La chaosthétique d’Edouard Glissant : entretien avec Aliocha Wald Lasowski

Aliocha Wald Lasowski est docteur en littérature, maître de conférences à l'Université catholique de Lille, où il dirige le département de Lettres Modernes. Il enseigne au département de Médias, Culture et Communication. Il est collaborateur au Magazine Littéraire, à L'Humanité, au Point et Marianne. Musicien, philosophe, et essayiste, il est l’auteur d’une vingtaine de livres traduits en une dizaine de langues. Parmi les nombreux sujets abordés par ce penseur original et brillant, il s'est intéressé à l'étude des rapports entre littérature et philosophie, à la  pensée du rythme et du tempo, mais surtout aux enjeux postcoloniaux aujourd’hui. A travers ce prisme, il est l'un des plus grands spécialistes d'Edouard Glissant. Il évoque pour Recours au poème son concept de chaosthétique, et la trace indélébile laissée par ce poète sur la littérature mondiale. 

Aliocha Wald Lasowski, vous êtes l’inventeur du concept de chaosthétique. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit.
J’appelle chaosthétique le laboratoire de Glissant, laboratoire inventif et créatif, au cœur de ses paroles poétiques. Cette expérimentation révèle l’inattendu infini de l’art. Entre baroque et démesure, sensible aux énergies et faite d’intensité, l’écriture des arts chez Glissant chemine en rhizome et en hybridité. Cette contre-esthétique – comme son poème Les Indes est une contre-épopée, à rebours et à revers de la conquête menée par Christophe Colomb aux Amériques - possède la fluidité concrète de la variation et du détour. Ce processus d’inventivité et de renouveau, grâce à la multiplicité des réseaux-relations, rejoint la créolisation : dans un lieu donné et existant, espace géographique, situation politique ou forme artistique, la mise en contact des imaginaires et des cultures donne un résultat imprévisible, porteur d’un sens nouveau. La créolisation milite pour la diversité, les rencontres créent de l’inattendu. Une autre vie sociale émerge, une expression culturelle apparaît, par la créolisation : « La créolisation n’est pas une simple mécanique du métissage, c’est le métissage qui produit de l’inattendu. »
Verbal ou plastique, sonore ou visuel, le geste chaosthétique participe de la créolisation : son regard sur les œuvres artistiques ouvre les corps, les mouvements, les images, les mémoires. Cette multiprésence de la démesure, on la retrouve aujourd’hui chez des artistes contemporains, qui se réfèrent au déploiement poétique de Glissant : les créations du plasticien post-punk Bruno Peinado, le travail sur la lumière et l’espace d’Edith Dekyndt dans Ombre indigène, les installations Speeches de la vidéaste Sylvie Blocher, les documentaires de Kader Attia ou encore la photographie de Jeff Wall.
Si l’historien de l’art Robert Klein écrit en 1964 que « le baroque instaure une nouvelle manière de penser les formes », avec Glissant, l’ensemble du vivant, rythmes, signes et tensions, rencontre le tremblement chaosthétique du baroque, au cœur du Tout-monde. Glissant vit l’art. Il ressent ses vibrations.

Pensées pour le nouveau siècle, ouvrage collectif sous la direction d'Aliocha Wald Lasowski, Fayard.

Vous avez énormément travaillé sur Edouard Glissant, dont vous être l’un des plus éminents spécialistes. Pourquoi ce choix ?
Dans le prolongement d’Aimé Césaire, et en proximité avec Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant (1928-2011) a inlassablement fait découvrir les arts des Caraïbes et de l’Amérique du Sud. J’ai été très sensible à son approche originale et inédite, comme lorsqu’il dirigeait Le Courrier de l’Unesco, ou lorsqu’il partageait sa passion pour de nombreux artistes plasticiens (le peintre argentin Antonio Seguí, le sculpteur cubain Agustín Cárdenas…). Musicien moi-même (je suis batteur de soul musique et de rhythm and blues), je suis également très touché par le lien entre Glissant et les musiciens (comme, par exemple, le trompettiste de jazz martiniquais Jacques Coursil). On retrouve toutes ces connexions dans les modalités pratiques de sa pensée des arts, que je nomme « chaosthétique ».

Aliocha Wald Lasowski vous présente son ouvrage Edouard Glissant : déchiffrer le monde aux éditions Bayard. Entretien avec Jean-Michel Devésa.

Quels aspects de son œuvre avez-vous explorés ? Quels livres à son sujet et pourquoi ?
J’ai exploré son œuvre à partir de la notion de Tout-monde. Dans le Tout-monde – un monde où les êtres humains, les animaux et les paysages, les cultures et les spiritualités sont en connexion mutuelle –, les phénomènes linguistiques et les événements musicaux sont parallèles : face à la tragédie mondiale des langues menacées de disparition, Glissant en appelle à davantage de solidarité, pour protéger la diversité des langues et des dialectes. Un patois local ou une langue régionale (le breton en France, le zazaki en Turquie, le kabyle en Algérie, le tibétain en Chine, le navajo aux États-Unis…) manifeste une sensibilité, incarne une mémoire et enrichit le monde. Contre la domination monolithique, Glissant écrit « en présence de toutes les langues du monde. Beaucoup de langues meurent aujourd’hui dans le monde […], je ne peux pas écrire ma langue de manière monolingue ; je l’écris en présence de cette tragédie, de ce drame ».
J’ai donc beaucoup travaillé les livres de Glissant liés au langage, comme son livre intitulé L’imaginaire des langues. Avec Glissant, on comprend que la hiérarchie des langues est une impasse, toutes les langues se valent. Et ce qui se joue sur le plan culturel et linguistique, au niveau de l’oralité et du vocable, se retrouve également sur le plan musical. Parler et chanter se rejoignent souvent d’ailleurs, dans la poésie orale par exemple : on le voit avec la chanson des troubadours, les traités poétiques de Dante, Pétrarque ou Boccace. Et l’histoire plurielle de la musique, je propose d’appeler ce processus le Tout-musique.
De la rumba congolaise à l’aléké guyanais, du maloya réunionnais au kuduro, rap, slam et hip-hop angolais, les musiques participent d’une conscience politique et mémorielle, elles incarnent le passé et le présent des luttes et des engagements.
Face à la mondialisation standardisée, Glissant invite à la mondialité qui partage et réunit les différences. La question du Tout-musique signifie élargir l’intérêt et prêter attention aux musiques existantes, présentes ou passées, insoupçonnées ou situées en « devenir mineur ». Il faut redécouvrir et explorer sans cesse des musiques inconnues ou oubliées. Ne pas le faire, c’est prendre le risque que les musiques, ou les langues, disparaissent.
Cette perspective conduit à emprunter les chemins artistiques de traverse, vers des rencontres musicales inédites, créations originales ou phénomènes de créolisation, au sein du Tout-monde des arts et cultures. Cela permet aussi de comprendre par exemple comment les chants des anciens esclaves malgaches ou africains inspirent l’imaginaire de la révolte et de l’insoumission jusqu’au groupe Delgres ou la rappeuse Casey. Cela permet enfin de retrouver la philosophie spirituelle et poétique inscrite dans la création musicale.
Comment l’œuvre d’Edouard Glissant a-t-elle ensemencé l’art et la littérature contemporains ? Quel impact l'esthétique de Glissant a-t-elle eu sur d'autres artistes, écrivains ou penseurs ?
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, le plasticien et sculpteur Anselm Kiefer précise que « le sens est infiniment présent dans le signe ». Pour Glissant, au cœur de la violence et du chaos, l’art permet de « fréquenter le Monde, ses éclats irréductibles et ses lumières répandues, unies comme des limons de fleuve qui s’enlacent ». L’artiste est le réceptacle de visions hallucinées et bouleversées, dont il est le moi-porteur. Parmi les personnalités rencontrées par Glissant, l’artiste chilien au style unique Matta (1911-2002) parcourt les plurivers, de l’algorithme à la fêlure, du galactique au métaphysique. À de nombreuses reprises, la déambulation picturale de Matta croise et recroise le vertige poétique glissantien.
Quelque part, entre le connu et l’inconnu, entre la terre et la mer, entre le réel et l’imaginaire, entre l’intériorité psychique et l’exploration du divers, quelque part dans cette zone de bordure, faubourg intime et périphérie politique, a lieu la rencontre entre Glissant et les artistes. Pour entrer dans cet archipel mouvant, il faut remonter au moment primordial dont parle Glissant, l’état de connivence avec l’entour, « cette espèce de tension vers ce point de fusion », où l’artiste échange avec l’animal, le paysage ou la terre. Ce moment premier, dont toute histoire des arts conserve la nostalgie et tente de retrouver l’intensité initiale. Mon récent livre Sur l’épaule des dieux, en 2022, tente de remonter le fleuve jusqu’au point de rencontre.

L'atelier littéraire - Aliocha Wald Lasowski - Edouard Glissant, 2016.

Quel rôle joue la relation entre l'esthétique et la politique dans l'œuvre de Glissant ? Comment ses idées esthétiques sont-elles liées à des questions sociales, culturelles ou politiques ?
Avec Glissant, l’archipel des Caraïbes, le réseau des îles (qui annule et abolit la distinction entre centre et périphérie) et la chaosthétique reposent avant tout sur une pensée des relations, entre les mémoires, les histoires, les langues et les cultures. Vous avez raison d’évoquer la dimension sociale et politique, essentielle aujourd’hui dans le paysage éco-poétique et artistique. Chaque œuvre ou culture invite à un autre regard sur les mondes, participe à la découverte de plurivers ou de mondes-multiples. Réinventer les expériences collectives, imaginer des créativités insolites, entrer en relation avec des désirs et des imaginaires insoupçonnés, tels sont les plurivers sociopolitiques et géopolitiques, une poétique plurielle du devenir en mouvement.
L’art établit des passerelles entre les plurivers. Il réunit, par exemple, la source et le pré européens avec la jungle et le volcan caribéens. Créer, rêver, imaginer, inventer, par les sensibilités du corps et de l’esprit, permet de déposer des traits d’union dans le monde. Proposer des tirets, comme dans l’expression Tout-monde, permet d’unir entre poésie, image, danse, mouvement, dessin, politique, désir, utopie.
Glissant invite à suivre ces voies imaginatives et révolutionnaires. Grâce aux arts, nous prenons conscience des enjeux du Tout-monde : « Il nous faut apprendre à concilier et à rassembler le semblable et le différent, la mesure et la démesure, les pays favorisés et les pays démunis. »
Quel rôle joue la relation entre l'esthétique et la politique dans l'œuvre de Glissant ? Comment ses idées esthétiques sont-elles liées à des questions sociales, culturelles ou politiques ?
Avec Glissant, l’archipel des Caraïbes, le réseau des îles (qui annule et abolit la distinction entre centre et périphérie) et la chaosthétique reposent avant tout sur une pensée des relations, entre les mémoires, les histoires, les langues et les cultures. Vous avez raison d’évoquer la dimension sociale et politique, essentielle aujourd’hui dans le paysage éco-poétique et artistique. Chaque œuvre ou culture invite à un autre regard sur les mondes, participe à la découverte de plurivers ou de mondes-multiples. Réinventer les expériences collectives, imaginer des créativités insolites, entrer en relation avec des désirs et des imaginaires insoupçonnés, tels sont les plurivers sociopolitiques et géopolitiques, une poétique plurielle du devenir en mouvement.
L’art établit des passerelles entre les plurivers. Il réunit, par exemple, la source et le pré européens avec la jungle et le volcan caribéens. Créer, rêver, imaginer, inventer, par les sensibilités du corps et de l’esprit, permet de déposer des traits d’union dans le monde. Proposer des tirets, comme dans l’expression Tout-monde, permet d’unir entre poésie, image, danse, mouvement, dessin, politique, désir, utopie.
Glissant invite à suivre ces voies imaginatives et révolutionnaires. Grâce aux arts, nous prenons conscience des enjeux du Tout-monde : « Il nous faut apprendre à concilier et à rassembler le semblable et le différent, la mesure et la démesure, les pays favorisés et les pays démunis. »
Pensez-vous que sa pensée puisse être rapprochée du concept du rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari, (« Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais le point ! ») ?
Absolument, vous avez raison : Glissant défend le devenir-minoritaire au cœur de la relation, comme ses amis Deleuze et Guattari, avec qui Glissant entretient une amitié féconde et joyeuse. Sa poétique accompagne la multiplicité du rhizome, déployée dans l’ouvrage Mille Plateaux de Deleuze et Guattari.
Penseur du déploiement inachevé, Glissant défie la vision cloisonnée du réel en séparation figée. Pour lui, les créations dépassent les frontières, déploient des lignes de fuite insaisissables dans l’étendue, vaste et indémêlable. Philosophe de l’identité-relation, opposée à la fixité-racine, Glissant rompt avec le dogmatisme théorique. D’un côté, le privilège de l’Un – l’unique, l’unitaire, l’universel – écrase le monde. De l’autre, la construction binaire – le double, le dualisme – paralyse l’individu. Dans une conférence sur l’art en 2010 au Centre Pompidou-Metz, Glissant précise : « La fixité formelle est d’autant plus belle que le tremblement par-dessous anime la vie d’une matière, celle du monde. » Le tremblement du monde – vibration du réel, rythmicité du vivant – met en valeur la différence singulière, comme quantité inépuisable. La pensée de l’art y participe, archipélique et non-universelle.
Et maintenant, quels sont vos projets ?
J’ai beaucoup de projets en cours, liés à de nouveaux chantiers créatifs (roman, Bande dessinée, disque…). J’espère vous en parler prochainement !

Présentation de l’auteur




La philosophie pense la poésie, la poésie pense la philosophie : entretien avec Guillaume Métayer

Guillaume Métayer est poète, traducteur et chercheur au CNRS. Il a publié de nombreux livres sur l'histoire de la littérature et des idées (Voltaire, Anatole France, Nietzsche). Son travail de traducteur est d'une grande importance. Il a permis de faire connaître de grands noms de la poésie allemande (poésie de Nietzsche, Andreas Unterweger), hongroise (Attila József, István Kemény, Krisztina Tóth), ou slovène (Aleš Šteger). Bien entendu, il a depuis longtemps réfléchi sur ce lien  qu'il est possible d'établir entre poésie et philosophie.

Guillaume Métayer, quel lien peut-on envisager entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, pour certains poètes, philosophes ?

Le pire lien que l’on puisse imaginer serait un lien didactique : la mise en vers d’un contenu – exactement ce qui arrive, par exemple, avec certains dialogues qui n’ont de philosophiques et de dialogiques que le nom. Certains de ces textes étaient si peu dialectiques que la mise en répliques d’un contenu préétabli, de points de doctrine, a même été utilisée pour propager le contenu du catéchisme !

Voltaire a génialement détourné cette forme pour en faire des crédos des Lumières… Bref…

De la même manière qu’avec la forme du dialogue, la pure et simple mise en vers d’une doctrine philosophique n’est a priori et le plus souvent ni philosophique ni poétique : la double peine ou le lose-lose… Cela dit, comme toujours, il y a des exceptions, par exemple Lucrèce (si du moins l’on croit, contrairement à Pierre Vesperini, en ses contenus et non seulement à l’usage social de son poème). Par ailleurs, certaines tentatives peuvent être intéressantes du point de vue historique, telle la manière dont le jeune Anatole France a essayé de mettre en vers une synthèse de la philosophie darwinienne, du modèle épicurien cher au même Lucrèce et d’une forme d’optimisme progressiste dans Les Poèmes dorés (1873), son premier recueil. Poétiquement, le résultat n’est pas toujours extraordinaire mais littérairement, cette condensation, quoique surannée, est aussi intéressante à mon sens et pas tellement différente que n’importe quel autre « dispositif » actuel. Quant au lien entre doctrine et poèmes, je vous laisse décider de ce qui s’est passé en France dans les grandes années heideggériennes. Pour moi, dans le fond, philosophie et poésie sont, bien sûr, ailleurs : non pas dans la thèse mais dans la quête.

Guillaume Métayer, Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011, 444 pages, 23 € 50.

Quel philosophe a vraiment pensé la poésie ?

Je suis nietzschéen par conséquent c’est en nietzschéen que je vous répondrai. L’essentiel de la façon dont Nietzsche a pensé la poésie est pour moi le lien qu’il a établi entre le caractère originellement métaphorique et fondamentalement axiologique du langage, c’est-à-dire que le langage est toujours image et valeur (dans son écrit posthume Vérité et mensonge au sens extra-moral, composé en 1873). Par là, ce n’est plus seulement la philosophie qui pense la poésie mais la poésie qui pense la philosophie, qui l’évalue, et la philosophie qui se pense elle-même par le biais de la poésie, celle que l’on écrit et celle que l’on lit, comme le fait Nietzsche. Bien sûr, à un niveau plus profond encore, l’activité imaginaire dépend de la musique et donc, chez le Nietzsche de la Naissance de la Tragédie (1872) et même plus tard, le langage des mots apparaît toujours limité par rapport au langage des sons qui le porte et le traverse. Les mots trahissent la musique en la figeant et en la généralisant, en employant des termes qui, pour être intelligibles, doivent être « communs » dans tous les sens du terme. La création de métaphores est donc à la fois activité poétique et philosophique, en même temps que propre à tout acte de langage, ce qui explique aussi la relation parfois polémique que ces deux activités entretiennent avec l’usage commun, ses évaluations réflexes, ce que l’on appelle les « préjugés ».

Traduit par Pierre Vinclair et présenté par Guillaume Métayer.

Vous êtes spécialiste de Voltaire et Nietzsche, traducteur du hongrois, et poète. Est-ce que la philosophie sous-tend votre écriture poétique ?

Nietzsche et Voltaire sont non seulement tous deux à leur manière des philosophes poètes mais aussi tous deux (quoique inégalement) des philologues, des analystes du langage et des langues, qui ont toujours eu affaire à la pluralité linguistique, tant antique et moderne, ce qui est logique lorsque, comme eux, on inscrit la pensée dans le langage au lieu de chercher à plier le langage à une pensée qui s’en voudrait abstraite alors qu’elle y est, pour ainsi dire, condamnée. Dans le cas plus particulier du hongrois, je suis allé jadis chercher cette langue dite rare comme une « antithèse ironique » au triomphe du globish, une langue que j’ai littéralement beaucoup de mal à comprendre car elle ne me semble liée à aucun rapport sensible du monde. Spontanément, je comprends mieux les énoncés dans une langue que je connais mal mais qui est incarnée par son locuteur que dans cette fausse langue, lourde de simplifications grossières pour les besoins de la communication et, bien sûr, chargée de dominations.

En somme, je suis certainement influencé par « mes » auteurs lorsque j’écris, non pas tant directement (comme une influence littéraire décelable à la manière classique de l’histoire littéraire, ou comme la mise en mots d’une doctrine préalable) que par une conception implicite de ce qu’il est possible d’espérer de la langue du poème aujourd’hui. 

