Pascal Boulanger – la poésie comme méditation et combat

L’acte de lire la poésie nécessite retrait et silence, afin d’atteindre la source unissant notre intériorité à celle du poète que nous lisons. Il convient dès lors de se laisser envelopper par la mélodie, le rythme, la « vision » ainsi que l’indiquait Marcel Proust dans son immortel Temps retrouvé. Y baigner nous permettra d’expérimenter avec passion l’univers du créateur.

Nous avons tenté une approche de celui de Pascal Boulanger à travers trois recueils1, car tous trois nous semblaient refléter ce qu’il y a d’intemporel dans l’œuvre de ce poète, toujours se renouvelant, et approfondissant sans cesse ce que cet univers a de plus lumineux.

Nous pourrions à ce titre parler, dans l’esprit d’André Rolland de Renéville, d’expérience poétique pour Pascal Boulanger. En effet, l’expérience poétique est celle de la mise à jour – donc en mots – de l’énigme qui sourd en nous, presque inconsciemment, ce que Heidegger nommait si justement « bruit de source ». Il y a ce que l’on ressent – et ce quelque chose qui transcende ce « il y a ».

Ce quelque chose nous atteint, mais il nous faut longtemps écouter pour en recueillir la parcelle d’énigme saisissable.

Cette patience et cette écoute font partie intégrante de l’expérience poétique et elles éclairent les poèmes de Pascal Boulanger, lui qui s’adressait à ses filles par ces mots magnifiques : « Je recueille vos silences »2 ou « J’attends l’inattendu et pourtant le déjà-là »3.

Un ciel ouvert en toute saison nous introduit dans cette expérience authentique de l’œuvre poétique comme recueillement et combat, les deux s’enchâssant tel l’écrin unissant les différentes parties du diamant.

Pascal Boulanger, Tacite, Flammarion, 2001, 120 pages, 13 € 80.

En effet, Pascal Boulanger y rejoint la puissance des grandes œuvres lyriques, tout autant mystiques que tragiques, en plongeant dans les profondeurs de l’âme, là où le fleuve universel traverse ce que Montaigne définissait « la forme entière de l’humaine condition ». Le plat lyrisme, ce fade narcissisme sans intérêt, n’est qu’un épanchement sans horizon, et dieu merci, bien vite oublié. Nous n’y pourrions jamais sentir cette parole « d’âme à âme » qu’évoquait Rimbaud.

Le lyrisme de Pascal Boulanger est, lui, universel. De même que le Victor Hugo des Contemplations mettait en garde ses lecteurs en les prévenant que, « quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? », nous pourrions faire le même rappel au lecteur d’Un ciel ouvert en toute saison. Ce recueil est en effet, à première vue, le plus personnel publié par Pascal Boulanger. Celui-ci s’y adresse à ses deux filles et nous donne à lire une immense lettre d’amour, sublime de beauté et de simplicité. Nous sentons dans les nombreux chiasmes le désir de relier d’un même élan ses deux filles, leur mère et lui-même dans un univers qui, nous le verrons, est chanté sans cesse avec ivresse. « Dix-huit mois vous séparent mais rien ne me sépare de vous » (p. 12), ou encore : « Si, il y a longtemps, les grottes abritaient la mémoire du monde en dessinant les premiers gestes des hommes sur la terre, moi, c’est mon cœur qui vous abrite » (p. 19).

Pascal Boulanger, Un ciel en toute saison, Le Corridor bleu, 2013, 34 pages, 10 €. 

On le voit, l’écriture chante l’amour paternel. Mais nous sommes bien vite emportés par l’élan poétique qui se révèle en même temps une arme contre le défaitisme spirituel, pour l’amour de la vie réelle, vécue, expérimentée. En opposition à toute forme de ressentiment, ses poèmes ont une force qui fait front au nihilisme – pour le dissoudre.

Le combat et la volonté sont liés dans des vers tels : « Un jour, lorsque vous serez plus grandes, je vous parlerai de l’acquiescement, de l’un et l’autre dissemblable et de ce qui se donne en se retranchant » (p. 25) ; « L’existence n’est pas une faute, toutes les chances s’offrent à vous » (p. 26) et enfin ce OUI tragique à la vie : « Je m’exerce à perdre ce que j’aime, je dois aimer ce qui m’échappe. »

Dès lors, lire Un ciel ouvert en toute saison est une belle adresse à ses filles en même temps que des munitions pour le lecteur. Nous le lisons en intégrant le « je » comme le faisait les grands mystiques, ou encore le Descartes des Méditations métaphysiques nous amenant à faire l’expérience ontologique en même temps que lui. Dans le même temps que nous lisons Un ciel ouvert en toute saison s’opère une métamorphose dans laquelle les filles, destinatrices, deviennent des allégories de la vie, chez qui la joie, l’affirmation, l’exaltation s’opposent telle une rage d’amour à toute forme de regret, de ressentiment, de haine.

L’émotion l’émeute, recueil plus ancien que le précédent, amorçait déjà cette vision combative vis-à-vis de tout nihilisme perçu comme négation de tout sens et de toute valeur de l’existence. La puissance du verbe de Pascal Boulanger est telle que – dépassant les fades oppositions aussi futiles que fausses – nous y sentons une parenté spirituelle avec l’exaltation de la vie et de la beauté d’un William Blake, d’un Hölderlin, et (le paradoxe n’existera que pour les penseurs de surface) d’un Christ et d’un Dionysos ! « Ne rien dire / dire oui » (p. 23) !

Comme nous allons le voir, le remords, l’obsession de la mort, toute cette pensée du ressentiment est détruite dans un acquiescement volontariste, dans des « vagues de feu / sur lesquelles danse la pensée » (p. 14) car « on prend feu en prenant la parole » (p. 21) et « Le feu éclaire le récit / en hébreu / lumière veut dire secret » (p. 24). Pascal Boulanger nous donne lui-même, page 45, une courte définition du nihilisme aussi brève qu’éclairante : « le nihilisme / un retrait du monde ».

La prééminence de la vie, du lien inhérent à l’existant sont chantés dès le premier texte, mise en forme de courte de préface (p. 9), qui mériterait d’être repris en entier (comme tant de poèmes !) mais dont voici un extrait : « Pourquoi faudrait-il que la mort soit la religion absolue ? / L’œil habillé d’une paupière n’est pas dans la tombe. / D’ailleurs, placé en ce lieu de parole qui fait parole, / rien ne meurt qui a commencé ». 

Pascal Boulanger, L'Emotion l'émeute, 2003, 10 €.

De fait, « le monde s’occupe trop des morts » (p. 19) et dans ce que Nietzsche nommait l’ivresse du devenir, Pascal Boulanger semble lui faire écho en proclamant : « jamais de remords / pas l’ombre d’une faute à confesser ».

Cette vie se fête aussi par la beauté du réel dans un magnifique déploiement de joie : « Depuis que la lumière créa l’œil pour être vu / la rose a souci d’elle-même » (p. 13) et « La rose ensoleillée sera / en tout lieu / la poésie dans une autre » (p. 16). Le chant de la vie s’exalte aussi dans le rapport direct avec la beauté métaphorique du monde : « C’est encore la mer / le souvenir de la mer / où se lancent des oiseaux de toutes sortes / impatients d’écrire, "la vie en tant que forme de l’être" / dans la lumière qui soudain / envahit la scène » (p. 18) ; « le présent seul / Un bleu très pur se noie dans un bouquet de nuages / tout un vide accumulé de bleu / c’est une absence de monde / Je l’embrasse / je l’embrasse encore / je l’embrasse pour la première fois ».

Enfin, il semble inévitable d’évoquer les poèmes en proses (et en italiques, comme le seraient des discours directs adressés directement aux lecteurs), phrases sans ponctuation et lancées d’un même élan, lumineuses paroles prenant la vie à sa source. Je limiterai ici la citation à un seul de ces poèmes – invitant par là même les lecteurs à les traverser tous d’un même élan – situé à la page 34 du recueil : « Les anges de lumière qui tombent frappés à genoux ils disent dieu s’est retiré du monde la main s’efface on n’entend plus que le faible murmure d’une fontaine brûlée de soleil impossible de réveiller ceux qui dorment une sorte d’impatience amoureuse unanime les guide vers la mort pourtant les matins sont comme des oiseaux arrachés l’ombre ne pèse plus sur le mur le temps s’écoule le feu monte une bouche ébranle le temple chaque couleur inonde les toits le cœur dérive parmi les bêtes qui traversent lentement le jardin à chaque seconde acquiescer veut dire jouir »

Harmonie poétique où la beauté et le combat ne font qu’un !

Tacite fut publié seulement un an avant L’émotion l’émeute, et bien que l’atmosphère semble s’opposer en tout point aux deux autres recueils évoqués précédemment, la parenté d’esprit, pour peu qu’on en approfondisse le sens, apparaîtra bien vite.

La lucidité suppose d’avoir l’œil ouvert, ainsi que le courage de la vérité et de l’authenticité à l’égard de ce que le réel nous enseigne. Ce dernier peut être tout aussi bien notre environnement que notre subjectivité. Dès lors, l’énergie nécessaire au combat contre le ressentiment et le nihilisme suppose d’en affronter – parfois témérairement – la fascination de notre modernité pour la mort.

À cet égard, Tacite est exemplaire car il mêle à la description des horreurs absolues de l’histoire romaine – peu différentes de l’histoire récente, si ce n’est pour celle-ci l’apport du « progrès » technique – des sentences intemporelles que le génie du classicisme français n’eût pas reniées. Ce faisant, Pascal Boulanger met en lumière le mal à sa source, à savoir ancré dans l’esprit même de l’être humain, là où la pulsion de mort fleurit depuis toujours.

L’emprisonnement est avant tout spirituel. Dès le début, le texte nous le dit : « L’aménagement de la terreur : / dorénavant le mur est dans toutes les têtes » (p. 9) avant de le confirmer quelques pages plus tard : « Prisonniers, / au milieu de la plus libre, / la plus ouverte des routes » (p. 15). Mais l’emprisonnement n’est jamais l’objet d’une prise de conscience, car pareil à cette volonté absurde et sans cause décrite par Schopenhauer, les humains sont agis, si l’on me permet cette expression, ils le sont passivement, en tant que purs objets dans l’ensemble du réel, et ainsi incapables de conscience réflexive vis-à-vis du désastre qui se prolonge : « époques fécondes en catastrophes, ensanglantées de combats, déchirées par les séditions, cruelles même pendant la paix. / Pareils aux bêtes de labeur, abandonnées au vertige de leur fabrication, qui se déchirent elles-mêmes, se déchirent dans la nullité du néant » (p. 16). La folie meurtrière ne se révèle finalement « rien qu’une ivresse vide » (p. 32), une « boîte du néant » (p. 35), menant au bout du compte au pire de l’absurde, à cette inversion du sacrifice d’Abraham que raconte Pascal Boulanger (p. 108).

On le voit. L’œuvre de ce poète est une longue méditation en même temps qu’un vaste combat, où l’exaltation de la vie, l’affirmation d’une volonté sans faille en faveur de la vitalité, n’hésite pas à plonger dans le mal absolu, à en affronter les peurs et la douleur, pour mieux les conjurer et les métamorphoser en lumière.

∗∗∗

 

Notes

  1. Les trois recueils qui font l’objet de cet article sont les suivants : TACITE, publié en 2001 aux Édition Flammarion ; L’ÉMOTION L’ÉMEUTE, en novembre 2002 aux Éditions Tarabuste et Un ciel ouvert en toute saison, en 2010 aux Éditions Le Corridor Bleu.
  2. Un ciel ouvert en toute saison, p. 50
  3. P. 14

Présentation de l’auteur




Luca Ariano, Demeure de Mémoires (extraits inédits)

Voici une poésie que j’ai plaisir à traduire et à présenter parce que la nostalgie y est une force active : il ne s’agit pas en effet, dans l’univers poétique de Luca Ariano,  de cette attitude passive de déploration d’un passé supposé meilleur, mais d'une infinie tendresse pour les souffrances passées, les misères tues, les violences cachées, que l’Histoire balaie, ne gardant que le souvenir des Grands Evénements, bons ou mauvais, négligeant la petite histoire des humbles qui pourtant la constitue. 

Luca Ariano, depuis ses premiers recueils,  rend leurs voix aux oubliés, ainsi que le titre son dernier ouvrage, La Memoria dei Senza nome – s'y meuvent tous ces anonymes dont il incarne la parole, pour lesquels il trace ces silhouettes de paysans, de citadins, d’ouvriers des rizières, de jeunesse déclassée aux vaines espérances, de  filles violentées autant par le capitalisme que le patriarcat…

Ses souvenirs d’enfance teintés de mélancolie – odeurs, musiques, gestes du quotidien, fêtes de famille, lits défaits après l'amour – se mêlent à des bribes de souvenirs tels que nous en avons tous, qui nous traversent plus qu'ils ne nous appartiennent,  et ainsi nous unissent – tel air de musique marquant une époque, qui parfois nous revient, un drame dont on a parlé à la télé, la trame d'événements liés aux lieux où l'on vit... tout le kaléidoscope de la mémoire où tout se mêle, images et mots, faisant écho à la douleur actuelle d’un monde impitoyable à l’humain.

Luca Ariano parle depuis un lieu précis, la région située près du Pô, les alentours de Milan, de Parme, de Bologne - mais il parle de temps lointains qui sans cesse irriguent le présent : la région qu'il évoque est marquée depuis l'antiquité par des invasions, des guerres de conquête, des luttes politiques .évoquées au fil des poèmes .où se devine une identité de résistance et d'accueil à l'autre - cet autre toujours présent dans un jeu mobile de pronoms qui empêche l'identification de devenir identitaire, créant un réseau de communication, comme un rhizome ... et je ne peux m'empêcher de penser que cette implantation des textes dans une zone rizicole a quelque chose de prédestiné - le riz dit "sauvage" est en effet un bon patronage pour cette poésie humaine, de culture, et de lutte.

 

introduction et traduction : Marilyne Bertoncini

Quelle mattine – a casa da scuola

con la febbre, profumavano di latte

e miele, di terra d’orto portata

in casa con le ciabatte.

Rumore di vapore e ferro da stiro

tra vecchi film senza colori

e poi biciclettate in campagna

con l’odore di animali prima della pioggia.

Ancora non le conoscevi le nuove stagioni,

il fumo delle ciminiere bucare l’aria

e rotoli d’asfalto lucidi di afa.

Teresa seduta su una panchina piange

per quel gioiello rubato, i suoi piccoli

segreti violati ma domani – a San Giorgio,

passeggiando per le bancarelle il sole

asciugherà gli occhi e tra le mani

il profumo di una rosa da regalare.

Per te quel giorno è sempre il rimbombo

di spari lontani dietro le colline

e il vecchio sul viale alla stessa ora,

ha il volto di Parri e claudicante

cerca un filo d’ombra dietro grandi occhiali.

Ces matins à la maison – pas d’école

avec la fièvre,  ils sentaient le lait

et le miel,  la terre du jardin rapportée

à la maison sous les pantoufles.

Bruit de vapeur et de fer

parmi les vieux films en noir et blanc

puis balades à vélo dans la campagne

avec l'odeur des animaux avant la pluie.

Tu ne connaissais pas encore les nouvelles saisons,

la fumée des cheminées qui perce l'air

et les rouleaux d'asphalte brillants de touffeur.

Teresa est assise sur un banc et pleure

pour son bijou volé, ses petits

secrets violés mais demain – à San Giorgio,

se promenant parmi les étals le soleil

séchera tes yeux et entre tes mains

le parfum d'une rose à offrir.

Pour toi, ce jour est toujours le grondement

de coups de feu lointains derrière les collines

et le vieux sur l'avenue au même moment,

a le visage de Pâris qui claudicant

cherche un fil d’ombre derrière ses grandes lunettes.

*

L’Ada, donna d’un altro secolo,

a quasi novant’anni è l’ultima arzdora

che ancora fa la pasta in casa.

Moglie d’un marito dal nome garibaldino

– antica tradizione romagnola,

emigrato per fare le scarpe prima della guerra;

se n’è andato una sera di geloni

con ancora il brodo fumante.

Ammira la vetrina di quel pasticcere

e ritorna bambina: babà, cannoli,

pastiera, sacher e sfogliatelle …

ma la glicemia va tenuta sotto controllo

tra scatole di pillole e ricette.

Il suo vicino pasteggiava a broccoli e carote,

pomodori – ben cotti, insalate, omega tre

e the verde: è sbiancato quando il dottore

gli ha dato pochi mesi per una leucemia fulminante.

Osservi quel sensuale passo di jeans

ma a guardarlo bene potrebbe essere tua figlia

e hai voglia ad aspettare quella telefonata

tra quei primi fiocchi d’un inverno rinsavito.

Ada, femme d'un autre siècle,

à presque quatre-vingt-dix ans, est la dernière arzdora*

qui fait encore les pâtes à la maison.

