Entre la poétique et le poétique, le cinéma de poésie

Nikol Dziub, Université de Bâle

Introduction

On essaiera ici de répondre à une question très simple : le cinéma dit « poétique » est-il ainsi qualifié parce qu’il exhibe une poétique, ou parce qu’il est imprégné de poésie1 ? Ou si l’on préfère : dans quel sens le terme « poétique » est-il utilisé dans le discours sur le cinéma ? On ne pourra pas se pencher ici sur tous les réalisateurs et théoriciens qui ont fait le cinéma poétique (Vertov, Pudovkin, Eisenstein, Pasolini, Antonioni, Bertolucci, Godard, Paradjanov, Illienko, Shamshiev, Griffith, Tarkovski, Dovzhenko2, mais aussi Chklovski, Deleuze3, etc.) On se contentera d’analyser brièvement ce qu’en disent Chklovksi et Vertov d’une part, Pier Paolo Pasolini d’autre part.

Notre hypothèse est la suivante : le cinéma poétique est régi par une volonté de faire du cinéma un système ou un ensemble structuré par des caractéristiques qui lui sont propres (nous disons « caractéristiques » pour éviter les mots « règles » ou « lois », qui supposent une contrainte trop forte). Il constituerait par conséquent une objectivation du geste cinématographique, qui consiste à décomposer la « réalité » pour la recomposer, ou plutôt pour composer une « autre réalité » par le biais du montage. En d’autres termes, il se caractériserait par un geste de mise en exergue de sa propre poétique – ce qui ne veut pas dire, cependant, que la poétique exclut totalement le poétique, tant s’en faut.

Poetichnoe kino, ou le cinéma de poésie vu par les formalistes

Commençons par les formalistes russes : fond/forme, narration/démonstration, prose/poésie – telles sont les distinctions dialectiques qu’ils prônent. Pour Chklovski en particulier, la distinction cinéma de prose/cinéma de poésie se superpose à la distinction fable/composition. Dans l’ouvrage intitulé La Poétique du cinéma (1927), dirigé par Boris Eikhenbaum, le groupe des formalistes tente de poser les fondements théoriques du cinéma (en tant qu’art ou médium de communication, avec sa stylistique et ses procédés propres, mais aussi dans ses rapports à l’art pictural, au théâtre et à la littérature). Le terme « poétique » est bien employé dans le sens que lui donne Aristote – dont la Poétique traite de la production et de l’agencement des œuvres, et plus particulièrement d’une mimésis conçue non comme l’imitation d’une réalité statique, mais comme la réappropriation du geste créateur qui constitue le moteur des actes dont la succession construit une réalité dynamique –, mais les formalistes opèrent une sorte de syncrétisme entre poétique et poésie. Dans le « cinéma de poésie », il y a plus d’éléments formels que d’éléments de sens : « Le cinéma sans sujet est le cinéma de poésie4 ». Il existe une « fonction poétique du cinéma » comme il existe une « fonction poétique du langage » : si, dans le cas du langage, c’est – selon Jakobson du moins – l’absence relative de verbes5 qui manifeste la « poéticité » d’un discours, dans le cas du cinéma, c’est le refus de la fable et de son illusoire fluidité.

Pour illustrer sa pensée, Chklovski donnera des exemples de films où les réalisateurs utilisent les « bases » du cinéma de poésie (les formes géométriques, les parallélismes – notamment sonores : assonances, allitérations –, la surexposition, les images « dialectiques ») : Shestaja chast’ mira (La Sixième Partie du monde, 1926) de Dziga Vertov et Mat’ (Mère, 1926) de Pudovkin notamment. En fait, pour Chklovski, ces moyens « géométriques » de mettre en parallèle des images constituent un principe poétique, puisqu’ils permettent de créer des rythmes visuels, et de la sorte de donner un sens non narratif au film. Dès lors, ce qui était caché se montre, ce qui incite le spectateur à prendre conscience de l’existence de l’œuvre cinématographique comme production : l’un des grands apports de Chklovksi dans l’art cinématographique est l’utilisation du principe proto-déconstructeur d’ostranenié (d’étrangéisation), que l’on retrouvera à l’œuvre dans les films de Paradjanov ou de Godard – le poétique étant alors le support et la manifestation d’une prise de distance critique6.

            La pensée de Chklovski ouvre des pistes non seulement aux théoriciens, mais aussi aux cinéastes, et notamment à Dziga Vertov. Ce dernier insiste cependant encore davantage sur la nécessité pour le cinéma de se libérer de l’emprise de la littérature. Dans son manifeste intitulé Ciné-Œil, publié en 1923 dans le troisième numéro de la revue ЛЕФ : Левыйфронт искусств7, éditée par Maïakovski, Vertov prétend ainsi faire du cinéma un instrument de résistance au passé, notamment littéraire. Le générique du film L’Homme à la caméra (1929), par ailleurs, expose la poétique cinématographique de Vertov. D’abord, le cinéma sera indépendant des mots et du langage, l’image n’aura plus besoin du soutien des inscriptions écrites. Ensuite, le cinéma sera indépendant de la littérature, les images seront convaincantes sans l’aide du scénario. Enfin, le cinéma sera indépendant du théâtre, et renoncera aux décors. À la fin de ce générique-préface, Vertov écrit : « Ce travail expérimental est destiné à créer le véritable langage international absolu du cinéma, qui sera tout à fait distinct du langage du théâtre et de la littérature8. » Un art devient donc « poétique » quand il commence à ne plus travailler qu’avec ses propres « caractéristiques9 » – à telle enseigne que le cinéma ne peut être poétique qu’à condition de s’émanciper de la littérature et de la poésie qui lui est propre.

Au-delà du formalisme : le cinema di poesia selon Pasolini

Voyons à présent comment Pasolini considère le cinéma poétique. Dans sa conférence intitulée « Le Cinéma de poésie », donnée au premier Festival du nouveau cinéma de Pesaro en juin 1965, et dont la traduction fut publiée dans les Cahiers du cinéma en octobre de la même année (no 17110), il propose une réflexion sémiologique sur le cinéma. Pour lui, le cinéma, comme tout art, est avant tout poétique (même si le cinéma est a priori un art « réaliste »). Cette « poéticité », dit-il, s’impose presque automatiquement au cinéma, parce que le cinéma est composé d’images « évocatrices ». Voici comment se développe sa pensée, fondée sur ce postulat, que le cinéma est constitué d’images-symboles qui ont la même évolution que les racines des mots. Si « le cinéma est […] un langage artistique et non philosophique11 », c’est du fait de sa « force expressive12 », de « son pouvoir de donner corps au rêve », de « son caractère essentiellement métaphorique13 ». C’est ainsi qu’il aboutit à cette conclusion, que « la langue du cinéma est fondamentalement une “langue de poésie” ». Mais le cinéma industriel (c’est-à-dire le cinéma réduit à une entreprise économique) a tout fait pour développer le caractère narratif du médium, et a formé de la sorte la tradition d’une « langue de prose narrative14 ».

Pasolini ajoute encore ceci, qui montre qu’il tente de réaliser une synthèse intéressante entre l’idée formaliste de la poésie (ou de la poéticité) et cette autre idée qui en fait le lieu du jaillissement de la vision ou du rêve : le cinéma de poésie se développe « en fonction des caractéristiques psychologiques irrégulières des personnages choisis comme prétextes, ou mieux : en fonction d’une vision du monde avant tout formaliste de l’auteur (informelle chez Antonioni, élégiaque chez Bertolucci, technique chez Godard15) ». Pour exprimer cette vision intérieure, Pasolini pense qu’il faut utiliser des formules stylistiques et techniques particulières, tout en « servant simultanément l’inspiration, qui, comme elle est justement formaliste, trouve en elles à la fois son instrument et son objet16 ».

Chez Pasolini, le terme « poétique » est donc employé dans le sens « formaliste » tout en étant synonyme d’ « onirique ». Si le caractère « prosaïque17 » traditionnel du cinéma a empêché sa « poéticité » de se développer, c’est parce que « tout ce qu’il y avait en lui d’irrationnel, d’onirique, d’élémentaire et de barbare18 » a été négligé. Le langage des im-signes (images de la mémoire et du rêve) est libérateur19, et ce à deux niveaux, celui du personnage et de la mimésis, celui de l’auteur et de l’expression :

Le « cinéma de poésie » – tel qu’il se présente à quelques années de sa naissance – a pour caractéristique de produire des films d’une nature double. Le film que l’on voit et que l’on reçoit normalement est une « subjectivité libre indirecte » parfois irrégulière et approximative – bref très libre. Elle vient du fait que l’auteur se sert de « l’état d’âme dominant dans le film », qui est celui d’un personnage malade, pour en faire une continuelle mimésis, qui lui permet une grande liberté stylistique, insolite et provocante. Derrière un tel film, se déroule l’autre film – celui que l’auteur aurait fait même sans le prétexte de la mimésis visuelle avec le protagoniste ; un film totalement et librement expressif, même expressionniste20.

De la sorte, c’est le langage (cinématographique, s’entend) de l’auteur, son style si l’on veut, qui a toute licence de se déployer. Mieux, le style devient alors le seul véritable « protagoniste » d’un cinéma de poésie fondé sur l’ « exercice de style comme inspiration, qui est, dans la majeure partie des cas, sincèrement poétique21 ». Pasolini fait ainsi un double détour par la mimésis et l’expression pour rejoindre la poétique, et pour l’identifier, à sa façon, au poétique.

Pour conclure et poursuivre : la poésie des cinémas

Resterait à déterminer ce qui assure la transitivité de cette part de poésie du cinéma. Si la poétique du cinéma poétique semble (l’italique s’impose, on le verra dans un instant) un objet délimité et analysable, comment, ou dans quelles conditions, le « je-ne-sais-quoi de poétique22 » qu’il contient et comporte se transmet-il au spectateur ? On ne pourra pas, ici, s’attaquer vraiment à cette redoutable question. Mais on aimerait tout de même, en guise de conclusion ouverte, émettre cette hypothèse, que le lieu nommé « cinéma » est pour beaucoup dans la transitivité de la poéticité propre à l’art éponyme.

Pour Jean Epstein, « l’obscurité des salles » de cinéma est la « condition de toute rêverie23 ». Et Edgar Morin, de son côté, parle de ces « grandes cavernes extérieures que sont les salles de cinéma », qui « communiquent avec nos cavernes intérieures ; notre âme y erre comme nos ancêtres erraient dans les jungles ou les forêts vierges24 ». Si le cinéma permet à l’homme d’échapper à la réalité, il donne également accès à une certaine sur- ou hyper-réalité, qu’elle soit archaïque ou future, étiologique ou eschatologique. Le cinéma permet à l’homme de faire l’expérience d’un certain « état poétique » qui survient lorsque le spectateur imagine vivre une relation mi-imaginaire mi-esthétique avec l’homme cinématographique (l’homme de l’écran), qui est autrui tout en restant proche (qui est, si l’on veut, un alter ego, mais où l’alter a autant de poids que l’ego) : de fait, à « l’écran, l’hypnose se trouve donnée en même temps que la poésie25 » ; et de la sorte, « la substance vive du film apparaît […] comme un tissu onirique et poétique, dont la cohésion intime n’est pas tellement d’ordre raisonnable26 ». Ou, pour le dire autrement : il n’est pas si sûr que la poétique propre aux films dits « poétiques » soit un objet clairement délimité et analysable – car, dans le cinéma, le poétique ne rejoint peut-être pas tant la poétique, qu’il ne la saisit, la pliant à ses lois et voies propres, qui demeurent pour partie impénétrables même à ceux qui en font l’expérience.

 

Notes

1. Cet article reprend en grande partie une publication antérieure : Nikol Dziub, « Le “cinéma de poésie”, ou l’identité du poétique et du politique », dans Fabula-LhT, no 18 : Nadja Cohen et Anne Reverseau (dir.), « Un je-ne-sais-quoi de « poétique », 2017, DOI : https://doi.org/10.58282/lht.1882

 2. Voir Karla Oerler, « Poetic Cinema », in Edward Branigan et Warren Buckland (dir.), The Routledge Encyclopedia ofFilm Theory, New York, Routledge, 2013, p. 365-371.

3. Voir Gilles Deleuze, Cinéma I. L’Image-mouvement, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1983.

4. Victor Chklovski, « Poésie et prose dans l’art cinématographique », in Les Formalistes russes et le cinéma. Poétiquedu film, introduit et commenté par François Albéra, traduit du russe par Valérie Posener, Régis Gayraud et Jean-Christophe Peuch, Paris, Nathan, 1996, p. 141.

5. Voir Roman Jakobson, Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973, p. 19 : « l’absence de verbes est une tendance caractéristique du langage poétique. »

6. Voir Victor Chklovski, « L’Art comme procédé », in Théorie de la littérature, textes de formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, avec une préface de Roman Jakobson, Paris, Seuil, 1965, p. 83 notamment.

7.  LEF, Levyi Front Iskusstv (Front gauche des Arts).

 8. Nous traduisons.

 9. Les revendications du cinéma poétique sont à certains égards similaires à celles du cinéma « pur » des années 1920. Sur le sujet, voir Nadja Cohen, « “Littérature pure” et “cinéma pur” dans les années 1920 : la réponse du berger à la bergère ? », Arcadia, vol. 50, no 2, novembre 2015, p. 271-285.

10.  Traduction française de Marianne Di Vettimo et Jacques Bontemps. Repris in Marc Gervais (éd.), Pier Paolo Pasolini, Paris, Seghers, coll. « Cinéma d’aujourd’hui », 1973.

11.  Ibid., p. 135.

12.  Ibid.

13.  Ibid.

14.  Ibid.

15.  Ibid., p. 139.

16. Ibid.

17. Dans le cas de Pasolini, il ne faut pas confondre le « cinéma de prose » avec un cinéma prosaïque, de même qu’il faut comprendre la différence entre le cinéma traditionnel et le cinéma classique. Pasolini éprouve bien une certaine nostalgie pour le cinéma de son/l’enfance. Le cinéma classique était doté d’une poésie intérieure, c’est-à-dire cachée et non visible : « Le cinéma classique a été et est narratif, sa langue est celle de la prose. La poésie y est une poésie intérieure, comme, par exemple, dans les récits de Tchékhov ou de Melville » (ibid., p. 140).

18.  Ibid., p. 135.

19.  Ibid., p. 136.

 20. Ibid., p. 138.

21.  Ibid., p. 139.

22. Voir Nadja Cohen et Anne Reverseau, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” : questions d’usages », dans Fabula-LhT, no 18 : Nadja Cohen et Anne Reverseau (dir.), « Un je-ne-sais-quoi de « poétique », 2017, DOI : https://doi.org/10.58282/lht.1916

23. Jean Epstein, Esprit de cinéma, Genève/Paris, Jeheber, 1955, p. 71.

24. Edgar Morin, « Les Cavernes intérieures », in La Méthode 5. L’Humanité de l’humanité : l’identité humaine, Paris, Seuil, 2001, p. 103.

25. Jean Epstein, Esprit de cinéma, op. cit., p. 72.

26.  Ibid., p. 133.




La poésie au-devant de la pratique. Nouvelles approches du « poétique » au cinéma.

Un cinéma en quête de poésie renoue avec l’approche par la réception de la définition du fait poétique essayée depuis 2013 par Nadja Cohen avec Anne Reverseau1, et au programme alors défini : mettre en avant les discours – examens critiques, écrits de cinéastes, jusqu’aux usages triviaux du terme « poétique » rejetés par la plupart des études – pour ouvrir (enfin) le champ du poétique à de nouvelles œuvres et pratiques cinématographiques. Ce pas de côté que l’on pourrait qualifier d’approche pragmatique signale la volonté de discuter d’abord d’une pratique discursive et non d’une qualité essentielle des films, d’une stratégie critique plutôt que d’une catégorie esthétique : en un mot, d’une rhétorique qui fait du « poétique » non plus un attribut des œuvres mais un état particulier tissé par la relation du public à une certaine qualité et matérialité d’images et de sons.

Outre la confirmation de l’importance de cet axe pragmatique, ce recueil d’articles porté par N. Cohen possède l’indéniable qualité de renouveler le vivier de cinéastes proposé·e·s à l’étude historique et à l’analyse esthétique du « cinéma de poésie ». Nombre d’artistes font ainsi leur entrée à côté des canons du genre rappelés dans l’introduction et encore discutés dans l’ouvrage. Voisin·e·s de Bela Tarr, Sergei Paradjanov, Agnès Varda ou Jean-Luc Godard, d’autres bénéficient d’une salutaire mise en lumière comme la cinéaste avant-gardiste américaine d’origine lithuanienne Marie Menken, mais aussi de jeunes auteurs et autrices comme l’Italienne Marina Spada ou le Français Damien Manivel.

Le livre se présente en quatre parties qui ouvrent chacune un programme de recherches distinct : la première questionne l’étiquette critique du « poétique » (chez les « réalistes poétiques » français comme chez Godard) ; la seconde – via la discussion obstinée de la possibilité ou non d’identifier comme métaphores certaines pratiques filmiques commentées tout au long de l’histoire du cinéma – se penche sur les procédés à l’œuvre dans les films dits « poétiques ». Une troisième partie veut reconstruire « l’effet poétique » dans la tension entre le monde et le regard du ou de la cinéaste (notamment chez Varda ou les néoréalistes italiens), tandis qu’une quatrième interroge les possibles transferts de la qualité poétique de la vie d’un poète vers son biopic (qu’il s’agisse de figures historiques, le Rimbaud de Richard Dindo ou l’Antonia Pozzi de Marina Spada, ou de personnages fictifs comme chez Jim Jarmusch ou Damien Manivel).

Un cinéma en quête de poésie, sous la direction de Nadja Cohen, Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, coll. « Caméras subjectives », 2021, 416 p.

Au côté d’une approche esthétique de la question du « cinéma de poésie » dont le sillon (inventorié en introduction) se poursuit dans le recueil, deux lignes nouvelles se dessinent. D’une part un approfondissement de l’approche pragmatique ouverte par N. Cohen et A. Reverseau, interrogeant les stratégies critiques du recours à la notion de « poésie » pour déterminer son efficace lexicale aussi bien que son rôle stratégique dans la sociologie du champ. D’autre part, de manière plus souterraine, une approche matérialiste se dessine au gré de la référence insistante des contributeurs et contributrices du recueil à une « poétique du matériau », à la réalité concrète ou à l’objectivisme, et qui cherche enfin à penser de manière frontalement politique le recours au poétique.

