Les cahiers de PAUL VALÉRY

« ...Et je jouis sans fin de mon propre cerveau » faisait dire Paul Valéry au locuteur de son sonnet intitulé Solitude. C’est ce qui amène Michel Deguy, dès la page 26 de sa préface, à souligner que « La grande affaire, la «grande chose» valéryenne, fut celle de l’intellect. », et ce constat implicite, qui constitue à la fois comme la nappe phréatique où aura puisé toute la réflexion de l’auteur du Cimetière Marin et de la Jeune Parque, et ce qui aura inspiré ici son préfacier, ce constat de l’essentiel souci de « l’esprit » chez un Paul Valéry qui cependant ne se voulait pas « philosophant », c’est ce qui permet à Michel Deguy d’ajuster sa focale concernant le contenu des cahiers.

En effet, Valéry, grâce à cette préface, est à la fois relié à nous, lecteurs d’aujourd’hui, mais aussi distancié de nous par diverses analyses qui démontrent de quelle manière le monde tel que se le figurait Valéry réfléchissant (éventuellement avec spéculations anticipatives), et le monde « homonyme » tel que nous le vivons, appréhendons, recevons actuellement, sous les apparences de la quasi-ressemblance, en profondeur diffèrent au point que même la signification-ressemblance de ces apparences est un mirage. Par exemple, relever à la lumière de notre pensée actuelle ce qui semblerait des traits « annonciateurs », « prophétiques », en ce que Valéry a développé comme idées diverses dans ses textes, les officiels, ou les, jusqu’à notre époque, non-officiellement édités des Cahiers (qu’il avait cependant toujours projeté d’éditer comme une œuvre majeure), serait une erreur de perspective du même genre que celle qui nous fait interpréter un texte de Platon avec les outils de la philosophie contemporaine.

PAUL VALÉRY – Cahier 1894-1914 Volume XIII – Préface de Michel Deguy (NRF – Gallimard).

Entre les formules de Valéry, et les nôtres actuelles identiques, un glissement de réalité, une « substitution de substrat », se sont produits avec le siècle qui a passé : de 1871 (naissance de P.V.) à 1945 (sa mort), passablement de métamorphoses historiques se sont produites en 74 ans, la technique notamment a commencé à prendre de l’importance (à cause des guerres et de l’industrie). Mais de 1945 à 2018, c’est-à-dire une période à peu près équivalente, « l’imperium technologicum » si j’ose dire, a remplacé à grande allure le règne de l’Homme, entendons « de ce qu’il y avait d’humain » dans l’Humanité. Je n’entends pas évoquer les cyborgs, les robots, les transhumains, non plus qu’entrer dans les détails sur cette affaire du « déshumanisme », de « l’antigrandeur », points que la préface éclaire subtilement et nettement. Ce que je voudrais mettre en lumière, en revanche, c’est ce qu’il y a de profitable à retirer des écrits quotidiens de ce philosophe qui refusait de l’être, de ce mathématicien amateur épris de précision, de netteté, de ce poète pour qui poétiser n’était qu’un « exercice », comme il l’écrit à André Gide en dédicace. En effet, à le lire, j’ai ressenti une certaine fascination. Non que la pensée de Paul Valéry soit impressionnante à chaque page, certes ; non qu’elle n’apparaisse pas en divers endroits comme périmée ; mais parce qu’il y a entre elle et nous, en relativisant certes la comparaison, la même différence/proximité qu’on éprouve lorsqu’on travaille sur – mettons – un texte latin, par rapport à la traduction « moderne » qu’on voudrait en faire : quelque chose qui est à la fois de l’ordre d’une proximité qui efface l’abîme temporel, mais aussi de l’ordre du radicalement distant, d’historicisé, de vaguement démodé. Et cela oblige le lecteur curieux de Valéry et de sa pensée - sans cesse en train de s’aventurer, telle qu’elle apparaît dans les Cahiers -, à s’aventurer lui-aussi, en s’obligeant à une gymnastique assouplissante qui a pour effet la prise de conscience de ce que devient notre temps : car rien de tel qu’une similitude en apparence, hérissée de différences en réalité, pour retirer de la confrontation entre le monde de Valéry et les nôtres (du « monde fini » valéryen l’on est retourné à une multiplicité plus ou moins indéfinie de mondes contemporains), une lucidité nouvelle, un panorama en relief, une « vision stéréoscopique » propre à nous faire évaluer ce que j’appellerais le « site » d’où se parle et s’écrit la littérature, spécialement la poésie, de notre XXI ème siècle…

 

                                                                                                    




André Velter, N’importe où

Etre ou devenir poète ? Telle a été la question – peut-être absurde - que je me suis d’abord posée en ouvrant ce recueil de poèmes d’André Velter, mais ensuite - et surtout - en consultant ce qui est hors du champ poétique (les humains avides, les propos d’une rationalité outrancière, etc.).

 

Comment ces non-poètes et leur non-poésie peuvent-ils cotoyer ou secréter des mots ou des esprits… poétiques. D’où émerge la fragile capacité d’élaborer un univers distinct ? Est-ce un « voyage » de l’esprit qui s’élabore peu à peu, tout en engendrant ou en s’enrichissant de « résonances » diverses avec le monde et les autres, comme le suggère l’auteur? Et ma vraie question, la poésie précède-t-elle ces mots pour la dire ? Se trouve-t-elle déjà dans la nature (l’élan de cimes d’Himalaya) ou la conjonction nature-culture (puissance des fresques de la grotte Cosquer)? Ces derniers jours de neige ont engendré tant de photos émues de ville ou de paysage magnifié par le blanc… Etait-ce une démarche poétique? pré-poétique ? Bref, serions-nous tous poètes, attendant seulement l’heure de le manifester, de le devenir ? Je poiêsis, tu poiêsis, il….

André Velter, N’importe où, Livre-récital + CD avec Jean-Luc Debattice et Philippe Leygnac, dessins Ernest Pignon-Ernest, Le castor astral, 118 pages, 18 euros, 2017

André Velter, N’importe où, Livre-récital + CD avec Jean-Luc Debattice et Philippe Leygnac, dessins Ernest Pignon-Ernest, Le castor astral, 118 pages, 18 euros, 2017

De certains êtres, il est dit qu’« ils sont poètes ». Certains l’affirment eux-mêmes : « Je suis poète ». Une telle assurance impressionne. Etre ou ne pas être poète ? Qu’est-ce à dire ? Comment avouer son âme poétique ? André Velter propose – une nouvelle fois - dans cette publication de croiser les mots et les sons (musique et lecture par des comédiens-musiciens, Jean-Luc Debattice et Philippe Leygnac), tout en y adjoignant les esquisses amies d’Ernest Pignon-Ernest((L’une propose une version sublime de L’origine du Monde de Courbet.)). Telle est sa façon de vivre la poésie, mêlant le sens (au sens de signification) de ses propres mots aux délices des sens (au sens de sensations) auditifs (diction, chant et musique) et visuels (dessins). Corps et esprit entremêlés donc, cherchant en toute amitié ici des correspondances, là un dialogue, partout des échos. Comme si son propre pouvoir de création - vraiment créatif - cessant d’être individuel, s’élaborait désormais à plusieurs, en une indistinction originelle. La poésie nait-elle de cet ensemble artistique ou devient-elle l’œuvre impulsée par le poète Velter? Une poésie chantée, rythmée, modulée, sculptée sur la musique et accompagnée de dessins (visages et corps). Une poésie autre, mobile, « à voix haute », une sorte de lente caravane – en devenir - sur la route d’une soie poétique. Peut-être. En recherche. Faut-il inscrire dans le choix métrique cette légère préférence du poète pour des quatrains, dont le refrain – on sent qu’il a été lu et relu mille fois à voix haute - cadence certains poèmes. Il est un leitmotiv qui sonne parfois comme un point d’orgue de son discours ou de sa sensibilité. De même, la rareté des ponctuations révèle sans doute la puissance primordiale d’un souffle inspirateur.

Le titre du présent opuscule N’importe où s’inscrit dans le vertige de Rimbaud : « Au revoir, ici, n’importe où (….) En avant, route. » (Démocratie, Illuminations). Un tel salut a-t-il été emprunté subrepticement à Baudelaire (« N’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde », Le spleen de Paris) ? Qui sait ? Tant et si bien que la démarche de Velter s’inscrit cahin-caha dans une généalogie secrète de la pensée poétique Baudelaire-Rimbaud-Velter: une sorte de cheminement qui mène n’importe où (c'est-à-dire quelque part !) au risque de mener nulle part (un quelque part dissout en quelque sorte). Le poète, quant à lui, estime s’être « délivré d’Arthur » par la compagnie de Guillaume Apollinaire. Pourquoi pas ? C’est sans doute celle de l’Apollinaire du poème Mai (Alcools).

Comment se déploie le voyage en ses écrits ? A-t-il un commencement conduisant vers une fin ? Le départ du poète est autonome : « encore naître de son propre élan ». Il est emporté par un mouvement : « changer en griffes les marques du vent ». Le promeneur passe à l’acte en grande liberté : « j’ai appris en marche la mappemonde ». Pour découvrir cet « univers-là », il lui suffit de « tourner le coin de la rue » et de « partir soleil en tête ». Il se laisse conduire pour aller « où que ce soit ». Il circule sur la « main road » où tracteurs et bétonnières progressent « au pas des dromadaires », une vraie « coulisse de l’enfer ». Il parcourt les villes d’un « Cities blues » (Aden, Zanzibar, Samarkand, Tombouctou, etc.) qui « chantent dans nos mémoires ». Il approche l’Atlantique réel, là « où Tanger marque la fêlure du grand océan » en proie « au ressac incessant des vagues et des songes ». Il frôle des lieux mythiques et progresse en «  galère pour Cythère », un galère qui « a pris l’eau/on ne va pas toucher la terre de si tôt ». Ainsi est vécu ce « galop tonique de mots et d’échos » (4e de couv.). Et pourtant « il ne suffit pas de reprendre la route », répète le poète ensorcelé. Qu’advient-il ?

Une telle excursion dans l’espace n’est pas celle d’un solitaire, mais celle d’un allié des arts (chant, musique, etc. ): « à l’oreille, il faut courir le monde ». Les chants de femmes entendus y sont frangés de tristesse : d’abord celui de Georgina Smolen, chantant Le saule((Georgina, dont Musset dit qu’elle est « un jeune rossignol pleurant au fond des bois »)). Puis celui de Billie Holiday, « Lady Day affligée » ou « Bad Billy perdue », qui avance seule lors de son « ténébreux » et « impossible voyage ». Le seul homme, Louis Amstrong, chante un hôpital, Saint James, en une « marche immobile ». Le son du «piano-bar » remplace ensuite les complaintes, pour dire que « la vie n’est plus que le frisson d’un doux désastre ». De l’instrument, le poète passe aux danses. Au swing d’abord, cette danse « aux chevilles folles » : « encore un swing/poussé au blues/au bas du ring » qui est l’équivalent musical du spleen. (Ce poème semble un écho de La mort des amants de Baudelaire avec ses miroirs/ange/tombeau ?). Au tango ensuite, ce tango d’amour qui se danse avec « une robe calcinée » sur des « cuisses de feu » (réminiscence de Lorca, La femme infidèle ?).

