Une poésie par le chemin d’une voix irremplaçable

 

à propos des Elégies de Bierville de Carles Riba

 

Des douze élégies de Carles Riba, il est difficile de rendre la forme hypnotique des vers, la densité de la texture. On ne trouve que des mots comme : énigme, mystère, présence mystique, pour former une escorte intellectuelle à cet ouvrage d'une grande intensité. Cependant, on peut peut-être dégager deux choses : le rapport du poète à la matière (aux matières devrait-on mieux dire) et sa relation à Dieu. Il faut aussi parcourir les deux préfaces de l'auteur, pour solidifier son idée. On y trouve une réflexion du poète sur la poésie, dans des termes généraux mais très pertinents, qui facilite l'accès à cette poésie pleine, habitée, à la fois spirituelle et sensuelle. 

 

[...] La Poésie, il faut la chercher là où l'on sait qu'elle est. [...] Elle attend, comme la vérité à laquelle elle est unie, comme la source la plus cachée et la plus pure vers laquelle la soif ouvre le chemin. Comme l'Amour, dont on s'approche en aimant, comme Dieu qui s'aime en celui qui apprend à s'aimer. 

 

 

 

Tout est là, au croisement de l'homme dans sa nature charnelle, son habitus physique, et la divinité, présence lumineuse et complexe. Il s'est avéré assez vite que la perspective de la symbolique empédocléenne pouvait être un accès. C'est-à-dire, une pertinence de l'évocation des quatre éléments fondamentaux de la cosmologie d'Empédocle : l'eau, le feu, l'air et peut-être encore ici, la terre. Car cette poésie qui nous vient de la prosodie catalane, offre une sorte d'univers un peu archaïque, une profondeur antique disons, où l'on peut rencontrer Homère, Orphée et bien sûr les paysages hellénistiques et méditerranéens qui hantent ces élégies.

 

[...] Oh grand coeur satisfait, oh plus pleine
possession de moi depuis l'idée d'un dieu !
Pur en mon énigme, j'ai chanté, sûr que la flamme
qui parlait en moi ne toucherait que mon corps; 

 

Et puisque nous évoquons la Méditerranée, on pourrait élargir le propos à la science des fractales - que l'on compare parfois aux déchirures des côtes maritimes. Car l'observation de ces déchirures, cette rencontre avec l'infractuosité, ici dans le texte français, permet de comprendre et d'englober les nombreuses siginifications qui animent ce chant un peu désespéré du poète catalan. Mais il faudrait alors faire un ouvrage scientifique pour cette recherche et là n'est pas notre propos.

 

Dieux fraternels ! Ainsi abreuvé et inondé de mon propre
pur retour, j'ai traversé, par le dedans de mon âme, vers où vous êtes [...]

ou encore

[...] Tu veilles, blanc sur la hauteur, 
sur le marin qui grâce à toi voit son cours bien guidé; 
sur l'homme, ivre de ton nom, qui au travers de la garrigue nue,
vient te chercher, extrême comme la certitude des dieux;

 

Il reste cependant très certain que la relation du poète à Dieu compose un arrière-fond imaginaire, un répertoire presque mystique qui lui aussi pourrait faire l'objet d'une étude à part entière. Car cette relation au sacré n'empêche pas le recours aux éléments empédocléens. Nous connaissons tous ce verset de Paul : "Notre Dieu est un feu dévorant". On pourrait aisément discourir par exemple sur ce simple mot de Rosée, auquel le poète met une majuscule, pour entrevoir comment cette simple manifestation matutinale et liquide, dépend du feu des cieux et se ressent autant qu'une larme, peut-être, une sorte de coupe de lacrima christi avec son ivresse et sa joie. Cette poésie énigmatique et belle, entêtante comme un un vin, profonde en même temps comme un mouvement intérieur et personnel, permet de saisir l'ombre et la lumière de la Méditerranée, comme une clairière qui se justifie par la forêt.

 

La recherche de la pureté, de l'absolu : dans les mots, dans les rêves profonds de la nuit (ceux dans lesquels on retrouve l'inspiration, qui sait si plus loin encore). Toute innocence est antérieure et est intime (l'âme semplicetta). Attire (?) : peut-être que là où il nous est donné de le sentir le mieux c'est dans l'amour.

 

Et là sera notre conclusion, à laquelle il faut ajouter que l'ensemble du livre, en dehors des douze élégies de l'auteur, en présentation bilingue, s'assortit des deux préfaces aux éditions de 1949 et 1951, d'une petite biographie succincte mais suffisamment outillée, d'un avant-propos du traducteur, et des notes manuscrites de Carles Riba lui-même écrites en regard de la plupart des élégies. Donc, cet ouvage nous livre en français une bonne part de cet auteur, et nous instruit d'une poésie originale et pénétrante.

 




Miguel de Unamuno, Berceuses

 

Miguel de Unamuno

 

Berceuses

 

L’un des événements majeurs de la vie du poète, romancier et philosophe Miguel de Unamuno (1864-1936) fut, en janvier 1896, la naissance de son troisième fils, Raimundo, atteint d’hydrocéphalie. Après de nombreuses tentatives pour stopper la maladie, il fallut se résoudre à une mort prochaine. C’est à ce moment-là qu’Unamuno décide de prendre soin à temps complet de Raimundo, en l’installant dans son propre bureau de recteur de l’Université de Salamanque à partir de 1900. Ces trois berceuses ‒ fort célèbres en Espagne ‒ datent de ce face à face qui durera un an et demi, Unamuno assistant impuissant aux atroces souffrances de son fils générées par la croissance continue de son cerveau. Raimundo mourut en novembre 1902.

Ces vers ont été recueillis dans le premier recueil de l’auteur : Poesías (1907).