Pour une pragmatique du poétique

Après un tour d’horizon qui rappelle les scansions historiques des relations intermédiales entre cinéma et poésie, tradition majoritairement écrite par des cinéastes (Dulac, Cocteau, Epstein, Deren, Pasolini, Tarkovski, Ruiz...), l’introduction copieuse de N. Cohen fait retour sur l’idée – canonique depuis les formalistes russes (Chklovski, Tynianov) – d’un « cinéma de poésie » caractérisé par sa faible narrativité, par la ténuité du dramatique au profit d’une maximalisation de l’effet (et donc de la prise en compte de son public). Le parcours du livre sera ainsi tendu par ce chemin parcouru, d’une critique intéressée à la définition de l’essence des œuvres jusqu’à la caractérisation du poétique comme effet de réception, porté par le bel idéal d’Éluard qui, dans « L’évidence poétique » (1936), nommait poète « celui qui inspire, bien plus que celui qui est inspiré ». Une même « naissance du spectateur et de la spectatrice » du cinéma de poésie est proclamée, remarque N. Cohen, dans les écrits du cinéaste Andreï Tarkovski, pour qui le public et le cinéaste partagent « la joie et la souffrance de la naissance de l’image ». L’auteur de Stalker, qui donne sa couverture à l’ouvrage, ne concluait-il pas, comme une invite, à la définition du poétique comme d’une liaison : « Nos émotions, nos pensées, ne sont-elles pas toujours comme des allusions inachevées2 ? ».

L’ouvrage ne cantonne cependant pas cette approche à une étude de la réception individuelle des films, et le programme qu’il suit vise plutôt à nouer cette démarche à celle, cette fois collective, de l’interprétation critique du signifiant « poésie/poétique ». Ainsi, après une enquête lexicographique (allant de Man Ray à Pierre Alféri), Jérôme Dutel propose ainsi d’étudier les « ciné-poèmes » du festival de Bezons, réunis en DVD et publiés sous cette appellation par le réseau scolaire Canopé, comme l’exemple d’un rapprochement « spontané » du fait poétique et du champ cinématographique. Certes, plusieurs critères esthétiques se dessinent à la faveur d’une étude surplombante de ce corpus de vingt-et-un court-métrages : la brièveté de la forme (pour des raisons économiques, auctoriales, mais aussi d’intensité esthétique) ; le choix de l’animation ou de l’expérimental (surtout la vidéo) ; le travail sur la langue… Mais, clarifiant bien l’approche préférée par l’ouvrage, « plutôt qu’à chercher dans chacune des œuvres présentées ce qui ferait d’une œuvre cinématographique une œuvre poétique », l’auteur souhaite « avant tout pointer la polyphonie et la polysémie pises à l’épreuve par la volonté de réunir ciné et poème dans une perspective didactique » (p. 47). Mentionnons encore trois autres articles qui démontrent la portée heuristique manifeste d’une telle approche.

En questionnant une œuvre de cinéma établie, et non plus un ensemble réuni ad hoc, Célia Jerjini propose une passionnante enquête sur les relations que Jean-Luc Godard entretient avec le signifiant poésie au cours de sa longue carrière artistique etcritique. En étudiant la relation avec l’équipe originelle des Cahiers du cinéma (Jacques Doniol-Valcroze, Pierre Kast, André Bazin, et surtout Jean Cocteau) et le corpus critique du futur « jeune Turc », l’autrice démontre les rapports que le jeune Godard entretient avec le poète du cinéma Cocteau, parrain de l’entreprise critique par le biais du ciné-club qu’il anime alors, Objectif 49, ou du Festival du Film Maudit de Biarritz qu’il préside la même année. À partir de remarques judicieuses sur le montage par Godard de son propre passé de critique dans le recueil de ses écrits (Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard), C. Jerjini note la discrète mais bien réelle constitution de « JLG » (acronyme choisi par le cinéaste pour signifier la filiation de son œuvre de cinéaste et de critique, selon l’autrice) en poète du cinéma. Elle prend ainsi pour exemple la mise en vis-à-vis de la critique de l’Orphée (1950) de Cocteau et de celle, si décisive pour Godard et notamment pour la réalisation du Mépris (1963), du Méditerrannée de Jean-Daniel Pollet :

Ériger Pollet, cinéaste moderne associé à la Nouvelle Vague, en poète orphique sous l’égide de Cocteau, est, pour Godard, autant un moyen d’assimiler leur approche et de l’inscrire dans la veine d’un cinéma de poésie, que de défendre leurs films respectifs. (p. 65-66)

Cette étude de la « posture d’auteur » du cinéaste que JLG met en œuvre (C. Jerjini parle d’une « attitude de poète ») est encore parachevée par la récente exposition Le Studio d’Orphée, adaptation-installation du JLG/JLG. Autoportrait de décembre (1995) mise en œuvre à la Fondation Prada de Milan à l’hiver 2019-20203, et dans laquelle le cinéaste vieillissant se coule dans les pas de son prédécesseur « exemplaire ». Godard n’est d’ailleurs pas le seul à construire une carrière cinématographique majeure à l’école de Cocteau, et un travail similaire pourrait être effectué à partir de Chris Marker, critique d’Orphée dans la revue Esprit dès 19504. C. Jerjini propose par la suite une étude des mentions du terme dans les discours du cinéaste : on pourrait encore souhaiter que cette étude soit mise en regard de la présence du terme « poésie » dans les films de Godard eux-mêmes, notamment dans ceux où la voix de commentaire est si proche de l’écriture critique du cinéaste (Deux ou trois choses que je sais d’elle en 1967, déjà rapproché avec profit de la poésie de Francis Ponge5, ou bien de la présence de la poésie d’Éluard dans Alphaville en 1965).

Nathalie Mauffrey présente dans une même direction son enquête approfondie de la relation parfois conflictuelle d’Agnès Varda avec l’idée de poésie et de cinéma poétique (l’autrice relate une anecdote parlante à ce sujet, la cinéaste invitant tout artiste à « ouvrir la porte et partir en courant […] quand on entend dire “poétique” »). Malgré cette apparente conflictualité (ou peut-être ce rendez-vous manqué entre la critique et une cinéaste tentant de gagner sa place au sein d’une profession vue comme essentiellement masculine : « n’est pas Marker qui veut » se verra-t-elle asséner), l’autrice démontre la grande productivité de ce terme dans l’histoire critique consacrée à la cinéaste, de La Pointe courte (1954) aux Plages d’Agnès (2007). Certes, il s’agit d’abord d’une certaine férocité vis-à-vis de ses jeux de mots jugés faciles (N. Mauffrey rappelle l’« abri côtier » élu par la cinéaste dans Les Plages d’Agnès), ses « commentaires mièvres », et la forme « mineure » de littérarité que choisit Varda pour entrer en poésie ne satisfait pas les critiques.

C’est par l’image en revanche qu’elle acquiert ses galons de cinéaste « poétique » : La Pointe courte est pour Jean-Louis Bory un « poème en image », Lorenzo Codelli qualifie Mur murs de « poème visuel », Jacquot de Nantes estun « documentaire poétique » pour Pierre Murat et les Plages d’Agnès un « mélange de poésie et de quotidien » pour Stéphane Delorme (l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma étant d’ailleurs abondamment cité par les auteurs et autrices de l’ouvrage comme l’un des critiques les plus prolixes concernant la poéticité du cinéma…). Cette étude de cas de Varda permet à N. Mauffrey une conclusion utile à plusieurs contributions de l’ouvrage :

Le cinéma poétique n’est donc pas un cinéma littéraire, […] et lorsque qu’il [est poétique], il l’est cinématographiquement, parce que le regard porté sur le monde par la cinéaste […fait] ressentir la beauté des choses, et que subséquemment le regard du spectateur s’ouvre sur une autre réalité qui éveille son imaginaire. (p. 88)

Dès lors Varda elle-même tient à distance la comparaison avec la littérature, pour favoriser une « cinécriture » défendue dès 1981 (sous le terme de cinémature d’abord, mot-valise de cinéma et littérature) :

Quelque chose qui serait du cinéma et des mots : des images en tant que mots, avec leur signification propre, sans être liées par une syntaxe, un écrit ou une logique, de même qu’en poésie, on utilise des mots en tant que mots, plus que les phrases que forment ces mots.

La poésie compensatoire d’un quotidien prosaïque que pratique Varda est bien celle d’un « style » visuel et artistique, développé comme traduction d’une vision intérieure et volontiers proche d’une référence à l’onirisme du cinéma. Ainsi N. Mauffrey conclut-elle à un véritable « pacte poétique entre regard et style » (p. 99) à l’origine d’un sur-réalisme (« élever d’un ton la réalité ») du film poétique selon Varda : une pratique soigneusement développée « à l’abri » des regards de la littérature (et des critiques).

L’article d’Esther Hallé-Saito propose de décentrer la perspective du cadre français pour évaluer la place que prend le terme « poétique » dans les écrits des auteurs italiens du « groupe Cinema » des années 30-40 (regroupant, comme les « jeunes Turcs » des Cahiers deux décennies plus tard, de futurs cinéastes, tels Luchino Visconti, Michelangelo Antonioni, Antonio Pietrangeli ou Giuseppe De Santis). L’attention portée à cette poétique critique préalable à une pratique formelle et filmique, que proposait déjà C. Jerjini dans son article sur Godard, permet de mettre au jour le « désir poétique » visible dans les manifestes critiques de ces proto-cinéastes.

Ce désir de poésie est lié d’emblée à la question du paysage. Son rôle matriciel est déjà évident dans le projet de film d’Antonioni sur le fleuve Pô (écrit en 1939 mais réalisé finalement, sous le titre Gente del Pô en 1943), qui cherche à opérer un « déplacement poétique », un « tremblement symbolique » (p. 232) à même de transmuer la réalité ethnographique en survivance mythique, proche des films postérieurs de Pasolini, qui louera d’ailleurs le Deserto rosso (1964) du cinéaste pour sa qualité poétique dans sa conférence sur le cinema di poesia de Pesaro en 1965. L’autrice rappelle également la référence, sensible chez De Santis ou chez Pietrangeli par exemple, au « réalisme poétique » français d’un Renoir (que Visconti assiste pour Les Bas-Fonds et Partie de campagne) : pour les critiques, c’est le paysage qui permet au Lantier (Jean Gabin) de La Bête humaine, de s’ « exprime[r] en poésie » Analysant « occurrences et significations », « motifs et enjeux » du poétique, dans le but de croiser ces qualifications à la visée documentaire et ethnographique de l’esthétique néoréaliste, E. Hallé-Saito ne manque cependant pas de signaler ce qui, dans l’usage de ce terme, tient de la « stratégie de légitimation relevant d’enjeux de distinction spécifiques » (p. 215), propices à structurer un champ cinématographique alors en pleine recomposition.

Dans un tel contexte, nous pouvons comprendre la référence à la poésie dans les textes du « groupe Cinema » comme une manière d’affirmer la spécificité d’un réalisme distinct de celui qu’avait déjà revendiqué la génération des hommes de lettres [des années 30 : les auteurs dits calligraphistes comme Mario Soldati]. (p. 226). Le terme, inutile à la reconnaissance du groupe après 1942, n’est plus autant employé – preuve que même le signifiant poésie n’est pas exclu du jeu social et que son emploi est diversement indexé sur l’échelle des valeurs selon les époques et les besoins de reconnaissance institutionnelle.

Du matériau au matérialisme : nouvelles approches

Mais le recueil n’est pas qu’une poursuite de la méthodologie pragmatique de son introduction, et une autre orientation critique se dessine, suggérée par les échos entre trois articles à cheval entre les dernières parties du recueil : le rappel insistant d’une tendance « objective » du cinéma de poésie. « Ceci n’est pas l’histoire d’un poète. Le cinéma utilise le langage des objets » ? ouvre Sayat-Nova (1968) de Paradjanov commenté par Nikol Dziub, tandis que la référence à la poésie américaine objectiviste de William Carlos Williams sature le Paterson (2016) de Jim Jarmusch étudié par Matthias De Jonghe. Enfin l’étude « matérialiste » de la poétique de la cinéaste expérimentale Marie Menken par Bárbara Janicas achève de présenter le matériau comme le souci principal du film « poétique ».

Bárbara Janicas cherche dans son texte à faire tenir ensemble la réhabilitation d’une figure longtemps oubliée par l’historiographie (et notamment l’œuvre maîtresse de l’histoire du New American Cinema, Un cinéma visionnaire de Paul Adams Sitney), sa poétique avant-gardiste reposant sur le travail matériologique du médium filmique « en lien avec l’expérience cinégraphique des années 20 » (Loïe Fuller, Germaine Dulac), et enfin « l’expérience somatique de l’improvisation en danse » explorant les trois « dimension[s] matérielle, expérientielle et corporelle » du cinéma. Participer à la redécouverte de Marie Menken constitue ainsi un acte fort, en cela que sa figure constitue une alternative à la fois au concept de « ciné-danse » de Maya Deren mais aussi à la malheureuse propension des critiques masculins à dessiner une histoire biaisée des mouvements artistiques : « comme si, dans les moments charnières de [l’histoire] du cinéma, il n’y avait eu de place que pour une femme à la fois », Germaine Dulac dans les années 1920 ou Deren dans les années 1940-1960. Sitney lui-même est revenu à deux reprises sur l’absence de Menken de sa première histoire publiée en 1974 (dans la préface à la troisième réédition du Cinéma visionnaire en 2002, mais également dans Eyes Upside Down, en 2008, où il consacre un article entier à la cinéaste6), au point d’en faire une figure matricielle. (Là aussi, comme avec Deren, la compensation de l’oubli ne se fera qu’au moyen d’une valorisation un brin sexiste – celle de la figure maternelle). Cet article constitue donc une louable tentative d’identification de la figure plutôt que de la flouter dans le continuum vague du New American Cinema ou du « cinéma lyrique » de Sitney.

En guise de prolégomènes, B. Janicas identifie deux voies propices à l’affirmation du potentiel poétique du cinéma. D’une part celle, littéraire, de voie d’accès à l’inconscient, à la spiritualité ou à l’onirique (via l’association d’idées et d’émotions) que l’on pourrait qualifier de symbolisme, de subjectivisme et de lyrisme. D’autre part, celle, plus formaliste, qui recourt à des analogies de procédés et de principes de construction (rythme, vitesse, répétition) et qui en vient à « considérer la poésie comme l’âpreté du graphisme visuel de leurs films abstraits » (p. 258). Ce partage, identifié dès les années 1920, reste pertinent dans la seconde partie du siècle. Lorsque Sitney reconstruit l’histoire du cinéma américain (à partir de l’influence post-romantique et de la tradition picturale de l’expressionniste abstrait) en le qualifiant de cinéma « visionnaire » ou mythopoétique, il lui oppose ainsi, quelques années plus tard, une seconde tendance : un cinéma « structurel », propice à l’abstraction, héritier du direct film et du cinéma d’animation graphique. L’éloignement de la tradition lyrique semble alors consommé pour Sitney, mais pour d’autres historiens comme Alain-Alcide Sudre, le cinéma structurel n’a pas coupé les ponts avec la dimension rythmique de la poésie, en ce qu’il tend « vers une formalisation des démarches artistiques qui, contrôlées, à l’instar de la poésie, repose sur un jeu de contraintes décidées a priori7 ». Or, selon B. Janicas, Menken se situerait ainsi très exactement entre ces deux traditions lyrique et structurelle, ce dont témoignaient déjà les seules lignes que Sitney consacrait en 1974 à Menken, où il loue sa « structure rythmique » singulière, et comparait ses films aux Jeux des reflets et de la vitesse (1923-1925) d’Henri Chometteet à l’Étude cinégraphique sur une arabesque (1929) de Dulac. Menken pourrait ainsi être considérée comme une synthèse originale – et peut-être unique – entre l’approche lyrique et l’approche matériologique (« structural/material » dans les termes de Sitney), que l’historiographie avait jusqu’alors considérées comme irréconciliables.

Nicole Dziub poursuit son travail entamé dans le numéro de LhT consacré au « cinéma de poésie » dirigé par N. Cohen et A. Reverseau, et cherche cette fois chez Sergueï Paradjanov une nouvelle manière de reposer la question de l’intrication du poétique et du politique8. Elle trouve chez le cinéaste arménien, et notamment dans son célèbre Sayat-Nova. La Couleur de la grenade (1968) un autre cas d’affirmation par le cinéma d’une « langue mineure » de poésie, comparable au duel entre langue de prose et langue de poésie que Pier Paolo Pasolini dessinait pour son compte dans La Rabbia (1963), puis sous des formes renouvelées dans sa célèbre conférence de Pesaro sur le cinema di poesia de 1965. Mais le projet du cinéaste arménien prend rapidement une direction toute différente, alors que le refuge monacal choisi par le grand poète Sayat-Nova diverge de la poésie enragée du « poète civil » Pasolini, comme le définissait son ami Alberto Moravia.

N. Dziub dresse d’abord une analyse détaillée de la référence au fait poétique chez Paradjanov, qu’elle identifie à une ligne de fuite lui permettant d’échapper au monopole culturel-linguistique russe pour devenir « ambassadeur des cultures “marginales” au sein de l’URSS », « tentant d’échapper à l’emprise de l’homo sovieticus et de résister à l’effacement des passés “nationaux” », ce qui le rapproche d’autres cinéastes soviétiques, comme l’Ukrainien Alexandre Dovjenko et son pastoral La Terre (1930), mais aussi de la défense des socio-cultures ouvrières et paysannes chez Pasolini. Comme chez l’Italien, vanter les valeurs poétiques du cinéma permet au cinéaste de développer un discours « localiste » : « importance de la terre natale, célébration des traditions (notamment païennes), respect des coutumes et des mœurs locales, recours au folklore musical et poétique » (p. 279). Un tel discours est en rupture avec l’impérialisme stalinien et l’écrasement des petites nations qu’entreprend le régime communiste. C’est sur ce duel linguistique, héritier de l’objectif politique souvent laissée dans l’ombre des linguistes du formalisme russe, que N. Dziub propose de fonder politiquement le poétique cinématographique, fermement ancré dans un contexte socio-historique et un discours social déterminés Si le poétique possède alors une vertu politique, c’est peut-être celle proche de la « créolisation » proposée par le poète antillais Edouard Glissant, culturellement plus inclusive que le rouleau compresseur national :

Si Paradjanov s’intéresse à [la poésie de Sayat-Nova], c’est parce qu’elle est celle de l’universelle singularité :si elle tisse des liens entre les peuples, c’est sans pour autant gommer leurs différences. (p. 281)

Cependant, N. Dziub note rapidement qu’une telle poétique devient fatalement « antirévolutionnaire, puisqu’[elle] privilégie la continuité et la répétition au détriment de la rupture et de la nouveauté » (p. 283) « Le poète est celui qui est chargé de sauver la mémoire, d’assurer la continuité, en écrivant, mais aussi en prenant soin des livres… ». La « sacralité du livre » que N. Dziub remarque en notant la superposition difficile d’une logique aristocratique (le poète prophète) et démocratique (l’éducation des masses) offre là encore prise à une confrontation avec La Rabbia et les invocations poétiques d’un Pasolini proclamant que « seule la Révolution peut sauver le Passé ».