Au terme de cette errance, se trouve la mort : « l’amour à mort/en avalanche ». On entend le « cri du Minotaure » : « ici le cœur sonne/au corps à corps de nos défis ». Il y a ce cri ultime de celui qui a entendu l’écho de la voix aimée et a touché ses songes : « Tournons, veux-tu/au coin de cet univers-là : qui avec du sol, des mélodies, et des cendres/a fait de l’infini le dernier rendez-vous ». On découvre Nada cette « femme du néant », car nada est le rien en espagnol (mais nahda est aussi la renaissance en arabe, pourquoi le lecteur ne ferait-il pas aussi voyager le son?). On écoute alors cette prière pour le repos des morts « requiem express », lors d’une cinquième saison « hors calendrier » «  pour finir en beauté ». Nous, on ne peut plus que se taire à voix haute aussi, oublier même la présence attentive à d’autres morts du 61 rue de Richelieu((où Stendhal écrivit ses Promenades dans Rome)) ou de toute autre rue parisienne.

n.b. Une question : qu’est le « fuel incomburé » (p. 66) tributaire « du pas des dromadaires » ?




Les 101 Livres-ardoises de Wanda Mihuleac

Une épopée des rencontres heureuses des arts

Artiste inventive, Wanda Mihuleac s’est proposé de produire des livres-objets, livres d’artiste, livres-surprise, de manières diverses et inédites où la poésie, le visuel, le dessin ou les formes des objets se combinent afin de donner une autre perspective et une autre dynamique aux textes des écrivains. Mais Wanda Mihuleac n’est pas qu’une glaneuse de livres-objets, elle n’est pas seulement leur éditrice mais aussi leur co-créatrice par les thèmes proposés ou l’espace préfabriqué offert à l’écriture, par les réflexions sur le support graphique et la modalité grâce à laquelle celui-ci devient une source d’inspiration.

101 Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac rassemble divers livres-objets, livres-ardoises aux graffitis et graphismes variés, livres sur lesquels on écrit au marqueur blanc sur fond noir, de façons différentes.

Les ardoises, à leur tour, acquièrent des formes variées qui vont de la plus sage – celle de l’écolier – aux assemblages et constructions de toutes sortes, en forme de boite, de mur.

Aux livres-ardoises s’ajoutent les livres-rubans, ou boomerang, les livres- bouteilles de Werner Lambersy, les bâtonnets de mikado portant l’écriture du poète vietnamien Pham, la chaise longue minuscule où repose le texte de Jean-Marc Couvé, un rouleau cylindrique à picots pour piano mécanique offert par Wanda au musicien Jean-Yves Bosseur, un rouleau torsadé comme une bande Moebius, les cubes, les pièces de domino d’Alain Jouffroy…

Puisque 101 Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac est un véritable gros livre, une sorte de bibliothèque condensée dans une multitude de tablettes et autres formes diverses et insolites, comme il a été déjà mentionné, je vais m’arrêter, subjectivement, bien sûr,à ce qui m';a retenu l’œil.

Le livre comporte aussi un dossier de l’ardoisier comprenant des réflexions, des témoignages relatifs à l’expérience de l’écriture sur l’ardoise, évoquant l’enfance, ainsi que l’expérimentation des écritures en blanc sur noir, tout comme la contrainte de l’espace imposé, lequel, paradoxalement, s’avère innovatrice, créatrice. En 2016, Laurent Grison, poète, critique d’art et essayiste remarquait le fait que ces livres-ardoises sont plutôt des « livres-architectures », « architectures construites, déconstruites ensuite reconstruites », « une sorte de cité utopique ».

double page d'Alain Jouffroy, "Dominos"

Le livre musical de Jean-Yves Bosseur, réalisé sur un rouleau de piano mécanique (2011, 28,5 x 160 cm : deux exemplaires originaux) correspond à quelques mesures du Songe d’une nuit d’été de Felix Mendelssohn-Bartholdy. Sur le bord perforé, le musicien a écrit sa propre partition Songe nocturne… et rare, pour saxophone contrebasse, qui conduit vers plusieurs lectures possibles. La partition a été conçue pour être interprétée par Daniel Kientzy.

Un autre livre écrit sur un rouleau de piano mécanique est A mesure que je t’aime de Sarah Mostrel

(2015, livre-objet, 30 x 120 cm, dans une boite de 8 x 9 x 1 cm; deux exemplaires numérotés originaux, tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés et signés). Un poème d’amour intense, écrit comme une partition musicale.

Le livre sonore cartonné de Laure Cambeau, activé par deux piles électriques (26 x 21,8 x 1 cm, deux exemplaires signés) : La fille peinte en bleu attente est un livre instrument de musique comportant un clavier-solfège.

Non loin du hamac - haïkus de Dominique Chipot (2016, livre-objet, deux ardoises sur chevalet, 32 x 16 cm, et entourées par neuf autres tablettes de bois, 6 x 8,5 x 4 cm, deux exemplaires originaux, signés, non commercialisés), est un arrangement similaire à celui d’une photo de groupe.

Chaises hier de Jean –Marc Couvé (2012, livre-objet : une chaise longue en bois et toile, 41,5 x 15,5 x 15 cm, texte écrit sur les deux côtés du tissu ; deux exemplaires originaux signés) est une chaise longue en miniature qui invite à la rêverie, au voyage, à une autre manière de passer le temps que le terre à terre, selon les dires de l’artiste. C’est aussi « une madeleine-dirigeable », une espèce de machine à explorer le temps retrouvé de l’enfance.

Le livre-affiche de Jean-Luc Despax, Plus Street que Wall (265 x 54 cm; deux exemplaires originaux signés). Merveilleux texte en jeux de mots et couché sur l’ardoise comme des murs en briques nuances gris-cendre et gris-violet clair.

Les poèmes cubes / dés d’Evelyne Bennati Escarpin (2015, livre-objet à neuf cubes, 3,5 x 3,5 x 3,5 cm ; 2 feuilles, 10,5 x 10,5 cm, dans une boite de 12 x 12 x 4 cm ; deux exemplaires originaux, signés, non commercialisés), crées sur un thème suggéré par Wanda Mihuleac, rappelle à l’artiste le jeu oulipien mais aussi les contes, les chansonnettes et les proverbes. Il s’impose une lecture du regard qui parcourt des facettes multiples pour y découvrir des vers masqués, dissimulés, comme dans une partie de cache-cache. Une lecture que peut composer le spectateur, de plusieurs façons, en reconstruisant le texte aléatoire, en générant d’autres compositions en fonction des vers inscrits sur les cubes/dés.

double page de Serge Pey, "Hommage à Zénon d'Elée"

C’est bon de Dan Bouchery (2010, livre cartonné et découpé, 17 x13 x0,8 cm, 10 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) est un livre-objet, un assemblage surréaliste, dont l’intérieur en relief est pareil aux livres pour enfants. Un Bugs Bunny légèrement humanisé, sur lequel est écrit, comme une continuation du titre « À deux »... deux yeux, l’un parait féminin, l’autre masculin, des yeux yin & yang. Sur le côté de la figure, un D, comme une machine à écrire, sur lequel est inscrit le nom de l’artiste.

À la tombée de la nuit de Michel Butor (2011, livre cartonné, 20 x 26,5 x 1 cm, 14 pages, deux exemplaires numéroté et signés) a l’air des paysages à formes géométriques noir et blanc où le texte trouve sa place sur les diverses parties de la page, tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt sur le côté, ressemblant à des tableaux noirs qui se répondent par des fragments de texte.

Le livre de Magda Cârneci Roue, rubis, tourbillon (livre cartonné et découpé dont les carreaux mobiles cachent des chiffres de 1 à 10 ; 23 x 21 cm, 10 pages ; deux exemplaires originaux, numérotés et signés, tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés et signés) est une œuvre d’art graphique et poétique. « L’exercice scriptural » auquel s’est adonnée la poétesse suppose le retour à l’écriture au tableau noir de l’enfance mais aussi une relation nouvelle avec les outils linguistiques et graphiques. Dans ses réflexions sur ce livre, Magda Cârneci avoue avoir découvert « un nouveau rapport entre l’écriture et son support, entre la parole et le signe visuel (…) entre le dicible et l’indicible ». L’écriture à l’encre blanche dans les espaces réservés (chaque page ayant été conçue comme un art graphique, avec des structures abstraites ou géométriques-constructivistes, évoquant des collages cubistes) a représenté une véritable mise à l’épreuve car chaque page lui paraissait un « abîme sophistiqué ». Mais cela a été également une occasion de revivre les sentiments de l’enfance, une joie de voir émerger, du tréfonds de son être, l’écriture.

Géométrie(s) du chat de Francine Caron (2011, livre cartonné, 20,5 x 20,5 x 1,5 cm, 18 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 120 exemplaires numérotés). Ce sont des poèmes inspirés par un chat, des formes géométriques d’un chat noir surpris en diverses attitudes, debout sur ses pattes, le dos rond, en boule ou bien allongé paresseusement. Ces géométries félines-poétiques s’harmonisent très bien du point de vue visuel- textuel et génèrent même d’autres figures. Par exemple, le chat allongé paresseusement avec le poème écrit dessus peut être un sextant et le chat en boule une pleine lune.

Le livre Frou-frou (2010, livre-affiche, 52 x 223 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) de Guy Chaty est une espèce de tapis couvert de bulles renfermant des onomatopées qui rappelle la trame d’un textile noir et blanc mais aussi les bulles des BD genre Pif le chien ou Tintin. Un livre-affiche couvert d’onomatopées comme un poème d’amour, joué devant le public aux Halles St. Pierre à Paris, en mars 2012. Une sorte de danse amoureuse des bulles noires sur fond blanc, avec de brefs inserts de dessins rappelant des tapisseries, parsemés, de façon postmoderne, d’émoticons souriants.

Jeux de l’être de Daniel Daligand (2010, livre cartonné, avec 13 pièces mobiles, 22,5 x 22,5 x 0,6 cm, 8 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) est un livre avec des aimants qui se déplacent sur une plaque métallique noire démontrant l’attraction, l’attraction universelle. Une attraction entre les êtres, une attraction des mots entre eux, sous forme de poèmes. Ce sont des poèmes à multiples facettes, une sorte de poèmes-caléidoscopes sur l’attraction entre les amoureux et sur le ludique poétique.

Le livre-boomerang de Slobodan Despot, Keisaku boomerang (2015, livre-leporello, 18 pages, 41 x 120 cm, déplié, couverture en carton avec un boomerang en bois, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 10 exemplaires numérotés) est une sorte d’accordéon déplié où des poèmes sont écrits sur les formes de boomerang et sur les ardoises carrées, noires sur le fond blanc des pages. Noir sur blanc et blanc sur noir, c’est cela le jeu visuel boomerang.