 

YR

 

 

À l’enfant malade

 

Dors, petit bonhomme,
car le croquemitaine
emporte les petits
qui ne dorment guère.

Populaire

 

    Dors, fleur de ma vie,
dors tout tranquille,
    car le rêve de la douleur
est ton seul asile.

    Dors, mon pauvre enfant,
jouis sans chagrin
    de ce que la Mort te donne
en consolation.

    En consolation et en gage
de sa tendresse,
    de ce qu’elle t’aime beaucoup,
mon pauvre enfant.

    Elle viendra vite empressée
de te recueillir,
    celle qui t’aime tant,
la douce Mort.

    Tu dormiras dans ses bras
du sommeil éternel,
    et pour toi, mon enfant,
il n’y aura plus d’hiver.

    Plus d’hiver ni de neige,
ma fleur cassée ;
    elle te chantera en silence
une douce chanson.

    Oh, quel triste sourire
dessine ta bouche...,
    ton cœur peut-être
touche sa main.

    Oh, quel triste sourire
ta bouche dessine,
    que dis-tu donc en rêve
à ta nourrice ?

    À ta nourrice éternelle
toujours pieuse,
    la Terre où en sainte paix
tout repose.

    Quand le soleil se lèvera,
ma pauvre étoile,
    à l’aube disséminée
tu t’en iras avec elle.

    Tu mourras avec l’aurore,
fleur de la mort,
    la vie te rejette.
Quel magnifique sort !

    Le sommeil à n’en plus finir
dort tout tranquille,
    car la mort de la douleur
est ton seul asile.

 

                                                 

 

 

    Dors, mon cœur

 

Dors, mon cœur, dors,
    dors et repose,
dors dans le vieux berceau
    de l’espérance ;
    dors !

Regarde, le soleil de la nuit,
    père de l’aube,
par-dessous le monde
    passe en dormant ;
    dors !

Dors sans sursauter de peur,
    dors, mon cœur ;
tu peux te fier au sommeil,
    tu es à la maison ;
    dors !

En son sein serein
    source de calme
incline la tête
    si elle est lasse ;
    dors !

Toi qui supportes la vie
    angoissée,
à Ses Pieds laisse tomber
    ton angoisse ;
    dors !

Dors, car Lui de sa main
    qui engendre et qui tue
berce ton propre berceau
    désarticulé ;
    dors !

« Et si de ce sommeil-là
    je ne me réveillais... »
Cette angoisse ne passe
    qu’en dormant ;
     dors !

« Oh, c’est au fond du sommeil
que j’éprouve le néant… »
Dors, c’est de ces sommeils-là
que le sommeil sauve ;
dors !

« Je tremble devant le sommeil lugubre
    qui n’en finit jamais… »
Dors et ne t’angoisse pas,
    il y a un lendemain ;
    dors !

Dors, mon cœur, dors,
    le jour se lèvera,
dors, mon cœur, dors ;
    demain viendra…
    Dors !

Dans le berceau de l’espérance
    il s’est endormi…
Ma triste espérance aussi…
    Y aura-t-il un lendemain ?
    Dort-il ?

 

                                        

 

 

    Pendant que tu es réveillée,
ton âme dort,
et ton âme se réveille
quand tu t’endors.

    Dors donc, ma vie
‒ le sommeil est léger ‒,
dors avec ton âme en attendant
qu’elle ne se réveille.

    À travers tes paupières
quand tu t’endors,
je vois comme tes yeux
fixent une autre lumière.

     À travers ta poitrine
lorsqu’elle s’endort,
mon cœur sent le tien
qui s’agite.

     Avec mes bras pour tout berceau
aie confiance et dors,
car je voudrais voir ton âme
blanche comme neige.

      Dors, dors dans mes bras
qui te défendent,
donne, donne-moi ton âme
qui me protège.

      Pendant que tu es réveillée,
ton âme dort,
et ton âme se réveille
quand tu t’endors.
Dors !

 

(Traduit de l’espagnol par Yves Roullière)

 




“Mahnmal Waldkirch” et quatre traductions

 

Mahnmal Waldkirch

von Eva-Maria Berg

 

 

Frage an uns

in Schmerz Scham Trauer

angesichts des Unfassbaren

hier erinnernd

jeden Einzelnen

der 138272 Menschen

Mord an Kindern Frauen Männern

zumeist jüdischer Herkunft Litauen

auf Befehl

eines Bürgers aus Waldkirch

und seiner Mittäter

Frage an uns

Wo stehen wir

wo stehst du

was tust du fortan

du an deinem Platz

wenn Menschen aufgrund von

Aussehen Glauben Denken

in Frage gestellt werden

was tust du um entgegenzuwirken

mit deiner Kraft

da du gefragt bist du

 

 

 

 

 

 

traduction en français :

 

La question nous est posée

dans la douleur la honte le deuil

devant l´inconcevable

ici en mémoire de

chacun d´entre eux en particulier

138272 êtres humains

meurtres d’enfants de femmes d’hommes

pour la plupart juifs assassinés en Lituanie

sur ordre

d´un citoyen de Waldkirch

et de ses complices

La question nous est posée

Où sommes-nous

où es-tu

que fais-tu désormais

toi à ta place

si des êtres humains en raison de

leur apparence leur croyance leur pensée

sont mis en question

que fais-tu pour t’y opposer

avec ta force

toi ici la question t´est posée

 

               (Traduction de l'auteure avec l´aide d´Alain Fabre-Catalan)

 

 

 

 

 

traduction en lithuanien :

 