La dernière partie du film et du commentaire de l’autrice démontre ainsi la sacralisation à outrance du phénomène poétique, devenu une tentative de respiritualisation de l’art par la parole sacrée. La retraite dans un couvent du poète arménien correspondrait à un désir de « rejoindre le monde des enluminures » identifié à la posture du cinéaste lui-même : « de la même façon, Paradjanov semble vouloir se réfugier dans le monde immatériel mais sacré que construit son film, comme pour se retirer de la Cité communiste. » N. Dziub s’appuie ici sur Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre, pour qui « le poète refuse le langage », compris au sens des « mots de la tribu » vilipendés par Mallarmé, pour montrer que le retrait du monde public de l’utilité […] interdit au poète toute ambition politique, toute action sociale – bref tout engagement. En d’autres termes, recourir au poétique, ce serait s’exiler volontairement de la Cité. […] On est donc bien loin, ici, de la conception vertovienne du cinéma de poésie : si pour Vertov, il s’agissait de lutter contre la logique narrative “bourgeoise”, pour Paradjanov, pratiquer un cinéma poétique, c’est se soustraire au matérialisme pragmatique et à la toute-puissance du politique propre à la Cité soviétique. (p. 284-285)

C’est donc en un sens double sens que N. Dziub peut proposer en conclusion l’antagonisme : « Poésie contre matérialisme » (p. 288). D’une part, l’analyse conclut que la dimension politique du cinéma de poésie de Paradjanov peut être interprétée comme « négative » puisqu’elle « il invite au désengagement ». N. Dziub y perçoit tout de même in fine une vertu politique : « thématiser la poésie et mettre en scène des poètes » permettrait déjà de se libérer de l’omniprésence du politique que met en œuvre le monde soviétique. La poésie alors serait fondamentalement un refuge contre « le politique » dans son ensemble, entendu comme une bataille déjà perdue contre ce que N. Dziub dénomme le « matérialisme pragmatique » de l’État soviétique omniprésent (désignant ici un dévoiement de la philosophie politique issu du matérialisme scientifique). Mais pour parvenir à cette conclusion, l’autrice aura néanmoins dû mettre en place elle-même, et avec un profit substantiel, une grille d’analyse « matérialiste » à même de fonder sa propre interprétation du cinéma de poésie. Cet article permet ainsi de mettre au jour à fois le caractère rétif de la poésie à être envisagée sous l’angle d’une analyse matérielle et politique, mais en même temps, dévoile la grande pertinence d’une telle approche – y compris chez des auteurs non-révolutionnaires, où le poético-politique a souvent été cantonné (on pense à l’importance donnée par Didi-Huberman à Godard, Pasolini ou même à Brecht).

Une approche matérielle et/ou matérialiste serait ainsi possible malgré les refus du film poétique lui-même, comme le démontre à son tour l’article de Matthias De Jonghe consacré au film de Jim Jarmusch Paterson (2016). Celui-ci questionne en effet frontalement le potentiel démocratique de l’écriture en amateur que pratique le protagoniste éponyme du film et dessine la carte des influences du film jusqu’à la poésie objectiviste américaine. Certes, à première vue, les potentialités politiques ouvertes par le film ressemblent à la « résignation » et au refus du monde social dont Sayat-Nova faisait le constat à la fin du film de Paradjanov. L’écriture de poésie y est en effet décrite comme un « secret » bien gardé dans l’intimité d’une vie, permettant de préserver la sérénité de celui qui pourrait autrement apercevoir que sa situation existentielle ressemble bien à l’aliénation « minutieusement programmée par les innombrables ramifications, notamment idéologiques, de l’hypercapitalisme globalisé » (p. 339). À cet égard, Paterson relègue « soigneusement » hors du cadre la situation sociale de l’espace urbain qu’il prend pour chronotope. M. De Jonghe note cependant, à partir d’une esquisse convaincante (malgré les dénégations répétées de l’auteur persuadé de manquer son objet !) de la biographie artistique de Jim Jarmusch, les fondements idéologiques de l’acte de création selon le cinéaste. Sa passion du bricolage et de l’horizontalité de la pratique créative désamorce l’idéal romantique du génie, et s’approche de la « poésie du dimanche » (Jan Baetens) de son personnage. Cette conception est très proche du poème de William Carlos Williams dont le film reprend le titre et l’ambition : tracer la ressemblance entre l’esprit d’un homme moderne et la ville (« the resemblance between the mind of modern man and a city »). Son programme esthétique aussi : pas d’idées, sinon dans les choses (« No idea but in things »). « Tout peut servir comme matériaux, tout… même une liste d’épicerie fine », comme l’écrit Williams dans son poème Paterson. Jarmusch, du reste, ne dissimule pas ses emprunts à la New York School de la poésie américaine (outre Williams, citons les poètes « objectivistes » Frank O’Hara, ou Ron Padgett), dont il déclare même souhaiter être considéré comme un « équivalent cinématographique » (p. 351). 

Le trait principal de cette poésie, rappelle M. De Jonghe, serait de sauvegarder ce qui constitue la valeur princeps du poétique (elle en est peut-être son adaptation à l’heure de l’aliénation des travailleurs et travailleuses dans les sociétés post-capitalistes) : la liberté – d’écrire ou de ne pas écrire, du moment de l’écriture, de la publication, du thème et du sujet. Paterson serait alors la mise en scène de ce « poétariat » théorisé par Jean-Claude Pinson, classe socio-littéraire issue de la « dominicalisation » de la pratique artistique, et qui correspondrait à un moment important de démocratisation de l’écriture littéraire : désacraliser et rendre commun sont les enjeux principaux du poème moderne selon les objectivistes, opérant une profanation de la sacralité artistique héritière du xixe siècle. Cette « multitude créatrice, avatar contemporain du prolétariat et du précariat, qui concilie d’après lui son impouvoir dans le domaine social et sa détresse économique avec une inventivité débrouillarde de tous les instants » (p. 362) serait le nom de la « résistance passive » qui s’organise dans la pratique amatrice, dont le but politique – certes modeste – serait la « déprise de la grandeur » (Pinson). Son efficace poétique, que M. De Jonghe déduit enfin des théories des formalistes russes et de la célèbre définition de la poésie désautomatisante de Viktor Chklovski, aurait pour visée une rénovation de la capacité attentionnelle : « abaisser les seuils de perception pour se rendre sensible à ce qui, d’ordinaire […] échappe à l’appréhension » (p. 355), « déjouer et dépasser l’aliénation associée au sentiment d’un retour abrutissant du même » afin de « rénover la sensibilité » et même de « cultiver une forme de conscience » pour « répondre à la crise de l’attention » du monde occidental.

Ici, plus que jamais, l’enjeu du poétique prend une dimension socio-politique, anthropologique presque : il est le nom du développement d’une technique de « résistance », un déploiement de stratégies individuelles en réaction à une mutation socio-politique généralisée. On reconnait ici les thèses défendues par Yves Citton (Pour une écologie de l’attention) que M. De Jonghe cite de concert avec l’historien de l’art et théoricien des media américain Jonathan Crary (7/7. Le Capitalisme à l’assaut du sommeil). Ces références sont le signe d’une tentative de dépassement du littéraire au profit d’un questionnement d’un « poétique » haussé (ou dégradé ?) au niveau matériel du politique. Au terme de l’analyse du film cependant, l’impression est là encore ambivalente tant le gain politique ne semble pas dépasser l’ordre du micro-politique. La matière poétique de l’œuvre sert à accréditer l’idée d’une résistance individuelle du poète, loin des passions politiques collectives que d’autres cinéastes, eussent-ils été à l’étude dans ce recueil, auraient permis de figurer.

***

Les deux termes, pragmatique et matérialiste, qui s’imposent à l’évaluation des nouvelles directions critiques esquissées par ce livre, signifient bien le renouvellement des enjeux qu’il opère. Tournée vers l’action et vers le monde, la critique contemporaine se déprend peu à peu de l’approche formaliste et essentialiste qui lui avait longtemps servie de programme de recherche (via la référence répétée à Jakobson notamment) pour chercher hors du livre ou du film les enjeux et les effets du poétique. Via l’intérêt constant pour l’enquête spectatorielle ou pour la signification socio-politique de l’acte poétique et de son usage critique, les essais rassemblés ici dessinent un stimulant dé-cloisonnement du poétique de la chose littéraire, et « branchent » – selon le mot deleuzien – délibérément la poésie de cinéma sur son dehors.

 

Notes

1  Voir Nadja Cohen et Anne Reverseau, « Qu’est-ce qui est poétique ? Excursion dans les discours contemporains sur le cinéma », Fixxion, n°7, 2013, p. 173-186 ; « Un je ne sais quoi de “poétique” : questions d’usages », Fabula-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” », avril 2017.

2  Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, traduit du russe par Anne Kichilov et Charles H. de Brantes Editions Philippe Rey, 2014 [1984], p. 28-30.

3  Occitane Lacurie et Barnabé Sauvage, « Portrait de l’artiste en Toutankhamon. À propos du Studio d’Orphée de Jean-Luc Godard », Débordements.

4  Dans le numéro d’Esprit de novembre 1950, on peut notamment lire cette définition du poète en « appareil enregistreur » : « On sait l’importance que Cocteau attache aux ondes, aux signaux, à tous les moyens de révélation mécanique. Le poète apparaît souvent chez lui comme une sorte d’appareil enregistreur. Et sans doute considère-t-il la caméra comme une machine à multiplier, à aiguiser les sens, une lampe à rayon X qui révèle davantage ce qu’on lui livre, un outil pour surprendre les secrets. “Les surprises de la photographie” était un sous-titre du Sang d’un poète, où Cocteau, “pris au piège par son propre film” mettait sur le compte du discernement de l’appareil la révélation de son visage à la place de son héros. » (p. 694-701).

5  Sam Di Iorio voit par exemple dans le film de Godard « un des premiers essais pour s’approprier certains aspects de la pensée pongienne au cinéma. » Voir « Ponge et Godard : deux ou trois choses », dans Jean-Marie Gleize (dir.), Ponge résolument, ENS Editions, 2004, p. 193-203.

6  Paul Adams Sitney, « Marie Menken and the Somatic Camera », Eyes Upside Down: Visionary Filmmakers and the Heritage of Emerson, Oxford University Press, 2008, p. 21-47.

7  Alain-Alcide Sudre, « Structurel (film) », dans Alain Virmaux (dir.), Dictionnaire du cinéma mondial, Éditions du Rocher, 1994, p. 338.

8  Nikol Dziub, « Le “cinéma de poésie”, ou l’identité du poétique et du politique », Fabula-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” » », avril 2017.

 

Première publication de cet article :  Acta fabula, https://www.fabula.org/revue/document13534.php




Déserts et jardins originels dans l’œuvre de Nohad Salameh, un voyage vers l’enfance d’une création

Le recueil Jardin sans terre de Nohad Salameh – grande poète libanaise, de culture chrétienne et d’expression française, –, paru en mars 2024, avec des dessins de Jean-Marc Brunet aux éditions Al Manar, reste marqué par l’exil et la déchirure, malgré sa beauté architecturale et s’ouvre par une épigraphe de Nietzsche : « Le Désert grandit : malheur à celui qui recèle un désert ». La première partie « Sandales de sable » (p. 9) évoque ainsi un désert oraculaire, augural et mythique :

   Doublés d’oracles
   Nous pressentons le désert (p. 25)

Désert peuplé de « fables et royaumes », paysage né du chant (p. 25), désert comme une stance, un cantique. Ainsi ce désert qui gagne en nous est habité par l’imaginaire et le rêve.

Désert se dit en grec Eremia. Le terme désigne, au sens premier, un endroit non habité, par exemple ces rochers abrupts, ce lieu sans humains où Zeus et Héphaïstos vont enchaîner Prométhée. Il est cette immense étendue où l'on se perd et qui connote une absence d'hospitalité, un terrible sentiment d'abandon, un lieu sans vie et sans hommes, au bout du monde, affecté d’un climat extrême, trop chaud ou trop froid. Il désigne un désert de sable, une terre aride ou une région glacée. Il est tel ce vide qui se creuse, désert cosmique au cœur de toute chose, désert de pierre et de terre pétrifiées par le sel, espace de sécheresse entre terre et ciel. C’est pourquoi Eremia signifie aussi solitude, isolement puis désolation, dévastation et enfin vide, absence ou privation :

Rien que ce non-ciel
sur toutes les pistes de l’âme
dans la stupeur des nuits
en marche vers l’égarement
l’excès ou l’exiguïté d’espace
au point de ne plus savoir où poser le pied (p. 11)

Nohad Salameh, Jardin sans terre, dessins de Jean-Marc Brunet, Al Manar, 108 pages, mars 2024, 20 euros.

Le mot « désert » suggère donc des correspondances à l'infini, non seulement déserts physiques, du sable, de la mer, des montagnes et de la neige, non seulement ces aspects dépouillés de la nature, qui évoquent la stérilité, l'éloignement, l'existence hors du temps mais aussi ce lointain espace intérieur et paradoxalement fertile qu'aucun télescope ne peut atteindre où l'homme est seul dans un monde de mystère, de solitude essentielle et de création. Le désert des désolations terrestres est ainsi le maître qui conduit à soi, désert qui rend à l'intimité, à l’origine, désert d'action de grâce dont l'ermite connaît le secret :

Désert dans une mémoire poreuse et frêle !
lorsque s’ouvrent tes volets de sable
et devient lisible ta soif de clarté
nous allumerons nos yeux
chandelles sauvages
horizons fous de couleurs

 Il se peut que ton silence
nous renvoie aux origines
de toute douleur
ou de princières résurrections. (p. 12)

Physique et métaphysique apparaissent, en effet, ici de même source, inséparables :

désert : espace d’un sanglot endeuillé,
d’une transe
d’un bonheur éloquent.
Comment nommer tes jardins de feu
sujets à tant de dévotions ? (p.13)

Le désert est cette présence infiniment nue dans un visible que presque rien ne sépare de l'invisible. La tentation du désert devient l'infini lui-même et dans cet espace infini ou indéfini s'entrevoit une quête de dimension mystique, le désert se révélant comme, un lieu imaginaire.

 

La poète chemine sur les pistes du désert intérieur, désert de l'être, et porte l'intuition d'une même vérité, vécue dans l'apprentissage que propose le désert, apprentissage qui peut revêtir la forme du vertige mais aussi parfois se muer en extase :

 

avec cette lenteur extatique de voyant (p. 11)

 

Dimitri T. Analis déclare ainsi :

 

Les seuls lieux qui m’exaltent sont les déserts […]. Grands silences et profonds bruits les habitent. Monotones et sans limites, leur apparence, parfois sublime, est transcendée par leur simplicité. 1

 

Mais cette extase n’est atteignable que par l’épreuve. Promesse d'une ouverture à jamais incontrôlable, le désert, correspondant au désert recherché, amène d’abord la désolation, la dénudation, l'absence d'abri, la corrosion, puis à une autre quête spirituelle : 

 

Désert, seraient-ce l’érosion en l’humain,
la matière corrodant le sacré ? (p. 14)

 

« Desertum », lieu de l'abandon, de ce qui ne fait plus ni chaîne, ni tresse, car le latin « sero » veut dire « je tresse, j'enchaîne, j'enlace », « desero », je sépare, j'abandonne. Le supin « desertum » signifie : « abandonné, deserté, sans plus aucun lien », désert du « déchaînement »2. Le verbe « délier », « desero » signifie d'abord dégager de ce qui lie, dans une sorte de liberté qui dénoue, absout d'une dépendance mais cette liberté est aussi une épreuve. Le verbe délier étant très proche sur le plan homophonique du verbe « déliter », se désagréger, se décomposer, disparaître. Quelque chose comme l’apparence est brûlé, consumé ici de manière implacable et renvoie à la nudité absolue d'être, à la déchirure constitutive. Le désert se fait volonté de perte, départ, séparation, ruine, règne de l'aboli. Faisant de la ruine, retour sur soi, la poète ne peut que constater qu'elle est elle-même creusée d'absence, qu'à la recherche de soi, elle ne trouve ainsi que traces effacées, dépossession, nudité de désastre. Elle se révèle divisée.  En elle est une faille, un effacement universel, un glissement dans le vide de l'être.

Désert est bien ce lieu de l'origine et de l'abandon, de la désolation, ce lieu de la perte. Cette perte de soi-même constitue pourtant l’épreuve fondamentale pour mieux se retrouver ensuite dans l’étape ultérieure car le désert s’avère finalement le lieu de la vraie vision, il rend « voyant » :

 

L’émerveillement –neige de printemps
durait le temps d’une lune dans la main du voyant. 

 

Il permet de voir ce qui n'apparaît aux yeux de personne. La présence visuelle est liée à la problématique du désert comme le note Marie-José Mondzain : « dans les cris au désert se fait entendre une crise du regard, regard sur les dieux sans doute, mais finalement regard sur soi. »3 

En effet « la tentation du désert est celle de l'œil passionnément captif de son propre regard »4, amenant avec lui la problématique du « miroir » comme le montre la quatrième séquence du livre : « Ce pays-miroir où tremble mon image » (p. 67).

Dans le monde ordinaire, on ne sait plus bien contempler tandis que le désert est l'espace le plus suggestif et le plus accessible au regard, paradoxalement même au regard de l'aveugle car ce qui importe ici c'est le regard intérieur, « regard incantatoire » :

 

le jardinier de ses rêves
qui conservera les feuilles vertes
de son désert intérieur. (p. 55)

 

Ainsi à mesure que l'on s'enfonce dans le désert, l'on est détourné du monde visible, du monde des apparences : « Tout ce qui est proche s'éloigne. [...] le désert n'est-il pas le révélateur d'un espace intérieur, son immensité, l'image de la profondeur intérieure et de l'immensité intime ?  Dans l'espace désertique, pareil à l'espace de la cécité ou à celui de nos rêves, le poète est à même de réaliser le passage du monde extérieur au monde intérieur, du visible à l'invisible »5, vers « la cité neuve de l’Enfance » (p. 24)

 

Ta présence en bordure de nos Orients
s’emploie à repousser le mal-être
et à lisser l’abrupt
afin que circule la sève du possible
lorsque la nuit s’engouffre dans la Nuit (p. 15)

 

Car le désert, lieu du silence, est aussi le lieu de la confrontation à l'absence. L'absence n'est pourtant pas une inexistence, l’invisible n'est présent à l'homme que dans son cachement. Ce mode de rapport à la présence découle de la grâce car il impose le face à face avec un être qui se dérobe. Il repose sur l'hypothèse d'un commencement qui ne serait pas manifesté, c'est-à-dire de quelque chose qui serait donnée et qu'on ne verrait pas. On ne trouve personne au lieu même où l'on attend quelqu'un. Endurer l'expérience du désert et de la solitude est une façon de renouer l’alliance mais aussi de rappeler la nature de l'alliance. Forger une alliance se dit en hébreu couper/casser une alliance. L'alliance est elle-même cassure et séparation. L’anneau de l’alliance est aussi l’anneau du symbole comme sumbolon, relation entre deux éléments dans lesquels nous avons une double relation, inverse : l’unité et la faille6. Le paradoxe mystique rejoint alors l'oxymore comme l'idéal du poétique. Ce qui vaut dans l’oxymore, c'est Sophocle qui nous l'a, l'un des premiers, appris, c'est cet angle absolu, impossible qui ouvre sur l'abîme. L'oxymore, au grand écart, déchire la poésie, et dans cette déchirure se donne l'éclat de la chose. L'oxymore est rencontre de deux lignes de virtualités, événement qui consiste à se séparer, à vivre l'exil, tout en étant lié en un point, dans une quête de l'Unité. La poésie échange perpétuellement la vie et la mort, elle est l'ambiguïté mère de toutes nos autres ambiguïtés. Elle tend un arc qui est ciel et souffrance entre ces deux pôles insaisissables. Le poème dit, par l’oxymore, le moment de la fracture et la recherche frénétique de l'union :

Car à même le Désert originel
[…] Il reste à travers nous ce peu de ciel
qui s’emplume de colombes
et se déploie :
présence et point de départ
plénitude et dépouillement. (p. 20-21)

La poète hôte de l’impouvoir, de la détresse et de l’errance ne perçoit du monde que des paquets d’intensité. Elle est la chercheuse d’or de ces brisures, elle est cette intonation. Réel à bout touchant, ce qui apparaît dans la pauvreté, le désert, la nudité. Et pour prendre, la poète se déprend, elle ne saisit au vif que dans le dessaisissement. Le poème est bifurcation tourbillonnante, sur fond de désert et de retrait.

