Les revues, du papier à la toile

Les revues culturelles sont innombrables, et forment une ensemble aux contenus éditoriaux variés, qui diversifient les approches sur la discipline concernée. Elles sont un extraordinaire lieu d’information, d’expériences, de confrontations, d’échanges et de réflexion pour ceux qui s’intéressent notamment à la littérature, à son actualité, à sa dimension critique. Leur fréquentation a considérablement changé avec l'apparition des supports numériques, qui démocratise leur accès et offre aux revues uniquement diffusées en version papier une visibilité accrue et un moyen de diffusion démultipliés.

Ces lieux de croisement et d’élaboration d’une pensée polysémique sur les éléments culturels contemporains de leur époque ne datent pas d’hier puisque les premières revues littéraires françaises apparaissent au XVIIe siècle avec la création du Journal des savants, en 1665, et en 1672, avec l’apparition du Mercure Galant, créé par Donneau de Visé et Thomas Corneille qui prend le nom de Mercure de France en 1714.

La fin du XIXe siècle et le début du XXe apparaît comme une période particulièrement intéressante. Les conditions favorables de la presse permettent un foisonnement de petites revues éphémères dans les années 1880, qui deviennent progressivement un lieu de création littéraire, mais aussi un lieu d'échanges culturels internationaux.

Les revues dédiées spécifiquement à la poésie ne sont pas en reste car elles suivent cette évolution.  Déjà préside une volonté de diffuser les idées et les opinions, de faire connaître des poètes… Pour notre époque (incluant le siècle dernier) Ernt’revue dénombre 380 revues de poésie contemporaines dont 41 revues uniquement numériques, d’autres utilisant les deux vecteurs, papier et site internet pour assurer la promotion et la diffusion de leurs publications, de facto accessibles au plus grand nombre dans un périmètre géographique très étendu. 

Couverture du Mercure galant du 1er janvier 1714, Gallica 

Qu'elles soient diffusées sur papier ou bien en version numérique, les sommaires proposent généralement des similitudes. A côté des poètes, qui proposent souvent des inédits, on y retrouve des rubriques qui en général sont constituées de critiques, d’actualités, de réflexions autour de thématiques ou d’auteurs spécifiques. Ces revues sont également le lieu d’un syncrétisme artistique, et nombre d’entre elles dédiées à la poésie publient des plasticiens, et lorsqu’elles sont numériques permettent de visionner des vidéos ou d’écouter de la musique.

Les revues représentent donc le lieu d’un croisement de voix, d’approches, de disciplines et d’opinions. C’est cette collectivité qui en fait la spécificité.

Avec l’avènement de l’internet nous avons assisté à la naissance des revues numériques. Bien que les sommaires n’échappent pas aux passages obligés adoptés par leurs consœurs publiées sur un support papier, les possibilités offertes par le vecteur informatique multiplient les potentialités éditoriales. On peut y écouter les poètes, entendre leur voix, approfondir nos connaissances à propos d’un auteur, ou d’un plasticien, et intégrer de manière effective de la musique ou des vidéos, pour voir des adaptations, lectures, performances, en lien avec les pages consultées. Ces liens hypertextuels permettent un enrichissement du contenu et en modifient même la nature, puisqu'il se voit sémantiquement augmenté par ces apports potentiels.  

Les zones géographiques du lectorat de Recours au poème pour la semaine du 29 avril au 5 mai, donnée recueillies grâce à Google analytics.

Ces revues numériques ont aussi la particularité de changer la nature du lectorat, car elles sont accessibles en temps réel à n’importe quel endroit de la planète. Recours au poème est lu à l'internationale, ainsi que le montre les données recueillies sur Google analytics, outil qui permet d'affiner l'analyse des fréquentations. Cette accessibilité immédiate et internationale motive et transforme leurs contenus, et façonne l’approche des rédacteurs de ces publications numériques. En effet, le croisement entre deux cultures constitue une thématique bien souvent abordée, parce que de facto l'accès à cette poésie à échelle planétaire motive des échanges fructueux entre des univers poétiques n’appartenant pas à un même pays, continent, et offrent  l’opportunité en amont de penser des sommaires qui mettent en avant ces croisements et ces échanges, montrant ainsi l’universalité de la poésie, ainsi que sa puissance lorsqu’il s’agit de créer des ponts et des partages entre des cultures différentes.

Elles facilitent également une diversification des catégories d'âge du public. Accessibles en ligne, elles sont bien souvent consultées par des personnes de classe d’âge différente de celle du lectorat des revues papier, même si ces dernières grâce à une promotion en ligne ont trouvé à travers cette vitrine un moyen de connaissance et d’abonnement facilités. Les revues numériques constituent donc une tout autre manière de diffuser de la poésie, de la rendre accessible et lisible, et de toucher un public plus large et diversifié.

Classe d'âge des lecteurs de Recours au poème, données concernant la semaine du 29 avril au 5 mai, Google analytics.

Nombre de lecteurs ayant consulté les pages de Recours au poème, données concernant la semaine du 29 avril au 5 mai, Google analytics.

Force est de constater que les revues de poésie numériques sont aujourd'hui le lieu de l’élaboration d’une autre manière de lire de la poésie, et de la diffuser. Ces progrès techniques ont en effet contribué à changer la nature du lectorat de ces dernières. Leur accès est facilité, disponible sur différents supports, et ce quel que soit l'endroit de la planète où le lecteur se trouve. Ils ont également modifié la nature des contenus. Enrichis grâce à des moyens technologiques variés, les textes poétiques ou critiques sont soumis à de possibles enrichissements sémantiques grâce aux potentialités  hypertextuelles. Lieu de passage, plus que jamais les revues quel que soit leur vecteur de publication sont des lieux de croisement entre diverses voix poétiques, mais pas seulement, elles supportent l’énonciation de réflexions théoriques et la découverte de poètes, qu’il est désormais permis d’écouter, tout comme il est possible d’approfondir les connaissances sur tel ou tel auteur, plasticien, musicien, ou bien sur un point critique ou théorique.

Pour prolonger cette réflexion, et rejoindre ou retrouver Ent'revues, que nous remercions pour ces propos : https://www.entrevues.org/surlesrevues/rever-hors-le-bruit-du-meme/




Chiara Mulas, la poésie et l’expérience du terrible

Une flamme – c’est la première idée qui m’est venue quand j’ai rencontré Chiara Mulas. Née en 1972 à Gavoi Sardaigne-Italie, diplômée à l’académie des Beaux-arts de Bologne, elle est  parmi les plus représentatives et inventives de l’art-action du XXI siècle, et présente en ouverture des Journées Poët-Poët, le seul festival international de Poésie des Alpes Maritimes, qui s'est déroulé  du 19 au 27 mars. 

Un flamme brune aux yeux immenses – profonds et vifs, chaleureux, et interrogateurs. Une flamme vêtue de noir comme un signe calligraphique – menue dans la grande salle où sont exposés les autoportraits de son travail de confinement : CORONAMASK.
Des portraits un peu plus grands que nature, où son visage est caché/montré sous des assemblages d’objets hétéroclites, composant des sortes d’allégories en écho aux événements de chaque jour – des fleurs, des oiseaux, des objets du quotidien – une série intrigante, dont parle fort bien Serge Pey dans le livre qui lui est consacré. Des masques tendres, cruels, ironiques, qui détournent le sens et l’usage. Un geste qu’ont bien compris les enfants qui, la veille, ont participé avec elle à l’atelier de création qu’elle animait. L’un d’eux, dit-elle, avait apporté des balles de fusil de son père – et il avait écrit le mot PAIX sur son masque en les utilisant.

Corona mask, de Chiara Mulas
chez maelstrÖm reEvolution, 
présentation de Serge Pey

Chiara Mulas présente pour le vernissage de cette exposition un hommage à Pier Paolo Pasolini, dont c’est très précisément la date anniversaire : 1920-2022 : sur une bande son composée de musiques traditionnelles s’avance en robe blanche comme un aube celle que je voudrais nommer officiante, tant est solennelle et ritualisée la performance. 

Cette robe affiche le visage répété de Pasolini comme un tablier qui la recouvre, et Chiara impassible porte dans sa bouche une rose. A son poignet, un bracelet comme en portent les couturières, avec un coussin rouge hérissé d’épingles, qu’elle saisit une à une d'un geste hiératique, pour accrocher sur les bouches du poète les pétales qu’elle arrache à la rose qu’elle tient dans sa bouche. Les gestes sont lents, amples et emplis de respect. Les derniers pétales sont posés sur les yeux de Pasolini, clos eux aussi, et l’officiante quitte la robe comme on sort d'une chrysalide, réapparaît en signe noir, et berce ce corps absent contenu dans la dépouille aux visages du poète – exovie qu’elle vient de quitter, en chantant une rauque mélodie – une « ninanana » sarde réservée aux naissances et aux morts...

Chiara Mulas, "ex voto pour Pier Paolo Pasolini", La Gaude, 5 mars 2022, Les Journées Poët-Poët

Voici les mots qu'elle a bien voulu confier à Recours au Poème pour parler de son art : 

Artiste aux multiples facettes, tu as des pratiques artistiques très diversifiées - quels sont les éléments de ta formation, et les rencontres, qui t’ont amenée aux types d’expression artistiques que tu pratiques et présentes? Quels liens établis-tu entre ton travail et la poésie?

Je suis à la base une artiste plasticienne et aussi une ouvrière. Je me suis formée à l’Académie des Beaux Arts de Bologna en Italie où je travaillais dans une usine.

Mon ancien professeur d’art plastique de l’époque avait débuté son premier cours en disant : ce n’est pas l’Académie qui fera de vous des artistes! Il avait raison car le chemin de l’art est avant tout un parcours intérieur, une expérience avec le sacré, qui dialogue à la fois avec l’invisible et la réalité du monde avec toute sa complexité.

Dans mon travail j’aime mélanger différents média : vidéo, photo, installation, dessin, enregistrement sonores et plus rarement du texte.

Dans mon parcours, la rencontre avec Serge Pey avec lequel je partage ma vie personnelle l’Art e la Poésie-Action, est fondamentale. Mon travail avec Serge est un poème dont l’espace de réalisation est écrit à deux main. Ensemble nous mettons en place des rituels, dans lesquels le mots, les images , les actes permettent d’écrire un autre poème qui s’échappe de la page blanche. C’est un dialogue permanent avec l’invisible du poème, qui se nourrit de la réalité qui nous entoure, même si celle ci n’est pas toujours un poème.

Extraire la poésie du quotidien pour la faire exister en tant que poème c’est un acte nécessaire pour mettre sur un autre plan la réalité de notre monde.

Mes « performances » sont des poèmes en action qui parlent au monde, qui le questionnent, qui le dénoncent. Parfois le choquent, parfois l’enchantent, souvent servent à le faire comprendre d’une autre manière en déplaçant le point de vue.

Dans mon travail certains thèmes de dénonciation sociale reviennent plus souvent, par exemple le corps de la femme au centre des conflits, la femme et la religion, le corps de la femme en tant que corps politique etc.. Je mets aussi en avant toute mon indignation face au traitement des sujets les plus démunis, fragiles et stigmatisés au sein de notre société dite moderne en lui rendant hommage. Nous sommes confrontés au quotidien à toute sorte d’injustices sociales, au racisme, à la violence, à l’exclusion. Face à la folie de ce monde malade, le devoir de l' artiste est aussi de donner voix aux invisibles et aux oubliés. Une autre thématique centrale de mon travail en lien avec la poésie, est celle des rituels liés à la mort. Mon point de départ est toujours la culture sarde à travers laquelle je parle au monde, comme dans le sacrifice des vieux, la « Faida » et l’euthanasie rituelle. Ces deux dernières étroitement liées à la poésie, avec les femmes qui improvisent les chants pendant les cérémonies funèbres. Il faut aussi dire que en Sardaigne le poème accompagne chaque instant de la vie, de la naissance, à la vie quotidienne, les fêtes et la mort.

Tu soulignes - et c’est évident dans les performances que j’ai pu visionner tout comme dans celle à laquelle j’ai assisté - l’importance de ton enracinement culturel/géographique : peux-tu préciser en quoi cette culture nourrit ton travail? De quelle façon, selon toi, la mythologie, l’histoire, éclairent le présent à travers ton art?

Je suis née en Sardaigne, une île au centre de la Méditerranée.

Cette magnifique terre, conserve encore aujourd’hui ses traditions anciennes liées à sa position géographique, sa conformation géologique et son histoire entre domination et résistance face aux peuples envahisseurs qui se sont succédés au fil des siècles.

Sa condition insulaire a forgé le caractère de ses habitants, confrontés à un territoire parfois âpre et montagneux, dur à cultiver surtout dans le centre de l’île, nommé la Barbagia, où seulement l’élevage des chèvres et des moutons était possible. C’est donc cette culture agro-pastorale qui a bercé et nourri mon imaginaire, fait de mythes ancestraux, de médecine populaire, de superstitions, de traditions et coutumes entremêlés de religion catholique et animisme, dans un syncrétisme magique mystérieux et riche de sagesse populaire.

C’est dans ce contexte géographique et culturel que je puise mes idées pour créer mes performances, mes vidéos, mes tableau vivants, et mes oeuvres plastiques.

Je plonge les mains aiguës de ma modernité dans la culture sarde et je la mets en relation avec la réalité du monde contemporain, pour établir un dialogue qui contient un message universel.

La forte relation avec la nature qui est particulièrement présente dans mes vidéos, est étroitement liée à ma géographie natale. Je suis très attachée à ma terre et sa culture, c’est comme une valise intérieure invisible que je porte partout sur mon chemin de vie.

Les peuples des « périphéries » du monde ont beaucoup à nous apprendre, surtout aujourd’hui en pleine globalisation, où il faut retrouver le chemin de la singularité et de l’authenticité et bien d’autres valeurs perdus, que je retrouve encore dans la culture sarde qui essaye de résister face au bouleversement du monde moderne.

Dans ton travail, le visage, la rose rouge, les épingles…forment une constellation « lexicale » qui revient et qui marquent plusieurs des photos de CoronaMask, cadrées comme des clichés de photo d’identité - peux-tu nous parler de ce vocabulaire qui « signe » tes créations? Et nous expliquer aussi la façon dont est né pout toi le projet CoronaMask et la façon sont tu l’as mené?

Mettre un poème en action est pour moi une façon d’exprimer l’urgence de dire. Oui : de dire, mais en images, comme une phrase écrite sous forme de rébus. Le mystère et l’énigme d’une action sans texte, interroge et au même temps offre une multitude de clefs de lecture à celui qui la regarde.

C’est toujours un dialogue avec l’inconnu.

La poésie d’action me permet de réunir en un seul temps-espace plusieurs fragments de mon univers. Je travaille souvent sous forme de rituel, dans lequel une certaine ligne esthétique et unité de couleurs sont présents. Par exemple le choix du noir, du blanc et du rouge ou l’élection de certains objets que j’utilise de manière différente selon l’intention.

Un poème d’action nécessite certains « ingrédients » avant d’être mangé. J’aime bien la formule de la recette de cuisine, car le travail d’artiste comporte aussi une partie artisanale, faite à la main.

Les « ingrédients » que j’utilise dans mon travail d’action et aussi plastique, sont souvent issus du quotidien ou d’un magasin de bricolage, bien sur d’un fleuriste..! J’aime détourner les objets en les faisant exploser de sens, c’est là que quelque chose d’inattendu peut intervenir et c’est magique.

La poésie d’action génère une autre vision du monde et dévoile le sens caché des choses.

C’est l’éclatement d’un morceau de réalité qui soudain produit du sens, là ou ne l’attends pas. La poésie d’action doit être toujours un art critique, qui permet de montrer la beauté du monde et aussi sa monstruosité, à l’image de l’être humain.

Dans la série CoronaMask, j’ai procédé de la même façon. Face à cette situation inédite qui a bousculé le monde entier, j’ai ressenti l’urgence de dire à ma manière, toute mon indignation vis à vis de la gestion politique et sanitaire catastrophique.

Suite à la décision d’un premier confinement et à la pénurie de masques de protection, j’étais tellement furieuse et désemparée que j’ai décroché du mur mon masque traditionnel sarde de « Su Boe » et je l’ai endossé en prononçant la phrase «  pas de masques en pharmacie? pas de souci!.. ».

Ensuite cette phrase est devenue le leitmotiv qui a accompagné les 56 jours du confinement qui ont suivi, un masque par jour réalisé dans l’espace réduit des toilettes, avec les objets diverses et varié présentes dans mon appartement. Dans cette situation anxiogène, bombardée d’info contradictoires et trompeuses où tout le monde est devenu « l’expert » sauf les vrais scientifiques, j’ai détourné tous les objets à ma disposition en réalisant un dialogue critique avec l’hystérie des information toxiques de tous les jours. Mon corps en première ligne comme support pour donner voix à ces masques indignés comme des drapeaux politiques. Ce travail en forme d’autoportrait ou de selfie a voyagé sur FB, soutenu par des centaines de personnes qui l’ont suivi au quotidien, a été publié aux éditions Maelström ReEvolution.

J’avais évoqué à propos de tes performances un lien avec un certain « théâtre de la cruauté » tel que le concevait Antonin Artaud, qui le définissait comme « souffrance d’exister » et non cruauté envers autrui. C’est qui m’avait vraiment frappée dans le geste des pétales épinglés sur la bouche de Pasolini, mais plus encore dans d’autres performances comme « Agnus Day » (jeu de mots interlinguistique entre "day" , le jour, et "dei", le "dieu" latin) - Que peux-tu nous en dire?
L’art que je pratique n’appartient pas au divertissement, ni au spectacle, encore moins au théâtre car je ne répète jamais et je prends toujours le risque de me planter.

Je suis du côté de Guy Debord, d’Artaud, de l’Actionnisme Viennois, du Living Théâtre, de Pasolini..J’aime le travail de Ana Mendieta, Chris Burden, Regina José Galindo, Piotr Pavlenski, Gina Pane, Joseph Beuys etc..pour en citer quelques uns.

Face à la violence du monde, mon travail s’inscrit dans un espace rituel et convoque une violence symbolique comme un exorcisme, une guérison, une réparation.

J’invente à chaque fois un dispositif d’offrande ou de sacrifice pour dévoiler la face cachée des choses. Pour inventer cette langue qui m’est propre je dois avant tout l’arracher, comme dans l’hommage au mythe de Philomèle. Dans mon art je mêle les pratiques artistiques et cérémonielles archaïques de mon peuple à une nouvelle modernité que j’invente.

Quand je filme mon copain berger en Sardaigne, qui tue et écorce l’agneau de Pâque pour rendre hommage à Pier Paolo Pasolini, c’est pour parler d’un Christ parmi tous les Christ du monde.

Quand je berce un agneau piqué de seringues, j’évoque l’Agnus Dei de Zurbaran mais aussi le bouc émissaire des douleurs de notre monde. L’agneau écorcé est l’homme contemporain torturé et avili qui, comme dans le passé, porte le témoignage de notre souffrance.

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"ex voto pour Pasolini", La Gaude, mars 2022

"Agnus Day", Villasor, Sardaigne, 2009

Je voudrais aussi parler de l’extraordinaire performance de « la langue arrachée » dont je n’ai vu qu’une captation qui m’a marquée par sa « tranquille violence » pour utiliser un oxymores qui, pour moi, retrace la violence invisible qui nous prive de la légitimité de parole. On perçoit un très fort engagement de ta part - veux-tu nous en parler?

J’ai réalisé cette action pour célébrer le texte théorique « La Langue Arrachée » de Serge Pey.

Le mythe de Philomèle est pour Serge, le mythe constitutif de sa thèse sur l’histoire de la poésie dans laquelle il parle de sacrifice du langage. La notion de sacrifice est bien présente à plusieurs niveaux dans cette légende dramatique, rapportée par les auteurs grecs.

