Marc Kober, L’ours des mers

Un article paru en 2017, que nous devons à Michel Host qui nous a quittés cette année, le 6 juin.

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D'un monde à l'autre1

Le livre de Marc Kober est mince et il tient à l'aise dans la poche. Il n'en est pas moins grand, il contient le monde sous « une nuit piquetée de points lumineux. » Bref, il tient sa place et son rang.

Le poète l'a divisé en six « sections », elles paraîtront ici et chacune à son tour.

L'OURS DES MERS n'a pas volé son nom, il aime à se baigner : nous assistons à « son premier bain / au plus profond du nu ». On le devine blanc, car il porte des lunettes noires, selon celui qui le dessina avec finesse et élégance, Vincent Rougier. Il paraît dans son costume naturel, sous ses poils, tout comme un homme c'est probable, tout comme le « dieu nu dans les flots » de l'épigraphe, sous « la constellation du Grand Ours. » On le devine aussi peu rassuré que le lecteur ou que l'homme moyen « sans combine ». Ses pensées ne sont pourtant pas des plus pures (on y rencontre Dédé-la-saumure) et c'est le chaud mois de juin, tout cela est bizarre… pour un ours ! Les environs semblent peuplés de nudistes et d'étranges individus, qui vont « Sous l'œil unique de Ganymède au naturel / La matraque en berne / La double lune à l'air ». Voilà qui semblera plus belge que nature au lecteur averti. L'animal est à deux têtes, tel Janus ici, là il fait le singe dans l'eau tandis que s'érigent phares et arbres au « royaume des hommes nus … […] tous soumis à l'acupuncture solaire ». Rarement mots et images se seront accordés à ce point. Des femmes passent « inaccessibles », lui s'apprête à « entrer dans le sexe liquide la mer. » Cette fable, cette allégorie ne sont-elles pas étranges et néanmoins d'une limpide clarté ? La poésie ne doit-elle pas, dans ses tâches premières, nourrir l'imagination ?

Marc Kober : L’ours des mers, Rougier V.

MARC KOBER, L'ours des mers, Chez Rougier V. – 2017
50 pp. — 13 € Coll. Plis Urgents 45
Dessins et Gravures de Vincent Rougier

Atelier Rougier V. 3 Les Forettes – F-61380 – Soligny la Trappe

Les MÉDUSES POÉTIQUES sont « d'eau douce », se goûtent en sorbets, se croquent avec du « sel neige ».. Ce monde grandit dans des proportions inavouables, il ne ressemble à aucun monde connu, peut-être relève-t-il d'une désorganisation singulière ou d'une organisation surréelle, pour ne pas dire surréaliste. « Taquiner la méduse… » ? N'en rêvez pas trop. Peut-être est-ce impossible. Dans un coin du tableau, vous verrez un amandier bander. C'est étrange aussi, un amandier qui bande. Merci au poète et à son illustrateur qui voyagent ensemble avec tant de bonheur. J'ai connu des personnes qui n'admettaient pas l'humour dans la poésie, encore moins le sourire et l'ironie portée sur les choses : ces personnes étaient plutôt malheureuses ! Lecteur, meurs en paix, car « Les Grecs mettaient des petits cailloux sur les morts » et tu auras, en prime, « un œuf qui te parle de la naissance de la mer », avec « l'odeur violente des narcisses blancs ». Autrement dit, prosaïquement dit, philosophiquement dit : qu'est-ce que la mort ?

Les POÈMES DE L'OUEST PARISIEN sont deux, presque orphelins. Question subséquente : qu'est-ce que l'est parisien ? Qu'y a-t-il vers l'est parisien ? En apparence (c'est le cas de le dire), on y trouve « les poètes de Louveciennes », de vains gesticulateurs, et les chevaux du roi Soleil au carrefour de Marly : une illusion et un hologramme. Disons-le, notre monde est carrément autre et le poème nous l'aura changé. C'était d'ailleurs « l'hommage d'une caméra de surveillance » du temps où il y en avait ue à chaque carrefour.

Les HAÏKUS DE BANLIEUE ont ceci de singulier qu'allant par trios tranquilles (ils sont donc fort peu japonais), ils traversent une contrée où « les prostituées sont à Genève » (entendons : elles ne sont pas où on les cherche), où les voitures n'ont nul besoin de plaques d'immatriculation et où, pour une jeune fille, avoir de grands pieds n'est pas un vice de forme. Inconvénients et avantages. Chaque lieu a les siens. Un ours est présent, il a les oreilles roses comme les fleurs des jardins. Toute cette douceur est peut-être trompeuse. Les mots nous piègeraient-ils, surtout s'ils ne cachent aucun piège.

DIEU EST UNE FEMME COMME UNE AUTRE. Dans l'envers des choses d'ici-bas ou d'ailleurs, une genèse toute nouvelle nous attend. Elle est l'œuvre d'un Dieu assis sur son coussin de nuages, dieu personnel donc. Son ventre s'arrondit au point qu'il fut dans l'impossibilité de « [voir] sa divine » ! Ô mon Dieu ! Il accoucha de lui-même, soit de « sa plus belle création ». Cela nous a un petit air spinoziste bien réjouissant. Ensuite il n'accoucha plus que d'un modeste vent, fit pipi sur l'aile d'un ange ce qui ne fut probablement pas facile, des seins lui poussèrent, il fut femme enfin et « connut la joie, l'insulte et le crachat. »

Le recueil se clôt sur un carnet de recettes culinaires de l'autre monde : on y cuisine le crabe chinois, la soupe confucéenne, le tartare coréen dont on se fournit à Paris, entre les avenues d'Ivry et de Choisy, et on y boit des alcools asiatiques dont certains, plus légers, sont aisément tolérés par les jeunes filles. On y mange aussi à la pointe des baguettes. Si une demoiselle se sent mal, on lui masse les orteils. L'esprit ayant été nourri, Marc Kober entend nourrir les corps de mets qui seraient exotiques s'ils n'appartenaient à cet ailleurs où il nous emmena en visite. Non pas dans l'inepte souhait touristique, mais dans l'aventure de la rencontre et de l'expérience exploratrice. Les questions sont : quel est ce monde aux contours parfois asiatiques, mais assez mélangé ? Est-il d'hier, d'aujourd'hui, de demain ? On reconnaît ici la rigidité de nos catégories. C'est un monde du rire, parfois de la dérision, souvent de l'ironie. Il est bon d'avoir entrepris le voyage. Si l'on veut bien y réfléchir, un monde infiniment plus sérieux que celui dans lequel nous marinons depuis plus de 5000 ans comme des crabes « à la carapace molle ».

Fin de « D'un monde l'autre » — Octobre 2017
de Marc Kober

Extraits du recueil L'Ours des mers

Poèmes de l'ouest parisien

Les poètes de Louveciennes
Gesticulent dans une cage en verre
Pour une belle indifférente

Carrefour nocturne de Marly
Le roi Soleil lâche ses chevaux
hologrammatiques

Dieu est une femme comme une autre

Dieu créa d'un miroir joufflu la forme des nuages. De cette barbe à papa recuite naquirent les parties d'une géométrie élémentaire. Royant bien faire, il sortit l'homme et la femme du pétrin et les dota d'organes roses. Il aimait modeler la tige, le pertuis et la divine sphère. Car ce géant obèse songeait, assis sur des coussins orientaux. Il se rêvait aussi lisse et parfait que les planètes. Il conçut après plusieurs visites. Son ventre s'arrondissait. Il ne voyait plus sa divine… Une touffe d'herbe s'accrochait au bas de sa colline gravide. Il eut un dernier spasme. Il était enfin devenu sa plus belles création.