Épouse d'un mari au prénom garibaldien

– ancienne tradition romagnole,

émigré avant la guerre pour faire des chaussures;

il est parti un soir d’engelures

la soupe encore fumante.

Elle admire la vitrine de ce pâtissier

et redevient enfant : babà, cannoli,

pastiera, sacher et sfogliatella…

mais la glycémie doit être contrôlée

entre les piluliers et les ordonnances.

Son voisin mangeait brocoli et carottes,

tomates – bien cuites, salades, oméga trois

et thé vert : il s’est décomposé quand le médecin

lui a donné quelques mois pour leucémie fulminante.

Tu observes la sensualité de ces jeans qui passent

mais si tu regardes bien, ça pourrait être ta fille

et tu as envie d'attendre ce coup de fil

dans les premiers flocons d'un hiver renaissant.

 

 

*ménagère – dialecte romagnole

*

Certo che quando l'Emilio iniziò

a tradurre versioni dal latino e dal greco,

a memorizzarsi l'atlante storico

non immaginava certo di star lì a ciondolare

in attesa di una telefonata: si vedeva professore

in qualche Università a decifrare il mistero

della lingua etrusca, a scavare nel Peloponneso

alla ricerca di nuove civiltà.

S'è alzata la via Emilia e la tua casa affonda

nella polvere però val sempre la pena

di vedere cupole e torri struccarsi di rosso

per le luci della sera.

Alla prima ombra davanti al Tardini

quei vecchi se la contano

su come andrà quest'anno il nuovo Parma

e ogni domenica c'è qualche poltroncina vuota

per un colpo di tosse troppo forte.

Tu c'eri quando Don Leandro e Don Lorenzo

predicavano in un angolo, te li ricordi pregare

anche per te e non sai s'è rimasto almeno

un po' di marmo s'un muro per Fausto e Iaio.

Quest'anno non hai visto le risaie gonfiarsi

e stai ancora cercando nell'orto le tue farfalle,

le conti e le riconti ma i colori non tornano.

Evidemment, quand Emilio a commencé

à traduire du latin et du grec,

à mémoriser l'atlas historique

il n'imaginait sûrement pas qu'il traînerait là

en attente d'un coup de fil : il se voyait professeur

dans une université pour déchiffrer le mystère

de la langue étrusque, fouiller dans le Péloponnèse

à la recherche de nouvelles civilisations.

La Via Emilia a  monté et ta maison s’enfonce

dans la poussière mais ça vaut toujours la peine

de voir des dômes et des tours se maquiller de rouge

aux lumières du soir.

Dès la première ombre devant le stade Tardini

les vieux se racontent

comment se déroulera le nouveau Parme cette année

et chaque dimanche une nouvelle place vide

à cause d’une toux trop violente.

Tu y étais quand Don Leandro et Don Lorenzo

prêchaient dans un coin, tu les revois en train de prier

aussi pour toi et tu ne sais pas s'il y a au moins encore

un peu de marbre sur un mur pour Fausto et Iaio*.

Cette année tu n'as pas vu se gonfler les rizières

et tu cherches toujours tes papillons dans le jardin,

tu les comptes et recomptes mais les couleurs n’y sont pas.

 

* Le 18 mars 1978, deux jours après l'enlèvement d'Aldo Moro, deux garçons de dix-huit ans sont tués à Milan, à quelques mètres du centre social Leoncavallo. Il s'agit de Fausto Tinelli et Lorenzo « Iaio » Iannucci, assassinés par trois tueurs à huit coups de feu.

*

A marzo nel chiostro di San Giovanni

lì dove studiò fra Teofilo, quel giorno

c'era una strana luce e Pilàr non sapeva

che i passi sarebbero stati frettolosi

come un bacio inatteso lontano dall'ombra.

Accanto al parco si vedono le mura,

crollate dopo l'Unità, antiche orme di battaglie,

di eserciti all'assedio a depredare tesori.

Vanni, uno di quei ragazzi del Trentasei,

partito per lottare nel POUM, da settant'anni

racconta di quel compagno scrittore, quello là famoso

della Fattoria e sua nipote s'è stancata d'ascoltarlo

e fresca di tatuaggio sulla schiena con un low cost

vola verso le Baleari profumata di cocco.

La ragazzina sa come farsi desiderare,

come strappare una sera in spiaggia d'ombrelloni chiusi

e bassa marea, e Gianni – a farsi la stagione per pagarsi

l'inverno – già agli amici pavoneggerà il suo sapore.

Lorena ha imparato presto che il suo nudo profilo

allo specchio vale oro e quei seni sono un girotondo;

passano rapidi i treni merci di notte in un unico sobbalzo

sul cuscino ma domani il tuo letto sarà d'un caldo silenzio.

En mars dans le cloître de San Giovanni

Là où étudiait frère Teophile, ce jour-là

il y avait une lumière étrange et Pilàr ne savait pas

que tout aurait été si vite

comme un baiser inattendu sorti de l'ombre.

À côté du parc, on peut voir les murs,

effondrés après l'Unification, trace d’anciennes batailles,

d'armées assiégeantes pour piller des trésors.

Vanni, l’un de ces garçons de 36

partis combattre avec le POUM*,  parle depuis 70 ans

de ce célèbre compagnon-écrivain, celui

de la Ferme**,  et sa petite-fille fatiguée de l'écouter

avec un nouveau tatouage sur le dos en vol low-cost

part vers les Baléares au parfum de noix de coco.

La jeune femme sait comment se faire désirer,

comment arracher une soirée sur la plage aux parasols fermés

à marée basse, et Gianni – qui “fait la saison” pour se payer

l’hiver – se fera gloire de ce qu’elle était bonne.

Lorena a vite appris que son profil nue

dans le miroir, vaut de l'or et que ses seins sont un manège ;

les trains de marchandises passent vite la nuit une seule secousse

sur l'oreiller mais demain ton lit sera silencieusement chaud

 

 

 

*Parti ouvrier d'unification marxiste qui a combattu durant la guerre d’Espagne contre le franquisme

**(Animals Farm – George Orwell)

Présentation de l’auteur




Elisabeth Gilbert Dragic et la puissance des fleurs : entretien avec Christine Durif-Bruckert

« J’ai besoin des fleurs, c’est une force de vie » me confiait Elisabeth Gilbert-Dragic lorsque je l’ai rencontrée ces derniers jours au LYINC le Lyon international club où elle exposait ECLOSION / BLOSSOMING.

Depuis plus de vingt ans l'artiste lyonnaise peint des fleurs. Toutes les fleurs. Elle développe ce travail en peinture acrylique sur de grands formats, à partir d'esquisses photographiques de bouquets de fleurs fanées. Et ses fleurs rayonnent de joie et de couleurs. Des couleurs qui glissent, fusionnent, se prolongent et se métamorphosent dans l’intimité enivrante de leur parfum, derrière les peaux enveloppantes, les corolles veloutées, tantôt pulpeuses, tantôt plus diaphanes.


La blancheur des pivoines, prises dans le givre et le mauve tire le jaune vers le pâle. On dirait qu’il neige sur les fleurs des jardins, dans la chair de la peinture. De gros flocons tourbillonnent, se fondent à la texture des boutons de rose, recouvrent et exaltent les rouges carmin, voluptueux et flamboyants.

Les fleurs d’Elisabeth Gilbert Dragic ne cessent de faner sur la toile. Un pétale tombe comme une larme retenue, s’écoule sur le monde, colore le chagrin, l’inconsolable, et libère la vie.
La peintre nous dévoile leur perpétuelle naissance, comment elles font la pose, résistent et défient l’altération, mais aussi comment elles prennent les chemins de la finitude pour se gorger d’infini. C’est là que se tient leur secret et toute la puissance qui s’en dégage, qui m’a tellement saisie. Depuis leur chute, elles n’en finissent pas d’éclore et de faire surgir la lumière. Et, dans l’union de la peinture et du poème, de nous parler de l’être.

Tes fleurs peintes font inévitablement penser à Georgia O’Keeffe.

J’ai mis du temps avant de me sentir concernée par Georgia O’Keeffe. Betty, une amie, est la première personne à m’en avoir parlé quand elle a vu mon travail de peinture. Elle avait déjà vu ses tableaux aux états Unis, et moi je ne la connaissais pas. Forcément je l’avais vu passer, mais sans y prêter attention. J’étais même très surprise par rapport à l’époque, que sa peinture ait eu autant de succès. Une femme auteure, Estelle Zhong Mengual, évoque dans son ouvrage Peindre au corps à corps la puissance du floral au travers des œuvres d’ O’Keeffe, qui en revanche me parle à cent pour cent ! J’ai commencé à me reconnaître dans ce qu’elle peint quand je suis allée voir son exposition au Musée de Grenoble, dans la matérialité de sa peinture. Pour autant, je ne dis pas la même chose.

Non tu ne dis pas la même chose, ta peinture est plus (autrement ?) étoffée. Elle est plus sensuelle.
J’assume effectivement cette forme de sensualité avec la matière de la peinture acrylique que je travaille telle une peau fine. Mais le livre d’Estelle Zheng Mengual nous permet d’envisager une autre façon d’aborder les œuvres de Georgia O’Keeffe en nous sortant de la projection que l’on peut faire sur le caractère sexué de sa peinture, qui n’est d’ailleurs pas du tout ce qu’elle revendiquait.
Comme sa contemporaine Frida Kahlo, Georgia O'Keeffe est devenue une figure de proue du féminisme. Elle fut d’ailleurs la première femme artiste à intégrer le MoMA, peu de temps après son ouverture en 1929. Y-a-t-il une intention du féminin dans ta peinture ?
Complètement, mais ça ne veut pas dire de façon systématique. C’est un vrai questionnement. C’est très étrange pour moi ce qui se passe dans les revendications du féminin. Lorsque j’ai commencé à peindre mes fleurs, Le fait que je sois une femme, je ne me sentais pas « crédible ». J’ai commencé à peindre tard, enfin j'avais l'impression que c'était très tard ou même peut-être trop tard ? J’ai bien compris, ou senti à l’époque qu’une jeune femme avec des enfants en bas âge qui peint des fleurs, ça faisait vraiment peintre du dimanche. C'est un premier aspect. J’ai fait avec, j’ai dit « chiche ».
J’étais impressionnée par les œuvres d’histoire de l’art d’une manière générale, par les œuvres d’art contemporain. Je suis du milieu de la campagne, pas du milieu de l’art, et les premières fois que je suis rentrée dans les galeries d’art, j’avais 17/18 ans, plutôt 20 ans. Les œuvres que je voyais me faisaient pleurer, et je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je savais qu’à un moment ou un autre, il allait falloir que je « fasse du dessin », ce que je repoussais depuis si longtemps. Je ne sais pas pourquoi, peut-être qu’un inconscient familial ou collectif me disait : « il faut faire quelque chose qui va te faire gagner ta vie ». Par ailleurs, je ne comprends pas toujours certaines revendications féminines qui me paraissent « has been ». Il y a des choses qui se sont passés entre temps et qui ne me semblent pas reconnues. On a parlé avec « nos mecs », et il faut continuer d'ailleurs. Mais notre situation homme/femme n'est plus celle de nos aïeules. Aujourd’hui, il me semble qu'on fait des antagonismes, on met en avant le verre à moitié vide, alors qu’il y a un verre à moitié plein de bonnes choses.
Tu veux dire que ce regard féministe, il faudrait qu’on le pose sur ce qui reste à défendre et à faire bouger tout en prenant en compte, et sans perdre de vue les choses que l’on a réalisées.
Je ne dis pas que tout va bien, loin de là, mais les êtres humains sont extrêmement complexes, surtout en ce qui concerne la question de la sexualité. La notion de transmission me paraît primordiale. D’un point de vue artistique, je me suis rendu compte que tout ce qui m’avait été transmis était le fait d’œuvres exclusivement réalisées par des hommes. C’était ma réalité d’il y a 30/40 ans.
J’ai toujours eu cette sensation que le regard des hommes avait un impact prédominant sur les choses. Les galeries, celles qui sont bien implantées, les galeries de prestige, leurs écuries d’artistes, si je peux employer ce terme, bien souvent sont encore très masculines. D’accord, Ce n’est pas important. En revanche ce qui est important c’est la conscience de la notion de transmission.

Un film en deux parties. Voici la 1ère pétale... Elisabeth Gilbert Dragic nous parle de son amour pour les fleurs ! Un film de Benjamin Sozzi.

C’est essentiel cette question dans tous les domaines, mais elle est particulièrement vive dans le monde de l’art.

Par exemple moi-même quand je veux parler d’œuvre, naturellement, spontanément du moins, je fais probablement référence à des œuvres d’hommes plus que de femmes, plus vraiment maintenant parce que j’y fais plus attention. Mais c’est parce qu’on a eu cette nourriture-là, cette nourriture qui ne fait pas loi, mais qui fait repère. Il y a une vingtaine d’années, je pouvais éprouver cette sensation que le « penser- homme » et que de fait la réalisation des choses faites par des hommes devait être plus intelligente, plus forte, et que c’était presque décrété comme tel. Ce point semblait couler de source, et donc il me questionnait. Loin de moi l’idée d’enlever la force de leur propos, de leurs activités, mais en revanche j’avais la sensation que ça se faisait au détriment d'un « penser-femme », comme si c’était forcément un regard condescendant. Et nous n’avons pas à souffrir d’un regard condescendant.

Je me suis mise à chercher, dans l’histoire de l’art quels étaient les travaux des femmes et est-ce qu’on en parlait. Et là j’ai découvert Marie Jo Bonnet qui est historienne de l’art et qui a écrit un livre sur les femmes peintres, remontant jusqu'aux œuvres préhistoriques. Et puis j'ai beaucoup apprécié une autre historienne de l'art, Martine Lacas, qui au lieu de présenter les artistes femmes de façon « victimaire », au contraire les met en avant en présentant leurs contextes de vie qui ne nous ont pas été transmis. On peut apprendre que certaines vivaient en fait très bien de leur peinture, notamment Rosa Bonheur XIXè, Elisabeth Vigée-Lebrun au XVIII/XIXème, Artemisia Gentileschi au XVIème siècle, et combien d'autres.

Dans cette seconde séquence de la vidéo consacrée à son exposition dans la galerie B+, Elisabeth Gilbert Dragic lève un peu du voile sur sa manière de peindre, entre affirmation et retenue, entre dits et non dits. Un film de Benjamin Sozzi.

Et comment tu t’es autorisée à peindre des fleurs ?
Disons que ça s’est imposé à moi, mais j’ai la sensation d'avoir mis du temps à m'autoriser. J’étais dans une volonté de le faire depuis très longtemps, mais je mettais ce projet complètement en sourdine. Je me le suis reproché pendant très longtemps, et je ne suis pas mécontente d’être parvenue à assumer mon travail, parce j’ai bien compris, sans aigreur ou quoi que ce soit, que ce n’était pas facile pour une galerie d’art dit contemporain de positionner mes tableaux. Parce que justement il s'agissait de fleurs, mais pas de fleurs façon pop, ou « fun ».
De fait, les fleurs sont mon support de création, ça m’a permis d'aborder plein de perceptions justement du rapport au féminin. L'air de rien. Je me considère issue d’une génération du papier glacé, aujourd’hui c’est une génération du numérique comme on a eu la génération de la vidéo.
Le papier glacé ?
Oui ce sont les journaux, les revues de mode qui sont/étaient des injonctions à être, à paraître. Le papier glacé glace le féminin. Et tout peut continuer à exister à partir de miroirs complètement glacés alors que toi tu te transformes, tu découvres tes premières rides. Avec cette impression que pour les hommes c'est plus simple. Et donc, j’ai besoin des fleurs, c’est une force de vie. Aujourd’hui je sais qu’elles nous précèdent de centaines de millions d’années, que nous vivons grâce à elles. Ce sont elles qui nous ont donné les fruits et la diversité des insectes, qui nous ont apporté cette adaptation d’insectes et de diversités animales, pour ensuite constituer des adaptations à des lieux de vie, à des températures. C’est extraordinaire et d'une créativité incroyable.
En fait les fleurs se sont constituées de manière à pouvoir s’adapter à différents contextes et à renouveler/assurer de nouvelles façons de se reproduire. Elles ont engendré des insectes et un biotope spécifique, une variété sans commune mesure. Il y a quelques années j’ai rencontré un chercheur au CNRS de Grenoble, qui s’appelle François Parcy. Un de ses grands sujets de recherche, c'est « qu’est-ce qui fait que les fleurs existent sur la planète, est-ce que le végétal pourrait continuer à exister sans l’existence des fleurs ? » Entre Mengual et son travail à lui, j’ai saisi cette notion de puissance des fleurs dont j’ai tant besoin.
C’est véritablement de cette puissance dont nous parle ta peinture.
Oui, on est à la fois en face de quelque chose qui semble vraiment anodin, ce que nous disent les expressions « jeunes filles en fleur », « fleur bleue », et en fait en arrière-plan, il y a énormément de poids symbolique et de profondeur.
J’ai tout le temps plein de bouquets de fleurs chez moi, et je n’arrête pas de les prendre en photo, de les photographier dans tous les sens. Je ne suis pas photographe et je ne cherche pas à prendre une belle photo. En revanche j’ai besoin d’aller toucher leur force de vie au travers de leur couleur, une couleur incarnée, et de leur présence qui est notamment rendue par le cliché photographique.
Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que les bouquets de fleurs fanées me touchaient particulièrement, justement dans ce rapport au temps qui passe. Ce qui m’intéresse c’est comment la peau des fleurs se charge d’un vécu dans leurs évolutions formelles. Quand j’étais jeune étudiante, j’avais une grande affection pour les vieilles femmes, les « femmes fanées » j’étais très attirée par elles. Une femme qui me faisait du bien, c’était Marguerite Yourcenar. Je la reliais à mon attrait pour les fleurs fanées. Et la relation du papier glacé avec les fleurs fanées me permettait d’aborder cette mise en valeur de la peau qui fane. Quelque chose qui s’use mais qui résiste. Tout cela a représenté une partie de mon travail.
Toujours par rapport au papier glacé, j'ai été attentive à l’expression picturale des œuvres du peintre allemand Gérard Richter, hyperréaliste photographique. C’est une peinture à l’huile, ce qui donne une autre texture. Il y a une forme d’absolutisme dans ce rendu du merveilleux, d’un merveilleux tragique mais sensible pour moi. Et le côté extrêmement lissé du photographique « mis » en peinture m’a beaucoup touché. Alors que je suis très sensible par exemple aux œuvres de cet autre allemand Georges Bazelitz ou de la new yorkaise Cécily Brown dont les œuvres sont très expressionnistes et dynamiques.