Reste une poésie de ce qui se montre et se cache en même temps. Le poème manifeste une présence-là énigmatique, écliptique comme un battement, présence qui déroute toujours de nouveau le sens, la situation, la substance. C’est être littéralement dans le retrait de l’être qui est la condition de son apparition. C’est ainsi que l'amour traverse l'expérience du désert, de la séparation, de la cassure, de la rupture. Aimer un être suppose l'expérience d'un abîme infranchissable, l'expérience du désert :

Désert, ô poussière d’or !
Soleil en fusion avant de rejoindre
l’envers du temps » (p. 22) 

 

Ainsi le questionnement grave, métaphysique, ontologique sur le rien habite-t-il l’expérience du désert. Marquant ce passage extrême et vital, tout et rien, chez Nohad Salameh, sont mis sur le même plan, comme s'ils s'équivalaient ou pouvaient basculer de l'un à l'autre à tout moment, du Nada au Todo. Le Rien et le Tout semblent constituer les deux pôles du neutre, de ce qui est annulé, les allées ensablées, désertifiées du nul, du nu. Ces allées ensablées sont marquées d’empreintes et de vestiges archéologiques, lettres qui résistent au désert de l'histoire. Le désert se révèle comme métaphore de l'écriture dans les marges et sous les plis du texte, à travers le paradigme de la trace par quoi la poète cherche à construire un sens. Le désert est comme une feuille d'un livre entamée par le processus de l'effacement, document écrit en cours d'oblitération et le poème tente d’exploiter les possibilités qu'offre le désert pour dire les destinées de l'écriture entre inscription et effacement. Comme l'explique José Angel Valente le désert est un état d'écriture, un état d'attente, un état d'écoute et Jabès va encore plus loin qui écrit : « Le désert est bien plus qu'une pratique du silence et de l'écoute. Il est ouverture éternelle. L'ouverture de toute écriture. »7

L'effacement est ici consubstantiel à l'écriture. Le sable, en effet, n'est pas seulement le sédiment infini du désert : il est la matière du livre, de la mémoire du livre et touche à la dimension du temps et à ces « jeux avec le temps et l'infini » qu'évoque Borges8. Mettre en rapport le désert et la parole constitue une relation qui d'après Meschonnic a sa raison d'être : « Selon une certaine lecture de l'Hébreu, mettre en rapport le désert et la parole, ce qu'on a tant de raisons de faire, trouve sa preuve dans les mots qui les désignent »9. Comme le déclare Jabès : « Parler du livre du désert est aussi ridicule que de parler du livre du rien. Et pourtant, c'est sur ce rien que j'ai édifié mes livres. Du sable, du sable, du sable à l'infini »10. On entre dans le désert comme dans un livre.11 Il n'est pas de mot qui ne soit désert, pas de désert qui ne soit mot :

 

Et elle, la Dormeuse en position d’arc-en-ciel
rédige d’une main spacieuse
le livre de la durée circulaire. 

 

Mais le désert reste aussi impénétrable, aussi indéchiffrable qu'un livre. Et tous les livres sont, comme le dit Borges, une bibliothèque du désert. Dans ce désert, aussi concret qu’imaginaire, Nohad Salameh a recours à la mémoire, de cette mémoire qui est celle des lichens et de la terre, qui est celle de la pierre solaire, mémoire rêveuse des huit dormants d’Éphèse comme cette « Dormeuse de plein jour » dans « Mémoires du demi-sommeil » qui constitue la deuxième séquence du livre :

 

Elle parlait seule sur les marches du sommeil
lorsque les réminiscences
tel un vertige foudroyant
la saisissait par la nuque  (p. 35)

 

Multiplication du temps donnant de vivre une éternité, une extension de l’espace permettant d’habiter au large :

 

Garderait-elle en mémoire ces nuits plus longues
que les années
allumées de pierres noires
fumantes de mouettes immolées
ruisseaux de neige rouge. (p. 38)

 

 Car le présent, le maintenant, l’ici, sont aussi mémoire. La mémoire est une naissance perpétuelle qui traverse les strates du temps dans une transmutation. La mémoire est au présent, la mort et la vie coïncident, celle d’une présence à un maintenant, car la mémoire est l’instant. Il faut imaginer, pour tenter de comprendre cette poésie, un éternel devenir de l’instant, l’instant d’infini ne durant pas, mais portant à durer :

 

Combien de chemins n’a-t-elle parcourus
en ce désert de nulle part et de partout
à l’affût de l’imprenable (p. 53)

 

Et de l’instant d’infini, résulte le poids sans mesure de ce qui s’appelle vivre. Miroir du temps, la pierre est un être de mémoire, mais elle est aussi un être-là de l’écriture, faite de surgissement, de vigilance, de cette émergence d’une présence irréfutable dans le maintenant :

 

L’élue des terres lointaines
qui fait escale dans une forêt de vitraux (p. 68)

 

Ecrire chez Nohad Salameh, poursuit une solidité et en même temps semble voué au délitement de toute solidité : « Dans la robe de pierre qui confère vie à Isis » (p. 77). On ressent alors la fidélité à l’élan de vie. « Derrière un rideau de sommeil », une cinquième séquence, nous dévoile le monde des songes :

 

Songe plus loin que terre désertique
en marche dans les nervures nocturnes
ton rayonnement appartient à tout commencement. (p.90)

 

Ici finit un temps, ici commence une nouvelle ère. Cette cité où se redécouvre l’enfance. La poète est attachée au grand jeu des choses, dans la disponibilité, dans l’accueil au monde, un monde qui s’inverse et qui a réussi à retourner à l’envers, dans un mouvement d’involution comme les dunes d’un désert de sable, pour nous transporter vers une seconde enfance, une nouvelle naissance.

Pour reconnaître cette aspiration à la vie, il faut au poète se dilater dans le sens même de la vie, s’ouvrir indéfiniment, correspondre à ce constitutif élan, dans une coïncidence avec l’effort créateur que manifeste la vie. Nohad Salameh ressent ce lien du tout ensemble :

 

De transe en transe
sa chair soustraite à la matière
à toute pesanteur
confère vie et agilité à la nuit immobile
au cœur d’une île en partance (p. 98)

 

C’est pourquoi le désert, monde du songe, constitue, selon José Angel Valente12 un espace paradoxalement fertile, lieu originel de la parole, du rêve et d’un voyage en poésie.

Car c’est à un voyage initiatique vers l’enfance, l’adolescence et la création originelle de l’œuvre, que nous convie également Nohad Salameh dans Une adolescence levantine, texte autobiographique, nourri aux rives des deux cités millénaires de son enfance et de son adolescence : « Saïda/ Sidon et Baalbek/ Héliopolis » (Éditions du Cygne, coll. Mémoires du sud, Paris, 2024). De la première, sa mémoire d’adulte ne retient qu’un flash à la fois visuel et auditif : « la maison de Saïda/ Sidon qui jouxtait la mer et le port », d’où la famille déménage lorsque le père doit abandonner sa ville natale de Baalbek, cité où la jeune Myriam retourne régulièrement pour ses vacances chez sa grand-mère paternelle. L’influence de ces deux villes sur l’imaginaire et la naissance de l’écriture sera déterminante. Le passé immémorial des deux cités abritant, dans l’enfance de la jeune fille, les diverses cultures et religions du Moyen-Orient se côtoyant et s’interpénétrant sans aucun heurt ni confrontation, ouvre à Myriam les portes du rêve en la plongeant dans une réalité où le passé toujours puissant la ramène aux sources de toute civilisation. Sidon, la ville-royaume de l’antique Phénicie, la replonge dans la tradition homérique et biblique. Baalbek, cité aux monuments démesurés, abritant les sanctuaires les plus majestueux du monde antique, lui fait prendre conscience de la durée intemporelle des merveilles architecturales des mondes gréco-romains et stimule son imaginaire, l’aidant à pénétrer dans un espace mythique : « L’esprit de Myriam enclin à brouiller la distinction entre histoire et mythe » (p. 107). Parallèlement, les rêveries poétiques de la jeune adolescente, déambulant dans les labyrinthes des souks de Saïda/ Sidon, nourrissent les dédales de son inconscient en quête d’onirisme. Ces deux lieux identitaires, Saïda et Baalbek, symboliseront, dans toute sa création future, le cœur spatial de sa réflexion, le noyau tendre de ses errances nostalgiques, le point focal de deux cités historiques condensant les sortilèges du rêve et du demi-sommeil : « Baalbek, la ville du rêve infini » (p. 134). La découverte de la sexualité joue également un rôle important dans le développement personnel de l’adolescente. Sexualité liée, dans ses premières manifestations, à un sentiment de faute et de perversité, associée à l’idée de péché : « Sous le signe d’une telle insistante perversité s’inscrivit l’étape majeure de son adolescence ». Cette étape se révèle essentielle pour l’écriture qui prend alors son envol en tant que substitut de l’élan érotique. Peu à peu, l’adolescente saisit la dimension de la création littéraire. A ses yeux, celle qui joue avec les mots s’identifie à une sorte d’alchimiste, transformant le silence en langage. La maladie grave d’une mère chérie, le deuil d’un oncle aimé l’amène ensuite à réfléchir sur son statut précaire de mortelle et sur l’immortalité potentielle de l’écriture. Les rapports privilégiés de son pays, le Liban, avec la France et ses études dans des établissements français orientent enfin son choix vers la langue française, langue qui restera langue de prédilection pour son écriture. Nohad Salameh, prématurément, du fait de son éducation religieuse chrétienne, consciente de la faute, s’inscrit ainsi dans la lignée des grands poètes jouviens : « Soutenue par ses hautes lectures, elle avait prématurément la conscience de la chute ». A la débauche palpable, elle privilégie les orgies de l’imaginaire, autrement extatiques que la drogue et la fleur de pavot. L’adolescente, sans porter de jugement, cherche ainsi à se réaliser grâce à des moyens plus sublimes que les paradis érotiques ou artificiels et cela par la spiritualité et l’écriture. La rêverie sur le passé devient pour l’autrice moyen d’accéder à l’extase par une forme de voyage mentaux et de migrations. Semblable par bien des points au personnage de Paulina 1880, Myriam assiste aux offices religieux du dimanche « ces dimanches extatiques où elle se hâtait d’aller croquer l’hostie d’un Christ vêtu de sa somptueuse douleur : que d’un trait de regard, il donne l’absolution à ses péchés ! » De toute évidence, le sacré se vit comme une forme d’extase, se révélant par une aspiration sublime et une volonté d’accomplissement allant jusqu’au sacrifice (p. 114). Se rejoignent, en effet, rites païens et rites chrétiens, communions, sacrifices ou hiérarchies sacerdotales (p. 121).

L’écriture par sa force de transmutation alchimique, devient, alors, ce vrai et seul moyen d’atteindre l’extase : « Sa prise de contact avec les mots s’opérait avec la totalité de ses sens, interpelant un univers extatique » (p. 70) et l’extase de l’écriture nous ramène à l’enfance et à l’adolescence levantine où les rêves et la création prennent racine et naissance.

 

Notes

1. Dimitri T. Analis, « L’empire du vide », Dédale n° 7 et 8, printemps1998, éd. Maisonneuve et la rose, p.158.

2. Marie-José Mondzain, « Les voix qui crient dans le désert », Dédale, p. 357.

[3] Ibid, p. 357.

[4]Ibid, p. 362.

[5]Oumama Aouad Labrech, "Le vertige horizontal/ Borges", Dédale, p. 439.

[6] Shmuel Trigano, « Le désert de l’amour » Dédale, p.331.

[7]Jabès cité par José Angel Valente, « Trois fragments », Dédale, p. 169.

[8]J-L Borges, Obras Completas, T2, Barcelone, Emécé, 1989, p. 186.

[9]Henri Meschonnic, « Génie du lieu et génie de la langue », « midbar : désert et davar : parole en hébreu », Dédale, p. 313.

[10] Edmond Jabès, Le livre des ressemblances, L’imaginaire, Gallimard, 1976, p. 148.

[11]Anne Wade Minkowski, « Désert dans les langues », Dédale, p 443.

[12]Cité par Olivier Houbert, op cit.

 

Présentation de l’auteur

Nohad Salameh

L’un des poètes les plus marquants du Liban francophone.  Née à Baalbek. Après une carrière journalistique dans la presse francophone de Beyrouth, elle s’installe à Paris en 1989. De son père, poète en langue arabe et fondateur du magazine littéraire Jupiter, elle hérite le goût des mots et l’approche vivante des symboles. Révélée toute jeune par Georges Schehadé, qui voyait en elle «  une étoile prometteuse du surréalisme oriental », elle publie divers recueils dont les plus récents sont : La Revenante, Passagère de la durée (éditions Phi, 2010) et D’autres annonciations (Le Castor astral, 2012). Elle a été saluée par Jean-Claude Renard pour son « écriture à la fois lyrique et dense, qui s’inscrit dans la lignée lumineuse de Schehadé parmi les odeurs sensuelles et mystiques de l’Orient ». Elle a reçu le prix Louise Labé pour L’Autre écriture (1988) et le Grand Prix de poésie d’Automne de la Société des Gens de Lettres  en 2007. Elle est membre du jury Louise Labé.

Nohad Salameh

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Jan H. Mysjkin, POÈMES POUR FÊTER L’INDÉPENDANCE — Un entretien avec Irina Nechit

Jan H. Mysjkin, poète, cinéaste, traducteur, vit entre Amsterdam, Bucarest et Paris. Auteur d'une dizaine de recueils de poésie, en néerlandais et en français, il a  traduit un nombre considérable d'auteurs néerlandais et flamands en français et du français en néerlandais. Partout chez lui, ou nulle part, ce poète écrit d'un lieu qui lui appartient, de cet endroit qui grâce à sa générosité et à son humanité lui de tracer les frontières d'une œuvre universelle. 

Un entretien avec Irina Nechit publié dans Ziarul Naţional (République de Moldavie), le 27 mai 2024

Cher Jan H. Mysjkin, les éditions l’Arbre à paroles, basées à Amay en Belgique, ont publié une anthologie intitulée Poèmes pour fêter l’indépendance. Anthologie de poésie moldave. Qu’avez-vous connu dans votre adolescence, dans votre jeunesse, du territoire situé entre le Prut et le Dniestr ?
Dans mon enfance les noms de Moldavie ou de Montenegro, par exemple, apparaissaient dans des contes et des histoires comme des pays exotiques. Ces pays me paraissaient aussi fantaisistes que la Syldavie dans les bandes dessinées de Tintin, Le sceptre d’Ottokar en tête.
Un pays de filles gentilles, de paysans bonasses et d’autorités corrompues. Les années soixante, c’était encore l’époque de la guerre froide ; pour un enfant, le rideau de fer faisait écran, l’URSS était présentée comme un bloc sans faire dans le détail. En Belgique, la Moldavie n’avait aucune réalité historique, géographique ou culturelle. En 2015, Jan Willem Bos et moi-même avons publié une anthologie de la poésie moldave contemporaine en néerlandais. Tenez-vous bien : en Flandre et aux Pays-Bas c’était la toute première publication de la littérature moldave sous forme de livre ! Il n’y avait rien eu avant.

Jan H. Myshkin lit sa traduction du poème Klanken de Kandinsky à l'Antiquariaat De Slegte Antwerp le samedi 27 janvier 2018 lors du vernissage de l'exposition 'Jan H. Myshkin traducteur de l'avant-garde'.