Dans sa thèse, Serge mets en avant plusieurs convergences expliquant les relations complexes entre écriture et réalité.

Dans mon action j’ai reconstitué l’histoire de Philomèle avec des gestes, des objets et des images qui évoquent toute la symbolique du mythe.

Quand je fais une action, ce n’est pas moi qui est en « scène », c’est une autre moi. Je suis toujours dans un état « autre » qui demande une grande concentration. je suis présente tout en étant absente car je me trouve dans un espace sacré qui est celui du rituel. Dans cet espace, la notion du temps, les gestes et tout ce qui m’entoure y compris les spectateurs, sont « suspendus », tout en laissant l’ouverture à l’accident, à l’imprévu, qui peut surgir à tout moment.

La violence tranquille que tu évoques est celle de Philomèle, mais aussi celle du cri de Dada après le massacre de la Première guerre Mondiale, c’est le cri d’une gueule cassé qui ne peut proférer un mot.

Dans le contexte actuel, l’art, la poésie, peuvent-ils être « utiles » : c’est le sens que nous donnons à notre revue, comme « recours » au poème - y a-t-il encore une possibilité de « recours à l’art » ?

L’humanité est malade. Il suffit d’observer ce qui se passe ces derniers temps, sans vouloir retracer l’histoire de l’homme depuis sa préhistoire, entre la pandémie, la guerre et pas seulement celle en Ukraine, et la barbarie qui s’étend au monde entier. Nous sommes en train de perdre notre humanité, confrontés à la monstruosité du monde que nous avons engendré. La pulsion de mort est très forte et nous sommes tous en quête du sens et de spiritualité. L’art comme le poème appartiennent à un espace sacré qui n’a rien à voir avec le religieux mais plutôt avec l’animisme. C’est ce lien perdu avec la nature qui peut nous réconforter. Je pense que oui, nous avons la possibilité d’un recours à l’art et au poème en tant que forces réparatrices et de guérison. Si nous avons perdu la boussole, le poème va nous indiquer le chemin.

Ce chemin qu'indique la "poésie-boussole," c'est peut-être cette photo qui l'illustre le mieux : cette rencontre autour du corps absent du poète, l'échange amoureux de deux enfants porteurs de l'avenir du verbe et du monde,

avec ma gratitude à Chiara Mulas pour ses réponses et sa patience.

découvrir Chiara Mullas sur son site : http://chiaramulas.fr/#Home

Présentation de l’auteur




A Casa di a Puisia : entretien avec Norbert Paganelli

Dans les temps difficiles des divers confinements est née, à Ajaccio, l’idée d’une maison de la poésie – Casa di a Puisia -  portée par le poète Norbert Paganelli. C’est  une maison de la poésie qui n’a d’autre siège que la « maison bleue » de son président, Jean-Jacques Colonna d’Istria, également éditeur. Une maison qui pourrait être nomade, bien qu’enracinée dans une langue, une culture, et un territoire, la Corse. Son objectif : promouvoir la diffusion de la poésie sous toutes ses formes, animer et d’accueillir les manifestations poétiques de Corse et d’ailleurs pour contribuer à son rayonnement.

Très active dès sa naissance, elle organisait en 2021, dans le cadre du Printemps des poètes, un concours en français et en langue corse, qui a donné lieu à la publication d’un recueil, Désirs, et à la remise de deux prix, cérémonie touchante à laquelle j’ai eu le plaisir d’assister : en effet, a casa di a puisia  lançait également, dès la fin 2021, une série de rencontres mensuelles, dont je fus, avec Jean-Pierre Siméon, la première invitée.

Recours au poème ne pouvait que consacrer son dossier du printemps à cette naissance, en donnant la parole à Norbert Paganelli, en évoquant également son anthologie de la poésie corse, le prix créé par la Maison de la poésie – sans oublier la belle revue I Vagabondi de Jean-Jacques Colonna d’Istria, et l’hommage à la regrettée Marie-Ange Sebasti, corse dans l’âme.

Comment est née l’idée d’une Maison de la Poésie de la Corse ?
Il y a de cela cinq années, je m’étais étonné d’une absence de structure de ce type en Corse alors qu’il en existait un peu partout en terre continentale. Avant d’aller plus avant dans ma réflexion, j’ai interrogé un certain nombre de maisons de poésie pour voir comment elles fonctionnaient, sur quelle structure juridique elles étaient assises, quels étaient les difficultés rencontrées mais j’en étais resté à un vague projet.

Quel a été l’élément déclencheur pour vous inciter à passer à l’action ?
En novembre 2019, j’ai eu le plaisir de rencontrer, avec l’éditeur Jean Jacques Colonna d’Istria, l’organisateur du festival poétique de Trois Rivières en la personne de Gaston Bellemare. Ses premières paroles furent : « Mais comment se fait-il qu’il n’y ait pas de Maison de la Poésie en Corse ? ». Je lui ai bien-sûr répondu que l’idée était dans l’air mais qu’il n’y avait rien de concret pour le moment. Après notre rencontre, j’ai longuement échangé avec Jean-Jacques Colonna d’Istria qui m’a convaincu qu’il fallait maintenant passer à la phase opérationnelle en lançant l’initiative.
Dès lors qu’avez-vous fait ?
Nous avons pris contact avec les services de la Collectivité de Corse qui ont été particulièrement réceptifs à notre volonté et nous ont incité à lancer de suite le projet. « Nous attendions que quelqu’un le fasse, bravo, allez-y on vous soutient ! » Nous avons, en sortant, travaillé les statuts et monté un premier programme d’actions. Nous étions en janvier 2020 et n’avions que quelques jours pour déposer notre dossier afin de solliciter une aide financière, nous avons tout bouclé en quelques jours.
C’est ainsi qu’a démarré la Maison de la Poésie ?
Le COVID a largement contrarié notre projet puisque durant l’année 2020 pratiquement tout ce que nous avions prévu a dû être annulé ou reporté...Ce fut catastrophique etnous pensions jeter l’éponge ! Nous avons renouvelé une demande d’aide après des services de l’Action culturelle et avons obtenu satisfaction pour l’année 2021, ce qui nous a permis de réaliser un certain nombre d’actions.
2021 est donc la première année de vie effective de votre structure...
Oui, le prix annuel de poésie a obtenu un réel succès avec plus de 250 participants venus de pays divers. Une sélection des meilleurs textes a donné lieu à la réalisation d’un ouvrage qui sortira des presses courant janvier, deux sentiers de la poésie sont réalisés dès le début de l’année prochaine, nous avons pu organiser deux cabarets poétiques en fin d’année...L’essentiel a pu être réalisé. On peut donc considérer cette année 2021 comme un véritable baptême du feu d’autant plus que notre identité visuelle est maintenant fixée et que notre site internet sera bientôt en ligne.
Comment fonctionne la Maison de la Poésie de la Corse ?
Elle repose sur un conseil de 33 membres venant d’horizons divers : des poètes, bien sûr mais aussi des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des professeurs, des directeurs de revue qui définit les orientations annuelles et une équipe restreinte qui les met en œuvre. Si cette équipe est composée de personnes s situant dans la même aire géographique (on comprend aisément pourquoi), le conseil est composé de personnes vivant en Corse et de personnes vivant sur le continent.
Quels sont les principes qui fondent la démarche de la Maison de la Poésie de la Corse ?
Il y en a quatre qui seront toujours présents à notre esprit :
L’ubiquité : nous avons souhaité ne pas disposer de locaux propres afin de pouvoir intervenir en plusieurs lieux et vous savez combien l’intérieur de la Corse est souvent difficile d’accès ! Avoir des locaux nous aurait conduit à privilégier obligatoirement une ville ou une micro- région alors que nous souhaitons que la poésie puisse rayonner partout !
L’aspect multiforme de la poésie : nous souhaitant mettre sur un pied d’égalité toutes les formes de poésie car notre rôle n’est pas d’enfermer la création dans une seule pratique. nous accorderons autant d’importance au slam qu’à la poésie visuelle ou aux traditionnels Chjam’è rispondi
La transversalité des pratiques créatives : il n’est pas sain que les poètes ignorent les peintres, les musiciens, les sculpteurs, les photographes, nous voulons mettre un terme à cette sectorisation des activités qui débouche sur un appauvrissement. Les deux prix qui ont été remis aux vainqueurs des prix sont d’ailleurs des œuvres picturales, c’est un symbole mais il y aura d’autres convergences entre les pratiques.
La médiation : comme toute pratique créative, la poésie nécessite des clefs de compréhension, il est du devoir de la Maison de la Poésie de rapprocher le grand public des créateurs en encourageant explications et mises en perspectives. Seuls ceux qui détiennent déjà ces clefs défendent l’idée que l’œuvre d’art n’a besoin d’aucune explication, qu’elle s’impose d’elle-même. Pour cette raison nous développerons des ateliers de création qui tenteront de mettre à jour certains mécanismes et nous faciliterons l’acquisition des techniques d’expression.
On peut avoir le sentiment que la Maison de la Poésie de la Corse est une structure identitaire qui n’a d’autre but que de s’intéresser à la poésie insulaire. Est-ce le cas ?
Soyons clairs : c’est la maison de poésie de la Corse et en cela elle cherchera toujours à illustrer et à défendre la culture et la création insulaire, que celle-ci s’exprime en corse ou en une autre langue. Par contre, ce serait mal nous connaître que d’imaginer une quelconque fermeture. Nous sommes, non seulement ouverts à toutes les formes de poésie, mais aussi ouvert au monde. D’ailleurs peut-on, un seul instant, imaginer une pratique créative qui ne le soit pas ?

 

 

 




6 poètes ukrainiens

photo en une : La Tour de David (détail), Marc Chagall, 1972, musée national Marc Chagall - ©photo mbp

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La situation inédite et dramatique de l’Ukraine nous amène à modifier le sommaire de ce numéro de Recours au poème, et à consacrer ce focus à des poètes ukrainiens, en signe de solidarité pour la liberté.

La littérature ukrainienne a une longue tradition qui remonte au XIe siècle. L'un de ses poètes les plus connus est Taras Shevchenko du XIXe siècle, qui a commencé par une poésie lyrique  romantique, avant de passer à des poèmes plus sombres sur l'histoire ukrainienne. La poésie et l'histoire sont encore étroitement liées dans l'Ukraine contemporaine, où la poésie vit sous une grande diversité de styles, allant des rimes aux vers libres, et des recueils imprimés au slam et à la performance. Les bouleversements politiques du pays, ces dernières décennies (de la révolution de Maïdan à l'annexion de la Crimée par la Russie, à la guerre du Donbass), avait amené l’éclosion d’une poésie audacieuse et directement politique, avec des lectures et des représentations souvent très suivies.

La sélectionque nous présentons avait été réalisée le 11 September 2020 par Paula Erizanu et Yury Zavadskyde, pour la revue the calvert journal, dans une traduction anglaise dont je suis partie pour vous présenter ces textes, et ces poètes dont on souhaite que la voix libre continue de s’élever contre le bruit des chars et des canons. Parce que la poésie est le dernier recours de l’esprit et de l’humain, face à la violence et la barbarie.

Alors je vais en parler 

Serhiy Zhadan – d'après la trad. en anglais  de John Hennessy et  Ostap Kin

 

Alors je vais en parler :

de l'œil vert d'un démon dans le ciel coloré.

Un œil qui épie en marge du sommeil d'un enfant.

L'œil d'un malade dont l'excitation remplace la peur.

Tout avait commencé avec de la musique,

avec des cicatrices laissées par les chansons

entendues lors des noces d'automne avec d'autres enfants de mon âge.

Les adultes qui jouaient de la musique.

L'âge adulte défini par cela - la capacité de jouer de la musique.

Comme si quelque note nouvelle, responsable du bonheur,

apparaissait dans la voix,

comme si ce talent était inné en l’homme :

être à la fois chasseur et chanteur.

La musique est le souffle caramel des femmes,

la chevelure au parfum de tabac d'hommes qui mélancoliques

se préparent au combat au couteau contre le démon

qui vient de gâcher la noce.

La musique en-deça du mur du cimetière.

Les fleurs qui poussent dans les poches des femmes,

Les écoliers qui jettent un œil furtif dans les chambres de la mort.

Les sentiers les plus battus mènent au cimetière et à l'eau.

Tu ne caches que les choses les plus précieuses dans le sol—

l'arme qui mûrit de colère,

les coeurs en porcelaine des parents qui sonneront

comme les chansons d'une chorale d'écoliers.

Je vais en parler—

des instruments à vent de l'angoisse,

de la cérémonie de noce aussi  mémorable

que l’entrée à Jérusalem.

Régle le rythme brisé du psaume de la pluie

sur ton coeur.

Des hommes dansent comme ils éteignent

un feu de steppe avec leurs bottes.

Des femmes s'accrochent à leurs hommes dans la danse

comme si elles refusaient de les laisser partir en guerre.

Ukraine de l’est, fin du deuxième millénaire.

Le monde déborde de musique et de feu.

Dans l'obscurité, s’élèvent la voix de poissons volants et d’animaux chanteurs.

Depuis, presque  tous ceux qui s’étaient mariés sont morts.

Depuis, les parents des gens de mon âge sont morts.

Depuis, la plupart des héros sont morts.

Le ciel se déploie, amer comme dans les romans de Gogol.

En écho, le chant des moissonneurs au travail

En écho, la musique de ceux dans les champs charrient des pierres.

En écho, sans arrêt.

Serhyi Zhadan (Serhiy1 Viktorovytch Jadan) né le 23 août 1974, à Starobilsk , est l’un des piliers de la littérature ukrainienne post-soviétique. L’œuvre de ZHadan a fortement marqué les générations des lecteurs grandis dans les années 1990-2010 en lui assurant une exceptionnelle notoriété dans son pays, avant tout auprès des jeunes adultes.

Ses œuvres font l'objet de traductions en plusieurs langues européennes.

*

l'automne commence par un détail insignifiant

Ella Yevtushenko, traduit d'après le texte anglais de  Yury Zavadsky

 

l'automne commence par un détail insignifiant : des clés oubliées dans une autre ville, les pièces d'argent de la toux dans la gorge, une tasse de thé turc,

des pièces de monnaie en cuivre, de l’eau dans la batterie,

la grêle,

Je ne l'ai pas senti, et il est déjà là, un chat errant se blottissant, se frottant les pattes

laissant sur les jeans des feuilles fanées

ce n'est que par une nuit aussi pluvieuse qu'on peut frapper à la porte du balcon, ce n'est que par une nuit aussi pluvieuse qu'on peut l’ouvrir

mais ce qui se dresse derrière dépendra du cinglé  endormi pendant sa garde sous la fenêtre, ou des pins qui déchirent l'ourlet des nuages.

et de la foudre répétant le motif des veines sur vos tempes.

l'automne commence par quelque chose d'enfantin —cela  frappe à la porte et s'enfuit ; Je veux lire au lit toute la journée; tu es enveloppé comme une momie, une humide gaze de brume —

et cela continue avec quelque chose d’ancien : cela  ne boit pas d'alcool, un diamant de froid palpite dans ses genoux

et ainsi de suite - à chaque fois - et à chaque fois c'est le premier sujet de conversation

comme s'il n'y avait rien de plus important que cet automne, mouillé comme un matin sous une croûte prématurément arrachée

cela vole le temps des conversations de travail, intercepte une vague de commérages, se couche avec un chat errant sur le balcon, où des tas de secrets auraient dû s’assembler.

l'automne nous pousse à la cuisine pour allumer la bouilloire

l'automne commence par un détail insignifiant, mais grandit rapidement comme les enfants des autres

un peu d'hiver sortira de son ventre froid, la neige couvrira nos êtres momifiés, figés en un demi-mot

puis plus personne ne frappera à la fenêtre du balcon au cœur de la nuit

et puis il y a le risque général de cesser d'exister pendant un certain temps

Née en 1996, à Kiev, Ella Yevtushenko est une poète, traductrice et musicienne ukrainienne.
Elle traduit de la poésie, des romans et des essais du français et de l’anglais.
Elle dirige depuis mars 2019 sur la chaîne telegram une émission sur la traduction, « Ella au pays des mots ».
Elle a publié un premier recueil acclamé, Lichtung, et a remporté plusieurs concours de poésie en Ukraine.

*

U1 (You)

 Dmytro Lazutkin , traduit d'après la version anglaise de  Yury Zavadsky

 

le ciel se rapproche

quand les avions biplaces atterrissent sur l'eau

dans la baie de Vancouver

des dizaines de petits bourdons de fer semblent bavarder entre eux :

J'ai vu le dos des baleines sauter par-dessus l'océan

J'ai tiré le surfer du ravin

J'ai parlé à la voile quand elle changeait de cap

seuls toi et moi ne savons rien de l'essentiel

et d'énormes albatros ont volé notre déjeuner

pendant que nous nous embrassions sur les pommes de pin

en scrutant la brume de la baie

les oiseaux ont déchiré notre nourriture

car ce n'est pas seulement du pain

qui respire au ralenti

et pas non plus les frites…

toutefois

une libération

peut être la continuation d'une compression

et un tatouage sur ton cou

j'y ai fait une croix du bout de ma langue

puis nous avons regardé les volleyeurs de décembre

c'est un hiver chaud

et ils flamboient

ne restent que des sujets colorés

ils jettent leurs vestes sur le sable

et j'ai regardé chaque balle rebondir

en te serrant plus fort

comme le soleil embrasse la queue d'une salamandre

comme le regard enivré du pêcheur embrasse les filets trop secs

et les fumeurs de shit  convergent vers les buissons de magnolia

pour respirer respirer respirer

cet océan froid dans lequel toutes les réponses reposent sur des crochets

nos questions

ce vent calme

qui rapproche les îles du rivage

et le chinois sérieux tentant d'arrêter le temps

s'infiltrant entre leurs bâtons

et des lumières brunes  chassant de leurs nids les ratons laveurs

et à ta douce demande sur la façon de prononcer correctement le nom de mon pays

J'ai dit:

eh bien

apprends

la première lettre -

U

note :
1 - le titre est intraduisible – la lettre "u" se lit comme "you", mais aussi comme l'initiale du nom "Ukraine", souvent mal prononcé

Dmytro Lazutkin,  est né en novembre 1978 à Kiev. Là, il est diplômé des écoles de mathématiques et de musique. Il a fait ses études supérieures à l'Université technique nationale et plus tard à l'Université internationale de Kiev. Il a travaillé comme ingénieur métallurgiste, entraîneur de karaté, journaliste, présentateur de l'émission télévisée "Dans le monde des arts martiaux" et commentateur sportif.
Il est l'auteur de plusieurs recueils de poésie,  slameur,  et  parolier de chansons

*

L'Amour à Kiev

Natalka Bilotserkivets, trad. d'après la version anglaise d'Andrew Sorokowsky

 

C’est plus terrible l’amour à Kiev que

De splendides passions vénitiennes. Des papillons

Volent légères taches lumineuses en forme de chandelle -

Les brillantes ailes des chenilles mortes s'enflamment !

Et le printemps a allumé les bougies des châtaignes !

Le goût tendre du rouge à lèvres à deux sous,

L'audacieuse innocence des minijupes,

Et ces coupes de cheveux qui ne sont pas parfaites  -

Pourtant l'image, la mémoire et les signes nous émeuvent toujours...

Tragiquement évidents, comme le dernier hit.

Tu mourras ici du couteau d'un scélérat,

Ton sang se répandra comme la rouille dans une

Audi flambant neuve dans une ruelle de Tartarka.

Ici, tu plongeras d'un balcon, dans le ciel,

tête baissée vers ton sale petit Paris

Avec un chemisier d’un blanc de  secrétaire.

Tu ne sais pas reconnaître un mariage d’un décès…

Car l'amour à Kiev est plus terrible que

Les concepts du nouveau communisme : des spectres

Émergent dans les nuits ivres

Du Mont Chauve, ils tiennent dans leurs mains

des drapeaux rouges et des pots de rouges géraniums.