C’est fort ce terme glacé pour exprimer les discours qui nous lissent.

Ce sont à la fois des repères et des injonctions. Aujourd’hui on se trouve devant une société occidentale vieillissante et dans une société de marché, y compris du « marché des vieux », auquel on est en train de donner une esthétique et une place. La mode est en train de s’en occuper.

C’est le fruit des constructions et des préférences sociales qui font marcher les modes et les gains juteux qui en découlent. Mais on peut le refuser, Ce qui nous désaliène, c’est de comprendre ce qui nous arrive, dans quoi nous sommes pris. La compréhension et l’analyse sont nos plus grandes libertés, car elles nous permettent de décider. Ta manière de peindre est en soi une forme de résistance.

Oui et la peinture soulève ça tout le temps. Tu es obligée de prendre du recul sur ce qui se passe, sur ce que tu fais. Que ce soit spontané, ou très travaillé, voire académique, il y a besoin d’une prise de recul.
A un moment je me suis dit « qu’est-ce qui fait que je peins toujours des fleurs, qu’est-ce qui fait que ce soit par le médium de la peinture », même si j’en utilise d’autres. En réaction, je me suis mise à plonger littéralement mes bouquets fanés, de jonquilles, de roses ou de tulipes directement dans la peinture fraîche, à les ensevelir dans la peinture, à l’encontre du fané, et c’est ce qui a donné lieu à des peintures comme Le bleu pour les filles, le bleu pour les garçons, La couleur des choses, Les anthuriums planants.

Au début je les trempais dans des peintures flashy, bleu flashy rouge fuschia, et rouge carmin, en opposition à leurs couleurs qui se « défraichissaient » ; et ensuite je me suis mise à les plonger dans la peinture blanche, c’était comme un ensevelissement, et c’était une manière de soulever la question de qui recouvre qui. Comme un manteau de neige qui recouvre le paysage, et de la page blanche aussi, avec tous ses possibles !

C’est comme le désert qui fait vivre une absence radicale et une présence absolue, un champ de solitude et un champ de possibles.

Oui absolument, là on peut commencer à être dans un faire, et ça nécessite de sélectionner, de faire des choix et de se laisser faire.

L’endroit, la manière dont elles sont exposées ensemble, ça cible un regard. Tu fais des choix de lieux très différents, tous très singuliers, ce qui contribue au processus de création de chacune de tes œuvres

Oui, les peintures sont pour moi des présences, avec une interaction avec le lieu où elles sont présentées. Ce n’est jamais tout à fait anodin. Le lieu où sont accrochées des œuvres peut influencer le regard. La façon dont elles étaient accrochées à la Chapelle de l’île Barbe et la façon dont elles le sont ici au LYINC, dans ce lieu plus intimiste et cosy, ce n’est pas pareil. A l’île Barbe on était en lien avec la matière même des éléments architecturaux d’une chapelle, la pierre, la chaux, les terres cuites au sol… De la même façon dans le cadre de l’expo à Poët Laval vers Dieulefit, dans un hall d’usine, les tableaux étaient sur des murs blancs avec des résonances un peu comme un tambour. C’est intéressant d’exposer sur des lieux très variés.

Et je reviendrai bien sur le commencement de ta peinture. Au commencement, ce qui a justifié́ ton désir de peindre des fleurs ? J’ai compris qu’il y avait un besoin des fleurs ?

Ah oui un besoin impérieux que j’ai toujours d’ailleurs C’est pour pouvoir vivre

Oui c’est un repère très fort, extrêmement important, comme une évidence qui m'a permis de m'autoriser et de respirer.

Il y a dans ta peinture à la fois une profonde singularité et un sentiment de répétition, un sentiment de retour de quelques choses de familier. Mais si tes tableaux semblent se répéter, à l’évidence, ils disent des choses différentes qui ne cessent de nous surprendre, et qui ne cessent de faire monter la lumière.

Je me suis souvent fait cette réflexion, notamment en pensant au peintre lyonnais Marc Desgrandchamps dont j'apprécie vraiment les œuvres. On peut dire qu'il a un type de travail qui se répète aussi. Je peux me tromper, mais je ne crois pas qu’on lui ait posé la question : « pourquoi vous peignez toujours des gens toujours avec un ciel bleu ?». Alors que moi depuis le début en tant que peintre, on me demande pourquoi je peins toujours des fleurs.

Cette répétition effectivement n’est jamais enfermante. Elle est comme un long dialogue ininterrompu. Elle ouvre le regard. Oui c’est étonnant.

Je n’ai pas de réponses. C’est un constat, et je joue un peu avec ça.
Il y a une chose que je veux préciser. Lorsque j'étais avec la galerie Artae, j’ai fait une exposition intitulée Et que rien ne change. Pour faire cette exposition, je me suis retrouvée à lire Une histoire des femmes en occident de Georges Duby et Michelle Perrot. Ce sont cinq pavés, universitaires. Je me suis prise une semaine pleine consacrée à ces lectures. Très intéressant, de la Grèce antique à 1994, ce qui est d’ailleurs frustrant car trente ans maintenant nous en séparent. Ces cinq tomes nous donnent une
lecture de la place des femmes d'alors. Et de fait, je souhaiterais vivement qu’il y ait une histoire des hommes qui soit écrite sur le même concept, parce qu’on ne peut pas travailler sans avoir tous ces éléments de part et d’autre.

Tu voudrais lire une histoire des hommes en Occident ?

Encore une fois qu’est-ce qui leur a été transmis à eux. C’est intéressant leur propre histoire, et elle permettrait de soulever la question du mal-être et du bien-être entre les uns et les autres, et la question de l’accompagnement sur nos incompréhensions réciproques.

Tu penses que cela stigmatise les femmes que l’on se polarise exclusivement sur leur histoire ?

Aujourd’hui on stigmatise beaucoup, plutôt que de prendre acte, et de dire « ok on a ça, on a ça, on pourrait arriver à faire ça ».
Après il y a un autre aspect dans mon travail : la couleur. L’aspect formel la texture et un autre « petit truc » un peu puéril de ma part, mais assumé maintenant, c’est le fait de peindre à l’acrylique et non pas à la peinture à l’huile. Cette peinture à l’huile pour moi, elle était le fruit d’une histoire qui était faite par les hommes, donc elle m’impressionnait trop. Je me disais que ce n’était pas mon monde et je ne voulais pas aller sur ce terrain-là.

Et sur le plan pictural qu’est-ce que changerait l’utilisation de la peinture à l’huile par rapport à l’acrylique ?

Elle pourrait être plus sirupeuse, elle en serait peut-être même devenue un peu trop « pisseuse ». Je travaille l’acrylique comme une peau. Quand on la regarde on voit les veines, on voit les grains de beauté, des aspérités. L’acrylique a un côté très en surface. Je travaille avec un retardateur de séchage. Je ne fais jamais de dessin. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir dessiné, mais j’avais peur de moi avec le dessin, d’être ennuyante. Le fait de partir directement sur la toile me permet de m’installer, de me déployer et ensuite au fur et à mesure de venir affiner/préciser et ce que j'appelle « fermer mon image »... Le propos en soi n’est pas de bien représenter la photo, mais de tenir compte de la pertinence d’une certaine transposition photographique : le fait qu’il n’y ait pas de lignes nettes, et que les masses entre elles se fondent notamment. Ce qui m’importe c’est l’impact sur la rétine, et le sensible que suscite cette peau qui peut devenir aussi forte que fragile. Cela donne un travail relativement mat aussi qui me permet d’aller davantage dans les précisons et les exigences qui sont alors les miennes.

Tu peins à partir de photos ?

Plein de photos.

Systématiquement, et c’’est toi qui les prends ?
Ce sont plein de photos que je prends, que je tire sur du papier et que je scotche sur de grands cartons, et j’attends de voir ce qui résiste, ce qui va s'imposer à moi ... ?
Ensuite vient la question du format. Une fois que j’ai une intention, quelque chose que je ne peux d'ailleurs pas expliquer dans un premier temps, un format s'impose alors. C’est un soulagement. Ensuite il faut que je mette en place ma gamme colorée, et à ce moment-là, je peux commencer à me déployer sur la toile, pour ensuite revenir vers les photos. Aujourd’hui, je viens forcer les photos pour qu’elles me servent comme des dessins/desseins dans tous les sens du terme. Ce sont des esquisses photographiques. Je viens les forcer par rapport à ce que je souhaite, à ce vers quoi je souhaite/pense aller. Ensuite, je peins, j’avance avec la crainte que ce ne soit jamais assez fort.
Des esquisses photographiques, pourrais-tu préciser ce terme, qui n’est pas anodin ?
Ce sont mes repères en fait. Ce sont mes supports de travail, les éléments qui me permettent de composer, d’aller toucher la précision de ce qui me concerne et me regarde. J’ai l’impression de faire des choses toujours trop fermées dans l’aspect formel de mes œuvres, mais je crois aussi que j’aime bien l’idée d'un « qu’est-ce qu’il y a derrière ». Le propos n’est pas de bien faire pour bien faire, mais d’essayer d’être juste. La direction que je prends ressemble à une idée, à un univers, à un sentiment, c'est très intuitif. « Fermer l’image », pour revenir là-dessus, c’est une manière de dire cette précision des contours, des contours qui sont à la fois précis et dans un flou précis, et ils ne sont pas vraiment flous.
Ta peinture est très intuitive et en même temps elle nait d’un travail de préparation photographique et d’élaboration technique très poussée, qui pour autant laisse toute la place à l’incertitude et à la poussée créatrice.
Oui, par exemple avec Médusa, (en résonnance avec la Biennale d’art contemporain, Septembre 2022), c’est vraiment ce qui s’est produit. Je pense, comme tant d'autres, avoir mal vécu la période du covid. J’avais un magnifique bouquet de tulipes rouges à mon atelier, des tulipes doubles. Je n’avais jamais eu l’équivalent. Je les ai regardées évoluer au fil des jours. Je les ai prises en photo en permanence, aussi bien pleinement épanouies que sur le déclin. Une fois les photos regroupées sur des grands cartons, j’ai alors éprouvé « la sensation du format », un triptyque, qui m’apparaissait comme faussement religieux, un peu comme un retable. A partir de là, j’ai réalisé que c’était vraiment rouge rouge, et que j'avais besoin de ce rouge. Il n’y avait pas que les fleurs qui étaient rouges, tout allait être rouge, un camaïeu de rouge, et là j’ai choisi mon rouge de base, qui était très lumineux, carmin.
J’ai commencé par faire plusieurs châssis avec cette couleur de fond rouge orangé lumineux, ensuite j’ai commencé à m’installer sur la toile par rapport aux sensations que j’éprouvais des motifs floraux que j’avais dans les yeux et à partir de toutes les photos que j’avais prises. Et petit à petit s’est mis en place un univers avec un certain élan. En peignant, j’étais obnubilée par le radeau de la méduse, ainsi que La Méduse du Caravage que j'avais vue aux Offices à Florence.
En relisant alors l'historique du radeau de la Méduse, j’ai réalisé que la façon dont j’avais vécu ce confinement, c’est comme si on s’était retrouvé embarqué à l'échelle planétaire sur le radeau de la méduse, qu’on s'était retrouvé comme pétrifié, médusé. Et de manière bien anecdotique, je dirais que ce qui a induit le thème du radeau, c’est peut-être d'avoir placé mon bouquet de tulipes rouges dans un panier d’osier ayant pu m'évoquer inconsciemment une sorte de radeau ... Ce fut déterminant.
Il y a aussi Le totem des dahlias. J’ai réalisé tout un ensemble de peintures autour des dahlias. Ce sont des fleurs qui grincent, des fleurs de la maturité. Elles se déploient d’une manière magnifique. Elles sont fastueuses et elles fanent très vite, tu ne gardes pas un bouquet de dahlias comme tu gardes un bouquet de roses ou de lys. Elles fanent rapidement avec une odeur particulière, un peu âcre et verte me semble-t-il. Et elles donnent une variété de propositions formelles et de couleurs incroyables. C’est l’hiver qui s’annonce !
Il est grandiose le tableau Médusa, par son format et sa couleur. Et tu dis que c’est une peinture très habitée par le rouge et qui s’exprime au travers de la force, de la profondeur qu’il endosse lorsqu’il se déploie dans le vertige de ses nuances, de façon particulièrement sensible dans cette toile.
Je ne sais pas à quoi ça correspond cette force du rouge parce que ce n’est pas ma couleur (!) mais j’ai éprouvé ce besoin de faire un camaïeu de rouge, je ne suis pas allé le chercher. A propos de cette couleur, il y en a qui parlent de la force de la colère. On parle encore du cœur, d’une forme de sensualité, mais c’est aussi le bœuf écorché, que je n’ai pas réussi à adoucir. Il a dans ce triptyque un côté râpeux, et même rouge barbaque. Cette toile me renvoie aussi à deux autres toiles, Au loin les Charitains, des pivoines blanches, sorte de cavaliers errants réalisées juste avant les « rouges », et exposées dans une galerie qui s’appelle la galerie des Charitains, dans la belle cité d'Ebreuil près de Vichy .
Il y a quelque chose des temps premiers, d’une descente archaïque.
Cela a été une réaction à ce que l’on a pu vivre. La suite de mes impressions, c’est de transmettre.
Qu’est-ce qui est à transmettre à travers tes tableaux ?
Une forme de résistance, et du sensible qui nous caractériserait comme êtres humains, notre fragilité autant que notre force, et encore nos incompréhensions. Et au début, beaucoup de nos mères ...
Et puis, j’aime la frontalité de la toile, on est comme au pied du mur, aussi bien la personne qui réalise, que la personne qui regarde. On peut être renvoyé dans les hors champs, mais il n’y a pas d’échappatoire. Cela signifie qu’il faut bien pendre acte de tout ce qui est proposé au regard, et donc de le décrire pour qu’il vienne faire corps ou pas avec son propre vécu, avec ses perceptions des choses et du monde. J’aime beaucoup la peinture pour ce relationnel. Cela signifie que ce sont des regards qui s ‘échangent ou se partagent possiblement.
Si on prend le temps de regarder, il y a une contemplation qui résonne avec un engagement du peintre mais aussi de la personne qui regarde. C’est le regard qui donne cet engagement et qui nous lie. Je fais également des volumes, des vidéos ou des céramiques, mais toujours avec un regard de peintre. Quand on est peintre, si on ne prend pas le temps de regarder ce qu’on est en train de faire, pourquoi d’autres le regarderaient.
On touche là à quelque chose de très sensible, de très poétique dans ta peinture. C’est ta capacité d’emmener intuitivement « tes fleurs », et les grands formats y contribuent, vers une capacité à dialoguer avec nos regards. Tes fleurs, nous happent par ce qu’elles traduisent du rapport à une proximité enveloppante et une distance infinie. Elles relèvent d’une évidence tangible et impalpable, de la durée et de la fugacité en même temps. Peut-être même que leur véritable secret c’est qu’elles nous échappent, et c’est en cela qu’elles sont pleinement vivantes.
Pour moi la poésie participe à l’expérience d’un regard. Et des liens s’établissent à partir d’éléments à priori anodins, et pourtant extrêmement présents, qui ont cette force de présence. La notion de poésie aussi c’est comme quelque chose qui semble venir d’un sensible humain concret, c’est-à-dire, qui évoque la notion de contemplation et qui viendrait créer un univers à partir de choses qu’on ne soupçonnerait pas. Chaque fleur est un mot, qui vient se relier ou se bousculer aux autres, créant un déploiement d’images possibles et potentielles.
Ta peinture nous les rend visibles, lisibles. Je suis encore frappée par le caractère organique de tes peintures : des courbes organiques qui se rapprochent, se frôlent, se renversent, des lignes vulvaires, des peaux qui se fendent, des tissus qui se font vêtements
Le rapport au format a certainement aussi son importance. Le fait de se déployer sur des formats à une échelle humaine, c’est toujours accessible. Ce n’est pas du gigantisme, mais n’empêche qu’il y a une incidence, c’est un peu à corps perdu sur la toile. II y a une confrontation directe, physique même. Ce n’est pas la même chose quand on est sur une toute petite toile où là il y a une confrontation plus intimiste, voire plus intellectuelle.

