Entretien avec Abdellatif Laâbi

Abdelatif Laâbi connait la guerre, a subi la haine et les régimes coercitifs. En homme libre il a refusé d’accepter l’impensable, et regarde aujourd’hui les guerres, massacres et génocide comme un long chapitre que rien ne vient clore. Il a accepté de répondre à nos questions.

Les Palestiniens vivent des moments terribles. Et, bien sûr, vous avez déjà vous-même vécu des horreurs... Vous en avez parlé dans de nombreuses publications. Que peut faire la littérature aujourd'hui ?
Ce qu’elle a toujours fait quand il y a eu péril en la maison humaine : affuter ses « armes miraculeuses » pour se dresser contre la barbarie, défendre et illustrer ce qui fonde l’humain en chacun de nous, soutenir la raison au moment où elle est en passe de s’écrouler, rappeler, preuves esthétiques à l’appui, que rien ne saurait être plus sacré que la vie. Et puis, la littérature a cette capacité de nous grandir de l’intérieur, de féconder nos consciences, de nous faire rêver les yeux ouverts, d’abolir en nous l’indifférence, d’y combattre la haine, de nous engager, encore et encore, sur les « chemins de liberté ».
Cela dit, je ne vais pas revenir ici sur l’immense tragédie que les Palestiniens vivent aujourd’hui. Je préfère faire entendre avec le plus de fidélité possible les voix de leurs poétesses et poètes. Je m’en remets à elles et à eux pour m’éclairer et nous éclairer sur l’enfer qu’ils sont en train de vivre. Et je rappelle cette atroce adresse de l’un d’eux, Mouride al-Barghouti, qui nous a quittés il y a quelques années :
O Dieu !
Y a-t-il une vie
avant
la mort ? 
Pensez-vous qu'elle ait servi de guide à l'être humain pour l'aider à avancer vers une plus grande sagesse ? Y a-t-il dans l'histoire des exemples de livres qui ont changé le monde ou qui ont contribué à le rendre plus habitable ?
Je crois avoir énuméré, dans ma précédente réponse, les quelques « pouvoirs » que la littérature est en mesure de revendiquer, légitimement. Mais je n’irai pas plus loin ou ailleurs, en la dotant d’un rôle de « guide » ou de pourvoyeur de sagesse. Ces deux rôles me paraissent assez incompatibles avec ce que la littérature peut opérer.
Quant à savoir si des livres ont pu ou peuvent changer le monde, je m’abstiendrai de tout jugement. En revanche, à l’échelle individuelle, j’affirme qu’il y a eu des livres qui m’ont changé d’une façon ou d’une autre. Mais aucun d’eux ne m’a fait accéder à la sagesse, avec laquelle, d’ailleurs, je ne m’entends pas très bien.

Abdellatif Laâbi, L'arbre à poèmes, lu par l'auteur, 2017.

La poésie est-elle différente des autres genres ? Peut-elle, plus que la prose, évoquer les atrocités qui portent atteinte à la planète et aux êtres humains ?
Pardonnez-moi de ne pas répondre à cette question. Je vous renvoie à mon avant-dernier livre intitulé « La poésie est invincible ». Vous y trouverez, ce me semble, ample matière.
Quels sont les recueils qui vous ont marqué ou ouvert des portes ?
Plutôt que de recueils de poèmes, il me semble plus judicieux de parler de poètes. Parmi ceux-ci, il y a des anciens et des modernes, avec une prédilection pour des auteurs de langue arabe (en particulier les poètes soufis) et espagnole (la génération des années 30 en Espagne, et de nombreux poètes sud-américains). Et puis, il y a de grands frères en poésie comme Nazim Hikmet et Aimé Césaire.
Comment évolue votre écriture, votre poésie, alors que nous assistons, impuissants, à des crimes de part et d'autre de tant de frontières ?
Dans cette affaire, je ne peux être juge et partie. Il m’est arrivé de dire quelque part qu’on peut voir et lire dans les yeux des autres, mais pas dans les nôtres. Cela me rappelle aussi ce que je disais au tout début de mon expérience littéraire, en comparant le poète, et plus précisément son corps, à une sorte de séismographe. Les bouleversements qui s’opèrent dans le monde, la condition humaine, ont donc une répercussion quasi physique et au plus profond de mon être. Leur retentissement sur ma langue, ma voix et mes autres facultés, est immédiat.

Abdellatif Laâbi, La porte de l'enfer, Bernard Ascal, L'étreinte du monde (Poètes & chansons) ℗ Ascal, 27 août 2014.

Votre carrière de poète s'est développée au niveau international. Pensez-vous que vos mots et votre présence rendent le monde plus conscient de ce qui se passe ?
Je n’ai pas cette prétention. Mais je ne peux pas nier ma satisfaction de voir que mes œuvres, notamment poétiques, sont suivies par un nombre grandissant de lecteurs à un moment où la poésie en général peine à sortir de sa marginalité ou sa marginalisation. De voir qu’elles sont traduites dans un nombre de langues tout aussi grandissant. Qu’elles puissent, de ce fait, avoir un certain impact, est assez normal.
Quels sont vos projets pour l'avenir ? Qu'en est-il de demain ?
A mon âge, ce serait un peu indécent de parler de projets ! J’en suis plutôt aux « finitions ». Ce qui ne veut pas dire que je chôme. Je me suis attaqué par exemple à la traduction vers l’arabe de l’intégrale de mes œuvres. Voilà un chantier qui avance et me donne de grandes satisfactions. Je continue à traduire en français des auteurs arabes, notamment palestiniens. Et puis, comme chacun ne le sait pas nécessairement, je poursuis une expérience avec la peinture commencée « clandestinement » il y a maintenant près de quinze ans. Il y a là de quoi cultiver amplement son jardin !
Je n’attends rien
de la vie
Je vais
à sa rencontre 

Le grand poète Abdelatif Laâbi, Pensée et culture, 2023.

Image de Une © Thierry Rambaud.

Présentation de l’auteur




Bluma Finkelstein, la leçon suprême

Bluma Finkelstein porte le flambeau de la sagesse, et éclaire toutes celles et tous ceux qui croisent sa route. Auteure de nombreux essais, récits, recueils, son témoignage est de ceux que l’on conserve près de soi. Déportée lors de las econde guerre mondiale, elle sait ce dont l’humain est capable, et aujourd’hui, résidente à Tel Aviv, elle subit à nouveau l’innommable. Elle s’exprime dans ces quelques lignes, et essème la beauté de ses mots par-dessus la pénombre de la guerre.

Hier soir, à Londres, dans le Hyde Park, le monument à la mémoire de la Shoah a été recouvert d’un sac en plastique bleu afin d’éviter le vandalisme… Paraît-il que la police se trouve dans le périmètre pour veiller à ce que personne ne touche à ce monument.

C’est la leçon suprême de cette guerre entre Israël et les islamistes du Hamas. Une triste leçon pour les Anglais d’abord, pour nous tous ensuite, car elle veut nous démontrer qu’il faut à tout prix apaiser une haine qui ressort depuis 2000 ans du plus profond de l’être humain, par rapport à tout ce qui touche les juifs et le judaïsme. Une leçon qui démontre que les démocraties meurent en se taisant. Toutes les démocraties, y compris Israël. Je voulais écrire Israël d’abord, car il est le plus vulnérable étant petit, avec ses 7.7 millions de juifs.

Personnellement, le vandalisme ne me touche pas, car je le connais bien, sous toutes ses coutures. Par ailleurs, l’inculture m’angoisse, car elle vient avec le racisme, la haine et le mépris de l’autre. Ceux qui doivent être scandalisés par le vandalisme de leurs troupes sont leurs chefs, de la même façon que je suis moi-même scandalisée par le gouvernement d’extrême-droite que nous avons, par sa corruption et son manque de perspective. Mais les vandales ont-ils une conscience morale ?

J’ai plus de questions à poser que de réponses à donner. Pourquoi les étudiants de Sciences Po, de Columbia University, de Harvard, etc. ne sont-ils pas scandalisés par plus de 800 verdicts de mort déjà appliqués à Téhéran ? Comment se fait-il que personne ne défile dans le monde démocratique en hurlant : « Mort aux Iraniens ! » Ni les catholiques, ni les protestants, ni les juifs. Ces étudiants ne liraient-ils pas les mêmes informations que moi ? Combien de manifestations « les étudiants offusqués » ont-ils organisé pour la Syrie ? Contre la Russie ? Pour les Ouïgours ? Contre la Chine ? Et pour l’Ukraine ?

Ce sont ces questions-là, auxquelles je ne peux donner de réponses, qui devraient être posées par les démocraties à leurs propres citoyens. Or, nous sommes dans une situation où seules les vociférations vindicatives et les fake news défilent sur les sites antisémites. Les pays dits libres sont gangrénés par une sorte de cancer de la conscience, qui grimpe en intensité, d’année en année.

J’ai passé toute ma vie sous le signe de la Shoah, mais le temps et la vieillesse ont fait que je suis maintenant à tel point habituée à l’antisémitisme qu’il ne me fait plus vraiment d’impression. Plus que de haine, il s’agit d’une jalousie perverse, alimentée par une masse amorphe d’arguments tout simplement idiots. Cela mène à des réactions exacerbées qu’on voit surtout en temps de guerre. Et au Proche-Orient, il n’y a que des temps de guerre ! Je deviens comme ces microbes résistant aux antibiotiques…

L’extrême-gauche fait honte à la gauche classique, car on l’a déjà vue à l’œuvre, d’une certaine façon. Moi, j’ai grandi et vécu en Moldavie roumaine, du temps de Staline. Le communisme n’est pas de droite, à ce que je sais ! Que des tyrans haranguent les masses incultes, c’est presque normal, mais des étudiants ? Ils sont censés être les meilleurs dans les Temples de la science et du savoir. “From the River to the Sea, Palestine will be free!”The River”, disent certains étudiants, c’est le Nil et “the Sea”, c’est la Mer Noire… Une géographie variable !

Et puisqu’on parle de la Palestine ! J’ai toujours milité pour la création d’un Etat Palestinien et je l’appelle aujourd’hui encore de toutes mes forces, surtout intellectuelles. Car si moi-même, j’ai droit à un Etat, alors tout le monde a le même droit que moi. Ce n’est pas une pensée simpliste, mais la seule qui soit juste ! Et ce n’est pas à moi de décider du droit d’autrui à un Etat, c’est presque un droit naturel comme celui de respirer. Et s’il s’agit du même territoire, comme c’est le cas chez nous, il faut le partager. J’irais directement à la Bible et je citerais ces versets d’Ezéchiel (47, 21-23) : « Vous partagerez ce pays entre vous, selon les tribus d’Israël. Vous le diviserez en héritage par le sort pour vous et pour les étrangers qui séjourneront au milieu de vous ; vous les regarderez comme des indigènes parmi les enfants d’Israël ; ils partageront au sort l’héritage avec vous parmi les tribus d’Israël. Vous donnerez à l’étranger son héritage dans la tribu où il séjournera, dit le Seigneur, l’Éternel. »  Ces versets, l’extrême-droite israélienne ne les connaît pas ?

Illusions, poème de Bluma Finkelstein, musique composée et interprétée par David W Solomons.