Vous signez la traduction française avec la poétesse roumaine Doina Ioanid. Cette anthologie est le couronnement de vos efforts pour promouvoir la poésie roumaine de la République de Moldavie dans l’espace francophone. Quand avez-vous découvert la poésie
Les premiers poètes moldaves que j’ai connus, je les ai rencontrés en Roumanie, où je vivais dans la première décennie du nouveau millénaire. Des poètes que j’avais découverts au festival de Neptun, le club de lecture Max Blecher, un marathon de poésie à Braşov, et autres événements. Cinq poètes ont d’abord été traduits en néerlandais pour l’anthologie réalisée avec Jan Willem Bos, qui de son côté en avait également traduit cinq. Nous avons été invités au Primăvara Europeană a Poeţilor/ Printemps européen des Poètes à Chişinău pour présenter ce livre.
Par bonheur, Doina Ioanid était également invitée pour présenter une anthologie en roumain de la poésie flamande que nous avions faite ensemble. Les rencontres pendant ce festival ont amené à plusieurs projets dans les deux sens. Doina et moi, nous avons pu faire une seconde anthologie de la poésie flamande pour les éditions ARC à Chişinău, suivie d’une anthologie de la poésie néerlandaise et une autre de poètes belges francophones. Inversement, nous avons publié des dossiers de la poésie moldave dans plusieurs revues francophones : Poésie/Première et L’Intranquille en France, Le Journal des Poètes en Belgique et Les Écrits au Québec. Ce sont ces traductions, réalisées au cours des années, qui sont maintenant rassemblées et actualisées dans un seul volume qui compte 25 poètes d’après 1991. Pour autant que je sache, c’est une première dans l’espace francophone.
Vous écrivez dans la préface de l’anthologie : « À partir de 1991 la poésie de la Bessarabie prend un nouvel envol dans un effort pour rattraper son retard sur la poésie de la Roumanie, voire de l’Europe. » Et sur la quatrième de couverture : « Le présent volume propose une coupe transversale de ce renouveau poétique dans la République de Moldavie. » Qu’est-ce qui caractérise ce renouveau poétique ?
Il est caractérisé en premier lieu par la diversité. Notre anthologie n’est pas la présentation d’une seule génération ou la défense d’une école, au contraire, nous avons voulu montrer l’éventail des formes existantes en Moldavie. Elle va de Marcela Benea, née en 1948, jusqu’à Aura Maru, née en 1990. Cela fait quand même quatre décennies de poésie, impossible à cataloguer dans une case unique. On ne peut pas mettre sous un dénominateur commun la poésie métaphysique de Teo Chiriac et celle terre-a-terre de Victor Ţvetov, les miniatures intimistes de Călina Trifan et les grandes constructions érudites d’Emilian Galaicu-Păun, la poésie d’Arcadie Suceveanu qui se réfère à Héraclite, Beckett, Rimbaud, Kavafis et celle d’Ion Buzu qui semble avoir Google comme repère premier. Signalons que l’anthologie se clot sur un essay de Lucia Ţurcanu qui brosse un tableau de « la poésie de la République de Moldavie jusqu’à l’indépendance et après ». Elle aussi conclut qu’il est difficile « de trier, de cataloguer et d’homologuer » la poésie des dernières décennies.
En lisant et en traduisant des poètes de la République de Moldavie, avez-vous ressenti l’angoisse, l’inquiétude des auteurs qui mènent leur vie dans une zone géopolitiquement instable ?
La vie est en soi une « zone instable » ; s’il faut parler d’angoisse ou d’inquiétude en poésie, se sera avant tout une angoisse ou une inquétude existentielles. Bien entendu, ces sentiments s’appuient sur le vécu en Moldavie. Les poèmes de Diana Iepure ou d’Anatol Grosu se situent dans le village où ils ont passé leur enfance. Eugenia Bulat fait explicitement allusion à des événements politiques, sans tomber dans une poésie militante. Et Maria Pilchin thématise la double contrainte roumain-russe en posant la question « combien de notre chair / est valaque et combien ruskof ». Pour le Belge que je suis, c’est facile à transposer à la double contrainte néerlandais-français.

Lecture de Jan Mysjkin au Festival international des poètes à Satu Mare.

Vous attendiez-vous à ce qu’une guerre éclate en Europe de l’Est ?
Cela fait maintenant trente ans que l’Est se trouve en état de guerre. La République de Moldavie en est bien un exemple avec la Transnistrie sécessionniste, soi-disant « sécurisée » par des troupes russes. À la dissolution de l’URSS, la Russie a gangréné systématiquement toutes les républiques devenues des États indépendants en occupant des régions sécessionnistes : l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud dans la Géorgie, le Haut-Karabagh dans l’Azerbaïdjan, le Donetsk et Lougansk en Ukraine. La Moldavie, l’Ukraine et la Géorgie se font des illusions s’ils croient intégrer bientôt l’Union Européenne, car personne en Occident ne veut hériter de ces foyers de guerre. Poutine, en revanche, ne se privera pas de les rafler, dès que l’occasion se présente.
Il y a clairement une indépendance à défendre, d’ailleurs nous avions demandé à notre éditeur de publier au plus vite Poèmes pour fêter l’indépendance, avant que la Bessarabie soit à nouveau annexée. Le tzar Nicolas I l’a fait une première fois en 1812, le « Père des Peuples » Staline lui a emboîté le pas en 1940. Le « maître du Kremlin » Poutine prendra-t-il modèle sur ses deux prédécesseurs, du coup faisant barrage au remarquable élan novateur de la littérature bessarabienne ?
Espérons que la République de Moldavie résistera en ces temps difficiles et qu’on continuera d’écrire de la littérature roumaine de qualité dans la région entre le Prut et le Dniestr. Cher Jan, merci pour cet entretien !

Doina Ioanid & Jan H. Mysjkin, Poèmes pour fêter l’indépendance. Anthologie de poésie moldave, préface de Jan H. Mysjkin, choix, traductions et notices de Doina Ioanid et Jan H. Mysjkin, éditions L’Arbre à Paroles, Amay, 2023. ISBN 978-2-87406-733-4. 276 pages. Prix: 20 euros.

Poèmes de Marcela Benea, Leo Butnaru, Arcadie Suceveanu, Călina Trifan, Teo Chiriac, Eugenia Bulat, Vasile Gârneţ, Nicolae Popa, Grigore Chiper, Nicolae Spătaru, Irina Nechit, Emilian Galaicu-Păun, Dumitru Crudu, Diana Iepure, Liliana Armaşu, Moni Stănilă, Andrei Gamarţ, Maria Pilchin, Anatol Grosu, Alexandru Cosmescu, Ana Donţu, Veronica Ştefăneţ, Aura Maru, Victor Ţvetov, Ion Buzu; essai de Lucia Ţurcanu.

Présentation de l’auteur

Jan H. Mysjkin

Jan H. Mysjkin est né en 1955 à Bruxelles. Depuis 1991, l’année où il reçoit le Prix National de la Traduction littéraire en Belgique, il mène une vie de semi-nomade entre Amsterdam, Bucarest et Paris. Il a signé une dizaine de recueils de poésie, tantôt en néerlandais, tantôt en français. Il traduit de la poésie et de la prose, aussi bien des classiques que des auteurs de l’avant-garde. Il a traduit une centaine d’auteurs néerlandais et flamands en français et réciproquement le même nombre d’auteurs français en néerlandais. En 2009, il a reçu aux Pays-Bas le Brockway Prize, qui couronne les meilleures traductions de poésie du néerlandais.

Source : https://www.marche-poesie.com/jan-h-mysjkin-2/

© Crédits photos Christophe Lucchese

Bibliographie 

Œuvres originales

  • Vormbeeldige gedichten, avec une postface par Ivo Michiels, 1985.
  • Een kwarteeuw poëzie in Vlaanderen 1960-1985, 1988.
  • Spel van spiegels/Sonnetten in beweging, avec une correspondance avec Pol Hoste, 1990.
  • Verlangen, eksplozie, 1994.
  • Hersenslag, avec des bois par Roger Raveel, 2000.
  • Jeu de miroirs/Sonnets en mouvements, traduction collective à te Royaumont, 2003.
  • Kosovo, gravures et réalisation artistique par Klasien Boulloud, 2006.
  • Пред мојим очима / Voor mijn ogen, édition bilingue serbe-néerlandais, choix et traduction en serbe par Radivoje Konstantinović, 2008.
  • kosovo. un poème de jan h. mysjkin, édition en trente-quatre langues, 2009.

Traductions vers le français

  • Poètes néerlandais aujourd’hui, fronton d’Action Poétique, n°. 156, 1999. Poèmes de Jan Baeke, Arjen Duinker, Elma van Haren, Esther Jansma, Peter van Lier, Erik Lindner, Erik Menkveld, K. Michel, Tonnus Oosterhoff, Margreet Schouwenaar, Henk van der Waal, Nachoem M. Wijnberg.
  • CobrAmsterdam, dossier de Java, n°-s. 23-24, 2002. Poèmes de Hans Andreus, Remco Campert, Jan G. Elburg, Jan Hanlo, Gerrit Kouwenaar, Hans Lodeizen, Lucebert, Sybren Polet, Paul Rodenko, Bert Schierbeek, Simon Vinkenoog.
  • Gerrit Kouwenaar, Une odeur de plumes brûlées, 2003.
  • Paul van Ostaijen, Le dada pour cochons, 2003.
  • Cees Nooteboom, De slapende goden / Sueños y otras mentiras, avec des lithographies par Jürgen Partenheimer, 2005.
  • La poésie néerlandaise depuis 1950 : une coupe, cahier de création d’Europe, n°-s. 909-910, 2005. Poèmes de Gerrit Kouwenaar, Cees Nooteboom, Judith Herzberg, H.C. ten Berge, Jacq Vogelaar, Rob Schouten, Hans van Pinxteren, K. Michel, Anna Enquist, Lidy van Marissing, Menno Wigman, Alfred Schaffer.
  • Nichita Stănescu, Les non-mots et autres poèmes, en collaboration avec Linda Maria Baros, Pierre Drogi et Anca Vasiliu, 2005.
  • Hans Faverey, Sur place, avec des gravures par Ronald Noorman, 2006.
  • Armando, La bataille, avec des lithographies par Armando, 2007.
  • Armando, Ciel et terre. La création, avec des lithographies par Armando, 2008.

Poèmes choisis

Autres lectures




William Blake, The Tyger, Dylan Thomas, Do Not Go Gentle…

Pourquoi Jean Migrenne nous offre-t-il ces deux sources vives que sont William Blake et Dylan Thomas  pour accompagner la fin de notre année 2019 ? Pourquoi ce rapprochement, ce compagnonnage ? 

Nous pourrions voir dans la rencontre de ces deux poètes anglophones une similitude d’inspiration. Le retour aux sources judéo- chrétiennes, ainsi que l’ouverture à l’expression d’une parole éminemment personnelle, une voix intérieure, le discours d’une âme, un monologue du poète vers l’humanité, autant dire une veine romantique. C’est vrai, bien que leur œuvre respective s’inscrive à presque un siècle d’intervalle dans une histoire littéraire qui a bien sûr changé de paysage, répondu à d’autres sources d’inspiration, à d’autres contraintes contextuelles. Malgré cela, ils sont si proches, parce que leurs vers incantatoires s’adressent à la même source qu’est l’âme humaine. Ils en restituent toute la complexité, toute la brillance, toutes les dimensions. Sûrement est-ce pour cette raison qu’ils sont ici, réunis, et que leur voix ne s’est jamais éteinte.

Traduction, Jean Migrenne. 

∗∗∗

William Blake : The Tyger ( 1757-1827)

The Tyger

 

Tyger Tyger, burning bright, 
In the forests of the night; 
What immortal hand or eye, 
Could frame thy fearful symmetry?

In what distant deeps or skies, 
Burnt the fire of thine eyes?
On what wings dare he aspire?
What the hand, dare seize the fire?

And what shoulder, & what art,
Could twist the sinews of thy heart?
And when thy heart began to beat,
What dread hand? & what dread feet?

What the hammer? what the chain, 
In what furnace was thy brain?
What the anvil? what dread grasp, 
Dare its deadly terrors clasp! 

When the stars threw down their spears 
And water'd heaven with their tears: 
Did he smile his work to see?
Did he who made the Lamb make thee?

Tyger Tyger burning bright, 
In the forests of the night: 
What immortal hand or eye,
Dare frame thy fearful symmetry?

 

William Blake, Songs of Experience

 

Le Tigre

 

Tigre, tigre, feu ardent
Des bois du fond de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Osèrent ton orde symétrie ?

De quel antre ou de quels cieux
Jaillit le feu de tes yeux ?
Sur quelle aile osa-t-il partir ?
Et de quelle main le brandir ?

Par quel art, quelle vigueur
Bander les arcs de ton cœur ?
Et quand ce cœur se mit à battre,
Quelle main ? Quelle marche opiniâtre ?

Quelle chaîne ? Quel marteau ?
Où fut forgé ton cerveau ?
Quelle enclume ? Quelle horrible peur
Osa contraindre ses terreurs ?

Quand des étoiles churent les armes,
Quand le Ciel fut bain de leurs larmes,
A-t-il vu son œuvre et souri ?
Lui qui fit l’agneau, t’a-t-il fait aussi.,

Tigre, tigre, feu ardent
Au fond des bois de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Ont osé ton orde symétrie ?

 

 

∗∗∗

Dylan Thomas : Do Not Go Gentle… (1914-1953)

Do not go gentle into that good night

 

Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day;
Rage, rage against the dying of the light.

Though wise men at their end know dark is right,
Because their words had forked no lightning they
Do not go gentle into that good night.

Good men, the last wave by, crying how bright
Their frail deeds might have danced in a green bay,
Rage, rage against the dying of the light.

Wild men who caught and sang the sun in flight,
And learn, too late, they grieved it on its way,
Do not go gentle into that good night.

Grave men, near death, who see with blinding sight
Blind eyes could blaze like meteors and be gay,
Rage, rage against the dying of the light.

And you, my father, there on that sad height,
Curse, bless me now with your fierce tears, I pray.
Do not go gentle into that good night.
Rage, rage against the dying of the light.

 

In In Country Sleep, éd. New Directions,  New York, 1952.

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit,
L’âge doit s’embraser quand s’éteint la lumière ;
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

Le sage au trépas trouvant raison malgré lui,
Qui n’a vu de ses mots jaillir le moindre éclair,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’honnête homme, à l’adieu des flots, pleurant son fruit
Fragile et beau dont n’a joué nul golfe vert,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Le barde fou, pêcheur de l’astre qui s’enfuit,
Découvrant trop tard que ses chants l’importunèrent,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’homme austère, à sa fin, lorsqu’il voit, ébloui,
Qu’aveugle l’œil fulgure sans être sévère,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Et toi, mon père, au triste sommet, je t’en prie,
Maudis-moi, bénis-moi, de tes larmes amères.
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

William Blake

William Blake est né le 28 novembre 1757 à Londres où il est mort le 12 août 1827. C'est un artiste peintre, graveur et poète pré-romantique britannique dont l'œuvre a influencé toute la génération romantique européenne. 

© Crédits photos William Blake by
Thomas Phillips, oil on canvas, 1807.

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William Blake traduit par Jacques Darras

La longue préface de Jacques Darras permet de situer William Blake dans son époque, de prendre conscience du fait que sa poésie est singulière. Alors que la plupart des poètes pré-romantiques fuient la [...]

Présentation de l’auteur

Dylan Thomas

Dylan Marlais Thomas est un écrivain et un poète gallois. Il a été reconnu comme l'un des poètes gallois les plus importants du XXᵉ siècle.

 

 

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ZÉNO BIANU : Rencontre avec Gwen Garnier Duguy

À l'occasion des 50 ans de la collection Poésie/Gallimard, vous faites partie, Zéno Bianu, des douze élus choisis pour fêter cet événement éditorial. Vient de paraître un beau livre, rassemblant deux ouvrages déjà parus chez Gallimard en grand format : Infiniment proche, publié en 2000, puis Le désespoir n'existe pas, publié en 2010.
La présentation biographique, à la fin du volume, se termine ainsi : « Toute son œuvre peut se lire comme un long poème-randonnée, dont l'architecture d'ensemble, en modulations et variations constantes, invite à reconsidérer la poésie comme une forme ultime d'engagement existentiel ».
La poésie avait-elle perdu considération ?

La poésie reste singulièrement considérable, et ceci dans tous les sens. Elle demeure, selon la puissante formule de Leopardi, le plus haut état de la langue. Mais c’est une énergie qu’il convient, disons, de réactiver cycliquement, de donner à lire et à relire… et à entendre encore et toujours.
La vraie question serait : le fameux « ça ne veut pas rien dire » lancé par Rimbaud n’aurait-il plus rien à nous dire aujourd’hui ? La poésie aurait-elle fini d’interroger les limites de notre compréhension ?
Et si, tout au contraire, en un temps de manque voué aux fabrications médiatiques, la poésie était — et restait — ce qui met à mal toutes les pseudo-compréhensions – une écriture d’intensité ?
La poésie ne serait-elle plus une urgence majeure ? N’y aurait-il plus vraiment de verbe capable d’irriguer notre présent, de risquer l’utopie ?
La poésie, au sens le plus chaviré, reste et demeure notre combustible. Notre combustible de création vivante. Notre voix centrale, celle qui rend la vie plus incandescente. La dévoile comme un territoire de perpétuelle nouveauté. Une voix qui nous dit que les raisons de se passionner n’ont aucune raison de disparaître.
Le plus haut état de la langue – et, peut-être bien, le plus haut état de la vie…

Qu'est-ce qui lui confère cette dimension ultime ?

Un surcroît de présence au monde. Là encore, la question serait : et si l’on pouvait toucher vraiment le cœur de la réalité ? Nous parlons ici d’une poésie qui excède le poème, ou plutôt, dont le poème est le précieux tremplin. Quelque chose que j’ai essayé d’approcher dans ma préface à Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle (Poésie/Gallimard), justement intitulé « L’état poétique ». Toute poésie qui ne relève pas de cette aventure intérieure me glisse des mains, me tombe des yeux et du cœur.

Plutôt que des réponses toutes faites, ne sommes-nous pas, au fond, des questions perpétuelles ? Des êtres-questions, traversés, toujours traversés… De ce questionnement qui nous fonde et nous habite, la poésie demeure pour moi la clef absolue : clef de sol, clef des songes, clef des champs. Ou, si l’on préfère, le chant, le rêve et la liberté. Inlassable, elle continue de se tenir au centre, obstinément, comme une pensée qui chante, fût-ce au cœur même du désenchantement. Elle dessine sans relâche la vraie géographie mentale de la planète. En ce qu’elle est le lieu où la langue bat son plein, elle marque et magnifie notre singularité, contre une société avide d’un clonage toujours plus vaste, contre ce qu’il faut bien appeler l’hégémonie de l’apparence.

Comment êtes-vous « entré » en poésie, Zéno Bianu ?

Mon premier poème écrit, je ne m’en souviens pas, sinon qu’il y était question du ciel et que ce ciel avait un «souffle au coeur». C’était en 1963, à Paris, j’avais douze-treize ans. Je lisais tout, sans jamais (dans mon souvenir) avoir appris à lire, surtout des romans « initiatiques », notamment Moby Dick  et  Voyage au centre de la terre. Au-dessous du volcan viendrait plus tard. Rituel de la lecture, rituel de la marche. La Grande Galerie et le vivarium du Jardin des Plantes constituaient mon territoire magique : espace de mélancolie et de jubilation. C’était en 1963, donc, en classe de cinquième, au lycée Lavoisier. Il y avait ce vers d’Hugo dans le poème « Enthousiasme »  : «Frères de l’aigle, aimez la montagne sauvage ! » qui ouvrait avec une vigueur toute hölderlinienne notre manuel Vers et Prose — classe de cinquième (Fernand Nathan), et cet autre vers évoquant « le voyageur de nuit dont on entend la voix », qui continue d’étinceler pour moi comme la figure même de la poésie.

Puis, Rimbaud a surgi, comme un grand déclencheur… Celui qui a cristallisé tout cela quand j’avais 14-15 ans. Rimbaud, qui exigeait l’éternité sur le champ. Rimbaud venu dire inimitablement la nécessité du départ intérieur et extérieur : « Départ dans l’affection et le bruit neufs. »

Dans un second temps, après la lecture vivifiante des surréalistes, ma passion pour Artaud s’est révélée fondatrice. De quoi s’agissait-il ? D’incarnation, encore et toujours. « D’accrocher - pour reprendre Artaud – certains points organiques de vie ». Je vois derrière cette exigence de vérité en acte  – exigence que j’ai retrouvée plus tard chez un Ghérasim Luca,  autre passeur ascendant, ciselant sans fin le noyau incantatoire de la langue – la volonté de donner inlassablement sa vraie chair à la parole, de mettre au jour sa teneur en chant.