Alphabet somnambule, livre de Renaud Ego (2016, livre cartonné, avec des lambeaux de voile et une montre, 26,5 x 21 x1,3 cm, 12 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) est une montre-globe voilée, autour de laquelle, comme dans un rêve surréaliste, les mots s’accumulent sur des bandelettes noires. On peut y voir aussi des flèches d’écritures pareilles aux aiguilles d’une montre visant le lecteur-spectateur. Ce sont des poèmes qui tournent autour du thème « l’extrême délicatesse de l’horlogerie de la vie » et du rêve consistant à rendre au langage un verbe plus créatif.

Dans l’air de Pascale Evrard (2012, livre-objet, palette de ping-pong en bois, 38 x 22,5 x 0,7, avec 47 trous remplis de rouleaux en papier noir couvert de textes ; deux exemplaires originaux, numérotés et signés, non commercialisés) rappelle les vieux papyrus mais aussi les petits mots oracle, petits mots surprise.

Le livre-puzzle de Mireille Fargier-Carouso, Ce serait un dédale (2011, livre cartonné avec de pièces de puzzle détachées, 16 x 16 x1,6 cm, 10 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) suppose un art poétique combinatoire et apporte le ludique enfantin du jeu d’assemblage. Les pages gardent l’écriture poétique blanc sur noir, en figures géométriques blanc et noir.

Le train de Françoise Favretto (2014, livre cartonné et découpé, Ø=11 cm, dernière couverture d’un cm d’épaisseur, 10 pages, deux exemplaires numérotés et signés) est un livre-objet qui représente un train-poème, avec le texte écrit sur les roues dentelées, roues portant des bandelettes noires ou des figures géométriques.

Puits ardésien de Şerban Foarţa (2011, livre cartonné, 20 x 16 cm, 10 pages, deux exemplaires numérotés et signés) est un puits des lettres espiègles, écrites, évidemment, toujours blanc sur noir, d’inspiration ludique, fournie par le support offert, « ardoise rare », d’une « modestie immémoriale ».

Un beau poème parlant de l’écriture, nous le trouvons dans le « Dossier de l’ardoisier ».

Um mapa de palavras de Nuno Judice (2017, 4 in-folio, un étui de carton, 22 x 16 x 0,6 cm, texte en portuguais, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés) contient des poèmes écrits à côté des cartes et sur l’espace d’une carte, espace toujours blanc et noir.

Jetunousvous de Werner Lambersy (livre-objet en forme de bouteille, dans une boite en carton noire, 31 x 9,3 x 7 cm, 12 pages, deux exemplaire originaux, numérotés et signés) est un poème-bouteille en l’honneur de François Rabelais. Ces « Dives bouteilles » sont en même temps destinées aux pliage et dépliage de ce Jetunousvous.

Intéressante la Mondrianisation de Jan H. Mysjkin (2012, livre cartonné avec des collages de papier coloré, 20,4 x 20,4 x 2 cm, 24 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés), jeu lexical partant du nom de Mondrian où les lettres changent de place entre elles, lettres peintes avec des collages rappelant la Composition With Red Blue and Yellow mais en d’autres nuances.

La fable à l’envers de Bernard Noël (livre-mobile composé de 10 disques de carton, collages, dans une boite en métal, Ø=9 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) est comme une danse tourbillonnante des disques blanc et noir et blanc et bleu essayant d’attraper le fil de cette fable à l’envers.

Journal en mikado de Minh-Triêt Pham (2015, livre-objet, 30 bâtonnets-crayons de mikado, 58 x Ø=0,6 cm, dans un tube de 63 cm x Ø= 0,7 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés, tirage facsimilé de 50 exemplaires numérotés et signés) est un véritable art du minimalisme mais aussi un jeu combinatoire-aléatoire inventif qui génère divers sens et formes géométriques.

Un assemblage tenant de la poésie et du matériel, Sans titre, d’après un texte de Laurence Vielle (2017, livre-assemblage : 20 flèches, une tête en verre, 35 x 25 x 25 cm, un exemplaire original) réunit des objet divers qui peuvent prendre des formes de flèches (des ciseaux entrouverts) ou mettre des fléchettes de texte sur un flacon de parfum Magie noire, or sur un révolver. C’est plutôt une installation poétique, un peu trop chargée.

Si tout a un commencement de Matei Vişniec (2012, livre cartonné, papier collant noir et jaune, 20 x 16 cm, dix pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) forme des poèmes-zigzag noir et jaune, entre lesquels se glissent des dessins blancs. Poèmes qui invitent à réfléchir sur le commencement, la fin, sur la parole et les langues étrangères.

D’autres livres-ardoises se dirigent vers l’abstraction géométrique, vers le constructivisme, le lettrisme, ou bien sont disposés de manière ludique dans un jeu labyrinthique. Le livre-objet parcourt plusieurs étapes : du matériau brut à l’objet préfabriqué, qui ne se contente pas d’attendre son texte mais devient un espace suggestif-créateur pour une écriture plastique, jusqu’à la combinaison visuelle et la perspective d’ensemble, jusqu’à son placement dans un contexte de lecture-visualisation.

Et il y aurait encore beaucoup à dire et à écrire sur ce livre-album riche, dense, surprenant qui réunit toutes sortes de livres-objets, livres-ardoises, livres-assemblages.
Bref, 101Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac peut être considéré une épopée des rencontres heureuses des arts, ainsi qu’une aventure réussie du jeu imaginatif avec le texte, les formes et les objets. Un livre spécial qui mérite toute l’attention.

Et il l’a déjà acquise car beaucoup de ces livres-objets sont parvenus dans l’exposition de Wanda Mihuleac « Contextualizări » (Musée National d’Art Contemporain, Bucarest, Roumanie, 23 novembre 2017 – premier avril 2018. Curatrices : Magda Cârneci, Mica Gherghescu ; Coordonnatrice MNAC : Malina Ionescu ; design de l’exposition : skaarchitects).

Une exposition des plus inventives comprenant trois axes thématiques : « le Mur », « le Miroir » et « l’Écriture », avec des mises en contexte et des remises en contexte ingénieuses visuellement et bien conçues, qui prouvent encore une fois qu’il existe des rencontres heureuses des arts, des créateurs, artistes plasticiens, écrivains, compositeurs de musique expérimentale, chorégraphes.

 

Texte publié dans la revue roumaine Observator cultural nr.907 (649) 25-31 janvier 2018.
Traduction : Carmen Vlad

Marilyne Bertoncini, "AEencre de Chine"

Marilyne Bertoncini, Æncre de Chine




La Passerelle des Arts et des Chansons de Nicolas Carré

Une fois n'est pas coutume – encore qu'il y aurait à y penser, et que la perspective des fêtes de fin d'année y invitent – nous allons parler de chanson, ici. Et d'un interprète sensible de la chanson française, auteur discret de poésie aussi, et créateur d'un lieu culturel qui promet, sur le port de Nice, près de la Place de l'Ile de Beauté – ça ne s'invente pas : la beauté, en effet, La Passerelle en promet ! A commencer par la magnifique exposition des créations en céramique de Sophie Bayeux qui jouent du fragment et de la couture en technique raku.

Espace bien nommé en ce qu'il permet de tendre des ponts entre les arts : expositions, théâtre (en cours ce trimestre, un extraordinaire hommage à Bobby Lapointe, biographie imaginaire à partir de ses chansons, sur un scénarion de Miran, interprétée avec brio par la troupe en résidence permanente1) musique, cabaret-chanson et poésie, mais aussi ouverture aux arts visuel, du spectacle... à travers des résidences, des ateliers, des formes à trouver... Un lieu à peine ouvert, qui se cherche encore, mais qui regorge de possibilités.

Nicolas Carré

Cette Passerelle, Nicolas Carré en rêvait depuis longtemps... Depuis l'adolescence peut-être même, quand jeune lycéen, il se rendait compte qu'il préférait être chanteur plutôt que comédien. Depuis qu'il animait un lieu similaire à La Gaude, dans l'arrière-pays... Un rêve qu'il a transporté avec lui au fil de ses voyages, aux USA et ailleurs... Et qu'il peut enfin fonder, aménager, créer, avec son complice, Eric Aubertin, propriétaire du lieu, une ancienne menuiserie sur 200 m2, qu'ils ont entièrement transformée en un espace multifonctionnel, coloré, moderne et chaleureux. Le spectacle de Bobby Lapointe était en quête d'un théâtre où programmer et jouer tant que le spectacle marchait, et non pour quelques représentations, comme lors de la première en 1998 ; tout local vide à louer devenait ainsi support d'une rêverie – qui a rencontré le rêve d'Eric, d'ouvrir une galerie...

Sophie Bayeux - artiste céramiste

 

A l'origine de ce projet, aussi, la fascination de Nicolas pour le Lapin Agile et son ambiance de cabaret convivial, qu'il tente de retrouver dans sa fraîcheur initiale, à l'époque de Mac Orlan, de Max Jacob, puis de Ferré ou Nougaro – loin du spectacle muséal pour touriste vers lequel tendrait  désormais, comme tant d'autres, ce lieu montmartrois historique.

Le répertoire du cabaret, Nicolas Carré l'a "hérité" de Miran - auteur de théâtre dont il interprète donc le "Tu la tires ou tu Lapointe"  avec des représentations qui continuent jusqu'aux fêtes, après une interruption musicale liée au festival de jazz de La Gaude -  et de Bernard Bettenfeld, chanteur populaire auquel il rend hommage : ces chansons faisaient partie des spectacles de Miran. Avec le pianiste Bruno Mistrali, son complice, Nicolas proposait d'abord au public de choisir le spectacle parmi une centaine de chansons, qui constituent le coeur de leur répertoire, formule qui évolue sans cesse : il n'y a jamais deux soirées identiques - les invités sont bienvenus, les surprises aussi.

Si le retour du public joue aussi un rôle dans la composition de ce répertoire, Nicolas Carré juge que ce retour est "son affaire" : "c'est à moi de faire aimer la chanson, dit-il, parce que je sais qu'elle est belle, qu'elle mérite d'être présentée, d'être entendue, d'être défendue." Il donne en exemple "Le Chemin des forains" d'Edith Piaf, que Bruno Mistrali et lui ne présentent plus depuis longtemps, bien qu'ils l'adorent, mais qui ne passe pas avec le public : "elle est trop belle cette chanson, s'il y a quelque chose qui cloche, c'est qu'il y a quelque chose qu'on fait de travers... En y réfléchissant, je me rends compte que les fois où je l'ai chantée, je venais de l'apprendre, et je la chantais en ayant un doute sur le texte – forcément, on ne peut pas chanter comme ça. Je ne peux pas "lire" une chanson : je me souviens d'un chanteur au Blue Street à Saint-Laurent du Var qui avait des dossiers, des classeurs énormes sous son piano, avec des centaines de chansons, dans toutes les langues, et qui t'interprétait ce que tu lui demandais... Il ouvrait le cahier, il avait la chanson, avec la partition, l lisait les paroles qu'il chantait – il ne se trompait pas, par contre - mais c'est un autre métier. Moi, je suis 'en mission'."