Note

  1. Cet article est publié également sur La Cause Littéraire.

Présentation de l’auteur




L’honneur des poètes

Un article paru en mars 2014, signé par le fondateur de Recours au poème, Gwen Garnier-Duguy.

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A l'occasion de l'anniversaire des soixante-dix ans de la Libération, le Ministère de la Défense, l'un des nombreux (et surprenant) soutiens du Printemps des Poètes, a demandé à ses organisateurs de republier L'Honneur des Poètes, recueil de poèmes paru en 1943 aux éditions de Minuit alors clandestines. Ce livre n'était plus disponible, et ce sont les éditions Le Temps des Cerises qui le remettent dans le circuit.

L'Honneur des Poètes rassemblait, par l'entremise de Paul Eluard,  des poèmes signés par des noms inconnus : Jacques Destaing, Louis Maste, Camille Meunel, Lucien Gallois, Pierre Andier, Jean Delamaille, Roland Dolée, Daniel Thérésin, Serpières, Jean Silence, Malo Lebleu, Benjamin Phélisse, Paul Vaille, Jean Fossane, Jean Amyot, Anne, Robert Barade, Roland Mars, Ambroise Maillard, René Doussaint et Maurice Hervent.

Dans le livre consacré à la Résistance et à ses poètes, Pierre Seghers écrivait : "En dépit de l'initial et modeste tirage de l'Honneur des poètes (qui sera très rapidement plusieurs fois réédité), le retentissement est immense".

Effectivement, on savait que derrière ces inconnus se cachaient des poètes à la parole féconde, que l'époque d'alors savait lire et réclamait. C'était Eluard, Aragon, Seghers, Desnos, Jean Lescure, Vercors, Tardieu, Guillevic, Lucien Scheler, Georges Hugnet, André Frénaud, Loys Masson, René Blech, Pierre Emmanuel, Edith Thomas, Charles Vildrac, Francis Ponge et Claude Sernet.

L'Occupation privait les poètes du droit à la parole, et cette action relevait de l'acte de Résistance. Un poète comme René Char avait fait le choix de ne rien publier pendant la guerre, déplorant "l'incroyable exhibitionnisme" dont faisaient preuve "trop d'intellectuels", nourrissant depuis les replis du maquis, masqué en Capitaine Alexandre, ses Feuillets d'Hypnos, parole inépuisable pour comprendre le rapport réel entre ce que représente l'acte de Résistance et le Poème, c'est à dire pour comprendre le principe du vivant.

Remettre L'honneur des poètes entre nos mains, c'est bien sûr réveiller un pan de notre Histoire douloureuse et montrer aux jeunes générations à qui on reproche de ne pas savoir s'indigner comment peuvent être utilisés l'acte et la parole lorsque le péril menace.

Cet honneur auquel les poètes avaient recours représentait un chœur français, où une parole de colère, de fraternité, de dénonciation, de soutien, de soin, se murmurait dans l'ombre et fédérait les cœurs. Les consciences étaient au travail, en prise avec la volonté de demeurer libres, en proie à la peur, à la néantisation d'un peuple. Seghers précise : "A Londres, aux Etats-Unis, au Québec, partout dans le monde libre l'Honneur des poètes est un événement."

Il faut lire cet Honneur des Poètes pour comprendre ce qui menaçait les êtres et la parole, pour entendre le soulèvement de tout le corps menacé, supplicié, torturé, organisé pour résister.

Il faut le lire et se demander quels seraient les actes de Résistance face à la guerre aujourd'hui en cours, cette guerre qui ne dit pas son nom, cette guerre répandue sur tout le territoire planétaire, cette guerre où les ennemis ne sont plus distinguables des alliés au regard de l'interdépendance des intérêts communs, orchestrée par une finance ayant semé la confusion économique et l'avilissement de la personne humaine privée de projets et de sens. Cette guerre fait de beaucoup un collaborateur en puissance, obligé d'obéir à un système ultralibéral capitaliste devenu totalitaire, et ne permettant pas de s'engager aussi distinctement qu'en 1940 dans le camp de la Résistance. Cette guerre pourrait bien faire de nous de potentiels schizophrènes, jouant le jour le jeu qu'on nous demande de jouer avec le sourire, et détissant la nuit ce jeu mortifère avec les armes de la ferveur et du désir de vivre, dans les nouveaux maquis. Cette guerre nous demande de penser comme nos ennemis, sous peine de disqualification, de condamnation, et d'assumer nos différences pourvu que l'on se fonde dans le modèle imposé. Cette guerre idéologique, cette guerre matérielle, cette guerre soumettant la plus grande part de l'humanité aux intérêts de quelques uns, cette guerre du nihilisme totalitaire va à l'encontre de la vie.

Sous quelle forme s'organiserait aujourd'hui l'Honneur des poètes ? Des lectures, les pieds dans l'eau ? Des rassemblements militants et laïcs où les gens vont lire des poèmes dans la rue ? Des randonnées poétiques ? Des bouteilles contenant des poèmes lancés à la fureur des vagues ?

Imaginez-vous Char, rassemblant ses feuillets sortis de l'enfer, s'avançant vers un auditoire assis sur des chaises pliantes et couvert de chapeaux de pailles, et disant sa parole face à un public pieds nus, dans la rivière ?

Imaginez-vous Robert Desnos récitant J'ai tant rêvé de toi en chaussures de randonnée, avec un sac sur le dos et son sandwich dedans, accompagné par une flopée de rebelles New Age ?

Ces poètes de la Résistance, dépassant les clivages politiques d'alors, se réunissaient dans un patriotisme et ce patriotisme leur tenait lieu d'honneur. Ils chantaient en français. Ils chantaient pour crier leur assentiment à la liberté, à la dignité de la personne humaine, au merveilleux contenu dans la grâce d'exister sur Terre. Ils disaient "oui", "oui" à la France, "oui" à la liberté, "oui" à la vie, contre le "non" qui s'abattait sur eux.

Or ce "non" est devenu le grand projet actuel, que l'on propose au monde ainsi qu'aux jeunes générations à travers l'unique réalisation sociale. Mais cette jeune génération n'est pas aveugle devant le Simulacre qu'on lui propose et comprend que cet accomplissement social fait fructifier le chômage, l'exclusion, l'appauvrissement, la misère humaine. Le "non" généralisé a congédié l'extase d'être en vie, le miracle d'exister, de respirer, de parler, de penser, de rêver, de composer, et de tendre toutes ces lignes de forces pour composer l'or intérieur, celui de l'œuvre qu'il est possible à chaque être humain de proposer en réponse et en remerciement à la vie, d'affiner son corps mortel, d'affiner la matière humaine par l'aventure qu'offre l'esprit, c'est à dire par le sésame que donne le spirituel. Ce chant commun, interrogeant les étoiles, sondant le cosmos qui n'a pas livré tous ses secrets, n'aimante-il plus les Résistants de maintenant ?