Est-ce qu’elle motive la forme de vos textes ?

Oui, dans le sens aussi où mes poèmes se veulent souvent des explorations personnelles, des remémorations ayant pour but de saisir dans leur singularité des représentations et des émotions ressenties et, en les formulant, d’en magnifier une dernière fois la poésie tout en tranchant les nœuds gordiens entre langage, image, idée, dans une visée libératoire. Au fond, cette façon d’écrire a à voir avec une recherche intellectuelle dans le sensible, dans des lieux que seule la poésie peut investiguer. Finalement, cette pratique serait-elle plus freudienne que nietzschéenne ? Sans doute que l’attention à l'esthétique du poème et la foi dans une valeur heuristique générale, et non seulement une remédiation personnelle, est ce qui fait pencher cette activité du côté de Nietzsche plus que de la psychanalyse. Je m’intéresse en tout cas, dans mes poèmes, à ma capacité, toujours incertaine et risquée, à trouver un langage pour des choses essentielles pour moi (et, à terme, je l’espère, pour d’autres) que l’usage courant du français ne serait pas plus capable de dire que la langue commune du globish. C’est une tentative de déjouer l’universel frelaté du faux « commun » pour saisir le « bon » universel dans le singulier : on voit bien ici aussi le lien entre écriture et traduction. En même temps, je n’essaye pas de bâtir une langue ostensiblement singulière, c’est une attitude qui ne m’attire pas, mais plutôt d’agencer, de chercher les espaces dans les feintes, les surprises, les alliances incongrues et révélatrices, non pour le plaisir du jeu lui-même mais pour rendre fidèlement une couleur, une pensée, un son, un ton. C’est le travail que j’essaye de faire dans les courtes proses de Mains positives qui va paraître tout prochainement, j’espère en début d’année, à La rumeur libre éditions. S’y ajoute, comme l’indique la référence aux peintures rupestres préhistoriques, outre une forme de spéléologie de la mémoire personnelle, l’idée d’une trace humaine, très humaine (la main !) réalisée et rassemblée métaphoriquement dans une forme brève, qui se veut fulgurante, écrite en un souffle, en un geste ; en ce sens, l’énergie poétique cherche une certaine violence, davantage de vigueur que les mots employés plus haut (feinte, etc.) pourraient le laisser supposer. Il ne s’agit donc pas de faire de la dentelle avec l’usage, mais plutôt d’essayer de prendre l’usage de vitesse, d’en exploiter les failles pour faire effraction jusqu’à l’émotion.. Cela dit, ce n’est pas un programme, je me laisse surprendre…

Guillaume Métayer, poète, chercheur au CNRS et traducteur du hongrois et de l'allemand raconte comment il a accepté une proposition bizarre devant la Tour Montparnasse.

Vous éloignez-vous de la philosophie, en écrivant de la poésie, ou bien est-ce que la philosophie vous en rapproche, au contraire ?
Je crois que le jeu de relais entre les deux est constant et qu’à l’étape de la course poétique la plus éloignée de la philosophie constituée se trouve toujours une autre philosophie qui attend que la poésie lui passe le relais, en attendant de poursuivre jusqu’à ce qu’elle-même le redonne, pour un temps indéterminé, à la poésie. Et ainsi de suite.
Quels sont vos projets, en philosophie, et/ou en poésie ?
Outre le recueil Mains positives, je travaille sur le livre suivant, qui aura aussi à voir avec la remémoration mais sera plus circonscrit dans son objet. La traduction me permet souvent d’allier poésie et philosophie, c’est ainsi que je vais aussi publier cette année – dans la lignée de mon travail sur les poésies de Nietzsche – une version française complète des poèmes de Schopenhauer (beaucoup moins nombreux que ceux de son disciple ! – ce qui, en soit, est déjà intéressant). Outre mon travail constant sur Nietzsche (qui m’a conduit récemment à travailler sur ses liens avec la poésie centre-européenne ainsi qu’à traduire certains de ses extraordinaires écrits philologiques), je suis aussi toujours en train de faire (re)découvrir, avec les éditions Rivages, l’œuvre de la philosophe hongroise Ágnes Heller, elle-même d’ailleurs autrice d’un texte philosophique sur Nietzsche, récemment paru dans une autre traduction (par Gilles Achache chez Calmann-Lévy). Ce sera une année très riche, j’ai encore beaucoup d’autres choses en cours, mais je ne veux pas abuser de votre patience ni de celle de vos lecteurs et lectrices…

Image de Une © Norbert Kiss.

Présentation de l’auteur




Le Salon de la Revue : pour sa 34ème édition !

Chaque année au mois d'octobre à la Halle des Blancs-Manteaux de Paris se déroule le Salon de la revue. Ce salon accueille plus de cent périodiques, en tous genres, à une époque où l'internet restreint considérablement leur visibilité. Certaines revues publiées uniquement en version papier qui ne trouvent plus aussi facilement qu'avant des lieux de vente. Cette manifestation essentielle et unique est aujourd’hui menacée de disparition en raison d’une baisse substantielle des subventions que lui accordait jusqu’ici le Centre national du livre (CNL). Face à cette menace plus d’une centaine de représentants des revues présents lors du 33e Salon ont lancé un appel. André Chabin et Yannick Kéravec ont évoqué ces difficultés, et cet appel.

Depuis quand le Salon de la Revue existe ? Par qui a-t-il été fondé, et quelle est son histoire ?
La création du Salon à l’orée des années 90 a répondu à un constat (constat qui en amont, en 1986, avait déjà initié la création d’Ent’revues financée alors par la Direction du livre et de la lecture sous l’autorité éclairée de Jean Gattégno) : les revues avaient de plus en plus de difficultés à être visibles dans l’espace public. Présence comptée en librairie, accès de plus en plus difficile aux rayons des bibliothèques, liens distendus avec les circuits éditoriaux institués, méconnaissance voire dédain des médias.
Un signe éloquent de cette désaffection : au salon du livre créé quelques années auparavant, allez donc chercher les revues… absentes le plus souvent, le cas échéant reléguées par leurs éditeurs dans le coin le moins accessible de leur stand. Bref la fête du livre consacrait la défaite des revues. En créant le salon, sous l’impulsion d’Olivier Corpet alors directeur d’Ent’revues, nous avons voulu leur offrir une forme de réparation, leur dresser une scène spécifique où elles pourraient montrer leur grande variété et leur richesse, leur offrir une vitrine comme elles n’en avait jamais eue. Démonstration de force conjurant la faiblesse de chacune en une affirmation collective.
C’était un pari mené avec plus d’énergie et de conviction que d’argent (ni nous, ni les revues n’étions bien riches). Le défi a été remporté, les revues sont venues en nombre pour la première édition du Salon sous la magnifique verrière de l’École des Beaux-Arts de Paris. Pari réussi aussi en ce qui concerne la fréquentation : professionnels (bibliothécaires, libraires), curieux, collectionneurs, « grand public cultivé » ont irrigué sans discontinuer les allées des premiers Salons.
Ce succès nous a à la fois ravis et inquiétés car notre équipe était maigre, à peine deux personnes et le renfort de quelques bénévoles dont la toute jeune équipe de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, elle aussi menée par Olivier Corpet. Il fallait pourtant que notre Salon offre un visage professionnel, et une qualité de prestations pour les exposants qui les satisfasse. C'est pourquoi après quelques années d'autonomie, nous avons cédé aux sirènes du Salon du livre. Cela nous faisait plaisir d'être courtisés par un si beau parti ! Témoignage de notre reconnaissance (la nôtre et celle des revues), c'était aussi à nos yeux, le gage d'un développement assuré, d'un rayonnement amplifié. Mal nous en a pris : le « pacs » s'est fracassé assez vite. Nous avons compris que nous resterions les « cousines de province », certes méritantes mais trop pauvres pour intéresser durablement cet autre monde, un supplément d'âme qu'on fait semblant de cultiver mais qui ne fait pas l'affaire, qui ne fait pas d'affaires. Ce qu'il restait du Salon perdait sa sève, ses exposants, sa convivialité et sa fonction. Bref, rupture violente : dans cette triste affaire, le Salon a failli y laisser sa peau, Ent’revues aussi…
Il nous fallait donc trouver une autre maison, à la mesure des revues. Après quelques errances, la Halle des Blancs-Manteaux nous fut offerte par Dominique Bertinotti alors maire du 4e arrondissement. Enfin nous étions à bon port…Et l’histoire du Salon a pu continuer, se régénérer, prospérer.
Quelles sont ses particularités ? Et quels types de revues accueillez-vous ?
La particularité du Salon de la revue est qu’il est unique en son genre : nous n’en avons pas rencontré d’équivalent, qui ne rassemble que des revues culturelles et scientifiques, avec un tel éventail de thématiques, de formes, de statuts. Il se tient dans un espace où tous les exposants sont traités sur le même plan, au sens littéral, sur le parquet de la Halle des Blancs Manteaux. Et tous les types de revues sont accueillis. Au printemps, l’annonce de l’ouverture des réservations est adressée à toutes les revues inscrites dans notre annuaire (plus de 3 000 envois qui permettent de vérifier la bonne tenue de ce fichier), quelle que soit son ancienneté, quels que soient ses antécédents – habituée, modeste, épisodique, lointaine ou naissante, de région ou parisienne… –, quel que soit son statut – associative, auto-éditée, ou émanant d’une maison d’édition, institutionnelle –, quelle que soit sa richesse.
Il est remarquable d’ailleurs de voir que, si les revues parisiennes sont légèrement sur-représentées, le salon permet de rencontrer des revues d’origines géographiques variées, reflétant la répartition observée dans l’annuaire, entre revues de Paris, d’Île-de-France et d’autres régions, mais aussi les revues venant de Belgique, de Suisse, d’Israël, du Québec et également de Martinique, et d’Haïti. L’exception à la francophonie nous vient d’Italie, représentée par Studi francesi, et surtout le CRIC Coordinamento Riviste Italiane di Cultura.
Nous accueillons chaque année une dizaine, une douzaine de revues nées dans l’année, alors que Europe revue littéraire, qui a fêté son centenaire, est dépassée par  la revue de belles lettres, créée en Suisse en 1836 !
Certaines tiennent sur une feuille pliée, d’autres débordent de centaines de pages, d’autres encore sont électroniques.
Combien d’exposants viennent chaque année ? Combien de visiteurs ?
Le dispositif du salon, le même type de stands pour tous, atteint son maximum depuis deux éditions. 190 exposants (occupant pour certains  des demi-stands, des collectifs sur deux/trois tables, une allée entière dévolue aux cahiers d’amis de la Fédération des maisons d’écrivain…) représentent plus de 300 revues « papier », et quelques centaines de revues électroniques accessibles par les portails Cairn et OpenEdition. Ces exposants se renouvellent par tiers d’une année l’autre mais nous avons un noyau d’habitués, un socle fidèle d’exposants.
Pour les visiteurs, l’entrée est libre, et avant l’année 2020, nous n’avions pas de chiffre précis de la fréquentation. L’ouverture en 2021 était assortie d’un contrôle des passes sanitaires. 5 000 entrées furent constatées, dans un contexte encore frileux de retour à une vie « normale ». En 2022, le personnel d’accueil à comptabilisé 9 000 visiteurs et pour la dernière édition, nous arrivons à un chiffre comparable. Simplement, la situation internationale tendue a entrainé une légère baisse des visites. Les plus motivés sont en tous les cas (re)venus.

Pouvez-vous également évoquer Ent’revues ?

Vous faites bien de poser cette question… En effet, même si en plus du Salon, nous organisons une soirées par mois, si nous favorisons la présence de revues dans d’autres manifestations comme le Marché de la poésie ou le salon Numéro R, avec le cipM de Marseille, Ent’revues n’est en rien une agence d’événementiel ! Son travail se déploie sous bien d’autres axes : la création, l’entretien quotidien, l’enrichissement de notre site internet qui compte près de 4 000 références de revues est l’un d’entre eux et non le moindre. Il permet à chaque revue du domaine francophone d’accéder à une « dignité bibliographique » qu’elle ne trouve nulle part ailleurs. Chaque revue créée reçoit, ainsi, une première lumière en occupant la Une du site. Depuis quelques années, nous l’avons enrichi d’un espace critique : ce sont plus de 600 comptes rendus qui témoignent de l’actualité éditoriale de nombre de revues. Là encore, nous pouvons affirmer sans forfanterie que nous leur offrons un service inégalé. Ce travail au long cours, avec ses plus de 200 000 pages vues, des usagers de 150 pays, participe assurément à la connaissance et au rayonnement des revues de langue française.
Ajoutons que, riche d’un Guide pratique à l’usage des revues, ce site s’impose aussi comme un espace d’information et de formation des revues : autre mission d’Entrevues.
Il faut bien sûr évoquer La Revue des revues, notre vaisseau amiral. Son rôle ? Inscrire le présent des revues, leurs mouvements contemporains dans une histoire plus longue, plus large, autrement prestigieuse et pourtant largement méconnue. Il s’agit à la faveur d’études, d’analyses, de plongées historiques de désenfouir l’histoire des revues, petites et grandes – les petites qui ont souvent su être autrement plus créatives, aventureuses que les plus renommées. En somme, leur redonner leur juste place dans notre histoire culturelle, dans nos modernités, les combats esthétiques dont elles ont toujours été les têtes de pont. Et ainsi tendre un miroir aux revues d’aujourd’hui qui mènent un même travail, sans cesse à faire valoir.
Du Salon de la revue au travail de fourmi du site en passant par les réflexions menées par La Revue des revues, Entrevues c’est la recherche de la base et du sommet ! Une architecture cohérente aux pieds fragiles et à la tête toujours aux aguets, le tout portée par une équipe minuscule…

Pourquoi les revues ? Quel est leur rôle, quelle est leur importance ?

Ah, la terrible question ! Selon les domaines, la nécessité est plus ou moins évidente. La poésie ne saurait se passer de ce terrain d’expérimentation, d’hybridation, de jeu aussi. Les sciences humaines, dans un contexte académique, cherchent plutôt la forme canonique, contrôlée par les pairs. Entre les deux, entre les champs, des formes plus ou moins pures, plus ou moins mêlées, mais toutes mues par la volonté d’échange, d’expression et de création. La motivation est le partage, la générosité : peu d’entre elles gagnent de l’argent, font vivre leurs initiateurs. Elles agissent comme des fécondateurs, précédant, accompagnant d’autres aventures, éditoriales, scientifiques, artistiques, militantes. Leur importance est aussi relative et difficile à évaluer. Si les revues ne sont plus les caisses de résonnance des débats artistiques, littéraires, politiques, elles constituent toujours des îlots de réflexion, de confrontation, d’expérimentation, de façon (trop) discrète, mais opiniâtre. Puisqu’elles ne sont pas rentables, qu’elles se heurtent vite à un problème d’échelle, de diffusion, pourquoi continuent-elles à se créer, et de la part de jeunes gens ? Il y a là un paradoxe alors, la moindre des choses est de reconnaître et d’accueillir au mieux ces entreprises, et continuer à les promouvoir.
Au cours de cette édition 2023 vous avez fait circuler une pétition.  Pourquoi ? À quel problème est confronté le Salon de la Revue ? Est-ce que sa survie est menacée ?
Ent’revues n’est pas l’initiatrice de cette lettre ouverte.
Ent’revues a été créée en 1986 sur l’absence de lieu de visibilité des revues en tant qu’objets spécifiques, existant entre les livres et la presse. Les statuts fondateurs évoquaient la création d’un centre de ressources : le savoir accumulé entre les pages de La Revue des revues, l’annuaire entretenu des revues culturelles francophones, l’accueil fait aux revuistes, le repérage des créations, etc., voilà notre socle, notre ressource. Mais on nous en demande plus, du côté des statistiques, de chiffres pour lesquels il nous faudrait entrer dans des comptabilités largement artisanales, souvent personnelles, dans ce paysage complexe et mouvant des formes de revues évoquées plus haut. Il nous faut démontrer que le Salon est utile, et non un rendez-vous de copains satisfaisant un entre-soi, essentiellement parisien. Sinon la baisse de notre subvention, effective depuis deux ans, va se poursuivre et de façon drastique.
Or nous fonctionnons à deux permanents, dont un temps partiel. Il y a un moment ou ce ne sera plus possible. Nous sommes bien conscients qu’il nous faut trouver – c’est une incitation générale – des ressources autres. Dans cet esprit, nous allons notamment demander l’attribution du statut d’association d’intérêt général, nous permettant de solliciter adhérents, contributeurs et mécènes avec une déduction fiscale.
Le calendrier a joué contre nous : l’année 2020 a gelé tous projets.  2021 a été pour nous une année de déménagement, quittant l’ancienne adresse sans savoir pour quelle destination. Après trois mois « hors sol », nous avons atterri à la FMSH, boulevard Raspail, tout en préparant un salon, en sortant la revue, en poursuivant notre travail. 2022 est l’année des calages administratifs, ô combien chronophages, d’un retour à une forme de normalité : on nous écrête la subvention. Cette baisse se poursuit en 2023, alors que nous changeons de présidence et poursuivons nos actions, tout en travaillant de façon à exploiter nos annuaires, nos répertoires, nos bases de données : mais cela suffira-t-il pour répondre aux questions ? Et quelles sont ces questions ?
Nous avons informé nos exposants, nos adhérents de cette menace et l’initiative prise lors du Salon par des exposants, nous fut annoncée à sa clôture. Nous ne pouvions aller contre. Et nous rangeons, trions, archivons. Payons notre dû, remercions qui de droit. Et dépouillons sur les questionnaires soumis aux exposants, leur demandant « ce que vous faites là ? » Nous montrerons l’utilité du Salon, la nécessité des revues, l’intérêt général d’Ent’revues.
Nous voulons y croire et nous y préparons, poursuivant ce travail de fourmi. Dans les semaines qui viennent, des interventions à Nice, à Lyon, à Lille, deux rencontres prévues au Forum (Sociétés & représentations le 15 novembre, hommes & migrationsle 7 décembre. Et l’année prochaine, si tout va bien, nous reprendrons ces rencontres, en imaginerons d’autres, retournerons place Saint-Sulpice, organiserons le 34e Salon de la revue... Il nous faut avancer, avec et pour les revues.




Sylvie Glissant : Le recours au poème

Comment poser des mots dans l’instant terrible, se tenir face à lui …

L’effondrement et le délire des humanités nous obligent à reposer tant d’autres questions, celles de nos jugements mêmes face à la terreur et à ses projections, celles de la violence que nous légitimons et de celle que combattons.

Comment se tenir face à la terreur qui se prolonge bien au-delà de l’horreur des actes eux-mêmes, par la puissance de l’image que l’on a fabriquée d’elle ?