C'est vrai, Nicolas porte les chansons, et fait "entrer" le public dans celles qu'il nous offre : il ne présente pas des chansons, il nous amène à l'intérieur, et c'est assez extraordinaire."Avec le public, c'est un partage, dit-il, c'est un mot que j'aime bien." Le mot "mission" me semble aussi pertinent : Nicolas Carré permet à des chansons de survivre. Pas toutes peut-être, car il ajoute malicieux :

"Il y a un détail, que je faisais remarquer à Bruno, alors que nous envisagions d'interpréter une chanson de Maxime Leforestier : aucune de celles que nous présentons n'est construite sur le modèle couplet/refrain où le refrain est toujours le même. Les chansons que j'interprète ont parfois un refrain, mais il fait évoluer l'histoire. Les chansons que j'aime racontent des histoires. Je ne chante pas non plus de chansons "qui ne finissent pas" – il y a une histoire, et il y a une chute. On est là – on raconte des histoires : c'est un bon passe-temps".

Tu n'aimes pas le côté ritournelle des chansons?

Non, au contraire,  le côté ritournelle musicale, j'adore – cet air qui revient, la rengaine, j'adore... mais il faut que l'histoire avance. Je chante d'ailleurs une chanson qui s'appelle "La Ritournelle" qui est de Jean-Roger Caussimon, et qui fait partie des chansons qu'il n'a pas enregistrées.

Tu te rattaches à la lignée des chanteurs réalistes?

Non, elle peut être fantastique l'histoire – il faut qu'il y ait aussi une vraie musique derrière – pour Bruno, il doit avoir plaisir à jouer au piano, même s'il arrive à enrichir des mélodies, et qu'il ne joue jamais deux fois la même chose.

Et, Jean-Roger Caussimon, dont tu parles beaucoup lors du spectacle...

C'est l'un des paroliers de Léo Ferré, il était aussi comédien, il écrivait des poèmes et il a rencontré Ferré au Lapin Agile. Ferré lui a demandé s'il pouvait mettre en musique La Seine, je crois... Il a très peu chanté, mais il y a plein d'albums enregistrés par lui – il n'est pas vraiment chanteur... Moi, j'aime bien parler de lui parce que ça résume bien l'esprit de ma soirée. Il a écrit des chansons si belles qu'on peut les chanter les yeux fermés devant un public qui ne les connaît pas, en se disant que de toute façon, ça va plaire, à la première écoute. C'est le pari que je prends – je crois qu'on ne peut pas ignorer la beauté de certaines choses. Et ce que je dis en riant, c'est aussi que j'adore dire son nom. Il résume bien mes soirées, mais nous avons aussi "Sans Bagages" de Barbara, parce que c'est une chanson peu connue, et qu'elle est trop belle. D'Yves Montand, on fait "Casse-tête" – personne ne connaît "Casse-tête". On essaie de faire redécouvrir des pépites qui m'ont été offertes comme sur un plateau par Miran et par Bernard. C'est comme "Ostende", de Caussimont, avec une musique de Ferré, je l'ai toujours entendue, comme "Le Poseur de rails" de Laforgue... personne ne connaît cette chanson, et pourtant elle est magnifique !

Vous couvrez un grand arc temporel dans votre répertoire.

Encore que j'aie des lacunes dans les 30 dernières années – la chanson la plus récente, c'est "Living-room" de Paris Combo – elle doit avoir une petite vingtaine d'années, quand même... et avant ça, c'était "Tombé du ciel", qui est de 89.

C'est un voyage dans le temps que tu nous proposes... une petite bulle...

Oui, mais c'est une incidence, ce voyage dans le temps, ce n'est pas un prétexte. Moi, je veux faire voyager dans la beauté. La chanson, c'est l'objet qui m'intéresse, qui me plaît, qui me fascine, je trouve ça incroyable de pouvoir mettre autant de choses dans si peu de mots.Il n'y a rien, trois couplets, une mélodie qui tient à pas grand-chose, et ce sont des objets que tout le monde connaît, et ça voyage, et ça ne fait aucun doute pour personne que ça, là, c'est beau. Et ça tient dans rien! Et si je trouvais des belles chansons qui ont six mois, je serais ravi de les chanter, je n'ai pas de chapelle ! La chanson de Paris Combo, on me l'a présentée, et je l'ai adoptée parce qu'elle est belle.

 

Nicolas Carré avoue enfin modestement qu'il écrit aussi et que l'un de ses textes est devenu chanson avec la musique d'une amie. Il aime écrire, il aime les moments où il écrit, des moments très agréables, dit-il. De petits formats, ajoute-t-il – une tentative jadis d'écrire un journal  lors de ses voyages se limitant à une page unique...  Alors, pour clore ce portrait, voici trois petits formats de Nicolas, dont on espère qu'il seront un jour des chansons : 

 

Pour une livre de bonheur 28/01/16

Écoute...

 Derrière les portes qu'on ferme, il n'y a jamais rien à offrir... ça se saurait !

 Il paraît que le bonheur s'achète, sans blague !... Vous m'en mettrez 500 grammes, merci... et un peu de mou pour le chat, oui.
Je vous dois ? D'après toi... combien pour 500 grammes de bonheur ? J'en sais rien, j'ai jamais su compter. Il paraît que c'est grave. Je sais pas. Je sais combien j'ai d'enfants... Je sais quand j'ai soif, quand j'ai faim, quand j'ai mal et quand j'ai froid. Je sais quand j'ai peur... et je sais quand j'aime aussi... je crois.
Alors combien ? On s'en fout, tiens donne moi le mou et garde ta livre, garde la bien !
T'en veux ? Viens avec moi, je vais te faire voir.
Regarde... non pas où, comment ! Regarde comment font les enfants. Regarde comme ils regardent. Quelles que soient les circonstances qui font qu'aujourd'hui tu arrives à croire que le bonheur s'achète, le véritable coupable ne peut pas être un enfant. Les enfants ne sont jamais coupables. Le véritable coupable c'est toi... et moi aussi parfois quand je fais pas gaffe... ça m'arrive. C'est l'adulte qui renonce, l'adulte qui croit que le bonheur existe. Je veux dire qu'il existe ailleurs que dans sa tête. Le bonheur n'existe pas ! Il s'invente !
Et il s'invente pour s'offrir, pas pour se vendre.
Si les gens avaient vraiment quelque chose d'intéressant et de désintéressé à offrir, ils ne fermeraient jamais leurs portes qu'à cause des courants d'air... et certainement pas à double tour.
Tu t'es déjà retrouvé à lire un poème, à entendre une chanson, ou à voir une sculpture, une photo, un tableau pour la première fois de ta vie et à te rendre à l'évidence que tu connais cette œuvre... que tu l'as toujours connue !
Le bonheur c'est ça, c'est savoir reconnaître la beauté des choses.

Prends ton argent et jette le ! Avec lui, tu ne pourras jamais t'offrir que l'illusion que ta livre de bonheur n'a coûté de larmes, de sang et d'espoir à personne.

Allez viens, je t'emmène... la poésie, tu connais ? La poésie ça fait rêver ceux qui sont assez tarés pour l'écrire... et toi, toi qui es assez taré pour être encore là, à m'écouter, à me lire. Et je salue ta folie. Je suis poète et toi aussi. La poésie, c'est comme le bonheur... ça s'invente... ça s'invente et ça s'offre !
... tu vois cette plume ?
Eh bien...
Cette plume mon cher, laisse moi te le dire, elle est tout ce que j'ai d'Amour et de passion, toute ma vie d'ici, toute ma construction et si tu sais la voir... moi, je veux te l'offrir

 

 

Destins croisés

J'aime ce rendez-vous où dans notre silence
Ma main et ta conscience s'inventent des mots doux
Des mots d'un autre temps, d'une autre ressemblance
Ou de cette évidence des âmes qui se nouent.

 Là-bas y'a des envies de bien faire, de beauté.
Quand je t'écris "La Vie", tu sais lire l'Amour,
La peur, ma douce amie qu'est ma sincérité,
Ma foi en toi... et en tout ce qu'il y'a autour !

 J'y vais ouvrir les portes de nos univers
Celles de ton salon et de mes fantaisies
Ces mondes différents où l'on voit à travers
Tes joies dans mon stylo et tes peines aussi

 Nos chemins sont les mêmes, où qu'ils aillent, d'où qu'ils viennent.
Ta vie est dans la mienne, je l'ai vu dans ton rire
Et puisqu'il faut choisir, mais qu'à cela ne tienne !
À toi le verbe "Faire", à moi celui d'"Écrire"

*  *  *

Le mec dans le miroir

Dans le silence de ma vie
Où il fait déjà tard
Je me suis fait un ami
... il vit dans mon miroir

 Je pensais qu'on se connaissait
En fait non, pas vraiment
On s'était juste croisé
Comm' ça, en coup de vent

C'est un garçon original
Il dit qu'il est artiste
Ça le rend presque banal
Moi j'aime bien les artistes

 Ce silence dont je vous parle
A la légèreté
Des rêves et des départs
Aux airs de volupté

 Au fond du cœur il a une tache
Un truc qu'il veut pas dire
J'ai l'impression que ça gâche
Un peu tous ses plaisirs

 Je vais tenter de lui parler
J'aime pas le voir comme ça
Ça doit pouvoir s'arranger
C'est rien de grave, je crois

 Je crois oui, que je veux lui plaire
Au mec dans le miroir
On a deux, trois trucs à faire
Avant qu'il soit trop tard.

*  *  *




Poésie en Péril ?

 La situation de la poésie et de ses acteurs est loin d'être paradisiaque, et sa survie en tant qu'activité culturelle et sociale est une question récurrente, qu'on peut de nouveau se poser en lisant, sur le site de Sitaudis,  la lettre "Poètes en grève!" à l'attention des organisateurs de la Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne, transmise à titre d'exemple de la situation déplorable faite aux poètes invités. Ou bien en retrouvant, sur le site de la revue Décharge la menace (elle plane depuis plusieurs années déjà) sur le traditionnel marché de la poésie, place Saint-Sulpice, à Paris, (manifestation annuelle où poètes, éditeurs et lecteurs de toute la France et d'ailleurs, se retrouvent en juin), qui risquerait bien d'être supprimé pour des raisons autant administratives qu'économiques. 