Tai klausimas mums

iš skausmo gėdos gedulo

nesuvokiamybės akivaizdoje

čia prisimenant

kiekvieną iš 138272 žmonių

vaikų moterų vyrų iš Lietuvos

daugiausia žydu kilmės

nužudytų

Valdkircho miestelėno įsakymu

jo bendrininkų

Tai klausimas mums

Kur stovime

Kur stovi tu

ką nuo šiol darysi

savo aplinkoje

kai ties žmonėm

bus padėtas klaustukas

dėl išvaizdos tikėjimo mąstysenos

ką savo išgalėm darysi

kad pasipriešintum

tik tu gali atsakyti tu

 

(iš vokiečių kalbos vertė Laurynas Katkus)

 

 

 

           traduction en hébreu :

 

traduction en anglais :

 

Question posed to us

in pain shame mourning

in view of the incomprehensible

here reminding

each single person of

138,272 human beings

murder of children women men

mostly Jews

in Lithuania by command of

a citizen of Waldkirch

and his accomplices

Question posed to us

Where do we stand

where do you stand

what do you do from this moment on

you from your position

when human beings based on

appearance faith thoughts

are called into question

what do you do to resist

with your power

while you are questioned you

                     (Translation: Yehuda Hyman)

 

 

 

 

 




Eva-Maria Berg, poème pour le Mémorial de Waldkirch

Nous vivons une période trouble de transition, ballotée par les flux et reflux d'une histoire où le futur tarde à éclore, et nous laisse envisager le plus radieux, comme le plus terrifiant.
Nous vivons dans une société froide et mondialisée où nationalismes frileux, intégrismes religieux ou économique, fanatisme et populisme, se nourrissent des peurs, des frustrations et rancoeurs, et semblent chaque jour étendre leur domaine, tandis que dans ce délitement des liens sociaux, des liens avec l'histoire et la culture, l'humanité semble chercher son âme perdue. 
Pour éviter le naufrage de notre civilisation, la perte des valeurs qui sont les nôtres - et celles de l'humanité dans son ensemble -  il  importe de ne pas oublier ce penchant négatif de l'histoire : rendre hommage à ceux qui disparurent /disparaissent à cause de la barbarie est un acte vital, un acte de survie. 
Eva-Maria Berg, poète et humaniste - mais peut-on être l'un sans l'autre? - contribue  à ce devoir mémoriel : son poème, gravé sur la stèle dressée par sa ville,  Waldkirch,  à travers  les nombreuses victimes du nazisme auxquelles elle rend hommage, nous rappelle que le ventre de la bête est toujours fécond, et notre devoir de résister.  La chaîne de traduction suscitée par ce texte témoigne de notre force d'hommes - et de femmes - de bonne volonté pour faire re-naître l'avenir. (M.B)

 

Texte écrit pour le Mémorial de Waldkirch

 

Leurs bourreaux avaient été des membres de la Police allemande et des acolytes lituaniens.
D´après le rapport manuscrit du commandant de la Police de Sûreté (SIPO) et du Service de renseignement et de sécurité de la SS (SD) de Kovno, de février 1942, avaient été exécutés aux dites dates:
138.272 personnes, essentiellement juives, dont 55.556 femmes ainsi que 34.464 enfants.
Le responsable de ces crimes , SS-Standartenführer (colonel), avait été un citoyen de Waldkirch et, de sa profession, facteur d´orchestrions.
Par ce mémorial, les citoyennes et les citoyens de Waldkirch rendent hommage aux victimes de la barbarie nazie en Lituanie.

 

 




Hommage à Jean-Louis Vallas

 

Jean-Louis Vallas (1901-1995) est un poète, écrivain français couronné par l’Académie française.

L’œuvre de l’homme de lettres est largement consacrée à la description passionnée de l’âme de Paris et de celle de Montmartre1. Elle se plonge également dans la célébration de la beauté de l’amour et de la femme végétalisée au fil des poèmes. On y trouve aussi, notamment dans son recueil Rimes Buissonnières, des poèmes évoquant Lyon, Lille et le Nord (« Les Terrils« , « Les Moulins de notre Flandre« , « Lille et Lyon« , »Ballade des petits pavés lillois« ,…).




Quelques “paroles d’Afrique”

 

Ce 19ème Printemps des poètes aura été l’occasion de découvrir quelques jeunes voix africaines ou de confirmer la connaissance que nous pouvions en avoir, par exemple à travers les émissions populaires de Soro Solo sur France-Inter. Voix aussi variées, bien sûr, que l’on pouvait s’y attendre, l’Afrique étant un continent extrêmement dynamique, comptant plus de cinquante pays différents, et non une entité unique qui serait « en face » de nous, au delà de la Méditerranée. Les aîné(e)s Tanella Boni, Nimrod, ou encore Alain Mabanckou ne nous en voudront pas si nous concentrons quelques regards, au demeurant rapides, à leurs trois cadets invités (et en résidence à la Cité des Arts de Paris) : par ordre alphabétique Harmonie Dodé Byll Catarya, Ismaël Savadogo et Kouam Tawa. Moyenne d’âge 34 ans et demi. Éditeurs principaux Du Flamboyant, Lavoir Saint-Martin, Lanskine ; pays d’origine Bénin, Côte d’Ivoire, Cameroun.

Il est bon d’avoir entendu ces trois personnalités, déclamant ou lisant, en slam, en tirade théâtrale, en murmuration,  accompagnés ou non de fond musical, avant de se plonger dans leurs livres publiés. C’était là une sorte d’épreuve préliminaire du matériau mental et sonore : elle a été on ne peut plus réussie, testée de surcroît dans des espaces aussi différents que le Musée du Quai Branly, l’Auditorium de la Cité des Arts ou le petit local de l’Association L’Autre Livre.