Une prose ouvre votre livre Le désespoir n'existe pas, comme une sorte d'introduction ou de préalable à la lecture. Dans cet extrait, vous écrivez : « Des poèmes animés par un pari farouche : transformer le pire en force d'ascension. Des poèmes pour reprendre souffle et tenir parole. Ouvrir un espace aimanté, irriguer le réel dans une époque vouée à l'hypnose. Transmettre quelque chose d'irremplaçable : une présence ardente au monde, une subversion féérique. La poésie - ou la riposte de l'émerveillement ».

Au-delà du grand contentement à lire la claire énonciation du devoir du poète en nos temps négatifs, comment le poète actuel peut-il irriguer le réel du monde à l'instar de ce que réalisa, par exemple, Homère pour toute la civilisation méditerranéenne ?

Tout poète un peu sérieux devrait avoir l’ambition d’être un « irrigateur de la sensibilité contemporaine ». Revendiquant une œuvre qui ne craint pas de tout interroger. Mes textes entrent volontiers en résonance, comme dans une chambre d’échos perpétuels, avec les figures-limites de l’art : d’Antonin Artaud  aux Poètes du Grand Jeu, de Van Gogh à Yves Klein, de Chet Baker à John Coltrane. Tout cela, au fond, procède du même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Démultiplications de l’expérience. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies, entretiens, traductions – la poésie demeure au centre. On se souvient que Cocteau avait classé son œuvre foisonnante en différents registres poétiques : poésie de roman, poésie de théâtre, poésie de cinéma, poésie graphique, etc.

Si je considère attentivement ma trajectoire, je constate que j’ai toujours été aimanté par une esthétique du partage. De mes premiers poèmes polyphoniques réalisés pour France Culture à la traduction des poétiques d’Orient, des haikus aux adaptations théâtrales, de l’anthologie sous toutes ses formes aux essais spirituels, mon parcours s’est toujours tenu, invariablement, du côté de la voix vivante. Il y a quelques années, j’ai tenté de concrétiser cette perspective dans un projet polyphonique intitulé « Constellation des voix », projet qui se situait à l’intersection de l’écriture poétique, de la musique et du théâtre – et qui fut mis en scène par Claude Guerre à la Maison de la Poésie de Paris. Un dialogue que j’avais écrit au « passé présent », une sorte d’opéra où un acteur (Denis Lavant, complice poétique par excellence) et un compositeur-percussionniste, Gérard Siracusa, répondaient à la galaxie sonore des poètes du XXe siècle, d’Apollinaire à Celan – de tous ceux qui nous ont laissé, dans les archives de la radio, la trace orale de leur poésie.  Un témoignage ardent de l’état  de poésie.

Il y avait là, dans le tourbillon continu de ces voix, quelque chose d’irremplaçable. Quelque chose de l’ordre du partage et de la transmission. Ouvrant dans l’instant une brèche sur un monde autre, qui tiendrait vraiment debout– un monde repassionné. Dans une époque vouée à la déréliction et à un renoncement hypnotique, ma poésie voudrait, avant tout, imposer une rupture ardente.

Vos poèmes, dans Infiniment proche, convoquent les étoiles, le paradis, le psaume, le credo, la dimension ascensionnelle, le dedans, mais aussi le vide et le sans lieu. Ne peut-on voir là l'importance de la tradition méditerranéenne, avec son pouvoir, avec son devoir alchimique ?

Ce devoir alchimique, ce pourrait être « poétiser par le feu », comme nous nous sommes risqués à le faire avec André Velter dans notre Prendre feu (Gallimard), qui ouvre une sorte de synthèse rédemptrice entre le soleil et la parole. Ou donner, par exemple, à entendre un Credo (l’un de mes poèmes fétiches) où se conjuguent le jazz, la Beat generation, le Grand Jeu et l’Orient. Autrement dit, traquer le feu sans âge, la révélation où affleure toujours un univers possible. Dans les mots, dans le souffle, dans l’attention exacte au réel, inventer des poèmes, entre séisme et lumière, semblables à des silex qui garderaient en eux les échos d’un chorus des profondeurs et l’éclat d’un embrasement souverain.

Étendre même les fastes d’Orphée jusqu’aux sources du Gange, comme j’ai pu le faire dans mon oratorio dansé Gangâ, avec Brigitte Chataignier et Alain Kremski. Faire tourner la parole à l’infini, et les poèmes comme des mantras de haute altitude. L’Inde, on le sait, a porté au plus loin sa méditation sur la correspondance intime du  cosmogonique et du phonétique, sur l’énergie universelle des phonèmes par laquelle tout existe. Donner un nom, selon la pensée indienne, c’est donner de l’être — au sens où le nom est l’être même de ce qui est nommé. Toute la création tourne ainsi dans la parole. Les choses sont — ontologiquement — issues des mots. Mieux, l’énergie, c’est la parole. Tout est fait de parole, rien n’existe qui lui soit extérieur — et tout y retourne. L’univers est perçu comme une surabondance vibratoire.

Les présences de Daumal et Gilbert-Lecomte vous accompagnent. Dans Initiation, vous parlez d'effondrement. À la différence des poètes du Grand Jeu, de quels moyens usez-vous pour faire l'expérience, dans votre œuvre constructive, de la confrontation à la mort qui, ici, « s'est endormie » ?

La vraie force du Grand Jeu, c’est de faire jouer sans relâche tous les contraires. Dans une réforme haletante de l’entendement. Dada et l’Orient. Orphée et Faust. Les Védas revisités par les Poètes du Chat Noir. Aventure éphémère, marquée au sceau de la révolte, de l’humour, de la spiritualité iconoclaste et de la prise de risque, le Grand Jeu prit l'allure foudroyante et contradictoire d'une comète collective. Avec mon anthologie consacrée aux Poètes du Grand Jeu (Poésie/Gallimard) et ma préface à La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent  de Roger Gilbert-Lecomte (où j’ai justement tenté d’éclairer cette notion de « Mort-dans-la-Vie »), j’ai voulu faire revivre, « réactiver » l’un des mouvements d’avant-garde les plus attachants du siècle passé, un moment de grâce dans l’histoire de la poésie, comparable, toutes proportions gardées, à l’irruption de Mai 68 dans le champ du politique. Moment qui a excédé de toutes parts la seule littérature en vue de créer un authentique courant spirituel, jouant à la fois de l’immémorial et de l’inouï. Tradition/modernité. Révélation/Révolution. Expérience et absolu. Après Rimbaud, et parfois jusqu’au tragique, les poètes du Grand Jeu ont témoigné authentiquement pour la poésie vécue. En ce sens-là, on peut tenir poétiquement qu’ils ont « endormi la mort » en vivant dans leur vie leur « mort à soi-même ». Écoutons attentivement le jeune Daumal, qui écrivait dès 1925 : « Il ne faut distiller qu’après avoir tout brûlé. » 

Alain Borer, dans la préface qu'il consacre à votre poésie, dit que vous êtes « un poète nucléaire, contemporain de la physique atomique. »
D'être contemporain de la physique atomique, qu'est-ce que cela induit, dans la langue, dans la vision, dans la responsabilité, dans la forme,  pour un poète ?

L’homme ne peut vivre sans feu, répètent les Upanishads, et comment faire vraiment du feu sans se brûler soi-même? Certains poètes, je songe ici à Gilbert-Lecomte, à Jean-Pierre Duprey, à Joë Bousquet et à bien d’autres, ne cessent de brûler ainsi, comme s’ils obéissaient à une loi d’effondrement inconcevable. Leurs réserves d’énergie épuisées, ils implosent et parfois se transfigurent, à la manière des trous noirs, dont la gravité croît jusqu’à retenir même la lumière. Ce sont, en un sens, des astrophysiciens de la poésie.

L’univers est en vibration constante. Apogée-déclin, plein-vide, aller-retour, ombre-lumière. Quoi de plus somptueux, de plus inspirant pour un poète ? Nous n’aurons jamais assez de souffle pour respirer le monde comme un mystère inépuisable. Le big bang recouvre encore le ciel de ses dernières lueurs. Tout, autour de nous, en appelle à l’infiniment ouvert, à l’expansion de notre radar intime. Tout s’aimante à la puissante énergie du désir. Traversée d’afflux incessants, scintillement d’autres logiques : supérieures, vibratoires, enchanteresses.

Le cosmos ne tient debout qu’en dansant avec le chaos.

Dans l’imprévisible bruissement chaotique, au fond du cœur comme au fond du ciel, éclosent en continu des spirales d’ordre. Un monde ordonné/ désordonné, un mandala qui toujours se dilate, un présent en devenir illimité, un océan de possibles. Autant de facettes tourbillonnantes pour décliner notre passion poétique du vivant.

Vous nommez le deuxième ensemble : Le désespoir n'existe pas.  Pourtant, le mot existe. Est-ce un titre conjurateur ?

Au sens où il s’agit d’écarter les ondes néfastes, oui. Les poèmes, comme le marque Michaux, sont peut-être les vrais exorcismes d’aujourd’hui, capables de « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile ». Le désespoir n'existe pas est un titre que j’emprunte à Rabbi Nahman, l’un des maîtres les plus singuliers du hassidisme, auquel on doit des aphorismes tels que : « Dieu ne fait jamais deux fois la même chose. » Mais, puisqu’il est question de mots, soyons clairs, je ne dis pas « la souffrance n’existe pas », « le mal n’existe pas », ou « l’ignominie n’existe pas ». Je dis simplement qu’il est possible, tel que je l’ai vécu moi-même après une épreuve de vie, de « désespérer le désespoir » ou de « transformer le pire en force d’ascension ». Tenir parole sans cesser de reprendre souffle.

Vous ouvrez ce livre par un poème intitulé « Rituel d'amplification du monde », composé de dix parties commençant chacune par ce vers : Je commencerai pas être, renvoyant peut-être à la Genèse : Au commencement, Dieu créa  ainsi qu'à l'Evangile de Jean : Au commencement était le Verbe.
La situation de la poésie aujourd'hui doit-elle prononcer la parole au futur, par rapport au passé et à l'imparfait des Écritures ; ainsi que d'affirmer le pouvoir essentiel du poète ?

Rimbaldiennement, encore et toujours, la poésie se doit d’aller « devant », comme une raison raisonnant (résonant) sur un plan plus démesuré que la raison. Ce procès poétique fait à la raison discursive comme fonctionnement ordinaire de l’esprit, l’Occident contemporain ne l’a pas toujours exclu de sa réflexion.  Je songe aussi bien à l’aveu radical de Heidegger décryptant Hölderlin :« Le dernier pas, mais aussi le plus difficile, de toute interprétation, consiste à disparaître avec tous ses éclaircissements devant la pure présence du poème » – qu’à certain constat ébloui de Wittgenstein - « Ce qui est mystique, ce n’est pas comment  est le monde, mais le fait  qu’il soit ». Ou encore à Roland Barthes s’émerveillant devant le satori, qu’il définissait comme le « blanc qui efface en nous le règne des Codes, la cassure de cette récitation intérieure qui constitue notre personne ».

N’y a-t-il pas là le rappel d’un trésor autre, qui s’oppose au crispé d’une voie purement analytique, où l’esprit est littéralement coupé du cœur ? Quand vous commencez à écouter vraiment l’univers, allez-vous vous contenter de remplacer un académisme par un autre ?

Comme je l’avais écrit, en manière de slogan, il y a quelques années :

La poésie c’est
un réflexe de survie
une effraction continue
la persistance du souffle
le vrai coeur de la planète
le contraire de l’inhumanité croissante

En même temps que paraît ce volume chez Gallimard sort un autre beau livre, au Castor Astral, intitulé Satori Express. Est-ce un stade alchimique d'apothéose que ces parutions simultanées ?

Après mes quatre recueils consacrés à Chet Baker, Jimi Hendrix, John Coltrane et Bob Dylan – quatre porteurs de voix, quatre porteurs de vie –publiés au Castor Astral, je me suis attaché, avec Satori Express, à poursuivre, ciseler mon « autoportrait poétique » commencé avec Infiniment Proche et Le désespoir n’existe pas. J’entends ici « satori » dans son sens le plus radical : une suspension du sens ordinaire, un exercice de plongée dans le cœur du monde

La quatrième de couverture présente Satori Express comme une revisitation d'une certaine tradition de l'éloge. Pouvez-vous nous présenter votre Satori Express ?

J’ai conçu, composé ce livre comme un traité d’instants accomplis. « Apprenons à rayonner », disait fortement Jacques Lacarrière. Et peut-être, du reste, devrions-nous mesurer les poèmes à leur indice de rayonnement… L’éloge devient alors une sorte de nécessité organique, un hommage à toutes les icônes porteuses d’énergie qui façonnent une vie, la modulent et l’irisent. Surgissent alors comme de grands fantômes propulseurs Artaud, Gilbert-Lecomte, Joë Bousquet, Jack Kerouac, Jean-Pierre Duprey, tous ceux qui ont risqué quelque chose dans les mots de leurs vie ou dans la vie de leurs mots, afin que nous puissions – peut-être – y voir plus clair dans le grand puzzle de notre chaos/lumière.

Dans la liste de tous ces éloges fabuleux, l'un, à titre personnel, me touche particulièrement : celui que vous consacrez à Thélonius Monk. Quelle influence Monk a-t-il joué sur votre poétique ?

Il faut, d’une manière ou d’une autre, que le poème jazze. La découverte de Monk, avec ses ritournelles quantiques, sa façon de peler les notes comme des oranges, est liée à cette époque du milieu des années soixante, où je commençais vraiment à écrire, où après la trilogie fondatrice Baudelaire-Rimbaud-Lautréamont, je découvrais les Manifestes du Surréalisme, puis la Beat Generation, par l’entremise de l’anthologie publiée chez Denoël par Alain Jouffroy et Jean-Jacques Lebel. Pour quelqu’un qui entend confronter la poésie à d’autres champs artistiques, notamment à la musique, le déhanchement mélodique de Monk, sa grâce de l’irrésolution, sont de puissants vecteurs magnétiques.

Magnétisme, c'est un mot qui pourrait définir votre poésie. Quel mot, selon vous, la rassemblerait, la contiendrait toute, ce mot-étoile qui vous aurait guidé ?

Irisation, peut-être. Pour tenter de dire cette fraternité continue de la foudre et du silence. Ce tremblement interne, en art comme en amour, où la vie entre enfin en résonance.

Merci cher Zéno Bianu.

Présentation de l’auteur

Zéno Bianu

Zéno Bianu est né d'une mère française et d'un père roumain réfugié politique. Il est en 1971 l'un des signataires du Manifeste électrique, qui secoua la poésie des années 1970.

En 1973, il séjourne pour la première fois en Inde. L'Orient laissera une empreinte durable particulièrement prégnante dans Mantra (1984), La Danse de l'effacement (1990) et au Traité des possibles (1997). Son voyage au Tibet en 1986 marquera également son œuvre, dans laquelle il s'attache à restituer le chant des poétiques d'autres cultures. 

En 1992, il fonde Les Cahiers de Zanzibar, revue «hors de tout commerce», avec Alain Borer, Serge Sautreau et André Velter. Il traduit, pour une mise en scène de Lluís Pasqual, Le Chevalier d'Olmedo de Lope de Vega, qui sera créé en Avignon. Puis Le Livre de Spencer d'après Christopher Marlowe (1994) et Le Phénix de Marina Tsvétaiéva (1996).

Il a reçu le Prix international de poésie francophone Ivan Goll en 2003. Il a dirigé la collection Poésie aux Editions Jean-Michel Place. Il reçoit Le Prix Robert Ganzo pour l'ensemble de son oeuvre en 2017.

© Crédits photos Helie Gallimard.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

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Dans ce petit livre, léger d’une centaine de pages, lourd de culture et de réflexions gaiement sérieuses, cédant à la facilité je dirai qu’on n’y voit que du bleu : sous prétexte d’ordre alphabétique [...]

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Entretien avec Abdellatif Laâbi

Abdelatif Laâbi connait la guerre, a subi la haine et les régimes coercitifs. En homme libre il a refusé d’accepter l’impensable, et regarde aujourd’hui les guerres, massacres et génocide comme un long chapitre que rien ne vient clore. Il a accepté de répondre à nos questions.

Les Palestiniens vivent des moments terribles. Et, bien sûr, vous avez déjà vous-même vécu des horreurs... Vous en avez parlé dans de nombreuses publications. Que peut faire la littérature aujourd'hui ?
Ce qu’elle a toujours fait quand il y a eu péril en la maison humaine : affuter ses « armes miraculeuses » pour se dresser contre la barbarie, défendre et illustrer ce qui fonde l’humain en chacun de nous, soutenir la raison au moment où elle est en passe de s’écrouler, rappeler, preuves esthétiques à l’appui, que rien ne saurait être plus sacré que la vie. Et puis, la littérature a cette capacité de nous grandir de l’intérieur, de féconder nos consciences, de nous faire rêver les yeux ouverts, d’abolir en nous l’indifférence, d’y combattre la haine, de nous engager, encore et encore, sur les « chemins de liberté ».
Cela dit, je ne vais pas revenir ici sur l’immense tragédie que les Palestiniens vivent aujourd’hui. Je préfère faire entendre avec le plus de fidélité possible les voix de leurs poétesses et poètes. Je m’en remets à elles et à eux pour m’éclairer et nous éclairer sur l’enfer qu’ils sont en train de vivre. Et je rappelle cette atroce adresse de l’un d’eux, Mouride al-Barghouti, qui nous a quittés il y a quelques années :
O Dieu !
Y a-t-il une vie
avant
la mort ? 
Pensez-vous qu'elle ait servi de guide à l'être humain pour l'aider à avancer vers une plus grande sagesse ? Y a-t-il dans l'histoire des exemples de livres qui ont changé le monde ou qui ont contribué à le rendre plus habitable ?
Je crois avoir énuméré, dans ma précédente réponse, les quelques « pouvoirs » que la littérature est en mesure de revendiquer, légitimement. Mais je n’irai pas plus loin ou ailleurs, en la dotant d’un rôle de « guide » ou de pourvoyeur de sagesse. Ces deux rôles me paraissent assez incompatibles avec ce que la littérature peut opérer.
Quant à savoir si des livres ont pu ou peuvent changer le monde, je m’abstiendrai de tout jugement. En revanche, à l’échelle individuelle, j’affirme qu’il y a eu des livres qui m’ont changé d’une façon ou d’une autre. Mais aucun d’eux ne m’a fait accéder à la sagesse, avec laquelle, d’ailleurs, je ne m’entends pas très bien.

Abdellatif Laâbi, L'arbre à poèmes, lu par l'auteur, 2017.