Marc Chagall, Le Paradis (détail), Musée Marc Chagall, Nice - photo mbp

Marc Chagall, Le Paradis (détail), Musée Marc Chagall, Nice - photo mbp

En 2018, le 36e Marché de la Poésie recevra le Québec en invité d'honneur et consacrera une partie de ses activités aux deuxième volet des États généraux de la Poésie #02 : le devenir du poème. En 2017, ces Etats Généraux avaient interrogé les enjeux artistiques, la place dans notre société et l’univers économique de la poésie », dressant un bilan assez sombre : malgré la multiplicité des nouvelles formes liées à internet (tweets, blogs, poésie sonore et visuelle...) il reste que dans beaucoup de librairies, le rayon dédié à la poésie est anémié au point d'en être inexistant, que les ventes de recueils ne représentent que 0,1 pour cent du marché, et que de nombreux éditeurs, exangues, ont de moins en moins de visibilité. Trop souvent, la seule occasion institutionnelle de rencontre, notamment avec le public, sont les marchés et fêtes de la Poésie qui se tiennent autant à Paris qu'en province – pour mémoire, le Festival Voix Vives de Sète, qu'anime Patricio Sanchez-Rojas, publié dans ce numéro de novembre, le festival Poésie dans la rue, à Rouen, dont nous avons relayé il y a peu l'information dans notre fil d'actu (qui fait régulièrement écho aux très nombreuses manifestations, lectures, rencontres... promouvant la poésie).

Peut-on espérer de la nouvelle ministre de la culture, éditrice par ailleurs, qu'elle aide à sortir la poésie de son rôle de parent pauvre de la culture ? Pourra-t-elle tenir compte des propositions faites par ces Etats Généraux: allègement des taxes pour les micro éditions, rayon de poésie contemporaine dans les bibliothèques, aides aux maisons d’édition qui souhaitent développer le secteur de l’édition numérique... Un bilan des améliorations amenées par ce dispositif devrait être dressé en 2018 – mais qu'en sera-t-il dans un contexte où la manifestation même qui les a suscités a un avenir précaire ?

 Et pourtant ! La poésie ne cesse d’être lue.

 Sa place, non négligeable,dans le paysage littéraire, et dans la société, quoi qu'en pensent les pessimistes, se lit entre autres à la multiplication, la pérennité et la fréquentation régulière et croissante des sites de poésie en ligne,  et des blogs et tentatives de néopoètes - parfois maladroits (on le serait à moins dans un contexte éducatif où la littérature la cantonne à un bref chapitre, souvent évité par les enseignants talonnés par des programmes). On la mesure également au nombre de revues de qualité, papier ou sur le web qui donnent à de nombreux poètes, confirmés ou débutants, l’occasion de s’exprimer. C'est ainsi qu'en novembre, nous donnons la parole à de jeunes auteurs - Pauline Moussours, Thierry Roquet et Hans Limon -  dont les poèmes côtoient les inédits que nous offre Tristan Félix, les poèmes engagés de Charles Akopian, et les forêts norvégiennes d'Estelle Fenzy.

Avec la conviction qu'il n'est d'avenir que dans l'échange inter-culturel, à travers l'espace et le temps, Recours au Poème continue d'œuvrer aussi pour qu'existe un réseau poétique international : ce mois-ci, nous donnons la parole à Sevgi Türker , qui nous présente sa conception de la traduction, et nous lit un poème de Fuzûlî en langue turque et en français (l'enregistrement est à écouter sur notre nouveau site Soundcloud via le lien de l'article).

Nous citerons Claude Luezior poète suisse dont Nicolas Hardouin présente deux recueils, Nimrod présenté par Xavier Bordes, ou Claudine Bertrand, poète, essayiste et éditrice, qui vient d'être distinguée par le prix européen « Virgile 2017 », à l'honneur dans notre nouvelle rubrique sur la poésie du Québec, qu'elle inaugure  avec des textes engagés et ouverts sur le monde, comme toute son œuvre...

Jean Migrenne, spécialiste de la littérature anglaise, nous propose une délicieuse promenade à travers les siècles, autour du dialogue amoureux – et puisqu'on parle de dialogue, nous donnons la parole ce mois-ci au dramaturge Mathieu Hilfiger, qui se confie à Anne-Sophie Le Bihan.

Nous n'oublions pas l'oeuvre de diffusion des revuistes qui se lancent dans l'aventure ou qui poursuivent leurs publications papier : vous lirez ce mois-ci une présentation de la revue Verso, dont il est le fondateur et l'âme, par André Wexler lui-même, ainsi que la présentation de la nouvelle et jeune revue Artichaut, avec l'interview de sa créatrice, Justine Granjard, mais aussi des notes sur le Journal des poètes, et les Cahiers du sens... on nous pardonnera de ne pas toutes les citer ici, elles sont souvent à la une de notre page facebook. Nous n'oublions pas davantages les éditeurs dont la résistance courageuse permet la publication de nouveautés et de textes ignorés par les « grandes maisons »  et dont notre rubrique « critiques » se fait l'écho.

 Il faut espérer que se réduise l'écart entre un marché économique en perte de vitesse, accompagné des baisses et suppressions de subventions qui maintenaient à peu-près à flot ce secteur où sont de rigueur la bonne volonté, le bénévolat, la prise de risque et l'insolente inconscience de ceux qui sont libres et promeuvent  coûte que coûte ce en quoi ils croient, et l'essor dont témoignent la fréquentation des pages internet et des manifestations dédiées à la poésie. On peut supposer – on doit croire ! - qu’un revirement est à l’œuvre, et qu'elle peut reprendre la place qui a été la sienne jusqu’au dix-neuvième siècle : c'est tout le sens de notre action et ce que nous vous souhaitons, auteurs, éditeurs, et fidèles lecteurs de poésie !

 




Christian Monginot : extraits inédits de “L’avaleur d’échanges et d’usages”

Christian Monginot nous offre de larges extraits d'un nouveau texte - et ce qui nous semble la "marche à suivre" pour les lire, avec la patience qu'il a employé à traquer mots et émotions, ainsi qu'on le devine à ce passage que nous mettons en exergue, et les faire résonner en nous  :

Il faut,

Ici,
La plus grande précision,
Choisir
Chaque mot, chaque virgule, chaque silence
Comme si
Ton souffle, ton équilibre, ta vie-même
En dépendaient ;

Tu te tiens légèrement en retrait du lieu
Où pourrait se dessiner
La rencontre
Ou plutôt
L’icône intérieure de chaque détail
De cette rue étroite avec
La trace et l’émotion qui lui sont attachées ;

 




En souvenir de Joëlle Gardes-Tamine (1945–2017)

La rédaction a reçu, de la part de ses lecteurs et collaborateurs, de nombreux témoignages de respect et d'affection pour Joëlle Gardes-Tamine, linguiste, universitaire, poète, essayiste, traductrice - et femme engagée, qui vient de nous quitter...

Afin de marquer notre participation à ce mouvement de remémoration, nous avons décidé de vous proposer le poème "Hôpital", donné par Angèle Paoli, qui l'avait publié dans l'anthologie 116 Femmes poètes contemporaines.

Ce texte, qui évoque un vécu intime des dernières années de la poète, est suivi de l'hommage de Jean-Charles Vegliante, qui a eu la chance de travailler avec l'humaniste férue d'italien et la passeuse de culture qu'était cette grande dame discrète.

 

Joëlle Gardes - © Adrienne Arth

Joëlle Gardes - © Adrienne Arth

©mbp

HÔPITAL

Il flotte une odeur de désinfectant de tristesse et d’espoir meurtri
des voix s’élèvent dans les couloirs sans briser le silence
un tunnel de lumière blafarde aspire celui qui est couché sur le lit aux montants métalliques

Une parenthèse s’est ouverte dans la vie ordinaire dont on ne sait quand elle se refermera
si elle se refermera

L’esprit flotte au-dessus du corps
la goutte qui tombe dans les veines scande un temps de passivité et d’attente
un temps inhumain

Et puis il y a la nuit
la pensée s’affole tourne et retourne sur une même note d’angoisse
des lumières tremblent au loin derrière la vitre sale
des phares traversent un espace auquel on n’a pas droit auquel on s’interdit superstitieusement de penser qu’on aura droit à nouveau
parce qu’on est nu
qu’on a déposé les armes du maquillage et du vêtement de ville
parce qu’on se confond avec un numéro de chambre ou le nom d’une maladie

Et puis il y a la nuit fangeuse à traverser et l’on atteint épuisé la rive
bruits de chariots
odeur de café insipide
ersatz de vie

Ni les êtres qui lui sont le plus chers
ni les projets auxquels il croyait tenir ne rattachent le malade au monde
Il dérive au rythme lent du liquide qui s’écoule dans les tuyaux
Demain ne sera plus jamais un autre jour mais le même encore moins lumineux et plus vacillant

Et soudain elle pense au bain matinal l’été quand les tourterelles roucoulent dans les pins et que les mouettes tournent en piaillant au-dessus du bateau de pêche qui rentre au port
elle pense à la chaleur des galets aux cris des enfants qui s’éclaboussent
au goût de sel sur la peau
et demain lui paraît lointain mais autre et elle sent le fil qui la rattache au monde.

Joëlle Gardes
Texte inédit pour Terres de femmes (D.R.)

 

Que peut-on dire quand un être aussi plein de vie, chaleureux et exigeant, d’une telle compétence – si évidente qu’elle s’imposait d’emblée sans besoin de son autorité – et d’une parfaite disponibilité, vient à disparaître ; alors que, bien que devant suivre un traitement médical, jusqu’aux derniers jours il a dispensé intelligence et gentillesse, a partagé un travail intellectuel et poétique de premier ordre, a continué de produire et de traduire de la vraie poésie, la sienne et celle des autres ? Que tout est injuste sans doute, et injustifié, ce qui au demeurant est parfaitement trivial, inutile. Je n’étais pas pour elle un ami de longue date, mais j’ai su tout de suite que Joëlle Gardes nous faisait un vrai cadeau en demandant à se joindre à mon petit groupe de traduction de l’italien, auprès de la Sorbonne Nouvelle (plus tard, elle nous a dit qu’elle était professeur émérite à l’autre Sorbonne, Paris 4). Nos travaux complexes de pratique-théorie traductive, elle s’y est plongée aussitôt, nous apportant – outre sa grande sensibilité littéraire – quelques lumières stylistiques et grammaticales de francophone, ce dont nous avions bien besoin (ses fréquents rappels à l’ordre sur l’ordre des mots, si fluctuant en italien, ne sont pas près de s’effacer de nos mémoires) ; la métrique, l’un des fermes piliers de nos orientations – et comment faire autrement, quand il s’agit par exemple des Chants de Leopardi ou de formes fixes employées par certains contemporains ? – ne la prenait certes pas au dépourvu (rappelons, proches de Molinié, ses ouvrages sur rhétorique et poétique). Elle traduisait du reste déjà de l’italien, nous ne le savions pas tous à vrai dire tout au début, en particulier du jeune Tommaso Di Dio, chez Recours au Poème (où chacun s’en souvient bien), puis (avec moi) de l’un des plus marquants poètes italiens du début de ce XXIème siècle, Mario Benedetti. Par ailleurs, rejoignant les intérêts de nombre d’entre nous (surtout Mia Lecomte), elle nous avait confié récemment qu’elle avait un livre de poèmes d’Edith Bruck, bilingue, quasiment prêt chez un éditeur français. Les plus jeunes chercheurs découvraient ainsi peu à peu combien elle, Mme Gardes Tamine, avait déjà à son actif.