Le reste, c’est de l’entêtement politique des deux côtés, rien d’autre. Si les Palestiniens ne voulaient plus souffrir, ils n’auraient qu’à changer leurs dirigeants. En Tunisie, en Libye, en Égypte, les révoltes ont eu lieu, pourquoi pas à Gaza ? Que leur a apporté cette guerre, sinon une souffrance infinie ? On oublie que c’est Israël qui a été attaquée le 7 octobre 2023, de la façon la plus barbare qui soit …

En ce qui concerne l’impact de la littérature, j’ai des opinions mitigées. Elle a joué par le passé un rôle non négligeable. On écoutait un Camus, un Sartre, un Brecht et tant d’autres. Même quand ils se trompaient, on avait encore avec qui débattre. « Débattre » signifiant discuter, écouter, s’imprégner de la pensée de l’autre pour apprendre et comprendre. Aujourd’hui, la pensée semble être faite de toutes pièces par la presse et les réseaux sociaux. Albert Camus avait raison, quand il écrivait, dans La Chute : « Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs :  les idées et la fornication (…) Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs. Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. Après cette forte définition, le sujet sera, si j’ose dire, épuisé. »

En dépit de cela, il y a eu des livres qui ont changé le monde, pas toujours en bien. La Bible hébraïque et le Nouveau Testament, le Coran, L’Éthique de Spinoza, Le Capital de Karl Marx, Mein Kampf d’Adolf Hitler. Mais sauf pour L’Éthique, beaucoup de gens sont morts au nom des autres livres…

 

Quant à la poésie, elle se distingue aujourd’hui par son incapacité à tenir son lecteur en haleine. Jadis, la poésie tenait seule le haut du pavé, elle était présente partout dans les écrits anciens. Selon Henri Meschonnic, la Bible hébraïque est un immense chant avec un rythme à nul autre pareil. Je ne pense pas seulement au Cantique des Cantiques ou aux Psaumes, mais à toute la Bible qu’on chante dans les synagogues. Je pense aussi à L’Hymne à l’Amour de Saint Paul, c’est une poésie si belle, et même au Sermon sur la Montagne où Jésus instruit ses disciples. Mais je crois aussi que l’hermétisme de certains textes poétiques de ces deux derniers siècles a fait qu’on lit moins la poésie, car on essaie toujours de la « comprendre » et cela n’arrive pas si vite…

C’est vrai que la poésie peut exprimer avec plus de force et d’intensité le mal de ce monde. En effet, les mots qu’elle utilise sont les mots de tous les jours, mais peints de couleurs différentes. Quand il est court et concis, le poème gagne en puissance, car il éveille plus vite l’émotion. Je crois qu’il faudrait initier dans les écoles, des lectures de poésie et choisir les poèmes les plus à même de séduire un jeune public, de le bouleverser, de lui imposer presque des émotions, auxquelles il ne s’attendait pas. Autrefois, nous avions des cours de récitation…où nous devions apprendre par cœur des poèmes et aussi les grands textes de la littérature !

Je ne peux pas dire quel recueil m’a le plus touchée, mais je sais que les pièces de théâtre de Molière, Racine, Shakespeare qui sont en vers, m’ont influencée dans mon désir d’écrire de la poésie. En fin de compte, c’est toujours l’école qui prépare la sensibilité littéraire de l’homme. C’est peut-être pour cela qu’inconsciemment j’aime tant écrire mes premiers jets au stylo sur des cahiers d’écoliers…

Il s’avère qu’en temps de guerre, on écrit mieux qu’en temps de paix, où les émotions baissent en intensité et où la paresse fait la loi. J’écris beaucoup, parce qu’en Israël, l’état de guerre est une donnée permanente depuis sa création en 1948 et ce qui me désespère, c’est que je crains la disparition de cet Etat. Un vrai poids sur le cœur. On ne peut pas résister longtemps face à 1,6 milliard de fidèles musulmans, soit 23% de la population mondiale, même si tous ne sont pas contre nous. J’ai une question bête : l’Etat d’Israël a-t-il pris un centimètre de terre à l’Iran ? Non, et cependant, à la première occasion, l’Iran, qui n’a aucune frontière commune avec Israël, a envoyé, le 14 octobre dernier, plus de 350 missiles et drones vers Israël. « To destroy Israel ». Il existe aussi ce qu’on appelle la haine gratuite, la pire de toutes les haines.

J’écris donc pour me débarrasser de ce poids que je porte sur mes épaules, en tant que juive et israélienne, depuis que j’existe. J’écris beaucoup sur la Shoah, parce que je suis née dans cette tourmente et qu’Angela Merkel a reconnu récemment ma ville de Roumanie comme « un ghetto ouvert » … C’était un tout petit ghetto où j’ai vu le jour, quand mon père était déjà aux travaux forcés et que ma mère, enceinte de moi, a été chassée avec d’autres juifs de son petit village vers une ville qui avait une gare, d’où on pouvait tous nous déporter vers Auschwitz …  Tous préparés pour le Grand voyage ! J’ai même écrit un long poème intitulé Ils marchaient sans chanter, en pensant non seulement à ma mère, mais aussi aux « Marches de la mort » en 1944, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Des marcheurs, qui marchent sans chanter, nous en voyons hélas de plus en plus sur notre planète, et je pense aux Syriens, aux Afghans, aux Ukrainiens, aux Africains, etc., à tous ces millions de migrants, qui fuient de nos jours leurs pays à pied. Si je résumais en une expression ma poésie, je dirais : « Je n’ai pas oublié. »

Je viens de publier aux Editions Unicité un roman historique, qui s’intitule Jacob Ben Judas l’Iscariote, une histoire du Juif Errant, où le Juif Errant rencontre tour à tour Saint Paul, Don Isaac Abravanel, Spinoza, Heinrich Heine, Kafka, Rosa Luxemburg, Stefan Zweig, Hanna Arendt et tant d’autres ! Chez Jacques André éditeur, sort très prochainement un recueil de lettres fictives, intitulé Je suis Rosa Luxemburg. Ce livre fait partie d’une collection Je suis… destinée aux élèves d’écoles primaires, de lycées et autres établissements scolaires, qui portent le nom de Rosa Luxemburg. Elle a écrit des milliers de lettres de prison et d’amour, d’une très grande beauté littéraire. J’ai dévoré ses écrits avec passion et me suis tellement identifiée à son parcours. C’était une grande rêveuse socialiste et pacifiste, que les Corps francs ont assassinée dans une voiture à Berlin en 1919 et jetée comme un chien dans un canal. Dans un autre registre, je publie un livre de bibliophilie, Le Couteau rouillé d’Abraham, chez Wanda Mihuleac, aux Editions Transignum. Dans tous ces livres, les mêmes sujets reviennent : je cherche encore et toujours à comprendre pourquoi on nous hait à tel point, nous, les juifs, car finalement, nous ne sommes pas pires que le reste de l’humanité.

Des projets pour demain ? J’ai un manuscrit tout prêt, intitulé Les pèlerins de Prague, l’immortelle légende du Golem, le Golem étant cette créature d’argile créée par un Rabbin au 17èmesiècle pour défendre la petite communauté juive de Prague…Ces pèlerins vivent au moment de la Révolution française et rencontrent, eux aussi, comme mon Juif Errant, toutes sortes de personnes dans leur périple…

Présentation de l’auteur




IN PRINCIPIO ERAT VERBUM. UKRAINE : LA POÉSIE EN GUERRE

Ces textes sont tirés d'une anthologie bilingue, IN PRINCIPIO ERAT VERBUM. UKRAINE : LA POÉSIE EN GUERRE. Anthologie bilingue Ukrainien-Français / sous la rédaction de Volodymyr Tymtchouk (rédacteur en chef), avec Marie-France Clerc, Veronica Halytchyna, Tetiana Katchanovska, Olena O’Lear, illustré par Volodymyr Stassenko. Ils nous ont été confiés par Viktoriya Matyusha, interprète et directrice d'agence littéraire ukrainienne réfugiée à paris avec ses quatre enfants. Son mari, Pavlo Matyusha, auteur et homme d'affaires, a décidé de rejoindre l'Ukraine pour se battre. A cette heure il repart à la guerre...

IN PRINCIPIO ERAT VERBUM. UKRAINE : LA POÉSIE EN GUERRE. Anthologie bilingue Ukrainien-Français / sous la rédaction de Volodymyr Tymtchouk, illustration par Volodymyr Stassenko. Lviv : Editions Astrolabe, 2024. 400 p., 

Volodymyr Tymtchouk
Des changements…

 

Elia a tout changé

A plusieurs reprises

En quittant Odessa pour Kyiv
En abandonnant le russe pour l’ukrainien
En laissant son violon pour un salon de massage
Sans compter son coiffeur, son styliste et son nutritionniste

Et quand, depuis son balcon dans Obologne1, on a vu, à l’œil nu, des Grad déployés
sur la tête de pont de Lioutij lancer des roquettes en direction du terminus des Héros du Dnipro

Elia a tout changé

De nouveau

En quittant le métro pour un train d’évacuation
En abandonnant son parler pour un discours intensif en délire
En laissant son violon de famille pour une valise grise
qui abrite à peine quelques peignes, quelques jolies petites robes toutes neuves ou tout comme et un livre de recettes

Seuls quatre sphynx en leur premier voyage ne changent pas d’habitudes et réclament à coups de miaou leur pitance et d’aller aux WC inaccessibles par le couloir encombré d’un wagon à compartiments.

Post scriptum
Point unique
Cette fois leur voyage n’est pas un aller simple : des forêts de plaisance autour de Pouchtcha-Vodytsia seront l’ultime demeure du RuSSe
— Rechargez, mes frères !

Lviv
7 mars 2022, 13h40–14h05
Traduit par Tetiana Katchanovska, relu et corrigé par Marie-France Clerc

 

1Obologne est un quartier résidentiel du nord de Kyïv. Lioutij (tête de pont de) est situé sur la rive droite du Dnipro, au nord de Kyïv. Ce lieu hautement symbolique pour les Ukrainiens évoque les héros du Dnipro qui y percèrent les défenses allemandes à l’automne 1943. Pouchtcha-Vodytsia est un quartier et une station forestière au nord-ouest de Kyïv.

∗∗∗

Pavlo Matioucha

 

ma maison est désormais un souvenir
j’y reviens après avoir erré à travers la guerre
des femmes à bras nus
y viennent
et pétrissent la pâte
pour le pain parfumé

des enfants y viennent
avec leurs parents
qui ne se sont pas encore fait tirer dessus à Boutcha
à cinq mètres de distance
et qui ne respirent pas encore par un tube
au 17ème hôpital
comme leurs poumons
n’ont pas encore été perforés par des balles
et leurs os pelviens
n’ont pas été écrasés

tu viens aussi de temps en temps
je peux sentir ton arôme
et je peux voir tes coups d’œil
plonger dans mes pupilles

dans mes souvenirs un robinet ne coule pas
le sang ne coule pas
une alerte vibrante du portable ne pleure point
jusqu’à la mort de la batterie
parce que l’appel est répondu
je prends une douche et aucun cri
ne s’égoutte du pommeau

dans mes souvenirs
des sacs de sable bouchent mes oreilles
des tapis épais barricadent mes yeux
une défense complète
de la réalité

dans mes souvenirs il n’y a pas de guerre
je ne veux pas une maison de souvenirs
je veux le feu de guérison

 

13 mars 2022, 11h30
Auto-traduit par Pavlo Matioucha, relu et corrigé par Jean-Philippe Tabet

∗∗∗

Tetiana Vlassova

  

Le vingt-quatre février, c’était hier.
Depuis ce temps-là, je ne me souviens de rien.
Et bien que je tremble toujours à l’aurore —
Je ne me souviens de rien. Je ne me souviens de rien.

J’ai oublié ce que c’est de guetter la sirène.
Courir à l’abri devant ceux qui courent devant moi par dizaines.
Regarder l’enfance se changer en vieillesse.
Tout cela, par bonheur, ne m’a pas marqué.

Des missiles et des bombes — pas dans les films mais tout près, soudain.
Les premières maisons brisées et les premières pertes sans fin.
Je ne me souviens plus de ce qu’il y avait là: la peur ou bien la fermeté.
Je ne me souviens plus combien de temps on pleurait et pour quoi on priait.

Je ne me souviens plus combien le ciel était clair à cause des explosions et des incendies.
Je ne me souviens plus combien on avait peur et comment on partait sans envie.
Non plus des chars aux inscriptions sataniques roulant à travers les villages.
Je ne me souviens plus de rien sauf de la haine et de la rage.

La rage, la haine, parfois l’angoisse.
Ce n’est qu’au jour de la victoire que ma mémoire reviendra à sa place.
Lorsque tous ceux qui sont partis rentreront chez eux —
Leur mémoire reviendra et le fera peu à peu.

Lorsque toutes les choses maudites et horribles resteront dans le passé —
Je n’oublierai aucune nuit, aucune minute passée.
Je n’oublierai aucun coup de fusil, aucune mort.
Ma mémoire rentrera d’un pas ferme et fort.