Comment se tenir face à la vision de l’horreur, pris entre dégoût et fascination, et résister à l’envahissement de cette plante carnivore qui croit et s’insinue dans toutes les consciences et les imaginaires, paralysés entre peur et apitoiement, à travers les réseaux médiatiques qui inventent un nouveau monde catastrophique ?

La question n’est plus de savoir où se situe la paix, ni de quel côté elle est, mais ce qu’elle peut être ?

Qui allumera maintenant cette petite lumière même vacillante, dont parlait Hannah Arendt, dans le cœur des hommes ?

L’humaniste du 16ème, résistant à l’intégrisme de Calvin, Sébastien Castellion (cité par Stefan Zweig dans Conscience contre violence en 1936), écrivait :  

La postérité ne pourra pas comprendre que nous ayons dû retomber dans de pareilles ténèbres après avoir connu la lumière.  (De Arte Dubitandi, 1562)

Sylvie Séma, Winds and blue (wax, oil, pigments in serum).

Oui, nous connaissons cette lumière pourtant. Il nous est permis de penser qu’un autre poème renaîtra au monde… le poème est une apparition, car il est le semis de l’âme, du Mana, du Duende, de tout mouvement de l’être.

De tous temps, nous le savons, la guerre a toujours été prévue d’avance… en temps de paix ! (Ce qui a le nom de Paix … la Pax Romana, la Paix civile… s’est souvent établie par des guerres « pacificatrices »).

Ne devenons pas les réfugiés de la terreur, sans mémoires et sans demeures.

Le poème a toujours été la déclive fabuleuse où une autre parole surgit, où de nouvelles consciences se hèlent par-delà les gouffres.

De tout temps le recours au poème a été cette utopie lumineuse qui remonte de l’obscur des abysses.

Discussion entre Sylvie Glissant, directrice de l’Institut du Tout-Monde, et Lise Gauvin, écrivaine et professeure émérite à l’Université de Montréal. - Cette rencontre a eu lieu le vendredi 8 novembre 2019 à l'auditorium Maxwell-Cummings du Musée des beaux-arts de Montréal et a été présentée dans le cadre de l'ouverture de l'aile Stéphan Crétier et Stéphany Maillery pour les arts du Tout-Monde. Pour en savoir plus, visitez https://www.mbam.qc.ca/fr/collections...

Image de Une : Sylvie Séma, Two suns one night (wax, oil, pigments in serum).




Pinar Selek, Lettre ouverte contre horizon fermé

Plus que des paragraphes, qui ne pourraient restituer l'horreur de ce que vit Pinar Selek, féministe, antimilitariste, sociologue, écrivaine, universitaire et militante persécutée depuis 25 ans par les autorités turques, voici une chronologie des manœuvres, menaces, tortures, enfermements, condamnations, juste parce qu'elle a souhaité analyser les mécanismes à l'œuvre dans les exactions commises par le régime turc contre certaines minorités et les femmes. 

  • 11 Juillet 1998 : Arrestation suite à une recherche sur des militants kurdes. Torture.
  • 20 Août 1998 : Pinar Selek apprend en prison qu’elle est accusée d’un attentat (on saura plus tard que c’est une explosion accidentelle qui a été maquillée en attentat dans le but de l’accuser).
  • 22 décembre 2000 : Libération (elle est libérée faute de preuves mais le procès continue).
  • 8 juin 2006 : Premier Acquittement (toujours faute de preuves). Mais le procureur fait appel.
  • 17 Avril 2007 : La cour de Cassation va dans le sens du procureur et casse l’acquittement.
  • 23 Mai 2008 : Deuxième Acquittement (aucun fondement dans les charges retenues contre elle). Mais le procureur fait appel.
  • 2009 : La Cour de Cassation va dans le sens du procureur, casse l’acquittement et décide de condamner Pinar Selek. L’affaire est renvoyée devant une nouvelle Cour d’Assises.
  • 9 Février 2011 : Troisième Acquittement. (La Cour ne retient toujours aucune charge contre Pinar Selek). Dès le lendemain, le procureur fait appel.
  • 22 Novembre 2012 : La Cour annule son propre acquittement (du jamais vu dans l’Histoire mondiale du droit !)
  • 24 Janvier 2013 : La Cour condamne Pinar Selek à la prison à perpétuité.
  • 11 Juin 2014 : Annulation de la condamnation (obtenue suite à un appel des avocats dénonçant les illégalités de cette procédure).
  • 19 Décembre 2014 : Quatrième Acquittement. Mais le procureur fait appel.
  • 21 juin 2022 : Après 7 ans d’attente, la cour de cassation annule le 4ème acquittement.
  • 6 janvier 2023 : La Cour d’Assise d’Istanbul émet un mandat d’arrêt avec emprisonnement immédiat avant même que l’audience n’ait lieu.
  • 31 mars 2023 : Audience de la cour d’assise. Le procès de Pinar Selek reporté au 29 septembre 2023.

Aujourd'hui emprisonnée derrière des barreaux invisibles, car le mandat d'arrêt international la prive de sa liberté de circulation, elle attend septembre. Et ensuite ? 25 années que durent la torture, les acquittements annulés, les condamnations qui vont crescendo, les reports d'audiences. Que devra-t-elle subir encore ? Elle écrit, poursuit ses recherches, continue le combat, a accepté de répondre à ces quelques questions, et nous a autorisés à publier sa Lettre ouverte. 

Entretien avec Pinar Selek, le 27 mars 2023.

Pinar, tu as été emprisonnée et torturée pour tes recherches sociologiques à propos de tes écrits sur les Kurdes. Malgré la torture tu n’as pas révélé les noms de tes enquêté.es et par punition, a commencé un acharnement kafkaïen qui continue jusqu’aujourd’hui. Tu apprends en prison que tu es accusée d’un attentat qui n’a pas eu lieu.  
Tu effectues deux années et demie de prison. Malgré quatre acquittements le dossier reste ouvert. Sous la menace de peine de prison à perpétuité, tu te réfugies en France, où tu vis désormais. Mais les autorités turques continuent à te harceler, malgré ton absence du pays. Tu es jugée maintes fois, et désormais tu fais l’objet d’un mandat d’arrêt international, qui t’interdit de circuler dans le monde ! 25 ans que ça dure !
Tu es également auteure de recueils de poésie, de récits de fiction, et bien entendu dans le cadre de tes recherches d’essais (tu enseignes à l’Université de Nice). Aujourd’hui, écrire, est-ce une arme pour résister ?
En tant qu’anti militariste je ne parlerai pas d’armes, je dirai plutôt que c’est un outil de résistance. Plus que résistance, c’est un outil de révolution et de dépassement. En créant via l’écriture ou la musique ou d’autres moyens, on peut sortir de l’hégémonie des pouvoirs et intervenir dans les rapports existants. Pour moi, l’écriture est un des outils d’insoumission et de dépassement du réel qu’on nous impose. En écrivant je sens le gouvernail dans mes mains et je navigue…
Quels sont les retours, ou bien les « effets » qu’ont produit certaines de tes publications ?

Comme tous mes livres sont aussi publiés en Turquie, la nouvelle génération me connait malgré une séparation de 15 ans. Écrire et publier dans l’espace d’où j’ai été chassée, me transforme en pluie qui traverse les nuages pour tomber sur le vieux cimetière et nourrir ceux et celles qui y sont toujours vivants. Avec mes mots j’arrose les petites graines invisibles.

Dans d’autres pays, je fais la même chose en me transformant en pluie. Je deviens l’eau qui trouve son chemin en coulant. Je coule et je traverse les espaces, et je me libère du territoire. Les retours me font sentir que je suis une nomade, sans attache.

Le 2 juin 2023. Depuis 25 ans, la justice turque s’acharne sur la sociologue franco-turque Pinar Selek, poursuivie pour un attentat. Réfugiée en France et quatre fois acquittée, la dissidente n’a de cesse de clamer son innocence. Elle était jugée par contumace le 31 mars dernier à Istanbul.

Tu publies aux Éditons Des Femmes, Le Chaudron militaire turc, qui paraîtra le 5 octobre. dans ce livre tu étudies « les différents mécanismes à l’œuvre pour formater les individus : dépersonnalisation, violence, soumission, absurdité et arbitraire d’ordres auxquels les jeunes appelés ne peuvent se soustraire, nationalisme et culte du pouvoir, de la force. » Peux-tu évoquer ce livre ? Pourquoi cet essai, aujourd’hui ? 
Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Turquie, menacée d’une peine de prison à perpétuité, je venais de publier les résultats d’une recherche sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine. Dans un contexte où la violence collective était banalisée et généralisée, ce livre a mis en lumière la place fondamentale qu’occupe la reproduction de la masculinité dans l’organisation de la violence politique ainsi que dans la structuration nationaliste et militariste.  Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son existence autonome, s’est détaché de son autrice et a coulé comme une rivière vive : il vient d’atteindre sa neuvième édition, il tourne dans le pays sous forme de pièce de théâtre.  Et moi, je continue à réfléchir, à approfondir mes analyses.  J’ai donc fait un travail, en élargissant et actualisant mes questionnements sur les nouveaux dispositifs de l’oppression et mécanismes de banalisation de la violence, sur l’exemple du contexte turc.
Tu as écrit et envoyé une Lettre ouverte, publiée ici, dans laquelle tu soulignes que ton livre paraitra avant l’audience de ton procès qui se déroulera le 29 septembre à Istamboul. A combien de procès cette audience fait-elle suite ? Est-ce que la parution du Chaudron militaire turque peut avoir une incidence sur ce jugement ?
Je ne sais pas à combien de procès cette audience fait suite. Mais il s’est passé plus que 25 ans… je n’arrive plus à compter. Tout d’abord, Le Chaudron militaire turc apparait en guise de réponse historique à l’audience du 29 septembre.
C’est pour cette raison que ma maison d’édition annonce ce livre avec le bandeau suivant : « Pinar Selek persiste et signe ». Je l’ai écrit loin de la peur. Je ne sais pas son incidence. Je ne veux pas penser à ça. Leur position ne va pas influencer la mienne. Et je veux continuer à vivre comme chercheuse, penseuse et écrivaine.

Pinar Selek, Le Chaudron militaire turc, Editons des femmes, Octobre 2023, 104 p., 10 €, EAN 9782721012142, Ebook 6,99 €, EAN 9782721012456

Pinar Selek

Lettre ouverte

Cher.es ami.es, cher.es collègues,

Je voudrais partager avec vous une chose importante que je suis en train de réaliser. Je la vis comme un acte de liberté. Acte de réflexion, d’analyse, de recherche. Je sens que cet acte constituera une charnière dans mon histoire personnelle. Je vais faire naitre une œuvre dégagée de la peur, en guise de réponse historique à l’audience du 29 septembre 2023 à Istanbul. Ce jour, plusieurs d’entre vous y seront présent.es, pour montrer que la liberté de la recherche et d’expression est une valeur universelle et que nous la défendons ensemble.

Il n’est pas besoin de vous dire comment, depuis le début, j’ai refusé d’être conditionnée par cet acharnement, comment j’ai essayé d’élargir mon espace de liberté et continué à réfléchir, à enquêter, à problématiser, à analyser et à écrire, le plus librement possible. Cela a pu être possible grâce à la solidarité solide d’innombrables personnes de multiples milieux, toutes attachées à la liberté et à la justice. En particulier, les soutiens académiques m’ont permis de progresser dans mon métier. Mon premier refuge structurant en France fut l’Université de Strasbourg qui m’a accordé la protection académique, comme l’exprima publiquement Alain Beretz, son président de l’époque. Mon deuxième refuge fut l’ENS de Lyon qui me décerna le titre de Docteur honoris causa. Et aujourd’hui je travaille en tant qu’enseignante-chercheuse au département de Sociologie Démographie et dans le laboratoire URMIS d’Université Côte d’Azur, une université qui, par son soutien déterminé, me fait sentir chez moi. De plus, de nombreux comités de soutien universitaires et les organisations disciplinaires façonnent depuis le début cet engagement institutionnel fort.

Pourtant je ne suis pas pleinement libre. Le mandat d’arrêt international dont je fais l’objet m’empêche de sortir du territoire français et d’exercer librement mes recherches. Je ne peux même pas traverser la frontière franco-italienne alors que je suis co-coordinatrice de l’Observatoire des Migrations dans les Alpes-Maritimes. Je ne peux pas non plus répondre aux nombreuses invitations que je reçois. Comme l’atteste la Ministre de l'Europe et des Affaires étrangères dans sa réponse à la question écrite d’une sénatrice, cet acharnement entrave mon travail : « La France, attachée à la liberté de la recherche, apporte tout son soutien à la sociologue Pinar Selek, reconnue innocente à plusieurs reprises par les juridictions turques des faits dont elle a été accusée. La procédure judiciaire dont elle fait l'objet en Turquie et le risque d'arrestation encouru entravent son travail. (...) Mme Selek a trouvé en France un espace pour s'exprimer, enseigner la sociologie et les sciences politiques en tant que maître de conférences à l'Université Côte d'Azur et poursuivre son travail de recherche en toute liberté et sécurité. »

Oui, je poursuis mes travaux. Juste avant l’audience de 29 septembre à Istanbul paraîtra un nouveau livre. Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Turquie, menacée d’une peine de prison à perpétuité, je venais de publier les résultats d’une recherche sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine. Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son existence autonome, s’est détaché de son autrice et a coulé comme une rivière vive. Il vient d’atteindre sa neuvième édition en Turquie et a été traduit en allemand et en français. Mon livre qui va paraître dans quelques semaines, commence par un dialogue avec ce travail, en essayant d’ aller plus loin dans l’analyse, en avançant dans des questionnements plus larges et plus actuels sur les nouveaux dispositifs de l’oppression et mécanismes de banalisation de la violence, sur l’exemple du contexte turc.

Je sais que la réponse de ces mécanismes, surtout paramilitaires, que j’ai analysé dans ce livre,

pourrait être violente. Mais je veux continuer à vivre comme chercheuse, penseuse et écrivaine libre. Ma maison d’édition annonce ce livre avec le bandeau suivant: « Pinar Selek persiste et signe ».

Pour persister encore et toujours, j’ai besoin de votre persévérance.

Pinar Selek

Présentation de l’auteur




Une voix pour la liberté : Somaia Ramish

Somaia Samish est poète, écrivaine, journaliste et activiste féministe. Militante infatigable des droits des femmes, ancienne élue publique, diplomate citoyenne, et ancienne candidate au Parlement afghan, elle est la co-fondatrice et actuellement directrice d'une ONG dédiée aux questions des femmes. Elle milite depuis des année pour que les droits élémentaires des femmes soient respectés en Afghanistan, et dans certains pays où leurs conditions de vie sont déshumanisées. Née en 1986 à Herat, en Afghanistan, elle est aujourd'hui réfugiée aux Pays-Bas. Pendant la 1ère République islamique d’Afghanistan, sa famille s’est enfuie à Téhéran, en Iran. Après la première chute des talibans, elle est retournée en Afghanistan, et pendant 20 ans, a travaillé pour contribuer à bâtir une société démocratique et égalitaire. Comme tant d’autres Afghans elle a dû de nouveau demander l’asile en tant que réfugiée après que les talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan en août 2021. Elle résiste, se bat, est l'auteure d'une anthologie où elle a recueilli des textes auprès de poètes internationaux, et fait entendre sa voix, qui devient celle de toutes les femmes afghanes. Elle a accepté de répondre aux questions de Recours au poème. 

 

Entretien traduit par Cécile Oumhani

Somaia. Ramish, vous êtes une poète afghane, une journaliste et une militante. Où vivez-vous aujourd’hui ?
Après la chute de Kaboul et l’arrivée au pouvoir des Talibans, j’ai cherché refuge aux Pays-Bas. Une partie importante de la communauté intellectuelle d’Afghanistan – artistes, écrivains et penseurs – a été contrainte à l’exil. Je suis, moi aussi, parmi ces exilés, et je réside actuellement à Leiden, aux Pays-Bas.

 

Kabunath, poème de Somaia Ramish, dit par l'auteure. 

Vous luttez pour les droits des femmes en Afghanistan. Pouvez-vous nous parler de leurs conditions de vie dans ce pays ?
Parler du sort des femmes afghanes est un sujet chargé d’émotion pour moi. Il réveille un mélange de tristesse, de colère et de frustration, parce que la réalité est sombre. C’est la vie qu’on refuse aux femmes afghanes ; elles en sont réduites à exister plutôt qu’à vivre. Leur condition est celle d’un oiseau qu’on a enfermé dans une cage et qui attend sa mort inévitable. Vous imaginez-vous ce que sont l’angoisse et la douleur d’une femme qui se trouve dans une telle situation ? Une vie où vous ne pouvez plus sortir seule de chez vous, porter les vêtements que vous aimez, faire des études, vous promener tranquillement au parc, écoutez votre musique préférée, aller dans un salon de beauté, faire du sport, vous divertir, travailler en dehors de chez vous…  C’est la cruelle réalité des femmes afghanes.
Je voudrais insister sur l’apartheid de genre qui prévaut en Afghanistan. Du simple fait qu’elles sont femmes, elles sont privées de leurs droits humains fondamentaux. Les Talibans considèrent les femmes comme des objets, dont la fonction est la reproduction et la servitude sexuelle. Ils attendent des femmes qu’elles portent des enfants et les utilisent comme les outils de leur propre propagation. Telle est l’existence atroce des Afghanes – avec la tyrannie, la cruauté, la violence, la terreur et la privation totale des droits humains, tout cela pendant que la communauté internationale ferme les yeux.
Malgré deux ans d’une discrimination de genre flagrante, d’apartheid de sexe, et l’exclusion systématique des femmes, dans les sphères sociales, politiques et culturelles, la communauté internationale semble engager le dialogue avec les Talibans, se leurrant sur les possibilités de la diplomatie. Nous observons ces réunions stériles et ces annonces creuses avec frustration.

A propos de la fermeture des écoles pour filles, message de Samieh Ramesh, écrivaine et militante des droits des femmes, le 15 avril 2022.