∗∗∗

Biographie d'Elisabeth Gilbert Dragic

 

Elisabeth Gilbert Dragic est issue d'une famille nombreuse de la campagne Iséroise.

Diplômée de l'école d'arts appliqués de la ville de Lyon en architecture d'intérieur, suivi d'un an aux Beaux-Arts de Lyon, elle a réalisé de nombreuses peintures murales, avant de s'autoriser à son propre travail pictural, de concert avec des architectes, en tant que coloriste.

Représentée un temps par la galerie Artaé avec Marlène Girardin à Lyon, et la galerie Hors-jeu à Genève, elle expose essentiellement en France, principalement en région Auvergne-Rhône Alpes (Lyon, Vichy, Oyonnax, Dieulefit etc), également de Strasbourg à Brest et Paris.

Outre son travail en peinture acrylique à partir d'esquisses photographiques, de bouquets de fleurs fanées sur de grands formats, son regard pictural se transcrit également en vidéo où elle prend des fleurs à pleins bras jusqu'à n'en plus pouvoir, Le bouquet de la Jardinière (prix de la sculpture architecturale et conceptuelle de Vallauris en 2012), en taxidermie avec des fleurs animales, ainsi qu’avec  l’installation Abrazo floral. Mais aussi en allant mettre des fleurs dans les bras des gens, au pied des tours de Canal-Thorez à Givors, dans le cadre d'une résidence au Centre culturel de la Mostra de Givors – Rhône.

Parmi ses expositions personnelles importantes, Fleurtitudes  à l'Orangerie du Parc de la Tête d'Or à Lyon, Végétales étales  dans l'église romane de Marnans, Florilèges, de l'autre côté  au Centre culturel l'Attrape-couleurs alors à Lyon St Rambert, Un 14 février, les fleurs c 'est la vie  à la galerie B+ à Lyon, la WAC à Dieuleft, une résidence au Centre culturel de la Mostra de Givors, Médusa  dans le cadre de Résonnance de la biennale d'art contemporain de Lyon 2022.

Dernièrement, avec la galerie Souchaud Art Project à la Chapelle Notre Dame de l'Ile Barbe à Lyon St Rambert, une exposition personnelle au Hall de l'Usine de Poët Laval, près de Dieuleft, suivie d'une exposition dans un lieu plus intimiste, le LYINC à Lyon  Eclosion / Blossoming.  Et enfin actuellement De mise en pli en mise au point au pôle culturel de Dardilly jusqu'au 15 décembre 2023. On y retrouve ses dernières peintures de camaïeux rouges, le triptyque Médusa, Rouge Garance, Couronne de Tulipes rouges, Massacre de Kobé aux pétales de tulipes rouges, ainsi que de grandes toiles de pivoines et dahlias multicolores fanés ; une invitation à pénétrer dans les plis du monde.

Liens vidéos : Exposition à l'Orangerie du Parc de la tête d'Or, Le bleu pour les filles et Le rose pour les garçonshttp://gilbert-dragic.fr/project/fleurtitudes/

Exposition à l'attrape-couleur Florilèges, de l'autre côté… :  http://gilbert-dragic.fr/project/florileges-de-lautre-cote/




Jean-philippe Testefort : Poésie et philosophie, faire la peau à l’impossible

Réfléchir sur le lien entre poésie et philosophie, tenter de penser leur rapport, revient à relever un problème. Il s’agit peut-être même d’un problème fondamental, d’un problème métonymiquement exemplaire des difficultés, pour ne pas dire des impasses du mode de pensée dominant constitutif de notre civilisation. Ni plus, ni moins. Telle est l’idée générale (folle) dont nous ne pourrons esquisser ici que très approximativement les contours.

Il y a problème lorsqu’une question, un thème ou un sujet, s’offre à des réponses concurrentes, voire contradictoires, mais également légitimes selon les perspectives qui sont les leurs. Précisément, la question du lien entre poésie et philosophie pose problème : d’un côté, en effet, on ne saurait les confondre, dans les usages on n’écrit ni ne lit de la poésie comme on écrit et lit de la philosophie et réciproquement ; d’un autre côté les premiers philosophes écrivaient des poèmes, la tentation poétique ne s’est jamais démentie parmi les philosophes, jusqu’à aujourd’hui, de la même façon que de nombreux poètes s’aventurent sur le terrain philosophique. Poésie et philosophie vivent séparément mais partagent régulièrement leur couche.

Seulement voilà, poser un tel problème et tenter de penser le lien poésie/philosophie en le résolvant, n’est-ce pas implicitement dire que les jeux sont faits, que l’approche philosophique prévaut, qu’elle l’emporte en pensant selon sa stratégie (dialectique) ledit lien avec la poésie ? N’est-ce pas reconduire la fameuse hiérarchie des arts dont Hegel s’est fait le héraut ? N’est-ce pas, partant, consacrer ce que Cassirer nomme : « l’univers scindé du logos » ? Le risque est bel et bien de fonctionner par distinctions exclusives, selon des rapports biunivoques (ou bien ou bien), de déterminer des essences (le propre de la poésie, le propre de la philosophie) et de finir par adopter un point de vue supérieur dépassant l’opposition première des deux termes, donc au seul bénéfice du philosophique.

Jean-Philippe Testefort, Délivrance du vers, Unicité, 2019.

Inversement, entreprendre de réfléchir poétiquement la relation entre poésie et philosophie, serait sans doute s’engager sur un chemin sans issue. Cela reviendrait à reconnaître que la poésie est finalement soluble dans la philosophie, que la poésie ne peut rien dire poétiquement de proprement philosophique, ce qui la mènerait à revendiquer elle-même un domaine propre, donc là encore à se placer sous l’autorité du concept.

Il nous faut, par conséquent, passer ailleurs, trouver une entrée dans la couche, dans le lieu de leur intimité, là où il arrive que la peau de la poésie et celle de la philosophie se touchent parfois jusqu’à l’indiscernable. Et c’est avec un poète non moins philosophe (et dans cet ordre) que nous allons entrer dans l’interdit, dans leur interdit, il s’agit de Paul Valéry. Voici ce qu’il écrit : « La poésie la plus précieuse est (pour moi) celle qui est ou fixe le pressentiment d’une philosophie.

État plus riche et beaucoup plus vague que l’état philosophique qui pourrait suivre.

État de généralité, de non-soi doué de toute la sensibilité du soi. –

Plus vrai en un sens que le philosophe qui vient, car celui-ci va s’appliquer à dissimuler son origine et son moment favorable que le poète, par une simulation inverse, va, tout à l’heure, exagérer, dorer, idéaliser, achever.

D’une chance il va s’étudier à faire une improbabilité. Tandis que le philosophe ira la présenter comme une certitude. » (Cahiers II, Pléiade, Gallimard, p.1070)

Relevons quelques points marquants de ce fragment (donné dans son intégralité). À commencer par celui-ci : il y a un « état » de la poésie qui est puissamment philosophique et un « état » de la philosophie qui est négligemment poétique. Autrement dit, cet « état » lui-même n’est ni proprement poétique ni proprement philosophique. L’origine est la même, il y a un même « moment favorable », une « chance » (instant décisif, inspiration, flash, intuition, découverte…) qui inaugure, ouvre, stimule, motive tant la production philosophique que la production poétique. Quelque chose advient au et par, tant le philosophe que le poète (pour nous en tenir à ces deux figures de la créativité), quand bien même le premier se lance dans un exercice ascétique et savant de l’imagination, et le second dans un exercice débridé et esthétique de l’imagination (les deux voies fondamentales de la créativité selon Bachelard). Enfin, Valéry suggère qu’il y aurait deux vérités ou deux intentions de vérité différentes et apparemment hétérogènes, puisque l’une chasse l’autre, correspondant à ces deux types de production créatrice. Davantage même, la vérité poétique serait plus fondamentale dans la mesure où elle colle à l’origine, à cet état « de non-soi doué de toute la sensibilité du soi », quand la vérité philosophique demanderait plutôt de se couper de cette expérience fondatrice pour générer un autre état de la pensée, un état désincarné.

Franchissons un nouveau pas qui va amplifier la portée de ce relevé.

La poésie précède chronologiquement la philosophie et, dans un premier temps, la porte, porte l’expression d’une sagesse encore en vigueur (Héraclite, Parménide, Empédocle…). Mais, avec Socrate et plus encore Platon, elle se développe et s’institutionnalise en tant qu’amour, désir de la « Sophia ». Ce savoir-sagesse, dont elle a encore au départ la mémoire, perd peu à peu de sa force et se mue en savoir théorique, caractérisé en particulier par la rationalisation morale (reproche adressé à Socrate par Nietzsche) et plus largement à la suite par la connaissance rationnelle. Nous avons là la simulation correspondance, assurée, cohérente et démontrée, la recherche de la certitude dont parle Valéry (critère de la vérité philosophique qui la parcourt historiquement, de façon remarquable chez Descartes par exemple).

Non seulement la poésie précède la philosophie et continue secrètement de l’animer, mais elle semble elle-même répondre originellement d’un autre désir de vérité que celui de la philosophie (et des sciences dans la continuité), vérité liée à la mémoire, au maintien de la mémoire, parole tenant hors de l’oubli (Aléthéia), qui engramme rythmes et images charnellement (le poète « exagère, dore, idéalise, achève »), parole conductrice, faisant sagesse sur le plan même où elle opère, celui immédiat des comportements. La poésie originelle est apparentée au vécu mythique. Sa portée est éthique et non point gnoséologique (ce dont relève la morale, spéculative et appliquée). C’est pourquoi le poème colle à « l’origine », au « moment favorable » quand le philosophème les dissimule. Mais c’est dire, que le poème constitue le savoir de la rencontre, en situation (« l’improbabilité »), que son « état plus riche et plus vague » fait le pendant de son à-propos, de l’art de l’improvisation dans l’ordre de ce que Husserl nomme « le monde de la vie ». Le poème est en quelque sorte performatif sur le plan le plus immédiat qui est le sien, le plan disons « existentiel », là où le philosophème diffère dans son principe, sa vérité étant d’ordre critique.

L’approche phénoménologique met en relief le monde de la vie en regard du « monde donné d’avance » de l’humanité européenne « scientificisée ». Et cette humanité est en crise parce qu’elle n’interroge plus les relations les plus immédiates au réel, à la vie particulièrement, relations fondamentales sur lesquelles reposent, mais dissimulées, tout édifice savant, scientifico-technique. Aussi ne suffit-il pas d’un mot d’ordre, d’en appeler à un retour pseudo métaphysique à « la question de l’Être » et d’affirmer la proximité de la « pensée pensante » avec la poésie (Heidegger) pour lever ou dissoudre ce dont le problème, initialement mis en exergue, est de loin en loin le symptôme. À savoir, un malaise dans la civilisation (pour parler comme Freud), expression à la fois d’un besoin de sagesse et d’une incompétence à la sagesse.

Telles qu’elles se sont développées au fil du temps et jusqu’à nous dans les usages dominants, exceptés donc les tentatives qui font et en sont la contestation, la philosophie semble avoir une tête mais pas de cœur quand la poésie aurait du cœur mais pas de tête, pour résumer un peu caricaturalement. Notre recherche personnelle, par l’écriture mais aussi par la parole enseignante, supporterait de se laisser définir à partir de cette caricature : transmettre une pensée ayant cœur et tête, chair et esprit, ce que la notion « d’imagination critique » recouvre de façon programmatique. Écriture poétique emprunte de philosophie, écriture philosophique emprunte de poésie ?

Nous répondrons en reprenant ce que nous disions pages 147 et 148 de notre Essai hypocrite sur le féminin et quelques thèmes adjacents :

alors
de la philosophie, cet essai hypocrite ?
trop souvent, sans doute
par excès certainement, par entrainement, emballement linéarisé
par la parole, l’écriture
par l’épure de l’épure induite par le loisir
par la déréalisation statutaire, au moins un peu, d’un antique privilège en provenance directe de l’héritage patriarcal
mais
posez la question à qui de droit
il vous rira au nez
trop approximative comme écriture
trop sentie, animée
presque poétique
alors ?
l’appétence involontaire pour la phénoménologie
à l’enseigne de ma formation philosophique
pataugeait déjà dans la même ambiguïté
            veine de pensée biaisée
            qui éloigne de l’exactitude distillée des prétentions savantes
mais
si la justesse est affaire terrestre
elle se tend entre la mer des émois et le ciel des contemplations
            pont jeté au-dessus de deux rives érosives et mobiles
            Z d’écriture à perpétuité
enfin
autant que dure une perpétuité
alors
entre profondeur et totalité
entre corps à corps et fleurets mouchetés
une pensée courtoise
mais
freinée sur le seuil de l’idéal
et de toutes les histoires s’ensuivant de la confusion des incarnations
bref
sans ricochet troubadour
                        tout au plus gardé pieusement secret
                                              couvé par le silence.

Complété de ce texte extrait de délivrance du vers :

le fin mot de l’histoire
effectivement
il n’a servi à rien
il ne sert à rien
et il ne servira à rien
de chercher à le traquer
dans les réalités du monde

bien sûr le tremblement
des émotions dans les nuées
l’avait glacé
ce mot
façonnant au revers
de communs ennemis
exploitant à toujours nouveaux frais
l’artifice du grand interlocuteur

désormais que ces voûtes fissurées
folklorisées
ont perdu de leur force
au comble même de leur puissance
que leur vigueur est aux soins palliatifs
le mot se refait
finement hors des fins
en aveugle
dans le désert des messies calcinés

nous n’avons encore rien vu
non
quelque chose comme le moment du non
de la poésie

du non du refus
au non de l’autre
bien des dentelles de barbarie
fleuriront
qui nous contraindront à nous ré
orient
er.

Parole soufflée, à la fois poétique et philosophique, parole, donc, ni poétique, ni philosophique, pour le moins, tout à fait, parole infans, définitivement :

« Parole condensant toute lumière, Parole encore non parlée, contenant toute vérité, Parole encore souffrant d’être muette comme le hurlement silencieux entre les mâchoires paralysées du tétanique. » (René Daumal, Le Contre-Ciel suivi de Les dernières paroles du poète, Poésie-Gallimard, p. 41)

Jean-Philippe Testefort, 06 janvier 2024

Jean-Philippe Testefort, anthologie audiovisuelle des poètes vivants (propos & poèmes) par Reha Yünlüel.




La poésie, le Scriptorium, la paix… FAIRE PAROLE ENSEMBLE ! Entretien avec Dominique Sorrente

De trace en trame, de revue en recueil, Dominique Sorrente ne cesse de désirer, de tenter de matérialiser un lieu ensemble, pour toutes et tous, un endroit où la poésie serait cette évidence que nous partageons. Une planète que nous avons en commun (on se réfèrera par exemple à C’est bien ici la terre, préfacé par Jean-Marie Pelt en 2012 et publié chez MLD), et au-delà de la langue un socle, l’humanité, faite d’émotions universelles. Incessant combattant pour la paix, passeur de poésie, il poursuit son action poétique à travers des ateliers d’écriture, des conférences, des lectures-spectacles, et la création en 1999 du Scriptorium, “espace de poésie partagée, en prise sur notre temps.” C’est dire que son engagement est inaltérable.