Pour ce qui est de la très jeune Harmonie Dodé Byll Catarya, rien ne remplace l’écoute de sa voix, que l’on pourra trouver très distinctement, par exemple, ici : https://www.youtube.com/watch?v=Lk85N_H8E9Q . Mais les textes se suffisent aussi à eux-mêmes, insolents et frais, comme dans cette adresse à un Juge pour lui expliquer que la jeune fille ait préféré le slam à la comptabilité (et c’est tout un environnement scolaire béninois qui surgit devant nos esprits à l’écoute : M. le Juge, au fond j’ai toujours aimé écrire ! / Pas étonnant qu’aujourd’hui je slamme à plaisir !...). L’énergie d’Harmonie (et dans ces deux paroles pourrait consister l’essentiel du poétique) est communicative, comme on peut le voir aux réactions animées de l’assistance. Le message est d’amour universel, que dire de plus ?

 

Partout ma plume s’agite
L’univers, lui, crépite
À sa guise, ses devoirs de devin,
Il est un esclave de la nature
Qui chante sans cesse ses aventures !

 

Tout différent, Ismaël Savadogo doit visiblement forcer sa nature pour élever un tant soit peu la voix et faire entendre le fond de tristesse – véritable basse continue dans son écriture – de son Afrique déchirée, endeuillée, cherchant dans un cheminement sans fin mais non sans espoir, une quête qui semble parfois mystique, des raisons de ne pas désister. Tout cela n’est que suggéré, murmuré dirait-on sans emphase ni éclats (ce n’est pas la peine), creusé au plus bas de la réflexion intime et du travail dans la langue. On devine, çà et là, une adolescence blessée, le refuge solitaire à l’ombre, propice à la rédaction de fragments peu à peu décantés et rassemblés. C’est ici plutôt la crainte d’en avoir déjà trop dit :

 

On prend des notes
sur ce qu’on trouve à son passage

parce qu’on n’en sait pas plus
sur ce qu’on pourra voir après
une fois le jour venu.

Après la nuit, nous revenons chaque fois
à l’autre bout du temps
comme lorsqu’on entre et sort d’une maison :

une mémoire se refait alors au fil des jours.

 

La joie de créer en mots, de « verber » comme il l’affirme lui-même, se dégage dès l’abord de la présence intense de Kouam Tawa, auteur déjà affirmé dans des expressions diverses. Son long poème, Je verbe, a fait écho vaillamment au slam de sa jeune consœur  et a su enflammer ses auditeurs. L’engagement est ici assumé, mais en poésie, avec toute l’épaisseur des lectures (de Césaire à Brook à Neruda) et de la culture orale des djélis traditionnels. Notre écoute s’y abandonne bien volontiers :

 

Verber
Pour munir la parole
De la fureur
Du feu
Et brûler les ivraies
Qui murent les tympans[…]    
Et moi
Je verbe
Pour m’augmenter
Comme
On s’entraîne
Pour entraîner

Un jour
Sans avancer
Et je me sens
Reculer
Aurait dit
Carlos Gomez

 

Pour ne rien refermer ni conclure : merci au Printemps des poètes et à son directeur Jean-Pierre Siméon pour ces « Afrique(s) », au moment où le salon du Livre Paris accueille le Maroc (invité d’honneur) et ouvre un grandiose pavillon des Lettres d’Afrique à la Porte de Versailles. La poésie n’aura pas été oubliée.

 

 




Judith Rodriguez : l’aluminium de la poésie

S’il me fallait définir d’une image la poésie de Judith Rodriguez,  je choisirais « la plante d’aluminium qui souffre dehors/(et) soulève, déploie, refait le langage » - dans « Quatorze façons de nommer la pluie  pour Tom»((dans la série "The Reproach" traduite et publiée sur nos pages)) …

Quoi de plus insignifiant que ce métal à tout faire, dont la présence peut surprendre dans un univers poétique ? Métal « pauvre » - puisqu’abondant ,  mais blanc, brillant, malléable, il est associé à  notre environnement le plus quotidien : Il fait, comme le langage, partie de notre vie, et comme lui, est entré dans le domaine des évidences  – on l’utilise sans y penser dans les tâches les plus ordinaires, ignorant que ce métal  fut (lors de sa découverte au XIXème siècle), réservé à la joaillerie en raison de sa préciosité et de sa rareté.  Eh bien, la poésie de Judith Rodriguez  travaille  l’aluminium du langage pour  rendre à ce dernier sa dignité initiale, sa vertu poétique, au sens premier du terme, sa vertu de création.

Judith Rodriguez, Autoportrait - linogravure, 1974

Pas d’ors inutiles, pas d’oripeaux, mais des mots- coups de poing, des mots et des images à la découpe franche, comme ces linogravures dont notre auteur  illustre certains de ses ouvrages, et dont elle déclare « Je les fais comme mes poèmes ; elles ne sont pas une illustration, elles sont une impression. » Une impression forte faite sur le lecteur.

C’est ainsi,  qu’une « voix type chaussure de gomme »,  des « réverbères aux yeux écarquillés » ou une « radio frétillante »  jalonnent, tout comme cette plante, un univers où le réel  le plus prosaïque redonne au langage un éclat inattendu – loin des clichés, des images faciles.