Quelles sont vos actions, en Afghanistan et ailleurs ? À quelles associations appartenez-vous ? Comment relayent-elles votre message et comment soutiennent-elles vous actions ?
« Baamdaad – la Maison de la poésie en exil » est une institution indépendante, sans aucune affiliation à une organisation nationale ou internationale. Nous n’avons reçu aucun financement ni soutenu de projets venus d’un groupe ou d’une autorité particulière. C’est un mouvement de protestation artistique, en réaction à la situation terrible en Afghanistan, plus particulièrement la censure et l’interdiction de la poésie et des arts.
Notre mouvement a commencé avec un appel. J’ai invité des poètes du monde entier à écrire et à m’envoyer des poèmes de protestation pour soutenir les poètes et les artistes afghans. Avec l’aide de mes amis et des réseaux sociaux, l’appel a pris de l’ampleur, impliquant plus d’une centaine de poètes à travers la planète. De plus, des organisations comme le PEN Club français, le PEN argentin, le Festival international de poésie de Rotterdam, le Studio de Bakkerjee, la Belvédère House, l’Association des écrivains japonais contemporains, ainsi que le PEN Club japonais ont apporté leur soutien moral et partagé notre appel avec leurs poètes membres.
Mon souhait est que ce mouvement devienne un phénomène global. Je veux que les poètes utilisent le pouvoir de la poésie et des mots pour combattre les ténèbres, l’ignorance et la tyrannie. Les arts doivent être un moyen de s’engager, et ils doivent être toujours associés à la liberté.  À travers l’histoire, la poésie a porté le combat contre l’injustice. La poésie a un pouvoir immense et la voix des poètes est comme celle des prophètes ; leurs mots ont de l’influence. Avec la poésie, on peut attirer l’attention du monde sur le sort des femmes et rallier des soutiens pour le peuple d’Afghanistan.
Avant ce mouvement, peu de poètes dans le monde connaissaient vraiment la situation en Afghanistan ou alors ils en avaient conscience, mais restaient silencieux. Maintenant, dans des pays aussi éloignés que le Japon, des articles et des conférences sont dédiés à notre cause. Une station de radio en Argentine diffuse des émissions sur l’interdiction des arts en Afghanistan et un poète italien a exprimé sa solidarité. Ils écrivent de la poésie, expriment leur émotion et montrent ainsi le rôle de la poésie dans la prise de conscience.
Pensez-vous que la poésie peut aider à la prise de conscience sur les conditions de vie des femmes en Afghanistan ? Vous avez publié plusieurs recueils de poèmes. Pourquoi la poésie ? Convient-elle mieux pour porter un message de libération ou d’engagement ? 
Dans un monde où l’information est souvent manipulée, la poésie peut briser les barrières de la politique pour atteindre les cœurs. La poésie inspire et elle a toujours été un moyen pour exprimer la protestation. Des poètes comme Hafez, Saadi, Maulana, Bertolt Brecht, Pouchkine et Lorca sont les voix de l’humanité, de la liberté. Je crois profondément que la poésie a la responsabilité de défendre la vérité, de porter les idéaux d’humanisme, de justice et de résistance à l’oppression et à la violence.
Vous avez publié une anthologie. Pouvez-vous nous parler de ce projet ?
« Nulle prison n’enfermera ton poème » est un recueil de poèmes de protestation venus du monde entier. Une édition japonaise a été publiée le 15 août au Japon. À la suite de l’interdiction de la poésie décrétée par les Talibans le 15 janvier, j’ai lancé un appel, implorant les poètes à travers le monde de ne pas rester silencieux face à la censure et à la répression et je les ai invités à protester contre ces injustices.  À ce jour, plus d’une centaine de poètes ont répondu à l’appel, écrit des poèmes et les ont envoyé à Baamdaad – la Maison de la poésie en exil. C’est ainsi qu’été publié « Nulle prison n’enfermera ton poème », a été publié. Une édition française doit paraître en France en novembre, chez Oxybia.

Pendant le festival Poetry International de Rotterdam en juin 2023, interview de la poétesse et écrivaine afghane Somaia Ramish à propos de sa vie et de son travail.

Quels sont vos projets autour de cette publication et de votre travail dans son ensemble ?
Nous sommes un mouvement de protestation, nous luttons contre la censure, l’oppression et l’injustice. Nous croyons profondément que la liberté est le droit humain le plus indivisible et le plus universel. En tant que poète, j’invite les poètes du monde entier à nous rejoindre. Ne restez pas silencieux face à l’injustice, l’inégalité et la violence. Avec nos mots, nous continuerons le combat contre les ténèbres.

Présentation de l’auteur




Éliane Catoni, dans l’ombre d’Yves Bonnefoy

« Nous sommes une photographie qu’on déchire » (Le Désordre)

Éliane Catoni. J’aimerais parler d’Éliane Catoni… et pourtant je ne sais rien d’elle. Ou si peu de chose. Des bribes. Il faudrait reconstituer. Retrouver des documents. Interroger les archives. Le nom de Catoni m’est cependant familier. Je le connais depuis l’enfance. Surgit toute une galaxie de noms et de visages. Le seul nom d’Éliane Catoni ravive en moi tant de souvenirs. Liés à l’été de mes dix ans. Le clan Catoni est celui d’une importante famille du Cap Corse. Côte orientale.  Une famille ancienne et nantie, comme il en existe de nombreuses sur l’île. Elle occupe le hameau adamique1 d’un village haut perché dans le maquis, invisible depuis la côte. Ce qui est visible et accessible, c’est la marine du village.

On l’aborde par la route qui longe la mer. Porticciolo. Un petit port, jadis florissant.

Cap Corse ouest.

Aujourd’hui, à peine quelques maisons de pêcheurs, à fleur d’eau, flanquées d’une tour génoise. L’ensemble des biens – demeures, moulins, maquis, oliviers et vignes –  est « Terra di Catoni. »

D’Éliane Catoni, je connais quelques photos. Je les ai eues entre les mains. Des photos de la fratrie. Trois jeunes filles et un jeune garçon. Parmi les filles, Éliane. Jolie, souriante et simple. De bonne famille. Une jeune fille rangée, selon les apparences. Autre photo de famille : un intérieur cossu. Un homme imposant en costume cravate et lunettes d’écaille. Les mains croisées sur les genoux. 

Capraia en bateau.

C’est Ange-Jean Catoni, le grand-père d’Éliane. Assis un peu plus loin, un jeune couple. Tout entier absorbé par le plus âgé des enfants en barboteuse. Elle, c’est Éliane. Mais lui, qui est-il ? Je triche un peu, parce que je le sais. Je ne l’aurais certes pas identifié de moi-même, du moins pas spontanément ; mais le maître de maison l’a identifié pour moi. C’est lui que je suis venue chercher ce jour-là, dans le casone au-dessus de la mer.  Lui, mais surtout Éliane. Éliane et lui. De la terrasse en surplomb où je me trouve, je scrute l’horizon. Et se dessinent, tout en lignes douces, les contours mystérieux de l’île de Capraia.

Alors ? Qui est-il ce jeune homme à la chevelure de lion et au visage si fin ? C’est un tout jeune poète. Il faudra attendre quelques années pour qu’il atteigne la notoriété qui est la sienne aujourd’hui. Mais enfin, c’est un talent prometteur. Un peu endimanché ce jour-là, tout comme le patriarche, costume et cravate nouée dans un col blanc. Sont-ils déjà mariés ? Peut-être. Ils se sont mariés en décembre 1947. Éliane a alors 26 ans. Mais elle et lui vivent en couple depuis 1943.

Lorsqu’ils se rencontrent, Éliane est étudiante en lettres. Lui en mathématiques. De deux ans son aînée, elle est âgée de 22 ans.

Capraia et quais de Porticciolo.

Autour d’eux gravitent des sympathisants du surréalisme : l’helléniste corse Yves Battistini, les peintres Victor Brauner et Raoul Ubac, le poète Gilbert Lely.

Le jeune homme assis aux côtés d’Éliane Catoni dans la demeure de Porticciolo n’est autre que le poète Yves Bonnefoy. Éliane Catoni est sa première épouse. Elle le restera jusqu’en 1961. Période où la présence de Lucy Vines s’impose de manière inéluctable et définitive auprès du poète. J’ignorais jusqu’à il y a peu encore - en tout cas cela m’avait échappé et je n’en avais gardé aucun souvenir -, qu’Yves Bonnefoy avait été l’époux d’une jeune Corse ; qu’il avait effectué de nombreux séjours au nord de Bastia, dans le village de sa compagne. Il se peut qu’au cours de l’été de mes dix ans je les aie croisés l’un et l’autre, ignorante de leur histoire commune, ignorante de l’un et de l’autre.

Cette pensée me les rend à la fois plus proches et plus énigmatiques. Désormais je ne peux dissocier Yves Bonnefoy d’Éliane Catoni. Je ne peux oublier qu’ils ont hanté ces lieux qui sont aussi les miens. Avec en arrière-plan, Capraia, dont je redécouvre la présence dans les premières pages de L’Arrière-Pays.

Et Capraia, si longtemps l’objet de mes vœux ! Sa forme  – une longue modulation de cimes et de plateaux – me semblait parfaite, et je ne pouvais en détacher mes yeux pour des minutes entières, surtout le soir, depuis qu’elle avait surgi de la brume le second jour du premier été, et tellement plus haut que je n’avais cru que se trouvait l’horizon.2

Capraia vue de Santa Severa.

Cela aussi, je l’avais oublié. J’avais pourtant lu ces lignes et j’avais traversé des yeux ces paysages sans garder la moindre trace de ces mots. Je ne m’étais pas non plus interrogée sur la présence du poète dans le Cap Corse. Tout cela s’était effacé au fil de la lecture.

Pour tenter de rattraper le temps, pour tenter d’en savoir davantage sur ce couple dont l’histoire littéraire n’a gardé que peu de souvenirs, pour tenter de débusquer la présence d’Éliane Catoni derrière l’omniprésence du poète, je consulte les ouvrages que je tiens à portée de main. Dont le numéro d’Europe consacré à Yves Bonnefoy et à son œuvre. Seul Patrick Labarthe, dans l’article intitulé « l’Archéologie du "Désordre" » évoque par deux fois la présence d’Éliane Catoni dans la vie du poète à partir de vers extraits de L’Heure présente et autres textes :

Et en haut ce n’est que noir,
Au-dessous c’est vert émeraude, comme la mer.
Quelle énigme, quel rien, ce jour, cette nuit,
Comme nous entrons tous les deux dans notre première chambre. 3

Ou encore :

Te souviens-tu / de notre première chambre !  4

 

 

ciel noir sur les Agriates.

Selon le critique, ce vers renvoie « au petit logement de Fontenay-sous-Bois » que Bonnefoy partageait à l’époque avec Éliane Catoni. Il ne faudrait pas cependant réduire ces vers à « la simple remémoration de la vie commune avec Éliane Catoni, première épouse du poète ». Yves Bonnefoy « allégorise en ce partage du noir et d’un vert "intense comme la mer" la dialectique d’un destin et d’une poétique… ».

Mais revenons à Éliane Catoni. Ce qui me fascine dans les lectures que je peux effectuer autour de l’histoire du poète à l’époque de sa première épouse, c’est que le nom d’Éliane Catoni y soit à ce point absent. Comme si son existence avec le poète, plus de quinze années durant, se soldait à quasiment rien. Il s’avère pourtant qu’Éliane Catoni avait une vie intellectuelle intense. Et que ses activités étaient au diapason de celles d’Yves Bonnefoy.

Pour en savoir plus, il faut plonger dans la Correspondance d’Yves Bonnefoy, dont je possède le tome I. L’édition de cette correspondance a été « établie, introduite et annotée par Odile Bombarde » (également présente dans le numéro d’Europe) « et Patrick Labarthe ».

C’est dans ce volume imposant que je puise toutes les informations qui concernent Éliane Catoni. Tout ce que la recherche universitaire sait d’elle à ce jour est rassemblé dans cet opus. Peut-être le tome II de cette correspondance (actuellement en préparation) apportera-t-il d’autres révélations sur l’importance et sur l’originalité du travail d’Éliane Catoni ainsi que sur le rôle qu’Éliane Catoni a joué auprès d’Yves Bonnefoy ? J’attends donc la sortie de cet ouvrage avec impatience.

Mais revenons à Paris. Un an avant le mariage, en 1946, du jeune couple, tous deux collaborent à différents projets et réalisations. Ensemble ils publient La Révolution la nuit. Le tract – titre éponyme d’une œuvre de Max Ernst peinte en 1926 –   a été rédigé anonymement par quatre artistes : le peintre praguois Iaroslav Serpan et Claude Tarnaud, peintre et poète ; mais aussi Éliane Catoni et Yves Bonnefoy.

Lisant et relisant ce tract surréaliste qui reprend la formule provocatrice d’André Breton, « Dieu est un porc », je m’interroge. Au cours des repas dominicaux de Porticciolo, Éliane Catoni et Yves Bonnefoy évoquaient-ils leurs activités estudiantines subversives ? Comment un tract aussi contestataire et anticlérical que celui qu’ils avaient rédigé et distribué à 500 exemplaires pouvait-il être reçu par le grand-père Ange-Jean Catoni, une forte personnalité ancrée dans la tradition corse et un homme très marqué à droite ? Je souris par-devers moi  à l’idée des discussions houleuses qui ont très certainement accompagné le sauté de veau arrosé d’un vin du Cap !

Je regarde les photos d’Éliane Catoni en jeune fille rangée. J’essaie de dénicher le lien qui court secrètement entre cette jeune fille sage et l’étudiante anarchiste, engagée dans la rédaction de tracts surréalistes virulents : La Révolution la nuit Liberté est un mot vietnamien (avril 1947) ; « Dieu est-il français ? ».  Quand et comment la jeune femme a-t-elle pu basculer de la brillante helléniste qu’elle est, auteure d’une Épiphanie chez Homère, à la contestataire, cosignataire avec le poète d’aphorismes comme celui de La Nouvelle Objectivité ? 

Je n’ai pas de réponse. Sauf à me remettre en tête qu’Éliane Catoni était une Parisienne. Et que ses fréquentations ne se bornaient pas à la seule université. Les milieux intellectuels et artistiques ne lui étaient pas étrangers. Pas plus à elle qu’à son frère Jean Catoni, étudiant en droit et artiste, qui travaillait parfois pour le peintre Hans Bellmer. En atteste cette déclaration que le peintre adresse à Yves Bonnefoy dans une lettre d’octobre 1949 :  

 Je suis très content que le frère d’Éliane Catoni se charge du coloriage d’une série de photos. Dans dix jours, tout sera colorié.5

Si je parcours la liste des cosignataires du tract Liberté est un mot vietnamien, force est de constater que le nom d’Éliane Catoni émerge de ce tract. Avec celui de la peintre Nô Pin (N. Seigle). Elles sont d’ailleurs les deux seules femmes à tenir leur rang dans cet aréopage :

Porticciolo et Capraia.

Adolphe Acker, Yves Bonnefoy, Joë Bousquet, Francis Bouvet, André Breton, Jean Brun, J.B. Brunius, Éliane Catoni, Jean Ferry, Guy Gillequin, Jacques Halpern, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Marcel Jean, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Maurice Nadeau,  Henri Parisot, Henri Pastoureau,  Benjamin Péret,  N. et H. Seigle, Iaroslav Serpan, Yves Tanguy.6 (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet Archives Yves Bonnefoy).

Correctrice aux Archives Nationales, Éliane Catoni travaille alors sur les épreuves du volume de la Pléiade consacré au marquis de Sade.  En témoigne une lettre que Gilbert Lely7 –  « auteur de la monumentale Vie du marquis de Sade » et « éditeur des Œuvres complètes de Sade » –  adresse à la jeune femme le 2 janvier 1952 :

« Chère Éliane, quels qu’ils soient, je respecte vos scrupules. Je viens de rayer la petite note de ma Vie de Sade qui exprimait ma gratitude à votre égard. Mais dans cet ordre de deleatur, dois-je, Éliane, également supprimer la mention de votre travail au bas du conte de Seide8 que je viens d’adresser à Monsieur de Sacy, pour sa revue ? J’avais inscrit :

"Transcription d’Éliane Cattoni révisée par G.L." Et en effet, je m’étais rendu à l’Arsenal où j’avais collationné votre leçon sur une nouvelle lecture. (Je dois dire que votre transcription était remarquable de fidélité… ».

Enfin, Éliane Catoni est aussi poète. Elle est l’auteure d’un poème intitulé « Dans le lacis de tes rires ».  Poème que le traducteur et éditeur Henri Parisot, ami des surréalistes, avait proposé de publier dans sa revue Les Quatre Vents. Mais qu’est devenu ce poème ? Où peut-on aujourd’hui le trouver ?  En existe-t-il d’autres ? Autant de questions que je me pose, et que la modestie et la discrétion de la jeune femme ont laissées sans réponses.

Ce qui frappe en elle, outre sa discrétion, c’est sa beauté, au sein de ses amis de l’époque. Naïm Kattan voyait en elle « une orientale française » et Salah Stétié n’hésitait pas quant à lui à faire un rapprochement poétique entre elle et « Douve » : « douve elle-même par on ne sait quel éclat sombre en elle. »

Entre les années marquées par le surréalisme – Traité du pianisteLa Révolution la nuit, 1946 – et la publication au Mercure de France, en 1953, du premier recueil poétique important de Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, a eu lieu pour Yves Bonnefoy la découverte de l’Italie. Et cette découverte s’est faite depuis la Corse. Et en compagnie d’Éliane. Avec l’île de Capraia comme point d’ancrage onirique. C’était au printemps 1950. Le couple venait de quitter Paris pour plusieurs semaines pour se rendre en Corse et assister aux obsèques d’un membre de la famille Catoni. Probablement l’aïeul d’Éliane Catoni. Avant d’embarquer à Bastia pour Livourne. Début mai. De ce premier voyage et des réflexions qui l’accompagnent, naîtra L’Arrière-Pays, davantage rêvé que vécu, « défendu par l’ampleur de ses montagnes, scellé comme l’inconscient. »9

Lorsqu’en 1972 L’Arrière-Pays paraît aux éditions Albert Skira, le visage d’Éliane Catoni s’est depuis longtemps estompé. Un autre visage a fait irruption dans la vie du poète : celui de sa fille Mathilde. Dont la mère est Lucy Vines, la seconde épouse du poète.

Comme dans un rêve, l’image qui revient, qui perdure et qui m’habite, est celle d’Éliane Catoni. Une seule image. Qui flotte autour de moi et m’accompagne, indistincte et discrète. Ces quelques pages que je viens  d’écrire vont-elles m’encourager à poursuivre la quête que j’ai entreprise ? Cette quête, c’est à Odile Bombarde que je la dois. Et je l’en remercie.

Tollare.

Notes :

1 : Adjectif que j’ai forgé à partir du toponyme du hameau Adamo.
2 : Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, Éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 2003 (pour L’Arrière-Pays) ; 2005 (pour la postface), page 15.
3 et 4 : Yves Bonnefoy, L’Heure présente et autres textes in Patrick Labarthe, L’Archéologie du "Désordre", Europe, mars 2018, pp. 141 et 150.
5 : « Hans Bellmer » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles
Lettres, 2018, p. 940.
6 : « André Breton » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 29.
7 : « Gilbert Lely » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 75.
8 : Marquis de Sade, Seide, conte moral et philosophique, présentation de Gilbert Lely, Mercure de France, 1er octobre 1952, in « Gilbert Lely » (Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres 2018, p. 75).
9 : Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 2003 (pour L’Arrière-Pays) ; 2005 (pour la postface), p. 17.