Car où se cachent-ils ? Ont-ils trop honte d'avoir reçu le français pour langue mère ? Sont-ils dissimulés derrière la culpabilité et la mauvaise conscience qui partout se sont dilatées dans le pays ? Sont-ils tétanisés par le déni de soi au point de renier ce que représente la force de Résistance du Poème, qui est égal à la vie comme le disait Baudelaire, qui est atteint dans son cœur et dans son esprit, à qui on a demandé d'abandonner l'évidence d'être ?

Il serait intéressant de voir comment les Aragon, Eluard, Desnos, Char, Seghers, aujourd'hui, organiseraient cette Résistance et revendiqueraient cet honneur des poètes.

Il y a fort à parier qu'ils rassembleraient leur parole et leur action dans le maquis de la toile. Il y a fort à parier qu'au sein de ce lieu stratégique, où la liberté et la menace coexistent, ils verraient une brèche. Nous mettons notre main au feu qu'ils organiseraient un réseau de Résistance pour conjurer les attaques permanentes du nihilisme contre la pulsion de vie. Nous mettons notre main au feu qu'ils verraient là une possibilité de recours. Un recours à l'honneur. Un recours au Poème.

Cela se passerait des ministères.




Thierry Metz : La matière des mots

J'aime bien les échafaudages ; en rêvant un peu, en se laissant aller, on peut s'y perdre, s'oublier. Plus ils sont hauts, plus les instants de vertiges communiquent avec le présent, avec les mots d'en bas qui sont à l'origine du feu, du travail. Ce que dit un homme là-haut est fumée. Signe. Vrai souffle : sa voix ne fait qu'attiser. (Extrait du Journal d'un manœuvre)

Voilà ce que me souffle Thierry Metz dès lors que je commence l'écriture d'un texte qui voudrait dire ce que le poète est pour moi.

Je rêve d'une rencontre impossible entre Serge Prioul et Thierry Metz me dit souvent un de mes amis poète. Il me faut reconnaître que moi aussi. Je songe à quoi nous parlerions, le poète manœuvre et moi. De poésie ou de chantier ? De la poésie du quotidien sûrement ; celle qui naît avec les mots d'en bas. Celle-là qui tourne dans la tête du maçon-poète le regard dans l'ombre de la bétonneuse en action. Ce que dit un homme là-haut est fumée.

Thierry Metz est mort en avril 1997. Des suites de l'alcoolisme. Nul ne l'ignore. A une époque où je commençais à vraiment écrire. Survivant de la même maladie. Survivant. Sur vivant ! Voilà dit. Redit. Quand je lis, L'homme qui penche, son dernier recueil. Eux ne sortiront jamais d'ici mais, comme les morts, ils ne le savent pas. Que l'on a posé le pied sur la même ligne. Tout au bord. On s'entend.

Sauf à lire ces lignes, je ne suis jamais retourné dans les pavillons de Pontorson ou de Plougernevel. Alors ce poème terrible des couloirs, des fumoirs, des solitudes, est, quelque part, le mien.

Maçon à Lamacha - Barroso.

Si j'avais rencontré Thierry Metz, parce que tout cela m'a depuis lors pris à cœur, comment ne pas avoir envie de soutenir cet homme qui penche mais qui aussi, ai-je lu, se redresse. Aborder et gagner, dans tous les sens des verbes. Qui sauvent s'il en est. Encore des mots entre doute et conviction. Je suis le buveur d'eau depuis 1994. Un soir de vraie promesse à l'enfance. Entre ce soir de Noël-là et l'homme qui tombe de 1997, qu'aurions pu nous dire pour que la poésie soit gagnante ? Et la vie.

Il faut si peu de mots à sortir du chantier. Vincent, David. L'ombre des pierres. Pour qui, pour quoi, boit on ? Un ami buveur guéri, du temps de mes cures, me disait toujours, ne cherche pas pourquoi tu as bu, trouve pourquoi tu ne boiras plus. Avec ça, deux prénoms d'enfants qui se tiennent, pourquoi ne pas imaginer que Le mur est intact. Le maçon n'est lié qu'à ce qu'il fait. Et qui tient. Voilé par la mort. Que toute présence nous voile. (Derniers mots de L'homme qui penche).

Alors le manœuvre, le chantier, les outils de tailleurs de pierre, la solitude devant le mur et le verre d'eau, voilà ce qui m'a fait écrire ce recueil auquel j'ai donné le titre de Mirouault le mur. Le nom d'un village de mon pays Galo de Bretagne. 

Ramassage de la paille à Vila Chã da ribiera.

Un endroit où on voyait loin. La poésie, bien faite pour mirer haut. Les mots, en bâtissant le mur, je les ai trouvés dans les pierres et les aciers. Ecrits sur un angle ou le capot de la voiture.

Ecrits avec l'encre amie et le sable aussi des mains qui travaillent. Et même si cette poussière-là a goût d'amertume. Vainqueur qui n'en est pas. Mots soufflés par qui? Voilà des mots ciment de poème de Serge Prioul à toi, Thierry Metz.

Serge Prioul - Louvigné-du-Désert le 6 avril 2021.

 

Découpe des jambons à Negrões.

En attendant les pêcheurs - Mira-plage.

 

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Textes de Thierry Metz

 

 

 

Extrait de Le Grainetier - éditions Pierre Mainard - 2019

L'homme s'assoit et observe : c'est la posture de l'être. Tout d'abord il ne voit que sable immobile, dune
immuable : les plantations d'un soleil, l'annonce. Puis nait un muscle, un son, deux sons, trois, un rythme
sourd et lent mais robuste. Il sent, presque à ses pieds, le sable se soulever, se bossuer, couler lentement
autour de deux mains agiles. Le sons alors imite sa voix. Il pense. Rapidement apparaissent les bras, une
chevelure brune et fournie, un visage, un tronc, un corps nu.
                                                                    "Je suis l'acte de ton poème, dit-il.
                                                                    - Je suis le sens sacré de ton image, répond l'homme assis."
                                                                     Ils prennent la posture du regard et deviennent première forme des langages.

Je dirai avec Axelos : "Le Penser ne peut éviter de cueillir sur son chemin TOUS les signaux." Cette Promenade est le nom de l'Exode : une vision en marche. A chaque instant l'œil surprend les lumières d'un chantier. La brique, le ciment, les outils prennent les mains de l'homme, s'unissent en elles partout où l'Enjeu se substitue au premier regard. Ainsi les habitudes s'épanouissent grâce au rythme d'une innovation poétique. Le Conteur peut s'installer au centre de l'auditoire, retenir l'attention, et la faire naître à une vocation humaine. Il introduit l'Enjeu, sans le tenir bien sûr, mais le stimule à travers les parois du Monde.

Cordonnier à Sendim.

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Extrait de Poésies 1978 - 1997 - éditions Pierre Mainard 

Quelque chose a été atteint 
non pour le dépasser
mais pour l'atteindre encore - 
simple petite rose
du regard.
Où nous sommes 
où la rose est dite
et avec elle tout est toujours à convoquer
ce qui veut aussi nous atteindre
continue de se rapprocher
pointé seulement pointé
avec ce mot.

Il y a ce va-et-vient de petites choses
personne ne sait ce qui est étrange
personne ne sait ce qui est familier 
parce que là où une parole pourrait dire
il demeure toujours ce qu'elle prédit.