La poésie est-elle différente des autres genres ? Peut-elle, plus que la prose, évoquer les atrocités qui portent atteinte à la planète et aux êtres humains ?
Pardonnez-moi de ne pas répondre à cette question. Je vous renvoie à mon avant-dernier livre intitulé « La poésie est invincible ». Vous y trouverez, ce me semble, ample matière.
Quels sont les recueils qui vous ont marqué ou ouvert des portes ?
Plutôt que de recueils de poèmes, il me semble plus judicieux de parler de poètes. Parmi ceux-ci, il y a des anciens et des modernes, avec une prédilection pour des auteurs de langue arabe (en particulier les poètes soufis) et espagnole (la génération des années 30 en Espagne, et de nombreux poètes sud-américains). Et puis, il y a de grands frères en poésie comme Nazim Hikmet et Aimé Césaire.
Comment évolue votre écriture, votre poésie, alors que nous assistons, impuissants, à des crimes de part et d'autre de tant de frontières ?
Dans cette affaire, je ne peux être juge et partie. Il m’est arrivé de dire quelque part qu’on peut voir et lire dans les yeux des autres, mais pas dans les nôtres. Cela me rappelle aussi ce que je disais au tout début de mon expérience littéraire, en comparant le poète, et plus précisément son corps, à une sorte de séismographe. Les bouleversements qui s’opèrent dans le monde, la condition humaine, ont donc une répercussion quasi physique et au plus profond de mon être. Leur retentissement sur ma langue, ma voix et mes autres facultés, est immédiat.

Abdellatif Laâbi, La porte de l'enfer, Bernard Ascal, L'étreinte du monde (Poètes & chansons) ℗ Ascal, 27 août 2014.

Votre carrière de poète s'est développée au niveau international. Pensez-vous que vos mots et votre présence rendent le monde plus conscient de ce qui se passe ?
Je n’ai pas cette prétention. Mais je ne peux pas nier ma satisfaction de voir que mes œuvres, notamment poétiques, sont suivies par un nombre grandissant de lecteurs à un moment où la poésie en général peine à sortir de sa marginalité ou sa marginalisation. De voir qu’elles sont traduites dans un nombre de langues tout aussi grandissant. Qu’elles puissent, de ce fait, avoir un certain impact, est assez normal.
Quels sont vos projets pour l'avenir ? Qu'en est-il de demain ?
A mon âge, ce serait un peu indécent de parler de projets ! J’en suis plutôt aux « finitions ». Ce qui ne veut pas dire que je chôme. Je me suis attaqué par exemple à la traduction vers l’arabe de l’intégrale de mes œuvres. Voilà un chantier qui avance et me donne de grandes satisfactions. Je continue à traduire en français des auteurs arabes, notamment palestiniens. Et puis, comme chacun ne le sait pas nécessairement, je poursuis une expérience avec la peinture commencée « clandestinement » il y a maintenant près de quinze ans. Il y a là de quoi cultiver amplement son jardin !
Je n’attends rien
de la vie
Je vais
à sa rencontre 

Le grand poète Abdelatif Laâbi, Pensée et culture, 2023.

Image de Une © Thierry Rambaud.

Présentation de l’auteur

Abdellatif Laâbi

Abdellatif Laâbi est né en 1942, à Fès. Son opposition intellectuelle au régime lui vaut d’être emprisonné pendant huit ans. Libéré en 1980, il s’exile en France en 1985. Depuis, il vit (le Maroc au cœur) en banlieue parisienne. Son vécu est la source première d’une œuvre plurielle (poésie, roman, théâtre, essai) sise au confluent des cultures, ancrée dans un humanisme de combat, pétrie d’humour et de tendresse.

Il a obtenu le prix Goncourt de la poésie en 2009, et le Grand Prix de la francophonie de l’Académie française en 2011. Parmi ses œuvres, publiées en majeure partie aux Éditions de la Différence :

  • L’œil et la nuit (2003), Le chemin des ordalies (2003),
  • Chroniques de la citadelle d’exil (2005),
  • Les rides du lion (2007),
  • Le livre imprévu (2010) ;
  • Le soleil se meurt (1992),
  • L’étreinte du monde (1993),
  • Le spleen de Casablanca (1996),
  • Les fruits du corps (2003),
  • Tribulations d’un rêveur attitré (2008),
  • Œuvre poétique I et II (2006 ; 2010).

Par ailleurs, les éditions Gallimard ont publié son roman Le fond de la jarre (2002 ; collection Folio 2010).

 

 

Textes

Abdellatif Laâbi

Autres lectures

Abdellatif Laâbi, le jardinier de l’âme

On serait tenté d'introduire au dernier livre d'Abdellatif Laâbi en affirmant qu'on ne présente plus ce grand monsieur du poème. Pourtant, à chaque livre, c'est un poète nouveau.

Abdellatif Laâbi, La Saison manquante

Ce livre d'Abdellatif Laâbi est composé de deux recueils relativement indépendants : La Saison manquante et Amour jacaranda. Mais de la première à la dernière page, c'est la même écriture simple aussi bien [...]

Entretien avec Abdellatif Laâbi

Abdelatif Laâbi connait la guerre, a subi la haine et les régimes coercitifs. En homme libre il a refusé d’accepter l’impensable, et regarde aujourd’hui les guerres, massacres et génocide comme un long chapitre [...]




Bluma Finkelstein, la leçon suprême

Bluma Finkelstein porte le flambeau de la sagesse, et éclaire toutes celles et tous ceux qui croisent sa route. Auteure de nombreux essais, récits, recueils, son témoignage est de ceux que l’on conserve près de soi. Déportée lors de las econde guerre mondiale, elle sait ce dont l’humain est capable, et aujourd’hui, résidente à Tel Aviv, elle subit à nouveau l’innommable. Elle s’exprime dans ces quelques lignes, et essème la beauté de ses mots par-dessus la pénombre de la guerre.

Hier soir, à Londres, dans le Hyde Park, le monument à la mémoire de la Shoah a été recouvert d’un sac en plastique bleu afin d’éviter le vandalisme… Paraît-il que la police se trouve dans le périmètre pour veiller à ce que personne ne touche à ce monument.

C’est la leçon suprême de cette guerre entre Israël et les islamistes du Hamas. Une triste leçon pour les Anglais d’abord, pour nous tous ensuite, car elle veut nous démontrer qu’il faut à tout prix apaiser une haine qui ressort depuis 2000 ans du plus profond de l’être humain, par rapport à tout ce qui touche les juifs et le judaïsme. Une leçon qui démontre que les démocraties meurent en se taisant. Toutes les démocraties, y compris Israël. Je voulais écrire Israël d’abord, car il est le plus vulnérable étant petit, avec ses 7.7 millions de juifs.

Personnellement, le vandalisme ne me touche pas, car je le connais bien, sous toutes ses coutures. Par ailleurs, l’inculture m’angoisse, car elle vient avec le racisme, la haine et le mépris de l’autre. Ceux qui doivent être scandalisés par le vandalisme de leurs troupes sont leurs chefs, de la même façon que je suis moi-même scandalisée par le gouvernement d’extrême-droite que nous avons, par sa corruption et son manque de perspective. Mais les vandales ont-ils une conscience morale ?

J’ai plus de questions à poser que de réponses à donner. Pourquoi les étudiants de Sciences Po, de Columbia University, de Harvard, etc. ne sont-ils pas scandalisés par plus de 800 verdicts de mort déjà appliqués à Téhéran ? Comment se fait-il que personne ne défile dans le monde démocratique en hurlant : « Mort aux Iraniens ! » Ni les catholiques, ni les protestants, ni les juifs. Ces étudiants ne liraient-ils pas les mêmes informations que moi ? Combien de manifestations « les étudiants offusqués » ont-ils organisé pour la Syrie ? Contre la Russie ? Pour les Ouïgours ? Contre la Chine ? Et pour l’Ukraine ?

Ce sont ces questions-là, auxquelles je ne peux donner de réponses, qui devraient être posées par les démocraties à leurs propres citoyens. Or, nous sommes dans une situation où seules les vociférations vindicatives et les fake news défilent sur les sites antisémites. Les pays dits libres sont gangrénés par une sorte de cancer de la conscience, qui grimpe en intensité, d’année en année.

J’ai passé toute ma vie sous le signe de la Shoah, mais le temps et la vieillesse ont fait que je suis maintenant à tel point habituée à l’antisémitisme qu’il ne me fait plus vraiment d’impression. Plus que de haine, il s’agit d’une jalousie perverse, alimentée par une masse amorphe d’arguments tout simplement idiots. Cela mène à des réactions exacerbées qu’on voit surtout en temps de guerre. Et au Proche-Orient, il n’y a que des temps de guerre ! Je deviens comme ces microbes résistant aux antibiotiques…

L’extrême-gauche fait honte à la gauche classique, car on l’a déjà vue à l’œuvre, d’une certaine façon. Moi, j’ai grandi et vécu en Moldavie roumaine, du temps de Staline. Le communisme n’est pas de droite, à ce que je sais ! Que des tyrans haranguent les masses incultes, c’est presque normal, mais des étudiants ? Ils sont censés être les meilleurs dans les Temples de la science et du savoir. “From the River to the Sea, Palestine will be free!”The River”, disent certains étudiants, c’est le Nil et “the Sea”, c’est la Mer Noire… Une géographie variable !

Et puisqu’on parle de la Palestine ! J’ai toujours milité pour la création d’un Etat Palestinien et je l’appelle aujourd’hui encore de toutes mes forces, surtout intellectuelles. Car si moi-même, j’ai droit à un Etat, alors tout le monde a le même droit que moi. Ce n’est pas une pensée simpliste, mais la seule qui soit juste ! Et ce n’est pas à moi de décider du droit d’autrui à un Etat, c’est presque un droit naturel comme celui de respirer. Et s’il s’agit du même territoire, comme c’est le cas chez nous, il faut le partager. J’irais directement à la Bible et je citerais ces versets d’Ezéchiel (47, 21-23) : « Vous partagerez ce pays entre vous, selon les tribus d’Israël. Vous le diviserez en héritage par le sort pour vous et pour les étrangers qui séjourneront au milieu de vous ; vous les regarderez comme des indigènes parmi les enfants d’Israël ; ils partageront au sort l’héritage avec vous parmi les tribus d’Israël. Vous donnerez à l’étranger son héritage dans la tribu où il séjournera, dit le Seigneur, l’Éternel. »  Ces versets, l’extrême-droite israélienne ne les connaît pas ?

Illusions, poème de Bluma Finkelstein, musique composée et interprétée par David W Solomons.

Le reste, c’est de l’entêtement politique des deux côtés, rien d’autre. Si les Palestiniens ne voulaient plus souffrir, ils n’auraient qu’à changer leurs dirigeants. En Tunisie, en Libye, en Égypte, les révoltes ont eu lieu, pourquoi pas à Gaza ? Que leur a apporté cette guerre, sinon une souffrance infinie ? On oublie que c’est Israël qui a été attaquée le 7 octobre 2023, de la façon la plus barbare qui soit …

En ce qui concerne l’impact de la littérature, j’ai des opinions mitigées. Elle a joué par le passé un rôle non négligeable. On écoutait un Camus, un Sartre, un Brecht et tant d’autres. Même quand ils se trompaient, on avait encore avec qui débattre. « Débattre » signifiant discuter, écouter, s’imprégner de la pensée de l’autre pour apprendre et comprendre. Aujourd’hui, la pensée semble être faite de toutes pièces par la presse et les réseaux sociaux. Albert Camus avait raison, quand il écrivait, dans La Chute : « Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs :  les idées et la fornication (…) Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs. Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé. »

En dépit de cela, il y a eu des livres qui ont changé le monde, pas toujours en bien. La Bible hébraïque et le Nouveau Testament, le Coran, L’Éthique de Spinoza, Le Capital de Karl Marx, Mein Kampf d’Adolf Hitler. Mais sauf pour L’Éthique, beaucoup de gens sont morts au nom des autres livres…

 

Quant à la poésie, elle se distingue aujourd’hui par son incapacité à tenir son lecteur en haleine. Jadis, la poésie tenait seule le haut du pavé, elle était présente partout dans les écrits anciens. Selon Henri Meschonnic, la Bible hébraïque est un immense chant avec un rythme à nul autre pareil. Je ne pense pas seulement au Cantique des Cantiques ou aux Psaumes, mais à toute la Bible qu’on chante dans les synagogues. Je pense aussi à L’Hymne à l’Amour de Saint Paul, c’est une poésie si belle, et même au Sermon sur la Montagne où Jésus instruit ses disciples. Mais je crois aussi que l’hermétisme de certains textes poétiques de ces deux derniers siècles a fait qu’on lit moins la poésie, car on essaie toujours de la « comprendre » et cela n’arrive pas si vite…

C’est vrai que la poésie peut exprimer avec plus de force et d’intensité le mal de ce monde. En effet, les mots qu’elle utilise sont les mots de tous les jours, mais peints de couleurs différentes. Quand il est court et concis, le poème gagne en puissance, car il éveille plus vite l’émotion. Je crois qu’il faudrait initier dans les écoles, des lectures de poésie et choisir les poèmes les plus à même de séduire un jeune public, de le bouleverser, de lui imposer presque des émotions, auxquelles il ne s’attendait pas. Autrefois, nous avions des cours de récitation…où nous devions apprendre par cœur des poèmes et aussi les grands textes de la littérature !

Je ne peux pas dire quel recueil m’a le plus touchée, mais je sais que les pièces de théâtre de Molière, Racine, Shakespeare qui sont en vers, m’ont influencée dans mon désir d’écrire de la poésie. En fin de compte, c’est toujours l’école qui prépare la sensibilité littéraire de l’homme. C’est peut-être pour cela qu’inconsciemment j’aime tant écrire mes premiers jets au stylo sur des cahiers d’écoliers…

Il s’avère qu’en temps de guerre, on écrit mieux qu’en temps de paix, où les émotions baissent en intensité et où la paresse fait la loi. J’écris beaucoup, parce qu’en Israël, l’état de guerre est une donnée permanente depuis sa création en 1948 et ce qui me désespère, c’est que je crains la disparition de cet Etat. Un vrai poids sur le cœur. On ne peut pas résister longtemps face à 1,6 milliard de fidèles musulmans, soit 23% de la population mondiale, même si tous ne sont pas contre nous. J’ai une question bête : l’Etat d’Israël a-t-il pris un centimètre de terre à l’Iran ? Non, et cependant, à la première occasion, l’Iran, qui n’a aucune frontière commune avec Israël, a envoyé, le 14 octobre dernier, plus de 350 missiles et drones vers Israël. « To destroy Israel ». Il existe aussi ce qu’on appelle la haine gratuite, la pire de toutes les haines.

J’écris donc pour me débarrasser de ce poids que je porte sur mes épaules, en tant que juive et israélienne, depuis que j’existe. J’écris beaucoup sur la Shoah, parce que je suis née dans cette tourmente et qu’Angela Merkel a reconnu récemment ma ville de Roumanie comme « un ghetto ouvert » … C’était un tout petit ghetto où j’ai vu le jour, quand mon père était déjà aux travaux forcés et que ma mère, enceinte de moi, a été chassée avec d’autres juifs de son petit village vers une ville qui avait une gare, d’où on pouvait tous nous déporter vers Auschwitz …  Tous préparés pour le Grand voyage ! J’ai même écrit un long poème intitulé Ils marchaient sans chanter, en pensant non seulement à ma mère, mais aussi aux « Marches de la mort » en 1944, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Des marcheurs, qui marchent sans chanter, nous en voyons hélas de plus en plus sur notre planète, et je pense aux Syriens, aux Afghans, aux Ukrainiens, aux Africains, etc., à tous ces millions de migrants, qui fuient de nos jours leurs pays à pied. Si je résumais en une expression ma poésie, je dirais : « Je n’ai pas oublié. »

Je viens de publier aux Editions Unicité un roman historique, qui s’intitule Jacob Ben Judas l’Iscariote, une histoire du Juif Errant, où le Juif Errant rencontre tour à tour Saint Paul, Don Isaac Abravanel, Spinoza, Heinrich Heine, Kafka, Rosa Luxemburg, Stefan Zweig, Hanna Arendt et tant d’autres ! Chez Jacques André éditeur, sort très prochainement un recueil de lettres fictives, intitulé Je suis Rosa Luxemburg. Ce livre fait partie d’une collection Je suis… destinée aux élèves d’écoles primaires, de lycées et autres établissements scolaires, qui portent le nom de Rosa Luxemburg. Elle a écrit des milliers de lettres de prison et d’amour, d’une très grande beauté littéraire. J’ai dévoré ses écrits avec passion et me suis tellement identifiée à son parcours. C’était une grande rêveuse socialiste et pacifiste, que les Corps francs ont assassinée dans une voiture à Berlin en 1919 et jetée comme un chien dans un canal. Dans un autre registre, je publie un livre de bibliophilie, Le Couteau rouillé d’Abraham, chez Wanda Mihuleac, aux Editions Transignum. Dans tous ces livres, les mêmes sujets reviennent : je cherche encore et toujours à comprendre pourquoi on nous hait à tel point, nous, les juifs, car finalement, nous ne sommes pas pires que le reste de l’humanité.

Des projets pour demain ? J’ai un manuscrit tout prêt, intitulé Les pèlerins de Prague, l’immortelle légende du Golem, le Golem étant cette créature d’argile créée par un Rabbin au 17èmesiècle pour défendre la petite communauté juive de Prague…Ces pèlerins vivent au moment de la Révolution française et rencontrent, eux aussi, comme mon Juif Errant, toutes sortes de personnes dans leur périple…

Présentation de l’auteur

Bluma Finkelstein

Bluma Finkelstein, née en Roumanie en 1942, une poétesse et essayiste roumano-israélienne. Elle vit en Israël depuis 1963. Elle est professeur émérite de littérature française et comparée à l’Université de Haïfa où elle vit. Elle a publié 30 recueils de poèmes en France, ainsi que trois essais littéraires. Ses poèmes ont été traduits en hébreu par le poète Aharon Amir ainsi qu’en roumain.

Voix majeure dans la littérature israélienne francophone contemporaine, elle a reçu en 2002 le Prix du Président de l’État d’Israël  pour son œuvre en langue française (prix attribué pour la première fois à un écrivain francophone israélien).

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures

Bluma Finkelstein, La dame de bonheur

Bluma Finkelstein demeure un poète encore méconnu. On peut  pourtant dire d’elle qu’il s’agit d’une voix majeure de la littérature israélienne francophone contemporaine. Son livre La petite fille au fond du jardin (Diabase, [...]