Photos : Angèle Paoli




La science de l’imagination : poésie mystique et théorie quantique

Voici deux contraires
qui ne peuvent se rencontrer.
Jamais ma dispersion ne trouvera
un temps pour les accordailles !1
Ibn ‘Arabi (1165-1240)

La poésie mystique et la théorie quantique peuvent apparaître comme deux manières contraires d’explorer et d’expliquer le réel. Je crois cependant que chacune d’elles nous propose une sorte de viatique pour voyager « au cœur du vivant »2. Nourrie de quelques lectures intuitives, je tâcherai de les comparer pour montrer que le cheminement de tout chercheur, de tout pèlerin, avide de connaître les mystères du monde, commence dans l’imaginaire comme celui du poète ou de l’écrivain.

La poésie mystique et la théorie quantique n’utilisent pas le même langage ni les mêmes symboles mais toutes deux créent des fictions pour transmettre une science. On pense communément que le poète mystique et le physicien contemporain ne croient pas au même réel mais tous les deux sont confrontés à un ordre caché que leurs fictions tentent de révéler. En tant que pratiques intellectuelles, elles ont donc en commun une soif de connaissance. L’une nous fait miroiter les enseignements de la sagesse divine par l’épreuve de l’intellect ; l’autre nous invite à réfléchir sur les résultats scientifiques par les preuves rationnelles.

Ibn ʿArabi : "Je crois en la religion de l'amour", © France Culture.

La portée cognitive de la fiction, déterminée comme une modélisation analo- gique, participe de notre rapport à la réalité : les formes imaginaires nous disent quelque chose de nous et déterminent notre manière d’être au monde. Cet enjeu de la fiction a, par exemple, permis de réaffirmer le pouvoir de la littérature lorsque le concept de littérature semblait condamné à décliner et de lui redonner un statut et une légitimité scientifiques.

À l’image de cette valorisation de la fiction littéraire, la valorisation de l’imaginaire dans les diverses pratiques intellectuelles est le signe d’une conception plus large de la science et d’un souci de réconcilier les disciplines. Mais, comme le note Einstein, cela montre surtout que « l’imagination est plus importante que la connaissance »4 et sans doute pour la simple raison que l’imagination est une mise en œuvre mentale et subjective qui crée le monde. Si les fictions littéraires nous disent que les choses sont ce qu’on pense d’elles, les fictions scientifiques nous disent que, selon la formule d’Eddington, « le matériau de l’univers est avant tout mental »5. La réalité à laquelle l’homme est confronté se dévoilerait et s’appréhenderait selon sa faculté à imaginer le monde. « Dans le cosmos d’Einstein, explique Alfred Kastler dans Les Racines du hasard, comme dans le microcosme infra-atomique, les aspects non substantiels dominent : dans l’un et l’autre, la matière se dissout en énergie et l’énergie en de mouvantes configurations de quelque chose d’inconnu. »6 D’après les scientifiques et les mystiques, l’imagination assume donc pleinement notre relation à l’inconnu et à l’immatériel : elle est une force de figuration possible d’une connaissance latente et virtuelle. L’imagination supplée à l’inconnu sans pour autant le dévoiler ; elle réactualise les formes sensibles et défait notre regard familier sur le monde. Peu de temps avant de mourir en 1240, un mystique arabe considéré comme le plus grand maître de la spiritualité islamique, Ibn ‘Arabî, célèbre la puissance créatrice de l’imagination et devance le constat d’Einstein : « si l’Imaginal n’était nous serions encore dans la potentialité »7.

Il n’est donc pas étonnant que les fictions, scientifique et mystique, permettent d’élargir la notion de réalité et de transmettre « la fiabilité du modèle mental »ainsi créé. Ici, la fiabilité ne renvoie pas à une sanction pragmatique déterminée par « un taux de réussite », comme le propose Jean-Marie Schaeffer dans son article « De l’imagination à la fiction », mais à la capacité qu’à l’individu de se fier à son imaginaire pour accéder à la vérité. Au sens premier, la fiabilité se fonde sur une confiance ou une foi : proche en cela d’un état spirituel qui gouverne l’appréhension du réel. Contrairement à une croyance commune, le discours scientifique ne limite pas le réel à la matière et aux apparences. Jacqueline Bousquet le rappelle en termes clairs : « depuis 1974, les travaux d’éminents physiciens concluent à la nature spirituelle de l’essence énergétique de la matière. [...] Le schéma « Esprit- Energie-Matière », base essentielle de l’ésotérisme, est reconnu scientifiquement »9. Dans le lexique d’Ibn Arabî, l’ésotérisme renvoie à toutes ces choses invisibles qui dominent l’être humain, dont la structure et les lois correspondent aux « réalités divines ». Ce sont par exemple, les mystères de la création, les « secrets sanctissimes » du réel et la « vision des aurores des lumières divines ». Ils constituent la matière principale des enseignements métaphysiques que reçoit le jeune Ibn ‘Arabi, alors âgé de 29 ans et qu’il transmet sous la forme d’un entretien avec Dieu, publié dans Le Livre des contemplations divines. En imaginant ce dialogue spirituel, Ibn ‘Arabi est simultanément instruit et transmetteur. 

David Bohm et F. David Peat, La Conscience et l’univers, Editions du Rocher, 1990, 261 pages, 34 €.

D’emblée cette fiction mystique le présente comme le médiateur privilégié entre le pèlerin et Dieu. Le prologue laisse déjà entrevoir l’assurance du jeune mystique qui se fie totalement à la parole qu’il entend, à son imaginaire dirions-nous. La parole divine lui apprend effectivement que la sagesse n’est pas accessible à celui qui ne le désire pas ni ne se tourne vers Dieu : « toutes choses que tu ne peux comprendre, que ta science ne saurait atteindre, que ton intelligence ne peut appréhender, tout cela repose entre tes mains. Dieu daigne accorder au pèlerin la lumière de la clairvoyance, la pénétration de l’esprit, la lucidité de la conscience, la pureté du cœur... Exalté soit le Tout-Puissant. »10 En somme, face à des réalités divines ou à l’inconnu, c’est le sens de l’observation que le scientifique et le mystique sollicitent en eux. Chacun fait alors l’expérience d’une implication subjective forte et, par conséquent, de la transformation inéluctable du monde. Au geste rationnel, mesuré et déterminé, qui structure le monde, s’associe le geste intentionnel, intime et intuitif qui lui donne une forme singulière et parfois renouvelée.

Dans la pratique, il y a donc observation et perception puis contemplation et imagination dont l’usage subtil et intelligent ouvre la voie aux « réalités divines » ou à ce que David Bohm appelle « les ordres implicites et superimplicites »11. Dans La Conscience et l’univers, l’objectif de David Bohm et F. David Peat est clair : face à des blocages et des résistances culturels, ils proposent d’« étendre la créativité au-delà des sphères auxquelles elle est traditionnellement confinée »12. Si, au fil du temps, la littérature s’est écartée de la sphère scientifique ; à l’inverse, il y a le constat que la science s’est éloignée de la sphère créatrice. Ils montrent que le changement d’objet d’étude en physique a révélé la nécessité de concevoir la science dans son rapport à la créativité. Leur argument est que « la perception dans la science moderne, surtout en physique, se produit essentiellement par le biais de l’esprit, c’est là que l’intention et la disposition intimes affectent le plus fortement ce qui est vu. »13 En effet, que ce soit le voyage sur la Lune que nous propose Kepler au tout début du XVIIe siècle dans un récit de rêve intitulé Le songe ou astronomie lunaire14 ou la chevauchée sur un rayon lumineux imaginée par Albert Einstein au XXe siècle, ces deux fictions se fondent sur un acte imaginaire et créatif qui dépend essentiellement de la disposition intérieure de l’observateur. Dans ces exemples, la fiction compense les failles des techniques d’observation. Ce que l’œil physique ne peut pas voir (l’infiniment petit et l’infiniment grand) est assumé par l’œil de l’imagination. À la lumière des théories mystiques, on pourrait dire que la pensée de Bohm et de Peat décrit intuitivement ce que la tradition mystique arabe nous enseigne : l’œil physique accorde une confiance aveugle aux apparences extérieures tandis que l’œil de l’imagination peut susciter une foi profonde dans l’invisible, comme notamment celle d’Einstein. Cette distinction théorique n’est pas une séparation de fait. « Il s’agit en l’espèce, explique Ibn ‘Arabi, d’une science ténue, [c’est-à-dire] de la science qui permet de distinguer entre deux sortes d’yeux ou de vues. »15

À celui qui sait discerner, à celui qui a toute confiance dans ce qui lui vient à l’esprit, Dieu promet de le guider : « Celui qui s’arrête à l’image est égaré, et celui qui s’élève depuis l’image jusqu’à la réalité est bien dirigé »16. Aurait-il à peine confiance qu’il serait tout de même aidé : « Et si la pensée qui te vient à l’esprit te laisse confus et si tu n’as pas pleine confiance dans la station où tu te trouves, eh bien Dieu fait passer à travers la forme de l’existence que tu appréhendes une image-symbole grâce à laquelle tu t’élèves et progresses vers ce que nous venons de dire »17. Il s’agit donc de préserver la fiabilité des images mentales de toute confusion avec une conduite solipsiste, fantaisiste et délirante, déconnectée du réel qui précisément englobe le visible et l’invisible, les formes et les informations, le matériel et l’immatériel. Est-ce à dire que la réalité perçue est une création imaginaire au sens d’irréel ou que l’homme ne construit que de vaines fictions ? Dans quelle mesure l’imagination peut-elle créer des formes sensibles et révéler des informations latentes et réelles ? Ou, pour reprendre la formulation d’Ibn ‘Arabi, « la faculté imaginative a-t-elle la possibilité de produire une forme sensible réelle ? »18

Ibn Arabi (1165-1240) poète, soufi, métaphysicien et philosophe. Il développe une doctrine de l'Être absolu (Wahdat al-wujud), une philosophie panthéiste, traitée dans ses ouvrages: - Les Illuminations de la Mecque (Al-Futūḥāt al-Makkiyya)

Au tournant du XXe siècle, la physique propose un nouveau regard sur la réalité. Suite à l’idée de « quantification de l’énergie » formulée par Max Planck en 1900, Albert Einstein décrit cinq ans plus tard la nature discrète de la lumière qui peut alors être divisée en un nombre fini de « quanta d’énergie »19. Puis, en 1913, Niels Bohr avance que cette discontinuité des échanges d’énergie entre matière et rayonnement se retrouve au cœur de l’atome. Dans le monde subatomique, les échanges d’énergie s’effectuent par paquets d’énergie ou quanta. En 1923, Louis de Broglie affirme que toute matière a une nature ondulatoire. Ainsi, explique Jacqueline Bousquet, « la physique nous dit qu’une particule est à la fois particule et onde. [...] Selon la façon dont nous allons interroger la matière à son niveau ultime, elle se comportera tantôt comme une particule, tantôt comme une onde avec ses propriétés, c’est-à-dire la représentation d’une probabilité de trouver la particule à tel endroit ou à tel autre, et la possibilité pour cette particule d’exister dans d’autres univers ou dans d’autres dimensions.»20 Principe connu sous l’expression de la « dualité onde-corpuscule » qui fonde la mécanique quantique. La particule est alors décrite par une fiction mathématique appelée « fonction d’onde » qui code sa densité de probabilité. Toutefois cette fiction mathématique n’a de fiable que ce que l’observateur nous rapporte de sa mesure expérimentale, de son témoignage dirait Ibn ‘Arabi. L’interprétation des phénomènes quantiques fait autant question que l’interprétation des phénomènes spirituels. Les fictions, fussent-elles scientifique ou mystique, suggèrent donc un ordre ou une architecture du réel qui, pour exister, oblige chaque chercheur à participer en tant que sujet, lui aussi témoin et créateur des dimensions de l’univers suggéré. Autrement dit, l’avènement de la physique quantique se concrétise avec l’idée d’un principe d’ordonnancement invisible du monde.

Les mathématiques et la physique conceptualisent ce principe à travers la notion de champ. En 1861, Maxwell oublie les corps et propose à travers la notion de champ de voir l’interaction entre les corps comme une réalité. Il détermine donc la notion de champ comme la perturbation de l’espace qui en chaque point est un potentiel de force indépendant des corps qui peuvent s’y trouver. Inspiré par les théories mathématiques de son contemporain britannique Arthur Cayley, il écrit un poème adressé au comité d’abonnés qui avaient la charge du fonds pour le portrait de Cayley. Contrairement au portrait pictural de Dickenson qui ne peut rendre compte de l’imaginaire mathématique de son confrère, Maxwell loue la faculté du mathématicien à imaginer des symboles et à créer de nouveaux univers. « The symbols he hath formed shall sound his praise, / And leade him on thought unimagined ways / The conquests new, in words not set created »21.

Il fait notamment référence à ses travaux sur la géométrie analytique à n dimensions, à la théorie des matrices et à la théorie des déterminants. L’intuition que Diderot partage dans une lettre du 15 octobre 1759 adressée à Sophie Volland au sujet d’une interaction spirituelle entre les corps vivants est clairement formulée en 1874 dans ce poème de Maxwell à travers la description des vecteurs orientés dans l’espace et présentés comme des esprits informes : « unembodied spirits of direction »22. Si ce poème est avant tout la traduction métaphorique de ses pensées scientifiques, il annonce déjà ce qu’Einstein énoncera clairement : « le champ est la seule réalité »23. Contemporain de Cayley avec lequel il formula un théorème, Hamilton présente, vers la fin des années 1860, un nouveau traitement du mouve- ment fondé sur les ondes plutôt que sur les particules (théorie d’Hamilton et Jacobi). Ainsi, le concept de champ exprime-t-il un nouveau regard sur le monde. Lorsque Einstein en déd auit par la suite que « dans cette nouvelle sorte de physique, il n’y a aucune place pour à la fois le champ et la matière », il suppose qu’une particule est « une densification d’un champ »24. Autrement dit, « le champ, précise Jacqueline Bousquet en note, est une région de l’espace affectée par la perturbation créée par la présence de masses, de charges électriques ou d’autres agents physiques. Les champs sont des modèles élaborés pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »25.

Si le champ électromagnétique décrit par les équations de Maxwell fait apparaître des interactions invisibles et nous dit quelque chose du vivant, les poèmes de Maxwell suggèrent davantage : l’évocation de formes invisibles qui nous enseignent par visions, rythmes et rimes invite à la contemplation du vivant. Les corrélations imaginées dans le poème ou dans l’esprit du lecteur structurent un univers. Elles sont perceptibles car elles font écho à une musique intérieure et elles se mesurent par rapport au rythme du vécu. La Lorelei de Maxwell, par exemple, esprit féminin de la mélodie (« a spirit of melody »), symbolise notre interaction avec les formes et l’informe. C’est, comme le titre du poème l’indique, « sur l’air de la Lorelei » (« To the air of Lorelei ») que la poésie crée un espace à n dimensions et qui n’a de réalité que selon notre capacité à mesurer cet espace imaginaire. La mesure, ici, est une écoute qui fait preuve de justesse : pour enten- dre les enseignements de la nature, pour contempler l’harmonie sacrée (« harmony holy »), le poète doit aussi entendre et reconnaître la confusion qui l’habite, la discordance des voix. Sans cette mesure et cet accord primordial – que l’on pourrait définir comme une interaction harmonieuse entre soi et le monde – le poète ne peut prétendre à un voyage dans l’imaginaire et à un enseignement ésotérique : « Their voces are music for ever, / And join in the mystical strain »26.

Ces « accordailles » mystiques, pour reprendre l’idée d’Ibn ‘Arabi, créent un chant symbolique qui n’a qu’un seul auteur : celui qui ne cherche pas à mimer le monde mais à le mesurer. Chant qui n’existe que le temps de la mesure et de la présence consciente au monde. La physique quantique nous apprend que mesurer c’est perturber, transformer ; le poème de Maxwell célèbre les formes de la nature qui nous émeuvent par résonance (« musical flow ») et montre qu’en retour, notre mesure est créatrice d’une forme poétique et d’un sujet. Cela signifierait que le transfert d’informations s’opère par résonance. Au fond, la poésie de Maxwell est une herméneutique avant la lettre de ce que représentent les champs morphiques de Rupert Sheldrake27.

Lecture d'un extrait d'un poème du physicien mathématicien victorien James Clerk Maxwell intitulé "Recollections of a Dreamland". 

Ce type de champ se manifeste par résonance et transmet des informations mentales et psychiques. Il n’est donc pas sans répercussion émotionnelle dans l’esprit de l’observateur comme par exemple en témoigne Ibn ‘Arabi dans l’un de ses poèmes mystiques : « Secoué d’émotion / Par l’harmonieuse mélopée du chantre »28, le poète mystique entre ainsi dans la « réalité de l’intermonde » (barzakh). Ici, l’interaction avec le Réel, avec Dieu, n’est pas immédiate. Elle se réalise par l’intermédiaire des « images-symboles », qui, comme le zéphyr oriental, portent en elles les enseignements divins. Plus elles sont harmonieuses, plus les formes sont belles, plus elles suscitent une attirance. Cette attraction, déterminée comme une loi qui régit le principe de vie, est à l’origine des désirs de l’amant. Désignée dans les poèmes d’Ibn ‘Arabi par les différents degrés de l’amour, elle est réciproque. « L’amour, note-t-il dans Le Traité de l’amour, est ce rapport / Qui concerne aussi bien l’homme que Dieu, / Bien que notre science / Ignore cette relation »29. Il n’y a donc pas de connaissance subtile sans amour, c’est-à-dire sans « interattraction » (Maurice Gloton)30. Cette interattraction amoureuse est à la métaphysique mystique d’Ibn ‘Arabi ce que l’interaction des corps est à la physique quantique. Toutes deux expriment un potentiel de vie, actualisent un rapport possible à l’absolu pour ne pas dire à Dieu. Dans la tradition musulmane, cette attraction est présentée comme un postulat impossible à démontrer. Toutefois, dans L’Interprète des désirs, le poète relève le défi et, sur le modèle de la poésie courtoise, partage son attrait grandissant pour une femme nommée Nizham. Le mot arabe, traduit par « accordailles » sous la plume de Maurice Gloton lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le recueil comme nom commun – ce sont les vers mis en exergue de cet article –, signifie harmonie et renvoie à l’union des contraires. Dans les poèmes, Nizham est une image-symbole qui, par son pouvoir de suggestion, subjugue celui qui la contemple et, par la beauté de ses formes, attire l’amant en quête d’harmonie. Cela signifie implicitement qu’aucun poème ne s’écrit, aucune connaissance de l’harmonie n’est accessible à celui dont la disposition intérieure ne tend pas vers l’amour : « L’amour, précise Ibn ‘Arabi dans son traité, est l’une des affections caractéristiques de la volonté, »31 caracté- ristique, oserai-je dire, de « l’intention et de la disposition intimes [qui] affectent le plus fortement ce qui est vu » (David Bohm et David Peat). Sans doute qu’ici il pourrait être comparé à la passion du chercheur scientifique. Je pense, par exemple, à celle d’un Kepler lui aussi en quête d’« harmonie du monde », notamment du monde lointain et invisible à l’œil nu. Il n’y a donc de désir ardent qu’en l’absence de l’aimé ou, comme l’explique Ibn ‘Arabi, « on s’imagine que l’objet de l’amour a une existence effective alors qu’il est une pure potentialité. L’amour s’attache à le considérer comme présent dans un individu. Dès que l’amant voit l’aimé, son amour se renouvelle afin que persiste cet état dont il aime l’existence effective et qui a cet individu pour origine. C’est pourquoi l’objet de l’amour reste sans cesse en puissance d’être, même si la plupart des amants n’en ont pas conscience, à la seule exception des gnostiques qui connaissent les réalités fondamentales [de l’amour] et les conséquences qui lui sont inhérentes. »32 Cette loi d’attraction expliquée par la métaphore de l’amour a plusieurs corollaires métaphysiques que j’aborderai brièvement.