Judith Rodriguez, Backyard, 1978

Toute l’œuvre de Judith Rodriguez surprend autant par  la simplicité du langage que l’apparente banalité des propos, à  l’image de ce jardin d’arrière-cour (« At the end of the garden ») où s’ébrouent les chiens dans l’entassement du compost ,  et que traversent les opossums impassibles. Il n’y a pas de petits sujets dans cette œuvre en partie dédiée à l’observation des « événements minuscules » du quotidien, des rencontres et  des liens et  lieux familiaux : dans une interview publiée sur le web, le poète déclare « I suppose homes and families would be one side of my work (the scene of our most important decisions, the craddle of our abilities. » Effectivement, maisons et familles sont à l’origine d’une poésie du quotidien, fortement ancrée dans la réalité géographique locale – qui peut sembler exotique à notre regard européen – où chaque détail, chargé d’une sensualité tendre et nostalgique, délivre une leçon épicurienne,  comme le suggèrent ces vers : « Il n’y a pas de solitude – votre chambre autour de moi /boit les sons de la vie (…) »

La plante souffreteuse de l’image initiale permet aussi d’illustrer tout le pan de cette œuvre  tourné vers les problèmes de la vie politique et sociale australienne :  écrivain engagée dans la cause des femmes, des aborigènes…  elle évoque dans les poèmes ici présentés les problèmes de l’injustice, à travers  l’immigration clandestine (la série de Boat Voices dans ce même numéro) le  terrorisme (« Poems of Terror ») , les rapports dans  le couple ou la société (« Note de Vol » ,  « Le Reproche ») - thèmes majeurs de son œuvre  non seulement poétique,  mais touchant l’ensemble d’une production tournée vers l’opéra (Poor Johanna de Robin Archer, 1994 et Lindy, de Maya Henderson, 2003) aussi bien que le  récit (The Hanging of Minnie Waites).

Œuvre très diversifiée dans sa forme et son  inspiration : « a bit like a ragbag  -  un fourre-tout» selon l’expression même de l’auteur – on y  lit en filigrane la sensibilité ironique et l’humour qui dévoilent  l’arrière-plan de toute situation. 

Dans ces poèmes - minuscules scènes en apparence superficielles - la chute, pathétique et dérisoire, soumet le lecteur à un questionnement impitoyable de nos croyances, de nos illusions, des mauvais plis de notre société. Cet humour décapant se déploie pleinement dans  certains poèmes dont le surréaliste et très pragmatique « Rêve d’ours ».

La poésie de Judith Rodriguez se compose en quelque sorte d’observations volées,  comme cette « Note de vol » où elle saisit, comme un instantané,  l’attitude d’un voisin de voyage plongé dans l’écriture, et  inventant le contenu du journal intime, désamorce le romantisme d’une relation amoureuse imaginée.

Judith Rodriguez, Sweetheart, 1978

Ce refus du pathos,  ce déboulonnage du merveilleux, généralement  associé à la poésie, créent la tension particulière qui caractérise cette œuvre, dans laquelle les images les plus fortes et les plus étranges naissent de la trivialité revendiquée : ainsi, dans « Palapa », inspiré d’un fait-divers, la très grande beauté du sauvetage de l’enfant  naufragé par des « mains/visibles de partout,/ mains de la mer », relaté par le sauveteur comme étant « exactement comme la pêche ». De même l’extrême délicatesse des restes (« guenille sèche ») dans le jardin de l’oubli, nouvel Eden inversé, « Enclos en nul album ».

Originale, en ce qu’elle s’attache au plus infime, au plus essentiel  quoique  plus méprisé de nos vies, cette poétique humaniste qui se veut sans apprêt touche profondément, longuement, à l’instar de « l’obscurité argentée de l’air (qui) bien facilement / imprime la pensée de sa touche ».




Etienne Quillet, Quantique de l’insoumise, 1/7

 

CONVERGENCES

 

L’atlas de nos pas
chargeait le lit des marées

Rameaux envolés
par d’infinis contraires

J’ai vu leurs visages
dans la naissance de l’appel

______________________________

 

 

Immuable cohorte
aux allures filées d’orient

Fondues dans l’altération
de nos sentiers baldaquins

Nous nous rassemblions
au large des grands estuaires

_____________________________


 

Adossées le soir
à l’écharpe des steppes

Étoles teintes volantes
sous le regard des vêpres

Nous amendions le vide
dans le battement des récoltes

____________________________


 

Un merle sur la colline
siffla la fin de l’été

La mousson
dans ses vertiges de bruine

Chantait à main levée
la lente inflexion de l’exode

___________________________

 

 

 

Il glissait dans nos bouches
soulevait nos cheveux

Remous frémissant
à l’orbe de nos sens

On le vit cavalier
on le vit danse

On le vit murmure
au chevet de l’enfance

Le mouvement

___________________________

 

 

On attela la lumière
aux courroies des aînées

La poussière accueillait
nos dernières aquarelles

Levées en contre-jour
dans l’étirement des grands ciels

Nous étions prêtes

___________________________

 

 

Quittez vos faibles soleils
vos lampes enrouées de tristesse
vos nus striés de naufrages
 

Cinglez l’oxyde du printemps
cinglez fort ses pollens
rien ne restera de ses larmes

Laissez aux sillons aux leurres
aux fièvres de l’entrevent
vos harnais alourdis de matière

Ajournez le bât des vagues
le givre des voiles éteindra seul
le ventre tiède des marées
 

Ne conservez en bout de corps
de l’écorce fumée des bois
qu’un copeau de lave blanche




Si vaste d’être seul, Tristan Cabral

Nomade pour l'éternité ... 

 

  Une émotion puissante plane sur l’œuvre de Cabral tant la rage de vivre face à tout ce qui indigne le poète grave le recueil d’une force tellurique ; recueil au cœur duquel résident aussi une présence insaisissable, une impuissance face à l’espoir et une fissure souvent proche de la rupture.