Dominique Sorrente, vous êtes poète. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Entre l’humeur chahuteuse du clown, la sainte folie du baiser et la lente sagesse
des arbres, n’hésite pas un seul instant : choisis les trois.
(extrait de Pays sous les continents, MLD, prix Georges Perros 2012)
 Pour cette fois, je n’en dirai pas plus…(sourire)
Vous avez créé le Scriptorium fin 1999. Pouvez-vous évoquer cette entité, et les raisons de sa création ?
Fin rude et triste de la revue Sud en 1997 ; j’y étais membre du Conseil de rédaction depuis les années 80. Et puis vient la bascule du millénaire… et le désir d’inventer une utopie poétique à quelques-uns, sans faux-semblants ni pesanteurs. La grande salle d’accueil du cabinet de pédiatrie de mon épouse, Patricia Le Roux, est notre espace de vie…quand les cris des enfants se retirent. Réjouissante filiation ! Le Scriptorium est alors ancré dans le port du vallon des Auffes à Marseille. Plus tard, après le tragique accident de Patricia sur la voie publique en 2011, le Scriptorium ira se loger sur la colline de Notre-Dame de la Garde où se trouve aujourd’hui son lieu de ralliement. L’utopie est celle de lever une « poésie de la coïncidence » qui concilie l’acte de solitude, inhérent à toute expérience d’écriture, avec le désir de se relier et d’œuvrer dans l’espace public. Le Scriptorium ne sera donc pas une revue, pas un atelier d’écriture, mais  un lieu-dit, un  creuset, un  point de stimulation où se retrouve un groupe de poètes, artistes, passionnés des mots vivants, désireux de trouver des formes inventives à plusieurs.
Un livre est paru pour les dix ans :
« Le Scriptorium, Portrait de groupe en poésie ( éditions BoD, 2010) ». Il donne le ton et rappelle l’esprit de cette embarcation instable et ardente qui n’a cessé d’évoluer au fil des années, des départs, des arrivées…La mer est mouvante, mais l’embarcation poursuit son cabotage. Et le groupe d’aujourd’hui est particulièrement tonique !

Tout simplement est un poème écrit et dit par Dominique Sorrente.
Porté par une true story de Ben Rando.
Le poème est une évocation d'une histoire de coeur née en bord de Meuse.
Il a été écrit durant l'été 2020.

Y a-t-il des actions qui vous ont particulièrement marqué ?
Parmi les initiatives, la première forme trouvée a été celle des Intervalles, rencontres à quelques-uns, portées par un mot générique. Dès le début, nous avons parié sur ce qui ici faisait poésie : les textes découverts, inventés, partagés des uns et des autres, bien sûr, mais avant tout, le moment vécu ensemble avec ses échappées, ses fulgurances, sa forme unique, irremplaçable, son « esprit d’intervalle » et son rythme de sémaphore… Puis nous avons lancé des formes, plus ouvertes, comme le Jumelage avec les poètes d’une autre ville ( Pistoia en Italie).

Nous avons aussi trouvé notre lieu d’ancrage symbolique dans l’espace public : le monument Rimbaud ( œuvre en cérastone, réalisée par le sculpteur aixois, Jean Amado) sur un promontoire de la plage du Prado à Marseille. J’engage tout visiteur de Marseille à y faire halte ; il est hélas encerclé en ce moment par les travaux en vue des Jeux Olympiques de l’été prochain… ; c’est là que nous avons créé lors de la Journée mondiale de la poésie (Unesco) notre Instant Bateau Ivre Salutaire. Un moment rare, nourri par des lectures, performances, poésie chorus, jeux de marionnettes, sons de contrebasse et guitares…un moment à ciel ouvert qui réconcilie les voix des poètes « expérimentés » avec les voix inconnues et nouvelles. Avec les humeurs des éléments à accueillir…mer, vent, pluie plus rarement…

Ce poème a été écrit lors de l'INSTANT BATEAU IVRE SALUTAIRE du SCRIPTORIUM, le 19 mars 2022, au monument RIMBAUD, plage du Prado-Roucas, à Marseille. Lecteur : Marc Ross à la contrebasse : Marco Zoti.

L’an prochain, nous vivrons ce temps (sur le thème de la Grâce choisi par le Printemps des Poètes) dans un autre espace de la rade de Marseille, à proximité du parc Borély et du Bowl, royaume des skater : les Sept Portes de Jérusalem. Lieu sans démarcation, ô combien symbolique, que nous avons déjà choisi pour notre IBIS 2023. Nous y évoquerons notamment la figure fascinante de Christian Gabriel/le Guez Ricord (1948-1988).
Je peux citer en vrac d’autres moments insolites vécus récemment par le groupe : une traversée littéraire en mer, en association avec le réseau de bibliothèques, COBIAC ; ce fut un épisode de lectures vivantes et…sportives, portées par la houle (!),  à proximité de l’archipel du Frioul. Une autre « spéciale » du Scriptorium est la toujours bienvenue Sieste poétique, en juin généralement, qui diffuse les poèmes en attention flottante et position allongée, avec son lot de surprises et toujours beaucoup de complicités…Et puis, ne pas oublier la Caravane poétique, bien appréciée des publics, qu’elle ait lieu dans le Vaucluse avec notre partenaire Pierre Sèche dans le cadre du festival Trace de poète ou bien côté mer à Marseille dans ces paysages qui sont des recréations perpétuelles. Et encore, on peut citer un Poème épique à plusieurs que nous avons entamé lors du confinement…et qui continue sa route obstinément. Ne sommes-nous pas, comme à chaque période de turbulence civilisationnelle, de fragmentations, en un temps poétique appelant une énergie narrative nouvelle qui rejoint l’épopée ? À mettre dans le chaudron du  Scriptorium… !
Pensez-vous que la poésie soit lue, ou écoutée, de nos jours ? Est-elle fréquentée par les plus jeunes ?
Aux dernières nouvelles  (je viens de tomber sur le Femina La Provence avec Juliette Binoche, grande amatrice de poésie, en tête de gondole !), la poésie est à nouveau « tendance » en France… On salue même son « grand retour » avec des ventes de recueils en augmentation de 22% entre janvier et mai 2023. Arthur Teboul, chanteur de Feu Chatterton, a écoulé 22.000 exemplaires de Le Déversoir.
Avec Mes forêts, publié chez Bruno Doucey, la québecoise Hélène Dorion est la première poétesse vivante au programme du bac, plus habitué à Victor Hugo ou Baudelaire.
Et si on sort de l’hexagone, on peut citer la canadienne Rupi Kaur. 3,5 millions d’exemplaires de Lait et Miel vendus ! …Amanda Gorman a 3,8 millions d’abonnés sur Instagram. Il faut dire qu’on l’a entendue à l’investiture de Joe Biden…Voilà un petit tour d’horizon express sur la séquence chiffrée qui, inlassablement, revient nous faire croire qu’elle est la mesure de tout.
On ne va pas s’en plaindre…ni, non plus, s’en réjouir sans discernement…Simplement, il faut garder la bonne distance, me semble-t-il.
La chance d’aujourd’hui est que les canaux sont formidablement variés. Le risque est celui d’une dispersion-zapping tous azimuts.

Le Scriptorium Sémaphore de Poésie À l’occasion du Printemps des Poètes 2021, et en route vers la Journée Mondiale de la Poésie, prévue le 21 mars par l'Unesco, les poètes du Scriptorium proposent une lecture de poèmes créés sur le thème du Désir. Ces poèmes inédits figurent en version écrite sur le blog de l’association : http://www.scriptorium-marseille.fr

Ayant enseigné jadis dans une de mes précédentes vies les sciences économiques, je dirais volontiers qu’on est passé en poésie d’une économie de la rareté à une économie du flot continu. Et ChatGPT, porte-drapeau de la révolution de l’intelligence artificielle, commence à peine à intimer son ordre de confusion-mystification généralisée !
Le principal défi de la poésie est de s’y retrouver dans cette nouvelle matrice, de ne pas se laisser emporter. C’est l’esprit du bas-côté de la route, de la pratique traversière, de la capacité à sortir de piste ou à passer son tour etc…La poésie vit sans doute, depuis les débuts de l’humanité, à la fois du côté de l’épopée et du côté du silence. La première fait récit des moments auprès des gens, elle façonne la mémoire, l’entretient, l’approfondit. Le second nous rappelle que le mot réclame du vide, qu’il importe de tourner soixante-dix- sept fois sa langue dans sa bouche, que se taire est la première leçon etc…
Si j’ai créé le Scriptorium, c’est parce que je n’ai jamais dissocié l’humain de l’expérience du langage.  Le défi n’est donc pas le plus ou moins grande quantité de mots versés ou lus, mais l’expérience de la parole et de l’écriture dans le récit personnel et celui du monde.
Il est indispensable d’aller parler aux jeunes générations où elles se trouvent. Si notre parole a une force, une ferveur, une fantaisie aussi, si elle sait les étonner, les émouvoir, les accompagner, activer la plasticité des intelligences, je ne me fais aucun « sang d’encre » pour la survie des poètes. Je crois, à l’inverse, à leur rôle de veilleurs contre les tentations totalitaires. Le tragique assassinat du professeur de Lettres, Dominique Bernard, au lycée Gambetta d’Arras nous rappelle cette responsabilité. Évidemment, si les poètes se rétrécissent dans leurs petits entre-soi, verbiages sans prises et contentements dérisoires à l’aune du supposé contemporain, on risque fort de s’en détourner ou, plus sûrement, de les ignorer.
L’enthousiasme sera toujours le maître mot qui ne ment pas.
La poésie est-elle le vecteur privilégié pour porter une parole de paix, de rassemblement, et de fraternité ? Pourquoi ?
Vaste question ! (sourire). La formulation poétique du réel est importante, parce que sans cesse, nous avons à défaire la « rouille de la pensée ». Je vous renvoie, par exemple, au discours de Stockholm de Saint-John Perse sur la science et la poésie dont « le mystère est commun ». Les jugements à l’emporte-pièce, le manque d’analyse de la complexité en profondeur, l’incapacité à se déplacer mentalement hors de sa zone d’habitude sont des ferments de guerre, plus ou moins larvés, tout autant que les murs de langage. Un de mes maîtres sur ce sujet reste le philosophe Paul Ricœur. Je l’entends encore me parler des trois actions qu’il nous fallait mener pour Imaginer l’Europe (c’était le thème que j’enseignais alors aux étudiants) : échanger les mémoires, favoriser l’hospitalité linguistique, briser la dette. Trois dimensions profondément éthiques de la relation à l’autre. Hé bien, pour chacun de ses gestes, la poésie doit prendre toute sa part. La poésie appelle à se déplacer dans l’histoire intime et collective de chacun ; elle est aussi « de la vie interprétée » comme l’écrivait Joe Bousquet. Enfin elle est la porte d’entrée de ce mot vertigineux qu’on appelle le pardon.
C’est par de telles pratiques que nous pouvons apporter quelque chose, même de façon infime, mais signifiante.
Je crois profondément que nous sommes libres et responsables des mots que nous choisissons. Et aussi de nos silences.
En revanche, il ne vous aura pas échappé que les bons sentiments n’ont jamais été les garants de bons poèmes…et la paix, la fraternité etc… n’échappent pas à cette sévère réalité portée par le langage.
Un poème sur une clé à molette, une boîte à chapeaux ou une planète inconnue est susceptible d’être plus inspirant que des déclarations d’intention rabâchées en faveur de la fraternité, la sororité ou l’adelphité.
Peut-on dire que votre poésie est une poésie engagée ? Ou bien vos actes ? Peut-être est-ce la même chose, et ne peut-on dissocier votre poésie de vos actes ?

 

Poésie « engagée », le mot m’a d’abord intimidé, puis irrité (on connaît les caricatures !), puis amusé. Il avait disparu de la logosphère comme les mots « poétesse », « déclamer »…et même « poème » dans un certain milieu textuel. Mon écriture, je suis à peine provoquant en le disant, est le plus souvent « désengagée ». La raison simple en est ce détour, cette mise à l’écart qu’oblige l’acte d’écrire qui est une action, mais en retrait, quoi qu’on fasse. Lorsque je m’associe en écriture à ce qu’on appelle une cause (je le fais rarement), l’enjeu est de toute façon que mon poème tienne par lui-même. J’ai composé, par exemple, une chanson « Au bonheur de Lily » pour une association d’enfants atteints d’un cancer du squelette (rhabdomyosarcome).  Au moment de l’invasion de l’armée russe en Ukraine, j’ai répondu à un projet d’anthologie lancé par l’artiste visuel Pablo Poblete pour Unicités. Mais, au fond, je suis plus troublé par le mystère qui m’a fait écrire Faire neige ( poème lu et publié sur youtube, deux mois avant que la guerre n’ait commencé. C’est un poème de toutes les guerres, de toutes les angoisses devant l’arrivée des ennemis, invisibles encore, de toutes les situations des cœurs démunis face à la terreur occupante. Est-il engagé ? Ce n’est pas mon mot. J’espère seulement qu’il touche à de l’intime. Avec la part de croyance en ce qui va renaître, malgré tout.

Faire neige, poème de Dominique Soreente. La musique All the regrets est une composition de Loïk Brédolèse. Ce poème a été écrit par Dominique Sorrente à l'automne 2021 en résonance avec les vies d'oubli, notamment en Europe orientale. Il résonne aujourd'hui fortement à présent que se déroule sous nos yeux la tragédie ukrainienne. Il est dédié aux victimes inconnues de ce conflit. Son introduction (qui ne figure pas dans le présent enregistrement) dit ceci: "Tu m'as dit qu'il me suffirait de fermer les paupières pour que le monde me fasse signe. Alors, j'ai écrit ces mots-buées avant de me frotter à toi, mon amour." le 28 février 2022

Quant à la question de dissocier ou non la poésie et les actes, elle renvoie à un autre troublant mystère. Celui de l’autonomie du poème. On le crée dans certaines circonstances ( un de mes manuscrits en cours revendique le kaïros, l’occasion…), on le travaille,  on le modèle, on lui donne son équilibre et puis…il s’en va. Bateau à la mer. Le poète passe à un autre temps mais une part de lui-même sera venue s’incorporer dans cet objet énigmatique qu’est le poème. Voilà comment j’essaie de résoudre la question sans idéaliser les poètes qui ont, eux aussi, leur part d’ombre, pour ne pas dire plus.
La Courbe de tes yeux (1924) et l’ode à Staline (de 1950) ont été écrits, l’un et l’autre, par le même poète, Paul Éluard. Mon espoir est de penser que les amoureux de 2023 seront plus attirés par le premier poème que par le second… Il faut aussi se défier du culte aveugle de la personnalité pour les poètes.
Et maintenant, quelles sont vos actions prévues, lorsque l’on constate l’urgence d’affirmer une solidarité envers ceux qui subissent les guerres, et de montrer qu’il est possible de communier et de penser un monde où la paix resterait inaltérable ?

Les actions de solidarité relèvent de toutes sortes de comportements. Certains sont invisibles et souhaitent le rester. J’apprécie fort ce qui sait rester hors le champ du médiatique visible. Nous avons une maladie de l’exposition aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, et les poètes y jouent leur partition…Je revendique le droit à la poignée de mains et aux sourires complices au coin d’une rue, à l’abri des algorithmes !
Pour ma part, je sais que chaque fois qu’une action est « concrète » comme on dit, qu’elle porte un visage, un message etc…elle a une valeur particulière.
La chance est qu’à Marseille, on peut rencontrer ce type de solidarités.
Dans le même esprit, l’association Marseille-Espérance a été créée par l’ancien maire Robert Vigouroux pour que toutes les religions présentes dans la cité phocéenne se relient, échangent, dialoguent, coopèrent etc…Le pape François a salué cette initiative originale, lors de son passage à Notre-Dame de la Garde. Je suis convaincu du bien-fondé de cette démarche que je soutiens.
Pour le reste, l’humanitaire est un véritable métier, admirable et exigeant, et c’est un métier de professionnels. Je me sens bien en retrait de cela, le mieux qu’on puisse faire à ce niveau est alors l’aide financière la plus judicieuse possible. Mais si nos poèmes pour la paix aident le fleuve à couler avec moins de sang, écrivons-les et partageons-les, sans ménagement !

Avec le Scriptorium, l’an passé, j’ai été sollicité sur le thème « Paix et Poésie » par la Maison Montolieu (un espace créé par les Jésuites dans les quartiers Nord de Marseille). Au-delà de ma propre intervention, j’ai proposé à quelques amis poètes du Scriptorium d’apporter leurs contributions. Ce qu’ils ont fait avec beaucoup de sensibilité et d’inventivité dans le propos.  J’ai plaisir à citer leurs noms : Wahiba Bayoudia, Emmanuelle Sarrouy, Marc-Paul Poncet, Henri Perrier-Gustin, Nicolas Rouzet, Isabelle Alentour, Marc Ross. Une note du blog évoque ce moment qui, évidemment, mériterait un prolongement…

Permettez-moi de terminer par un poème « Give peace a chance ». Il est né à l’occasion de cette journée « Paix et Poésie » qui nous a réunis avec le Scriptorium.

Aujourd’hui, tout encore est à reprendre…

GIVE PEACE A CHANCE

Nous faisions partie de ceux-là,
ceux qui répétaient en chœur
"All we are saying is
give peace a chance", sans savoir de quoi était faite
cette chance, cette paix embrumée,
mais nous les appelions sur nous,
cette chance, cette paix,
cette façon d'éconduire la menace.

Nous avons inventé comme cela nos autels de fortune.

Nous écrivions des mots sourds, fervents, maladroits,
nous parlions de lampes et de sécession,
des barbelés d'hier et de ceux du présent,
et des tenailles miraculeuses.