En premier lieu, elle manifeste un état d’âme, une sorte d’affliction déchi- rante, en l’occurrence l’état de l’amant mystique qui simultanément désire et patiente. Selon Ibn ‘Arabi, cette disposition paradoxale ne s’éprouve que dans l’intermonde ou « monde imaginal » comme une étape dans l’ascension spirituelle, dans l’accès à la connaissance. Appréhender le Réel par l’œil de l’imagination est une manière de sortir des paradoxes, des dualités ou des confusions car l’imagination relie et unit par symbole. Dans le cinquième poème intitulé par Maurice Gloton « Désir insatisfait », la patience et le désir sont comparés à des lieux de halte : « Le désir ardent s’élève serein / Et ma résignation parcourt la plaine. / Alors je me trouve entre le plateau de Najd / Et la basse et torride Tihâma ». Le poète commente lui-même ses vers en ajoutant : « Me voici donc entre ces deux états dans une condition intermédiaire (barzakh), cause d’affliction »33

Ibn 'Arabi, Ecoute, ô bien-aimé, musique : Lisa Gerrard.

J’ajouterai à ce commentaire que l’expérience simultanée, paradoxale, de deux états contraires est certes douloureuse mais fondamentale à l’ordonnancement harmonieux du monde car elle nous confronte à l’indéterminé, à une présence non encore existante. Imaginons une métalepse, à la manière de Genette34 où le poète mystique ferait l’expérience de la fiction quantique du poisson soluble 35. Celle-ci consiste à vouloir pêcher un poisson dans une mare à l’eau si trouble qu’on ne peut rien y voir et à croire que le poisson est dissous dans tout le volume d’eau, c’est-à-dire non-localisé, tant qu’il n’est pas pêché. Le physicien quantique ne parlerait alors que d’une « potentialité de poisson ». Mais dès lors qu'il le pêche, le poisson s'actualise (« réduction du paquet d'ondes »). De la même manière, on pourrait alors dire que le Bien-Aimé est un poisson soluble et la rencontre amoureuse s’effectue au moment où il mord à l’hameçon. Cela pour dire, avec les termes d’Ibn ‘Arabi, que « l’amour ne s’attache qu’à une chose en puissance d’être ou virtuelle, non actualisée ou encore non existante dans un être au moment de cette affection volontaire. »36

En second lieu, et par conséquent, ce principe d’indétermination fondamental à l’expérience de l’amour autant qu’à la théorie quantique37, est une prédisposition imaginaire, nécessaire à la rencontre, instant théophanique par excellence. En écho au cinquième poème, abordé ci-dessus, le cinquante-cinquième poème, bien qu’intitulé lui aussi « Désir insatisfait » par le traducteur (sans plus d’explication), suggère que l’indétermination s’intensifie jusque dans la rencontre. L’insatisfaction demeure car le désir n’en est que plus fort, représenté comme une figure exponentielle de l’amour absolu et infini. Le poète conclut par ces vers : « On n’échappe pas à une extase / Qui se trouve en affinité / Avec la beauté s’intensifiant / Jusqu’à l’harmonie (nizham) parfaite »38 – harmonie enfin dévoilée dans les derniers vers de ce parcours imaginaire. Les effets de cette attraction amoureuse sur l’imaginaire du poète mystique sont notoires. D’un poème à l’autre, la patience est récompensée par l’extase. Le poète sort de sa condition humaine, libéré de sa résignation, de ses peurs et de ses soupirs. Ses aspirations répétées prennent forme dans les rencontres de plus en plus sublimes. Parvenu à ce point de rencontre, est-il seulement possible pour nous, lecteurs, de comprendre ces vers déconcertants : « Sa rencontre produit en moi / Ce que je n’avais point imaginé. / La guérison est un mal nouveau / Qui provient de l’extase. »39 ? En arabe, l’extase est désignée par le mot wajd dont le doublet wujûd est souvent utilisé par Ibn ‘Arabi dans le sens d’existence. La racine W J D exprime l’idée de trouver ou se trouver. Ainsi, les réalités divines « se trouvent » dans l’extase, désir intense de l’amant qui « persiste, témoigne le poète, dans l’absence et la présence ». Ces réalités me font penser à la définition que propose Étienne Klein de la notion de vide : « il n’est plus un espace pur, encore moins un néant où rien ne se passe, mais un océan rempli de particules virtuelles capables, dans certaines circonstances, d’accéder à l’existence. Le vide apparaît ainsi comme l’état de base de la matière, celui qui contient sa potentialité d’existence et dont elle émerge sans jamais couper son cordon ombilical. »40 Il explique le passage de la potentialité d’existence à la réalisation matérielle par la collision de deux particules qui offrent alors « leur énergie » au vide quantique et deviennent réelles.

Du point de vue d’Ibn ‘Arabi, ce passage s’effectue par l’imagination, qui, selon Henri Corbin, est en fait un « champ »41. Dans la métaphysique d’Ibn ‘Arabi, l’imagination est une science qui, loin de nous induire en erreur, nous rapproche de la vérité. La « fonction psycho-cosmique » de l’imagination, telle que l’énonce Henri Corbin pour exposer la pensée d’Ibn ‘Arabi, met l’accent sur sa fonction d’intermédiaire entre le monde des formes et le monde de l’information. Si l’imagination produit des fictions, en littérature elles sont ce que Jean-Marie Schaeffer appelle des « exemplifications virtuelles d’un être-dans-le-monde- possible » dans le sens où elles donnent une forme immatérielle à un « être-dans- le-monde-possible » qui n’a de valeur qu’à proportion de la fiabilité partagée par plusieurs sujets, c’est-à-dire de leur capacité à se fier aux fictions créées. Ce processus d’actualisation des possibles est d’autant plus objectif et fiable qu’il est compris par une même communauté interprétative de lecteurs. Cependant la science de l’imagination, théorisée par Ibn ‘Arabi dans plusieurs ouvrages et notamment dans le chapitre 63 des Conquêtes spirituelles de la Mecque, s’attache davantage à la dynamique propre à ce champ plutôt qu’à ses effets (comme la fictionnalité). Définie comme un champ, à savoir comme le propose Jacqueline Bousquet un « modèle élaboré pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »42, ou comme le propose Henri Corbin un intermédiaire, l’imagination « symbolise avec les mondes qu’[elle] médiatise »43.

Associée à l’aspect psychologique de sa fonction, elle n’est donc pas seulement, comme le propose Jean-Marie Schaeffer, « un processus mental qui donne naissance à des représentations » dont je préciserais que le référent n’est pas nécessairement visible dans le monde physique. Cette puissance imaginative liée au sujet imaginant relève de « l’imagination conjointe » qu'Ibn 'Arabi distingue de « l’imagination dissociable du sujet, ayant une subsistance en elle-même »44 que l'on peut observer dans les songes ou les visions. «  Le propre de cette imagination conjointe, précise Henri Corbin, est d’être liée au sujet imaginant, et de disparaître quand il disparaît. Quant à la seconde, l’imagination séparable du sujet, elle a une réalité autonome et subsistante sui generis au plan de l’être qui est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, mundus imaginalis. »45

Henry Corbin dans sa bibliothèque en 1973.

réalité autonome et subsistante sui generis au plan de l’être qui est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, mundus imaginalis. »45 La première naît d’une faculté représentative ; la seconde naît d’une faculté créatrice. Pour cette dernière, « le cœur du gnostique projette ce qui se trouve réfléchi en lui (ce dont il est le miroir), et l’objet sur lequel il concentre ainsi sa puissance créatrice, sa méditation imaginante, fait son apparition comme ayant une réalité extérieure, extramentale »46. À cet instant, le sujet n’est pas dans une attitude mimétique. Il fait l’expérience d’une intention orientée, d’une méditation ou, en arabe, d’une  hymma, « terme, précise Henri Corbin, dont nous pouvons peut-être au plus nous représenter le contenu, si nous lui donnons comme terme équivalent le mot grec enthymesis qui signifie l'acte de méditer, concevoir, imaginer, projeter, désirer ardemment, c'est à dire avoir présent dans  le Θυμος, qui est force vitale, âme, cœur, intention, pensée, désir ».47

Associée à l’aspect cosmique, l’imagination est définie comme un processus cosmogonique, théogonique. Ici, précise Henri Corbin, « il faut penser plutôt au processus d’une illumination croissante, portant graduellement à l’état luminescent les possibilités éternellement latentes dans l’Être divin originel »48. Dans Les Conquêtes spirituelles de La Mecque, Ibn ‘Arabi précise : « Dieu a fait cette imagination de lumière [...]. Cette lumière pénètre dans la pure non existence pour lui donner une forme existante »49. Or, tout récemment, Jacqueline Bousquet résume l’évolution de la recherche en sciences et note : « nous avons essayé d’appréhender le réel en cherchant à aller plus loin que ce que nous révèlent nos sens. La physique a dématérialisé la matière et démontré que cette dernière procède de l’immatériel. Elle est en réalité de la lumière condensée, de l’énergie en perpétuelle interaction»50. De même, plusieurs chercheurs scientifiques du XXe siècle (Weyl Hermann, Ovrut Burt et Wolfgang Pauli) font l’hypothèse d’une contrepartie psychique des constituants de la matière qui fait écho à cet aspect psychologique de l’imagination définie par Ibn ‘Arabi. Ce que nous enseigne la science de l’imagination se vérifie donc avec les expériences de pensées de la théorie quantique. Le réel et la vie ne se limitent pas à la matière et ne s’opposent pas à l’imaginaire. Il faudrait plutôt dire, avec Henri Corbin, que « la réalité est bien elle-même une apparition théophanique dont la forme réfléchit la forme de celui à qui elle apparaît et qui en est le lieu, le medium. [Dire cela] c’est la valoriser au point d’en faire l’élément de la connaissance de soi »51.

Notes 

 

  1. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, trad. Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 2012, p. 110.
  2. Je reprends ici le titre d’un ouvrage de Jacqueline Bousquet (docteur en endocrino- logie, biophysique et immunologie, chercheur au CNRS et décédée en 2013) cité dans la suite de l’article.
  3. À ce sujet, on pourra par exemple lire le numéro 6, « Tombeaux de la littérature », publié dans la revue en ligne de Fabula, LHT.
  4. Cité par Jacqueline Bousquet, Au cœur du vivant, version livre électronique, consultable sur arsitra.org., 2009, p. 27.
  5. Ibid., p. 68.
  6. Ibn ‘Arabî, De la mort à la résurrection, trad. Maurice Gloton, Albouraq, 2009, p. 139. Dans cet ouvrage, Maurice Gloton propose une traduction des chapitres 61 à 65 de l’une des œuvres majeures d’Ibn ‘Arabî : Les Conquêtes spirituelles mekkoises ou Al-Futûhât al-Makkiyya. Le terme arabe al-khayâl est traduit ici par « Imaginal », il peut aussi se traduire par imaginaire.
  7. Jean-Marie Schaeffer, « De l’imagination à la fiction», Vox Pœtica, vox- pœtica.org/t/articles/schaeffer.html., consulté le 30 avril 2013.
  8. Jacqueline Bousquet, , p. 60.
  9. Ibn ‘Arabi, Le Livre des contemplations divines, trad. M. Gloton, Paris, Actes Sud, 1999, p. 51-52.
  10. L’expression est fort bien décrite et expliquée dans l’ouvrage de David Bohm et David Peat, La Conscience et l’univers, Monaco, Éditions Alphée, 2007, p. 104-216. Il faut toutefois préciser que cette terminologie scientifique est récente et qu’au XVIIe siècle, Kepler écrit L’Harmonie du monde en contemplateur plus qu’en observateur. Dans son introduction, il note : « J’ai consacré aux contemplations Astronomiques la meilleure partie de la vie, [...] par Dieu le Meilleur, le plus Grand, qui avait inspiré la pensée, qui avait excité un immense désir ayant prolongé la vie et les forces de l’esprit » (L’Harmonie du monde, trad. Jean Peyroux, Bordeaux, impr. Bergeret, 1979).
  11. David Bohm et F. David Peat, La Conscience et l’univers, , p. 250.
  12. David Bohm et F. David Peat, , p. 67.
  13. Lire à ce sujet l’analyse stimulante de Frédérique Aït-Touati, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011.
  14. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 144.
  15. Ibn ‘Arabi, Le Livre des contemplations divines, , p. 94.
  16. Ibn Arabi, , p. 94.
  17. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 147.
  18. En physique, un quanta est une quantité minimale d’énergie pouvant être émise, propagée ou absorbée.
  19. Jacqueline Bousquet, , p. 34.
  20. James Clerk Maxwell, « To the Committee of the Cayley Portrait Fund », publié sur http://www.pœmhunter.com/pœm/to-the-committee-of-the-cayley-portrait-fund/, consulté le 22 mai 2013. « Les symboles auxquels il a donné forme apparaîtront comme des éloges / Et, par des chemins inimaginables, l’amèneront / À conquérir de nouveaux mondes, non encore créés ».
  21. James Clerk Maxwell, Littéralement : incarnés ».
  22. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  23. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  24. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  25. James Clerk Maxwell, « To the Air of Lorelei », publié sur http://www.pœmhunter.com/pœm/to-the-committee-of-the-cayley-portrait-fund/, consulté le 22 mai 2013. « Leurs voix sont à jamais une musique, / Et participent au chant mystique ».
  26. Rupert Sheldrake, A new science of life : the hypothesis of morphic resonance, Toronto, Park Street Press, 1981.
  27. Ibn ‘Arabi, “Accueillant jardin”, L’Interprète des désirs, , p. 342.
  28. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, trad. Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 1986, p. 27.
  29. Maurice Gloton, “Introduction”, L’Interprète des désirs, , p. 34.
  30. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, , 1986, p. 62.
  31. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, ibid, p. 12.
  32. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 111.
  33. Gérard Genette, Métalepse, Paris, Le Seuil, 2004. Pour conclure, Genette cite Borges qui cite Carlyle, page 132 : « En 1833, Carlyle a noté que l’histoire universelle est un livre sacré, infini, que tous les hommes écrivent et lisent et tâchent de comprendre, et où, aussi, on les écrit ». De la même manière, cette conclusion suppose que le livre sacré est une potentialité infinie de livres.
  34. Patrick Trousson, Le recours de la science au mythe : pour une nouvelle rationalité, préface de Gilbert Durand, Paris, L’Harmattan, 1995. Lire notamment la page 83 pour la description de cette expérience imaginaire.
  35. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 35.
  36. Principe énoncé par Werner Heisenberg en 1927 : l’état des systèmes quantiques ne peut pas être décrit avec exactitude, parce que l’observation de la position modifie l’impulsion du système et inversement. C’est donc l’idée que l’on ne peut pas connaître simultanément la position et la vitesse d’une particule.
  37. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 533.
  38. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 533.
  39. Étienne Klein, « Le monde selon Étienne Klein », « Le vide quantique et les paradis fiscaux », diffusée le 11.04.2013 sur France Culture, http://www.franceculture.fr/emission-le-monde-selon-etienne-klein-vide-quantique-et- paradis-fiscaux-2013-04-11, consulté le 24 mai 2013.
  40. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, préface de G. Durand, Paris, Éditions Médicis-Entrelacs, 2006, p. 229.
  41. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  42. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, , p. 230. Henri Corbin, ibid., p. 232.
  43. Henri Corbin, , p. 232.
  44. Henri Corbin, , p. 232.
  45. Henri Corbin, , p. 236.
  46. Henri Corbin, , p. 235.
  47. Henri Corbin, , p. 229.
  48. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 150.
  49. Jacqueline Bousquet, , p. 122.
  50. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, , p. 245.

 

 

 

 

 

 

Un article publié dans TrOPICS, en 2013.




L’atelier d’écritures poétiques : outil de transmission de la poésie ?

Cet article interroge l’atelier d’écriture à l’université comme outil de transmission de la poésie, tout en mettant le cadre institutionnel à l’épreuve d’une certaine idée de la poésie affirmée par nombre de poètes contemporains qui en reconnaissent la part obscure, insaisissable. Il souligne l’importance de la proximité de la lecture et de l’écriture dans l’atelier d’écriture, et parcourt les différentes modalités de transmission attachées à la poésie, l’écriture, la lecture silencieuse et à voix haute, à l’aune de cette idée partagée des poètes.

Le présent article tente de confronter une certaine tradition poétique et critique qui souligne la part d’obscurité convoyée par le langage poétique – tradition dont l’une des voix majeures, dans le domaine de la critique, est celle de Maurice Blanchot – et la pratique de l’écriture et de la lecture dans un atelier d’écriture de poésie à l’université. La raison d’une telle confrontation résulte du paradoxe existant, susceptible d’influencer la réflexion didactique, entre la pratique collective et « ouverte » de l’atelier et la dimension irréductible au sens, autrement dit : de secret, de la poésie. En effet, si l’on considère que le sens constitue le seul canal de la transmission et de la reconnaissance collective, l’on peut dès lors s’interroger sur la place faite dans un tel cadre d’apprentissage à la part d’obscurité inhérente à la poésie.

Dans l’atelier d’écriture, les « inducteurs » d’écriture sont souvent des textes littéraires, de telle sorte qu’y sont conjointes les pratiques de lecture et d’écriture. Si on l’appréhende du point de vue de la durée, cette conjonction est surtout sensible dans un atelier dédié à l’écriture de textes poétiques dont les rythmes et les sonorités sont, dans un tel cadre d’étude, une invitation presque immédiate au lecteur à devenir auteur à son tour. Généralement, les textes donnés à lire pour introduire à l’écriture sont lus sans être soumis à l’interprétation comme ils le sont dans d’autres pratiques de classe. Même si certains éléments de commentaire sont énoncés, l’appréhension de l’extrait n’a pas pour objectif l’interprétation.