Joëlle continuait de venir souvent à Paris, entre autres bonnes raisons pour ses petits-enfants. Les séances du séminaire CIRCE étaient bien sûr ajustées en conséquence. Mais nous avions aussi l’habitude d’échanger idées, propositions et critiques par voie électronique, tant privée que circulant sur notre petite liste. L’un de ses derniers messages, de début juillet 2017, portait un très ordinaire : « Cher J.C., voici le dernier texte [… des traductions de Benedetti]. Je rentre du bain, un pur délice. Je penserai bien à vous cet après-midi [Séminaire Leopardi], avec regret. Amitiés ». Le traitement allait bientôt restreindre ces sorties, mais jusqu’à la fin, encore une fois, l’activité intellectuelle et l’attention amicale ont continué intactes aussi bien pour son écriture que pour ses traductions, que pour sa participation à nos propres travaux poétiques et universitaires. Le 13 septembre, j’ai dû annoncer la brutale nouvelle de sa mort à notre « compagnia picciola », alors que chacun se réjouissait d’imminentes retrouvailles, autour de Leopardi et de nouveaux hyper-contemporains : je recopie : – Elle a été pour nous un apport précieux en tant que poète, traductrice, grammairienne.
Son nom complet, pour qui ne l'aurait pas su, était Gardes Tamine, universitaire de renom, mais sa modestie lui faisait séparer travaux scientifiques et poésie et/ou traduction. Elle a donné récemment à notre revue DANTE un remarquable article à propos (et à partir) d'une nouvelle traduction de La Comédie en vers, "Ô qui dira les torts de la rime" (Dante XIII, 2016-17) – vous pouvez trouver cette publication sur les présentoirs de notre B.U. Son dernier recueil : Histoires de femmes, dessins de S. Lovighi Bourgogne, éd. Cassis Belli, Cassis, 2016.
Et vous pouvez consulter facilement : http://www.joelle-gardes.com/. [J’apprends que cette grande amie a été incinérée le lendemain, dans l’intimité, à Aubagne ; à côté du cimetière des Fenestrelles. Oui, “le temps a une façon de rire qui est répugnante”, F. Fortini].

 

– Lire aussi, entre autres, l'hommage rendu sur le site Fabula.

Jean-Charles Vegliante

Présentation de l’auteur




Ressusciter Maïakovski, poète de la révolution de la pensée

Secouant les têtes par les explosions de la pensée,
dans le fracas de l’artillerie des cœurs,
se lève hors des temps
une révolution autre,
la troisième révolution,
de l’esprit.

Lettre ouverte de Maïakovski au CC du PCR
expliquant quelques actes dudit Maïakovski

 

Qui est Vladimir Maïakovski ? Un poète contemporain de la révolution bolchévique (il a vingt ans en 1914), y adhérant passionnément, y demeurant fidèle malgré le totalitarisme, poète officiel du régime soviétique (malgré tout, c’est-à-dire avec un costume retaillé par la censure), érigé en monstre sacré par Staline. Un poète qui ne laisse pas indifférent, affublé d’éloges ou de critiques toujours extrêmes, coincé dans une vision du monde dramatiquement binaire opposant les prosoviétiques (communistes, marxistes, matérialistes) aux anti. Cette dualité idéologique a orienté la lecture de son œuvre et en a déformé et appauvri le sens.

Ressusciter Maïakovski (La 5e Internationale), Caroline Regnaut, Editions Delatour France, 192 pages, 16 euros

Ressusciter Maïakovski (La 5e Internationale), Caroline Regnaut, Editions Delatour France, 192 pages, 16 euros

Une fausse image du poète, qui mutile sa pensée

 Maïakovski est peut-être une « star people » victime de son charisme. Il est devenu plus important que son œuvre, au point qu’on ne peut la lire sans le voir. Voyou à la chemise jaune à ses débuts, acteur d’un one-man-show délirant avec sa pièce Vladimir Maïakovski, premier rappeur à scander ses milliers de vers devant les foules déchaînées, comme aujourd’hui les rock stars. Ses amours ont fait l’objet de commentaires et de récits (après sa mort) dignes de la presse à ragots occidentale.

Il a été piégé par son image médiatique. L’esthétique des débuts de la photographie était sérieuse, les portraits adoptaient des poses hiératiques sombres. Ainsi disparaît son rire, son visage gai, enfantin, bouffon, son goût rabelaisien pour la joie, la dérision, qui se lit dans toute son œuvre. Cette iconographie tragique a déformé la lecture de ses textes, comme en témoignent les traductions existantes, comme s’ils avaient voulu faire correspondre ses textes à l’image qu’ils avaient de leur auteur, celle d’un amant maudit, celle d’un porte-drapeau du régime soviétique et celle d’un maniaco-dépressif. Or ces trois aspects, l’amoureux fou et malheureux, le révolutionnaire survolté et naïf, le tourmenté suicidaire, ne sont-ils pas l’archétype de ce qu’on appelle l’âme russe, étiquette réductrice, du même niveau de véracité que de dire que la France c’est « la vie en rose », par exemple ?

Pourtant Maïakovski a adopté deux stratégies pour qu’on l’oublie en tant qu’auteur : il s’est incorporé à son œuvre en tant que personnage, presque partout de façon systématique et très impersonnelle, peu intimiste (son poème L’homme, par exemple, en 1917, est sous-titré « Une chose »). Il s’est chosifié lui-même en donnant aux objets une place originale : ce sont eux qui réclament la révolution, c’est-à-dire une relation d’écoute et une réponse adaptée à leur appel. Dans son poème La 5e Internationale il se dévisse l’oreille puis le cou et monte ainsi pour avoir une vision panoramique puis céleste jusqu’à devenir « quelque chose comme une immense station de radio » pour écouter la musique des sphères.

La seconde stratégie qu’il a mise en œuvre pour éviter qu’on le prenne comme objet d’étude plutôt que ses textes est d’intégrer à ceux-ci leur propre critique, de façon à y répondre lui-même, pour éviter les méprises, les interprétations fausses (toujours dans La 5e Internationale) :

« Excusez, camarade Maïakovski, vous braillez tout le temps : “Un art socialiste, un art socialiste”. Et dans vos vers, il n’y a que “moi”, “moi” et “moi”. Je suis une radio, je suis une tour, je suis ceci, je suis cela. Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Il répond en intitulant son paragraphe « Pour les incultes », puis il revient à son poème : « Maintenant le poème lui-même » (c’est-à-dire après avoir exposé la méthode de dévissage et répondu aux critiques).

 Une autre idée de l'amour : l'éveil d'une conscience philosophique

 Peine perdue, car tous ont décrit son « ego surdimensionné », son « âme d’amant maudit », etc. Alors qu’il répète inlassablement le contraire : il est un grain de poussière, un ange, un nuage (Le Nuage en pantalon, 1915), et l’amour pour une femme n’est pas déterminant, il ne parle que de l’amour philosophique, avec Copernic pour rival (Lettre de Paris au camarade Kostrov sur la nature de l’amour, trad. CR) :

 Aimer,
c’est hors des draps
déchirés par l’insomnie
s’arracher,
jaloux de Copernic,
de lui,
et non du mari de Maria Ivanovna,
en le prenant
pour son
rival.

 Pour changer de regard sur cette œuvre, il faut oublier son auteur, le contexte historique et personnel, et les analyses existantes. Replonger dans le mot à mot du texte original fait apparaître, sous la plume de tous les traducteurs, des déformations surprenantes. Chaque vers traduit cache un sens étouffé, y compris le titre du poème Про это, par exemple, qui est à traduire simplement par À ce propos, en faisant le lien avec son poème précédent, La 5e Internationale, dont il est en réalité la troisième partie annoncée par le dernier vers (en prose, exceptionnellement) :

Le plus intéressant, bien sûr, commence maintenant. Personne d’entre vous ne connaît précisément les événements de la fin du XXIe siècle. Moi, je les connais. Et c’est ce que décrit ma troisième partie.

« Ce long poème (une cinquantaine de pages) est organisé en trois parties : "la ballade de la geôle de Reading", "la nuit de Noël", "la requête adressée à (s’il vous plaît, camarade chimiste, complétez vous-même)". Chaque partie est composée de sous-parties titrées en marge, 11 pour la première, 21 pour la deuxième, et 3 pour la dernière ("Foi", "Espérance", "Amour").

Le titre (Про это) a été traduit par "De ceci" ou encore "Sur ça". Maïakovski a l’art des titres slogans, des mots ultrasimples, des raccourcis percutants. Le sens de ce titre n’est pas dans le mot это, mais bien dans про ("à propos de, au sujet de, sur, quant à"). En réalité c’est surtout la préposition qui a une signification et c’est à dessein que это ("ça") doit être vidé de sens, puisque ce dont parle ce poème est innommable, comme le dit explicitement le prologue :

SUR QUOI – SUR ÇA ? À PROPOS DE QUOI ?

 Dans ce thème Dans ce thème,
personnel, à la fois personnel
domestique, et petit,
chansonné par mille rechanté pas une fois
et mille voix, et pas cinq,
j’ai tourné, écureuil poétique, j’ai tourné, écureuil poétique,
et veux tourner encore une fois. et je veux tourner encore.

[...]

Le nom Le nom
de ce de
thème ce thème :
c’est l’a... ! ...... !

*  *  *

ПРО ЧТО – ПРО ЭТО?

 В этой теме,
и личной
и мелкой,
герепетой не раз
и не пять,
я кружил поэтической белкой
и хочу кружиться опять.

[....] Имя
этой
теме:

. . . . . . !

*  *  *

Le thème du poème n’est pas l’amour, il a prévenu lui-même cette méprise, en ridiculisant la poésie intimiste des amoureux malheureux gémissant sur leurs chagrins personnels ("La poésie c’est reste assis et gémis sur une rose..."). Sans le comprendre, on lui a même reproché d’être tombé dans l’ornière qu’il avait raillée, parce que le point de départ du thème de ce poème est une séparation prolongée d’avec la femme aimée. Mais expliquer l’œuvre d’un poète par sa biographie c’est la réduire et non l’éclairer, et s’il intègre l’anecdotique de sa vie dans son poème, il faut en chercher la signification dans son œuvre elle-même et non dans sa vie.