Tu mourras ici du couteau d'un scélérat,

Ici tu plongeras d'un balcon, dans le ciel, dans

Une Audi flambant neuve d'une ruelle de Tartarka

Tête baissée vers ton sale petit Paris

Ton sang se répandra comme la rouille

sur une blouse d’un blanc de secrétaire.

Natalka Bilotserkivets est une poète, rédactrice et traductrice de renom. Ses poèmes sont traduits dans une douzaine de langues européennes et figurent dans diverses anthologies. Natalka Bilotserkivets est née le 8 novembre 1954 dans la région de Summy. En 1976, elle est diplômée du Département de philologie de l'Université de Kiev. Depuis 1986, elle travaille pour le magazine "Culture ukrainienne" ("Українська культура").

*

[Ne m'embrasse pas sur le front comme un cadavre]

 Yulia Musakovska; traduit d'après la version anglaise de Yury Zavadsky

 

Ne m'embrasse pas sur le front comme un cadavre

disons, presque deux fois flétri, et même les lunettes et les yeux.

Médicaments mêlés aux sucreries, les pages du livre aussi jaunes que sa peau.

Il déverse quelques-unes de ses précieuses histoires dans l'espace vide.

Je vois tous les protagonistes comme de vieilles connaissances.
Des officiers du KGB accroupis sur le même lit d'hôpital, avec des chaussures hongroises brillantes -
pour celles-ci, on pouvait tuer. Le regard est moqueur.

Il a dit, ces Beatles, ce département de langues étrangères, ne vous feront aucun bien.

Tout cela est réservé à l’élite, ce n’est pas pour les orphelins, pour les parents pauvres.

Et il s'est caché comme du fromage dans du beurre, tranquillement, comme une souris.

Nous avons attrapé des gens comme vous dans les ruelles, coupé leurs racines.

Les gens respectables appréciaient cela, c’était respecté.

Ce serait pour leur fils. Pour un logiciel de combat, pour de la viande vivante.

Je vois aussi cette femme, sa bouche vermeille de travers. Ses

jambes d'araignée, d’éclat de porcelaine, d’outils métalliques.

Un appartement moisi avec des plafonds trop hauts.

Mais lui, je le vois plus clairement que tous - fort, avec une guitare.

Les yeux grands ouverts et les pouces dans les poches de son jean.

Avec des milliers de pages de livre stockées dans sa mémoire.

Avec un visage ouvert sur le monde. Vers l'eau sombre et profonde.

Pas pour une fille, pas pour une querelle -

pour la libre portée des armes,

pour une haute vague haute, pas portée sur l'épaule.

Yuliya Musakovska est née en 1982 à Lviv, en Ukraine. Poéte et traductrice, elle a publié quatre recueils de poèmes, Exhaling, Inhaling (2010), Masks (2011), Hunting the Silence (2014) et Men, Women and Children (2015). Ses travaux ont été publiés dans de nombreux magazines, almanachs et anthologies, traduits en anglais, allemand, suédois, lituanien, hébreu, polonais, bulgare, russe.
Yuliya traduit de la poésie du suédois et a publié ses traductions de Tomas Tranströmer. Elle traduit également la poésie ukrainienne moderne en anglais (publiée dans l'anthologie bilingue de la poésie ukrainienne Lettres d'Ukraine, 2016).

*

la communication

 Yury Zavadsky, trad. française à partir de celle de l'auteur.

 

Bizarre comme les sentiments dépendent de la tension artérielle.

L'électricité dans mon corps m'empêche de rester sur place.

Et, malgré tout, je m"efforce de ne pas bouger.

Mes doigts courent nerveusement sur le clavier.

Puis les vers inégaux deviennent des rêves diurnes.

Tes textos me pourchassent.

Je n'ai pas envie de me taire, mais je n'ai rien à te dire.

Le temps est révolu,  aucune pilule ne peut le ramener.

Reste seulement une désagréable fatigue quand ce temps est passé.

La nuit et le rêve troublant dont on ne peut se souvenir.

Il me semble que je suis heureux

je sens la chaleur de ta présence

et tes doigts si proches.

O, ces jours sans racines comme mes poèmes

m'emplissent d'alcool.

Aujourd'hui, toute la journée est un matin.

Une brume froide, ses gouttelettes  en suspension.

L'espace vide de l'automne.

Il me semble que je suis heureux à côté de toi,

jamais je ne me suis senti aussi confiant et calme.

J'hésite si tout va si bien,

cependant, quand ces jours seront passés,

je m'en souviendra

comme des jours les meilleurs

- Ferme les yeux et détends-toi,  tu le sens ?

- C'est l'automne et sa mélancolie sur nous.

- Juste moi et ma crise intermittente.

Yury Zavaedsky est né à Ternopil, en Ukraine, en 1981. Titulaire d'un doctorat en théorie de la littérature, il est aussi poète, traducteur, critique littéraire, interprète, bruitiste et éditeur.




La Confiance dans la décohérence — poésie et physique quantique

présentation et traduction : Marilyne Bertoncini

Dans un essai dont je propose ici une version résumée ( la version originale complète, avec les notes et renvois, peut être consultée sur le site Jacket) , le poète, artiste , essayiste  britannique Allen Fisher, à partir d'un tour d'horizon des liens entre poésie et théorises scientifiques contemporaines, explicite sa  position éthique d'écriture par rapport aux sciences actuelles, dans ce qui est un « art poétique » de la décohérence, qu'illustre toute la production artistique du poète, dont nous republions un poème confié en 2014 à Recours au Poème, ainsi que le vistuose extrait de Black Bottom, dont on peut lire la version anglaise sur le site lyrik line

Après avoir retracé depuis Platon, et à travers divers exemples de l'histoire littéraire anglo-saxonne,  l’évolution des  liens entre science et poésie, il déclare que  nombre de contemporains (et de poètes)  éblouis par des vocabulaires spécialisés  spécifiques issus du  monde industriel, commercial, ou militaire... ont provoqué, en raison de l'utilisation restreinte et figurative du langage, une aspiration collective à la cohérence.

« Or,  écrit-il, la poésie est en grande contradiction avec ces attentes, à la fois en ce qui concerne la logique,  la cohérence, et l’utilisation du vocabulaire, ce qui a conduit à une « confiance dans la décohérence » - une confiance que la poésie, à son niveau de plus grande efficacité, ne peut pas suivre la logique, telle qu’elle est diversement perpétuée dans la pensée commune et paternaliste, et ne peut pas aspirer à la cohérence, comme cela est également prescrit. La poésie a particulièrement besoin de faire des propositions ou d'avoir des aspirations dans notre époque de baisse de niveau extensive et d’exploitation du modernisme avec immense variété de moteurs matérialistes et fascistes.

En février 2007, sur  Nature, hebdomadaire scientifique international, un groupe de physiciens, soutenu par l'armée américaine, l'université de Yale et le marché, proposait de résoudre la question des états du nombre de photons dans un circuit supraconducteur. Ils comptaient faire la distinction entre les champs cohérents et thermiques (deux ordres de vocabulaire apparemment différents) pour  créer un analyseur de statistiques de photons qui générerait des états non classiques de la lumière réalisant une logique du bit-photon quantique par supraconductivité, la base d'un bus ((1-bus - Ensemble des conducteurs mettant en communication les différents composants d'un ordinateur)) logique pour un ordinateur quantique. »

L'article de Nature souligne donc un dilemme. La poésie et l'engagement avec un public, tout comme la science avec son propre public, offrent une discordance significative, potentiellement créée par un aveuglement naïf, ou plus souvent encore, par la tromperie volontaire.

Volume 7 Issue 2, February 2007

Les prémisses de cette discordance découlent d'une série d'incapacités et d'inaptitudes nécessaires aux fragilités qui sous-tendent les vulnérabilités. Elles contribuent à la pensée intelligible, et sont à la base esthétique et éthique de toute pratique poétique et scientifique écrite. Il s'agit d'un dilemme nécessaire en termes conceptuels et historiques, face aux propositions occidentales de logique et  aux aspirations modernistes à la cohérence. (…)

Depuis l'Antiquité, la pensée occidentale a débattu des difficultés entre la perception directe et les informations dérivées des machines, entre les démonstrations de la vérité et la présomption ou la spéculation informée. Platon, penseur précurseur des exigences de la pensée logique et de la vérité, fournit un certain nombre d'exemples significatifs. Sa description de la façon dont fonctionnent les poètes dans son Apologie indique immédiatement la difficulté proposée . "Après les politiciens, je me suis adressé aux poètes, aux auteurs de tragédies, de dithyrambes et autres, avec l'intention de me surprendre à être plus ignorant qu'eux. Je choisis donc les poèmes avec lesquels ils semblaient avoir pris le plus de peine et je leur demandai ce qu'ils voulaient dire, afin de pouvoir, à la fin ,apprendre d'eux quelque chose. J'ai honte à dire la vérité, mais je le dois. Presque tous les auditeurs auraient pu expliquer les poèmes mieux que leurs auteurs. Je me suis vite rendu compte que les poètes ne composent pas leurs poèmes à partir d’ un savoir,  mais grâce à un talent inné et leur inspiration, comme les voyants et les prophètes qui disent aussi beaucoup de belles choses sans comprendre ce qu'ils disent. Les poètes me semblaient avoir fait une expérience similaire. En même temps, je voyais qu'à cause de leur poésie, ils se croyaient très sages à d'autres égards... "

Les poètes sont encore critiqués sur ce point dans le livre X de La République ; "toute la poésie, depuis Homère, consiste à représenter une imitation de son sujet, quel qu'il soit, sans saisir la réalité. Nous parlions tout à l'heure du peintre qui peut produire ce qui ressemble à un cordonnier pour le spectateur qui, lui-même ignorant tout de la cordonnerie, ne juge que par la forme et la couleur. De même, le poète, qui ne sait que représenter les apparences, peut peindre en paroles l'image de n'importe quel artisan de manière à impressionner un public également ignorant et qui ne juge que la forme de l'expression ; le charme inhérent au mètre, au rythme et à la mise en musique suffit à lui faire croire qu'on a tenu un discours admirable sur la tactique militaire, la cordonnerie ou tout autre sujet technique. Dépouillez le propos du poète de sa coloration poétique et vous verrez ce que cela donne en prose simple. »

Allen Fisher, afin de préciser sa position, poursuit en évoquant divers points de vue confortant ou contestant l'opinion du philosophe grec : il cite ainsi Eric Havelock, spécialiste britannique de l'antiquité grecque dont la préface explique  que Platon " commence par caractériser l'effet de la poésie comme une "mutilation de l'esprit". Il s'agit d'une sorte de maladie, pour laquelle il faut acquérir un antidote. Cet antidote doit consister en la connaissance "de ce que sont réellement les choses". En bref, la poésie est une espèce de poison mental, elle est l'ennemi de la vérité... " -  et sur cette base de vérité, les poètes pourraient aussi bien perpétuer la tromperie. La cible de Platon semble être précisément l'expérience poétique en tant que telle. C'est une expérience que nous qualifierions d'esthétique. Pour lui, il s'agit d'une sorte de poison psychique.

Il évoque  ensuite Charles Stein qui précise le débat  à partir de son étude de la poésie de Charles Olson (1910-1970)  en expliquant les liens de sa poétique de juxtaposition syntaxique avec les nouvelles théories de la relativité: Platon a banni les poètes " parce que leurs moyens de discours entravaient le développement des pouvoirs abstraits que Platon s'efforçait d'entretenir ". Olson veut rétablir les poètes ", c'est-à-dire leur donner un langage commun, " mais il lui faut d'abord pour les comprendre réacquérir  certaines habitudes de langage et de pensée que la révolution platonicienne a fait perdre ".Stein poursuit : " Olson insiste sans relâche sur les théories linguistiques concrètes : des théories qui mettent l'accent sur la primauté des sons des mots, des mots d'action et de la nominalisation, par rapport à l'utilisation de la langue, sur la subordination et les relations grammaticales abstraites. Dans son livre "Grammar-a book" Olson cite des passages du livre Language d'Edward Sapir, selon lesquels " l'ordre des mots et l'accentuation " sont " les méthodes primaires d'expression de toutes les relations syntaxiques " et que la " valeur relationnelle de mots et d'éléments spécifiques " n'est " qu'une condition secondaire due au transfert des valeurs. " ...

La théorie radicalement concrétiste de Sapir sur la grammaire va de pair avec la "parataxe" de Havelock en fournissant à Olson des concepts linguistiques grâce auxquels il peut justifier l'accent mis sur les aspects les plus concrets du langage au détriment de la syntaxe.

La pratique d'une "syntaxe par apposition" est liée pour Olson à sa compréhension du "changement" de perspective cosmologique opéré par la théorie de la relativité et l'institution du continuum espace/temps comme contexte des événements de la réalité. Dans (The) Special View of History, Olson souligne : « La coïncidence et la proximité, parce que le continuum espace-temps est connu, deviennent les déterminants du hasard et de l'accident et rendent possible le succès créatif....

L'accent mis sur l'inclinaison de la finalité et du hasard, de l'accident et de la nécessité, de la forme et du chaos, comme étant à l'intérieur du processus actuel, est la justification cosmologique du "concrétisme" d'Olson, son insistance pour que les mots soient traités comme des objets solides, et les poèmes comme des champs de force....»

Theodor Adorno lie la cohérence défaillante du modernisme à ce qu'il identifie comme l’apparence du sens. Tout l'art moderne après l'impressionnisme, y compris probablement les manifestations radicales de l'expressionnisme, a abjuré l'apparence d'un continuum fondé sur l'unité de l'expérience subjective, dans le "courant de l'expérience vécue". L'enchevêtrement, le mélange organique, est coupé, et détruite la croyance qu'une chose se fond entièrement avec l'autre, à moins que l'enchevêtrement devienne si dense et complexe qu'il obscurcisse complètement le sens. À cela s'ajoute le principe esthétique de la construction, la primauté brutale d'un ensemble planifié sur les détails et leur interconnexion dans la microstructure ; en termes de cette microstructure, tout l'art moderne peut être appelé « montage ». Ce qui est intégré est comprimé par l'autorité subordonnée du tout, de sorte que la totalité contraint la cohérence défaillante des parties et affirme ainsi à nouveau le semblant de sens.

Même Michel Foucault préfère rétablir le statut de la cohérence lorsqu'il écrit : " Nous ne sommes plus dans la vérité mais dans la cohérence des discours, nous ne sommes plus dans la beauté, mais dans les relations complexes des formes ". Le meilleur moyen de comprendre ce que j'appellerais " un modèle de connectivité " est de mettre en question l'identité. Foucault écrit : "Il s'agit maintenant de savoir comment un individu, un nom, peuvent être le support d'un élément ou d'un groupe d'éléments qui, s'intégrant dans la cohérence des discours ou dans le réseau indéfini des formes, efface, ou du moins rend vacant et inutile ce nom, cette individualité dont il porte la marque pour un certain temps et à certains égards. Nous devons conquérir l'anonymat, prouver que nous sommes justifiés d'avoir l'énorme présomption de devenir un jour anonymes, un peu comme les penseurs classiques devaient justifier l'énorme présomption d'avoir trouvé la vérité, et d'y avoir attaché leur nom. Autrefois, le problème de celui qui écrivait était de s'extraire de l'anonymat de tous ; à notre époque, c'est de parvenir à effacer son nom propre et à loger sa voix dans ce grand vacarme des discours qui sont prononcés. "

Allen Fisher, from proceeds in the garden, 10, 11 and 12, after Dante’s Paradiso

 

Julia Kristeva  de son côté offre une sorte de contre-vue lorsqu'elle écrit à propos de Hannah Arendt : "Ayant [...]reconnu la déconnexion entre l'histoire en acte et l'histoire racontée, Arendt ne croit pas que la caractéristique essentielle de la narration puisse être trouvée dans la fabrication d'une cohérence au sein de la narration ou dans l'art de former un récit, ce qu'elle confirme par la suite, « Si nous nous laissons trop emporter par la cohérence d'une intrigue, nous oublions que le but principal de l'intrigue est de révéler, » et  « Cela ne peut manifester ce processus logique essentiel que s'il devient lui-même action.(...) »

Le désir personnel et l'affirmation publique, en particulier lorsqu'il s'agit de promouvoir une série d'activités morales, amènent les poètes à envisager toute une série de réponses allant de l'implication engagée à la fuite. Ce dont la poésie est capable à travers une recherche poétique, délibérée et détaillée, de la forme poétique et de la variété des vocabulaires utilisés, laisse souvent la meilleure poésie incapable de répondre à la demande générale d'une expression continue et linéaire, la demande de significations complètes.

Le sujet est trop vaste pour être totalement traité et l'article le démontrera par son approche confiante de son manque de solutions et de toute proposition de compréhension complète » écrit Allen Fisher, qui fait ensuite appel au mathématicien Alan Turing : celui-ci a prouvé "l'existence de problèmes mathématiques qui ne peuvent être résolus par la machine de Turing universelle" ainsi que  de problèmes mathématiques qui ne peuvent être résolus par aucune méthode systématique - en d'autres termes, qui ne peuvent être résolus par aucun algorithme :
"L'argument de '
Solvable and Unsolvable Problems' illustre pourquoi le besoin d'intuition ne peut pas toujours être éliminé en faveur de règles formelles. Turing, dans la conclusion de son essai, écrit : "Les résultats qui ont été décrits dans cet article sont principalement de nature négative, fixant certaines limites à ce que nous pouvons espérer atteindre par le seul raisonnement. Ces résultats, ainsi que d'autres résultats de la logique mathématique, peuvent être considérés comme allant dans le sens d'une démonstration, au sein des mathématiques elles-mêmes, de l'inadéquation de la "raison" non soutenue par le bon sens ".

L'auteur évoque ensuite son ouvrage sur la littérature et l'art en Amérique après 1950 dont l'introduction a donné naissance au texte iDamage, qui commence ainsi : "En un sens, c'est un sujet dépassé, car  on considérait déjà naguère que c'était un dilemme entre mélancolie et espoir, ou bien on pensait que les cultures occidentales ne survivraient jamais au prochain millénaire. "...

Une partie de la  thèse pourrait impliquer les élaborations extensives des idées de Francis Bacon, Aby Warburg et  Jean Baudrillard sur la simulation et le sentiment  d'hyperréalité de ce dernier. iDamage note : " Cela se juxtapose à la reconnaissance qu'un engagement avec les exigences proprioceptives de l'empathie pourrait être miné par la méthodologie d'assemblage. Cependant, plutôt qu'un inconvénient, il s'agit d'un résultat nécessaire ; l'idée que les préoccupations méthodologiques devraient conduire à une focalisation singulière serait une démonstration de dégâts qui mineraient la pensée sensible en promouvant de faux cadres de vérité, encouragés par un vision populaire sommaire et une alchimie de raccourcis rappelant les compétences sociales du show Celebrity Farm et les informations télévisées nationales.

Shamoon_Zamir (Auteur) Allen Fisher (Auteur) Paige Mitchell Pierre Joris (Préface) Aesthetic Function, Facture, and Perception in Art and Writing since 1950 Paru en novembre 2016  (ebook (ePub) en anglais

Une partie de la  thèse pourrait impliquer les élaborations extensives des idées de Francis Bacon, Aby Warburg et  Jean Baudrillard sur la simulation et le sentiment  d'hyperréalité de ce dernier. iDamage note : " Cela se juxtapose à la reconnaissance qu'un engagement avec les exigences proprioceptives de l'empathie pourrait être miné par la méthodologie d'assemblage. Cependant, plutôt qu'un inconvénient, il s'agit d'un résultat nécessaire ; l'idée que les préoccupations méthodologiques devraient conduire à une focalisation singulière serait une démonstration de dégâts qui mineraient la pensée sensible en promouvant de faux cadres de vérité, encouragés par un vision populaire sommaire et une alchimie de raccourcis rappelant les compétences sociales du show Celebrity Farm et les informations télévisées nationales.