Ma mémoire absorbera tout ce qui s’est passé.
Je n’oublierai aucun enfant, tué ou blessé.
Tandis que nos villes se mettront à renaître de leurs cendres,
je n’oublierai aucun cri, aucun regard.

Je n’oublierai aucune journée de ce printemps.
Je n’oublierai aucune journée de cette guerre.
Le vingt-quatre février s’est passé hier.
Depuis ce matin-là, je n’oublie rien.

 

Kyїv
14 mars 2022, 21h36
Traduit par Veronica Halytchyna, relu et corrigé par Inha Yatsenko, Jérôme Constantin

∗∗∗

 

 

 

Viktoriya Matyusha est interprète de conférence. Elle a créé en 2019 l’agence littéraire OVO, qui représente des auteurs de littérature contemporaine ukrainienne.

Installée avec ses enfants à Paris depuis le début de la guerre, elle est depuis également interprète auprès des institutions de l’Union européenne.

Volodymyr Tymtchouk

43 ans, Lviv.
Officier des Forces Armées Ukrainiennes, pédagogue, homme de lettres.
J’ai organisé la Journée mondiale de la poésie pour l’Ukraine.
Prix Bohdan-Khmelnytsky, et plus.
La poésie devient le mot et la Parole.
Avec l’Ukraine nous créons un nouveau monde.

Pavlo Matioucha

38 ans, Kyïv.
Écrivain, traducteur, financier.
Officier mobilisé des Forces Armées Ukrainiennes (FAU).
Je soutiens les personnes autour de moi et les FAU.
La poésie multiplie par millions les émotions d’un seul.
L’Ukraine est la protectrice du monde libre !

Tetiana Vlassova

Kyïv.
Poétesse, chanteuse, soliste du groupe VLASNA, fondatrice de l’agence RP « Move in Movie ».
Je lutte sur le front d’information et le front créatif, je fais du bénévolat.
La poésie n’est pas seulement fonctionnelle ; elle a aussi une grande responsabilité, car en période d’émotion intense, la poésie doit la reproduire avec précision, empathie, sincérité.
Je voudrais transmettre la vérité. Sur le monde entier et sur chaque personne.

 

Marie-France Clerc

78 ans, La Cadière d’Azur, France.
Écriture, lecture, famille, amis.
Cinq Zinnias pour mon inconnu, 2016 ; Silences en forêt, 2018 ; Un possible voyage, 2020.
La guerre a réveillé mon passé familial : des barbares sont de retour !
La poésie aide à rester vivant ; partage des valeurs ; témoigne ; donne de l’espoir.
Des Ukrainiens meurent pour votre Liberté!

 

Jérôme Constantin

36 ans, région parisienne.
Professeur de lettres qui a travaillé plusieurs années en Ukraine.
La guerre en Ukraine m’a choqué au point que je suis parti là-bas pour aider.
La poésie permet d’exprimer l’indicible de la guerre.
Mon message au monde : les démocraties occidentales doivent de toute urgence intervenir militairement en Ukraine.

 

Veronica Halytchyna

23 ans, Boutcha, oblast de Kyïv.
Traductrice, musicienne.
J’ai ressenti de l’espoir. J’ai passé une semaine au sous-sol, et j’ai dû fuir mon foyer pour la deuxième fois, cette fois-ci pour arriver à Transcarpathie.
Concours de traduction littéraire de l’Université nationale Petro Mohyla en hommage à M. Vinhranovsky, nominations « Poésie » et « Prose » (français).
La poésie crée du sens.
Cette guerre est importante non seulement pour l’Ukraine, mais pour le monde entier.

 

Tetiana Katchanovska

51 ans, Kyïv.
Тraductologue, enseignante-chercheuse au Département de théorie et de pratique de la traduction des langues romanes M. Zerov, Université nationale Taras Chevtchenko de Kyïv ; membre du Bureau de l’Association des professeurs de français d’Ukraine.
J’essaie de contribuer de mon mieux à la victoire de l’Ukraine et du monde libre.
La poésie s’oppose aux monstruosités esthétiques et idéologiques.
Poutine doit être traduit devant la Cour de La Haye.

 

Jean-Philippe Tabet

65 ans, Ottawa, Canada.
Formateur professionnel certifié.
Notre humanité n’est jamais acquise.
La poésie nous redonne notre humanité.
N’ayons pas peur !

Inha Yatsenko

Kharkiv.
Enseignante à l’Université nationale Vassyl Karazin de Kharkiv et à l’Alliance française de Kharkiv.
Chevalier des Palmes académiques.

 

 




Iryna Beschet­nova, l’Ukraine, encore…

Réfugiée en France, Iryna Beschet­nova est née à Khar­kiv, en Ukraine, où elle a travaillé en tant que Respon­sable Litté­ra­ture et Drama­tur­gie au Théâtre Jeune Public, et en tant que comé­dienne et metteuse en scène aux théâtres indé­pen­dants. Etudiante en Master à l’Aca­dé­mie de la culture d’État de Khar­kiv, pour la spécia­lité Arts de la Scène, elle a dû tout quitter, à cause de la guerre... Elle nous a confié ces poèmes, tirés d'un manuscrit, 200 grammes de poèmes, écrit pendant ce choc qui s'éternise, cette guerre, sans nom, sans fin...

∗∗∗

Guerrier(s)

Salut à tous et à toutes
j’étais chez mon frère hier
son état n’a pas de changements mais
il est stable
Serghii a reçu une prothèse de son œil droit
l’œil gauche a déjà été opéré
la cornée commence à prendre racine
la rétine a été redressée
cette opération n’est pas la première d’Olegh
mais y a désormais l’infection dans son corps
les médecins tentent de la soigner
dans ses jambes y a des maux fantômes graves
on cherche traumatologue pour Andrii
pour mieux s’occuper du genou
le genou et les yeux sont maintenant la priorité
l’état de sa vue n’a toujours pas changé mais
on ne perd pas l’espoir
aujourd’hui Nazar a été opéré de la hanche l’intervention a été difficile
il s’agit de sa seizième chirurgie
et y aura plusieurs autres prévues
après tout Roman se porte mieux
il peut toujours pas voir mais
il a dépassé le stade de l’acceptation
il y a une semaine Boghdan est sorti du fauteuil roulant il est progressivement préparé à recevoir des prothèses il se porte bien
sa voix est plus gaie
il passe le bonjour à tout le monde
il se dit très fatigué mais pourtant
il se sent
n’est pas seul

∗∗∗

Village de Groza

Toc, toc, toc...
Hommes et femmes
portant des foulards noirs
arrivent au cimetière de Groza,
voiture après voiture.
Toc, toc, toc
Pasha enfonce un pieu en bois dans le sol...
Ils mesurent le nombre de mètres
dont ils ont besoin
pour leurs proches : sœurs, frères, oncles,
neveux, parents, grands-parents...
Pasha a perdu son père, sa mère et grand-mère d’un seul coup.
Toc, toc, toc...
Durant une journée, les russes ont tué cinquante-deux personnes du village.
Pas toutes ont été identifiées.
Certains corps n’ont toujours pas été retrouvés,
ce qui signifie que le nombre de massacrés
peut s’alourdir.
Toc, toc, toc...
À côté de Pasha
sa femme tient une pancarte au dossier transparent avec un marqueur dessus :
Occupé 3 personnes de Nesterenko

∗∗∗

fille prodigue

ce poème
est écrit dans une langue inconnue

de la planète où j’suis née j’ai grandi
j’ai jamais vécu

où j’ai brûlé des fleurs
que j’avais à peine vues
j’ai ri sans comprendre les blagues
je n’ai pas choisi qui aimer
qui haïr
je ne soupçonnais pas la réalité de machinations d’images
de plans
et de sentiments
et je me suis réveillée
quand ma planète a explosé

maintenant j’apprends les paroles comme
palyanytsya Semenko
guerre refugiée

grad smertch plaie mortelle

et certains que j’oublie comme
je suis pas politique
et les nations fraternelles

∗∗∗

 

réflexions

- ( peut-être, sur la façon dont j’ai vécu dans le métro de Kharkiv pendant 10 jours et 10 nuits )

- ( peut-être, à propos de la marche le long des traverses dans le tunnel du métro jusqu’à la gare )

- ( ou peut-être sur comment il n’était pas clair si le train voulait ouvrir ses portes à la ville Poltava, où ma fille m’at- tendait, et en général, où il allait, ce train )

- ( et si sur comment à Poltava un mec m’a conduit gratuit de la gare, j’avais peur qu’il soit maniaque, mais il a fondu en larme et m’a donné de l’argent. Il s’appelait Edyk )

- ( ou sur comment nous attendions les trains à Poltava, et nous parlions à une femme inconnue, et quand un train bondé est arrivé et n’a pas voulu ouvrir la porte, et cette femme, elle a dit que nous étions ses proches

( fille et petite-fille ), et puis ensemble nous sommes montées dans le vestibule pour y passer 18 heures, et les gens étaient allongés dans les couloirs, et tout
le monde enjambait un soldat fatigué, et il n’y avait pas de lumière dans les toilettes, et il n’y avait pas de lumière du tout, à cause de ce couvre-feu imposé ; elle s’appelait Svitlana )x

- ( peut-être, comme tout le monde avait peur du bruit d’un train qui passait, pensant qu’il s’agissait de fusées )

- ( ou peut-être vaudrait-il mieux raconter sur une femme qui a commencé l’accouchement dans la voiture voisine, et que l’ambulance l’attendait à la gare de la ville Zdolbou- niv, et j’étais heureuse que nous arrivions bien plus tôt que je le pensais, car c’était très incommode de dormir assise à côté des WC, nous devions nous lever tout le temps, car le matin tout le monde y allait, mais avant cela nous étions assise dans le vestibule sous la porte, et de l’eau coulait le long de la porte donc sous nous tout était mouillé, et j’avais aussi peur que la vitre de la porte puisse être tirée )

- ( ou mieux encore, comme à Lviv nous sommes restées chez des inconnus, suite aux conseils d’une femme que nous connaissions pas )

- ( et peut-être, comme c’était étrange à Lviv de ne pas marcher vite et de ne pas se pencher, et d’apprendre à ne pas avoir peur des sons forts )

- ( et aussi, comme j’ai fondu en larmes dans un café parce que j’étais dans le café et que les autres, ils sont restés loin et à ne plus pouvoir faire ainsi )

- ( et peut-être, comme on roulait avec un chauffeur à travers les montagnes et les postes de contrôle, et qu’il nous a dit ce que disent les diseuses de bonne aventure : la fin de la guerre viendra dans 3 semaines )

- ( ou, par exemple, comme en Slovaquie, j’ai finalement acheté un jean, car je n’avais qu’un sac à dos avec un seul plaid, et j’étais dans les mêmes immenses joggings dans lesquels je vivais jour et nuit à la station de métro de Kharkiv )

- ( et puis, comme le lendemain nous partions pour Bratislava, et il y avait trois femmes slovaques dans le coupé avec nous, nous parlions un mélange des langues, et elles ne croyaient pas que nous étions réfugiées, que nous étions en guerre, et nos photos de notre maison détruite, elles avaient déjà vu, ces photos, donc elles étaient fausses, elles dataient de 2014, et s’il y a quelque chose, ce n’est pas poutine, mais les Banderistes, et quand on s’est approché de la ville de Poprad, elles étaient contentes de nous montrer leur jolie maison près de la gare )

- ( ou bien, comme on a rencontré par hasard mon ancien professeur d’anglais, venu de Manchester pour faire du bénévolat à la frontière. Il s’appelait Bryan )

- ( ou mieux, comme à Vienne, les masques anti-covids étaient obligatoires partout, et c’était étrange parce que la guerre avait mis tout cela de côté, et quand dans un McDonald’s on m’a exigé un certificat anti-covid,

et que j’ai dit que nous étions réfugiées, cette Philippine s’est immédiatement adoucie et a commencé à pleurer parce qu’elle était elle-même réfugiée )

- ( et à la fin, peut-être : comme nous nous sommes envolés pour la France et avons été accueillis par mes amis )

Non, désolée, j’ai rien à vous raconter...