Ce thème est celui de la recherche d’une pensée différente, qui ne peut émerger que dans la solitude (dans la "geôle de Reading" où il s’est enfermé), qui aboutit à une transmutation (il se transforme en ours blanc), à une mort et à une résurrection symboliques, et fait accéder à une autre vision du monde, une autre compréhension de la vie : c’est la révolution intérieure. Ce thème est donc "à la fois personnel et petit" car c’est un travail sur soi en tant qu’individu (et non en tant qu’élément d’une classe sociale), et il concerne non l’ego (le moi psychologique qui enfle à mesure qu’on l’analyse) mais le je "petit", dans lequel se reflète l’univers. Le travail sur soi n’est pas grandiose, spectaculaire, il est invisible. La révolution intérieure s’opère par une inversion de la pensée qui, de dualiste, plate et verticale, devient ainsi une roue circulaire comme la cage de "l’écureuil poétique". Ce thème révolutionnaire est l’unique objet de toute son œuvre, chanté plus d’une fois et même plus de cinq (le chiffre cinq a son importance), c’est-à-dire déjà à travers Vladimir Maïakovski (1913), Le Nuage en pantalon (1914), La Flûte des vertèbres (1915), La Guerre et le Monde (1916), L’Homme (1917), Mystère-bouffe (1918), 150 000 000 (1920), J’aime (1922), La 5e Internationale (1922). Et si Maïakovski ne le nomme pas autrement que par des points de suspension, ce n’est pas pour jouer aux devinettes, car il utilise toujours un langage non sibyllin, le plus direct possible. C’est pour désigner littéralement l’indicible, suivi d’un point d’exclamation – l’émerveillement, la joie. 

Cette étude analyse ainsi les œuvres du poète quasi dans l’ordre chronologique, à travers cinq axes ((Qui seront les axes qui vont définir la théorie de la pensée symbolique développée dans mon essai suivant, une nouvelle épistémologie apte à décrypter toute œuvre d'envergure.)) :

« La première partie de cette étude démystifie le thème de l’amour, qui n’est pas un sentiment mais un concept philosophique pour accomplir la révolution de la pensée. La deuxième partie dirige le projecteur sur le théâtre, instrument de l’appel, qui est l’appel des objets. La troisième partie analyse l’alliance, c’est-à-dire le lien de l’individu au langage créateur, à travers la poétique comme programme révolutionnaire. La quatrième partie montre comment les œuvres de propagande servent une autre révolution, non politique mais philosophique. La cinquième partie décrit à la fois le moteur de cette révolution, la joie et l’enthousiasme caractérisant l’esprit d’enfance, et son but, la résurrection, l’éveil. »

Elle propose une retraduction et une analyse rigoureuse des grands textes (les poèmes font plusieurs dizaines de pages), depuis Le Nuage en pantalon (1915) jusqu’au dernier, À pleine voix (1930), en passant par La Flûte des vertèbres,J’aime, La Guerre et le monde, L’homme, À ce propos... Sans oublier les cinq pièces de théâtre, Vladimir MaïakovskiMystère-bouffe, La Punaise, Les Bains, et Moscou brûle. Mais aussi de nombreux vers (poèmes courts), entre autres ÉcoutezÀ Sergueï Essenine, Vers sur le passeport soviétique, Vers posthumes.

Ce livre présente de larges extraits bilingues des œuvres analysées, dans la traduction existante avec en face à face la retraduction littérale proposée par l’auteur, suivies du texte en russe. Même les titres des poèmes sont retraduits pour respecter le mot à mot. Cette démarche est conforme à l’esthétique de Maïakovski, qui était contre toute volonté de faire du beau, de la poésie bien léchée.

L'appel à la révolution intérieure

Ainsi Maïakovski est le porte-drapeau non d’une révolution politique mais bien d’une révolution intérieure ayant pour modèle le Christ lui-même, figure qui a été censurée, puis très minimisée, incomprise. Le Nuage en pantalon devait s’intituler « Le 13e apôtre », titre refusé par la censure. Le programme de ce poème était : à bas votre amour, à bas votre art, à bas votre ordre, à bas votre religion. Tout en étant athée et anticlérical, il n’a pour tout horizon que la conscience christique, à travers les thèmes omniprésents de la crucifixion et de la résurrection. Il parle de sa vie comme d’un Évangile (dans L’Homme, poème singulier, ni religieux ni parodique), il se crucifie en permanence, dès le Nuage :

Mais moi parmi vous je suis son précurseur ;
je suis là où est la douleur, partout ;
sur chaque goutte du flot de larmes
je me suis crucifié sur la croix.
Dans la Flûte des vertèbres :
Je porterai mon amour,
comme l’apôtre des temps anciens,
par des milliers et des milliers de chemins.

...

La fête et ses couleurs, pour le jour d’aujourd’hui.
Que la magie
naisse, pareille à la mise en croix.
Voyez,
je suis rivé au papier
par les clous des mots.

Alors Maïakovski serait un maniaco-dépressif suicidaire ? L'analyse de son œuvre montre qu'elle est conduite avec une grande rigueur, la conscience lucide d’un projet global qui peut avoir pour seul titre La 5e Internationale, définie comme l’avènement d’une nouvelle ère d’amour universel. Une fois son œuvre achevée en ses huit parties annoncées, l’auteur décide de mettre fin à ses jours, mort préparée, en laissant quelques vers signifiant non un inachèvement mais sa résurrection, sa parole posthume.

Car il a demandé, dans les pages finales d’À ce propos (« Foi»« Espérance» et« Amour», thèmes typiquement christiques), à être ressuscité par ses mots, tel le Christ par son verbe (trad. CR) :

Ressuscite
au moins parce
que moi
en poète
je t’attendais,
j’avais rejeté l’absurdité quotidienne !
Ressuscite-moi
au moins pour ça !
Ressuscite
je veux finir de vivre ce qui est mien !
Afin qu’il n’y ait plus d’amour servile
conjugal,
concupiscent,
alimentaire.
Afin que, maudissant les lits,
se levant de sa couchette,
dans tout l’univers l’amour soit en marche.

La résurrection est sans aucun doute le véritable sens de sa démarche révolutionnaire, qui vise la révolution de la pensée et l’éveil de la conscience individuelle.

L’âme russe peinte par la pensée dualiste serait une attitude non maîtrisée dictée par la primauté brute des émotions, l’excès des réactions impulsives, l’impuissance désespérée d’un engagement collectif. Alors que Maïakovski réalise un projet fondé sur la raison mathématique, la lucidité implacable, la sagesse d’une conscience éveillée. L’appel à un éveil individuel n’est typique d’aucun peuple, mais universel. À moins que justement cette conscience humaine, proprement christique, à la fois orientale et occidentale, soit une sensibilité particulièrement russe, qu’aucun athéisme ne peut effacer et qu’aucun dogme religieux ne peut contraindre.

Présentation de l’auteur




Edito : La Poésie, métier de pointe

 

Outre le plaisir de parcourir, au fil des allées, la presque totalité de la production poétique hexagonale et internationale, le traditionnel Marché de la Poésie de la place St Sulpice en juin réserve celui de rencontrer des initiatives originales. Et quoi de plus original que cette intervention, installée sur le parvis de l’église, en cette année 2017, où de jeunes gens en blouse blanche, munis de stéthoscopes et de carnets d’ordonnance, interpellent les passants, en leur proposant une « consultation de poésie générale » ? Nous nous y sommes pliées, et stéthoscope aux oreilles, avons écouté la voix de notre « médecin d’âme » murmurer un poème – mais est-ce encore écouter que d’entendre si près du cerveau que les mots vous pénètrent intimement ?

Il n’en fallait pas davantage pour susciter notre curiosité, et interroger les jeunes acteurs devant leur camionnette, tranformée pour l’occasion en cabinet médical-barnum avec hauts-parleurs et mégaphone. C’est Claire de Sédouy, du « TéATe'éPROUVète » qui nous a présenté le projet, dont Jean Bojko est le metteur en scène-poète.

 

 

 

« Le théâtre-éprouvette a son siège dans la Nièvre, en Bourgogne, département rural  qui souffre de désertification  médicale. C'est un problème que nous ne pouvons pas régler directement, par notre métier d’acteurs, en revanche, comme c'est aussi un désert poétique, nous avons décidé de lutter dans les deux directions à la fois,  en ouvrant des « cabinets de poésie générale » un peu partout - c’est ainsi, comme nous sommes mobiles, que nous sommes venus à Paris.

Notre but, c'est que la poésie soit présente dans le quotidien des gens, que ce ne soit pas un divertissement de fin de semaine, une lecture une fois de temps en temps, mais une pratique régulière. Nous proposons des plaques indiquant "cabinet de poésie générale" à poser sur des bâtiments publics, des écoles, des commerces, chez des particuliers également, partout dans l'espace public, de façon à faire paraître l'idée de poésie un peu partout, avec le numéro du standard poétique, 03 72 42 00 77 : il fonctionne sur le modèle des standards d'entreprise– par exemple : « pour Apollinaire, taper 1, pour Victor Hugo, tapez 2... » -  et permet d'écouter de la poésie à toute heure du jour et de la nuit. Vous pouvez également y proposer votre voix pour dire des poèmes, ou proposer vos propres textes...

Nous avons fait notre cette  phrase de René Char : « la poésie est un métier de pointe » ». Nous éditons des ordonnances poétiques, que nous glissons dans tous nos courriers, que ce soit des courriers administratifs, des courriers amicaux, amoureux... même aux impôts, même à l'URSAF, à chaque fois, une ordonnance !

Nous proposons  à tous ceux qui le souhaitent de faire la même chose et de diffuser de la poésie dans tous les interstices du quotidien.

A tous ceux qui rejoignent notre action en ouvrant un cabinet de poétique générale, et qui posent cette plaque sur leur maison, nous remettons un carnet d'ordonnances, pour qu'ils puissent à leur tour prescrire de la poésie. Ce carnet contient 150 prescriptions détachables à diffuser autour de vous, de la main à la main, ou dans le courrier, avec une posologie différente à chaque fois. »

 

 

Je ne puis m’empêcher de relier cette action à une réflexion de Jean-Paul Michel, dont nous ne saurons trop conseiller la lecture, dans le recueil de ses entretiens (1984-2015) aux éditions Fario, (acheté au Marché de la Poésie, évidemment, ce qui nous a valu un échange autour de la méconnue poésie daina de Lettonie[i], et une belle dédicace),

Dans ce livre, intitulé  L’Art n’efface pas la perte, il lui répondII, au cours d’un entretien avec Tristan Hordé, en 1999, Jean-Paul Michel déclarait que « La science n’est pas moins une insurrection poétique à l’endroit du non-sens, que nos épopées, nos chants, notre théâtre, notre musique, notre œuvre-peint, mais elle a pris le parti, réaliste, de borner des champs locaux». La différence tenant au fait que le scientifique succombe de nouveau au réel, au non-sens général, sorti de son laboratoire. Alors que la poésie (au sens large), ose le « décrochage logique », le « détour par un point d’impossible autorisant l’audace de risque la folie du pari d’art « impossiblement » devant l’impossible à penser réel » (p. 48).

N’est-il pas temps, dans l’urgence du moment où tout se précipite, où les catastrophes se profilent dans les discours politiques, de se lancer corps et âme, dans ce détour, de se fier totalement, follement,  au Recours du poème ?

Nous le croyons, et vous invitons à nous suivre !