Il y avait un cercle pour nous affranchir du malheur.
Nous y logions comme dans une arche
la grue en origami, le calumet et ses nuages,
la colombe qui fait retour, le rameau
d'après le Déluge,
la flamme entourée de ses pierres,
le fusil brisé, le coquelicot blanc,
le drapeau arc-en-ciel, tout ce qui appelait sur le monde brûlé
l'amour de vivre.

Cinquante ans ont passé, et les "plus jamais ça"
ont défilé d'un train à l'autre.

Et tout encore est à reprendre.
Comme si nous n'avions rien compris
des premiers mots du désir mimétique inscrit au cœur,
des courroies noires d'entraînement, des falsifications
au jour le jour,
des façons visibles ou secrètes
d'honorer
les dieux alpha-mâles des guerres
quand vient le règne des décombres.

Et tout encore est à reprendre,
à cette heure-là où les mots reviennent groggys
du voyage vers les scènes cruelles, oubliées, manifestes,
un peu plus troublés encore
d'avancer avec leur mémoire obstinée
et la longue suite de ceux qui n'ont pas
fini de vouloir les prononcer:
All we are saying is
give peace a chance.

Sud-Soudan, Sri Lanka, Colombie, Angola, Burundi,
Ukraine, Israël, Palestine...

Un sémaphore
agite ses bras d'enfant
comme sur un tarmac de refuge.

Au loin se récite
la légende des mille grues.

Il y a une main qui ôte la poussière
sur la Vierge de Nagasaki.

Tout ce que nous disons est:
donne une chance à la paix !

 

Présentation de l’auteur




Zoltán Böszörményi, poète et auteur hongrois : une rencontre

Né en 1951 au sein de la minorité hongroise de Roumanie, tour à tour dissident, réfugié politique, capitaine d’industrie et directeur de revue littéraire, Zoltán Böszörményi est à la fois philosophe, romancier et poète (prix József Attila de poésie en Hongrie en 2012). Ses œuvres ont été traduites dans une demi-douzaine de langues. Il est entre autres Directeur du journal culturel Irodalmi Jelen et Président du PEN Club de Hongrie. A l'occasion de sa venue en France, pour la présentation de son dernier roman, Le Temps long, traduit par Raoul Weiss, paru aux Editions du Cygne, il a répondu à quelques questions à propos de son écriture, romanesque, et poétique, et de ce que signifie cet acte, écrire. Un entretien dirigé par Kaïna Bendar à partir de questions proposées par Julie Bietry.  

Pourquoi avoir choisi une « petite fille » en tant que narratrice ?
J'ai vraiment connu cette fille. Certes, quand elle ne parlait déjà plus. Sa mort m'a choqué. Je n'ai pas pu m'y faire, pendant plusieurs jours. J'ai beaucoup réfléchi à son sort. Pourquoi s'est-elle laissée mourir de faim ? Pourquoi personne ne lui a expliqué quand il était encore temps qu'il y avait un moyen de sortir de ce calvaire ? L'amour maternel est important. Mais un professionnel, un psychologue, aurait dû lui expliquer que sa mère l’aimait malgré tout, certes différemment, mais qu’elle l’aimait. Que nous ne sommes pas tous pareils et que nous exprimons notre amour de différentes manières. Avant de commencer à écrire ce roman, j’ai enfilé les habits d’un journaliste d’investigation en me rendant au domicile de la jeune fille, j'ai parlé à sa grand-mère - la mère n'était pas à la maison à ce moment-là -, à ses proches, je me suis rendu à l'école où elle étudiait, j'ai contacté son ancienne professeure. 

Zoltán Böszörményi, Le Temps long, Editions du Cygne, 2023, 112 pages, 13 €.

Mais cette dernière ne pouvait pas et ne voulait pas parler honnêtement de cette histoire, elle m'a envoyé auprès de la directrice. J'ai également contacté le maire de la petite ville, qui a répondu à mes questions ouvertement et honnêtement, et m'a donné le nom et le numéro de téléphone de l’assistante sociale en charge des enfants. J'ai appris que l'école n'avait pas de psychologue pour enfants, que l'assistante sociale n'avait pas reçu la formation nécessaire pour aider la fillette et que cette dernière avait été transportée à l'hôpital alors que son état était tellement détérioré qu'elle pouvait à peine marcher. J’ai rassemblé beaucoup d'informations et il ne me restait plus qu'à commencer à écrire le roman. Mais je n'y arrivais pas. J'ai travaillé sur le texte pendant des semaines, mais je n'arrivais à rien. Je suis resté assis devant l'écran de mon ordinateur, abasourdi, et aucune pensée ne me venait. Plus d'un mois s'est écoulé, jusqu'à ce qu'un matin, je me rende compte que j'avais moi-même grandi sans mère. Pendant des années, j'avais cherché l'amour de ma mère, sa présence, ses caresses, la chaleur de son âme m'avaient manqué. À l'âge de soixante-sept ans, je suis entré dans le rôle de cette fillette et j'ai écrit ce livre en à peine un mois.
Que vous évoque l'anorexie ?
Il existe deux types d’anorexia nervosa. Tous deux sont dus à une perte d'appétit. Le premier type est appelé boulimie. Elle se manifeste surtout chez les adolescents qui se se font vomir ou refusent de manger par peur de devenir obèses. L'autre type, également un trouble nerveux, est le résultat d'une sorte de rébellion. En l’occurrence, la jeune fille refuse de manger pour attirer l'attention de sa mère, dont elle a besoin de l'amour. Il existe une phase de la maladie, décrite pour la première fois par le Français Ernest-Charles Lasègue et le Britannique William Gull en 1873, où la dégradation totale du corps est inarrêtable et aboutit à la mort. Il n'existe pas de traitement pour cette maladie, c'est pourquoi elle est si fatale. Moi aussi, j'aspirais à l'amour de ma mère, mais je me rebellais autrement, je tombais dans la mélancolie, je vivais dans une mélancolie douloureuse et j'étais envahi par une léthargie constante.
 Comment définiriez-vous le personnage de la mère dans votre roman ?
Le comportement de la mère et son mode de vie sont un fil rouge qui traverse le roman. Elle n’a pas fait beaucoup d’études, elle est peu cultivée. Bien qu'elle aime sa fille de manière abstraite, elle est incapable de comprendre ce dont son enfant a besoin. Elle n'a aucun sens de l'attachement parce qu'elle n'a jamais été attaché à personne. Sa vie affective est morne. Elle change beaucoup de partenaires. Elle part travailler à l'étranger parce qu'elle veut gagner sa vie plus facilement, si possible pour trouver dans son travail de la détente et du plaisir physique. Quelque part, elle est consciente de sa responsabilité envers son enfant, mais ses instincts maternels sont mêlés d'insouciance et d'ignorance. Elle ne comprend pas pourquoi sa fille aspire à son amour, parce qu'elle-même n'a jamais vraiment aimé personne. J'ai éprouvé des difficultés à présenter le comportement contradictoire de la mère, à dépeindre son personnage. Quant à sa présence, sa relation avec sa fille, j'ai essayé de rester objectif et laconique.  Moi-même, je ne pouvais pas m'identifier à elle, elle était si repoussante, si cruelle.
 Avez-vous songé à une fin différente ?
J’ai plusieurs fois pensé à sauver la vie de la jeune fille, une fin heureuse m'est venue à l'esprit. Mais à chaque fois, je devais me rappeler que cette forme d'anorexie mentale est fatale. Au-delà d'une certaine limite, on ne peut pas y survivre. Bien sûr, je voulais que la jeune fille se rétablisse, qu'elle quitte l'hôpital et que, plus tard, lorsqu'elle aurait éventuellement un enfant, elle l'aime comme personne d'autre. Son amour pour son enfant aurait été la catharsis de sa vie. Mais dans ce cas, cela aurait été un autre roman, un autre type de fiction.
Est-ce que l'écriture de ce livre vous a soulagé d'un poids dans votre vie personnelle ?
Non. Ma propre expérience de vie, l'absence de ma mère, n'a fait qu'intensifier la douleur due à cette détresse émotionnelle. Je ne voulais pas revivre les événements de mon enfance, mais plutôt souligner la tragédie et le manque d'expression de cet état émotionnel, qui n'est comparable à rien d'autre. Quand j'ai écrit sur le destin de cette jeune fille, j’y ai aussi inclus mon propre destin, avec toutes les angoisses qui déchirent la chair et les douleurs au plus profond de l'âme. Le Momo dans le roman La vie devant soi de Romain Gary (Emil Ajar) verse de l'eau de Cologne sur le cadavre en décomposition de Mama Rosa en insistant avec dévotion sur le fait qu'elle ne peut pas accepter sa perte. Il ne peut accepter sa mort parce qu'il l'aime farouchement, de manière indiscible, à la folie. Si vous aimez quelqu'un, si vous l'aimez de tout votre être, de toute votre âme, vous ne pouvez pas vous en séparer.
 Dans ce roman, vous avez choisi de mettre à l'écart la figure paternelle. Pourquoi ?
Ce n'était pas une question de choix. Mon père a toujours été présent dans ma vie, mais pas comme un symbole d'amour, d'affection, de loyauté. Beaucoup d'hommes sont incapables de se sacrifier pour leurs enfants.  Je pourrais citer d'innombrables exemples parmi mes proches et mes connaissances. Les hommes se comportent différemment. Pour eux, la paternité n'est pas une épreuve, une expérience écrasante dotée d’une force indomptable. Ils ne portent pas l'enfant dans leur ventre pendant neuf mois, ils n'accouchent pas, ils n'ont pas leur corps lié par un cordon ombilical, ils n'ont pas leur bébé suspendu à leur poitrine pour allaiter. La maternité est un don de Dieu, et Dieu ne l'a donné qu'aux femmes. C'est pourquoi elles sont privilégiées, différentes de nous, les hommes.
Avez-vous dû vous-même « fermer les yeux » sur certaines choses quand vous étiez enfant ?
J'ai été le témoin oculaire et auditif des disputes de mes parents à plusieurs reprises. Ils étaient très méchants l'un envers l'autre. Je me disais que s'ils répétaient sans cesse qu'ils s'aimaient, pourquoi se comportaient-ils de manière aussi hypocrite ? Pourquoi se lançaient-ils des mots au vitriol ? Pourquoi criaient-ils ? L'âme de l'enfant est une chose très sensible, elle peut être facilement endommagée. Non, je n'ai pas fermé les yeux quand mes parents se disputaient, jouaient au chat et à la souris, je me suis simplement caché. Parfois sous la table, parfois derrière la bibliothèque. Chacune de leurs disputes me causait une douleur physique. La petite fille du roman ferme les yeux parce qu'elle veut se cacher de la réalité - elle ne peut plus bouger, c’est vrai - mais cela lui permet aussi de se souvenir plus facilement des moments de sa courte et douloureuse vie.

Poèmes de Zoltán Böszörményi. Extraits de Morning Picture, Barbados Morning, Deadly Sin, The Ellipsis of Mercy et Black Seagull.

Pensez-vous que ce roman est perçu différemment selon le pays dans lequel il est publié ?

Beaucoup d’exemplaires ont été vendus en Hongrie et les critiques ont afflué. En Roumanie, j'ai été interviewé à la télévision parce que l'histoire de la petite fille avait suscité beaucoup d'émotion chez les gens. L'édition roumaine a également été particulièrement importante car tout le monde savait que l'enfant était originaire de Transylvanie, et de nombreuses personnes avaient entendu parler de cette tragédie dans les journaux et à la télévision. Aujourd'hui, il y a plus de 150 000 enfants en Roumanie dont l'un ou les deux parents vivent et travaillent à l'étranger, et je pense que ce chiffre est sous-estimé. Ces enfants sont élevés par des grand-parents, outre membre de famile, ou des voisins. Avec mon roman, j’ai aussi voulu attirer l'attention des autorités et du public sur ce phénomène tragique. Ces enfants seront psychologiquement endommagés et cela les affectera pour le reste de leur vie. Lorsque j’ai présenté l’édition russe du roman à Moscou, de nombreuses femmes ont fait la queue pour une dédicace, et la lecture de passages y a eu beaucoup de succès. Mais c’est probablement en Allemagne que mon livre a eu le plus de succès jusqu'à présent. La directrice des bibliothèques allemandes, après avoir lu mon roman, a demandé aux bibliothèques de se le procurer. De nombreux exemplaires ont été vendus. Par ailleurs, le livre est aussi paru aux États-Unis et en Espagne. Je suis très heureux que mon livre soit publié en français, et je remercie tout particulièrement Raoul Weiss pour la traduction et M. Patrice Kanozsai, fondateur et directeur des éditions Cygne à Paris, pour la publication.

Quelle est la différence entre la prose fictive et narrative et le langage poétique ?
J'utilise beaucoup l'imagerie poétique dans ma prose. C'est inévitable, au fur à mesure que le texte et les évènements avancent, ils se transforment inévitablement en poésie. Ces images poétiques se retrouvent dans tous mes romans, Le temps long et surtout Tant que je penserai étre. Ce dernier, je l'espère, sera publié au printemps prochain aux Éditions du Cygne. Je pense que la prose d'aujourd'hui a besoin d'images poétiques, parce que c'est ce que l'écrivain veut utiliser pour impressionner le lecteur, pour évoquer un espace et un milieu qui le fascinent, créent une tension et des vagues émotionnelles.
La poésie peut-elle être un guide, un stimulant pour l'humanité, révélant que la paix est possible et peut être créée entre nous ?
Le monde d'aujourd'hui est différent de celui des XVIIIe et XIXe siècles. À l'époque, la poésie avait le pouvoir de créer le monde et l'âme. Au XXe siècle, bien que la production des poètes soit exceptionnelle, son pouvoir semble avoir diminué. L'impact de Baudelaire, de Verlaine et d’Apollinaire sur la société, sur l'humanité en tant que telle, a été remarquable, mais il n'a pas conduit à la rédemption du monde, il n'a pas mobilisé les masses. La poésie de Walt Whitman, d'Ezra Pound a échauffé les âmes, créé le doute et la contradiction, mais elle n'a pas été capable de régner sur la société. Dans la poésie hongroise, Endre Ady est le seul poète dont la poésie a allumé de grands feux dans l'âme des gens, mais il n'a pas eu d'effet sur la paix et la justice sociale. L'ère du proète-profète est révolue. Aujourd'hui, les gens lisent très peu de poésie. Non pas parce que la production poétique est faible — je pense d’ailleurs qu'elle se renforce — mais parce que les forces de communication ont changé. Elles influencent l'homme d'aujourd'hui, le rendent aveugle et le dégradent.
Vous êtes le président du PEN Club Hongrois. Que pouvez-vous nous dire sur cette organisation d'écrivains ? Que faites-vous pour la paix ?
Le PEN Club Hongrois a été fondé en 1926, après la Première Guerre mondiale, à l’issue de laquelle la Hongrie a été privée des deux tiers de son territoire et d'un tiers de sa population par les grandes puissances de l'époque — la Grande-Bretagne et la France. Le PEN Club Hongrois a été fondé pour promouvoir la coopération culturelle entre les nations par le biais de la littérature et de la diplomatie culturelle, dans l'esprit du PEN International, fondé en 1921 à l'initiative de l'écrivaine anglaise Catherine Amy Dawson Scott, et pour atténuer l'isolement culturel de la Hongrie, également causé en partie par la guerre. Fort de son expérience à Londres, Gyula Germanus, professeur d'université orientaliste renommé, a été l'initiateur et le principal organisateur du PEN hongrois. Il en est également devenu le premier secrétaire, et son président était le dramaturge, romancier, rédacteur en chef de journal, directeur de théâtre, traducteur littéraire et personnalité publique académique Jenő Rákosi. Le président exécutif était quant à lui Mózes Rubinyi. En 1930, Dezső Kosztolányi, poète, romancier et dramaturge hongrois de renommée mondiale, essayiste et bon ami de Thomas Mann, qui parlait français, anglais, l'allemand et italien, a pris la présidence. Lors du congrès mondial international du PEN Club qui s'est tenu à Budapest en 1931, la France était représentée par Duhamel, Gide, J. Green, Maurois, Romain Rolland, Valéry et Jules Romains. Le PEN Club Hongrois, dont j'ai repris la présidence il y a deux ans à la suite du poète, prosateur et traducteur littéraire Géza Szőcs, décédé tragiquement, a derrière lui près de cent années passionnantes et fascinantes.
Le PEN Club Hongrois a toujours été du côté des combattants de la paix au cours depuis maintenant près de cent ans. Il en va de même aujourd'hui. Nous souhaitons, nous élevons notre voix, pour que les nations du monde ne choisissent pas la guerre et la violence pour régler leurs différends, mais qu'elles suivent la voie de la négociation, de l'accord et de la paix.