   En effet, découvrir la nature tragique, absurde, dérisoire de l’humain, c'est affronter son ombre portée, c'est l'éclairer pour tenter de s’en arracher. Mais un cri de haine, un geste violent sont aussi difficiles à imiter qu'une aurore au ciel, que l'océan apaisé, aucun mot n'aura donc le pli de l’évidence. L’intention de l’auteur est de parvenir à s’emparer de la face obscure du monde, de pointer du verbe les injustices multiples et les tragédies quotidiennes. Cabral parcourt ainsi la terre par la tempête qui la traverse,  par le bouillonnement des eaux démontées, par les falaises et les rochers déchiquetés :

 

« Je suis plein de nuits blanches ;
Des rafales d’étoiles mortes
M’ont couché sur le sable ;
Des bêtes aux yeux d’amantes
Roulent parmi les vagues ;
C’est encore la guerre… » (P22)

 

  Le poète aurait certes pu simuler ce désastre grâce à une parole entièrement maitrisée, mais il préfère l'assombrissement pour marquer un ciel en colère. La présence sonore extrêmement forte des  guerres passées et présentes résonne en des phrases de révoltes clouées aux pages comme des rouleaux prêts à éclater contre les récifs. Tout poème, qu’il soit d’alexandrins ou de maximes, est une plongée sur la terre où s'échouent les vagues intempestives du monde. Arrachée à l’adversité, au milieu de cette tempête ontologique, glisse une écume blanche de mots à peine visible qui nait de l'union d'une esthétique précise et d'un aléa du sensible. En approfondissant la métaphore filée de la mer omniprésente, l'écume apparait peu à peu comme l’homme perdu au large et bousculé par des rouleaux gigantesques, coupable ou non, peu importe, sa rencontre avec le réel suscite un sentiment de vérité et renforce la certitude d’une humanité insensée où règne l’odeur âcre du sang : « Ici l’eau ne fait plus /que du ciment /on ne peut plus la boire /mais quel mur pourrait /retenir le sang ? » (« MUR », p 69)

   L’œuvre de Cabral est placée de la sorte sous le signe d'une passion ardente. Parcourue de tensions, elle intervient au cœur de mutations diverses, dans l'interstice ou plus précisément la faille entre monde ancien et société industrielle, matérialisme et sacré, persistance du mythe et conscience révolutionnaire. Le poète transforme sa nostalgie en arme critique. Il ne se désempare pas de l’intime, il le renforce en  engageant un vécu. Sa poésie invoque le réel, disant la blessure, la fragilité de tous, le lieu commun d’une nostalgie sans doute fraternelle. Chacun de ses poèmes permet d’aller plus en avant, jusqu’au bout du voyage, dans le souffle de la partance, jusqu’à la vaste solitude des  mers,  recueillant ainsi de lointaines âmes perdues. Et si son œuvre prend toutes les formes de l'insaisissable et de l’insurrection, c'est pour s'acharner contre l'impossibilité de changer le réel, sur quoi nous continuons à buter. La parole dit en conséquence l'informe, l'incorporel et son mouvement, la violente nature et la menace qu'elle fait naître. Le poète ne s'arrête pas aux images d'un monde défait, il en montre la progression, la tourmente et explose en une nature cambrée de douleurs ; nul « matin sans cicatrices » quand l'océan et le ciel s'obscurcissent de rouge sang !

  En somme, le cœur de l’innommable est suggéré par un sentiment d'enfermement, d'étouffement et de disparition. Le poète dessine des reliefs insoumis pour créer des plongées aux quatre coins d’un univers englouti. Ses visions font naitre des peintures d'où ressortent principalement la grisaille, la substance et les remous. Son œil a besoin d'une loupe à grossir le bruit du temps pour découvrir que le hurlement confus du monde se décompose, dans une réalité plus saisissante, en une foule de souffrances très différentes, jamais entendues : une apocalypse de cris.  Le poème devient alors cette voix où quelque chose chante inlassablement l’absence blessée, une voix qui se fige, se cristallise et se brise. Les soufflements incessants de ses mots nous plongent au cœur même de la vérité. Il ne s'agit plus d'écouter mais de ressentir.

   Ainsi le grand large envahit le texte et se confond avec la couleur du ciel (dont la ligne d'horizon est également floue); la masse grisâtre domine les rares vues dégagées et renforce l'effet d'enfermement. Mais ces claustrations successives tendent à circonscrire un domaine autant qu’elles constituent un itinéraire. Chacun de ces chemins, ou poèmes, fait ainsi l’épreuve d’une interrogation mêlée au souffle violent du monde jusqu'à en être recouverte. L'œuvre débute sur le vent et ses incidences, la parole exerce un va-et-vient irrégulier sur la végétation bretonne et la ligne d'horizon des guerres lointaines. Ces images représentent aussi bien la face errante du souffle invisible que le point de vue d'un objet, des branches chahutées par le vent, les poèmes restituent par là-même une solitude concentrée, un désastre où nul repos n’est permis pour qui saigne, crie ou écrit : «Toujours plus d’hommes/ Pour enterrer les hommes !/ La terre n’en peut plus ! » (P16)

  La parole de Cabral s'apparente toujours et encore à une lutte entreprise contre la violence immaîtrisable du réel.  Dire le voir devient donc dire l'invisible le plus terrifiant. Cette poésie traduit la force mystérieuse qui pousse à l'acte créateur de l’homme révolté : saisir l'insaisissable du Mal. Mais le poète le sait, l'individu, en présence d'un milieu perdu et gigantesque, est face à une réalité qui le dépasse. Si le rouge cendré sert de toile de fond aux mots du poète, si l'espace n'existe plus, les humains n’ont donc plus aucune voie de respiration, comprimés de force entre deux figurations du ciel et de la terre, la claustration se renforce jusqu’à l’évaporation de l’être, et c’est la nuit qui se referme sur les visages…Le poète approche ainsi une partie du mystère des ombres filantes en ne faisant qu'un avec elles ; sans quitter les horreurs du monde, sans dépasser la hauteur des branches, il devient une minuscule silhouette dont la voix prend en ampleur. Seule la façon dont ses mains crient indique qui il est. Et si Cabral paraît être là de façon accidentelle, au milieu de ce monde incohérent, si les couleurs assombrissent son regard, sa parole sait éclairer avec fougue la nature de la Vie et de la Mort : soit le jour est simplement tombé, soit l'obscurcissement justifie l'approche du chaos évoqué.