 

 


·      

  [i] On peut consulter l’ouvrage publié par Jean-Paul Michel  sur ce sujet : Vaira Vike-Freiberga, Logique de la poésie: Structure et poétique des daïnas lettonnes, 299 lpp. William Blake and Co Edit, 2007.

ii - Jean-Paul Michel, L'Art n'efface pas la perte, il lui répond", Entretiens(1984-2016), éditions Fario, 2016, 256 pages, 22,50 euros.

 

 

 

 




Les Bonnes Feuilles du Castor Astral : Kevin GILBERT, “Le Versant noir”

 

Kevin Gilbert (1933-1992), Wiradjuri (peuple aborigène au centre de la Nouvelle-Galles du Sud, Australie), est un emblème de la lutte engagée contre les injustices subies par les Peuples des Premières Nations. Ardent défenseur de leurs droits, il pourfend dans sa poésie et ses actions politiques les miasmes délétères de la colonisation. Il a reçu, mais décliné, en 1988 (année où fut célébrée le Bicentenaire de la colonisation) le prix de Littérature des Droits de l’Homme pour son anthologie de poésie aborigène (40 poètes présents) Inside Black Australia. Kevin Gilbert compte parmi les auteurs majeurs ayant contribué à l’émergence de la littérature aborigène. Il est auteur d’œuvres iconiques : manifestes politiques, théâtre, poésie. Dans Le Versant noir (The Blackside : People are Legends and other poems) (1990), Kevin Gilbert offre sa voix aux peuples aborigènes. Elle devient ce canal précieux pas lequel s’entend l’humanité de chacun. La lecture de ces poèmes permet une plongée dans ces existences douloureuses mais toujours vibrantes. Eleanor Gilbert, dans l’avant-propos à la version française, écrit « qu’il a donné ses dons aux autres pour qu’ils soient entendus ». Ecriture atemporelle : aujourd’hui encore, la lutte contre la disparition se poursuit avec la même âpreté et nécessité. Dans ces poèmes du Versant noir, respire et chante une culture millénaire. La traduction a exigé une empathie bouleversante et le désir profond, intègre, de faire entendre ces voix dans leur authenticité et leur beauté. Cette première parution en France en version bilingue, aux éditions du Castor astral, d’un recueil intégral d’un grand poète aborigène est un évènement majeur pour tous les peuples des Premières Nations, et une chance pour le lectorat occidental d’aller à leur rencontre, « Peut-être ces poèmes vous montreront-ils notre vrai visage, et peut-être lieront-ils notre humanité à la vôtre » écrit Kevin Gilbert dans son introduction. Ce livre en a le pouvoir.

 

*

Extraits :

 

BAAL BELBORA– The Dancing has Ended

 

Baal Belbora

Baal Belbora

the end the dancing has stopped

the warrior lies dead where his broken spear fell

beside the high pinnacle rock

 

Baal Belbora

Baal Belbora

his lubra lies dead on the slope

the mounted trooper who mounted and raped her

had slashed her black throat when she pleaded with hope

the child that she suckled

lies dead on the grasses

the grey quivering brains smashed out with cold steel

 

Baal Belbora

Baal Belbora

the dancing has ended

now ask me whiteman

how do I feel

 

La danse est finie

 

Baal Belbora¹

Baal Belbora

c’est la fin la danse est finie

le danseur gît près de la flèche brisée

sur la cime du haut rocher

 

Baal Belbora

Baal Belbora

sa lubra² gît dans la boue

le cavalier de la police montée

qui l’a mise en selle et enlevée

a tranché sa gorge noire

quand elle suppliait grâce

l’enfant qu’elle allaitait

gît dans les herbes

les morceaux gris des cervelles

défoncées au métal froid tremblent

 

Baal Belbora

Baal Belbora

la danse est finie

maintenant demande-moi homme blanc

comment je me sens.

 

_____________________

 

¹Baal Belbora : Ce poème a été inspiré par Baal Belbora la danse est finie, livre de Geoffrey Blomfield paru en 1981 relatant l’invasion de la région des Trois Rivières (Hastings Manning Macleay) en Nouvelle-Galles du Sud et le massacre des populations aborigènes par ses ancêtres. Kevin et Geoffrey correspondaient. Une amie d’Eleanor Gilbert vivait près de chez Geoffrey. Quand le voisinage a su qu’il écrivait un livre sur ses ascendants ayant participé aux massacres des Aborigènes, ils l’ont aidé à s’installer. Il possédait une terre près de l’une des rivières. Mais il a eu d’importants problèmes avec ses employés licenciés pour travaux défectueux. Il a été frappé et gravement blessé. Il est parti vivre en Angleterre où il a fini son livre. Renseignements donnés par Eleanor Gilbert. ²Lubra : femme en aborigène. (NdT)

 

*
 

THE CELEBRATORS ‘88

 

The blue green greyish gum leaves

blew behind the bitter banksia that bent

in supplication silently bereaved

bereft of the black circle that once sat

around its base to stroke and chant its songs

that made the rivers flow and life wax fat

the legends and the river now replaced

by sheep-torn gullies and a muddy silt

that sluggishly and sullen in retreat

throws up its mud to signal its defeat

the carking crows have changed their song grown deep

from tasting human flesh that left to reek

beneath the unpolluted sun in pioneer days

now veiled in smog so spirits cannot peek

the river-dove grown silent fearing song

will bring the hunter with his thundering death

the kookaburra laughs in disbelief

then waits again in fear with bated breath

the legislators move their pen in poise

like thieves a'crouch above the pilfered purse

how many thousand million shall they give

to celebrate the bicentenary

and cloak the murders in hilarity

and sing above the rumble of the hearse.

 

 

CÉLÉBRATION 88

 

Les feuilles vert-bleuté du gommier gris

s’envolaient derrière l’amer banksia¹

en supplique courbé silencieusement dépossédé

dépossédé du cercle noir où on s’asseyait autrefois

autour de lui pour caresser et chanter ces chants

qui faisaient couler les rivières et s’éployer la vie

les légendes et les rivières sont à présent remplacées

par des ravins aux moutons éventrés et une vase boueuse

qui lentement épand sa boue pour signaler sa défaite

et se retire sombrement

tourmentées les corneilles ont changé leur chant

jailli de très loin quand elles ont goûté

à l’époque des pionniers

sous le soleil vierge

à de la chair humaine laissée pour empester

désormais voilée par la brume

afin que les esprits ne le voient pas à la dérobée.

La colombe des rivières fait silence

elle redoute que son chant

attire le chasseur et ses mortels fracas

incrédule le kookaburra² rit

puis attend à nouveau en retenant son souffle

Les législateurs écrivent avec élégance

comme des voleurs s’accrochant à leur bourse

combien de centaines de millions donneront-ils

pour célébrer le Bicentenaire³ 

et chanter par-dessus le grondement

des corbillards.

 

_____________

¹Banksia : arbre ligneux d’Australie à grandes têtes florales. ²Kookaburra : martin-pêcheur d’Australie. Son nom aborigène (en wiradjuri) signifie Kookaburra rieur (son chant ressemble à un rire). ³Bicentenaire : Commémoration en 1988 du bicentenaire de la fondation de l’Australie. (NdT)

 

*
 

KIACATOO

 

On the banks of the Lachlan they caught us

at a place called Kiacatoo

we gathered by campfires at sunset

when we heard the death-cry of curlew

women gathered the children around them

men reached for their nulla and spear

the curlew again gave the warning

of footsteps of death drawing near

Barjoola whirled high in the firelight

and casting his spear screamed out "Run!"

his body scorched quickly on embers

knocked down by the shot of a gun

the screaming curlew's piercing whistle

was drowned by the thunder of shot

men women and child fell in mid-flight

and a voice shouted "We've bagged the lot"

and singly the shots echoed later

to quieten each body that stirred

above the gurgling and bleeding

a nervous man's laugh could be heard

"They're cunning this lot, guard the river"

they shot until all swimmers sank

but they didn't see Djarrmal's family

hide in the lee of the bank

Djarrmal warned: 'Stay quiet or perish

they're cutting us down like wild dogs

put reeds in your mouth - underwater

we'll float out of here under logs'

a shot cracked and splintered the timber

the young girl Kalara clutched breath

she later became my great grandma

telling legends of my peoples' death

the Yoorung bird cries by that place now

no big fish will swim in that hole

my people pass by that place quickly

in fear with quivering soul

at night when the white ones are sleeping

content in their modern day dreams

we hurry past Kiacatoo

where we still hear shuddering screams

you say: Sing me no songs of past history

let us no further discuss"

but the question remains still unanswered:

How can you deny us like Pilate

refusing the rights due to us.

The land is now all allocated

the Crown's common seal is a shroud

to cover the land thefts the murder

but can't silence the dreams of the proud.

 

 

KIACATOO

 

Sur les rives du Lachlan ils nous ont attrapés

dans un endroit appelé Kiacatoo¹

au coucher du soleil on était réunis près des feux de camp

quand nous entendîmes le cri de mort du courlis

les femmes mirent les enfants près d’elles

les hommes saisirent leur flèche et leur nulla²

le courlis mit à nouveau en garde

contre les pas de mort se rapprochant

Barjoola dans la lumière du feu tourbillonnait haut

et lançant sa flèche hurla : « En avant ! »

son corps vite brûlé par les braises

blessé par une arme s’effondra

le sifflement strident du cri perçant du courlis

fut noyé dans le fracs du tir

à mi-course les femmes et les enfants s’écroulèrent

et une voix hurla : « Il n’y a plus rien à abattre »

plus tard seuls des tirs résonnèrent

pour calmer chaque corps qui remuait

au-dessus des gargouillements et flots de sang

le rire nerveux d’un homme se faisait entendre

« Ils sont rusés ceux-là, surveillez la rivière »

ils tirèrent jusqu’à ce que chaque nageur ait sombré

mais ils n’avaient pas vu la famille Djarrmal

cachée à la rive sous le vent

Djarrmal mit en garde : « Restez tranquilles ou vous mourrez

mettez des roseaux dans votre bouche - dans l’eau

sous les rondins nous flotterons hors d’ici »

un tir claqua et fit éclater le bois

la petite fille Kalara prit son souffle

plus tard elle devint ma grand-mère

et m’a raconté l’histoire de la mort de mon peuple

désormais l’oiseau Yoorung³ crie en cet endroit

aucun gros poisson ne nagera plus dans ce point d’eau

mon peuple traverse ce lieu rapidement

l’âme frémissant de crainte

la nuit quand dorment les hommes blancs

satisfaits de leurs rêves du jour moderne

on traverse très vite Kiacatoo.

 

___________________

¹Kiacatoo : lieu situé près de la rivière Lachlan en Nouvelle-Galles du Sud dans le territoire des Wiradjuri. ²Nulla : terme dérivé de nulla-nulla : bâton nu ou peint utilisé pour la chasse ou pour les cérémonies. ³Yoorung : yurang, dérivé de young man, jeune-homme. (NdT)