 

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La poésie se passe d'études
qu'elles soient hautes ou de marché
Elle peut se passer de mots
mais jamais
c'est le tailleur de pierre qui me l'a dit
de son métier

Gitans à Boticas.

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Douces feuillées
Je vous connais matinales
Vous régalez mes clairières
De songes et de pluies
Vous récitez le chant de plume
Et d'écaille - 
Lumière brutale soudaine où puise ma violence
L'épaule si longtemps captive de vos rigueurs
Se dégage et s'arrondit.
Je vous capte essentielles
Ardentes
En vous
Mes traversées
L'oiseau s'affine
Et passe.

 Je suis l'élagueur.

 

Paveur à Mirandella.

Tissage traditionnel à Sendim.

Thierry Metz, Le mot, parfois, va chercher es choses, Interprété par Lionel Mazari © Poésies - Thierry Metz - éditions Pierre Maynard.

Extrait de Dans l'ici d'un homme de Thierry Metz, publié dans "Poésies 1978-1997" aux éditions Pierre Maynard. Interprété par Lionel Mazari.

Présentation de l’auteur




Gil Jouanard, DU BANAL A L’ORIGINAL, IL N’Y A QU’UNE ILLUSION

L’adjectif « banal », qui devient substantif sous la forme de « banalité », désigne ce qui est ordinaire, autrement dit commun.

Le four banal était, autrefois, dans nombre de villages traditionnels, celui qui, n’étant nullement « privé », servait à l’ensemble de la communauté, notamment pour y faire cuire, à tour de rôle, le pain ou les galettes. A l’origine, il était mis par le seigneur à la disposition des habitants de sa seigneurie.

Pris comme qualificatif, il désigne ce qui ne mérite guère de considération. Un propos banal ne formule que des idées ou des réalités de peu de singularité, donc, en fin de compte, de faible intérêt.

Ce qui a toujours distingué les personnages hors du commun, les héros par exemple, c’est qu’ils se situaient largement au-dessus des banalités courantes, de par leurs actes ou du fait de leurs propos.

Gil Jouanard vous présente son ouvrage Les roses blanches aux éditions Phébus. Rentrée littéraire 2016. Librairie Mollat.

Sans aller jusqu’à dire que le banal a mauvaise presse, on constatera  cependant qu’il n’attire guère l’attention, et encore moins l’estime.

Pourtant, Jean Siméon Chardin lui donna des lettres de noblesse si prestigieuses  que les altesses de son temps, telle la grande Catherine II de Russie, achetaient, et commandaient même, ses toiles exclusivement consacrées aux objets familiers de la vie la plus quotidienne, notamment ceux de la cuisine. Et Jean Follain décerna une indéniable valeur poétique aux choses les plus simples, tandis que Francis Ponge prit leur parti dans un texte justement fameux.

Pour Follain, les clous du quincaillier « fulgurent » sous l’action du soleil ; pour Ponge, la pomme de terre est le personnage principal d’un poème hautement savoureux.

Ainsi, sans aller jusqu’à écrire un « éloge de la banalité », on admettra que celle-ci nous entoure et nous environne, nous nourrit et peut aller jusqu’à nous plaire infiniment. Ainsi, depuis mon enfance, où j’admirais le laguiole de mon grand-père lozérien, rien ne m’a jamais aussi fort ravi le regard et le toucher que celui qu’enfin je fus en mesure d’acheter à la coutellerie Calmels, dans cette bourgade dédiée aux bovins aubracois. Mon laguiole, acheté à Laguiole, flatte mes doigts quand je le serre avec volupté dans ma poche droite, il réjouit mes yeux lorsque je tire sa lame ornée à sa charnière de la figure stylisée d’une abeille, puis lorsque je le referme d’un « clac » discret et un peu sourd.

A pied dans le Bois de Païolive avec Gil Jouanard. Jean-François Païolive.

Je tiens pour avéré que sa prestance vaut largement celle du fleuret d’un escrimeur. Et du reste ce serait une arme efficace, capable de percer à mort la poitrine d’Henri IV ou celle de César.

Bref, le banal, c’est la vie, telle qu’en elle-même elle n’a pas à se changer ni à jouer les figures d’exception.

On mange dans une banale assiette, au moyen d’une fourchette ordinaire ; on se couvre la gorge d’un cache-nez dépourvu d’originalité et l’on se chauffe les pieds avec de simples chaussettes qui nous sont plus utiles, en hiver, que ne le seraient des poulaines médiévales ou les souliers de vair de Cendrillon.

Et si j’écris ceci, c’est en recourant aux services d’un bien mode crayon feutre, qui fait aussi bien l’affaire que mon stylo Mont Blanc, et use des mêmes mots dont celui-ci ferait usage, si je le dégainais avec prestance.

Car les mots, voyez-vous, sont ce qu’il y a de plus banal. On s’en sert souvent pour ne pas dire grand-chose de bien original car c’est en fait du plus banal que nous tirons la substance de notre existence de Primate parvenu. N’oublions pas que l’Homo Sapiens finira de la même façon que son cousin germain Chimpanzé, ou même que le ver de terre amoureux d’une étoile.

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Dès

Dès l’origine, ce que nous appelons « la poésie » (mais qui ne fut pas toujours désigné sous ce terme, qui vient du verbe grec ancien « poegn », « faire », « fabriquer ») fut une façon d’user du langage pour invoquer les puissances supérieures, disons-les « divines ») ou pour célébrer les héros, les grands ancêtres  ou les puissants. Puis, au moyen-âge, sous l’impulsion des troubadours occitans et de leurs émules du nord de la France (trouvères), d’Allemagne (Minnesänger) et d’Italie (poètes du « dolce stil novo »), le lyrisme personnel s’imposa, en concurrence avec l’élégie, l’épopée, l’ode.

Elle vint émarger au territoire de l’idéologie au XIXe siècle, véhiculant idées et opinions, révoltes et revendications, remplaçant l’héroïsme et la liturgie par le combat socio-politique).

Il y eut donc, principalement, une poésie amoureuse et une poésie guerrière (Aragon par exemple s’illustra dans les deux genres).

De son côté, la civilisation chinoise, sous l’influence du tchan bouddhiste, s’attacha, dès le VIIIe de nos siècles, a faire du poème (ainsi que de la soie peinte) le moyen artistique de manifester le lien naturel qu’entretient l’être humain avec le « grand tout » universel, ou si l’on veut avec la nature.

Avec Jean Siméon Chardin, la peinture anticipa l’émergence d’un mouvement puissamment « réaliste » d’objectivation, authentique « parti pris des choses », qui enfin fit son apparition, au vingtième siècle, avec des poètes, par ailleurs  aussi différentes entre eux que Ponge et Reverdy, Follain et  Prévert,  Godeau et  Perec.

La vie quotidienne prit enfin place au rang des « allumeurs de poésie », au rebours du sentimentalisme, de l’effusion, de la proclamation, de l’injonction, de l’invocation.

Gil Jouanard, Celui qui dut courir après les mots, Phœbus.

Et c’est ainsi que, ce qui pourrait être qualifié d’ « éloge du banal » vint s’insérer dans ce tsunami sentimentalo-idéologique qu’avait été, par tradition, l’emphase poétique exclamatoire ou susurrante.