Présentation de l’auteur




La chaosthétique d’Edouard Glissant : entretien avec Aliocha Wald Lasowski

Aliocha Wald Lasowski est docteur en littérature, maître de conférences à l'Université catholique de Lille, où il dirige le département de Lettres Modernes. Il enseigne au département de Médias, Culture et Communication. Il est collaborateur au Magazine Littéraire, à L'Humanité, au Point et Marianne. Musicien, philosophe, et essayiste, il est l’auteur d’une vingtaine de livres traduits en une dizaine de langues. Parmi les nombreux sujets abordés par ce penseur original et brillant, il s'est intéressé à l'étude des rapports entre littérature et philosophie, à la  pensée du rythme et du tempo, mais surtout aux enjeux postcoloniaux aujourd’hui. A travers ce prisme, il est l'un des plus grands spécialistes d'Edouard Glissant. Il évoque pour Recours au poème son concept de chaosthétique, et la trace indélébile laissée par ce poète sur la littérature mondiale. 

Aliocha Wald Lasowski, vous êtes l’inventeur du concept de chaosthétique. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit.
J’appelle chaosthétique le laboratoire de Glissant, laboratoire inventif et créatif, au cœur de ses paroles poétiques. Cette expérimentation révèle l’inattendu infini de l’art. Entre baroque et démesure, sensible aux énergies et faite d’intensité, l’écriture des arts chez Glissant chemine en rhizome et en hybridité. Cette contre-esthétique – comme son poème Les Indes est une contre-épopée, à rebours et à revers de la conquête menée par Christophe Colomb aux Amériques - possède la fluidité concrète de la variation et du détour. Ce processus d’inventivité et de renouveau, grâce à la multiplicité des réseaux-relations, rejoint la créolisation : dans un lieu donné et existant, espace géographique, situation politique ou forme artistique, la mise en contact des imaginaires et des cultures donne un résultat imprévisible, porteur d’un sens nouveau. La créolisation milite pour la diversité, les rencontres créent de l’inattendu. Une autre vie sociale émerge, une expression culturelle apparaît, par la créolisation : « La créolisation n’est pas une simple mécanique du métissage, c’est le métissage qui produit de l’inattendu. »
Verbal ou plastique, sonore ou visuel, le geste chaosthétique participe de la créolisation : son regard sur les œuvres artistiques ouvre les corps, les mouvements, les images, les mémoires. Cette multiprésence de la démesure, on la retrouve aujourd’hui chez des artistes contemporains, qui se réfèrent au déploiement poétique de Glissant : les créations du plasticien post-punk Bruno Peinado, le travail sur la lumière et l’espace d’Edith Dekyndt dans Ombre indigène, les installations Speeches de la vidéaste Sylvie Blocher, les documentaires de Kader Attia ou encore la photographie de Jeff Wall.
Si l’historien de l’art Robert Klein écrit en 1964 que « le baroque instaure une nouvelle manière de penser les formes », avec Glissant, l’ensemble du vivant, rythmes, signes et tensions, rencontre le tremblement chaosthétique du baroque, au cœur du Tout-monde. Glissant vit l’art. Il ressent ses vibrations.

Pensées pour le nouveau siècle, ouvrage collectif sous la direction d'Aliocha Wald Lasowski, Fayard.

Vous avez énormément travaillé sur Edouard Glissant, dont vous être l’un des plus éminents spécialistes. Pourquoi ce choix ?
Dans le prolongement d’Aimé Césaire, et en proximité avec Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant (1928-2011) a inlassablement fait découvrir les arts des Caraïbes et de l’Amérique du Sud. J’ai été très sensible à son approche originale et inédite, comme lorsqu’il dirigeait Le Courrier de l’Unesco, ou lorsqu’il partageait sa passion pour de nombreux artistes plasticiens (le peintre argentin Antonio Seguí, le sculpteur cubain Agustín Cárdenas…). Musicien moi-même (je suis batteur de soul musique et de rhythm and blues), je suis également très touché par le lien entre Glissant et les musiciens (comme, par exemple, le trompettiste de jazz martiniquais Jacques Coursil). On retrouve toutes ces connexions dans les modalités pratiques de sa pensée des arts, que je nomme « chaosthétique ».

Aliocha Wald Lasowski vous présente son ouvrage Edouard Glissant : déchiffrer le monde aux éditions Bayard. Entretien avec Jean-Michel Devésa.

Quels aspects de son œuvre avez-vous explorés ? Quels livres à son sujet et pourquoi ?
J’ai exploré son œuvre à partir de la notion de Tout-monde. Dans le Tout-monde – un monde où les êtres humains, les animaux et les paysages, les cultures et les spiritualités sont en connexion mutuelle –, les phénomènes linguistiques et les événements musicaux sont parallèles : face à la tragédie mondiale des langues menacées de disparition, Glissant en appelle à davantage de solidarité, pour protéger la diversité des langues et des dialectes. Un patois local ou une langue régionale (le breton en France, le zazaki en Turquie, le kabyle en Algérie, le tibétain en Chine, le navajo aux États-Unis…) manifeste une sensibilité, incarne une mémoire et enrichit le monde. Contre la domination monolithique, Glissant écrit « en présence de toutes les langues du monde. Beaucoup de langues meurent aujourd’hui dans le monde […], je ne peux pas écrire ma langue de manière monolingue ; je l’écris en présence de cette tragédie, de ce drame ».
J’ai donc beaucoup travaillé les livres de Glissant liés au langage, comme son livre intitulé L’imaginaire des langues. Avec Glissant, on comprend que la hiérarchie des langues est une impasse, toutes les langues se valent. Et ce qui se joue sur le plan culturel et linguistique, au niveau de l’oralité et du vocable, se retrouve également sur le plan musical. Parler et chanter se rejoignent souvent d’ailleurs, dans la poésie orale par exemple : on le voit avec la chanson des troubadours, les traités poétiques de Dante, Pétrarque ou Boccace. Et l’histoire plurielle de la musique, je propose d’appeler ce processus le Tout-musique.
De la rumba congolaise à l’aléké guyanais, du maloya réunionnais au kuduro, rap, slam et hip-hop angolais, les musiques participent d’une conscience politique et mémorielle, elles incarnent le passé et le présent des luttes et des engagements.
Face à la mondialisation standardisée, Glissant invite à la mondialité qui partage et réunit les différences. La question du Tout-musique signifie élargir l’intérêt et prêter attention aux musiques existantes, présentes ou passées, insoupçonnées ou situées en « devenir mineur ». Il faut redécouvrir et explorer sans cesse des musiques inconnues ou oubliées. Ne pas le faire, c’est prendre le risque que les musiques, ou les langues, disparaissent.
Cette perspective conduit à emprunter les chemins artistiques de traverse, vers des rencontres musicales inédites, créations originales ou phénomènes de créolisation, au sein du Tout-monde des arts et cultures. Cela permet aussi de comprendre par exemple comment les chants des anciens esclaves malgaches ou africains inspirent l’imaginaire de la révolte et de l’insoumission jusqu’au groupe Delgres ou la rappeuse Casey. Cela permet enfin de retrouver la philosophie spirituelle et poétique inscrite dans la création musicale.
Comment l’œuvre d’Edouard Glissant a-t-elle ensemencé l’art et la littérature contemporains ? Quel impact l'esthétique de Glissant a-t-elle eu sur d'autres artistes, écrivains ou penseurs ?
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, le plasticien et sculpteur Anselm Kiefer précise que « le sens est infiniment présent dans le signe ». Pour Glissant, au cœur de la violence et du chaos, l’art permet de « fréquenter le Monde, ses éclats irréductibles et ses lumières répandues, unies comme des limons de fleuve qui s’enlacent ». L’artiste est le réceptacle de visions hallucinées et bouleversées, dont il est le moi-porteur. Parmi les personnalités rencontrées par Glissant, l’artiste chilien au style unique Matta (1911-2002) parcourt les plurivers, de l’algorithme à la fêlure, du galactique au métaphysique. À de nombreuses reprises, la déambulation picturale de Matta croise et recroise le vertige poétique glissantien.
Quelque part, entre le connu et l’inconnu, entre la terre et la mer, entre le réel et l’imaginaire, entre l’intériorité psychique et l’exploration du divers, quelque part dans cette zone de bordure, faubourg intime et périphérie politique, a lieu la rencontre entre Glissant et les artistes. Pour entrer dans cet archipel mouvant, il faut remonter au moment primordial dont parle Glissant, l’état de connivence avec l’entour, « cette espèce de tension vers ce point de fusion », où l’artiste échange avec l’animal, le paysage ou la terre. Ce moment premier, dont toute histoire des arts conserve la nostalgie et tente de retrouver l’intensité initiale. Mon récent livre Sur l’épaule des dieux, en 2022, tente de remonter le fleuve jusqu’au point de rencontre.

L'atelier littéraire - Aliocha Wald Lasowski - Edouard Glissant, 2016.

Quel rôle joue la relation entre l'esthétique et la politique dans l'œuvre de Glissant ? Comment ses idées esthétiques sont-elles liées à des questions sociales, culturelles ou politiques ?
Avec Glissant, l’archipel des Caraïbes, le réseau des îles (qui annule et abolit la distinction entre centre et périphérie) et la chaosthétique reposent avant tout sur une pensée des relations, entre les mémoires, les histoires, les langues et les cultures. Vous avez raison d’évoquer la dimension sociale et politique, essentielle aujourd’hui dans le paysage éco-poétique et artistique. Chaque œuvre ou culture invite à un autre regard sur les mondes, participe à la découverte de plurivers ou de mondes-multiples. Réinventer les expériences collectives, imaginer des créativités insolites, entrer en relation avec des désirs et des imaginaires insoupçonnés, tels sont les plurivers sociopolitiques et géopolitiques, une poétique plurielle du devenir en mouvement.
L’art établit des passerelles entre les plurivers. Il réunit, par exemple, la source et le pré européens avec la jungle et le volcan caribéens. Créer, rêver, imaginer, inventer, par les sensibilités du corps et de l’esprit, permet de déposer des traits d’union dans le monde. Proposer des tirets, comme dans l’expression Tout-monde, permet d’unir entre poésie, image, danse, mouvement, dessin, politique, désir, utopie.
Glissant invite à suivre ces voies imaginatives et révolutionnaires. Grâce aux arts, nous prenons conscience des enjeux du Tout-monde : « Il nous faut apprendre à concilier et à rassembler le semblable et le différent, la mesure et la démesure, les pays favorisés et les pays démunis. »
Quel rôle joue la relation entre l'esthétique et la politique dans l'œuvre de Glissant ? Comment ses idées esthétiques sont-elles liées à des questions sociales, culturelles ou politiques ?
Avec Glissant, l’archipel des Caraïbes, le réseau des îles (qui annule et abolit la distinction entre centre et périphérie) et la chaosthétique reposent avant tout sur une pensée des relations, entre les mémoires, les histoires, les langues et les cultures. Vous avez raison d’évoquer la dimension sociale et politique, essentielle aujourd’hui dans le paysage éco-poétique et artistique. Chaque œuvre ou culture invite à un autre regard sur les mondes, participe à la découverte de plurivers ou de mondes-multiples. Réinventer les expériences collectives, imaginer des créativités insolites, entrer en relation avec des désirs et des imaginaires insoupçonnés, tels sont les plurivers sociopolitiques et géopolitiques, une poétique plurielle du devenir en mouvement.
L’art établit des passerelles entre les plurivers. Il réunit, par exemple, la source et le pré européens avec la jungle et le volcan caribéens. Créer, rêver, imaginer, inventer, par les sensibilités du corps et de l’esprit, permet de déposer des traits d’union dans le monde. Proposer des tirets, comme dans l’expression Tout-monde, permet d’unir entre poésie, image, danse, mouvement, dessin, politique, désir, utopie.
Glissant invite à suivre ces voies imaginatives et révolutionnaires. Grâce aux arts, nous prenons conscience des enjeux du Tout-monde : « Il nous faut apprendre à concilier et à rassembler le semblable et le différent, la mesure et la démesure, les pays favorisés et les pays démunis. »
Pensez-vous que sa pensée puisse être rapprochée du concept du rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari, (« Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais le point ! ») ?
Absolument, vous avez raison : Glissant défend le devenir-minoritaire au cœur de la relation, comme ses amis Deleuze et Guattari, avec qui Glissant entretient une amitié féconde et joyeuse. Sa poétique accompagne la multiplicité du rhizome, déployée dans l’ouvrage Mille Plateaux de Deleuze et Guattari.
Penseur du déploiement inachevé, Glissant défie la vision cloisonnée du réel en séparation figée. Pour lui, les créations dépassent les frontières, déploient des lignes de fuite insaisissables dans l’étendue, vaste et indémêlable. Philosophe de l’identité-relation, opposée à la fixité-racine, Glissant rompt avec le dogmatisme théorique. D’un côté, le privilège de l’Un – l’unique, l’unitaire, l’universel – écrase le monde. De l’autre, la construction binaire – le double, le dualisme – paralyse l’individu. Dans une conférence sur l’art en 2010 au Centre Pompidou-Metz, Glissant précise : « La fixité formelle est d’autant plus belle que le tremblement par-dessous anime la vie d’une matière, celle du monde. » Le tremblement du monde – vibration du réel, rythmicité du vivant – met en valeur la différence singulière, comme quantité inépuisable. La pensée de l’art y participe, archipélique et non-universelle.
Et maintenant, quels sont vos projets ?
J’ai beaucoup de projets en cours, liés à de nouveaux chantiers créatifs (roman, Bande dessinée, disque…). J’espère vous en parler prochainement !