"La cassure peut être considérée comme un processus nécessaire et positif. Une métonymie de civilisation brisée ou de devoir social détérioré n'est pas nécessairement volontaire. La forme initiale dérive de la rupture directe de la recherche. Le produit final est une conséquence de la rupture impliquée, en particulier dans le post-collage et dans la poétique transformationnelle, où la forme du texte a été rendue possible grâce à une série de transformations. Au niveau des mots du texte, par exemple, des transformations peuvent être utilisées pour créer des liens entre les mots, des modèles de connexion, par l'utilisation de sons (rimes), de sens comparables (rhétorique), de discussions ou de perturbations du sens (poétique) et de collages imparfaits (que l'on retrouve dans la plupart des genres, y compris la poésie, la peinture et la comédie). Le produit fini a donc subi une série de ruptures et de  transformations. Parfois, cette série implique une modification, une rupture planifiée et une réparation fortuite, parfois l'œuvre utilise une perturbation collagique de l'espace-temps, et souvent le collage de différentes parties simule la continuité. Dans le post-collage, une œuvre visuelle peut subir une nouvelle présentation et se transformer en une nouvelle image. La forme de  iDamage, Introduction to Assemblage and Empathy, a book in progress, fait appel à des processus conservateurs apparemment cohérents et parfois rhizomiques, souvent arbitrairement isolés de la constellation mobile de spins que l'œuvre propose et (parfois) réfute par cette discussion".

L'auteur poursuit et met en parallèle une analyse de l'oeuvre de Yeats, et la thèse de Jim Baggot, du département de physique de Seattle, sur le déplacement des ondes lumineuses et leurs dépendances spatio-temporelles « de plus en plus "désalignées" : en des points spécifiques de l'espace-temps, le pic n'est plus aligné avec le pic, le creux n'est plus aligné avec le creux. Il en résulte une interférence destructive et une perte de cohérence de la lumière. En clair, nous obtenons des interférences constructives et une cohérence maximale des trajets lumineux qui ne diffèrent pas de manière significative en termes de distance et donc de temps. Le mystère est maintenant résolu. Lorsque la lumière voyage à travers un seul milieu (comme l'air), les trajectoires de la lumière qui ne diffèrent pas de manière significative en termes de distance et de temps sont toutes regroupées autour du chemin le plus court, en ligne droite, de la source à la destination, qui est aussi le chemin le moins long.' » et plus loin, "le pragmatisme et l'instrumentalisme typiques de la jeune génération de théoriciens impliqués dans le développement initial de la théorie (quantique), comme Heisenberg, Dirac et von Neumann, exigeaient un cadre mathématique cohérent qui fonctionne. Pour ces physiciens, il importait peu que la signification profonde des concepts de la théorie semble être de plus en plus déconnectée de la réalité que la théorie tentait de décrire ... " qui commence ainsi à s'apparenter à la poésie dans le langage commun.

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Allen Fisher tire également des exemples  sur les fondements de l'incertitude dans l'étude de l'hydrologie par Gordan MacKerron, les théories mathématiques (Felix Klein Mario Livio, et Evariste Galois) et l'interprétation de la mécanique quantique, où «  certainement le problème des interférences macroscopiques, que semblent prédire une théorie linéaire et en pratique et qui ne sont  jamais observées, au point même qu'elles paraitraient absurdes si nous les voyions. La réflexion sur ce problème a conduit à l'idée de la décohérence, qui est certainement la découverte la plus importante de l'interprétation moderne …  "Lorsqu'une histoire comprend un phénomène marqué par la décohérence, il ne peut y avoir de cohérence pour une propriété ultérieure qui contredirait ce phénomène ou ses conséquences. On ne peut pas logiquement le nier. Il donne lieu à un enregistrement indélébile qui conserve ses conséquences, même s'il est effacé ou se dissipe. Il reste présent dans les détails internes des fonctions d'onde, la décohérence interdisant la cohérence de sa négation. Toute histoire qui tenterait de la nier (ou tenterait de nier ses conséquences ultérieures) violerait nécessairement les conditions de cohérence, et donc les règles, de la logique.

Nous sommes parvenus à l'ère  du " passage d'un monde structuré par des frontières et des enceintes à un monde de plus en plus dominé, à toutes les échelles, par des connexions, des réseaux et des flux...". Aujourd'hui, le réseau, plutôt que l'enceinte, apparaît comme l'objet désiré et contesté : le double domine désormais. L'extension et l'enchevêtrement l'emportent sur la clôture et l'autonomie " Pour exagérer ce problème, Vlatko Vedral a noté que la connectivité dans les phénomènes naturels peut en fait être mieux que parfaite. On s'en est rendu compte pour la première fois lorsque les physiciens ont essayé de déduire les lois qui régissent le comportement des petits objets... dans l'étude de la physique quantique. .... Les électrons sont comme de petites toupies, chacun tourne à sa façon, en fonction des circonstances extérieures. (…)

La connectivité est devenue la caractéristique déterminante de notre condition urbaine du XXIe siècle. « Mais nous avons besoin d'une imperfection planifiée, pas d'une correspondance exacte, ...l e réseau ultime fonctionnera par les moyens quantiques et magiques de la physique quantique..." ... Une solution consiste à introduire une non-linéarité effective par des mesures résultant d'opérations de portes probabilistes. Dans le calcul quantique à sens unique, l'erreur de mesure quantique aléatoire peut être surmontée en appliquant une technique de rétroaction, de sorte que la base des mesures futures dépende des résultats des mesures précédentes. ... Le calcul quantique à sens unique est basé sur des états multiparticulaires hautement intriqués, appelés "états groupés", qui constituent une ressource pour le calcul quantique universel. L'intrication établie entre des systèmes quantiques situés à différents endroits permet la communication privée et la téléportation quantique, et facilite le traitement quantique de l'information. L'intrication distribuée est établie en préparant une paire de particules quantiques intriquées à un endroit et en transportant un membre de la paire à un autre endroit. Cependant, la décohérence pendant le transport réduit la qualité (fidélité) de l'intrication. Un protocole de "purification" de l'intrication a été proposé afin d'améliorer la fidélité après le transport.'Cependant, les "probabilités de réussite n'étaient (que) supérieures à 35 %"."L'architecture multisegmentée de piège utilisée ici devrait permettre de distribuer les particules intriquées à des endroits distincts afin d'explorer des protocoles répétitifs dans de futures expériences.'

Pour Leavis, il est "évident" que nous voyons (dans l'ode de Keats "To Autumn") les arbres noueux et robustes avec leurs enchevêtrements de feuilles très chargées, bien que le poème n'en dise rien. De son côté,le physicien Roland Omnès, dans  Comprendre la mécanique quantique, clarifie la condition et la laisse en suspens lorsqu'il note que "l'état enchevêtré est une superposition quantique de deux systèmes physiques distincts. (Ainsi un état de deux réalités dans un collage.) C'est une situation très fréquente car tout système composite dont la fonction d'onde n'est pas simplement un produit des fonctions d'onde de ses composants est enchevêtré.' (Métaphoriquement, la relation entre la cognition et l'esthétique.

Read and filmed by Prof. Alan Macfarlane

John S. Bell a été plus concis dans son article de 1986 : il y a "des contreparties mathématiques dans la théorie à des événements réels à des endroits et des moments définis dans le monde réel (par opposition aux nombreuses constructions purement mathématiques qui se produisent dans l'élaboration des théories physiques, par opposition aux choses qui peuvent être réelles mais non localisées, et par opposition aux "observables" d'autres formulations de la mécanique quantique, pour lesquelles nous n'avons aucune utilité ici). Un morceau de matière est donc une galaxie de tels événements. En tant que parallélisme psychophysique schématique, nous pouvons supposer que notre expérience personnelle est plus ou moins directement constituée d'événements dans des morceaux de matière particuliers, nos cerveaux, lesquels événements sont à leur tour corrélés avec des événements dans nos corps dans leur ensemble, et ceux-ci à leur tour avec des événements dans le monde extérieur où, comme le note Karl Popper, "toutes les mesures de l'élan reviennent à des mesures de la position". John S. Bell écrit : "... l'observation, même lorsque l'on fait la moyenne de tous les résultats possibles, est une interférence dynamique avec le système qui peut modifier les statistiques des mesures ultérieures.... ainsi que la croyance que les instruments ne sont après tout rien d'autre que de grands instruments de mesure.

La formulation quantique est construite sur un ensemble de quatre postulats, ainsi que sur la relation de commutation position-momentum, les propriétés de convergence de l'espace de Hilbert et le théorème d'expansion. Le dernier ingrédient restant à considérer est également l'un des plus déroutants. Il s'agit du traitement mathématique de l'indiscernabilité..... Les pommes sont distinctes parce qu'elles occupent des régions de l'espace sensiblement différentes... Le fait est que les électrons, comme toutes les particules d'onde quantique, sont indiscernables. ... L'indiscernabilité est une propriété des particules quantiques qui est intrinsèquement liée à leur nature onde-particule, tout comme leur relation de commutation position-impulsion et le principe d'incertitude de Heisenberg. Tous ces problèmes sont un seul problème.

En tant que poètes écrivant après la fin de l'histoire, nous n'avons peut-être aucun problème à comprendre les déclarations de William Mitchell (dans Me ++ The Cyborg Self and the Networked City), selon lesquelles « le monde numérique est logiquement, spatialement et temporellement discontinu » et « les discontinuités produites par les réseaux résultent de la recherche de l'efficacité, de la sûreté et de la sécurité. » Cela ne convient pas lorsqu'il écrit que « si vous voulez construire des structures complexes », vraisemblablement comme des poèmes peuvent l'être, il ne sert à rien d'essayer de « minimiser les erreurs et de corriger automatiquement les erreurs lorsqu'elles se produisent. » Les widgets à l'échelle nanométrique cliquent directement sur le quantum mécanique; c'est un monde d'écume, d'interférence, de déséquilibre, d'incertitude et de confiance.

Exposés sur la décohérence
Video. Olivier Brossard © Allen Fisher, Kent in Paris, UPEM, double change, Olivier Brossard, 2018.

Bernard Williams interroge  : « Les notions de vérité et de véracité peuvent-elles être intellectuellement stabilisées, de telle sorte que ce que nous comprenons de la vérité et nos chances d'y parvenir puissent être mis en adéquation avec notre besoin de véracité ? »
De fait,  la poésie peut-elle  « s'adapter » à notre besoin de langage commun  lorsque « la Vérité en tant qu'idéal conserve son pouvoir... » Car n'y a aucun pouvoir sans violence (ou dégradation) , ce qui ne permet pas l'éclosion d'une esthétique efficace.




La science de l’imagination : poésie mystique et théorie quantique

Voici deux contraires
qui ne peuvent se rencontrer.
Jamais ma dispersion ne trouvera
un temps pour les accordailles !1
Ibn ‘Arabi (1165-1240)

La poésie mystique et la théorie quantique peuvent apparaître comme deux manières contraires d’explorer et d’expliquer le réel. Je crois cependant que chacune d’elles nous propose une sorte de viatique pour voyager « au cœur du vivant »2. Nourrie de quelques lectures intuitives, je tâcherai de les comparer pour montrer que le cheminement de tout chercheur, de tout pèlerin, avide de connaître les mystères du monde, commence dans l’imaginaire comme celui du poète ou de l’écrivain.

La poésie mystique et la théorie quantique n’utilisent pas le même langage ni les mêmes symboles mais toutes deux créent des fictions pour transmettre une science. On pense communément que le poète mystique et le physicien contemporain ne croient pas au même réel mais tous les deux sont confrontés à un ordre caché que leurs fictions tentent de révéler. En tant que pratiques intellectuelles, elles ont donc en commun une soif de connaissance. L’une nous fait miroiter les enseignements de la sagesse divine par l’épreuve de l’intellect ; l’autre nous invite à réfléchir sur les résultats scientifiques par les preuves rationnelles.

Ibn ʿArabi : "Je crois en la religion de l'amour", © France Culture.

La portée cognitive de la fiction, déterminée comme une modélisation analo- gique, participe de notre rapport à la réalité : les formes imaginaires nous disent quelque chose de nous et déterminent notre manière d’être au monde. Cet enjeu de la fiction a, par exemple, permis de réaffirmer le pouvoir de la littérature lorsque le concept de littérature semblait condamné à décliner et de lui redonner un statut et une légitimité scientifiques.

À l’image de cette valorisation de la fiction littéraire, la valorisation de l’imaginaire dans les diverses pratiques intellectuelles est le signe d’une conception plus large de la science et d’un souci de réconcilier les disciplines. Mais, comme le note Einstein, cela montre surtout que « l’imagination est plus importante que la connaissance »4 et sans doute pour la simple raison que l’imagination est une mise en œuvre mentale et subjective qui crée le monde. Si les fictions littéraires nous disent que les choses sont ce qu’on pense d’elles, les fictions scientifiques nous disent que, selon la formule d’Eddington, « le matériau de l’univers est avant tout mental »5. La réalité à laquelle l’homme est confronté se dévoilerait et s’appréhenderait selon sa faculté à imaginer le monde. « Dans le cosmos d’Einstein, explique Alfred Kastler dans Les Racines du hasard, comme dans le microcosme infra-atomique, les aspects non substantiels dominent : dans l’un et l’autre, la matière se dissout en énergie et l’énergie en de mouvantes configurations de quelque chose d’inconnu. »6 D’après les scientifiques et les mystiques, l’imagination assume donc pleinement notre relation à l’inconnu et à l’immatériel : elle est une force de figuration possible d’une connaissance latente et virtuelle. L’imagination supplée à l’inconnu sans pour autant le dévoiler ; elle réactualise les formes sensibles et défait notre regard familier sur le monde. Peu de temps avant de mourir en 1240, un mystique arabe considéré comme le plus grand maître de la spiritualité islamique, Ibn ‘Arabî, célèbre la puissance créatrice de l’imagination et devance le constat d’Einstein : « si l’Imaginal n’était nous serions encore dans la potentialité »7.

Il n’est donc pas étonnant que les fictions, scientifique et mystique, permettent d’élargir la notion de réalité et de transmettre « la fiabilité du modèle mental »ainsi créé. Ici, la fiabilité ne renvoie pas à une sanction pragmatique déterminée par « un taux de réussite », comme le propose Jean-Marie Schaeffer dans son article « De l’imagination à la fiction », mais à la capacité qu’à l’individu de se fier à son imaginaire pour accéder à la vérité. Au sens premier, la fiabilité se fonde sur une confiance ou une foi : proche en cela d’un état spirituel qui gouverne l’appréhension du réel. Contrairement à une croyance commune, le discours scientifique ne limite pas le réel à la matière et aux apparences. Jacqueline Bousquet le rappelle en termes clairs : « depuis 1974, les travaux d’éminents physiciens concluent à la nature spirituelle de l’essence énergétique de la matière. [...] Le schéma « Esprit- Energie-Matière », base essentielle de l’ésotérisme, est reconnu scientifiquement »9. Dans le lexique d’Ibn Arabî, l’ésotérisme renvoie à toutes ces choses invisibles qui dominent l’être humain, dont la structure et les lois correspondent aux « réalités divines ». Ce sont par exemple, les mystères de la création, les « secrets sanctissimes » du réel et la « vision des aurores des lumières divines ». Ils constituent la matière principale des enseignements métaphysiques que reçoit le jeune Ibn ‘Arabi, alors âgé de 29 ans et qu’il transmet sous la forme d’un entretien avec Dieu, publié dans Le Livre des contemplations divines. En imaginant ce dialogue spirituel, Ibn ‘Arabi est simultanément instruit et transmetteur. 

David Bohm et F. David Peat, La Conscience et l’univers, Editions du Rocher, 1990, 261 pages, 34 €.

D’emblée cette fiction mystique le présente comme le médiateur privilégié entre le pèlerin et Dieu. Le prologue laisse déjà entrevoir l’assurance du jeune mystique qui se fie totalement à la parole qu’il entend, à son imaginaire dirions-nous. La parole divine lui apprend effectivement que la sagesse n’est pas accessible à celui qui ne le désire pas ni ne se tourne vers Dieu : « toutes choses que tu ne peux comprendre, que ta science ne saurait atteindre, que ton intelligence ne peut appréhender, tout cela repose entre tes mains. Dieu daigne accorder au pèlerin la lumière de la clairvoyance, la pénétration de l’esprit, la lucidité de la conscience, la pureté du cœur... Exalté soit le Tout-Puissant. »10 En somme, face à des réalités divines ou à l’inconnu, c’est le sens de l’observation que le scientifique et le mystique sollicitent en eux. Chacun fait alors l’expérience d’une implication subjective forte et, par conséquent, de la transformation inéluctable du monde. Au geste rationnel, mesuré et déterminé, qui structure le monde, s’associe le geste intentionnel, intime et intuitif qui lui donne une forme singulière et parfois renouvelée.

Dans la pratique, il y a donc observation et perception puis contemplation et imagination dont l’usage subtil et intelligent ouvre la voie aux « réalités divines » ou à ce que David Bohm appelle « les ordres implicites et superimplicites »11. Dans La Conscience et l’univers, l’objectif de David Bohm et F. David Peat est clair : face à des blocages et des résistances culturels, ils proposent d’« étendre la créativité au-delà des sphères auxquelles elle est traditionnellement confinée »12. Si, au fil du temps, la littérature s’est écartée de la sphère scientifique ; à l’inverse, il y a le constat que la science s’est éloignée de la sphère créatrice. Ils montrent que le changement d’objet d’étude en physique a révélé la nécessité de concevoir la science dans son rapport à la créativité. Leur argument est que « la perception dans la science moderne, surtout en physique, se produit essentiellement par le biais de l’esprit, c’est là que l’intention et la disposition intimes affectent le plus fortement ce qui est vu. »13 En effet, que ce soit le voyage sur la Lune que nous propose Kepler au tout début du XVIIe siècle dans un récit de rêve intitulé Le songe ou astronomie lunaire14 ou la chevauchée sur un rayon lumineux imaginée par Albert Einstein au XXe siècle, ces deux fictions se fondent sur un acte imaginaire et créatif qui dépend essentiellement de la disposition intérieure de l’observateur. Dans ces exemples, la fiction compense les failles des techniques d’observation. Ce que l’œil physique ne peut pas voir (l’infiniment petit et l’infiniment grand) est assumé par l’œil de l’imagination. À la lumière des théories mystiques, on pourrait dire que la pensée de Bohm et de Peat décrit intuitivement ce que la tradition mystique arabe nous enseigne : l’œil physique accorde une confiance aveugle aux apparences extérieures tandis que l’œil de l’imagination peut susciter une foi profonde dans l’invisible, comme notamment celle d’Einstein. Cette distinction théorique n’est pas une séparation de fait. « Il s’agit en l’espèce, explique Ibn ‘Arabi, d’une science ténue, [c’est-à-dire] de la science qui permet de distinguer entre deux sortes d’yeux ou de vues. »15

À celui qui sait discerner, à celui qui a toute confiance dans ce qui lui vient à l’esprit, Dieu promet de le guider : « Celui qui s’arrête à l’image est égaré, et celui qui s’élève depuis l’image jusqu’à la réalité est bien dirigé »16. Aurait-il à peine confiance qu’il serait tout de même aidé : « Et si la pensée qui te vient à l’esprit te laisse confus et si tu n’as pas pleine confiance dans la station où tu te trouves, eh bien Dieu fait passer à travers la forme de l’existence que tu appréhendes une image-symbole grâce à laquelle tu t’élèves et progresses vers ce que nous venons de dire »17. Il s’agit donc de préserver la fiabilité des images mentales de toute confusion avec une conduite solipsiste, fantaisiste et délirante, déconnectée du réel qui précisément englobe le visible et l’invisible, les formes et les informations, le matériel et l’immatériel. Est-ce à dire que la réalité perçue est une création imaginaire au sens d’irréel ou que l’homme ne construit que de vaines fictions ? Dans quelle mesure l’imagination peut-elle créer des formes sensibles et révéler des informations latentes et réelles ? Ou, pour reprendre la formulation d’Ibn ‘Arabi, « la faculté imaginative a-t-elle la possibilité de produire une forme sensible réelle ? »18

Ibn Arabi (1165-1240) poète, soufi, métaphysicien et philosophe. Il développe une doctrine de l'Être absolu (Wahdat al-wujud), une philosophie panthéiste, traitée dans ses ouvrages: - Les Illuminations de la Mecque (Al-Futūḥāt al-Makkiyya)

Au tournant du XXe siècle, la physique propose un nouveau regard sur la réalité. Suite à l’idée de « quantification de l’énergie » formulée par Max Planck en 1900, Albert Einstein décrit cinq ans plus tard la nature discrète de la lumière qui peut alors être divisée en un nombre fini de « quanta d’énergie »19. Puis, en 1913, Niels Bohr avance que cette discontinuité des échanges d’énergie entre matière et rayonnement se retrouve au cœur de l’atome. Dans le monde subatomique, les échanges d’énergie s’effectuent par paquets d’énergie ou quanta. En 1923, Louis de Broglie affirme que toute matière a une nature ondulatoire. Ainsi, explique Jacqueline Bousquet, « la physique nous dit qu’une particule est à la fois particule et onde. [...] Selon la façon dont nous allons interroger la matière à son niveau ultime, elle se comportera tantôt comme une particule, tantôt comme une onde avec ses propriétés, c’est-à-dire la représentation d’une probabilité de trouver la particule à tel endroit ou à tel autre, et la possibilité pour cette particule d’exister dans d’autres univers ou dans d’autres dimensions.»20 Principe connu sous l’expression de la « dualité onde-corpuscule » qui fonde la mécanique quantique. La particule est alors décrite par une fiction mathématique appelée « fonction d’onde » qui code sa densité de probabilité. Toutefois cette fiction mathématique n’a de fiable que ce que l’observateur nous rapporte de sa mesure expérimentale, de son témoignage dirait Ibn ‘Arabi. L’interprétation des phénomènes quantiques fait autant question que l’interprétation des phénomènes spirituels. Les fictions, fussent-elles scientifique ou mystique, suggèrent donc un ordre ou une architecture du réel qui, pour exister, oblige chaque chercheur à participer en tant que sujet, lui aussi témoin et créateur des dimensions de l’univers suggéré. Autrement dit, l’avènement de la physique quantique se concrétise avec l’idée d’un principe d’ordonnancement invisible du monde.