C’était une façon de remettre les pieds sur Terre, et sur la terre. Au beau milieu de la vie de tous les jours, c’est-à-dire parmi nous…

(Avignon, ce 26 février 2021)

Présentation de l’auteur




Apporte-moi tes chants, Ô mer… : notes sur l’oeuvre romanesque de Giuseppe Conte

De Giuseppe Conte, poète ligure né à Porto Maurizio en 1945, le lecteur français connait peut-être davantage les œuvres poétiques que les romans. C’est ainsi que depuis la découverte des recueils disponibles en langue française L’Océan et l’Enfant (1983) et l’anthologie Villa Hanbury & autres poèmes (2002) traduite par Jean-Baptiste Para, j’en suis arrivée à m’intéresser à l’univers romanesque de Giuseppe Conte avec la lecture du Troisième officier (2007) et de La femme adultère (2008). 

Il se pourrait que ces univers soient intimement liés. D’autant qu’au cours de ces années vient s’insérer la publication de Terres du Mythe (1994, « Arcane 17 »).

Le lecteur attentif retrouvera sans doute dans chacun de ces ouvrages ce qui fait la particularité de l’œuvre de Giuseppe Conte et l’originalité de l’univers dans lequel elle prend vie. Univers ancré dans la passion ternaire de la mer, des voyages et des mythes. Cette triple alliance a irrigué continûment lecture et écriture du poète. Ainsi découvre-t-on que les paysages d’Irlande ou d’Écosse ont donné au méditerranéen Giuseppe Conte la possibilité d’aborder aux mythes celtiques et scandinaves et de les accueillir au même titre et avec le même engouement que d’autres grands mythes issus de civilisations disparues. « Le mythe m’est de plus en plus clairement apparu comme étant une forme de connaissance », écrit le poète dans l’introduction de Terres du Mythe. Ainsi après Galway et les îles d’Aran en Irlande, suivent les Orcades d’Écosse et le mythe d’Odin, puis celui d’Aphrodite à Paphos. Viennent ensuite les mythes liés aux dieux de la Haute Égypte, ceux de l’Inde du Sud et enfin ceux des Indiens du Nouveau Mexique.

Voyager a toujours été pour moi l’expérience la plus forte et la plus stimulante, celle se rapprochant le plus du véritable sens de l’amour, symbolisant le mieux le processus mort-renaissance, celle la plus à même de m’entraîner aux frontières de l’invisible et du visible, du fini et de l’infini. Les plus grands livres à mes yeux ont été de véritables voyages… 

De sorte que les livres assument « une fonction irremplaçable ». Celle de « portes, de fenêtres ouvertes sur la connaissance, sur l’essence même de l’univers, mémoire historique, mémoire mythique, Puits de tous les courants, de toutes les mers, cavernes, forêts, herbe et mousse, Menhir, Obélisque et Gratte-ciel […] » Ce n’est pas un hasard si « "liber" est à l’origine "la pellicule entre le bois et l’écorce des arbres"…  (p.21)

Giuseppe Conte est donc aussi ce voyageur immobile que les livres accompagnent. Les siens, bien sûr et ceux des grands auteurs, ses maîtres. D.H. Lawrence, Henry Miller, Ernst Jünger… et les poètes. Le Montale di Ossi di seppia, mais aussi Yeats, Shelley, Blake, Whitman dont Giuseppe Conte a été le traducteur, et tant d’autres encore. Tous ont contribué à pousser le poète ligure vers l’exploration de rivages différents de ceux qui l’ont vu naître et vers lesquels, pourtant, sans cesse il revient. Porto Maurizio, l’éternelle Ithaque de Giuseppe Conte.

Ainsi peut-on lire dans une note du poète à l’édition de 2002 de L’Océan et l’Enfant (in Poesie 1983-2005, Oscar Mondadori, p.79), ces mots qui rendent compte du syncrétisme culturel et philosophique qui irrigue l’œuvre de Giuseppe Conte :

J’étais possédé par l’énergie implacable du chant, du recommencement, de la découverte, des symboles. Tout m’apparaissait comme la métaphore de quelque chose d’autre, à l’infini. Je découvrais que l’archétype éternel de la ville était pour moi Porto Maurizio, la petite cité ligure toute escarpée et hérissée de clochers, demeures et jardins parmi lesquels j’étais né et où j’avais grandi et je la retrouvais tandis que j’admirais les fortifications de Mycènes et de Tirynthe ou bien je m’extasiais de voir les surfaces miroitantes des gratte-ciels de Manhattan se dissoudre en fantasmagories de lumières, de fleurs, de feux sous la pression du couchant. 

À partir de 1980, création romanesque et création poétique vont de pair. Primavera incendiata, son premier roman, voit le jour chez Feltrinelli cette année-là. De 1983 date la publication de L’Océan et l’Enfant dont Italo Calvino souligne l’importance quant aux nouvelles voies poétiques que l’œuvre explore.

Comment situer sur une carte des antécédents et des tendances la présence de ce poète que l’on dirait orgueilleusement solitaire et hors du temps ? » Quant à Jean-Baptiste Para, grand admirateur de l’œuvre de Giuseppe Conte, il souligne dans son introduction à Villa Hanbury & autres poèmes que la poésie du poète ligure « accueille en elle des figures du mythe, comme si les puissances numineuses des Grecs, des Celtes ou des Aztèques étaient des feux que les siècles avaient mal éteints. 

Plongée dans la lecture de Terres du Mythe, je perçois comme une évidence la similitude qui existe entre la figure du poète et le saumon d’Irlande dont il découvre les rituels à Galway. Quel lien le saumon d’Irlande, « animal clé de la science sacrée de l’âme », peut-il avoir avec le poète ? Tout comme les saumons de Galway remontant le cours du fleuve Corrib jusqu’à sa source afin de renouer avec le principe de leur existence, le poète remonte le cours de la Voie de la connaissance ouverte par le mythe. Et d’aller ainsi à la rencontre du Chaos dans lequel s’origine le monde.

À la fascination éprouvée en Irlande (1981) devant « les murailles du château de Dun Aengus » vient s’ajouter la fascination exercée sur le poète par les alignements de Carnac. Laquelle ranime et augmente les souvenirs des îles d’Aran. C’est peut-être son long séjour en Bretagne – de 1987 à 1989, Giuseppe Conte vit et travaille à Saint-Nazaire à la Maison des Écrivains – qui inspirera au poète quelques années plus tard, l’écriture du roman Le Troisième Officier (2002). Roman qui se déroule dans un premier temps sur un voilier.

Ma lecture dans Terres du Mythe du chapitre premier consacré à l’Irlande, me le confirme. Lors d’une randonnée dans le Morbihan (« petite mer » en breton), Giuseppe Conte découvre les sites mégalithiques de Le Ménec et de Kermario, qui font partie des fameux alignements de Carnac.

 Onze rangées de pierres alignées à perte de vue sur un terrain parfaitement plat qu’on dirait labouré par des dents de dragon, selon une absurde et précise géométrie » … « Le secret de cette forêt géométrique a sûrement un rapport avec le soleil. Chaque alignement délimitait peut-être le tracé de pistes magiques qui le guidait peut-être dans sa course, pour que du lever au coucher, il ne s’égare pas. 