Présentation de l’auteur




La philosophie pense la poésie, la poésie pense la philosophie : entretien avec Guillaume Métayer

Guillaume Métayer est poète, traducteur et chercheur au CNRS. Il a publié de nombreux livres sur l'histoire de la littérature et des idées (Voltaire, Anatole France, Nietzsche). Son travail de traducteur est d'une grande importance. Il a permis de faire connaître de grands noms de la poésie allemande (poésie de Nietzsche, Andreas Unterweger), hongroise (Attila József, István Kemény, Krisztina Tóth), ou slovène (Aleš Šteger). Bien entendu, il a depuis longtemps réfléchi sur ce lien  qu'il est possible d'établir entre poésie et philosophie.

Guillaume Métayer, quel lien peut-on envisager entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, pour certains poètes, philosophes ?

Le pire lien que l’on puisse imaginer serait un lien didactique : la mise en vers d’un contenu – exactement ce qui arrive, par exemple, avec certains dialogues qui n’ont de philosophiques et de dialogiques que le nom. Certains de ces textes étaient si peu dialectiques que la mise en répliques d’un contenu préétabli, de points de doctrine, a même été utilisée pour propager le contenu du catéchisme !

Voltaire a génialement détourné cette forme pour en faire des crédos des Lumières… Bref…

De la même manière qu’avec la forme du dialogue, la pure et simple mise en vers d’une doctrine philosophique n’est a priori et le plus souvent ni philosophique ni poétique : la double peine ou le lose-lose… Cela dit, comme toujours, il y a des exceptions, par exemple Lucrèce (si du moins l’on croit, contrairement à Pierre Vesperini, en ses contenus et non seulement à l’usage social de son poème). Par ailleurs, certaines tentatives peuvent être intéressantes du point de vue historique, telle la manière dont le jeune Anatole France a essayé de mettre en vers une synthèse de la philosophie darwinienne, du modèle épicurien cher au même Lucrèce et d’une forme d’optimisme progressiste dans Les Poèmes dorés (1873), son premier recueil. Poétiquement, le résultat n’est pas toujours extraordinaire mais littérairement, cette condensation, quoique surannée, est aussi intéressante à mon sens et pas tellement différente que n’importe quel autre « dispositif » actuel. Quant au lien entre doctrine et poèmes, je vous laisse décider de ce qui s’est passé en France dans les grandes années heideggériennes. Pour moi, dans le fond, philosophie et poésie sont, bien sûr, ailleurs : non pas dans la thèse mais dans la quête.

Guillaume Métayer, Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011, 444 pages, 23 € 50.

Quel philosophe a vraiment pensé la poésie ?

Je suis nietzschéen par conséquent c’est en nietzschéen que je vous répondrai. L’essentiel de la façon dont Nietzsche a pensé la poésie est pour moi le lien qu’il a établi entre le caractère originellement métaphorique et fondamentalement axiologique du langage, c’est-à-dire que le langage est toujours image et valeur (dans son écrit posthume Vérité et mensonge au sens extra-moral, composé en 1873). Par là, ce n’est plus seulement la philosophie qui pense la poésie mais la poésie qui pense la philosophie, qui l’évalue, et la philosophie qui se pense elle-même par le biais de la poésie, celle que l’on écrit et celle que l’on lit, comme le fait Nietzsche. Bien sûr, à un niveau plus profond encore, l’activité imaginaire dépend de la musique et donc, chez le Nietzsche de la Naissance de la Tragédie (1872) et même plus tard, le langage des mots apparaît toujours limité par rapport au langage des sons qui le porte et le traverse. Les mots trahissent la musique en la figeant et en la généralisant, en employant des termes qui, pour être intelligibles, doivent être « communs » dans tous les sens du terme. La création de métaphores est donc à la fois activité poétique et philosophique, en même temps que propre à tout acte de langage, ce qui explique aussi la relation parfois polémique que ces deux activités entretiennent avec l’usage commun, ses évaluations réflexes, ce que l’on appelle les « préjugés ».

Traduit par Pierre Vinclair et présenté par Guillaume Métayer.

Vous êtes spécialiste de Voltaire et Nietzsche, traducteur du hongrois, et poète. Est-ce que la philosophie sous-tend votre écriture poétique ?

Nietzsche et Voltaire sont non seulement tous deux à leur manière des philosophes poètes mais aussi tous deux (quoique inégalement) des philologues, des analystes du langage et des langues, qui ont toujours eu affaire à la pluralité linguistique, tant antique et moderne, ce qui est logique lorsque, comme eux, on inscrit la pensée dans le langage au lieu de chercher à plier le langage à une pensée qui s’en voudrait abstraite alors qu’elle y est, pour ainsi dire, condamnée. Dans le cas plus particulier du hongrois, je suis allé jadis chercher cette langue dite rare comme une « antithèse ironique » au triomphe du globish, une langue que j’ai littéralement beaucoup de mal à comprendre car elle ne me semble liée à aucun rapport sensible du monde. Spontanément, je comprends mieux les énoncés dans une langue que je connais mal mais qui est incarnée par son locuteur que dans cette fausse langue, lourde de simplifications grossières pour les besoins de la communication et, bien sûr, chargée de dominations.

En somme, je suis certainement influencé par « mes » auteurs lorsque j’écris, non pas tant directement (comme une influence littéraire décelable à la manière classique de l’histoire littéraire, ou comme la mise en mots d’une doctrine préalable) que par une conception implicite de ce qu’il est possible d’espérer de la langue du poème aujourd’hui. 

Est-ce qu’elle motive la forme de vos textes ?

Oui, dans le sens aussi où mes poèmes se veulent souvent des explorations personnelles, des remémorations ayant pour but de saisir dans leur singularité des représentations et des émotions ressenties et, en les formulant, d’en magnifier une dernière fois la poésie tout en tranchant les nœuds gordiens entre langage, image, idée, dans une visée libératoire. Au fond, cette façon d’écrire a à voir avec une recherche intellectuelle dans le sensible, dans des lieux que seule la poésie peut investiguer. Finalement, cette pratique serait-elle plus freudienne que nietzschéenne ? Sans doute que l’attention à l'esthétique du poème et la foi dans une valeur heuristique générale, et non seulement une remédiation personnelle, est ce qui fait pencher cette activité du côté de Nietzsche plus que de la psychanalyse. Je m’intéresse en tout cas, dans mes poèmes, à ma capacité, toujours incertaine et risquée, à trouver un langage pour des choses essentielles pour moi (et, à terme, je l’espère, pour d’autres) que l’usage courant du français ne serait pas plus capable de dire que la langue commune du globish. C’est une tentative de déjouer l’universel frelaté du faux « commun » pour saisir le « bon » universel dans le singulier : on voit bien ici aussi le lien entre écriture et traduction. En même temps, je n’essaye pas de bâtir une langue ostensiblement singulière, c’est une attitude qui ne m’attire pas, mais plutôt d’agencer, de chercher les espaces dans les feintes, les surprises, les alliances incongrues et révélatrices, non pour le plaisir du jeu lui-même mais pour rendre fidèlement une couleur, une pensée, un son, un ton. C’est le travail que j’essaye de faire dans les courtes proses de Mains positives qui va paraître tout prochainement, j’espère en début d’année, à La rumeur libre éditions. S’y ajoute, comme l’indique la référence aux peintures rupestres préhistoriques, outre une forme de spéléologie de la mémoire personnelle, l’idée d’une trace humaine, très humaine (la main !) réalisée et rassemblée métaphoriquement dans une forme brève, qui se veut fulgurante, écrite en un souffle, en un geste ; en ce sens, l’énergie poétique cherche une certaine violence, davantage de vigueur que les mots employés plus haut (feinte, etc.) pourraient le laisser supposer. Il ne s’agit donc pas de faire de la dentelle avec l’usage, mais plutôt d’essayer de prendre l’usage de vitesse, d’en exploiter les failles pour faire effraction jusqu’à l’émotion.. Cela dit, ce n’est pas un programme, je me laisse surprendre…

Guillaume Métayer, poète, chercheur au CNRS et traducteur du hongrois et de l'allemand raconte comment il a accepté une proposition bizarre devant la Tour Montparnasse.

Vous éloignez-vous de la philosophie, en écrivant de la poésie, ou bien est-ce que la philosophie vous en rapproche, au contraire ?
Je crois que le jeu de relais entre les deux est constant et qu’à l’étape de la course poétique la plus éloignée de la philosophie constituée se trouve toujours une autre philosophie qui attend que la poésie lui passe le relais, en attendant de poursuivre jusqu’à ce qu’elle-même le redonne, pour un temps indéterminé, à la poésie. Et ainsi de suite.
Quels sont vos projets, en philosophie, et/ou en poésie ?
Outre le recueil Mains positives, je travaille sur le livre suivant, qui aura aussi à voir avec la remémoration mais sera plus circonscrit dans son objet. La traduction me permet souvent d’allier poésie et philosophie, c’est ainsi que je vais aussi publier cette année – dans la lignée de mon travail sur les poésies de Nietzsche – une version française complète des poèmes de Schopenhauer (beaucoup moins nombreux que ceux de son disciple ! – ce qui, en soit, est déjà intéressant). Outre mon travail constant sur Nietzsche (qui m’a conduit récemment à travailler sur ses liens avec la poésie centre-européenne ainsi qu’à traduire certains de ses extraordinaires écrits philologiques), je suis aussi toujours en train de faire (re)découvrir, avec les éditions Rivages, l’œuvre de la philosophe hongroise Ágnes Heller, elle-même d’ailleurs autrice d’un texte philosophique sur Nietzsche, récemment paru dans une autre traduction (par Gilles Achache chez Calmann-Lévy). Ce sera une année très riche, j’ai encore beaucoup d’autres choses en cours, mais je ne veux pas abuser de votre patience ni de celle de vos lecteurs et lectrices…

Image de Une © Norbert Kiss.

Présentation de l’auteur




Le Salon de la Revue : pour sa 34ème édition !

Chaque année au mois d'octobre à la Halle des Blancs-Manteaux de Paris se déroule le Salon de la revue. Ce salon accueille plus de cent périodiques, en tous genres, à une époque où l'internet restreint considérablement leur visibilité. Certaines revues publiées uniquement en version papier qui ne trouvent plus aussi facilement qu'avant des lieux de vente. Cette manifestation essentielle et unique est aujourd’hui menacée de disparition en raison d’une baisse substantielle des subventions que lui accordait jusqu’ici le Centre national du livre (CNL). Face à cette menace plus d’une centaine de représentants des revues présents lors du 33e Salon ont lancé un appel. André Chabin et Yannick Kéravec ont évoqué ces difficultés, et cet appel.