Chronique du veilleur (52) : Gilles Baudry

Gilles Baudry nous invite à le rejoindre sur « l'île secrète ou le pays de l'être / pour se rapatrier / son enfance pérenne / inaliénable. »  C'est  un univers très proche, « enfance à venir », qu'il faut aborder avec le silence recueilli que permet parfois le « soir de toute vie. »

                  Source et Foyer
                  de l'instant éternel
                 au retour imminent
                  et toujours différé

Le poète, en son abbaye de Landévennec, peut dire avec O.V. De L. Milosz, qu'il a choisi de mettre en exergue de ce livre : « Je suis éternellement enfant du Bénédicité de l'aube. »  Ce sont des regards d'aube, en effet, qu'il recueille et nous transmet, ces regards lavés d'une eau pure, ouverts sur les dons gratuits et merveilleux de la grâce.

Gilles Baudry, Cette enfance à venir, dessins de Nathalie Fréour, L'Enfance des Arbres, 2023, 80 pages, 15 €. 

Il les enserre sur la page blanche, accompagné des dessins blancs sur papier noir de Nathalie Fréour, qui sont de véritables méditations graphiques, des aperçus de l'au-delà, des appels de l'Ange :

 

                  Ouvrez à l'ange
                  qui frappe à la fenêtre
                 et vous aurez cette intuition
                           native
                  d'un monde autre que ce qu'il est

L'essentiel nous apparaît, dans ces brefs poèmes, nimbé d'une paisible confiance, où la grâce divine est à l'oeuvre. Chaque mot, chaque syllabe pèse le poids insaisissable d'une nuée, d'une clarté.

 

                  Le fond de l'être
                  est tout amour

                  Le feu limpide du silence
                           brûle le cœur

                           et tout se tait

 

Une leçon d'espérance et de patience nous est donnée, pas à pas, avec des mots que le  poète qualifie de « titubants », écrits sur un carnet de veilles, sans doute,

 « en souveraine humilité ». Il suffit d'être « là seulement / intensément ». On l'écoute avec gratitude et émotion,  comme la voix d'un parent ou d'un ami proche, revenu du Royaume invisible, nous révéler

                           le point nodal
                  où le visible et l'invisible

                  le ciel et la pensée
                           se touchent

Présentation de l’auteur




Dans le corps irrésolu du poème : entretien avec Francis Coffinet — Le bruit des mots n°4

Francis Coffinet est un artiste multidisciplinaire, un acteur, et, surtout, un poète. Ce qui fait la puissance de sa poésie, c’est son exploration d’une poétique du corps, qu’il interroge également grâce à d’autres vecteurs artistiques tels la peinture, la photographie… Sa démarche artistique est profondément marquée par une sensibilité à la corporéité et à la façon dont le corps humain peut devenir un moyen d'expression poétique.

Mais n'évoquer que cet aspect de son travail serait éminemment réducteur. Plus que jamais, la langue se libère, convoque sa fonction autotélique pour accueillir les possibles sémantiques que seule la poésie peut offrir aux mots. Et, alors, le corps devient carte solaire, lieu d'élaboration d'une cosmogonie unique qui n'existe que lorsque l'acte d'écrire est à l'œuvre. Qu'est-ce que l'acte d'écrire, me demanderez-vous ? Peut-être est-ce un désir agissant, celui de mettre en péril le sens, la facilité du sens, pour demander l'impossible au langage, parce que l'on espère l'ouvrir comme une boîte de Pandore, pour voir ce qu'il recèle d'absolu. C'est ce que réalise Francis Coffinet, lorsqu'il écrit. 

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie « Native American » : Ofelia Zepeda : fille du désert, elle parle le désert

Rédaction et traduction de Béatrice Machet

 

Ofelia Zepeda est née en 1954, dans la partie sud-ouest de l’état d’Arizona sur la réserve des Indiens Tohono O’odham, c’est-à-dire « les gens du désert » (environ 34 000 personnes). Les conquistadors espagnols avaient baptisé ce peuple les Papagos, terme péjoratif et méprisant qui signifie les mangeurs de haricots. Ils vivaient à l’origine dans le désert de la Sonora et ont eu à subir les campagnes de christianisation forcée, auxquelles ils ont opposé des épisodes de révolte et de résistance aux 17ième et 18ième siècle.

Du fait de leur environnement, ils avaient adopté un mode de vie semi-nomade, entre des villages bâtis près des champs pour surveiller les récoltes en été, et des villages bâtis en montagne près des cours d’eau, occupés seulement l’hiver. Aujourd’hui le territoire des Tohono O’dham est partagé entre Mexique et États-Unis, le mur que Donald Trump a fait ériger empêchant les 2000 personnes vivant du côté mexicain d’aller honorer leurs morts enterrés du côté américain (la construction du mur est une violation internationale des droits de l’homme). Cette séparation a donné lieu à des cérémonies de protestation en 2017 notamment. Jusqu’alors  les Tohono O'odham avaient un permis spécial pour continuer à circuler librement des deux côtés de la frontière, via neuf portes réparties sur 120 kilomètres.  Dans la langue des Tohono O’dham le concept de frontière n’existe pas, il n’y a pas de mot pour la dire ou la penser.  Sur ce territoire, dans le paysage du peuple du désert, se détache leur montagne sacrée: le mont Baboquivari, situé en Arizona, aux États-Unis.

La poétesse o'odham Ofelia Zepeda lit ses poèmes au festival du livre de Tucson en mars 2012. Les mots o'odhams reflètent les sons des cailles du désert. Vidéo de Brenda Norrell Censored News http://www.bsnorrell.blogspot.com.

Ofelia, qui raconte qu’elle est née dans une cabane, de parents analphabètes qui ne parlaient pas l’anglais,  a grandi au contact de travailleurs migrants qui s’échinaient dans des champs de coton, et malgré la proximité de gens aux mœurs différentes, sa communauté O’odham n’a pas changé son organisation tribale, n’a pas abandonné ses valeurs. Ofelia raconte aussi que pour rendre visite à ses grands-parents qui vivaient du côté mexicain,  elle franchissait régulièrement cette frontière entre les deux états.

Dans un extrait de son poème "Birth Witness", la poétesse Ofelia Zepeda, membre de la tribu Tohono O'odham, explore le caractère sacré de sa langue face à la bureaucratie gouvernementale. Producteur/Réalisateur : Nina Shelton. Vidéaste/monteur : John DeSoto.

La poésie d’Ofelia Zepeda est le fruit de la relation vieille de milliers d’années d’une communauté humaine avec son environnement. Elle est aussi la continuité de traditions orales passées dans l’écriture. Elle relate la succession des saisons, les rythmes du désert,  l’importance de l’eau très marquée avec la danse des nuages, avec la pluie qui est à la fois bénéfique et pourvoyeuse de vie mais aussi cause d’inondations et destructrice de vies. Dans son recueil intitulé Ocean Power, Ofelia Zepeda montre à quel point les gens du désert sont vigilants et observent la météo, comment le climat forge leur mode de vie. Le livre développe une partie plus consacrée à la vie personnelle de l’auteure qui réfléchit aux contrastes entre traditions et nouvelles façons de vivre. Une autre partie se penche sur l’hiver et sur la réponse des humains à la lumière ou à l’air. La dernière partie s’occupe de la nature des femmes, et de l’ancienne relation des Tohono O’odham avec l’océan, la façon dont cette relation impacte encore le présent de ce peuple. Au final le lecteur aura plongé dans le quotidien de ces Indiens du sud-ouest américain.

SOMEONE SAID IT IS GOING TO RAIN

Someone said it is going to rain.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the earth and the way it holds still
in anticipation.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the sky become heavy with moisture of preparation.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the winds move with their coolness.
I think it is not so.
Because I have not yet inhaled the sweet, wet dirt the winds bring.
So, there is no truth that it will rain.

 

B ‘O E-A:G MAṢ ‘AB HIM G JU:KĬ

B ‘o ‘e-a:g maṣ ‘ab him g ju:kĭ.
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g jewed mat am o i si ka:ckad c pi o i-hoiñad c o
ñenḍad.
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g da:m ka:cim mat o ge s-wa’usim s-we:ckad.
ag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g hewel mat s-hewogim o ‘i-me:
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi hewegid g s-wa’us jewe
Mat g hewel ‘ab o u’ad.
Nia, heg hekaj o pi a’i woho matṣ o ju:.

 

Quelqu’un a dit qu’il allait pleuvoir

Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore senti la terre, sa façon de se tenir immobile
par anticipation.
Je ne le pense pas.
Parce que n’ai pas encore senti le ciel se préparer, devenir lourd d’humidité.
Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore senti les vents, leur fraîcheur se mouvoir.
Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore respiré la douce poussière mouillée que les vents apportent.
Donc, il n’y a rien de vrai dans l’affirmation qu’il va pleuvoir.

Ce poème écrit en anglais et dans la langue tribale, dit la connexion au paysage, dit l’expérience des sens, la connaissance du climat d’un territoire. Il témoigne d’un mode de vie où l’on passe beaucoup de temps dehors, où l’on est conscient des mouvements qui s’opèrent dans l’environnement, ce qui est nécessaire dans une région où l’été apporte des orages, des tempêtes de poussières, il faut être vigilant, les changements rapides créent même une certaine tension chez les gens qui doivent être prêts à agir selon les circonstances et les variations de la météo. Ils savent ce qui arrive avant, après la pluie et savent ce qu’ils doivent faire en conséquence. Le poème suit la forme des chants traditionnels  O’Odham, avec des répétitions ; chants qui parlent souvent de l’environnement et qui ont la particularité d’être élogieux, qui mettent l’accent sur les bonnes choses à dire à propos des animaux, des nuages, ce qui est agréable et profite à tout le monde. Les O’odham, surtout en été, passent du temps à observer les nuages au-dessus des montagnes, commentent leur presence, leur aspect, sans savoir bien à quel moment il va pleuvoir. Les nuages peuvent ne faire que passer, être détournés, la pluie ne frappe pas forcément le sol, même si l’été est en quelque sorte le temps de la mousson pour les Indiens du sud de l’Arizona. La tante d’Ofelia, tout comme sa mère, disaient facilement que les nuages sont des menteurs. Observer les nuages n’est pas un passe-temps dans ces regions, il est important de pouvoir anticiper quand la pluie tombera. Vivre dans un désert donne une importance toute particulière à la pluie.

Professeure de linguistique à l’université d’Arizona, Ofelia Zepeda maîtrise sa langue O’Odham au point d’écrire sa poésie dans les deux langues, anglais et langue maternelle tribale. Elle a écrit une grammaire de la langue des Tohono O’odham et participe à des programmes visant à ce que de jeunes Indiens de toutes les nations puissent maîtriser leurs langues. Elle a dirigé le programme des études amérindiennes, elle co-dirige l’institut de développement des langues Indiennes d’Amérique. Elle est aussi l’éditrice en chef de la série Sun Tracks , collection consacrée à la littérature des Indiens d’Amérique pour le compte des éditions University of Arizona Press, une importante maison d’édition au catalogue très impressionnant. Elle enseigne également, ponctuellement, l’écriture créative. Elle est membre du comité éditorial The Smithsonian Series of Studies in Native American Literatures.  

Voici un poème qui, comme le précédent au sujet de la pluie,  dit l’importance de la relation aux forces de la nature qu’entretiennent les Indiens d’Amérique. Et comme il se doit, l’expérience est liée aux histoires, aux mythes, le vent n’échappe pas aux récits et pragmatiquement les Tohono O’dham offrent leur interprétation, leur explication, disent le monde et enseignent les particularités propres aux vents qui balaient le sud-ouest américain.

WIND - VENT

Le vent faisait tourner mes habits rudement autour de moi,
il me frappait,
sa dureté me faisait mal.
Le vent était fort ce soir là.
Il réussissait à souffler dans mes habits, à les plaquer contre moi.
Au contraire des autres, je me délecte de lui.
J'ouvre ma bouche et je respire en lui.
C'est un air nouveau,
de l'air venant de très loin,
de cieux intouchés,
de nuages pas encore formés.
Je respire à plein poumons ce vent.
Je pense que je sais un secret, ce n'est que l'acte d'ouverture
de ce qui est encore à venir.
Je le vois arriver de loin.
Un mur brun de poussière et de saletés,
des débris mouvants qui ne sont que d'anciens instants,
débris vieux d’un siècle.
Tous ramassés en une danse chaotique. 
La poussière s'installe dans mes narines.
Elle s'amalgame à l'humide dans ma bouche.
Elle se dépose sur ma peau et son duvet de poils.

Souvenirs de Père, comment il s'asseyait devant la maison
pour regarder le vent venir.
D'abord il le sentait, puis il le voyait.
Il disait, "le voilà,"
à peu près de la même façon que s'il avait vu une personne se détacher sur l'horizon.
Il s'asseyait.
Laissant le vent faire de lui ce qu'il voulait.
Il le frappait de ses grains de sable.
Cela créait une fine couche tout autour de lui.
Pour finir, quand il n'en pouvait plus supporter davantage
il entrait en trombe dans la maison, les paupières fermées,
faisant barrage aux larmes prêtes à lui nettoyer les yeux
Nous riions tous de son étrange apparance.
Lui aussi se délectait du vent.
C'était là le plus qu'il pouvait s'approcher de lui,
pour se joindre à lui, pour le connaître, pour savoir ce que le vent transportait.
Mon père disait," regardez c'est tout, quand le vent s'arrêtera,
la pluie tombera."
L'histoire continue.
Vent eut des ennuis avec les villageois.
Sa punition fut qu'il devait quitter le village pour toujours.
Quand il reçut sa sentence d'exil
Vent rentra chez lui et fit ses bagages.
Il prit ses vents bleus.
Il prit ses vents rouges.
Il prit ses vents noirs.
Il prit ses vents blancs.
Il prit ses vents secs.
Il prit ses vents humides.
Et en faisant cela il prit par la main
son amie qui était aveugle.
Pluie.
Ensemble ils partirent.
Très peu de temps après les villageois trouvèrent leurs cultures mourantes.
Les animaux disparaissaient,
et ils souffraient de faim et de soif.
Les gens réalisèrent, ce qui est à leur honneur, qu'ils s'étaient trompés
en éloignant Vent.
Et comme pour toute faute épique cela demanda des événements épiques
pour essayer de ramener Vent.

Pour finir ce fut un menu filet de dune
qui donna le signal du retour de Vent.
Avec son amie, Pluie, il ramena le vent sec,
le vent froid,
le vent humide,
le vent frais,
mais dans sa hâte,
il oublia
le vent bleu,
le vent blanc,
le vent rouge,
et le vent noir. 

Les quatre vents principaux, Yellow, Blue, White, et Black sont les vents qui ont fait ce que la terre est aujourd’hui. Par exemple, dans la mythologie Apache (qui compte douze vents), le vent jaune a donné la lumière, et le vent blanc l’a nuancée de brume. Le vent noir a sculpté la terre, créé les canyons, façonné rochers et cailloux. (N.d.T)

Voici deux autres poèmes, extraits du recueil OCEAN POWER,  qui illustrent bien l’habitude prise par les Indiens vivant sur les réserves, au contact des éléments et de la nature, d’observer l’environnement et de se situer dans le cycle des saisons jusqu’à en faire partie. En même temps Ofelia Zepeda développe sa poésie des petits riens du quotidien, qu’elle relie et associe aux souvenirs. Souvenirs qui lui sont chers et qui donnent sens, qui offrent une identité, une appartenance, comme un refuge, comme une maison où il fait bon vivre.

LARD FOR MOISTURIZER - Du saindoux en guise de crème hydratante

Je remonte les stores à la verticale,
j'essaie de capturer la lumière du sud.
Le soleil est maintenant arrivé au coin sud.
Le vent de décembre est froid
il magniffie la faiblesse de la lumière solaire.
Cette lumière contraste douloureusement
avec la chaleur brûlante d'il y a trois mois.
J'évoque cette chaleur maintenant, sans pouvoir vraiment m'en souvenir.
J'accueille la douce tiédeur du soleil hivernal.
Avec cette lumière je pense à chez moi, à l'activité qui se déplace vers le côté est
        de la maison.
pour en hiver profiter du faible soleil.
Mon père s'assied des heures de ce côté et fait des petites réparations.
Ma mère et son matériel de lessive déménage de ce côté-là aussi.
Elle se penche au-dessus de ses bassines, le dos tourné vers le soleil.
Ses bras vont et viennent, elle lave et tire sur les rayons du soleil.
Mes soeurs et moi étendons le linge,
nous sommes reconnaissantes qu'il ne pleuve pas.
Le soleil et le vent d'hiver sèchent les habits rapidement.
Les seules victimes de ce travail sont nos mains.
Eau chaude, eau froide de rinçage, vent froid et doux soleil de séchage.
En tant que personnes vivant à l'extérieur nos parents
trouvent un léger soulagement dans l'usage de crèmes hydratantes pour la peau.