Les mathématiques et la physique conceptualisent ce principe à travers la notion de champ. En 1861, Maxwell oublie les corps et propose à travers la notion de champ de voir l’interaction entre les corps comme une réalité. Il détermine donc la notion de champ comme la perturbation de l’espace qui en chaque point est un potentiel de force indépendant des corps qui peuvent s’y trouver. Inspiré par les théories mathématiques de son contemporain britannique Arthur Cayley, il écrit un poème adressé au comité d’abonnés qui avaient la charge du fonds pour le portrait de Cayley. Contrairement au portrait pictural de Dickenson qui ne peut rendre compte de l’imaginaire mathématique de son confrère, Maxwell loue la faculté du mathématicien à imaginer des symboles et à créer de nouveaux univers. « The symbols he hath formed shall sound his praise, / And leade him on thought unimagined ways / The conquests new, in words not set created »21.

Il fait notamment référence à ses travaux sur la géométrie analytique à n dimensions, à la théorie des matrices et à la théorie des déterminants. L’intuition que Diderot partage dans une lettre du 15 octobre 1759 adressée à Sophie Volland au sujet d’une interaction spirituelle entre les corps vivants est clairement formulée en 1874 dans ce poème de Maxwell à travers la description des vecteurs orientés dans l’espace et présentés comme des esprits informes : « unembodied spirits of direction »22. Si ce poème est avant tout la traduction métaphorique de ses pensées scientifiques, il annonce déjà ce qu’Einstein énoncera clairement : « le champ est la seule réalité »23. Contemporain de Cayley avec lequel il formula un théorème, Hamilton présente, vers la fin des années 1860, un nouveau traitement du mouve- ment fondé sur les ondes plutôt que sur les particules (théorie d’Hamilton et Jacobi). Ainsi, le concept de champ exprime-t-il un nouveau regard sur le monde. Lorsque Einstein en déd auit par la suite que « dans cette nouvelle sorte de physique, il n’y a aucune place pour à la fois le champ et la matière », il suppose qu’une particule est « une densification d’un champ »24. Autrement dit, « le champ, précise Jacqueline Bousquet en note, est une région de l’espace affectée par la perturbation créée par la présence de masses, de charges électriques ou d’autres agents physiques. Les champs sont des modèles élaborés pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »25.

Si le champ électromagnétique décrit par les équations de Maxwell fait apparaître des interactions invisibles et nous dit quelque chose du vivant, les poèmes de Maxwell suggèrent davantage : l’évocation de formes invisibles qui nous enseignent par visions, rythmes et rimes invite à la contemplation du vivant. Les corrélations imaginées dans le poème ou dans l’esprit du lecteur structurent un univers. Elles sont perceptibles car elles font écho à une musique intérieure et elles se mesurent par rapport au rythme du vécu. La Lorelei de Maxwell, par exemple, esprit féminin de la mélodie (« a spirit of melody »), symbolise notre interaction avec les formes et l’informe. C’est, comme le titre du poème l’indique, « sur l’air de la Lorelei » (« To the air of Lorelei ») que la poésie crée un espace à n dimensions et qui n’a de réalité que selon notre capacité à mesurer cet espace imaginaire. La mesure, ici, est une écoute qui fait preuve de justesse : pour enten- dre les enseignements de la nature, pour contempler l’harmonie sacrée (« harmony holy »), le poète doit aussi entendre et reconnaître la confusion qui l’habite, la discordance des voix. Sans cette mesure et cet accord primordial – que l’on pourrait définir comme une interaction harmonieuse entre soi et le monde – le poète ne peut prétendre à un voyage dans l’imaginaire et à un enseignement ésotérique : « Their voces are music for ever, / And join in the mystical strain »26.

Ces « accordailles » mystiques, pour reprendre l’idée d’Ibn ‘Arabi, créent un chant symbolique qui n’a qu’un seul auteur : celui qui ne cherche pas à mimer le monde mais à le mesurer. Chant qui n’existe que le temps de la mesure et de la présence consciente au monde. La physique quantique nous apprend que mesurer c’est perturber, transformer ; le poème de Maxwell célèbre les formes de la nature qui nous émeuvent par résonance (« musical flow ») et montre qu’en retour, notre mesure est créatrice d’une forme poétique et d’un sujet. Cela signifierait que le transfert d’informations s’opère par résonance. Au fond, la poésie de Maxwell est une herméneutique avant la lettre de ce que représentent les champs morphiques de Rupert Sheldrake27.

Lecture d'un extrait d'un poème du physicien mathématicien victorien James Clerk Maxwell intitulé "Recollections of a Dreamland". 

Ce type de champ se manifeste par résonance et transmet des informations mentales et psychiques. Il n’est donc pas sans répercussion émotionnelle dans l’esprit de l’observateur comme par exemple en témoigne Ibn ‘Arabi dans l’un de ses poèmes mystiques : « Secoué d’émotion / Par l’harmonieuse mélopée du chantre »28, le poète mystique entre ainsi dans la « réalité de l’intermonde » (barzakh). Ici, l’interaction avec le Réel, avec Dieu, n’est pas immédiate. Elle se réalise par l’intermédiaire des « images-symboles », qui, comme le zéphyr oriental, portent en elles les enseignements divins. Plus elles sont harmonieuses, plus les formes sont belles, plus elles suscitent une attirance. Cette attraction, déterminée comme une loi qui régit le principe de vie, est à l’origine des désirs de l’amant. Désignée dans les poèmes d’Ibn ‘Arabi par les différents degrés de l’amour, elle est réciproque. « L’amour, note-t-il dans Le Traité de l’amour, est ce rapport / Qui concerne aussi bien l’homme que Dieu, / Bien que notre science / Ignore cette relation »29. Il n’y a donc pas de connaissance subtile sans amour, c’est-à-dire sans « interattraction » (Maurice Gloton)30. Cette interattraction amoureuse est à la métaphysique mystique d’Ibn ‘Arabi ce que l’interaction des corps est à la physique quantique. Toutes deux expriment un potentiel de vie, actualisent un rapport possible à l’absolu pour ne pas dire à Dieu. Dans la tradition musulmane, cette attraction est présentée comme un postulat impossible à démontrer. Toutefois, dans L’Interprète des désirs, le poète relève le défi et, sur le modèle de la poésie courtoise, partage son attrait grandissant pour une femme nommée Nizham. Le mot arabe, traduit par « accordailles » sous la plume de Maurice Gloton lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le recueil comme nom commun – ce sont les vers mis en exergue de cet article –, signifie harmonie et renvoie à l’union des contraires. Dans les poèmes, Nizham est une image-symbole qui, par son pouvoir de suggestion, subjugue celui qui la contemple et, par la beauté de ses formes, attire l’amant en quête d’harmonie. Cela signifie implicitement qu’aucun poème ne s’écrit, aucune connaissance de l’harmonie n’est accessible à celui dont la disposition intérieure ne tend pas vers l’amour : « L’amour, précise Ibn ‘Arabi dans son traité, est l’une des affections caractéristiques de la volonté, »31 caracté- ristique, oserai-je dire, de « l’intention et de la disposition intimes [qui] affectent le plus fortement ce qui est vu » (David Bohm et David Peat). Sans doute qu’ici il pourrait être comparé à la passion du chercheur scientifique. Je pense, par exemple, à celle d’un Kepler lui aussi en quête d’« harmonie du monde », notamment du monde lointain et invisible à l’œil nu. Il n’y a donc de désir ardent qu’en l’absence de l’aimé ou, comme l’explique Ibn ‘Arabi, « on s’imagine que l’objet de l’amour a une existence effective alors qu’il est une pure potentialité. L’amour s’attache à le considérer comme présent dans un individu. Dès que l’amant voit l’aimé, son amour se renouvelle afin que persiste cet état dont il aime l’existence effective et qui a cet individu pour origine. C’est pourquoi l’objet de l’amour reste sans cesse en puissance d’être, même si la plupart des amants n’en ont pas conscience, à la seule exception des gnostiques qui connaissent les réalités fondamentales [de l’amour] et les conséquences qui lui sont inhérentes. »32 Cette loi d’attraction expliquée par la métaphore de l’amour a plusieurs corollaires métaphysiques que j’aborderai brièvement.

En premier lieu, elle manifeste un état d’âme, une sorte d’affliction déchi- rante, en l’occurrence l’état de l’amant mystique qui simultanément désire et patiente. Selon Ibn ‘Arabi, cette disposition paradoxale ne s’éprouve que dans l’intermonde ou « monde imaginal » comme une étape dans l’ascension spirituelle, dans l’accès à la connaissance. Appréhender le Réel par l’œil de l’imagination est une manière de sortir des paradoxes, des dualités ou des confusions car l’imagination relie et unit par symbole. Dans le cinquième poème intitulé par Maurice Gloton « Désir insatisfait », la patience et le désir sont comparés à des lieux de halte : « Le désir ardent s’élève serein / Et ma résignation parcourt la plaine. / Alors je me trouve entre le plateau de Najd / Et la basse et torride Tihâma ». Le poète commente lui-même ses vers en ajoutant : « Me voici donc entre ces deux états dans une condition intermédiaire (barzakh), cause d’affliction »33

Ibn 'Arabi, Ecoute, ô bien-aimé, musique : Lisa Gerrard.

J’ajouterai à ce commentaire que l’expérience simultanée, paradoxale, de deux états contraires est certes douloureuse mais fondamentale à l’ordonnancement harmonieux du monde car elle nous confronte à l’indéterminé, à une présence non encore existante. Imaginons une métalepse, à la manière de Genette34 où le poète mystique ferait l’expérience de la fiction quantique du poisson soluble 35. Celle-ci consiste à vouloir pêcher un poisson dans une mare à l’eau si trouble qu’on ne peut rien y voir et à croire que le poisson est dissous dans tout le volume d’eau, c’est-à-dire non-localisé, tant qu’il n’est pas pêché. Le physicien quantique ne parlerait alors que d’une « potentialité de poisson ». Mais dès lors qu'il le pêche, le poisson s'actualise (« réduction du paquet d'ondes »). De la même manière, on pourrait alors dire que le Bien-Aimé est un poisson soluble et la rencontre amoureuse s’effectue au moment où il mord à l’hameçon. Cela pour dire, avec les termes d’Ibn ‘Arabi, que « l’amour ne s’attache qu’à une chose en puissance d’être ou virtuelle, non actualisée ou encore non existante dans un être au moment de cette affection volontaire. »36

En second lieu, et par conséquent, ce principe d’indétermination fondamental à l’expérience de l’amour autant qu’à la théorie quantique37, est une prédisposition imaginaire, nécessaire à la rencontre, instant théophanique par excellence. En écho au cinquième poème, abordé ci-dessus, le cinquante-cinquième poème, bien qu’intitulé lui aussi « Désir insatisfait » par le traducteur (sans plus d’explication), suggère que l’indétermination s’intensifie jusque dans la rencontre. L’insatisfaction demeure car le désir n’en est que plus fort, représenté comme une figure exponentielle de l’amour absolu et infini. Le poète conclut par ces vers : « On n’échappe pas à une extase / Qui se trouve en affinité / Avec la beauté s’intensifiant / Jusqu’à l’harmonie (nizham) parfaite »38 – harmonie enfin dévoilée dans les derniers vers de ce parcours imaginaire. Les effets de cette attraction amoureuse sur l’imaginaire du poète mystique sont notoires. D’un poème à l’autre, la patience est récompensée par l’extase. Le poète sort de sa condition humaine, libéré de sa résignation, de ses peurs et de ses soupirs. Ses aspirations répétées prennent forme dans les rencontres de plus en plus sublimes. Parvenu à ce point de rencontre, est-il seulement possible pour nous, lecteurs, de comprendre ces vers déconcertants : « Sa rencontre produit en moi / Ce que je n’avais point imaginé. / La guérison est un mal nouveau / Qui provient de l’extase. »39 ? En arabe, l’extase est désignée par le mot wajd dont le doublet wujûd est souvent utilisé par Ibn ‘Arabi dans le sens d’existence. La racine W J D exprime l’idée de trouver ou se trouver. Ainsi, les réalités divines « se trouvent » dans l’extase, désir intense de l’amant qui « persiste, témoigne le poète, dans l’absence et la présence ». Ces réalités me font penser à la définition que propose Étienne Klein de la notion de vide : « il n’est plus un espace pur, encore moins un néant où rien ne se passe, mais un océan rempli de particules virtuelles capables, dans certaines circonstances, d’accéder à l’existence. Le vide apparaît ainsi comme l’état de base de la matière, celui qui contient sa potentialité d’existence et dont elle émerge sans jamais couper son cordon ombilical. »40 Il explique le passage de la potentialité d’existence à la réalisation matérielle par la collision de deux particules qui offrent alors « leur énergie » au vide quantique et deviennent réelles.

Du point de vue d’Ibn ‘Arabi, ce passage s’effectue par l’imagination, qui, selon Henri Corbin, est en fait un « champ »41. Dans la métaphysique d’Ibn ‘Arabi, l’imagination est une science qui, loin de nous induire en erreur, nous rapproche de la vérité. La « fonction psycho-cosmique » de l’imagination, telle que l’énonce Henri Corbin pour exposer la pensée d’Ibn ‘Arabi, met l’accent sur sa fonction d’intermédiaire entre le monde des formes et le monde de l’information. Si l’imagination produit des fictions, en littérature elles sont ce que Jean-Marie Schaeffer appelle des « exemplifications virtuelles d’un être-dans-le-monde- possible » dans le sens où elles donnent une forme immatérielle à un « être-dans- le-monde-possible » qui n’a de valeur qu’à proportion de la fiabilité partagée par plusieurs sujets, c’est-à-dire de leur capacité à se fier aux fictions créées. Ce processus d’actualisation des possibles est d’autant plus objectif et fiable qu’il est compris par une même communauté interprétative de lecteurs. Cependant la science de l’imagination, théorisée par Ibn ‘Arabi dans plusieurs ouvrages et notamment dans le chapitre 63 des Conquêtes spirituelles de la Mecque, s’attache davantage à la dynamique propre à ce champ plutôt qu’à ses effets (comme la fictionnalité). Définie comme un champ, à savoir comme le propose Jacqueline Bousquet un « modèle élaboré pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »42, ou comme le propose Henri Corbin un intermédiaire, l’imagination « symbolise avec les mondes qu’[elle] médiatise »43.

Associée à l’aspect psychologique de sa fonction, elle n’est donc pas seulement, comme le propose Jean-Marie Schaeffer, « un processus mental qui donne naissance à des représentations » dont je préciserais que le référent n’est pas nécessairement visible dans le monde physique. Cette puissance imaginative liée au sujet imaginant relève de « l’imagination conjointe » qu'Ibn 'Arabi distingue de « l’imagination dissociable du sujet, ayant une subsistance en elle-même »44 que l'on peut observer dans les songes ou les visions. «  Le propre de cette imagination conjointe, précise Henri Corbin, est d’être liée au sujet imaginant, et de disparaître quand il disparaît. Quant à la seconde, l’imagination séparable du sujet, elle a une réalité autonome et subsistante sui generis au plan de l’être qui est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, mundus imaginalis. »45

Henry Corbin dans sa bibliothèque en 1973.

réalité autonome et subsistante sui generis au plan de l’être qui est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, mundus imaginalis. »45 La première naît d’une faculté représentative ; la seconde naît d’une faculté créatrice. Pour cette dernière, « le cœur du gnostique projette ce qui se trouve réfléchi en lui (ce dont il est le miroir), et l’objet sur lequel il concentre ainsi sa puissance créatrice, sa méditation imaginante, fait son apparition comme ayant une réalité extérieure, extramentale »46. À cet instant, le sujet n’est pas dans une attitude mimétique. Il fait l’expérience d’une intention orientée, d’une méditation ou, en arabe, d’une  hymma, « terme, précise Henri Corbin, dont nous pouvons peut-être au plus nous représenter le contenu, si nous lui donnons comme terme équivalent le mot grec enthymesis qui signifie l'acte de méditer, concevoir, imaginer, projeter, désirer ardemment, c'est à dire avoir présent dans  le Θυμος, qui est force vitale, âme, cœur, intention, pensée, désir ».47

Associée à l’aspect cosmique, l’imagination est définie comme un processus cosmogonique, théogonique. Ici, précise Henri Corbin, « il faut penser plutôt au processus d’une illumination croissante, portant graduellement à l’état luminescent les possibilités éternellement latentes dans l’Être divin originel »48. Dans Les Conquêtes spirituelles de La Mecque, Ibn ‘Arabi précise : « Dieu a fait cette imagination de lumière [...]. Cette lumière pénètre dans la pure non existence pour lui donner une forme existante »49. Or, tout récemment, Jacqueline Bousquet résume l’évolution de la recherche en sciences et note : « nous avons essayé d’appréhender le réel en cherchant à aller plus loin que ce que nous révèlent nos sens. La physique a dématérialisé la matière et démontré que cette dernière procède de l’immatériel. Elle est en réalité de la lumière condensée, de l’énergie en perpétuelle interaction»50. De même, plusieurs chercheurs scientifiques du XXe siècle (Weyl Hermann, Ovrut Burt et Wolfgang Pauli) font l’hypothèse d’une contrepartie psychique des constituants de la matière qui fait écho à cet aspect psychologique de l’imagination définie par Ibn ‘Arabi. Ce que nous enseigne la science de l’imagination se vérifie donc avec les expériences de pensées de la théorie quantique. Le réel et la vie ne se limitent pas à la matière et ne s’opposent pas à l’imaginaire. Il faudrait plutôt dire, avec Henri Corbin, que « la réalité est bien elle-même une apparition théophanique dont la forme réfléchit la forme de celui à qui elle apparaît et qui en est le lieu, le medium. [Dire cela] c’est la valoriser au point d’en faire l’élément de la connaissance de soi »51.