Depuis quand le Salon de la Revue existe ? Par qui a-t-il été fondé, et quelle est son histoire ?
La création du Salon à l’orée des années 90 a répondu à un constat (constat qui en amont, en 1986, avait déjà initié la création d’Ent’revues financée alors par la Direction du livre et de la lecture sous l’autorité éclairée de Jean Gattégno) : les revues avaient de plus en plus de difficultés à être visibles dans l’espace public. Présence comptée en librairie, accès de plus en plus difficile aux rayons des bibliothèques, liens distendus avec les circuits éditoriaux institués, méconnaissance voire dédain des médias.
Un signe éloquent de cette désaffection : au salon du livre créé quelques années auparavant, allez donc chercher les revues… absentes le plus souvent, le cas échéant reléguées par leurs éditeurs dans le coin le moins accessible de leur stand. Bref la fête du livre consacrait la défaite des revues. En créant le salon, sous l’impulsion d’Olivier Corpet alors directeur d’Ent’revues, nous avons voulu leur offrir une forme de réparation, leur dresser une scène spécifique où elles pourraient montrer leur grande variété et leur richesse, leur offrir une vitrine comme elles n’en avait jamais eue. Démonstration de force conjurant la faiblesse de chacune en une affirmation collective.
C’était un pari mené avec plus d’énergie et de conviction que d’argent (ni nous, ni les revues n’étions bien riches). Le défi a été remporté, les revues sont venues en nombre pour la première édition du Salon sous la magnifique verrière de l’École des Beaux-Arts de Paris. Pari réussi aussi en ce qui concerne la fréquentation : professionnels (bibliothécaires, libraires), curieux, collectionneurs, « grand public cultivé » ont irrigué sans discontinuer les allées des premiers Salons.
Ce succès nous a à la fois ravis et inquiétés car notre équipe était maigre, à peine deux personnes et le renfort de quelques bénévoles dont la toute jeune équipe de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, elle aussi menée par Olivier Corpet. Il fallait pourtant que notre Salon offre un visage professionnel, et une qualité de prestations pour les exposants qui les satisfasse. C'est pourquoi après quelques années d'autonomie, nous avons cédé aux sirènes du Salon du livre. Cela nous faisait plaisir d'être courtisés par un si beau parti ! Témoignage de notre reconnaissance (la nôtre et celle des revues), c'était aussi à nos yeux, le gage d'un développement assuré, d'un rayonnement amplifié. Mal nous en a pris : le « pacs » s'est fracassé assez vite. Nous avons compris que nous resterions les « cousines de province », certes méritantes mais trop pauvres pour intéresser durablement cet autre monde, un supplément d'âme qu'on fait semblant de cultiver mais qui ne fait pas l'affaire, qui ne fait pas d'affaires. Ce qu'il restait du Salon perdait sa sève, ses exposants, sa convivialité et sa fonction. Bref, rupture violente : dans cette triste affaire, le Salon a failli y laisser sa peau, Ent’revues aussi…
Il nous fallait donc trouver une autre maison, à la mesure des revues. Après quelques errances, la Halle des Blancs-Manteaux nous fut offerte par Dominique Bertinotti alors maire du 4e arrondissement. Enfin nous étions à bon port…Et l’histoire du Salon a pu continuer, se régénérer, prospérer.
Quelles sont ses particularités ? Et quels types de revues accueillez-vous ?
La particularité du Salon de la revue est qu’il est unique en son genre : nous n’en avons pas rencontré d’équivalent, qui ne rassemble que des revues culturelles et scientifiques, avec un tel éventail de thématiques, de formes, de statuts. Il se tient dans un espace où tous les exposants sont traités sur le même plan, au sens littéral, sur le parquet de la Halle des Blancs Manteaux. Et tous les types de revues sont accueillis. Au printemps, l’annonce de l’ouverture des réservations est adressée à toutes les revues inscrites dans notre annuaire (plus de 3 000 envois qui permettent de vérifier la bonne tenue de ce fichier), quelle que soit son ancienneté, quels que soient ses antécédents – habituée, modeste, épisodique, lointaine ou naissante, de région ou parisienne… –, quel que soit son statut – associative, auto-éditée, ou émanant d’une maison d’édition, institutionnelle –, quelle que soit sa richesse.
Il est remarquable d’ailleurs de voir que, si les revues parisiennes sont légèrement sur-représentées, le salon permet de rencontrer des revues d’origines géographiques variées, reflétant la répartition observée dans l’annuaire, entre revues de Paris, d’Île-de-France et d’autres régions, mais aussi les revues venant de Belgique, de Suisse, d’Israël, du Québec et également de Martinique, et d’Haïti. L’exception à la francophonie nous vient d’Italie, représentée par Studi francesi, et surtout le CRIC Coordinamento Riviste Italiane di Cultura.
Nous accueillons chaque année une dizaine, une douzaine de revues nées dans l’année, alors que Europe revue littéraire, qui a fêté son centenaire, est dépassée par  la revue de belles lettres, créée en Suisse en 1836 !
Certaines tiennent sur une feuille pliée, d’autres débordent de centaines de pages, d’autres encore sont électroniques.
Combien d’exposants viennent chaque année ? Combien de visiteurs ?
Le dispositif du salon, le même type de stands pour tous, atteint son maximum depuis deux éditions. 190 exposants (occupant pour certains  des demi-stands, des collectifs sur deux/trois tables, une allée entière dévolue aux cahiers d’amis de la Fédération des maisons d’écrivain…) représentent plus de 300 revues « papier », et quelques centaines de revues électroniques accessibles par les portails Cairn et OpenEdition. Ces exposants se renouvellent par tiers d’une année l’autre mais nous avons un noyau d’habitués, un socle fidèle d’exposants.
Pour les visiteurs, l’entrée est libre, et avant l’année 2020, nous n’avions pas de chiffre précis de la fréquentation. L’ouverture en 2021 était assortie d’un contrôle des passes sanitaires. 5 000 entrées furent constatées, dans un contexte encore frileux de retour à une vie « normale ». En 2022, le personnel d’accueil à comptabilisé 9 000 visiteurs et pour la dernière édition, nous arrivons à un chiffre comparable. Simplement, la situation internationale tendue a entrainé une légère baisse des visites. Les plus motivés sont en tous les cas (re)venus.

Pouvez-vous également évoquer Ent’revues ?

Vous faites bien de poser cette question… En effet, même si en plus du Salon, nous organisons une soirées par mois, si nous favorisons la présence de revues dans d’autres manifestations comme le Marché de la poésie ou le salon Numéro R, avec le cipM de Marseille, Ent’revues n’est en rien une agence d’événementiel ! Son travail se déploie sous bien d’autres axes : la création, l’entretien quotidien, l’enrichissement de notre site internet qui compte près de 4 000 références de revues est l’un d’entre eux et non le moindre. Il permet à chaque revue du domaine francophone d’accéder à une « dignité bibliographique » qu’elle ne trouve nulle part ailleurs. Chaque revue créée reçoit, ainsi, une première lumière en occupant la Une du site. Depuis quelques années, nous l’avons enrichi d’un espace critique : ce sont plus de 600 comptes rendus qui témoignent de l’actualité éditoriale de nombre de revues. Là encore, nous pouvons affirmer sans forfanterie que nous leur offrons un service inégalé. Ce travail au long cours, avec ses plus de 200 000 pages vues, des usagers de 150 pays, participe assurément à la connaissance et au rayonnement des revues de langue française.
Ajoutons que, riche d’un Guide pratique à l’usage des revues, ce site s’impose aussi comme un espace d’information et de formation des revues : autre mission d’Entrevues.
Il faut bien sûr évoquer La Revue des revues, notre vaisseau amiral. Son rôle ? Inscrire le présent des revues, leurs mouvements contemporains dans une histoire plus longue, plus large, autrement prestigieuse et pourtant largement méconnue. Il s’agit à la faveur d’études, d’analyses, de plongées historiques de désenfouir l’histoire des revues, petites et grandes – les petites qui ont souvent su être autrement plus créatives, aventureuses que les plus renommées. En somme, leur redonner leur juste place dans notre histoire culturelle, dans nos modernités, les combats esthétiques dont elles ont toujours été les têtes de pont. Et ainsi tendre un miroir aux revues d’aujourd’hui qui mènent un même travail, sans cesse à faire valoir.
Du Salon de la revue au travail de fourmi du site en passant par les réflexions menées par La Revue des revues, Entrevues c’est la recherche de la base et du sommet ! Une architecture cohérente aux pieds fragiles et à la tête toujours aux aguets, le tout portée par une équipe minuscule…

Pourquoi les revues ? Quel est leur rôle, quelle est leur importance ?

Ah, la terrible question ! Selon les domaines, la nécessité est plus ou moins évidente. La poésie ne saurait se passer de ce terrain d’expérimentation, d’hybridation, de jeu aussi. Les sciences humaines, dans un contexte académique, cherchent plutôt la forme canonique, contrôlée par les pairs. Entre les deux, entre les champs, des formes plus ou moins pures, plus ou moins mêlées, mais toutes mues par la volonté d’échange, d’expression et de création. La motivation est le partage, la générosité : peu d’entre elles gagnent de l’argent, font vivre leurs initiateurs. Elles agissent comme des fécondateurs, précédant, accompagnant d’autres aventures, éditoriales, scientifiques, artistiques, militantes. Leur importance est aussi relative et difficile à évaluer. Si les revues ne sont plus les caisses de résonnance des débats artistiques, littéraires, politiques, elles constituent toujours des îlots de réflexion, de confrontation, d’expérimentation, de façon (trop) discrète, mais opiniâtre. Puisqu’elles ne sont pas rentables, qu’elles se heurtent vite à un problème d’échelle, de diffusion, pourquoi continuent-elles à se créer, et de la part de jeunes gens ? Il y a là un paradoxe alors, la moindre des choses est de reconnaître et d’accueillir au mieux ces entreprises, et continuer à les promouvoir.
Au cours de cette édition 2023 vous avez fait circuler une pétition.  Pourquoi ? À quel problème est confronté le Salon de la Revue ? Est-ce que sa survie est menacée ?
Ent’revues n’est pas l’initiatrice de cette lettre ouverte.
Ent’revues a été créée en 1986 sur l’absence de lieu de visibilité des revues en tant qu’objets spécifiques, existant entre les livres et la presse. Les statuts fondateurs évoquaient la création d’un centre de ressources : le savoir accumulé entre les pages de La Revue des revues, l’annuaire entretenu des revues culturelles francophones, l’accueil fait aux revuistes, le repérage des créations, etc., voilà notre socle, notre ressource. Mais on nous en demande plus, du côté des statistiques, de chiffres pour lesquels il nous faudrait entrer dans des comptabilités largement artisanales, souvent personnelles, dans ce paysage complexe et mouvant des formes de revues évoquées plus haut. Il nous faut démontrer que le Salon est utile, et non un rendez-vous de copains satisfaisant un entre-soi, essentiellement parisien. Sinon la baisse de notre subvention, effective depuis deux ans, va se poursuivre et de façon drastique.
Or nous fonctionnons à deux permanents, dont un temps partiel. Il y a un moment ou ce ne sera plus possible. Nous sommes bien conscients qu’il nous faut trouver – c’est une incitation générale – des ressources autres. Dans cet esprit, nous allons notamment demander l’attribution du statut d’association d’intérêt général, nous permettant de solliciter adhérents, contributeurs et mécènes avec une déduction fiscale.
Le calendrier a joué contre nous : l’année 2020 a gelé tous projets.  2021 a été pour nous une année de déménagement, quittant l’ancienne adresse sans savoir pour quelle destination. Après trois mois « hors sol », nous avons atterri à la FMSH, boulevard Raspail, tout en préparant un salon, en sortant la revue, en poursuivant notre travail. 2022 est l’année des calages administratifs, ô combien chronophages, d’un retour à une forme de normalité : on nous écrête la subvention. Cette baisse se poursuit en 2023, alors que nous changeons de présidence et poursuivons nos actions, tout en travaillant de façon à exploiter nos annuaires, nos répertoires, nos bases de données : mais cela suffira-t-il pour répondre aux questions ? Et quelles sont ces questions ?
Nous avons informé nos exposants, nos adhérents de cette menace et l’initiative prise lors du Salon par des exposants, nous fut annoncée à sa clôture. Nous ne pouvions aller contre. Et nous rangeons, trions, archivons. Payons notre dû, remercions qui de droit. Et dépouillons sur les questionnaires soumis aux exposants, leur demandant « ce que vous faites là ? » Nous montrerons l’utilité du Salon, la nécessité des revues, l’intérêt général d’Ent’revues.
Nous voulons y croire et nous y préparons, poursuivant ce travail de fourmi. Dans les semaines qui viennent, des interventions à Nice, à Lyon, à Lille, deux rencontres prévues au Forum (Sociétés & représentations le 15 novembre, hommes & migrationsle 7 décembre. Et l’année prochaine, si tout va bien, nous reprendrons ces rencontres, en imaginerons d’autres, retournerons place Saint-Sulpice, organiserons le 34e Salon de la revue... Il nous faut avancer, avec et pour les revues.