De plus, là où un texte inducteur narratif impose l’enchaînement de sa narration comme durée immédiatement intelligible, le poème ou l’extrait-bloc de vers ou de prose poétique n’offre, en fait de prise, qu’un signe, ne fait que suggérer au lecteur quelque chose qu’il serait la plupart du temps bien en peine, sur le vif, de désigner avec précision.

Saisi dans la même immédiateté qu’un poème offert à la lecture dans l’intimité, l’on peut donc supposer qu’il conserve une part de l’obscurité convoyée par le mot, que surgit dans la lecture et est invité à surgir dans l’écriture le langage dans sa « matérialité », pour reprendre le terme utilisé par Maurice Blanchot1. L’écriture alors, dans l’atelier de poésie, porteuse des interrogations et des incompréhensions que la lecture a suscitées, les prolongerait, faisant ainsi acte d’élucidation du réel et se substituant en même temps à l’interprétation. L’obscurité dans le mot, demeurée en suspens dans la lecture, serait pour ainsi dire « reversée » dans l’écriture produisant un effet. Cette obscurité dont le mot est porteur, qui fait de lui un « mot- chose », prolongée dans l’écriture, permettrait de conserver intacte l’émotion poétique que Philippe Jaccottet affirme être « à l’origine de la poésie » (Jaccottet, 2002 : 23), et faciliterait son effective transmission. Ainsi, la proximité des textes – le(s) texte(s) inducteur(s) et le(s) texte(s) produit(s) par l’étudiant – dans leur succession et leur objet (le signe) reconstituerait simultanément les conditions d’émergence et de transmission « active » (en acte) de la poésie.

L’on peut prêter idéalement un tel pouvoir à l’atelier d’écritures poétiques, mais force est de constater que le cadre institutionnel (scolaire, universitaire) dans lequel il a lieu, représente pour beaucoup un obstacle que le pédagogue devrait s’efforcer de neutraliser autant que possible.

Extrait de L'Espace littéraire, de Maurice Blanchot.

Le mort et le vivant

Neutraliser tout d’abord la représentation de la littérature comme « corps mort », pour ainsi dire, ensemble clos destiné à l’étude dont la seule légitimité est la postérité. Entre autres héritages critiques, celui de Maurice Blanchot nous oriente vers la chose vivante, à la fois vers le « livre à venir » et vers le néant en amont de l’écriture ; il fait de la littérature cette chose mouvante, insaisissable, toujours susceptible d’être rendue au néant dont elle est issue et, tout en affirmant l’existence impérieuse de son langage, il en souligne le caractère aléatoire. Peut- être offre-t-il là des outils propres à démonter la certitude attachée à la littérature appréhendée dans un cadre institutionnel...quelle en serait l’utilité pour la transmission de la poésie ? Christian Doumet apporte une réponse à cette question, en plaçant en un même mouvement créateur la lecture et l’écriture :

Lecture de tel poète avec lequel on se sent une sorte d’affinité́ : aussitôt relancé le désir d’écrire notre poème. Pulsion d’imitation. C’est pourtant autre chose qu’il s’agira d’inventer. (...)

(Imiter, mimer : l’un servilement complice du modèle, astreint à re-produire, à retrouver dans les formes le fantôme d’une production antérieure ; l’autre, au contraire, revivant la scène de la création même, en recréant l’élan, la force, le sens, non sans parfois ajouter au spectacle un indice de parodie.) » (Doumet, 2004 : 18).

Revivre « la scène de la création même » est réintroduire le vivant, le mouvant, l’aléatoire de l’œuvre. Au lieu de figer le « modèle » en une « copie », celui-ci devient le moteur d’un acte poétique qui n’outrepasse pas le moment créateur.

Philippe Jaccottet, sur la poésie, 1974.

Cela peut être induit par la pratique même de l’atelier où l’étudiant est engagé dans un procès que l’on peut ainsi désigner : 1. lecture (du ou des textes proposés par l’enseignant) - 2. écriture guidée (à partir d’inducteurs précis) - 3. écriture délivrée (le devenir de l’écrit de réécriture en réécriture). La part du « vivant » relève, au cours de ce procès, de l’appropriation individuelle du texte lu puis de l’acte d’écriture, qui elle-même pourrait bien dépendre du nécessaire « contact », pour ainsi dire, avec une obscurité inhérente à l’œuvre que Maurice Blanchot identifie ainsi :

L’œuvre est la liberté violente par laquelle elle se communique et par laquelle l’origine, la profondeur vide et indécise de l’origine, se communique à travers elle pour former la décision pleine, la fermeté du commencement. C’est pourquoi elle tend toujours plus à rendre manifeste l’expérience de l’œuvre, qui n’est pas exactement celle de sa création, qui n’est pas non plus celle de sa création technique, mais la ramène sans cesse de la clarté du commencement à l’obscurité de l’origine, et soumet son éclatante apparition où elle s’ouvre à l’inquiétude de la dissimulation où elle se retire. » et la lecture « doit donc être aussi retour profond à son intimité [intimité de l’œuvre], à ce qui semble être son éternelle naissance. (Blanchot, 1955 : 271-272).

L’acte de lecture comme d’écriture qui ramène le lecteur à l’origine réalise en cela l’expérience vivante de l’œuvre, non en la rendant intelligible mais, au contraire, en éprouvant « l’obscurité » originelle. Réintroduire le vivant est accueillir et accepter cette obscurité sans vouloir l’expliquer, l’analyser pour la rendre intelligible comme l’on s’y livre ordinairement dans une situation de transmission. Aussi l’atelier d’écriture où les étudiants sont invités non pas à interpréter, mais à écrire dans la continuité de la lecture, semble être d’emblée un lieu propice pour maintenir la part irréductible au sens, donc un lieu particulièrement propice à la lecture et l’écriture de poésie.

Pour Christian Doumet, il existe un mode de lecture rendant sa place à l’obscurité dont l’œuvre est porteuse, abolissant le prévisible qui participe de l’horizon d’attente : « Lire, relire, sur le mode de la lecture la plus désertée ; celle qui, en fin de compte, ne voit plus, n’entend plus. Lecture dépourvue de sens, seule capable de nous arracher au prévisible sens de la suite.» (Doumet, 2004 : 20). La recherche du sens ferait donc obstacle à une compréhension vivante de l’œuvre.

Rejoindre par la pensée l’obscurité antérieure à l’acte créateur, accepter d’éprouver l’inintelligible part de l’œuvre, tel serait l’acte de lecture-écriture rétablissant le vivant et, peut-on ajouter, l’expérience du réel ouvrant à la transmission, tout cela peut avoir lieu dans l’atelier d’écritures poétiques. Car plus qu’à rechercher le sens, la poésie nous induit à un prolongement, prolongement du poème d’autrui et de son propre poème :

Lire le poème en cours afin de trouver ce qui vient après, c’est prolonger sa mémoire. On dit : invention. Mais la trouvaille est un travail : travail d’une mémoire qui se creuse elle-même pour extraire de son peu encore quelque matière à projeter en avant.

Le poème est une mémoire sans objet (sans contenu) projetée au-devant d’elle-même. (Doumet, 2004 : 31)

Le prolongement est creusement de la matière du langage dans le poème et de la mémoire dans la langue. Ce travail peut avoir lieu dans l’atelier grâce à l’écriture mais aussi grâce à la lecture à voix haute, et c’est bien cette pratique qui pourrait permettre à l’étudiant de tourner le dos à la représentation conventionnelle, close, de la littérature. Il faut cependant surmonter un autre obstacle que celui de la quête spontanée du sens, le cadre lui-même, ou, plus précisément, les contraintes qu’il implique.

Dans l’atelier d’écriture, la lecture comme l’écriture sont tendues vers une double évaluation, celle, immédiate, des lecteurs-auditeurs que sont les participants de l’atelier – dont l’enseignant– et celle, plus lointaine mais constituant un horizon indépassable, qui contribuera au diplôme à venir et pour laquelle l’enseignant a aussi un rôle à jouer. En raison du cadre dans lequel ils opèrent, les étudiants situent d’emblée leurs productions dans la perspective de l’évaluation. Aussi vont-ils rechercher l’acquiescement dans la confrontation aux textes d’autrui ou aux « conseils » de l’enseignant. 

Jean-paul Daoust, J'écris.

Mais ce dernier peut bien parfois aspirer à rester muet afin de garantir l’aléatoire, de laisser s’installer progressivement la présence des mots, nécessité (du destin poétique du langage ?) dont il a une vive conscience, et qu’Armel Guerne désigne ainsi : « Des mots, rien que de les poser / L’un à côté de l’autre, / Qui disent plus et vont plus loin/ Que nous n’allons ; des mots / Soudain qui ne sont plus les nôtres / et qui se tiennent tellement / Près d’une vérité suprême » (Guerne, 1973 : 57) Dans la confrontation immédiate à autrui, la durée ouverte où s’inscrit le poids des mots semblerait pourtant refusée, or sans ce « poids » vivant de la parole, la poésie est affaire de conventions et du seul « homme de lettres ». Doit-on en déduire que, pour cette raison, dans l’atelier d’écritures poétiques, l’on se tromperait d’altérité, prenant celle des autres pour celle du monde, appréhendée à travers les autres présents, étudiants et professeur ? Dans ce cas, ne peut-on penser que la transmission de la poésie, vivante de son rapport au réel, en est exclue ?

Il n’en est rien, d’une part parce que la chose écrite est de toute façon livrée au monde, et l’atelier constitue un microcosme dans lequel s’accomplit le même geste d’abandon à autrui, de dépossession de la part de l’auteur ; d’autre part, le rôle de l’enseignant consiste précisément à abolir autant que faire se peut le cadre institutionnel non seulement de la représentation de la littérature et du « littéraire », mais aussi de l’évaluation et du diplôme. Il doit aider les étudiants à ne pas écrire pour les autres, pas plus qu’à lire pour les autres – le diplôme visé participe de cette altérité –, et, pour cela, avant tout autre objectif, veiller à faire acquérir une conscience singulière de la matérialité du langage. Aussi faut-il sortir du cadre des séances d’atelier et placer les étudiants en position de création poétique continue, chez eux, tout au long du semestre, afin de rétablir la durée nécessaire au creusement de la mémoire, pour reprendre l’idée de Christian Doumet.

Il convient également d’éviter que les étudiants éprouvent trop rapidement la satisfaction du texte achevé – sentiment que l’on imagine bien étranger à l’auteur-lecteur solitaire –, en les incitant à privilégier le rythme et le son plutôt que le sens, afin de les sortir de la représentation conventionnelle du « littéraire » et de rendre la primauté à la langue. Certes, généralement, il semble difficile d’échapper au sujet dans un atelier d’écriture, mais l’atelier d’écritures poétiques en ouvre peut-être plus qu’un autre cadre la possibilité. L’écriture et la lecture de poésie, en effet, imposent un face à face mondain qui permet d’abolir plus facilement qu’ailleurs la médiation que constituent la représentation du « littéraire » et la situation d’apprentissage. Paradoxalement, l’atelier d’écritures poétiques, espace détaché du monde, espace d’exception, d’apprentissage, fermé sur lui-même, où les seules apparentes ouvertures sont celles produites par la présence physique des corps, par des bruits et des odeurs entrés par la fenêtre ouverte sur la pièce et par la langue travaillée, opère à la fois comme lieu de connivence où s’échangent les signes de reconnaissance du face à face mondain, et comme lieu de l’éveil au sens où Yves Bonnefoy l’entend lorsqu’il évoque un livre ayant marqué son enfance, Les Sables rouges : « Et si c’étaient nos lectures qui nous rêvent ? S’il fallait, en tous cas, se réveiller de certaines pour mieux comprendre la vie, et d’abord et dans son sein l’écriture [...] ? » (Bonnefoy, 1972 : 127). Éveil à la vie, à l’écriture, à la matérialité du langage, et creusement de la mémoire, de la langue, tel est l’acte « demandé » au lecteur dans l’atelier de poésie, et, si tel est le cas, rien ne pourrait alors faire obstacle à la reconnaissance de cet « ordre qui semble être derrière les apparences, en dépit de tout » (Jaccottet, 2002 : 32), reconnaissance qui paraît nécessaire à la transmission de la poésie.

Henri Meschonnic L'Oscur travaille (1).

A haute voix

Il ne s’agit pas ici de répertorier les divers modes de lecture possibles dans l’atelier de poésie mais il en est un qui apparaît particulièrement propice non seulement à anticiper et prolonger l’écriture du poème, mais aussi à transmettre la conscience d’une poésie vivante, en prise sur le réel : la lecture à voix haute. Certains poètes la considèrent comme nécessaire au processus d’écriture. Ainsi, pour Christian Doumet, elle fait effet de relance :

En cours d’écriture, l’idée vous vient assez régulièrement de lire à haute voix une première ébauche. Vous y mettez le ton de la plus fervente conviction — ton qui n’est pas exempt de vibrations déclamatoires. Cette lecture vous conforte. Il se peut même que l’entraînement suscite quelque avancée supplémentaire. » (Doumet, 2004 : 21).

Cependant, dans l’atelier de poésie, espace collectif, l’on se trouve, toutes proportions gardées, dans une relation au texte lu à voix haute assez identique à celle des lectures publiques de poésie qui, comme on sait, ont fait débat. Je renvoie ici à divers articles de l’ouvrage collectif coordonné par Jean-François Puff (Puff, 2015), dans lequel, notamment, Thierry Roger rappelle la controverse, dans les années 20, autour de la mise en voix et en scène de Un coup de dés de Mallarmé par le groupe Art et Action2 et la résistance de Paul Valéry aux arguments des comédiens selon lesquels cette entreprise aurait répondu au vœu du poète et favorisé la compréhension du poème. La question de l’interprétation scénique valant interprétation sémantique fut un débat d’époque, et T. Roger cite en ce sens le Billet à Angèle d’André Gide daté du mois de mai 1921, dans lequel ce dernier propose de lire à haute voix des pages de Proust pour les rendre intelligibles (Puff, 2015 : 64). Cette théâtralisation de la poésie ou de la prose par la lecture a donc pour objectif le sens et, si elle peut intéresser l’atelier, il n’en reste pas moins que l’objectif, comme cela a été expliqué précédemment, en est bien différent puisqu’il a trait à la matérialité du langage.

Si la lecture publique fait acte, c’est davantage au sens scénique du terme : en ce sens, l’atelier d’écriture me paraît être comme une seconde scène où les modalités (françaises) de la lecture à voix haute, partagée collectivement comme dans une lecture publique, se trouvent reproduites : elle participe de l’écriture. Modalités françaises en effet, comme l’explique Abigail Lang dans le même ouvrage où il présente l’émergence et l’évolution de la lecture publique de poésie aux Etats-Unis et en France au cours des décennies 50 et 60. Abigail Lang y note que la spécificité française de la lecture publique de poésie est d’être restée attachée au texte très longtemps, alors qu’aux Etats-Unis, dès les années 50, peu d’attention est portée à la forme écrite (Puff, 2015 : 205-235). Certes, la distinction ne vaut plus pour les décennies suivantes (en témoignent Bernard Heidsieck, Julien Blaine ou Jacques Rebotier, entre autres poètes) mais il faut reconnaître que le texte écrit persiste dans l’idée même de poésie, comme on le constate en lisant Jacques Roubaud qui préconise – non sans humour – de nommer « performances » et non « poésie » les mises en scène de poèmes soumises au « VIL » (Vers International Libre) responsable de la « domination d’une poésie versifiée selon un mode d’organisation uniforme, valable partout » (Puff, 2015 : 311).

Les planches courbes, Yves Bonnefoy, 2002, lecture pour un disque édité par Gaster Oprod / ERE Prod. 

Lecture à voix haute attachée au texte écrit, certes, mais aussi à l’écriture car cette représentation plutôt française de la poésie va de pair avec l’idée d’une lecture à voix haute participant de l’acte d’écriture dont Christian Doumet a fait l’expérience et que reconnaît aussi Abigail Lang. Qu’elle ait lieu dans un espace public ou dans la solitude de sa chambre, la lecture à voix haute reste bel et bien une étape importante de la création du poème pour plusieurs poètes, tel Jean-Marie Gleize qui reconnaît en cela une fonction majeure de cette pratique, établissant un passage permanent entre elle et l’écriture :

(...) je dirais que la fonction institutionnelle, ou promotionnelle de la lecture publique, (l’élargissement de la réception de pratiques dites difficiles), ou sa fonction incantatrice (de passage spectaculaire de l’abstrait du livre au concret d’un corps parlant, supposé faciliter la compréhension ou tout au moins l’appréhension sensible du texte), viennent à mes yeux au second plan derrière cette fonction (...) qui consiste à comprendre la lecture (il faudrait d’ailleurs dire les lectures, les séquences de lectures, impliquant va-et-vient entre inscription et oralisation, entre travail en retrait et confrontation directe à des auditeurs), comme partie prenante du geste et du procès de l’écrire, comme nécessaire composante de ce procès. Il me semble très sincèrement aujourd’hui que je ne pourrais plus envisager pleinement la composition écrite sans ces aller-retours, sans ces passages répétés par l’épreuve de la lecture publique. » (Puff, 2004 : 245-246).

L’atelier d’écriture offre en cela aussi l’occasion de dépasser son propre cadre, de tourner le dos à la fonction « institutionnelle » – pour reprendre les termes de Jean-Marie Gleize – : l’oralisation des poèmes, quel qu’en soit l’auteur et le lecteur, permet à l’enseignant, au moyen de la répétition, l’insistance, voire le commentaire phonétique, d’éveiller chez les étudiants la conscience de cette « fonction incarnatrice » de la lecture qui, comme l’indique l’adjectif, participe aussi de la transmission vivante de la poésie.

Rythme, son et sujet

Or, ce qui rendrait possible l’éveil de cette conscience est le fait que cette fonction de la lecture à haute voix et publique, qualifiée d’« incarnatrice » par Jean-Marie Gleize, résulte à mon avis d’une opération des sens qui opère sur le mot et à partir du mot en amont même de toute tentative d’oralisation et, de surcroît, de théâtralisation du texte, comme l’invitent à le penser les propos de Claude Esteban recueillis dans un entretien réalisé par Laure Helms et Benoît Conort :

 

Bernard Heidsieck, "Dans l'atelier", documentaire de 1994.