Notes 

 

  1. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, trad. Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 2012, p. 110.
  2. Je reprends ici le titre d’un ouvrage de Jacqueline Bousquet (docteur en endocrino- logie, biophysique et immunologie, chercheur au CNRS et décédée en 2013) cité dans la suite de l’article.
  3. À ce sujet, on pourra par exemple lire le numéro 6, « Tombeaux de la littérature », publié dans la revue en ligne de Fabula, LHT.
  4. Cité par Jacqueline Bousquet, Au cœur du vivant, version livre électronique, consultable sur arsitra.org., 2009, p. 27.
  5. Ibid., p. 68.
  6. Ibn ‘Arabî, De la mort à la résurrection, trad. Maurice Gloton, Albouraq, 2009, p. 139. Dans cet ouvrage, Maurice Gloton propose une traduction des chapitres 61 à 65 de l’une des œuvres majeures d’Ibn ‘Arabî : Les Conquêtes spirituelles mekkoises ou Al-Futûhât al-Makkiyya. Le terme arabe al-khayâl est traduit ici par « Imaginal », il peut aussi se traduire par imaginaire.
  7. Jean-Marie Schaeffer, « De l’imagination à la fiction», Vox Pœtica, vox- pœtica.org/t/articles/schaeffer.html., consulté le 30 avril 2013.
  8. Jacqueline Bousquet, , p. 60.
  9. Ibn ‘Arabi, Le Livre des contemplations divines, trad. M. Gloton, Paris, Actes Sud, 1999, p. 51-52.
  10. L’expression est fort bien décrite et expliquée dans l’ouvrage de David Bohm et David Peat, La Conscience et l’univers, Monaco, Éditions Alphée, 2007, p. 104-216. Il faut toutefois préciser que cette terminologie scientifique est récente et qu’au XVIIe siècle, Kepler écrit L’Harmonie du monde en contemplateur plus qu’en observateur. Dans son introduction, il note : « J’ai consacré aux contemplations Astronomiques la meilleure partie de la vie, [...] par Dieu le Meilleur, le plus Grand, qui avait inspiré la pensée, qui avait excité un immense désir ayant prolongé la vie et les forces de l’esprit » (L’Harmonie du monde, trad. Jean Peyroux, Bordeaux, impr. Bergeret, 1979).
  11. David Bohm et F. David Peat, La Conscience et l’univers, , p. 250.
  12. David Bohm et F. David Peat, , p. 67.
  13. Lire à ce sujet l’analyse stimulante de Frédérique Aït-Touati, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011.
  14. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 144.
  15. Ibn ‘Arabi, Le Livre des contemplations divines, , p. 94.
  16. Ibn Arabi, , p. 94.
  17. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 147.
  18. En physique, un quanta est une quantité minimale d’énergie pouvant être émise, propagée ou absorbée.
  19. Jacqueline Bousquet, , p. 34.
  20. James Clerk Maxwell, « To the Committee of the Cayley Portrait Fund », publié sur http://www.pœmhunter.com/pœm/to-the-committee-of-the-cayley-portrait-fund/, consulté le 22 mai 2013. « Les symboles auxquels il a donné forme apparaîtront comme des éloges / Et, par des chemins inimaginables, l’amèneront / À conquérir de nouveaux mondes, non encore créés ».
  21. James Clerk Maxwell, Littéralement : incarnés ».
  22. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  23. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  24. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  25. James Clerk Maxwell, « To the Air of Lorelei », publié sur http://www.pœmhunter.com/pœm/to-the-committee-of-the-cayley-portrait-fund/, consulté le 22 mai 2013. « Leurs voix sont à jamais une musique, / Et participent au chant mystique ».
  26. Rupert Sheldrake, A new science of life : the hypothesis of morphic resonance, Toronto, Park Street Press, 1981.
  27. Ibn ‘Arabi, “Accueillant jardin”, L’Interprète des désirs, , p. 342.
  28. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, trad. Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 1986, p. 27.
  29. Maurice Gloton, “Introduction”, L’Interprète des désirs, , p. 34.
  30. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, , 1986, p. 62.
  31. Ibn ‘Arabi, La Traité de l’amour, ibid, p. 12.
  32. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 111.
  33. Gérard Genette, Métalepse, Paris, Le Seuil, 2004. Pour conclure, Genette cite Borges qui cite Carlyle, page 132 : « En 1833, Carlyle a noté que l’histoire universelle est un livre sacré, infini, que tous les hommes écrivent et lisent et tâchent de comprendre, et où, aussi, on les écrit ». De la même manière, cette conclusion suppose que le livre sacré est une potentialité infinie de livres.
  34. Patrick Trousson, Le recours de la science au mythe : pour une nouvelle rationalité, préface de Gilbert Durand, Paris, L’Harmattan, 1995. Lire notamment la page 83 pour la description de cette expérience imaginaire.
  35. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 35.
  36. Principe énoncé par Werner Heisenberg en 1927 : l’état des systèmes quantiques ne peut pas être décrit avec exactitude, parce que l’observation de la position modifie l’impulsion du système et inversement. C’est donc l’idée que l’on ne peut pas connaître simultanément la position et la vitesse d’une particule.
  37. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 533.
  38. Ibn ‘Arabi, L’Interprète des désirs, , p. 533.
  39. Étienne Klein, « Le monde selon Étienne Klein », « Le vide quantique et les paradis fiscaux », diffusée le 11.04.2013 sur France Culture, http://www.franceculture.fr/emission-le-monde-selon-etienne-klein-vide-quantique-et- paradis-fiscaux-2013-04-11, consulté le 24 mai 2013.
  40. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, préface de G. Durand, Paris, Éditions Médicis-Entrelacs, 2006, p. 229.
  41. Jacqueline Bousquet, , p. 32.
  42. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, , p. 230. Henri Corbin, ibid., p. 232.
  43. Henri Corbin, , p. 232.
  44. Henri Corbin, , p. 232.
  45. Henri Corbin, , p. 236.
  46. Henri Corbin, , p. 235.
  47. Henri Corbin, , p. 229.
  48. Ibn ‘Arabi, De la mort à la résurrection, , p. 150.
  49. Jacqueline Bousquet, , p. 122.
  50. Henri Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, , p. 245.

 

 

 

 

 

 

Un article publié dans TrOPICS, en 2013.




La rue infinie : entretien avec Jean-Marc Barrier

Maintes fois différée – le festival Voix Vives est lieu de multiples rencontres et distractions – l’entretien souhaité avec Jean-Marc Barrier aura finalement lieu dans l’ombre fraîche de La Maison Verte, en lisière de la place des éditeurs, à Sète, où grouille une vie dédiée aux livres et à la poésie.

Je lis Jean-Marc Barrier, poète et photographe, depuis que j’ai rencontré son deuxième livre, Virga, je le suis à travers la très belle collection Fibre(s) qu’il dirige aux éditions La Tête à l’envers et ses livres de photos et poèmes aux éditions phloeme -  mais il est aussi graphiste, peintre, animateur d’atelier d'écriture, et co-animeur de l'émission de radio 'Les arpenteurs poétiques' sur RPH Radio Pays d'Hérault. Personnage multiple à l’apparence tranquille d’un sage dont le regard clair vous accueille autant qu’il vous interroge, il a déjà donné à  Recours au Poème un très bel entretien où il parle de poésie, mais il reste un grande part de mystère autour de la façon dont il articule ses activités artistiques et ses vies multiples. C’est autour de son dernier livre, La Rue Infinie, aux éditions Phloeme, que nous les avons évoquées.

Jean-Marc Barrier | Entretien avec Marilyne Bertoncini, Sète, juillet 2021 

Les vies multiples, la photographie
Le chemin vers ce livre
Dans le livre, cette phrase : « et l’être large se tient dans le multiple et la séquence. »
Je vois aujourd’hui comme ce livre est né de mes vies multiples, des choix et des pulsions qui ont bâti à la fois mon itinéraire et mes mémoires feuilletées. 
Dans ma jeunesse, trois années de vie monastique m’ont permis de me décaler des programmations de mon milieu d’origine pour faire des choix personnels et éclairés, notamment ce choix des études de peinture aux Beaux-Arts de Lyon, puis fut le temps de choisir de vivre ma vie d’homme plus largement, et celui d’assumer pleinement ma vie de père de famille, et donc de cesser de peindre pour être graphiste et avoir des revenus plus assurés et réguliers. Ce fut un choix évident et clair, qui avait du sens, mais où j’ai perdu le fil de mon aventure picturale. Alors s’est glissée la pratique de la photographie, comme espace de liberté, comme créativité hors commande…
Et lors de mes je voyages ou promenades, j’ai vite pris ce goût de ramasser des peintures perdues, ces images frontales d’actes artistiques spontanés ou involontaires, que je cadre, que j’ai envie de garder – et envie que d’autres personnes que moi les voient.
Les « peintures perdues »
J’ai compris plus tard qu’en gardant ces œuvres humbles, destinées à disparaître, en leur donnant un autre statut, une autre audience, je me relevais de la perte de la peinture, je réparais quelque chose en moi. C’est un phénomène assez proche du bienfait que donne l’écriture poétique : le retournement d’états émotionnels en un acte créateur qui change tout.

Jean-Marc Barrier, La Rue infinie, éditions Phloème.

Depuis quelques années, à la retraite, j’ai commencé une autre vie, j’ai repris la peinture – je suis un ‘jeune artiste’, en fait – je suis allé vers l’encre et l’encre brodée, des grands formats où je retrouve l’instinct, la pulsion, la spontanéité dans le geste et où j’aime réunir sur les grandes feuilles deux temporalités : celle de l’instant et celle de la méditation (celle de l’encre et celle de la broderie), qui se musclent ainsi l’une l’autre, pour manifester peut-être comment vit en nous simultanément l’enfant libre et l’être en quête de sagesse.
Et puis j’écris. Depuis 2009, j’écris des poèmes.
Le rapport au livre, à l’écriture
Le livre, le premier voyage
Dans ma jeunesse, les livres m’ont ouvert le monde, la rêverie fut chaude sur toutes les possibles manières de vivre, sur l’esprit d’aventure, sur les géographies physiques et mentales. J’ai adoré lire, à commencer par Tintin, puis Jules Verne, puis tant d’autres…
Le premier voyage fut le livre. Il reste un voyage continu et enthousiaste, un objet parfait et plein de promesse, dont principalement celle d’aller sous la surface des choses bien lisses, de révéler les vies et les espaces intérieurs. La lecture renouvelée d’Exercices de style de Raymond Queneau, trouvé dans la bibliothèque de ma mère fut une révélation,
Le langage pouvait donc se moduler à ce point… et plus tard Le rivage des Syrtes de Julien Gracq fut un choc esthétique, je me souviens l’avoir distillé à raison de deux pages par jour pour faire durer le plaisir.
L’écriture est née de la lecture, car je me suis nourri de lecture, romans, essais, poèmes…
Les dix années passées à Lyon, avant mon arrivée dans le sud, furent peuplées de poèmes. Je me consolais à la poésie, mais surtout j’y trouvais la vitalité que j’aime, l’invention, la sensibilité que j’aime. Mon chemin poétique avait commencé avec Rilke lorsque j’avais 20 ans, puis les figures qui m’ont entrainé dans ce monde furent Paul Eluard, Pablo Neruda, Octavio Paz, Antonio Ramos Rosa, Luiza Neto Jorge, Claude Esteban, puis tout s’est ouvert… mais je n’écrivais pas. Je lisais.

Jean-Marc Barrier, Biographie, encre brodée 40x40 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

L’écriture
C’est un événement, un choc dans ma vie, qui me jeta dans l’écriture. Ma vie a changé – et j’ai aimé ce qui venait. Un jour à Pézenas, j’ai poussé la porte de l’atelier d’écriture de Jean-Marie de Crozals, et je suis tombé dedans, littéralement. J’étais bien chargé par tant de compagnonnage avec les poèmes…  soudain, j’ai écrit. Petit à petit, j’y ai appris que l’on écrit un poème par fléchissement plus que par ambition, et que rester au plus près de l’émotion brute et non déguisée est le meilleur moyen d’activer une écriture inventive. On ne va pas de a à b pour signifier, pour transmettre, non, on va de a à g ou w car le vif a cette mobilité qui traverse les lobes, les conventions, les calculs.
Avec le temps, dans l’amitié d’autres poètes, ou avec la confiance d’éditeurs, j’ai aimé mettre au service de l’édition mon savoir-faire de graphiste – qui s’enrichit de mes pratiques artistique et poétique. 

Jean-Marc Barrier, Virga, encre 56x76 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

Quand les livres naissent
Les livres semblent naître de la vie. Je ne décide pas de faire un livre. Je vis, fabrique des images, observe, capte, traverse des expériences, j’écris… et un jour un livre apparaît.
Ma gratitude va à Michel Fressoz, des éditions des Cent regards à Montpellier, qui le premier a fait exister mes livres : La traversée (2011), puis Virga (2018). Et à Jean-Pierre Védrines de la revue La main millénaire, qui publiant mes poèmes à chaque numéro, m’a tiré en avant vers mon écriture actuelle.
La collection fibre.s
En 2020, Dominique Sierra m’a confié une collection que j’ai pu inventer selon mon envie, la collection fibre.s aux éditions la tête à l’envers. Je suis plein de gratitude pour la liberté et la confiance qu’elle m’offre. 8 titres la composent actuellement et nous en éditerons 4 par an. C’est passionnant pour moi de créer des diagonales entre des textes et des images, un.e auteur.e et un.e artiste, et d’explorer toutes les couleurs des liens et écarts entre texte et image, où s’active un troisième temps poétique pour le lecteur, selon son imaginaire.
Avec les éditions Phloème
Lara Dopff, des éditions Phloème, a édité Ailleurs debout. (2019) puis La rue infinie paru en juin 2021. Grand bonheur. Quand un livre est juste pour soi, qu’il est comme nécessaire, on le sent, et c’est une joie de se sentir ainsi ‘aligné’. Je lui suis très reconnaissant également de m’avoir laissé inventer la forme du livre – que je voulais clair, amical, et symboliquement apte à trouver place dans un sac à dos de marcheur. 
Avant ces livres, elle m’a confié la réalisation d’encres pour un recueil de Jane Hirshfield, et cela m’a permis de relier mon travail pictural au livre, quelle chance. Cet automne, Phloème ré-édite mon recueil Virga (encres et poèmes).

Jean-Marc Barrier, L'Esprit des saisons, encre 50x65 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

En ce début 2021, j’ai mis au point la ligne graphique des couvertures des éditions Phloème, d’une manière qui prolonge l’esprit originel des reliures à la chinoise, incluant une encre par auteur. J’aime sentir ainsi que mes pratiques diverses convergent, et de participer à la création des livres avec des amis. Gratitude là aussi, et grand plaisir.
Et ce n’est pas qu’une aventure éditoriale, il y a le plaisir de la ‘caravane d’écriture’ et de vie, d’amitié, la belle diversité et vitalité des auteur.e.s.
L’écriture de La rue infinie
Ce livre est surtout une œuvre d’écriture. 
Les photographies sont finalement des œuvres d’anonymes dont je n’ai été que le capteur. J’aime le rapport entre image et texte, lequel naît d’indices que me fournit l’image : des composantes infimes activent l’écriture, me permettent d’exprimer quelque chose de mon rapport au monde et à la vie.

Jean-Marc Barrier, La Rue infinie, éditions Phloème.

Jean-Marc Barrier, La Rue infinie, éditions Phloème.

 

Toutes les couleurs de la vie
Les textes ont pris toutes les couleurs de la vie. Un panneau criblé d’agrafes me permet de parler de ce que nous faisons de nos colères, une madone délavée au fond d’une impasse ouvre une approche ce que nous nommons prière, plusieurs images permettent d’évoquer la frontière de l’intime, de ce qui se garde, de ce qui se partage. Je suis heureux que s’y manifeste également ma part espiègle, car c’est une partie de moi que j’aime, et ces sursauts créatifs captés partout dans le monde suscite cette liberté.
Le livre fait l’éloge d’un art spontané, involontaire – et l’éloge de l’attention, je pense. 
En écrivant sur ces images que je capte depuis longtemps, depuis 40 ans, j’ai pris conscience que ce qui me semblait une passion ludique portait un sens beaucoup plus profond pour moi. Une utopie s’y réalise d’un art sans ego, sans commerce, un don offert et partagé dans l’espace publicDepuis l’homme ou la femme des cavernes qui posa sa main sur une paroi de caverne, nous nous envoyons des signes (de vie) dans la rue infinie du temps et de la géographie. J’aime que la chair des images y résonne à l’intériorité du texte et vice-versa.

 

Le dos des choses
En postface, Lara Dopff m’a posé des questions qui m’ont amené à une dimension quasi-philosophique. Cela rejoint mon ressenti de l’écriture poétique : c’est pour moi un acte éthique. En quittant les formulations usées et convenues, en traçant aventureusement des sentiers inconnus dans la syntaxe, les vocabulaires et les rythmes, écrire un poème est non seulement une sauvegarde de notre être dans sa vivacité et sa profondeur, mais aussi une retrouvaille avec l’incroyable valeur de la parole et du langage dans notre humanité, qui nous relie à une vie non pas utilitaire et galvaudée, non, une vie de conscience et d’étonnement, pleine de potentialités, qui mérite bien cette langue vivace et puissante.

Jean-Marc Barrier, L'esprit de la musique, encre 50x70 cm, exposition Les Pluies intérieures, Pézenas.

Le phénomène que nous connaissons tous, cette joie du poème, n’est-ce pas ce sentiment que le poème peut être juste, car il exprime notre part ineffable, ce qui est invisible ou indicible, qui nous rapproche de la dimension inouïe de la vie. La langue vivace et déjantée nous libère – nous remet au monde.
La rue infinie, comme Ailleurs debout, est né du sentiment fort que le monde intérieur est aussi vaste que le monde extérieur, sinon plus. Et ce qui circule entre les deux me passionne, où l’image serait l’alter et le symbole, et le texte l’intime et la résonance.
Sous la parole, il y a une autre parole, et il y a dans La rue infinie sans doute un sentiment que dans cette vie étonnante, passagère, notre communauté de destin nous rapproche, et que je serai toujours résolument du côté de ces sursauts de vie, de créativité, de partage très simple et ouvert. Pour boucler sur la phrase du début ce cet entretien, je trouve que chacun est large, multiple, en évolution, et que cela ouvre à une grande écoute, une tolérance où nous pouvons laisser à l’autre ses dimensions et ses potentialités. 
Merci Marilyne. 

Présentation de l’auteur




La poésie, En ce siècle cloué au présent

en ce siècle cloué au présent chacun
séparé chacun dans la grande banquise
parmi éclats tessons charpies tas tenaces
ailleurs pas d’ailleurs pas de rage non plus.

Bernard Noël, "Lettre verticale", in Vers Henri Michaux, Unes, 1998.

∗∗∗

La poésie, genre littéraire moins fréquenté que la plupart des autres à notre époque, a subi de plein fouet  l’impact de la crise sanitaire, à travers les éditeurs, les poètes, et autres acteurs de la chaine de production et de distribution qui contribuent à la produire et à la promouvoir.