Sylvie Glissant : Le recours au poème

Comment poser des mots dans l’instant terrible, se tenir face à lui …

L’effondrement et le délire des humanités nous obligent à reposer tant d’autres questions, celles de nos jugements mêmes face à la terreur et à ses projections, celles de la violence que nous légitimons et de celle que combattons.

Comment se tenir face à la terreur qui se prolonge bien au-delà de l’horreur des actes eux-mêmes, par la puissance de l’image que l’on a fabriquée d’elle ?

Comment se tenir face à la vision de l’horreur, pris entre dégoût et fascination, et résister à l’envahissement de cette plante carnivore qui croit et s’insinue dans toutes les consciences et les imaginaires, paralysés entre peur et apitoiement, à travers les réseaux médiatiques qui inventent un nouveau monde catastrophique ?

La question n’est plus de savoir où se situe la paix, ni de quel côté elle est, mais ce qu’elle peut être ?

Qui allumera maintenant cette petite lumière même vacillante, dont parlait Hannah Arendt, dans le cœur des hommes ?

L’humaniste du 16ème, résistant à l’intégrisme de Calvin, Sébastien Castellion (cité par Stefan Zweig dans Conscience contre violence en 1936), écrivait :  

La postérité ne pourra pas comprendre que nous ayons dû retomber dans de pareilles ténèbres après avoir connu la lumière.  (De Arte Dubitandi, 1562)

Sylvie Séma, Winds and blue (wax, oil, pigments in serum).

Oui, nous connaissons cette lumière pourtant. Il nous est permis de penser qu’un autre poème renaîtra au monde… le poème est une apparition, car il est le semis de l’âme, du Mana, du Duende, de tout mouvement de l’être.

De tous temps, nous le savons, la guerre a toujours été prévue d’avance… en temps de paix ! (Ce qui a le nom de Paix … la Pax Romana, la Paix civile… s’est souvent établie par des guerres « pacificatrices »).

Ne devenons pas les réfugiés de la terreur, sans mémoires et sans demeures.

Le poème a toujours été la déclive fabuleuse où une autre parole surgit, où de nouvelles consciences se hèlent par-delà les gouffres.

De tout temps le recours au poème a été cette utopie lumineuse qui remonte de l’obscur des abysses.

Discussion entre Sylvie Glissant, directrice de l’Institut du Tout-Monde, et Lise Gauvin, écrivaine et professeure émérite à l’Université de Montréal. - Cette rencontre a eu lieu le vendredi 8 novembre 2019 à l'auditorium Maxwell-Cummings du Musée des beaux-arts de Montréal et a été présentée dans le cadre de l'ouverture de l'aile Stéphan Crétier et Stéphany Maillery pour les arts du Tout-Monde. Pour en savoir plus, visitez https://www.mbam.qc.ca/fr/collections...

Image de Une : Sylvie Séma, Two suns one night (wax, oil, pigments in serum).




Pinar Selek, Lettre ouverte contre horizon fermé

Plus que des paragraphes, qui ne pourraient restituer l'horreur de ce que vit Pinar Selek, féministe, antimilitariste, sociologue, écrivaine, universitaire et militante persécutée depuis 25 ans par les autorités turques, voici une chronologie des manœuvres, menaces, tortures, enfermements, condamnations, juste parce qu'elle a souhaité analyser les mécanismes à l'œuvre dans les exactions commises par le régime turc contre certaines minorités et les femmes. 

  • 11 Juillet 1998 : Arrestation suite à une recherche sur des militants kurdes. Torture.
  • 20 Août 1998 : Pinar Selek apprend en prison qu’elle est accusée d’un attentat (on saura plus tard que c’est une explosion accidentelle qui a été maquillée en attentat dans le but de l’accuser).
  • 22 décembre 2000 : Libération (elle est libérée faute de preuves mais le procès continue).
  • 8 juin 2006 : Premier Acquittement (toujours faute de preuves). Mais le procureur fait appel.
  • 17 Avril 2007 : La cour de Cassation va dans le sens du procureur et casse l’acquittement.
  • 23 Mai 2008 : Deuxième Acquittement (aucun fondement dans les charges retenues contre elle). Mais le procureur fait appel.
  • 2009 : La Cour de Cassation va dans le sens du procureur, casse l’acquittement et décide de condamner Pinar Selek. L’affaire est renvoyée devant une nouvelle Cour d’Assises.
  • 9 Février 2011 : Troisième Acquittement. (La Cour ne retient toujours aucune charge contre Pinar Selek). Dès le lendemain, le procureur fait appel.
  • 22 Novembre 2012 : La Cour annule son propre acquittement (du jamais vu dans l’Histoire mondiale du droit !)
  • 24 Janvier 2013 : La Cour condamne Pinar Selek à la prison à perpétuité.
  • 11 Juin 2014 : Annulation de la condamnation (obtenue suite à un appel des avocats dénonçant les illégalités de cette procédure).
  • 19 Décembre 2014 : Quatrième Acquittement. Mais le procureur fait appel.
  • 21 juin 2022 : Après 7 ans d’attente, la cour de cassation annule le 4ème acquittement.
  • 6 janvier 2023 : La Cour d’Assise d’Istanbul émet un mandat d’arrêt avec emprisonnement immédiat avant même que l’audience n’ait lieu.
  • 31 mars 2023 : Audience de la cour d’assise. Le procès de Pinar Selek reporté au 29 septembre 2023.

Aujourd'hui emprisonnée derrière des barreaux invisibles, car le mandat d'arrêt international la prive de sa liberté de circulation, elle attend septembre. Et ensuite ? 25 années que durent la torture, les acquittements annulés, les condamnations qui vont crescendo, les reports d'audiences. Que devra-t-elle subir encore ? Elle écrit, poursuit ses recherches, continue le combat, a accepté de répondre à ces quelques questions, et nous a autorisés à publier sa Lettre ouverte. 

Entretien avec Pinar Selek, le 27 mars 2023.

Pinar, tu as été emprisonnée et torturée pour tes recherches sociologiques à propos de tes écrits sur les Kurdes. Malgré la torture tu n’as pas révélé les noms de tes enquêté.es et par punition, a commencé un acharnement kafkaïen qui continue jusqu’aujourd’hui. Tu apprends en prison que tu es accusée d’un attentat qui n’a pas eu lieu.  
Tu effectues deux années et demie de prison. Malgré quatre acquittements le dossier reste ouvert. Sous la menace de peine de prison à perpétuité, tu te réfugies en France, où tu vis désormais. Mais les autorités turques continuent à te harceler, malgré ton absence du pays. Tu es jugée maintes fois, et désormais tu fais l’objet d’un mandat d’arrêt international, qui t’interdit de circuler dans le monde ! 25 ans que ça dure !
Tu es également auteure de recueils de poésie, de récits de fiction, et bien entendu dans le cadre de tes recherches d’essais (tu enseignes à l’Université de Nice). Aujourd’hui, écrire, est-ce une arme pour résister ?
En tant qu’anti militariste je ne parlerai pas d’armes, je dirai plutôt que c’est un outil de résistance. Plus que résistance, c’est un outil de révolution et de dépassement. En créant via l’écriture ou la musique ou d’autres moyens, on peut sortir de l’hégémonie des pouvoirs et intervenir dans les rapports existants. Pour moi, l’écriture est un des outils d’insoumission et de dépassement du réel qu’on nous impose. En écrivant je sens le gouvernail dans mes mains et je navigue…
Quels sont les retours, ou bien les « effets » qu’ont produit certaines de tes publications ?

Comme tous mes livres sont aussi publiés en Turquie, la nouvelle génération me connait malgré une séparation de 15 ans. Écrire et publier dans l’espace d’où j’ai été chassée, me transforme en pluie qui traverse les nuages pour tomber sur le vieux cimetière et nourrir ceux et celles qui y sont toujours vivants. Avec mes mots j’arrose les petites graines invisibles.

Dans d’autres pays, je fais la même chose en me transformant en pluie. Je deviens l’eau qui trouve son chemin en coulant. Je coule et je traverse les espaces, et je me libère du territoire. Les retours me font sentir que je suis une nomade, sans attache.

Le 2 juin 2023. Depuis 25 ans, la justice turque s’acharne sur la sociologue franco-turque Pinar Selek, poursuivie pour un attentat. Réfugiée en France et quatre fois acquittée, la dissidente n’a de cesse de clamer son innocence. Elle était jugée par contumace le 31 mars dernier à Istanbul.

Tu publies aux Éditons Des Femmes, Le Chaudron militaire turc, qui paraîtra le 5 octobre. dans ce livre tu étudies « les différents mécanismes à l’œuvre pour formater les individus : dépersonnalisation, violence, soumission, absurdité et arbitraire d’ordres auxquels les jeunes appelés ne peuvent se soustraire, nationalisme et culte du pouvoir, de la force. » Peux-tu évoquer ce livre ? Pourquoi cet essai, aujourd’hui ? 
Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Turquie, menacée d’une peine de prison à perpétuité, je venais de publier les résultats d’une recherche sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine. Dans un contexte où la violence collective était banalisée et généralisée, ce livre a mis en lumière la place fondamentale qu’occupe la reproduction de la masculinité dans l’organisation de la violence politique ainsi que dans la structuration nationaliste et militariste.  Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son existence autonome, s’est détaché de son autrice et a coulé comme une rivière vive : il vient d’atteindre sa neuvième édition, il tourne dans le pays sous forme de pièce de théâtre.  Et moi, je continue à réfléchir, à approfondir mes analyses.  J’ai donc fait un travail, en élargissant et actualisant mes questionnements sur les nouveaux dispositifs de l’oppression et mécanismes de banalisation de la violence, sur l’exemple du contexte turc.
Tu as écrit et envoyé une Lettre ouverte, publiée ici, dans laquelle tu soulignes que ton livre paraitra avant l’audience de ton procès qui se déroulera le 29 septembre à Istamboul. A combien de procès cette audience fait-elle suite ? Est-ce que la parution du Chaudron militaire turque peut avoir une incidence sur ce jugement ?
Je ne sais pas à combien de procès cette audience fait suite. Mais il s’est passé plus que 25 ans… je n’arrive plus à compter. Tout d’abord, Le Chaudron militaire turc apparait en guise de réponse historique à l’audience du 29 septembre.
C’est pour cette raison que ma maison d’édition annonce ce livre avec le bandeau suivant : « Pinar Selek persiste et signe ». Je l’ai écrit loin de la peur. Je ne sais pas son incidence. Je ne veux pas penser à ça. Leur position ne va pas influencer la mienne. Et je veux continuer à vivre comme chercheuse, penseuse et écrivaine.

Pinar Selek, Le Chaudron militaire turc, Editons des femmes, Octobre 2023, 104 p., 10 €, EAN 9782721012142, Ebook 6,99 €, EAN 9782721012456

Pinar Selek

Lettre ouverte

Cher.es ami.es, cher.es collègues,

Je voudrais partager avec vous une chose importante que je suis en train de réaliser. Je la vis comme un acte de liberté. Acte de réflexion, d’analyse, de recherche. Je sens que cet acte constituera une charnière dans mon histoire personnelle. Je vais faire naitre une œuvre dégagée de la peur, en guise de réponse historique à l’audience du 29 septembre 2023 à Istanbul. Ce jour, plusieurs d’entre vous y seront présent.es, pour montrer que la liberté de la recherche et d’expression est une valeur universelle et que nous la défendons ensemble.