Notre famille faisait la fortune de la marque Jergens et de ses ouvriers disions-nous.
Tôt en décembre les crèmes faisaient du bien, mais en janvier et février nous étions
      prêts pour des solutions plus radicales, de la paraffine.
Nos parents chaque nuit se couchaient avec une légère couche de gras luisante sur
       leurs mains et leur visage.
Nous en faisions autant.
Un confort épidermique minimal.
Mes soeurs et moi riions de notre tante qui ne s'embêtait ni avec les crèmes
ni avec la paraffine, elle utilisait du lard carrément.
Nous la voyions tous faire ça.
Quand elle faisait sa pâte à tortillas
la dernière étape était de graisser chaque boule constituée.
Alors qu'elle terminait, elle se frottait les mains avec tous les restes de saindoux
      comme elle l'aurait fait avec une crème.
Ma soeur l'imite et exagère sa gestuelle.
Elle nous montre comment elle masse ses mains, ses bras et son visage,
puis soulève sa jupe et frotte ses bruns genoux gercés avec une bonne poignée de
     saindoux.

KITCHEN SINK- Evier de cuisine

La lumière traverse bizarrement la porte vitrée de la cuisine.
Je peux voir les saisons changer dans l'évier de ma cuisine.
Le mouvement du soleil est assombri dans cet évier.
Pendant l'après-midi  l'évier est baigné de lumière.
Pas forcément le bon moment pour moi de faire la vaisselle.
Plus tard en été il y a une sensasion d'urgence à voir l'ombre s'allonger et
        commencer à s'incliner
alors que le soleil commence à border l'extérieur de l'évier.
Je prétends que la lumière du soleil va dans l'égout.
La lumière ne peux pas être arrrêtée par la bonde.
Elle s'insinue et pénêtre le joint là où l'eau ne passe pas,
elle devient part de l'obscurité qui est toujours part des égouts et des tuyauteries.
L'hiver arrive. L'air est certainement déjà plus frais.
Je le sais grâce à mon évier.

Les poèmes d’Ofelia Zepeda nous permettent souvent de nous projeter dans l’univers rural de son enfance, et nous devinons la condition modeste de ses parents, mais nous sentons aussi de combien d’amour et d’attention elle était entourée : elle se rappelle un jour humide de décembre, quand dans la cabine chauffée du camion de son père, elle attend le bus de l’école, et tous deux regardent les nuages de pluie se former:

nous regardons dehors les champs
où le brouillard s’accroche au sol

… au chaud dedans
le camion ayant travaillé depuis quatre heures du matin.

Et ses sensations opèrent à la façon de la madeleine de Proust. Dans un poème intitulé Smoke in Our Hair(fumée dans nos cheveux), l’odeur de la fumée venue de son feu de bois ramène des souvenirs et s’attarde dans ses cheveux, Ofelia Zepeda écrit :

peu importe la distance que nous parcourons / nous transportons cette odeur avec nous

Dans certains poèmes, Ofelia Zepeda manie l’humour et l’ironie, par exemple elle portrait les touristes venus regarder des Indiens danser, Indiens qui dansent pour gagner leur vie. Les  touristes s’attendent à des expériences particulières, se trouvent fascinés, viennent avec leur idée de l’Indien idéal, imaginent l’Indien vivant à un niveau spirituel élevé, mais ils sont aussi condescendants ou méprisants. Dans un court échange entre un touriste et un danseur Yaqui, le premier demande :

Que font-ils avec l’argent que nous leur jetons ?

Et le second de répondre :

Oh, ils le partagent simplement entre les chanteurs et
le danseur. 
Ils emmèneront probablement  le garçon au McDonald’s
manger un burger et des frites.
Les hommes s’en jetteront une bien fraîche.
Il fait chaud aujourd’hui vous savez. 

On devine la déconvenue du touriste déstabilisé par le prosaïque de la réponse !

Pour conclure, en accord avec la poète Navajo Laura Tohe et le critique Danker, qui qualifie les poèmes d’Ofelia de « song-poems » (poèmes-chants), on peut affirmer que la poésie d’Ofelia Zepeda est une expression de résistance, d’abord parce qu’elle écrit en Tohono O’odham, ensuite parce que l’anglais lui sert à véhiculer, à nous enseigner la vision du monde de son peuple. Ses écrits sont une plaidoirie pour une esthétique et une éthique ancrées dans les traditions propres à un peuple lié organiquement à son environnement, au point que cérémonies et rituels lui rendent hommage et le chantent. 

Présentation de l’auteur




Dimitris Pérodaskalakis, entre réalité et mythe il y a la poésie

Dimitris Pérodaskalakis est né à Héraklion en Crète en 1965. Il est professeur de lettres et enseigne le grec ancien et le latin à l’Université de Crète. Il a publié jusqu’à présent une monographie intitulée :Sophocle : Spectacle tragique et passion humaine, Gutenberg, 2012 et six recueils de poésie : Dans le blanc et dans le noir, Gavrielidis, 2005, Avec l’Etranger, Gavrielidis 2008, Sur la terre noire, Gavrielidis 2012, Jeu ouvert, Gavrielidis 2015, Le Sphynx envoyait un email, Gavrielidis 2018 et Ecriture hors jardin, Koukkida 2022.

Dimitris Pérodaskalakis appartient à la génération des années 90, comme on appelle les poètes qui ont publié peu avant ou peu après le début du nouveau millénaire. Cette génération a été appelée « Génération invisible » dans l’Anthologie de la génération des années 90 des éditions Mandragoras. La production poétique de cette génération évolue principalement sous le prisme du modernisme sans toutefois que l’on puisse parler encore d’autres éléments communs ou d’un courant commun prédominant qui façonne de manière unique son identité.

Les caractéristiques de la poésie de Pérodaskalakis sont : son noyau existentiel, l’expérience vécue, la collision de l’éphémère et de l’éternel, l’allusion ironique, la contemplation philosophique, la production d’images naturelles, le symbolisme social et politique, le dialogue avec l’humain et le divin, l’intertextualité en général, dans une langue qui comporte ses éléments de sens et de culture, sans expérimentation postmoderne dans l’expression. Ce que recherche Pérodaskalakis est le rythme intérieur du langage poétique et la clarté dans la représentation linguistique, laquelle cependant ne prive pas le poème de sa profondeur et de son étendue conceptuelles.

Le dialogue avec les mythes grecs anciens constitue la marque de cette intertextualité et de sa réflexion poétique, dont le fruit est le recueil Le Sphynx envoyait un email (Gavrielidis, 2018). De ce recueil sont tirés les poèmes qui ont été traduits pour la revue Recours au poème.

Δημητρης Περοδασκαλακης, Η Σφίγγα έστειλε email, Εκδοσεις Γαβριηλίδης, 2018 - Dimitris Perodaskalakis, Le Sphynx envoyait un email, Editions Gavrielidis, 2018.

∗∗∗

ΟΜΗΡΟΥ ΕΠΙΣΚΕΨΙΣ

Είναι φορές που ο Όμηρος με το μπαστούνι του τυφλού
- μεγεθυμένο αντικλείδι του αινίγματος -
σπρώχνει τις πύλες και εμφανίζεται στην αγορά

Δεν χάνεται στους πολυδαίδαλους των άστεών μας δρόμους
–εδώ δεν χάθηκε μες σε χιλιάδες στίχους -
έβαζε πάντα τα σημάδια του
Όσο για τ’ αυτοκίνητα
καλά γνωρίζει τον τροχήλατό τους ήχο
από τ’αμάξια και τα άλογα στην Τροία
Ούτε και στο λιμάνι κινδυνεύει
όλη τη θάλασσα τη χώρεσε στ' αυτιά του
τον ξέρει τον υδάτινο παλμό

Έτσι βαδίζει μες στην πόλη
πιάνει κουβέντα και ρωτά αν άλλαξαν τα χρώματα του κόσμου
Ύστερα βγάζει απ' το κούφιο του μπαστούνι μικρά αντικλείδια
για το χέρι καθενός

Ώσπου το βράδυ ολόφωτος μπαίνει στο αστικό
και επιστρέφει στους Κιμμέριους

VISITE D’HOMERE

Il est des fois où Homère, muni de la canne d’aveugle
- double agrandi de la clé de l’énigme –
pousse les portes et paraît dans l’agora

Il ne se perd pas dans le dédale des rues de nos villes
- il ne s’est pas perdu dans des milliers de vers –
il plaçait toujours ses repères
Quant aux voitures
il différencie bien le son de leurs roues
des chars et des chevaux de Troie
Sur le port non plus il n’est pas en danger
il a entré la mer entière dans ses oreilles
il connaît la vibration de l’eau

Ainsi il marche dans la ville
il entame une conversation et demande si les couleurs du monde ont changé
Ensuite il sort de sa canne creuse de petits doubles de clé
qu’il met dans la main de chacun

Jusqu’à ce qu’au soir tout illuminé il entre dans le bus urbain
et revienne chez les Cimmériens

*

ΤΟ ΠΑΙΓΝΙΔΙ ΤΟΥ ΟΙΔΙΠΟΔΑ

Μεγάλωνε στην Κόρινθο
όμως ποτέ δεν είχε φύγει από τη Θήβα
τον έπαιρνε στ' αμπέλια ο θετός πατέρας του την εποχή
         του τρύγου

Κρυβόταν ο μικρός Οιδίποδας στα κλήματα
και με τα άλλα τα παιδιά σε σκανταλιές παράβγαινε
αγαπημένο του παιγνίδι η τυφλόμυγα στο αμπέλι

Ώσπου μια μέρα τού είπε ένας μεθυσμένος σε τραπέζι
πως ήταν γιος πλαστός
                                      κι έγινε το παιγνίδι μοίρα

LE JEU D’ŒDIPE

Il grandissait à Corinthe
cependant il n’était jamais parti de Thèbes
son père adoptif l’emmenait dans les vignes à l’époque des vendanges

Le petit Œdipe se cachait dans les ceps
et avec les autres enfants il rivalisait en bêtises
son jeu préféré, le colin-maillard dans la vigne

Jusqu’à ce qu’un jour un ivrogne à table lui dise
qu’il était un enfant supposé
                                et le jeu est devenu destin

*

ΜΙΑ MYTHOS ΓΙΑ ΤΟΝ ΑΧΙΛΛΕΑ

Ένιωθε διαφορετικά από μικρός στο ένα του ποδάρι

Στης φτέρνας του την άκρη ώρες ώρες
κοκκίνιζε τόσο πολύ το δέρμα
που νόμιζε ότι θα χυνόταν όλο του το αίμα

Παραπονιότανε συχνά πως μούδιαζε
γι' αυτό και ο γιατρός τού είχε πει
χρόνια στην Τροία που βρισκόταν
να περπατά στις αμμουδιές ξυπόλητος
χωρίς σανδάλια και περικνημίδες
(τον πίεζαν ως φαίνεται στα άκρα)

Έτσι μια νύχτα που είχαν ησυχάσει οι στρατοί
και το φεγγάρι ασήμωνε τις όχθες
ο Αχιλλέας με γοργή περπατησιά πήγε στην παραλία

Είχε μια λάμψη ατέλειωτη ο Σκάμανδρος
που του μαγνήτιζε το βήμα
εκεί τον έκοψε γυαλί από μπουκάλι μπίρας

Δεν ήταν του Απόλλωνα τα βέλη
αυτή είναι η μόνη αλήθεια για τη φτέρνα

 

UNE BIERE « MYTHOS » POUR ACHILLE

Il sentait une différence depuis tout petit à l’un de ses pieds

Au bout de son talon par moments
la peau devenait si rouge
qu’il pensait que tout son sang allait couler

Il se plaignait souvent de fourmillements
c’est pourquoi même le médecin lui avait dit
les années où il se trouvait à Troie
de se promener sur les grèves pieds nus
sans sandales ni jambières
(elles le serraient semble-t-il aux extrémités)

Ainsi une nuit où les armées étaient au repos
et que la lune argentait les rives
Achille d’une démarche rapide est allé à la plage

Le Scamandre avait une lueur sans fin
qui aimantait son pas
là il s’est coupé avec un tesson de bouteille de bière

Ce n’était pas les flèches d’Apollon
telle est la vérité, la seule, à propos du talon

*

ΑΡΧΑΙΑ ΔΙΑΦΩΝΙΑ

Γέροντας πια κι αδύναμος ο Σόλωνας
ωστόσο πάντοτε φιλομαθής
θέλησε την καινούργια τέχνη του Θέσπιδος να δει

Στο τέλος της παράστασης τον ρώτησε αν ντρέπεται
που τόσα ψεύδη αραδιάζει από το άρμα στους πολίτες
Σαν του απάντησε ο Θέσπης πως είναι μόνο ένα παιγνίδι
χτύπησε έξαλλος ο Σόλωνας με το μπαστούνι του τη γη:
«Είναι επικίνδυνο να παίζεις με τα πράγματα»

Τον κοίταξε τότε βαθιά στα μάτια του ο Θέσπης
και με την ίδια αυστηρότητα του είπε:
«Ποιος παίζει με τα πράγματα, ξέρεις εσύ καλύτερα από μένα
γι' αυτό γυρνώ με την καρότσα μου στις αγορές
άδεια πραγματικότητα φορτώνω

Αυτή η αλήθεια θα μας αφανίσει»

ANTIQUE DESACCORD

Désormais vieillard et faible Solon
cependant toujours désireux d’apprendre
voulut voir le nouvel art de Thespis

A la fin de la représentation il lui demanda s’il avait honte
de débiter autant de mensonges depuis son char aux citoyens
Comme Thespis lui répondit que c’était seulement un jeu
Solon hors de lui frappa la terre de sa canne :
« Il est dangereux de jouer avec les choses »

Thespis le regarda alors profondément dans les yeux
et avec la même fermeté lui dit :
« Qui joue avec les choses, toi tu le sais mieux que moi
c’est pourquoi je tourne avec mon chariot dans les agoras
je charge une réalité vide

Cette vérité nous dévastera ».

*

ΑΙΑΝΤΑΣ ΠΟΙΗΤΗΣ

Ιδανικός αυτόχειρας
καλά ήξερε το σφάγανό του

με αυτό εξάλλου τη ζωή του έγραφε
όταν ξιφομαχούσε
Κι άλλοτε πάλι
με ορμή το δόρυ του πετούσε
αντένα που 'σκιζε το χάος

Τίποτε και κανέναν δε φοβόταν
μόνο το γέλιο των ανθρώπων
Όσο κι αν έκλεινε τ' αυτιά του
γάργαρο εκείνο τρύπωνε

Ώσπου ένα απόγευμα κοιτάχτηκε σε δίκοπο καθρέφτη
και φλόγισε Ιούλιο ο νους του

Σε καφενείο ζήτησε μια παγωμένη βυσσινάδα

Κι έτσι κρυστάλλινος
με ανταύγειες ήλιου χτυπημένος
έπεσε στον κορμό του ευκάλυπτου απείρου

 

AJAX POETE

Suicidé idéal
il connaissait bien son épée
avec elle d’ailleurs il écrivait sa vie
quand il se battait

Et parfois aussi
avec fougue il jetait sa lance
antenne qui déchirait le chaos

Il ne craignait rien ni personne
seulement le rire des hommes
Il avait beau se boucher les oreilles
ce rire vif se faufilait

Jusqu’à ce qu’un après-midi il se regarde dans un miroir à double tranchant
et que son esprit enflamme juillet

Dans un café il a demandé un sirop de griotte glacé

Et comme de cristal
frappé des reflets du soleil
il est tombé sur le tronc de l’eucalyptus infini

*

Η ΚΟΡΗ ΤΟΥ ΑΙΣΧΥΛΟΥ

Η τραγωδία έχει τον πατέρα της
έτσι οι Αθηναίοι είπαν τον Αισχύλο

Νέον ακόμη τον είχε επιλέξει ο Διόνυσος
γι' αυτό και σώθηκε σε τόσες μάχες με τους Πέρσες

Η κόρη του μεγάλωνε κι άρχισε τα ταξίδια
από τον Καύκασο ώς τη Γέλα
Πάντοτε όμως με συγκίνηση θυμόταν την οδό Ομήρου
εκεί την έστελνε ο πατέρας της
είχε κουλούρια φρέσκα με σουσάμι

Τα χρόνια πέρασαν, ήρθανε δύσκολοι καιροί
κι όταν η κόρη ορφάνεψε
κατέβηκε ο Διόνυσος στον Άδη να ξαναφέρει τον πατέρα

Είχανε σωρευτεί χρέη πολλά

 

LA FILLE D’ESCHYLE

La tragédie a son père
c’est ainsi que les Athéniens appelaient Eschyle

Dionysos l’avait choisi encore jeune
c’est pourquoi il a été sauvé dans tant de combats contre les Perses

Sa fille grandissait et commençait les voyages
du Caucase à Gela
cependant toujours avec émotion elle se souvenait de la rue Omirou
c’est là que son père l’envoyait
il y avait de petits pains ronds frais au sésame

Les années ont passé, sont venus les temps difficiles
et quand la fille est devenue orpheline
Dionysos est descendu dans l’Hadès pour ramener le père

S’étaient accumulées beaucoup de dettes

Présentation de l’auteur