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IN PRINCIPIO ERAT VERBUM. UKRAINE : LA POÉSIE EN GUERRE

Ces textes sont tirés d'une anthologie bilingue, IN PRINCIPIO ERAT VERBUM. UKRAINE : LA POÉSIE EN GUERRE. Anthologie bilingue Ukrainien-Français / sous la rédaction de Volodymyr Tymtchouk (rédacteur en chef), avec Marie-France Clerc, Veronica Halytchyna, Tetiana Katchanovska, Olena O’Lear, illustré par Volodymyr Stassenko. Ils nous ont été confiés par Viktoriya Matyusha, interprète et directrice d'agence littéraire ukrainienne réfugiée à paris avec ses quatre enfants. Son mari, Pavlo Matyusha, auteur et homme d'affaires, a décidé de rejoindre l'Ukraine pour se battre. A cette heure il repart à la guerre...

IN PRINCIPIO ERAT VERBUM. UKRAINE : LA POÉSIE EN GUERRE. Anthologie bilingue Ukrainien-Français / sous la rédaction de Volodymyr Tymtchouk, illustration par Volodymyr Stassenko. Lviv : Editions Astrolabe, 2024. 400 p., 

Volodymyr Tymtchouk
Des changements…

 

Elia a tout changé

A plusieurs reprises

En quittant Odessa pour Kyiv
En abandonnant le russe pour l’ukrainien
En laissant son violon pour un salon de massage
Sans compter son coiffeur, son styliste et son nutritionniste

Et quand, depuis son balcon dans Obologne1, on a vu, à l’œil nu, des Grad déployés
sur la tête de pont de Lioutij lancer des roquettes en direction du terminus des Héros du Dnipro

Elia a tout changé

De nouveau

En quittant le métro pour un train d’évacuation
En abandonnant son parler pour un discours intensif en délire
En laissant son violon de famille pour une valise grise
qui abrite à peine quelques peignes, quelques jolies petites robes toutes neuves ou tout comme et un livre de recettes

Seuls quatre sphynx en leur premier voyage ne changent pas d’habitudes et réclament à coups de miaou leur pitance et d’aller aux WC inaccessibles par le couloir encombré d’un wagon à compartiments.

Post scriptum
Point unique
Cette fois leur voyage n’est pas un aller simple : des forêts de plaisance autour de Pouchtcha-Vodytsia seront l’ultime demeure du RuSSe
— Rechargez, mes frères !

Lviv
7 mars 2022, 13h40–14h05
Traduit par Tetiana Katchanovska, relu et corrigé par Marie-France Clerc

 

1Obologne est un quartier résidentiel du nord de Kyïv. Lioutij (tête de pont de) est situé sur la rive droite du Dnipro, au nord de Kyïv. Ce lieu hautement symbolique pour les Ukrainiens évoque les héros du Dnipro qui y percèrent les défenses allemandes à l’automne 1943. Pouchtcha-Vodytsia est un quartier et une station forestière au nord-ouest de Kyïv.

∗∗∗

Pavlo Matioucha

 

ma maison est désormais un souvenir
j’y reviens après avoir erré à travers la guerre
des femmes à bras nus
y viennent
et pétrissent la pâte
pour le pain parfumé

des enfants y viennent
avec leurs parents
qui ne se sont pas encore fait tirer dessus à Boutcha
à cinq mètres de distance
et qui ne respirent pas encore par un tube
au 17ème hôpital
comme leurs poumons
n’ont pas encore été perforés par des balles
et leurs os pelviens
n’ont pas été écrasés

tu viens aussi de temps en temps
je peux sentir ton arôme
et je peux voir tes coups d’œil
plonger dans mes pupilles

dans mes souvenirs un robinet ne coule pas
le sang ne coule pas
une alerte vibrante du portable ne pleure point
jusqu’à la mort de la batterie
parce que l’appel est répondu
je prends une douche et aucun cri
ne s’égoutte du pommeau

dans mes souvenirs
des sacs de sable bouchent mes oreilles
des tapis épais barricadent mes yeux
une défense complète
de la réalité

dans mes souvenirs il n’y a pas de guerre
je ne veux pas une maison de souvenirs
je veux le feu de guérison

 

13 mars 2022, 11h30
Auto-traduit par Pavlo Matioucha, relu et corrigé par Jean-Philippe Tabet

∗∗∗

Tetiana Vlassova

  

Le vingt-quatre février, c’était hier.
Depuis ce temps-là, je ne me souviens de rien.
Et bien que je tremble toujours à l’aurore —
Je ne me souviens de rien. Je ne me souviens de rien.

J’ai oublié ce que c’est de guetter la sirène.
Courir à l’abri devant ceux qui courent devant moi par dizaines.
Regarder l’enfance se changer en vieillesse.
Tout cela, par bonheur, ne m’a pas marqué.

Des missiles et des bombes — pas dans les films mais tout près, soudain.
Les premières maisons brisées et les premières pertes sans fin.
Je ne me souviens plus de ce qu’il y avait là: la peur ou bien la fermeté.
Je ne me souviens plus combien de temps on pleurait et pour quoi on priait.

Je ne me souviens plus combien le ciel était clair à cause des explosions et des incendies.
Je ne me souviens plus combien on avait peur et comment on partait sans envie.
Non plus des chars aux inscriptions sataniques roulant à travers les villages.
Je ne me souviens plus de rien sauf de la haine et de la rage.

La rage, la haine, parfois l’angoisse.
Ce n’est qu’au jour de la victoire que ma mémoire reviendra à sa place.
Lorsque tous ceux qui sont partis rentreront chez eux —
Leur mémoire reviendra et le fera peu à peu.

Lorsque toutes les choses maudites et horribles resteront dans le passé —
Je n’oublierai aucune nuit, aucune minute passée.
Je n’oublierai aucun coup de fusil, aucune mort.
Ma mémoire rentrera d’un pas ferme et fort.

Ma mémoire absorbera tout ce qui s’est passé.
Je n’oublierai aucun enfant, tué ou blessé.
Tandis que nos villes se mettront à renaître de leurs cendres,
je n’oublierai aucun cri, aucun regard.

Je n’oublierai aucune journée de ce printemps.
Je n’oublierai aucune journée de cette guerre.
Le vingt-quatre février s’est passé hier.
Depuis ce matin-là, je n’oublie rien.

 

Kyїv
14 mars 2022, 21h36
Traduit par Veronica Halytchyna, relu et corrigé par Inha Yatsenko, Jérôme Constantin

∗∗∗

 

 

 

Viktoriya Matyusha est interprète de conférence. Elle a créé en 2019 l’agence littéraire OVO, qui représente des auteurs de littérature contemporaine ukrainienne.

Installée avec ses enfants à Paris depuis le début de la guerre, elle est depuis également interprète auprès des institutions de l’Union européenne.

Volodymyr Tymtchouk

43 ans, Lviv.
Officier des Forces Armées Ukrainiennes, pédagogue, homme de lettres.
J’ai organisé la Journée mondiale de la poésie pour l’Ukraine.
Prix Bohdan-Khmelnytsky, et plus.
La poésie devient le mot et la Parole.
Avec l’Ukraine nous créons un nouveau monde.

Pavlo Matioucha

38 ans, Kyïv.
Écrivain, traducteur, financier.
Officier mobilisé des Forces Armées Ukrainiennes (FAU).
Je soutiens les personnes autour de moi et les FAU.
La poésie multiplie par millions les émotions d’un seul.
L’Ukraine est la protectrice du monde libre !

Tetiana Vlassova

Kyïv.
Poétesse, chanteuse, soliste du groupe VLASNA, fondatrice de l’agence RP « Move in Movie ».
Je lutte sur le front d’information et le front créatif, je fais du bénévolat.
La poésie n’est pas seulement fonctionnelle ; elle a aussi une grande responsabilité, car en période d’émotion intense, la poésie doit la reproduire avec précision, empathie, sincérité.
Je voudrais transmettre la vérité. Sur le monde entier et sur chaque personne.

 

Marie-France Clerc

78 ans, La Cadière d’Azur, France.
Écriture, lecture, famille, amis.
Cinq Zinnias pour mon inconnu, 2016 ; Silences en forêt, 2018 ; Un possible voyage, 2020.
La guerre a réveillé mon passé familial : des barbares sont de retour !
La poésie aide à rester vivant ; partage des valeurs ; témoigne ; donne de l’espoir.
Des Ukrainiens meurent pour votre Liberté!

 

Jérôme Constantin

36 ans, région parisienne.
Professeur de lettres qui a travaillé plusieurs années en Ukraine.
La guerre en Ukraine m’a choqué au point que je suis parti là-bas pour aider.
La poésie permet d’exprimer l’indicible de la guerre.
Mon message au monde : les démocraties occidentales doivent de toute urgence intervenir militairement en Ukraine.

 

Veronica Halytchyna

23 ans, Boutcha, oblast de Kyïv.
Traductrice, musicienne.
J’ai ressenti de l’espoir. J’ai passé une semaine au sous-sol, et j’ai dû fuir mon foyer pour la deuxième fois, cette fois-ci pour arriver à Transcarpathie.
Concours de traduction littéraire de l’Université nationale Petro Mohyla en hommage à M. Vinhranovsky, nominations « Poésie » et « Prose » (français).
La poésie crée du sens.
Cette guerre est importante non seulement pour l’Ukraine, mais pour le monde entier.

 

Tetiana Katchanovska

51 ans, Kyïv.
Тraductologue, enseignante-chercheuse au Département de théorie et de pratique de la traduction des langues romanes M. Zerov, Université nationale Taras Chevtchenko de Kyïv ; membre du Bureau de l’Association des professeurs de français d’Ukraine.
J’essaie de contribuer de mon mieux à la victoire de l’Ukraine et du monde libre.
La poésie s’oppose aux monstruosités esthétiques et idéologiques.
Poutine doit être traduit devant la Cour de La Haye.

 

Jean-Philippe Tabet

65 ans, Ottawa, Canada.
Formateur professionnel certifié.
Notre humanité n’est jamais acquise.
La poésie nous redonne notre humanité.
N’ayons pas peur !

Inha Yatsenko

Kharkiv.
Enseignante à l’Université nationale Vassyl Karazin de Kharkiv et à l’Alliance française de Kharkiv.
Chevalier des Palmes académiques.

 

 




Iryna Beschet­nova, l’Ukraine, encore…

Réfugiée en France, Iryna Beschet­nova est née à Khar­kiv, en Ukraine, où elle a travaillé en tant que Respon­sable Litté­ra­ture et Drama­tur­gie au Théâtre Jeune Public, et en tant que comé­dienne et metteuse en scène aux théâtres indé­pen­dants. Etudiante en Master à l’Aca­dé­mie de la culture d’État de Khar­kiv, pour la spécia­lité Arts de la Scène, elle a dû tout quitter, à cause de la guerre... Elle nous a confié ces poèmes, tirés d'un manuscrit, 200 grammes de poèmes, écrit pendant ce choc qui s'éternise, cette guerre, sans nom, sans fin...

∗∗∗

Guerrier(s)

Salut à tous et à toutes
j’étais chez mon frère hier
son état n’a pas de changements mais
il est stable
Serghii a reçu une prothèse de son œil droit
l’œil gauche a déjà été opéré
la cornée commence à prendre racine
la rétine a été redressée
cette opération n’est pas la première d’Olegh
mais y a désormais l’infection dans son corps
les médecins tentent de la soigner
dans ses jambes y a des maux fantômes graves
on cherche traumatologue pour Andrii
pour mieux s’occuper du genou
le genou et les yeux sont maintenant la priorité
l’état de sa vue n’a toujours pas changé mais
on ne perd pas l’espoir
aujourd’hui Nazar a été opéré de la hanche l’intervention a été difficile
il s’agit de sa seizième chirurgie
et y aura plusieurs autres prévues
après tout Roman se porte mieux
il peut toujours pas voir mais
il a dépassé le stade de l’acceptation
il y a une semaine Boghdan est sorti du fauteuil roulant il est progressivement préparé à recevoir des prothèses il se porte bien
sa voix est plus gaie
il passe le bonjour à tout le monde
il se dit très fatigué mais pourtant
il se sent
n’est pas seul

∗∗∗

Village de Groza

Toc, toc, toc...
Hommes et femmes
portant des foulards noirs
arrivent au cimetière de Groza,
voiture après voiture.
Toc, toc, toc
Pasha enfonce un pieu en bois dans le sol...
Ils mesurent le nombre de mètres
dont ils ont besoin
pour leurs proches : sœurs, frères, oncles,
neveux, parents, grands-parents...
Pasha a perdu son père, sa mère et grand-mère d’un seul coup.
Toc, toc, toc...
Durant une journée, les russes ont tué cinquante-deux personnes du village.
Pas toutes ont été identifiées.
Certains corps n’ont toujours pas été retrouvés,
ce qui signifie que le nombre de massacrés
peut s’alourdir.
Toc, toc, toc...
À côté de Pasha
sa femme tient une pancarte au dossier transparent avec un marqueur dessus :
Occupé 3 personnes de Nesterenko

∗∗∗

fille prodigue

ce poème
est écrit dans une langue inconnue

de la planète où j’suis née j’ai grandi
j’ai jamais vécu

où j’ai brûlé des fleurs
que j’avais à peine vues
j’ai ri sans comprendre les blagues
je n’ai pas choisi qui aimer
qui haïr
je ne soupçonnais pas la réalité de machinations d’images
de plans
et de sentiments
et je me suis réveillée
quand ma planète a explosé

maintenant j’apprends les paroles comme
palyanytsya Semenko
guerre refugiée

grad smertch plaie mortelle

et certains que j’oublie comme
je suis pas politique
et les nations fraternelles

∗∗∗

 

réflexions

- ( peut-être, sur la façon dont j’ai vécu dans le métro de Kharkiv pendant 10 jours et 10 nuits )

- ( peut-être, à propos de la marche le long des traverses dans le tunnel du métro jusqu’à la gare )

- ( ou peut-être sur comment il n’était pas clair si le train voulait ouvrir ses portes à la ville Poltava, où ma fille m’at- tendait, et en général, où il allait, ce train )

- ( et si sur comment à Poltava un mec m’a conduit gratuit de la gare, j’avais peur qu’il soit maniaque, mais il a fondu en larme et m’a donné de l’argent. Il s’appelait Edyk )

- ( ou sur comment nous attendions les trains à Poltava, et nous parlions à une femme inconnue, et quand un train bondé est arrivé et n’a pas voulu ouvrir la porte, et cette femme, elle a dit que nous étions ses proches

( fille et petite-fille ), et puis ensemble nous sommes montées dans le vestibule pour y passer 18 heures, et les gens étaient allongés dans les couloirs, et tout
le monde enjambait un soldat fatigué, et il n’y avait pas de lumière dans les toilettes, et il n’y avait pas de lumière du tout, à cause de ce couvre-feu imposé ; elle s’appelait Svitlana )x

- ( peut-être, comme tout le monde avait peur du bruit d’un train qui passait, pensant qu’il s’agissait de fusées )

- ( ou peut-être vaudrait-il mieux raconter sur une femme qui a commencé l’accouchement dans la voiture voisine, et que l’ambulance l’attendait à la gare de la ville Zdolbou- niv, et j’étais heureuse que nous arrivions bien plus tôt que je le pensais, car c’était très incommode de dormir assise à côté des WC, nous devions nous lever tout le temps, car le matin tout le monde y allait, mais avant cela nous étions assise dans le vestibule sous la porte, et de l’eau coulait le long de la porte donc sous nous tout était mouillé, et j’avais aussi peur que la vitre de la porte puisse être tirée )

- ( ou mieux encore, comme à Lviv nous sommes restées chez des inconnus, suite aux conseils d’une femme que nous connaissions pas )

- ( et peut-être, comme c’était étrange à Lviv de ne pas marcher vite et de ne pas se pencher, et d’apprendre à ne pas avoir peur des sons forts )

- ( et aussi, comme j’ai fondu en larmes dans un café parce que j’étais dans le café et que les autres, ils sont restés loin et à ne plus pouvoir faire ainsi )

- ( et peut-être, comme on roulait avec un chauffeur à travers les montagnes et les postes de contrôle, et qu’il nous a dit ce que disent les diseuses de bonne aventure : la fin de la guerre viendra dans 3 semaines )

- ( ou, par exemple, comme en Slovaquie, j’ai finalement acheté un jean, car je n’avais qu’un sac à dos avec un seul plaid, et j’étais dans les mêmes immenses joggings dans lesquels je vivais jour et nuit à la station de métro de Kharkiv )

- ( et puis, comme le lendemain nous partions pour Bratislava, et il y avait trois femmes slovaques dans le coupé avec nous, nous parlions un mélange des langues, et elles ne croyaient pas que nous étions réfugiées, que nous étions en guerre, et nos photos de notre maison détruite, elles avaient déjà vu, ces photos, donc elles étaient fausses, elles dataient de 2014, et s’il y a quelque chose, ce n’est pas poutine, mais les Banderistes, et quand on s’est approché de la ville de Poprad, elles étaient contentes de nous montrer leur jolie maison près de la gare )

- ( ou bien, comme on a rencontré par hasard mon ancien professeur d’anglais, venu de Manchester pour faire du bénévolat à la frontière. Il s’appelait Bryan )

- ( ou mieux, comme à Vienne, les masques anti-covids étaient obligatoires partout, et c’était étrange parce que la guerre avait mis tout cela de côté, et quand dans un McDonald’s on m’a exigé un certificat anti-covid,

et que j’ai dit que nous étions réfugiées, cette Philippine s’est immédiatement adoucie et a commencé à pleurer parce qu’elle était elle-même réfugiée )

- ( et à la fin, peut-être : comme nous nous sommes envolés pour la France et avons été accueillis par mes amis )

Non, désolée, j’ai rien à vous raconter...

Présentation de l’auteur

Iryna Beschetnova

J’ai été formée à l’Université Technique en Ukraine et j’ai poursuivi à l’Université Lyon2 en France. Mais ayant l'âme d’artiste dans un corps d’ingénieur en fibre optique, en 2022 j’ai obtenu mon Master 2 en Arts de la scène à l'Académie de Culture de Kharkiv, Ukraine.

En 2021-2022, j’ai occupé le poste du Chef du Département Dramatique du Théâtre Jeune Publique de Kharkiv.

En raison de l'invasion à grande échelle de la russie en Ukraine en 2022, j'ai évacué vers la France, où j’étais en résidence avec deux théâtres ( La Faïencerie, le Phenix ) en tant que dramaturge et metteuse en scène.

Un texte, Cosmonaute, sur la guerre en Ukraine que j'ai écrit pendant une résidence, a été mis en scène par des compagnies théâtrales en Ukraine, en France et en Allemagne.

J’ai commencé à écrire des poèmes en 2023, en France. J’écris en Ukrainien et je traduis vers le Français.

En 2024 j’ai fini mon premier recueil poétique.

Maintenant je vis et travaille en Ukraine.

Bibliographie

Mes textes parus dans l'Almanach de l'Institut Ukrainien de Littérature (2023) et dans l'Anthologie de poésie de la maison d'édition ukrainienne Parasolya (2024).

Poèmes choisis

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