Il n’est pas besoin de vous dire comment, depuis le début, j’ai refusé d’être conditionnée par cet acharnement, comment j’ai essayé d’élargir mon espace de liberté et continué à réfléchir, à enquêter, à problématiser, à analyser et à écrire, le plus librement possible. Cela a pu être possible grâce à la solidarité solide d’innombrables personnes de multiples milieux, toutes attachées à la liberté et à la justice. En particulier, les soutiens académiques m’ont permis de progresser dans mon métier. Mon premier refuge structurant en France fut l’Université de Strasbourg qui m’a accordé la protection académique, comme l’exprima publiquement Alain Beretz, son président de l’époque. Mon deuxième refuge fut l’ENS de Lyon qui me décerna le titre de Docteur honoris causa. Et aujourd’hui je travaille en tant qu’enseignante-chercheuse au département de Sociologie Démographie et dans le laboratoire URMIS d’Université Côte d’Azur, une université qui, par son soutien déterminé, me fait sentir chez moi. De plus, de nombreux comités de soutien universitaires et les organisations disciplinaires façonnent depuis le début cet engagement institutionnel fort.

Pourtant je ne suis pas pleinement libre. Le mandat d’arrêt international dont je fais l’objet m’empêche de sortir du territoire français et d’exercer librement mes recherches. Je ne peux même pas traverser la frontière franco-italienne alors que je suis co-coordinatrice de l’Observatoire des Migrations dans les Alpes-Maritimes. Je ne peux pas non plus répondre aux nombreuses invitations que je reçois. Comme l’atteste la Ministre de l'Europe et des Affaires étrangères dans sa réponse à la question écrite d’une sénatrice, cet acharnement entrave mon travail : « La France, attachée à la liberté de la recherche, apporte tout son soutien à la sociologue Pinar Selek, reconnue innocente à plusieurs reprises par les juridictions turques des faits dont elle a été accusée. La procédure judiciaire dont elle fait l'objet en Turquie et le risque d'arrestation encouru entravent son travail. (...) Mme Selek a trouvé en France un espace pour s'exprimer, enseigner la sociologie et les sciences politiques en tant que maître de conférences à l'Université Côte d'Azur et poursuivre son travail de recherche en toute liberté et sécurité. »

Oui, je poursuis mes travaux. Juste avant l’audience de 29 septembre à Istanbul paraîtra un nouveau livre. Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Turquie, menacée d’une peine de prison à perpétuité, je venais de publier les résultats d’une recherche sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine. Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son existence autonome, s’est détaché de son autrice et a coulé comme une rivière vive. Il vient d’atteindre sa neuvième édition en Turquie et a été traduit en allemand et en français. Mon livre qui va paraître dans quelques semaines, commence par un dialogue avec ce travail, en essayant d’ aller plus loin dans l’analyse, en avançant dans des questionnements plus larges et plus actuels sur les nouveaux dispositifs de l’oppression et mécanismes de banalisation de la violence, sur l’exemple du contexte turc.

Je sais que la réponse de ces mécanismes, surtout paramilitaires, que j’ai analysé dans ce livre,

pourrait être violente. Mais je veux continuer à vivre comme chercheuse, penseuse et écrivaine libre. Ma maison d’édition annonce ce livre avec le bandeau suivant: « Pinar Selek persiste et signe ».

Pour persister encore et toujours, j’ai besoin de votre persévérance.

Pinar Selek

Présentation de l’auteur




Une voix pour la liberté : Somaia Ramish

Somaia Samish est poète, écrivaine, journaliste et activiste féministe. Militante infatigable des droits des femmes, ancienne élue publique, diplomate citoyenne, et ancienne candidate au Parlement afghan, elle est la co-fondatrice et actuellement directrice d'une ONG dédiée aux questions des femmes. Elle milite depuis des année pour que les droits élémentaires des femmes soient respectés en Afghanistan, et dans certains pays où leurs conditions de vie sont déshumanisées. Née en 1986 à Herat, en Afghanistan, elle est aujourd'hui réfugiée aux Pays-Bas. Pendant la 1ère République islamique d’Afghanistan, sa famille s’est enfuie à Téhéran, en Iran. Après la première chute des talibans, elle est retournée en Afghanistan, et pendant 20 ans, a travaillé pour contribuer à bâtir une société démocratique et égalitaire. Comme tant d’autres Afghans elle a dû de nouveau demander l’asile en tant que réfugiée après que les talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan en août 2021. Elle résiste, se bat, est l'auteure d'une anthologie où elle a recueilli des textes auprès de poètes internationaux, et fait entendre sa voix, qui devient celle de toutes les femmes afghanes. Elle a accepté de répondre aux questions de Recours au poème. 

 

Entretien traduit par Cécile Oumhani

Somaia. Ramish, vous êtes une poète afghane, une journaliste et une militante. Où vivez-vous aujourd’hui ?
Après la chute de Kaboul et l’arrivée au pouvoir des Talibans, j’ai cherché refuge aux Pays-Bas. Une partie importante de la communauté intellectuelle d’Afghanistan – artistes, écrivains et penseurs – a été contrainte à l’exil. Je suis, moi aussi, parmi ces exilés, et je réside actuellement à Leiden, aux Pays-Bas.

 

Kabunath, poème de Somaia Ramish, dit par l'auteure. 

Vous luttez pour les droits des femmes en Afghanistan. Pouvez-vous nous parler de leurs conditions de vie dans ce pays ?
Parler du sort des femmes afghanes est un sujet chargé d’émotion pour moi. Il réveille un mélange de tristesse, de colère et de frustration, parce que la réalité est sombre. C’est la vie qu’on refuse aux femmes afghanes ; elles en sont réduites à exister plutôt qu’à vivre. Leur condition est celle d’un oiseau qu’on a enfermé dans une cage et qui attend sa mort inévitable. Vous imaginez-vous ce que sont l’angoisse et la douleur d’une femme qui se trouve dans une telle situation ? Une vie où vous ne pouvez plus sortir seule de chez vous, porter les vêtements que vous aimez, faire des études, vous promener tranquillement au parc, écoutez votre musique préférée, aller dans un salon de beauté, faire du sport, vous divertir, travailler en dehors de chez vous…  C’est la cruelle réalité des femmes afghanes.
Je voudrais insister sur l’apartheid de genre qui prévaut en Afghanistan. Du simple fait qu’elles sont femmes, elles sont privées de leurs droits humains fondamentaux. Les Talibans considèrent les femmes comme des objets, dont la fonction est la reproduction et la servitude sexuelle. Ils attendent des femmes qu’elles portent des enfants et les utilisent comme les outils de leur propre propagation. Telle est l’existence atroce des Afghanes – avec la tyrannie, la cruauté, la violence, la terreur et la privation totale des droits humains, tout cela pendant que la communauté internationale ferme les yeux.
Malgré deux ans d’une discrimination de genre flagrante, d’apartheid de sexe, et l’exclusion systématique des femmes, dans les sphères sociales, politiques et culturelles, la communauté internationale semble engager le dialogue avec les Talibans, se leurrant sur les possibilités de la diplomatie. Nous observons ces réunions stériles et ces annonces creuses avec frustration.

A propos de la fermeture des écoles pour filles, message de Samieh Ramesh, écrivaine et militante des droits des femmes, le 15 avril 2022.

Quelles sont vos actions, en Afghanistan et ailleurs ? À quelles associations appartenez-vous ? Comment relayent-elles votre message et comment soutiennent-elles vous actions ?
« Baamdaad – la Maison de la poésie en exil » est une institution indépendante, sans aucune affiliation à une organisation nationale ou internationale. Nous n’avons reçu aucun financement ni soutenu de projets venus d’un groupe ou d’une autorité particulière. C’est un mouvement de protestation artistique, en réaction à la situation terrible en Afghanistan, plus particulièrement la censure et l’interdiction de la poésie et des arts.
Notre mouvement a commencé avec un appel. J’ai invité des poètes du monde entier à écrire et à m’envoyer des poèmes de protestation pour soutenir les poètes et les artistes afghans. Avec l’aide de mes amis et des réseaux sociaux, l’appel a pris de l’ampleur, impliquant plus d’une centaine de poètes à travers la planète. De plus, des organisations comme le PEN Club français, le PEN argentin, le Festival international de poésie de Rotterdam, le Studio de Bakkerjee, la Belvédère House, l’Association des écrivains japonais contemporains, ainsi que le PEN Club japonais ont apporté leur soutien moral et partagé notre appel avec leurs poètes membres.
Mon souhait est que ce mouvement devienne un phénomène global. Je veux que les poètes utilisent le pouvoir de la poésie et des mots pour combattre les ténèbres, l’ignorance et la tyrannie. Les arts doivent être un moyen de s’engager, et ils doivent être toujours associés à la liberté.  À travers l’histoire, la poésie a porté le combat contre l’injustice. La poésie a un pouvoir immense et la voix des poètes est comme celle des prophètes ; leurs mots ont de l’influence. Avec la poésie, on peut attirer l’attention du monde sur le sort des femmes et rallier des soutiens pour le peuple d’Afghanistan.
Avant ce mouvement, peu de poètes dans le monde connaissaient vraiment la situation en Afghanistan ou alors ils en avaient conscience, mais restaient silencieux. Maintenant, dans des pays aussi éloignés que le Japon, des articles et des conférences sont dédiés à notre cause. Une station de radio en Argentine diffuse des émissions sur l’interdiction des arts en Afghanistan et un poète italien a exprimé sa solidarité. Ils écrivent de la poésie, expriment leur émotion et montrent ainsi le rôle de la poésie dans la prise de conscience.
Pensez-vous que la poésie peut aider à la prise de conscience sur les conditions de vie des femmes en Afghanistan ? Vous avez publié plusieurs recueils de poèmes. Pourquoi la poésie ? Convient-elle mieux pour porter un message de libération ou d’engagement ? 
Dans un monde où l’information est souvent manipulée, la poésie peut briser les barrières de la politique pour atteindre les cœurs. La poésie inspire et elle a toujours été un moyen pour exprimer la protestation. Des poètes comme Hafez, Saadi, Maulana, Bertolt Brecht, Pouchkine et Lorca sont les voix de l’humanité, de la liberté. Je crois profondément que la poésie a la responsabilité de défendre la vérité, de porter les idéaux d’humanisme, de justice et de résistance à l’oppression et à la violence.
Vous avez publié une anthologie. Pouvez-vous nous parler de ce projet ?
« Nulle prison n’enfermera ton poème » est un recueil de poèmes de protestation venus du monde entier. Une édition japonaise a été publiée le 15 août au Japon. À la suite de l’interdiction de la poésie décrétée par les Talibans le 15 janvier, j’ai lancé un appel, implorant les poètes à travers le monde de ne pas rester silencieux face à la censure et à la répression et je les ai invités à protester contre ces injustices.  À ce jour, plus d’une centaine de poètes ont répondu à l’appel, écrit des poèmes et les ont envoyé à Baamdaad – la Maison de la poésie en exil. C’est ainsi qu’été publié « Nulle prison n’enfermera ton poème », a été publié. Une édition française doit paraître en France en novembre, chez Oxybia.

Pendant le festival Poetry International de Rotterdam en juin 2023, interview de la poétesse et écrivaine afghane Somaia Ramish à propos de sa vie et de son travail.

Quels sont vos projets autour de cette publication et de votre travail dans son ensemble ?
Nous sommes un mouvement de protestation, nous luttons contre la censure, l’oppression et l’injustice. Nous croyons profondément que la liberté est le droit humain le plus indivisible et le plus universel. En tant que poète, j’invite les poètes du monde entier à nous rejoindre. Ne restez pas silencieux face à l’injustice, l’inégalité et la violence. Avec nos mots, nous continuerons le combat contre les ténèbres.

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