Son accès demande souvent des mises en œuvre particulières de nature à la rendre visible, audible, perceptible. La poésie est majoritairement publiée par des éditeurs indépendants, ceux-là même qui ont le plus souffert de la crise ces deux dernières années. L’impact de cette crise sanitaire a donc touché tous les acteurs qui contribuent à faire exister la poésie. De sa production à sa publication, les éditeurs mais aussi les imprimeurs, les poètes et les distributeurs, les acteurs et les performeurs, les scènes, les théâtres, et les lieux d’échanges ont été fermés pendant les confinements ou bien leur fréquentation a considérablement été réduite. Certaines des manifestations incontournables et essentielles qui concernent la poésie ont été annulées pendant deux ans. Festivals et Marchés, rassemblements et colloques, où se rencontrent des éditeurs, des poètes, des organisateurs d’événements, des libraires, et le public. 

Bâtons-poèmes de Serge Pey dans «La solution de l'univers», installation à l'hôtel de Ménoc, lors de la biennale de Melle 2013. Photo J.-L. Terradillos.

Privée de ces lieux d’une importance vitale pour les éditeurs, les poètes, les lieux qui offrent à la poésie une visibilité qui lui permet de toucher un public plus large, tous les acteurs de cette chaine de production ont souffert considérablement, à commencer par les éditeurs indépendants. 

Si on reprend les chiffres du SNE (Syndicat National de l'Edition) un quart des maisons d’édition estiment qu’elles ont perdu  plus de 40% de leur chiffre d’affaires sur l’année 2020 ; une maison sondée sur cinq a demandé à bénéficier du fonds de solidarité nationale de l’Etat (aide de 1500€ réservée aux TPE) ; 72% des maisons d’édition sondées ont pris des mesures d’activité partielle ; en moyenne, les éditeurs sondés prévoyaient d’annuler ou de reporter 18% de leurs nouveautés initialement prévues en 2020. 

Que dire des maisons d'édition qui ne publient que de la poésie ? Si elles sont comprises dans ces sondages, leurs chances de trouver des alternatives à la nécessaire présence de l'éditeur et/ou du poète pour créer un lien direct avec le public et pour promouvoir, donc vendre, les livres, n'ont guère été nombreuses durant toute cette période. Impossible de se réunir, ou bien lorsque les librairies et  les lieux de rassemblement ont à nouveau ouvert les jauges réduites ont encore considérablement restreint les possibilités de toucher un public qui est d'ailleurs resté très prudent et  n'a fréquenté les lieux publiques qu'en cas de stricte nécessité. 

Le SNE souligne que les éditeurs sondés dénoncent trois facteurs qui font que cette fragilité perdure : un redémarrage des librairies et des points de vente assez lent ; une baisse de la demande des lecteurs, qui pourraient avoir d’autres priorités que le livre et la lecture une fois sortis du confinement ; des ressources financières insuffisantes pour accompagner l’effort de reprise1.

Autre enquête menée auprès des éditeurs d'Auvergne-Rhône-Alpes : au total, le besoin à couvrir en 2021 est estimé à hauteur de 3 778 599 € pour les pertes d’exploitation enregistrées par les éditeurs d’Auvergne-Rhône-Alpes sur l’exercice 2020, à la condition que l'activité reprenne normalement sur l’ensemble de l’exercice 2021.

Mois de la poésie: Programmation entièrement numérique en cette période de coronavirus.

En 2020, les éditeurs avaient enregistré des retours importants dès janvier. Ceux-ci se sont poursuivis durant février et mars, avec, dans le même temps, des ventes au plus bas sur les nouveautés du 1er trimestre, résultat des incertitudes des premiers mois de cette année qui a connu un nouveau confinement en avril2.

En juin 2021, la Fédération interrégionales du livre et de la lecture (FILL) a mené une enquêté dont les résultats sont publiés sur le site https://fill-livrelecture.org.3 Cette enquête  a considéré tous les acteurs de la chaine du livre. Elle ne concerne bien entendu pas spécifiquement la poésie, mais les problématiques restent identiques.

Les auteur-e-s ont été très fortement impactés par ces deux années de crise sanitaire. Les données analysées par la FILL soulignent leur grande précarité, "maillon de la chaîne du livre aussi essentiel que précaire, l’auteur est très fortement touché par la crise sanitaire. Sans statut spécifique, souvent ni salarié ni travailleur indépendant, l’auteur a bien du mal à faire entendre sa différence dans l’urgence de la crise". Il est souligné que l'absence de statut  s'avère redoutable face à la crise. Ainsi pour ceux-ci "l’année écoulée a été chargée en stress, annulations, reports, déconvenues, espoirs déçus et fins de mois difficiles." 

Puis ces données rassemblées par la FILL évoque la "double peine" subie par les maisons d'édition indépendantes, nombreuses en région, qui "sont doublement atteintes par la crise sanitaire". La fermeture des librairies d’un côté, l’annulation des salons et festivals du livre de l’autre, "les privent de leurs deux espaces privilégiés de vente au public". Les aides publiques, accordées aux "plus structurés", laisseraient les structures les plus précaires sur le bord du chemin. 

La FILL revient sur "le choc de la fermeture" des librairies : "L’arrêté de fermeture du 14 mars 2020 a été un véritable coup de massue pour les librairies françaises, soudain ramenées au rang de "commerces non essentiels", priées de baisser le rideau en attendant des jours meilleurs. Maillon fragile de la chaîne du livre, les librairies lui sont néanmoins "essentielles". Qu’elles ferment, "et c’est toute la filière qui se met à l’arrêt."

Puis elle examine l'interdiction des manifestations littéraires, qu'elle qualifie comme un "effet domino" parce que  "les salons et festivals dans l’écosystème du livre" sont indispensables. "Leur annulation soudaine a mis en difficulté auteurs, éditeurs, libraires, médiateurs, qui y rencontraient leur public, et y puisaient une part conséquente de leur économie." Et malgré les reprises de certaines manifestations en 2021,  pour les salons et festivals du livre cette année s’avère aussi compliquée que 2o2o, fragilisant des équipes désorientées par la complexité des protocoles sanitaires. 

Elle souligne le rôle des "bibliothèques", fermées pendant le confinement, et signale qu'elles "ont fait preuve d’initiative et d’innovation pour maintenir le service au public, tout en protégeant les personnels et les usagers."

Ces données, montrent que tous les maillons de cette chaine qui permettent au livre et à la poésie en l'occurrence de continuer à être écrite, publiée puis lue, ou écoutée, c'est à dire d'arriver jusqu'à un public, on été fragilisés. Si la plupart on tenu durant ces deux années, il y a fort à parier que nombre de ces structures ou personnes ne pourront pas affronter une nouvelle crise, sanitaire ou économique. Et, nous le savons, cette reprise dynamique est pour l'heure le résultat de ces mois de privations de tous les lieux où la Culture c'est à dire les lieux d'échanges, de partages et de rencontres autour de l'Art, et en premier lieu du Poème, étaient fermés. Espérons donc que cette fréquentation et cet engouement même s'il accuse une petite baisse se poursuive. 

Louis Latourre, plus de 130 videos de lectures poétiques, https://www.youtube.com/user/Granaine/featured.

Enfin, la FILL met l'accent sur les acteurs "invisibles de la crise", et n'hésite pas à évoquer une "bibliodiversité menacée". "Le monde du livre est riche de sa diversité, avec une multitude d’acteurs, petites mains, intervenants ponctuels, pluriactifs, intermittents, réfractaires à la norme, et fourmillent des lieux hybrides, improbables, qui font la richesse de la vie littéraire en France. Parce qu’ils ne rentrent pas dans les cases, ils sont particulièrement menacés par la crise sanitaire." Les artistes-auteurs, les petites maisons d'édition auto-diffusées, les cafés-librairie, les librairies-cafés, les médiateurs du livre (lecteurs, conteurs, comédiens, performeurs, plasticiens, qui permettent au public grâce d'écouter de la poésie grâce aux manifestations littéraires) sont en effet d'autant plus vulnérables que leur statut ne permet pas, bien souvent, de rentrer dans des cases qui leur donneraient le droit à des indemnités.

Il faut pour finir souligner que l’interdépendance économique des acteurs du livre est grande, et que dès les premières semaines de la crise sanitaire, les appels à la solidarité ont fusé de toutes parts puis ont été nettement moins nombreux dans les mois qui ont suivi les confinements. 

Les impacts de cette crise sanitaire ont donc été nombreux et diversifiés. Du fait de la complexité des rouages qui sont nécessaires à l'élaboration et à la diffusion du livre, ils ont touché plusieurs professions. Que dire des maisons d'édition qui ne se consacrent qu'à la publication de la poésie ? Nous verrons dans l'avenir comment ces dernières, les poètes ainsi que les  médiateurs et les lieux qui leur offrent la possibilité de rencontrer leur public, vont s'adapter à une crise économique qui commence déjà à se faire sentir. Même si pour l'heure nous constatons que les Marchés et Festivals, les librairies, et les manifestations qui permettent d'entendre de la poésie, de la lire, et de rencontrer poètes et éditeurs sont fortement fréquentés. Il reste à souhaiter que cela ne cesse plus, et que cela aille crescendo. 

Conférence donnée à l'Université de tous les savoirs, le 17 novembre 2001, par le poète Yves Bonnefoy.




De la Performance aux poésies-performances

C'est à partir des années 50, et surtout dans les années 70 du 20ème siècle, que la performance acquiert son statut d'expression artistique à part entière : c'est la grande époque de l'art conceptuel, et la performance devenait une mise en œuvre des idées exprimées par cet art des idées - de nombreux centres d'art, des musées, des écoles d'art y consacrèrent des espaces, ou des festivals.

1 – la performance en bref – de sa préhistoire au années 80

En 1979 paraît la première histoire de la performance, jusqu'alors omise des analyses de l'évolution de l'art, peut-être parce qu'il s'agit d'un geste éphémère manifesté en public, et difficilement fixé par l'image mais aussi, peut-on penser, parce que ce geste disruptif est en fait souvent une arme en réaction aux conventions de l'art officiel, qui seul occupe les livres.

La radicalité de ce geste le rend essentiel dans l'histoire de l'art du 20ème siècle : chaque nouvelle école - cubisme, futurisme, minimalisme, art conceptuel - marqua, à travers la performance, la nécessité d'une rupture et de nouvelles orientations. Intimement liée à l'histoire des avant-gardes, elle en est l'activité fondatrice. Ainsi la plupart des dadaïstes furent-ils des comédiens et artistes de cabaret zurichois, avant de créer objets et poèmes exposables comme tels. Il en est de même en France, où le livre d'André Breton, Le Surréalisme et la peinture (1928) tente a posteriori de transposer au domaine pictural les idées surréalistes, jusqu'alors présentées par le même André Breton comme un acte gratuit dont le meilleur exemple serait de descendre dans la rue et de tirer au hasard un coup de revolver.

La performance est une façon d'interpeller le public, de le heurter pour l'amener à réévaluer sa propre conception de l'art et de la culture. Et l'intérêt manifesté par le public, dans la décennie 80 du siècle dernier, témoigne aussi d'un désir de ce public d'accéder au domaine artistique, d'être spectateurs de ses rituels, d'être surpris par l'anticonformisme des manifestations proposées.

Présentée en solo, ou a plusieurs, parfois accompagnée de musique ou de jeux de lumière, produite dans les lieux les plus divers, la performance est réalisée par un interprète qui ne joue pas un « rôle » comme un acteur. De même, le contenu de l'acte performatif n'est pas narratif au sens traditionnel du terme, comme dans une représentation théâtrale. Il peut s'agir aussi bien d'une répétition de gestes intimistes, que d'un théâtre visuel à grande échelle – cela peut durer quelques minutes, voire de longues heures ou plusieurs jours, en continu ou de façon itérée...

André Breton portant une affiche de Francis Picabia à un festival dada en mars 1920. Rue des Archives/©Rue des Archives/PVDE

Lynn Book, Andy Laties and Jeff Beer interprètent "Ursonate" de Kurt Schwitters
au Cabaret Voltaire, Chicago 1988

Dans son introduction au livre « La Performance, du futurisme à nos jours », souvent republié depuis 1988, et qui est une excellente œuvre de vulgarisation, la critique Roselee Goldberg assigne à la performance des racines lointaines : les rituels tribaux, les mystères médiévaux, les soirées conçues par les artistes dans leur atelier des années 20... La recherche contemporaine (et Jean-Pierre Bobillot, initiateur du colloque international "Performances poétiques", organisé par l'équipe "Textes, Contextes, Frontières" ((du Centre Universitaire Jean-François Champollion, le laboratoire "Lettres, Langages et Arts : Création, Recherche, Émergence, en Arts, Textes, Images, Spectacles" (LLA-CRÉATIS) de l'Université Toulouse Jean Jaurès-campus Mirail. Albi, Centre Universitaire Champollion, 19-20 mars 2015.)) reconnaît une « préhistoire » de la performance au moins dès la fin du 19ème siècle, avec l'expérience mallarméenne, les artistes du club des hydropathes d'Emile Goudeau, et de cabarets, comme Le Chat Noir. Roselee Golberd la fait quant à elle remonter aux rites tribaux, aux mystères médiévaux, ou encore aux spectacles somptueux imaginés par Le Bernin, ou Leonard de Vinci à la Renaissance et l'âge baroque.

Thames & Hudson, 2012

Quoi qu'il en soit, toutes ces manifestations on en commun la présence – qu'elle soit chamanique, ésotérique, pédagogique, ou provocatrice ; au 20ème siècle, ses fondements sont essentiellement contestataire, anarchiques, et elle est inclassable, faisant appel à de nombreuses techniques et disciplines : littérature, poésie, théâtre, musique, danse, architecture, peinture, mais aussi vidéo, projections, cinéma... Elle est le lieu d'une extrême liberté, chaque artiste en donnant sa propre définition, par le processus et le mode d'exécution même qu'il choisit.

1960 : Yves Klein pendant l'un des performances, les "Anthropometries" au Musée d'art moderne de la ville de Paris. (DALMAS/SIPA)

Sabura Murakami, Traversée, 1956 (© Makiko Murakami and the former members of the Gutai Art Association, courtesy Museum of Osaka University).

Des prémices au début du 20ème siècle, par des artistes qui choisissaient par ce biais de rompre avec les techniques dominantes, aux formes prises plus tard et brouillant les frontières entre art noble et culture populaire, toutes marquent l'inscription du corps physique de l'artiste et sa présence concrète, certaines plus récentes atteignant l'aspect du corps  à travers des happenings visant à choquer (je pense ainsi à Yves Klein et sa réflexion sur l'art qui l’amène à imaginer de nouveaux rapports avec ses modèles nues qui deviennent les « pinceaux vivants » des Anthropométries réalisées en public en 1960, pour au-delà du bleu) , ou des performances impressionnantes axées sur la raison, la sensibilité et le body art.

Parmi les actions les plus remarquables du siècle dernier, la très poétique performance de l’artiste Saburō Murakami  transperçant avec son corps comme un marteau les écrans de papier saupoudrés de feuilles d’or,dressés verticalement, lors de la deuxième exposition “Gutaï” à Tokyo en 1956. Placé à l’entrée de la galerie, le dispositif contraint également le premier visiteur à traverser cet obstacle, rendant visible le choix laissé au spectateur d’intégrer l’œuvre en passant au-delà de la résistance du papier étiré au maximum. ((Cette performance a été reconstituée et baptisée Passage, 8 novembre 1994 au centre Georges Pompidou à Paris en 1994.)) 

On peut citer aussi l'action très politique du membre légendaire du mouvement Fluxus ((créé par George Maciunas dans les années 1960)), l’Allemand Joseph Beuys . I like America and America likes me, réalisée avec un coyote sauvage à la galerie René Block de New York en 1974. Pris en charge à son domicile à Dusseldorf, transporté en ambulance yeux bandés, immobilisé sur une civière, il ne posera aucun pied sur le territoire américain - une volonté affirmée de celui-ci tant que la guerre du Vietnam n’est pas terminée. Joseph Beuys passe alors plusieurs jours dans une cage avec un coyote capturé dans le désert du Texas. Les visiteurs observent la relation entre les deux protagonistes derrière un grillage. Des rituels sont mis en place chaque jour, comme la livraison journalière du quotidien américain qui traite de l’activité économique et financière Wall Street Journal sur lequel urine le coyote… Joseph Beuys et l’animal partagent ainsi la paille et l’espace de la galerie jusqu au retour de l'artiste de la même façon qu’il est arrivé.

La performance I like America and America likes me réalisée par Joseph Beuys en 1974.

Une performance d'anthologie, en lien avec la vidéo et le son, est celle du couple composé de la Serbe Marina Abramović et du photographe allemand Ulay, dont les performances explorent la dynamique relationnelle à travers le prisme du corps et à la notion d’alter ego durant 12 ans. Ainsi,  AAA-AAA, réalisée en 1978 dans les studios TV de la RTB de Liège présente, dans une vidéo en noir et blanc de quinze minutes, les deux amants, filmés de profil, face à face bouches ouvertes et produisant un son de longueur quasi identique. Reprenant leur souffle en même temps au début du film, le rythme de leurs cris se décale peu à peu, l'agressivité augmente, les sons prennent la forme de véritables hurlements de la bouche de l'un à celle de l'autre, posant le questionnement des limites dans le couple .

Leur dernière collaboration ensemble a consisté à traverser une extrémité de la Grande Muraille de Chine : Ulay est parti du désert de Gobi et Abramovic de la mer Jaune, tous deux ont parcouru 2 500 kilomètres, se sont rencontrés au point convenu et ont dit au revoir (pour toujours)

On ne peut passer sous silence la toujours active artiste française Orlan qui utilise son corps comme un véritable médium. Parmi ses performances, la plus impressionnante est sans doute Omniprésence (1993). Orlan s'y fait implanter de la silicone au-dessus des arcades sourcilières par la chirurgienne new-yorkaise Marjorie Cramer qui accepte les objectifs artistiques de l’artiste. Orlan souhaite remettre en cause les normes de beauté et non ressembler à la Vénus de Milo ou à la Joconde comme le soulignait la presse de l’époque. Cette opération-performance sera diffusée en direct à la galerie Sandra Gering à New York, au Centre Georges Pompidou à Paris ou encore au Centre Mac Luhan à Toronto. 

De son côté, l'artiste britannique, ex-chorégraphe, Tino Sehgal, fait de la sensation, du corps et de la rencontre le cœur de son travail en mettant l'accent sur les interactions sociales au cours de mises en scène interactives avec le public : des baisers échangés par des couples au milieu d’une foule au musée de Guggenheim en 2010, ou en 2016, un projet exceptionnel pour lequel pas moins de 400 interprètes (artistes, collégiens danseurs sélectionnés par l’artiste) se sont produits à tour de rôle de midi à huit heures du soir, de façon continue avec une dimension esthétique et émotionnelle.

Les spectateurs assistent à des échanges de regards durant les chorégraphies entre les acteurs, à des rencontres furtives invitant à réaliser une promenade dans ce palais si désert pour n’en garder qu’une image ou qu’un sentiment unique et propre à chacun.  ((https://www.numero.com/fr/Art/performances-artistiques-galerie-trash-sensationnelles-orlan-chris-burden-gutai-fluxus-gina-pane-joseph-beuys))

Performance, happening, event... et même improvisation... la performance multiforme et très présente risque aussi de tendre vers une certaine banalisation, qui la fait réimporter au cœur des champs disciplinaires artistiques établis, où elle s'hybride, tout en proposant/ permettant une réactualisation de ces autres arts qui lui font appel. Le dossier proposé par Gérard Mayen pour le centre Pompidou ((http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Performance/ )) rappelle – je le cite - que « dans les salles de spectacle s’observent les formes portées par le courant des chorégraphes français voués à la déconstruction de la représentation et à une approche plasticienne de la présence scénique (…) – ou par le courant théâtral post-dramatique, qui ne consiste plus principalement à transmettre un texte préalable, mais s’invente intégralement à travers l’acte scénique. Depuis 2009, le nouveau festival, produit de manière totalement interdisciplinaire par le Centre Pompidou, vise aussi à accorder une place de choix à ces nouveaux courants (2e édition du nouveau festival en février-mars 2011).