L’écrivain se souviendra sans doute de ce moment lorsqu’il rédigera le chapitre premier du Troisième Officier. Voici ce que dit le narrateur, Yann Kerguennec, quelques heures avent d’embarquer sur le Sainte-Anne.

J’étais parti de mon village proche de Carnac, bien décidé à trouver du travail en ville, avec un balluchon que je portais sur l’épaule– je ne me rappelle pas ce qu’il y avait dedans, c’était ma mère qui l’avait préparé. Je me promenais sans but, en attendant, et la ville me paraissait beaucoup plus grande que je ne l’avais imaginée ; la cathédrale était très haute, bien autre chose que les pierres alignées de Carnac, celles qui deviennent petit à petit plus hautes et plus grosses, et qui m’avaient déjà donné l’impression de se tendre vers le ciel avec la prétention, peut-être, de le rejoindre et d’aller toucher le soleil. 

Roman d’aventures maritimes et roman de formation, Le Troisième Officier est aussi un roman d’idées qui se déroule sur fond de vérité historique. Quelle que soit la forme que prend la narration et où que se déroule l’action, sur mer et sur terre, l’idée majeure qui relie les trois parties du récit est celle de la liberté. Lutter contre les injustices, lutter contre l’esclavage, lutter pour que puisse advenir la liberté, telle est la quête poursuivie par Giuseppe Conte dans ce roman qui oppose en combat permanent le Bien et le Mal.

Rien de tel en effet que le huis clos d’un voilier pour voir se profiler le spectre des mutineries ; rien de tel pour des naufragés que la découverte d’une bande de terre pour inventer une utopie dont les contours s’effondreront sous les coups de butoir de la réalité.

Giuseppe Conte remet la narration de son récit entre les mains de Yann Kerguennec. Un demi-siècle s’est écoulé, qui sépare le petit paysan breton – qui embarque à Nantes à bord du Sainte-Anne à la veille de la Révolution, un 3 mai 1789 – du maître-charpentier adulte qui entreprend son récit dans une France sur le point de se soulever :

aujourd’hui 24 février 1848, où j’entends hurler et tirer dans les rues, et Dieu sait ce qui peut arriver… Elle renaît, la liberté et jamais aucun aspirant tyran ne réussira à l’ensevelir

Le roman est une longue rétrospective narrative. Il s’ouvre sur un prologue en italiques. Yann Kerguennec brosse à grands traits l’aventure qu’il lui a été donné de vivre au cours de sa vie. Il conclut cet incipit par ces mots : « Je ne suis pas le personnage central de cette histoire. Ce n’est pas mon histoire que je veux vous raconter. »

« La République Libre d’Aldébaran » tombe dans l’anarchie avant d’être anéantie dans le sang.

S’il est vrai que le mot de liberté est dans toutes les bouches, il est parfois bon de « signaler que la nature humaine, par sottise et cruauté, peut transformer la liberté en crime et en infamie. »

Libertaire et utopiste dans ses romans, Giuseppe Conte peut être défini en poésie comme un antimoderne. La raison de pareil positionnement se trouve explicitée dans Manuele di poesia (1995). Car pour le poète ligure, « la disparition de la poésie des sociétés occidentales ne témoigne pas tant d’une crise de la poésie que d’une pathologie de ces sociétés mêmes. »

Viscéralement attaché à la pensée mythique, Giuseppe Conte n’a d’autre conception poétique que de commercer avec les Muses. Elles lui inspirent une poésie éminemment lyrique. En témoignent ces quelques vers, choisis dans le dernier quatrain du poème « Fidélité à la mer » :

 Apporte-moi les chants, ô mer, fais que je

Trouve tes daims, tes pommes d’argent

Les touffes de bruyère sous le vent

L’abri de lune de ton dieu, Manannan

Mac Lir. 

In L’Océan et l’Enfant, Traduction de Jean-Baptiste Para, Arcane 17, 1989, p.153

Présentation de l’auteur




Quelques utopies multilingues dans la poésie actuelle de notre planète

1 Echanges humains et poètes voyageuses

Sur un plan humain les grandes migrations de populations traversant les frontières, les avions low-cost, les échanges universitaires, les festivals internationaux, entrainent un brassage de personnes et de langages, où chacun est souvent obligé de traduire dans une autre langue ou de parler un anglais simplifié. La pandémie de 2020 l’a ralenti dramatiquement mais pas durablement, me semble-t-il. Dans son essai “In the beginning was translation” (2008) le poète finlandais Leevi Lehto décrit le monde dans son aspect langagier comme étant “de plus en plus caractérisé par une babélisation positive et, dans son élément le plus dynamique, par une cacophonie sonore croissante”. Ainsi l’artiste-poète Frédéric Dumond crée dans son projet Erre (où l’on entend errer et Terre) un patchwork bigarré de poèmes qu’il écrit dans des dizaines de langues peu connues qu’il approche par des manuels sur papier et fixe par des rencontres avec des linguistes et des locuteurs.

Citons une voyageuse, la poète Cia Rinne, née en Suède et habitant la ville multiculturelle de Berlin. Elle a décidé d’employer 3 langues qui lui semblent “abstraites” (anglais, français, allemand), ni reliées à un endroit particulier, ni adaptées aux pays qu’elle visite, mais possiblement comprises. Des mots à l’écriture ici similaire, qui existent en anglais aussi bien qu’en français, peuvent être tantôt confondus, en “faux amis”, tantôt discernés par leur prononciations respectives, ce qui donne un aspect instable ou vibratoire quand on lit les poèmes de Cia Rinne, qui sont comme mis en mouvement par les glissements infimes de quelques lettres d’une langue vers l’autre. Employer plusieurs langues lui permet de “se sentir plus humaine”, dit-elle.

 

Cia Rinne, Festival de Poesía y Música PM III 4 de septiembre de 2018. Espacio Estravagario, Fundación Neruda, Santiago de Chile.

Une autre poète, Heike Fiedler, dont le pays la Suisse est officiellement quadrilingue, projette dans ses lectures-performances des mots de toutes langues qui se superposent sur un écran, et sa voix parfois traitée électroniquement, passe d’une langue à l’autre par des répétitions vocales qui tournent au mantra hypnotique : le mot “imagine” en anglais ou français, réitéré de plus en plus vite sur une longue durée, devient le mot “Maschine” en allemand. Alors qu’autrefois les poètes monolingues restaient dans leur pays, ou s’ils étaient invités à l’étranger, étaient traduits seulement dans la langue d’accueil, maintenant certaines poètes planétaires comme Heike Fiedler, arrivent à adapter elles-mêmes volontairement des parties de leurs poèmes dans de nombreuses langues pour voyager dans le monde. 

L’artiste du langage franco-norvégienne Caroline Bergvall, qui habite en Angleterre, creuse son anglais vers ses strates moyen-âgeuses jusqu’au substrat de vieil anglo-saxon et aux apports des Vikings : les mots anglais actuels sont modifiés par des préfixes et suffixes germaniques (ge-…), ainsi que par des lettres ou runes archaïques qui n’existent plus. Son oeuvre Drift, évoquant les dangers d’une mer hostile et la peur de l’étranger, plaide pour une similitude entre les navigateurs nordiques qui ont aidé à fonder l’Angleterre et les migrants contemporains à la dérive (“drift”) sur de précaires bateaux qui cherchent aussi une patrie. La performance est un autre aspect du projet : dans le clair-obscur de centaines de mots dont les masses mouvantes forment des pays sur cartes maritimes, la voix rythmée en plainte digne de la poète comme une barde postmoderne, récite des chants morcelés avec des prononciations antagonistes d’anglais, français, norvégien, anglo-saxon, aus sonorités granuleuses parfois hermétiques.