    Si vaste d’être seul est donc un recueil de poèmes à vif qui résonnent en plusieurs sens. Le lyrisme y est sans concession, s’engouffrant dans le bleu insolent de la mer ou s’écrasant à même le rouge sang de la terre. Voilà pourquoi l’apparent identique et le juste leitmotiv dominent la structure du recueil, ces représentations sont calquées sur l’agitation toujours recommencée du monde fait à l’image des hommes. Les vagues ne naissent-elles pas, ne grandissent-elles pas, n’éclatent-elles  pour mourir et se recréer de nouveau ? De ce fait, l'Ailleurs reste interdit, nul lieu d’exil, nul repos, à peine quelques rives chargées de mémoires dont nous ne percevons plus que de fugaces ombres. Le ciel, à l’instar des oiseaux de Cabral, demeure définitivement muet et tombe sur le monde. Tout ce qui forge un tant soit peu l’humanité est terre de silence. Dans cet univers de perdition, le temps n’en finit pas de mourir, la vie s’immobilise et, pourtant, le lyrisme sauvage et abrupt de Cabral fait  trembler un incessant et presque imperceptible désir :

 

« J’écris les yeux fermés ;
J’écris mon livre à genoux,
Aux yeux de l’amour et de la mort
Je n’ai pas mon pareil
J’écris avec sur le cœur
Une petite main de sang
Les mots qui sauvent les mots qui perdent
Je les trouve au buisson ardent… » (« Mon livre », P23)

 

    En effet, par un singulier amour,  Cabral nous arrime à sa tribu. Le poète est celui auprès duquel peuvent s'agréger tous ceux qui sont  agités par le cauchemar de l’espérance. Le paradoxe de cette situation est décrit comme la confrontation du sujet à ce qui le dépasse et lui échappe, ce devant quoi l'homme ne peut que mesurer sa fragilité, mais aussi ce à quoi il peut se raccrocher, un entretemps poétique où s’expriment sa faculté de résistance et la luminescence de sa force intérieure. Les jours s’en vont, nous « demeurons »…..

 




Salah Stétié à la BnF

Pendant de l’exposition qui vient de fermer ses portes au musée Paul Valéry, de Sète http://www.huffingtonpost.fr/francois-xavier/salah-stetie-et-les-peint_b_2314436.html, la BnF accueillait Salah Stétié (http://www.salahstetie.com) au sein de la galerie des donateurs (jusqu’au 14 avril), à l’occasion de l’ouverture du Fonds Salah Stétié : manuscrits et correspondance, documents et œuvres sur papier réalisées avec de grands noms de la peinture contemporaine (Alechinsky, Tapiès, Ubac, Velickovic, Titus-Carmel, Hollan, Baltazar, etc.) sont offerts à la curiosité des visiteurs qui peuvent, grâce à un subtil jeu de vitrines, assouvir leur appétence en plongeant leur regard sur la genèse de certains livres.
Point d’orgue de cette manifestation, l’hommage qui s’est déroulé jeudi 4 avril 2013 (http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_auditoriums/f.hommage_stetie.html?seance=1223909973877), consacré à cette œuvre entièrement écrite en français, désormais incontournable, pour ne pas dire majeure. En attendant le colloque qui se tiendra à Beyrouth les 18 & 19 avril 2013.
Parallèlement, trois nouveaux ouvrages viennent scintiller dans l’air déjà électrique, conducteurs d’émotions et de savoir, donc complémentaires, ponctuant cette arrivée du printemps de la plus noble des manières. Délivrer la parole poétique dans la clameur des foules libérées des morsures de l’hiver est un acte d’amour qu’il convient de saluer. Merci à Salah Stétié d’ouvrir l’accès à d’autres miroirs. Une poésie en réverbération de l’histoire littéraire qui se complète chaque jour. Un idiome qui enrichit le verbe français, cajolé dans l’écrin d’un livre imprimé sur vélin de Byblos.
D’une langue, estampillé par la griffe de Tapiès, s’ouvre sur l’idée du Non-Où pour bien imprimer qu’ici il ne sera question que du feu de l’amour, ce songe après lequel nous courons comme mort de soif après sa bouteille. L’amour en frissons de désir ou d’espoir, en pluie de déceptions, l’amour repoussé et toujours recherché. "L’amour [qui] est pour l’individu une éminente occasion de mûrir, de devenir quelque chose en soi-même, de faire de soi un monde, un monde en soi pour le profit d’un autre, c’est une grande et une immodeste exigence qu’on adresse à l’autre, qui l’élit entre tous et l’ouvre à de vastes desseins", rappelle Rilke dans ses Lettres à un jeune poète, que Salah Stétié ne manqua pas de lire et relire en son temps…
Fidèle parmi les fidèles à la langue française, Salah Stétié renversa le souffle de sa culture orientale au miroir de l’appel maternel de l’arabité, pour aller concasser les mots de Voltaire en ouvrant grand la voi(e)x d’un ressenti personnel dépassé pour embrasser toutes les cultures dans un seul et même idiome. Poète de l’amour, Stétié œuvrera pour décliner la dialectique du désir dans le désert de la langue par lui enfin enrichie. Toutes les variations seront convoquées, à défaut inventées, pour livrer à la criée cette langue unique faite sienne depuis l’enfance, coup de foudre précoce sous le soleil du Liban…
Une langue française qui est sauvée, en quelque sorte, souligna le "tout-jeune" académicien Michael Edwards (http://academie-francaise.fr/les-immortels/michael-edwards), par l’apport des étrangers qui viennent écrire en français et qui, apprenant cette langue, s’emploient à la déplier pour dénicher des espaces nouveaux entre le difficile et le possible. En cela ils participent à l’enrichir sans la pervertir.