Ces actions jouent un rôle central dans le questionnement du réel, et exercent une influence majeure pour l'art de l'installation, l'art de la vidéo et la photo, devenant la technique de prédilection pour énoncer une différence dans les discours relatifs au multiculturalisme et au mondialisme.

Immédiat, éphémère, l'art de la performance capte les humeurs et les sensibilités d'une époque – la poésie, qui en est à l'origine, s'en fait l'écho et l'accompagne sous des formes variées, dépendant de la singularité de chaque performeur-poète – ce que nous explorons dans la 2ème partie, et dans le dossier de ce numéro.

 

2 – Performance et Poésie – une nouvelle voi(e)x

La poésie-performance ou poésie action est une pratique artistique contemporaine qui se trouve au confluent de l'art performance et de la lecture performée. Sortant du format imposé par l'édition et le format du livre, la poésie-performance fonde une poésie spécifiquement créée en vue d'être performée en présence d'un public, sous une forme distincte de la lecture-récital, avec ou sans musique, ou de la mise en scène théâtrale avec des comédiens. Elle se situe dans un espace transdisciplinaire, en tension entre diverses tendances artistiques : l’art performance et ses développements dans le champ des arts plastiques ou visuels, la poésie sonore et la poésie action, les diverses avant-gardes comme dada, le futurisme, le surréalisme, Fluxus, mais aussi la contre-culture, le lettrisme, le happening.

Parmi les « anciens » et les plus connus, on pourra citer Bernard Heidsieck (disparu en 2014), qui décide après avoir notamment écouté Boulez, de sortir le poème de la page imprimée, en créant, dès 1955 ses premiers "poèmes-partitions", avant d'utiliser le magnétophone comme principal outil de création à partir de 1959, fondant ainsi, avec François Dufrêne, Gil J. Wolman et Henri Chopin, la "poésie sonore", c'est-à-dire, selon sa définition restreinte, une poésie faite par et pour les magnétophone, et qui use des moyens de l'électro-acoustique. Au-delà de la dimension sonore, la dimension visuelle du poème prend pour Heidsieck une importance majeure : le poème, tel qu'il est conçu, trouve son achèvement sur la scène, dans le moment de sa performance. C'est la raison pour laquelle il rebaptise sa pratique, à partir de 1963, "Poésie action" :

extrait de "Bernard Heidisieck, La poésie en action", réalisé par Anne Laure Chamboissier et Philippe Franck, en collaboration avec Gilles Coudert

« Ce que je cherche toujours, c'est d'offrir la possibilité à l'auditeur/spectateur de trouver un point de focalisation et de fixation visuelle. Cela me parait essentiel. Sans aller jusqu'au happening loin de là, je propose toujours un minimum d'action pour que le texte se présente comme une chose vivante et immédiate et prenne une texture quasiment physique. Il ne s'agit donc pas de lecture à proprement parler, mais de donner à voir le texte entendu. »

performance de 1996 - Joël Hubaut illustre un "bug" de lecture en bégayant durant sa lecture d'un texte sur le virus informatique

Joël Hubaut lui, commence son travail à la fin des années 1960, stimulé par les écrits de William S. Burroughs, la musique d'Erik Satie, le pop art et les réflexions théoriques du groupe BMPT. Mixant toutes ces sources hétéroclites, Joël Hubaut oriente son activité vers un mixage hybride et monstrueux qu'il qualifie avec humour de « Pest-Moderne ».

Il crée à partir de 1970 ses premiers signes » d'écriture épidémik « qui envahissent tous les supports, objets-corps humains-véhicules-sites-etc. développant un processus « rhizomique » pluridisciplinaire et intermédia sous forme d'installations et de manœuvres..

Il crée et anime un espace alternatif : « NOUVEAU MIXAGE » de 1978 à 1985 (installation-vidéo-peinture-poésie-concert-performance). En 1980 il réalise une performance avec Jean-Jacques Lebel et Barbara Heinisch au ARC - Musée d'Art Moderne à Paris. En 1986 il réalise une performance avec Félix Guattari au Café de la Danse à Paris

On citera Julien Blaine qui, après sa tournée "Bye Bye la perf"2,  fait de nombreuses lectures performances où il montre souvent les "oripeaux" de ses anciennes perfs ((voir l'article de Rémy Soual))

Sylvain Courtoux est marqué par les avant-gardes expérimentales des années 1960-1970, représentées par les revues Tel Quel, TXT ou encore Change. Il lit notamment Maurice Roche, Anne-Marie Albiach, Jean-Marie Gleize, Liliane Giraudon, Denis Roche, Christian Prigent, Manuel Joseph, ou encore Danielle Collobert. en 1999, Courtoux crée avec Jérôme Bertin et Charles Pennequin  le collectif Poésie Express . Le rapport à la musique est l'une des bases du processus de travail de Sylvain Courtoux, ainsi que son usage du sampling.

Serge Pey est universitaire et chef de projet artistique (poésie, performance, art action) au Centre d'initiatives artistiques du Mirail. Le Castor Astral l'a publié dès 1975. Poésie-Action, véritable livre-bilan, est un poème sur la pratique même de la poésie. À la fois littérature, traité et poème d'action, ce livre questionne l'improvisation, l'engagement politique, la poésie sonore, la mort de l'art et d es avant-gardes. Ces " lèpres-lettres " à un jeune poète sont autant de bombes théoriques dédiées aux nouveaux artistes, peut-on lire sur le site de l'éditeur.  Se déclarant lui-même comme un héritier des poésie du monde, Pey ouvre des passages dans les poésies traditionnelles des peuples sans écriture, la poésie médiévale, les pulsions du zaoum et celles de la poésie sonore. À la suite de Jerome Rothenberg, on a pu attribuer une partie de son travail à l'espace de l'ethnopoésie. La façon de médiatiser son poème ou de l'illustrer oralement passe par une rythmique faisant appel à toutes les ressources du corps : battement de pieds, percussions avec ses mains, voix de ventre et de gorge. Il déclare lui-même vouloir « champter » son poème. Dans sa diction vertigineuse proche de l'hallucination, le rythme restitue la colonne vertébrale de son texte. Serge Pey reste le musicien ou le batteur inégalé de son poème. Ses récitals avec le poète beat Allen Ginsberg illustrent la force de son engagement de diseur.

Enregistré à Dunkerque en mars 2007 avec Nico et Pénélope de Cerceuil (respectivement basse et synthé), trois membres de Milgram (batterie, guitare1, guitare2) et Emmanuel Rabu (laptop). Paroles, musique et chant (approx.) : Sylvain Courtoux. Produit et enregistré par Milgram. 

Alerte -radioactive, 13 mai 2011

Charles Pennequin avec notamment les bandes de papier sur lesquelles il écrit des poèmes délabrés, muni de feutre poska sur sa tête ((voir l'article de Carole Mesrobian))

le collectif Poésie is not dead via notamment l'utilisation de la Rimbaudmobile, concept et collectif, fondé en 2007 par François Massut[1], avec comme objectif d'être un rhizome entre poètes contemporains et artistes plasticiens/musiciens expérimentaux. Ce concept et collectif sont influencés par les mouvements et les poètes de la "poésie expérimentale" : poésie sonore, poésie action, poésie visuelle, poésie-performance, du Dadaisme, du lettrisme, du situationnisme et de Fluxus.

Site de la Rimbaudmobile : http://rimbaudmobile.blogspot.fr/

La position poétique de Poésie is not dead s'inscrit dans les courants de l'art pour tous développé par les artistes Gilbert and George et du théâtre élitaire pour tous d'Antoine Vitez.

Intervention dans le cadre du colloque "La performance : vie de l'archive et actualité", AICA-France/Villa Arson. 25, 26 et 27 octobre 2012

Olivier Garcin, dans son espace niçois le Garage 103 ou lors d'évènements en galeries ou Centre d'Art, exprime en langages articulés souvent mis en scène avec des moyens technologiques, un jeu de paroles et de gestes perfomatif  - il interroge les valeurs traditionnelles des Beaux-Arts (le beau comme finalité absolue, l’académisme), dans une perspective politique, au sens étymologique voire « noble » du terme : créer le lien dans la Cité. Il travaille par séries en variant ses supports : films, dessins, poèmes-partitions, photographies, création d’objets, installations et performances. Il continue d’animer « Garage 103 », qu’il a contribué à fonder en 1975.

La parole, pour le futur, est laissée aux poètes-performeurs invités ici à s'exprimer sur leurs pratiques et leur inscription dans le monde ...




Charles Pennequin est dedans le poème même

"charles pennequin n'est pas dans la poésie, le cercle des poètes charles pennequin n'y est pas, charles pennequin ne fait pas de poèmes, charles pennequin ne lit pas, il ne sait pas lire de poèmes, charles pennequin est dedans le poème même, charles pennequin aime vivre dans une bouche et il sort de temps à autre de lui-même et sa bouche pour crier ou dire ou lire un texte, charles pennequin perd les pédales dans sa langue et improvise depuis sa bagnole, charles pennequin s'improvise vivant, charles pennequin ses mots ne prennent pas de hauteur, charles pennequin n'a pas de mots d'ailleurs, c'est toute une gestualité charles pennequin est une danse sonore parmi les phrases, charles pennequin gesticule dans son téléphone, son dictaphone et dans son mégaphone, charles pennequin aime chanter, gesticuler, écrire par terre et engueuler les gens, charles pennequin mange ses propres livres."1

Telle est la présentation que Charles Pennequin, fait de sa chaine YouTube. Il y poste des videoperformances. Mais sa pratique dépasse très largement le cadre du genre qu'il interroge, qu'il parodie, qu'il détourne, pour créer une poésie du vivant, qu'il s'agit de rendre agissante dans l'espace numérique et dans la vie.

Nouveau cadre éditorial qui redéfinit l'espace livresque, YouTube ou Vimeo mènent au constat que le livre représente dans cette perspective un état temporaire pour le poème. L’utilisation du web et des réseaux sociaux est un moyen de dépasser ou de contourner l'édition traditionnelle, parce que grâce à la diffusion de la poésie hors de ce vecteur l'accès au poème est facilité et touche un public plus large. L’auto-publication sur le Web, dans le flux de l'espace numérique, remet en question la nature de l'écriture. 

Cette pratique peut être perçue comme une continuité possible de la Poésie Action. Grâce aux moyens technologiques, elle permet une mise en circulation immédiate de la poésie vers le public, grâce à  l’utilisation des nouveaux médias.  Les mises en œuvre de Charles Pennequin, son utilisation de ces nouveaux vecteurs,  dépassent largement les objectifs de la poésie sonore ou de la performance. Il utilise les outils proposés par les nouvelles technologies et les médias comme des outils d’écriture. 

Charles Pennequin  joue avec les codes de ce cadre éditorial, les parodie, les détourne. Il les fait participer à l'élaboration poétique. Le poème et  l'acte performatif apparaissent à travers une multiplicité des vecteurs mis en place pour redoubler, dédoubler, contourner, détourner ou parodier leurs potentialités sémantiques, et en créer d'autres, indéfinies autant qu'infinies. 

Dans  "Causer n’est pas poser"  le texte écrit sous la vidéo n'a rien à voir avec elle. Il n'est ni descriptif, ni présentatif. Il s'agit d'un texte poétique à part entière, qui n'est pas en lien avec  celui énoncé dans la vidéo. Une dichotomie s’opère entre les deux, entre ce qui est écrit et ce qui est dit, filmé comme une performance. La globalité fait sens, devient poème, ou devient performance, ou devient l'espace d'une re-création infinie.

il ne faut pas essayer, il faut percher, il faut rester percher, c'est-à-dire qu'il faut pas se dire je vais essayer, je vais essayer la vie, je vais vivre mais je vais d'abord essayer, je vais me percher dans le vivant non, il faut vivre, il faut pas dire j'aurais bien envie de me taper une petite existence non, il faut exister, il faut pas se dire j'essaierais bien de me taper une bonne vie, me faire une petite existence et rester un bon moment percher dedans non, il faut y aller franco, il faut pas essayer de se dire je vais essayer pourquoi pas, j'ai ma petite perche, c'est-à-dire j'ai ma chance après tout, après tout j'ai mon petit lopin de chance qui m'attend au tournant, mais non, rien qui t'attend, te tend une perche non, ce qui t'attend au tournant c'est de dire que tu vas tenter le perchoir, tu vas essayer et finalement rester à faire ton prêchi-prêcha là-dedans2

Dans  "Marre" le poème est placé sous la video, qui comporte aussi des sous-titres où s'inscrit un poème encore différent.

 

Marre (Charles Pennequin) (il y a des sous titres).

Sous titres qui accompagnent la video Marre de Charles Pennequin.

"On est dans la merde. On est dans la merde et on fait dans son pot. On fait dans son pot et on attend de sortir. Ça n’est pas la première fois qu’on est dans la merde et qu’on se sort du pot. Mais là le pot on va devoir se le sortir autrement. Pas au grand jour non. Car au grand jour on est dans la merde et pour se sortir le pot c’est plus la même musique. Ou c’est une chanson. C’est l’air de On est dans la merde et on voudrait le composer autrement. Comment faut-il composer autrement avec les autres. Déjà avec soi il paraît qu’il faut composer autrement à partir de maintenant. On attend qu’on nous le dise comment il est autrement composé pour nous sortir avec le pot. Car ce n’est pas le pot d’un autre à fortiori. A fortiori c’est le nôtre et on nous on a toujours affirmé qu’on n’avait pas de pot. On n’a jamais eu de pot c’est à fortiori ce qu’on a toujours dit. Et comment faire pour sortir sans son pot à partir d’aujourd’hui. Si on est dans la merde comme ils nous le disent. Et comment je ferai pour me sortir mieux la prochaine fois. C’est-à-dire avec un pot en bonne et due forme. Un pot valable. Un petit pot qui a sa petite histoire. Il paraît qu’on est dans la merde et qu’on ne fait pas d’histoire. On voudrait faire des histoires qu’on ne s’y prendrait pas mieux cependant. On est dans la merde et l’histoire se fait toute seule sans nous apparemment. Et sans notre pot. Alors on reste dedans. On reste dans notre histoire comme dans notre pot sans même savoir qu’il s’agit de nous. On n’a pas voulu faire d’histoire mais elle s’est entêtée à venir et nous on n’a pas résisté. On n’a pas résisté au fait d’être pleinement dedans. Dans son pot. C’est souvent arrivé dans l’histoire. L’histoire de pas pouvoir résister et donc de rester dans son pot. On est resté sourd comme lui. Comme deux larrons. On est resté comme une histoire qui a foirée mais cela s’entend. On pensera toujours ce qu’on veut. On pensera comme on veut en dehors de l’histoire qui fait de nous des larrons en foire. On est dans la merde. C’est ça la nouvelle histoire. On a foiré notre nouvelle histoire mais on se rattrapera bien en pensant à tout ce qui se trame dehors. Par la lucarne. On est dans la merde tout autant dehors mais ceci n’est plus notre histoire. C’est d’une autre histoire qu’il s’agit. Une histoire d’un autre calibre et qu’on a foiré tout autant. C’est une histoire foirée par tous. C’est tout un chacun qui a foiré son histoire de dehors et ça se retrouve chemin faisant. A moins que ça ne soit que des foiritudes internes qui se retrouvent par devers nous comme on dit. Ça se retrouve dehors mais ça n’était que foiritudes personnelles au fond. Au fond c’est des choses foirée en dedans par le tout un chacun de nous-mêmes en l’autre. C’est de toute façon toujours de l’autre en nous-mêmes que vient la foiritude du tout un chacun généralisée. C’est ça qui peut nous intriguer. Et c’est pour ça qu’on regarde au dehors. Par la lucarne. C’est un passage qui instruit. C’est bien humain. L’instruction. Ça nous perturbe de savoir où ils peuvent aller au diable. On ne prendrait peut-être pas le même chemin. On serait même disposé à en prendre bien d’autres. Déjà pour les faire bisquer. On prendrait une petite route pour les faire tous bisquer moi et mon pot. On ferait la sourde oreille à leurs indications. Ce ne sont pas des indications. C’est plutôt des consignes. Mais nous on fait la sourde oreille. Moi et mon pot. Mais quelque part c’est eux. C’est eux qui sont sourds et pas nous. Nous on entend ce qu’on veut. C’est déjà pas pareil. Ils voudraient qu’on soit tous à se ressembler. Et qu’on soit tous ébaudis pareil. Qu’on soit tous au même moment frappés de stupeur. Eberlués au point de bégayer. Au même moment et au même endroit. Voilà ce qu’on serait. Nous et notre pot. Ça serait le pot commun. Qu’on soit tous communément dans le même pot. Une histoire de pot qui nous rassemble. Que l’histoire du pot nous rassemble plus qu’elle nous ressemble. Que plus aucun de nos pots nous ressemble. Et qu’on se fasse la p’tite guéguerre. La p’tite guéguerre du pot pour s’y taire. Qu’on se terre tous dans le même pot et qu’on ne dise plus un mot."3

 

Charles Pennequin  investit les espaces éditoriaux et élabore des  dispositifs poétiques inédits. La vidéoperformance fait partie d'une globalité qui fait sens, constituée d'images, de texte(s) et d'un jeu avec les  codes et les espaces éditoriaux. Dès lors on peut percevoir la performance comme participant à l'écriture du poème, et le poème comme complémentaire à l'élaboration sémantique de la videoperformance. Qu'il s'agisse d'improvisations, d'enregistrements vocaux ou de films enregistrés avec un téléphone ou une camera embarquée, il utilise les vecteurs numériques pour produire une poésie qui s'inscrit dans l'immédiateté en même temps qu'elle se prolonge dans le renouvellement infini de ses potentialités sémantiques. Ecrire est alors le produit de la rencontre de l'image ou du son, avec le texte qui n'en est pas le support écrit mais qui souvent intervient de manière autonome et combinatoire avec l'ensemble. Moments de vie qui croisent des moments de vie, mots qui s'ajoutent aux mots, Charles Pennequin est dedans le poème, et le poème est dedans la vie. Celle de nous tous. 

∗∗∗

perf-bosons

 

on n'est pas des bosons de higgs dans la perf

 

on a affaire à des masses

 

à des reculs

 

à des résistances

 

le public est comme inerte et nous-mêmes avons à soulever le couvercle

 

avec en-dessous la parole

 

la parole libre

 

le chant

 

l'air

 

le quelque chose qui continue

 

hors d'haleine

 

et dans un vrai déséquilibre

 

à tournoyer

 

creuser

 

s'enfoncer

 

prendre tout ce qu'on trouve et s'il n'y a rien

 

prendre le rien

 

l'empêchement de parler

 

le bafouillement

 

le blocage

 

l'incapacité

 

la grimace

 

la foulure

 

la crampe instantanée

 

prendre tout ça et le retourner en courage

 

courage à montrer la peur

 

la faiblesse

 

le trou

 

la faillite de soi

 

 

 

tout ça le théâtre n'en veut pas

 

 

 

le théâtre et l'art et la mort n'en veulent pas

 

 

 

bosons et neutrinos

 

trucs qui passent à travers tout

 

éléments du Qi et souffle pneûma

 

tout ça est vrai et pourtant contredit par

 

une table

 

un verre d'eau

 

des estrades

 

la lumière

 

et la diplomatie des lieux

 

Charles Pennequin (in : les Exozomes, POL, 2016)

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