2 Internet multilingue et poèmes assistés par électronique

Sur un plan électronique nous pouvons entrer dans le flux interconnecté planétairement de l’internet multilingue. Des dizaines de langues s’offrent facilement dans le programme de traduction superficielle google translate, ainsi que dans les clics sur la liste des idiomes à gauche de l’écran de l’encyclopédie populaire wikipedia. Etant donné qu’il y aura toujours quelques poètes hypersensibles aux évolutions du langage, actuellement dans son aspect de transit humain ou planétaire-électronique, certains comme K. Silem Mohammad du mouvement flarf parti des Etats-Unis utilisent l’internet pour trier des textes à partir de mots-clés et composer leurs phrases.

Dans un registre moins mécanique, j’évoquerai la collaboration du poète chinois Yu Jian avec le poète états-unien Ron Padgett. Ils lient amitié pendant un festival international puis retournent dans leurs pays respectifs où ils communiquent par e-mail. Comme Yu Jian ne parle pas anglais et que Ron Padgett ne parle pas chinois, leur correspondance passe au travers d’un programme de traduction chinois inadapté qui traduit les expressions idiomatiques cmme si c’étaient des termes concrets représentant une réalité. Tous deux décident alors d’écrire des poèmes à quatre mains en utilisant le e-mail et la machine de traduction fautive, puis en les retravaillant : les fins petits poèmes résultants, écrits en anglais seul, sont intimes et surréalistes, très différents des textes ”monstrueux” cités auparavant.. 

 

 

3 Kaléidoscoper la méga-cité multi-ethnique : La Tasha N. Nevada Diggs

Dans ses “kantan chamorritos” la poète afro-américaine LaTasha N. Nevada Diggs fait revivre une vieille forme de débat improvisé dans la langue presque disparue des îles Marianne, puis elle y ajoute espagnol, anglais et cherokee, mettant au même niveau langues minoritaires ou dominantes. Le mélange de Diggs emploie plusieurs stratégies : alternance codique compétente, interférences linguistiques nonchalantes, prononciation créolisée, traduction approximative. Ceci reflète pour elle la réalité quotidienne de la culture multi-ethnique de sa ville de New York. Dans une polyphonie des parlers de rue, Diggs revalorise des pans incongrus de la culture populaire ou des rituels de subcultures souvent dénigrés. Un but de cette poésie n’est pas d’en afficher le potentiel de provocation mais d’en analyser, superposer et complexifier les aspects linguistiques pour atteindre un tressage artificiel et chatoyant de langage, tout en conservant leurs frictions psychosociales et leur défiance identitaire contre une norme dominante. Par exemple le cycle sur Mista Popo et Jynx anime une drague ritualisée entre deux personnages de manga dont le visage ressemble à une caricature « blackface » raciste : Popo voit sa couleur de peau changée du noir au violet après des protestations réelles contre son dessinateur, tandis que Jynx est transformée par Diggs en une des jeunes filles de la sous-culture « ganguro » de Tokyo qui assombrissent exagérément leur teint pour montrer leur rébellion.

Ainsi le stéréotype du « blackface » acquiert des évolutions inattendues, absurdes, ou contradictoires selon la perspective. C’est ce que l’on comprend en complétant la lecture par le glossaire établi par Diggs à la fin de son livre, car souvent la surface opaque de multilinguisme et les duels en argot hermétique (typiques dans les concours de rap) ne permettent pas de saisir clairement les détails des situations. On assiste plutôt à un remix de langues énergisé et rythmé où des voix triviales deviennent fantasmagoriques, en particulier dans les poèmes doublés d’une minuscule traduction que Diggs déclare « fantôme » et qui peuvent mêler 3 ou 4 langues dans une seule phrase.

 

In Visible Architectures, LaTasha N. Nevada Diggs, Three Evenings of Performative Poetry Readings, Artists Space.

4 Compacter le véhiculaire, diffuser l’asémique : Marco Giovenale

Le poète Marco Giovenale sépare clairement deux langues d’écriture : italien ou anglais, et il ne les mélange pas dans ses livres, refusant un multilinguisme facile. Quand Giovenale écrit directement en anglais, c’est en locuteur non-natif de cette langue, concrétisant la situation des voyageurs obligés d’utiliser un anglais planétaire. Cet anglais est né de l’inter-connexion hypercontemporaine, donc pas un anglais vernaculaire, mais un anglais artificiel de la lingua franca du web, recomposé ici à partir de cut-ups signifiants, augmenté de jeux de mots ressemblant à des lapsus robotisés. Les phrases sont en plus glitchées, selon l’esthétique des vidéastes qui programment des erreurs de machines pour déformer leurs images. Un poète hyper-contemporain travaille consciemment avec l’état de la langue de son époque, et une partie importante du materiau langage est aujourd’hui sur internet. Donc le poète peut travailler avec ces blocs de prose formatés dans des blogs de jeux vidéos, des sites commerciaux publicitaires, ou formulaires à slogans qui défilent vertigineusement à l’infini ; il faut s’en protéger ou trouver une solution pour les réutiliser : ceci est une stratégie de recyclage subversif avec un esprit destructeur-reconstructeur néodadaïste, en détournant cet anglais de novlangue qui limite la pensée. Marco Giovenale le métamorphose en évocations absurdes hilarantes ou rageuses de dystopies urbaines futuristes ironiques basées sur un langage de mondialisation ambivalent.

Une deuxième facette de Giovenale, intégrant la composante multilingue en l’aplatissant ou en l’esquivant, est l’„écriture asémique ». 

Ici il rejoint un mouvement avant-gardiste actuel actif dans divers pays par des sites internet, et qui a développé d’hermétiques images d’écriture manuscrite indéchiffrable, poèmes visuels qui refusent la communication et produisent des idéogrammes perturbateurs, secrets ou résistants en réponse à un monde machinique ultra-connecté, avec un désir de partager ces poèmes griffonnés qui sont distribués gratuitement par courriel, mail-art ou photocopie souvent sans nom d’auteur, appartenant à tout le monde, à qui veut les regarder, compléter ou jeter, avec leur esthétique fragile, leur irréductibilité simple. La poésie asémique de Giovenale semble un rêve de langage, qui dans un monde multilingue à la mondialisation capitaliste agressive, répond par des mouvements d’une main humaine simple et anonyme qui trace ses graffiti résistants dans une écriture illisible à la fois mélancolique et combattive.

Marco Giovenale a Polisemie, Festival di posesia iper-comtemporanea, Università di Roma Sapienza 24 maggio 2019.