Larme

L’air est au fond de l’air avec la longue feuille
Touchée par le cristal de la saison
Longue saison de l’air parmi les longues feuilles
De l’arbre, en partage avec l’enfant
L’agneau dans le rayonnement de l’esprit
Domine, le regard de l’air le regarde,
L’enfant avance dans l’esprit vers la nuit
Et le jasmin du soleil le découronne
L’enfant grandit dans l’air soudain grandi
Sur un chemin, larmes gelées qui brûlent,
La corne de la lune au théâtre des arbres
Promène, un peu de sang aux doigts, l’enfant

Parcourant la trame comme vagabond la steppe enneigée, le poète frigorifié saisira le feu dans le jardin des soies confuses, balise de survie, pour témoigner une fois encore, une fois de plus, que les dieux et les déserts ne peuvent finalement rien contre l’appel inhabité des colombes. Papillon d’un songe, ce chantre du vers libre ira dans les glycines en cheveux d’abandon pour questionner, une fois encore, l’eau froide gardée, s’y abreuver et goûter au délice d’une renaissance.
Le lecteur découvrira cette question d’infini portée par une langue musicale d’images projetées dans nos cœurs, estomacs noués, yeux humides, apesanteur vaincue : on lit Salah Stétié sur un nuage, en apesanteur.

"Nous habitons des mystères, nous sommes des mystères et le plus grand mystère est la langue", rappela Salah Stétié à la tribune du Petit auditorium de la BnF, insistant sur la quête de cette difficile union entre ce que le poète veut formuler et ce qu’il parvient à formuler. Car la poésie est recherche de signes, de sens et donc de la vie dans sa dimension humaine. Le poète puise dans les signes avant-coureurs la force dont il se saisit pour braver le jeu de la contradiction dans la construction du poème et approcher au plus près la tentation de dire l’innommable.

Annonce

Offrande à mon cœur d’un jardin
Par amour de la vérité des arbres
Par désir de leur contagion
Sous le nuage qui dragonne
Pauvre feuille
Tu protèges une palpitation d’insecte
Saveur des hommes. Chaleur des femmes.
La planète au soleil
La terre et ses grands vents pour l’accrocher aux fers
Qui sont rameaux, qui sont naseaux des purs chevaux
– Celui qui l’oubliera sera perdu

Toujours en questionnement, Salah Stétié se fit accompagner de Gilles du Bouchet qui peignit Une rose pour Wâdi Rum, pierre d’angle d’un fini actif qui ouvre à l’indéterminé comme pour rappeler que l’entrée de la couleur dans la ville est un leurre : l’œil saturé de lumière ne sauvegardera, au final, qu’un binôme noir ou blanc, noir et blanc, que l’esprit brouillera en d’infimes lavis de gris pour rappeler que l’âme prédomine à la vie. Et ce sera dans ce substrat inhabité qu’ira se loger la poésie, en prose, illimitée comme le désert, là où se retire Dieu, en ouverture d’un livre au format à l’italienne.

Mais il y a aussi Rembrandt et les Amazones qui tient dans la main, petit livre de compagnonnage qui doit demeurer dans la poche du voyageur, surtout s’il lui prend d’aller visiter les musées de Hollande. Guide spirituel et goguenard, les feuillets renferment des clins d’œil et des idées, le cocktail idéal pour apprendre plus sans en avoir l’air, et voir alors autrement cet étonnant pays sous la mer qui déposa au pied du monde parmi les plus grands peintres de tous les temps. Mais les Pays-Bas ce sont aussi le héron et le hareng, Vermeer et Baudelaire, Amsterdam et les tulipes… Foison d’images réinventées pour l’occasion sous la plume alerte et guillerette d’un poète à l’écoute d’un monde particulier dont il nous donne à apprécier les codes. À nous d’en déjouer les secrets pour nous plonger avec délice dans les rets de la tentation orangiste…

Enfin, somme des questionnements et des révélations qui accompagnèrent Salah Stétié dans ses relations avec le pourquoi et le comment, béquilles du poète en face de sa vérité, Sur le cœur d’Isrâfil enflamme l’esprit. Car cela semble si simple, si évident ainsi énoncé. On croit côtoyer la pensée de Senghor, Bonnefoy, Valéry et la comprendre, ruse du poète qui, sans lui, ne nous aurait pas permis de nous penser si fin l’espace d’une lecture. Isrâfil est le plus puissant et le plus compassionnel des archanges puisqu’il tient en permanence entre ses lèvres la trompette qui, lorsque l’ordre lui en sera intimé par Dieu, sonnera la fin du monde, même celle des anges. L’écrivain qui nous écrit ici est-il d’aussi redoutable clairvoyance ? Se sachant traqué il avoue, donne à lire sa pensée écrite, ajustée. Oui, l’écrivain fabrique, toujours, une tapisserie de ses propres lieux et se plait à élaguer, adapter pour mieux réapprendre les chemins de l’innocence. Un texte est une forêt de prétextes certifie Salah Stétié qui sait pertinemment qu’écrire c’est s’essayer à sortir de prison. Évasion couronnée de succès, ce qui laisse présager du meilleur à venir puisque prochainement vont paraître les Mémoires du poète, dont le manuscrit est désormais sous l’œil protecteur de la BnF et les quelques privilégiés qui ont eu l’infime honneur de les lire n’ont de cesse d’en parler comme du Grand Œuvre.