Renonçant à leur claustration implacable, à l’hégémonie de la chose écrite, il importait que les mots recouvrent un volume, une teneur charnelle dans la bouche, une véritable matérialité́ sonore. Cette rythmique visuelle dont je les avais investis, jusqu’alors prépondérante, devait se doubler, même au cours d’une lecture silencieuse, de scansions perceptibles par l’oreille, de tempos différents qui précipitent ou retardent le flux verbal, de telle sorte que le poème, désormais, ne se présente plus sous les dehors d’un texte épousant l’étendue de la page, mais bien plutôt comme une partition orchestrale, qu’il appartiendrait au lecteur de déchiffrer et de suivre dans son développement mélodique. Le poétique devait s’allier au prosodique, si du moins celui-ci ne se résumait pas, comme on feignait de le croire, à de pures contraintes métriques et à des codes de versification. [...] Je m’autorise à penser – et c’est à quoi j’espère me tenir – qu’il ne s’agit pas uniquement de la musicalité́ inhérente aux sons des vocables, tels qu’ils s’organisent et se distribuent dans l’élaboration de la matière poétique – assonances, allitérations, jeux de syllabes longues et brèves – mais en vérité́ de la poursuite d’une harmonie plus vaste, qui régit aussi bien les constellations que le souffle qui nous porte, et chacun de nos pas3.

Claude Esteban, s’attachant au mot, en éprouve la musique, le « poids vivant » – pour reprendre les termes d’Armel Guerne –, qu’il lie au souffle et au pas, au corps en mouvement. De la lecture silencieuse ou à haute voix au texte écrit, il s’agit moins d’une transition formelle que d’un passage de souffle, de rythme. Henri Meschonnic qui se situe dans la perspective du sens souligne la prépondérance du rythme dans et pour le sens dans le troisième chapitre de Critique du rythme intitulé « L’enjeu de la théorie du rythme » (Meschonnic, 1982 : 70). Après avoir affirmé le « rapport d’inclusion » dans lequel se trouvent rythme, sens et sujet, il met à distance le primat du signe dans l’approche épistémologique et constate qu’une théorie du rythme rendrait sa véritable importance au sujet (ahistorique) et à l’individu (historique)4. D’Esteban à Meschonnic, l’on peut établir une forme de continuité malgré la différence d’intention : le rythme (le souffle) serait – en tant que système d’organisation de tout discours tel que le décrit Henri Meschonnic – la clef d’accès à une présence qui se dérobe, à l’« harmonie plus vaste » évoquée par Claude Esteban. La quête obstinée du sens qui pourrait faire obstacle à cet accès se trouverait en quelque sorte détournée dans l’appréhension du rythme, l’appropriation du souffle, et aboutirait à un sens, certes plus aléatoire, mais « plus vaste » que la signification.

Dans l’atelier d’écritures poétiques, comme cela a été dit, le sens lié au signe n’est précisément pas en défaut, bien au contraire, il a tendance à capter toute l’attention ; sa prépondérance ratifie, dans le contexte de classe, l’absence de ce que j’appellerais, par convention héritée des poètes, l’ouverture à la « part obscure » ou « vérité » ou « réel », qui œuvre à une transmission vivante de la poésie. Encourager le rythme permettrait d’introduire cette ouverture sur ce qui échappe :

Débordant des signes, le rythme comprend le langage avec tout ce qu’il peut comporter de corporel. Il oblige à passer du sens comme totalité-unité-vérité au sens qui n’est plus ni totalité, ni unité, ni vérité. Il n’y a pas d’unité de rythme. La seule unité serait un discours comme inscription d’un sujet. Ou le sujet lui-même. Cette unité ne peut être que fragmentée, ouverte, indéfinie. » (Meschonnic, 1982 : 73).

L’insistance sur le rythme et, ce faisant, sur la conscience du souffle – ce à quoi contribue notamment la lecture à voix haute — atténue le primat du signe et favorise le vivant, « l’ouvert », et ce, notamment, en introduisant l’aléatoire, la fragmentation de l’unité, du sujet.

Enfin, mettre à distance le sens au profit du rythme ne peut-il pas aussi résulter de la convocation d’un surcroît de signes ? Rompre les rythmes d’une langue en convoquant d’autres signes, d’autres rythmes donc, afin de les rendre plus tangibles, telle a été l’expérience de Claude Esteban, et c’est ce qui l’a conduit à la traduction. Si l’on place les étudiants face à la nécessité d’opérer le transfert d’un poème de sa langue originale vers une langue autre, ils saisissent la différence des rythmes, du verbe, de la phrase, et prennent pied dans la matérialité du langage. Et c’est bien parce que la poésie touche à autre chose qu’à l’immédiat intelligible qu’elle y donne accès : « La poésie ne se souciait nullement des significations établies, elle était seule à conférer aux signes verbaux une charge signifiante qui échappait aux critères de l’entendement, qui faisait de ces mots, à quelque langue qu’ils appartiennent, les porteurs d’un sens qui les dépassait sans les détruire. » (Esteban, ibid.). Il est notable qu’Esteban attribue à la seule poésie ce pouvoir d’accès au réel, poésie à laquelle il oppose ce qu’il désigne comme « discours », une chaîne syntagmatique « soumise aux codes », au commun intelligible. La poésie l’entraîna à explorer toujours davantage les œuvres de langue espagnole, et la traduction lui permit d’atteindre le point « d’indifférence » de la lecture et de l’écriture : « Traduire Guillen, c’était croire derechef à la cohésion du monde, à son ordonnance, à son invulnérabilité, sous les espèces tangibles du poème. Et ce poème que je n’avais pas écrit, voici que de l’avoir porté jusqu’aux rives de notre langue, il devenait presque le mien. » (Esteban, voir note 3). Ecrire pour traduire conduit à une lecture en acte, à son tour génératrice d’écriture, en raison même de la relation concrète établie avec le réel dont le texte est porteur par le rythme et par-delà les mots et l’enchaînement syntagmatique du discours. Claude Esteban voit cela comme une « manière d’appropriation », mais aussi un prolongement, une reprise de la voix de l’autre, en résonance. Le travail sur le rythme, que ce soit, notamment, par la lecture à voix haute ou par la traduction, semble ainsi réaliser, par appropriation, la transmission concrète, vivante de la poésie.

Conclusion

Au terme d’un siècle où tant de voix se sont élevées pour reconnaître le rôle actif du lecteur, s’il est facile de comprendre en quoi l’écriture et la lecture se rejoignent dans le processus de création, il est plus difficile de situer l’activité de lecture et d’écriture poétiques par rapport à ce troisième terme, tapi dans l’épaisseur du réel, mystérieux et se dérobant sans cesse, qu’est la chose vivante et concrète, éprouvée d’abord ailleurs, avant même la parole, terme reconnu comme essentiel à la poésie. L’indifférenciation de la lecture et de l’écriture semble être une modalité du texte « en acte » pouvant rétablir ce troisième terme, y compris dans le cadre collectif qu’est l’atelier d’écriture. Cette indifférenciation relève d’un processus d’appropriation vivante (participant du vécu) du poème par la voix, le rythme, de l’oubli du cadre et de ses contraintes dans la mesure du possible, et, paradoxalement, du retrait de la signification. Si y parvenir constitue l’objectif premier du travail des étudiants et si de telles conditions sont réunies, alors ne peut-on considérer l’atelier d’écritures poétiques comme un outil particulièrement propice à la transmission de la poésie puisque c’est vivante, incertaine, lointaine et proche à la fois, qu’elle est non pas, du reste, à proprement parler « transmise » mais offerte ? En effet, comme s’en exclame le poète : « (...) à quoi bon l’interminable si la vie n’est pas rejouée / quand l’herbe aura poussé sur la langue on trouvera peut-être / l’articulation du mystère parmi les restes d’une phrase » (Noël, 2007 : 183).

Références

Blanchot M., 1955, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard.
Bonnefoy Y., 1972,
L’Arrière-pays, Paris, Gallimard, 2005.
Cools A., 2007,
Langage et subjectivité. Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas, Dudley, MA, Peeters.
Doumet C., 2004, Poète, mœurs et confins, Seyssel, Champ Vallon.
Gleize J.-M., 2015, « A quoi ça sert ? », pp. 237-248, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.
Guerne A., 1973, Sourde écoute, repris dans Le Poids vivant de la parole, Gardonne, Fédérop, 2007.
Jaccottet P., 2002, De la poésie, entretien avec Reynald André Chalard, Paris, Arléa, 2007.
Lang A., 2015, « De la poetry reading à la lecture publique », pp. 205-235, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.
Meschonnic H., 1982, Critique du rythme, Paris, Verdier.
Noël B., 2007, « Le volume des mots », in : Christian Hubin, Sans commencement, Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières.
Roger T., 2015, « Mise en page et mise en voix du poème : le cas de Mallarmé », pp. 59-100, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.
Roubaud J., 2015, « Poésie et oralité », pp. 307-318, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.

Notes

1 Sur le concept de matérialité du mot et du langage chez Blanchot, voir la synthèse d’Arthur Cools dans Langage et subjectivité. Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas (Cools, 2007 : 50-53).

2 Groupe fondé et animé par Edouard Autant et Louise Lara entre les deux guerres et promouvant un nouveau théâtre.

3 Séance de la Revue parlée consacrée au poète Claude Esteban le 11 décembre 1978 (Centre Georges Pompidou), reproduite sur le site de Jean-Michel Maulpois : http://www.maulpoix.net/esteban.html/. Consulté le 10/03/2016.

4 « Une théorie du rythme est nécessaire pour une théorie du sujet et de l’individu, car elle prend en défaut la métaphysique du signe. Celle-ci opère par l’effacement de l’observateur-sujet confondu avec la vérité de l’observé, de l’objet, comme si les conditions de l’observation n’étaient pas inséparablement subjectives- objectives. » (Meschonnic, 1982 : 78-79)




Appel’action pour une trans-mission du poëme : entretien avec Julien Blaine

Pour Julien Blaine, la poésie s'expérimente physiquement : elle est, d'évidence, performative. Poésie sémiotique, multiple, où le corps participe de la mise en œuvre du travail de la langue, son œuvre en constante mutation a ouvert des champs encore inexplorés. S'il se situe à la fois dans une lignée post-concrète (Il multiplie les champs sémantiques, en faisant se côtoyer des signes de diverses nature et d'horizons différents – textuels, visuels, objectals) et post-fluxus (dans une expérimentation de la poésie comme partie intégrante du vécu), ses réalisations continuent de marquer l'espace poétique et de d'ouvrir des voies qui permettent à la poésie de s'inventer encore, et de toucher un public diversifié. Il a accepté de répondre à nos questions.

Vous organisez et participez de nombreuses scènes poétiques. Comment appelleriez-vous le fait de mettre en scène la poésie ? Est-ce de la performance ? Ou bien une modalité différente de transmettre la poésie ?
Oh lala !
J’ai si souvent changer d’appel’action :
Un jour pour désigner « ça » le mot Performance sʼest imposé. Soit !
Je suis resté sous des titres plus discrets ou clandestins :
Poésie sémiotique ou Poésie sémiologique dans les années 60.
Poésie élémentaire (double sens) au début des années 70.
Puis Poésie en chair et en os ou Poëme à cor(ps) et à cri  vers la fin du siècle dernier.
Ensuite après mon bye bye la perf. en 2005, ayant abandonné la performance, j’ai retenu : Déclar’action
Enfin après mon Grand dépotoir en 2020, je ne désirais plus, presque octogénaire, me produire en public, mais sous la pression de mon éditeur Laurent Cauwet, sur l’insistance et à l’invitation de quelques autres amies&amis et au souvenir de mon compagnon, camarade et complice Bernard Heidsieck qui s’était autocondamné au silence, je présente des M’exposés.
Mais le terme Poésie me convient parfaitement !

AGORA - Performance Julien Blaine - Galerie Première Ligne.

Est-ce que vous touchez un public différent, plus large ? Ou bien est-ce que votre public va ensuite vers le recueil, ou alors a fréquenté avant les pages de vos livres ?
Toutes les réponses sont bonnes !
Le public est plus large quoique à l’évidence très peu différent, plus important surtout à la fin du siècle dernier, ce XXe où la poésie était présente et présentée partout : musées, galeries, théâtres, festivals, écoles, universités, collèges, lycées, cafés, brasseries, fondazione, salons, marchés, places publiques, jardins, clubs de jazz et autres night-clubs, France-Culture et même au Cercle de minuit de Laure Adler !
Certains m’ont rencontré au cours de ces manifestations et ont lu après, certaines m’ont lu d’abord puis sont venues vérifier...
D’autres se sont contentées de me voir et de m’entendre puis se sont quelquefois baladées le long de mes référencements avec les moteurs de recherche comme Google ou Yahoo pour me connaître un peu plus !

Le Grand Dépotoir de Julien Blaine : Friche La Belle de Mai à Marseille le vendredi 13 mars 2020 - Un NON Vernissage et une NON Exposition suite aux fermetures administratives de tous les lieux publics, le début de la GUERRE contre le CORONAVIRUS 19 a commencé... Motier d’Action Totale — Ventabren en Février 2022. Poésie is not dead.

Vous avez dirigé durant de très nombreuses années le Centre International de Poésie de Marseille. Quelles étaient vos actions pour transmettre la poésie ? Quelle était votre ambition ?
Non, j’ai créé le Centre International de Poésie de Marseille mais je ne l’ai jamais dirigé...
J’ai toujours pensé que la poésie devait être présentée en personne face au public, « en chair et en os » ainsi que je l’ai souligné.
Le livre n’étant qu’un résidu du poème accompli, c’est à dire le texte tel une partition, proclamé, dit, animé, gesticulé...
Le poëme pour être complet doit être présenté, acté par le poète lui-même.
Ainsi j’ai créé ou co-organisé un nombre considérable de rencontres internationales de Fiumalbo au milieu des années 60, en Italie aux « Dits du Mardi » à Marseille, il y a peu, en passant par Polyphonix, la Tournée Performances des Poètes sonores  (Le Havre, Rennes, Centre Georges Pompidou), les Rencontres de Poésie Sonore (Festival d’Avignon, France), le Festival de Poésie de Cogolin, les Échanges internationaux de poésie (Allauch), les Rencontres Internationales de Poésie de Tarascon, le V.A.C (Ventabren Art Contemporain), les Voix de la Méditerranée à Lodève...
Notre ambition reste inatteignable : « changer la vie ! » mais nous restons dans cette démesure.

A "La Boutique", Mot de Julien BLAINE. Réalisation vidéo, Alain PERRIER et Bernard CERF.

La place réservée à la poésie dans les librairies est souvent restreinte. Pourquoi ? Le livre devient-il un moyen de transmission secondaire ?
Mais en cette époque gouvernée par des sénilo-infantiles cruels et incultes tout l’art est secondaire, accessoire ; toute la culture est mineure, délaissée voire abandonnée. Les grands médias sont propriétés des richissimes ou de l’état et les deux s’accordent à mettre en place tous les moyens pour abrutir le lecteur de magazines et de journaux, l’auditeur de radio et le spectateur de télévision à grands coups de spectacles sportifs, de jeux crétins et de talk-shows politico-bobo.
Et ça suit partout, cette ignorance volontaire, cette barbarie, y compris chez les libraires, à part quelques rares indépendants.
Quant à l’art sous toutes ses formes, il est entre les mains de fondation qui appartiennent à ces mêmes richissimes dont le souci se limite exclusivement à la spéculation.
Le livre reste néanmoins – pour eux – un moyen de transmission primordial en tant qu’outil de propagande ou d’abrutissement.
Il n’y a qu’à considérer les ouvrages les plus vendus de Guillaume Musso ou Marc Levy ou autres cochonneries en promotion chez Amazone !
Nos livres circulent mal mais ils circulent et ils sont passés de primordiaux à essentiels voire indispensables.

Julien Blaine : Peau pourrie, vidéo inédite.

Que peut transmettre la poésie ? Et peut-on transmettre la poésie ?
Des sites comme le vôtre et des enseignants : de l’humble instituteur au professeur de faculté mais il faut d’abord qu’il s’intéresse à la poésie et aux poètes, y compris les vivants !
Ce qui est heureusement de plus en plus les cas...
Ce que la poésie désire transmettre comme toujours c’est permettre l’autonomie de chacun&chacune, l’avènement de la liberté, la beauté du dire et la vérité de l’écrire, la force du faire, l’originalité de chacun&chacune, un chemin vers le bonheur...
Un bonheur intelligent !
Donc une résistance aux pouvoirs imbéciles ou autoritaires, (ce qui est de plus en plus compatible), une révolte permanente contre l’injustice.
Si nous savons que c’est encore de l’utopie et un parcours vers l’irréalisable, nous persévérons. C’est l’une de nos contraintes.
Ne jamais accepter de souvivre mais survivre intact sans aucun renoncement.
Non seulement on peut transmettre la poésie mais on doit transmettre la poésie par tous les moyens qui restent à notre disposition comme ces sites, ces marchés, ces foires, ces festivals, ces revues et par nos grands « petits » éditeurs indépendants et libres.
Je crois fermement à son retour en force.
Existe-t-il aujourd’hui un vecteur de transmission orale dans nos pays occidentaux ? Pensez-vous que la chanson soit un vecteur de transmission de la poésie ?
Oui : de petites radios locales, des sites sur internet, des festivals réguliers, quelques galeries...
Pour la chanson, c’est non !
Mais je souhaite me tromper !

Julien Blaine, Essai sur le S, Centre International de Poésie, Marseille.

Quelle est la place de l’internet dans la transmission de la poésie ? Est-ce que demain il existera d’autres voies pour porter la voix du poème ?
La Poésie est morte mais il y a toujours une ou un jeune poète pour la ressusciter. Cela fait au moins 30 000 ans que ça dure de l’aurignacien au fond des grottes jusqu’à nos Youtube contemporains.
Internet, quand on considère les carences, les évitements, les effacements des médias de référence ou jadis spécialisés, est devenu indispensable.
Notamment les sites qui nous informent régulièrement sur la vie de la poésie et des poètes.
En ce qui concerne les réseaux sociaux je suis plus réservé, je butine sur facebook et je suis souvent atterré par la connerie de certaines interventions et quelquefois surpris par leur pertinence (ce qui est beaucoup plus rare) mais cela reste néanmoins une source d’information et des possibilités de dialogue, alors j’y butine encore entre 2 courriels. 

L'émission "Poésie sur Parole", par André Velter, diffusée le 15 mai 1993. Présence : le poète en personne lisant des poèmes extraits de 'Sortie de quarantaine', 'Poèmes métaphysiques et Calmar'. Mise en ligne par Arthur Yasmine, poète vivant, dans l’unique objet de perpétuer la Poésie française. Site officiel : https://www.arthuryasmine.com/ Instagram : https://www.instagram.com/eclairbrut/ Facebook : https://www.facebook.com/eclairbrut Sur les poètes vivants : https://bit.ly/2JdBEi4 Dernières publications d’ÉCLAIR BRUT : http://bit.ly/2IgC72p

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