5 Construction de procédés dans le besoin de parler une autre langue

Dans mon livre Triling des tryptiques en trois langues poétisent la situation d’un exilé obligé de s’auto-traduire dans une métropole internationale. Il écrit un poème francais qu’il traduit faussement en anglais puis retraduit l’anglais vers l’allemand et enfin déforme le français du début par les sens nouveaux apparus dans l’allemand. Alors le texte original disparaît et il reste un va-et-vient de motifs connectés entre les trois parties monolingues du poème-tryptique trilingue. Sans la construction de ces contraintes l’auteur n’aurait pas pu écrire directement en allemand. Une machinerie textuelle esthétique facilite l’écriture dans une deuxième langue. Ceci peut être réalisé grâce à des logiciels de traduction mais l’auteur préfère ici laisser jouer ses connaissances réelles, bien qu’imparfaites, pour mieux sentir dans le cerveau la lente métamorphose des langues.

Dans un autre livre, Rêve:Mèng en chinois et francais,  le point de départ est le regret de n’avoir pu terminer son étude de la langue chinoise, et l’écriture de ces poèmes construit une machinerie pour essayer de retenir les mots chinois appris qui étaient en train de s’évanouir de la mémoire. Des mots chinois monosyllabiques, connus de l’auteur, sont assemblés dans des structures carrées de 5 lignes de 5 mots : d’abord en idéogrammes, puis en phonétique, puis ils sont traduits par des mots francais monosyllabiques, qui reçoivent les 4 tons phonétiques du chinois, déformant leur prononciation, et offrant un carré de mots flottants, polysémiques, car sans relations claires de syntaxe, comme dans l’antique poésie des Tang. Ensuite selon une ancienne méthode chinoise de poésie visuelle, qui permet de lire un poème carré horizontalement, verticalement ou en oblique, l’auteur transpose chaque chemin de lecture en un nouveau petit poème francais syntaxique, dont l’ambiance onirique est cette fois un hommage aux poètes “Obscurs” (menglongshi) contemporains de la révolte de Tian An Men.

6 Nostalgie rétrofuturiste pour la langue babélienne : Dagmara Kraus

Dagmara Kraus est une poète allemande née en Pologne et habitant en France. Une de ses techniques est d’employer des mots français transcrits pour des Allemands ou pour des Polonais, avant la normalisation de l’Alphabet Phonétique International, et dont le sens se clarifie seulement à la lecture à haute voix. Ainsi le poème « en faussais » peut être lu par un Polonais mais pas compris dans sa signification, et il pourrait être déchiffré à l’oreille par une Française mais elle ne pourra pas le lire.

Cet entre-deux-langues interagissant se retrouve aussi dans son Wehbuch où un poème offre une longue liste des plaintes de pleureuses professionnelles antiques, tirée d’authentiques onomatopées grecques anciennes, mais qui exprime en filigrane des mots de deuil moderne, possiblement d’une personne décédée qu’a connue l’auteure. Ceci transforme ce poème en élégie moderne expérimentale à base d’éléments de langage ancien réel, proches d’un état de ce qu’on imagine d’une langue originelle onomatopéique.

Finalement, dans son livre kleine grammaturgie, Dagmara Kraus écrit et s’autotraduit en reprenant plusieurs « langues construites » existantes, langues artificielles humaines qui comme l’espéranto désiraient favoriser la communication internationale en simplifiant la grammaire et empruntant des morphologies à plusieurs idiomes du monde. Celle qu’elle a le plus utilisée est le bolak ou « langue bleue », inventée et parlée seulement par le commerçant parisien Léon Bollack en 1899, qui doit être écrite dans une typographie de couleur bleue. Notons qu’elle détourne ces langues censées être pragmatiques vers un but poétique imprévu, et que l’argument d’une langue universelle ne tient plus puisque l’anglais simplifié a ce rôle.

Il semble s’agir ici d’une nostalgie pour une langue babélienne subliminale qui intègrerait des aspects de toutes les langues humaines, mais qui me paraît aussi aiguisée par notre multilinguisme mondial actuel, que certains poètes arpégeront, tout comme d’autres moduleront avec art leur langue maternelle, continuant au-delà de toute catastrophe l’art du langage humain de poésie.

Dagmara Kraus, Lyrik als eigenständige Kunstform! "Rede zu den roten Göttern".

Image de une : Anthropos, Jean-René Lassalle.




Comment vivre en poète, lettre à Éric Poindron

En manière d'introduction, cette lettre-mail qui explique la genèse du dialogue entre Éric Poindron et l'auteur.

 

Louvigné-du-Désert le 24 novembre 2020

Bonjour Maryline,

En accord avec mon ami Eric, je te joins ce texte : Dialogue avec Eric Poindron (ou Lettre à Eric Poindron, tu jugeras, à l'occasion, du meilleur titre à lui donner). J'espère qu'il te plaira.
Il s'agit d'un jeu de questions/réponses entre l'auteur et moi. Au crayon à papier, comme c'est mon habitude, j'ai directement écrit sur le livre que je lisais. Il s'agissait de son ouvrage (inclassable mais poétique sûrement) Comment vivre en poète paru en février 2019 au Castor Astral.
A la réécriture, je me suis astreint, pour un maximum de sincérité, à reprendre le plus possible le premier jet très impulsif. On y trouve donc nombre d'imperfections, mais je l'assume, et pour Eric Poindron, et pour toi, et pour la nécessité du ressenti, si j'ose dire.
Techniquement, le livre de Poindron est tout fait de citations d'auteurs entre guillemets, de réflexions en police grasse, ou majuscule, ou plus habituelle Times New ROMAN… J'ai ajouté une note de départ expliquant tout cela. Pas facile à suivre peut-être. J'espère que le lecteur s'y retrouvera.
J'ajouterai qu'il n'y avait aucun projet de publication dans l'écriture de cet échange. Juste l'envie d'un partage avec le poète.
Par la suite, l'ayant joint au téléphone, nous avons ensemble évoqué cette éventualité de publier dans ta revue en ligne.
Tu en jugeras.
Dans l'amitié des mots.

Serge Prioul

Vaucluse 18 octobre 2019 - Louvigné-du-Désert 1 janvier 2020

Salut Eric,

Je te connais peu ; j'ai seulement remarqué un type pas comme les autres - poètes - la sincérité de ta présence quelquefois sur Facebook, et ça me faisait du bien.

Alors quand j'ai trouvé ce livre dans le rayon poésie - encore trop modeste à mon goût ! - de la librairie Le Bleuet à Banon, je l'ai acheté sans hésiter (Du coup, double effet du plaisir, j'en ai même déposé deux des miens !).

Comme la poésie, ce livre convie des poètes à prendre place en ces pages, écris-tu.

L'invitation était trop belle : le crayon à papier, léger ; du genre à effleurer sans effeuiller, sans affirmer surtout. Je t'ai photocopié deux pages de mes notes directement sur ton texte, juste pour montrer l'effleurage - et c'est illisible ! Alors, il m'a fallu tous ces mois pour reprendre mes petites réflexions (pardonne-moi d'avoir été si long - je suis très mauvais écrivain !)

Non pas que je ne croie pas en la valeur de mon texte, de ma critique, mais souvent j'écris péniblement, et j'avais l'impression de ne rien dire d'intérêt, de m'être attelé à trop gros, de m'être attaqué à… le siège m'épuisait.
Pourtant je n'ai quasiment pas changé les mots couchés lors de cette lecture d'octobre. Et je te les restitue tels quels.

Je le répète, ce n'est guère une critique, plutôt un dialogue avec un ami poète dont j'aime lire les textes. Sans doute un peu ce que tu espérais en écrivant.

Eric Poindron, Commet vivre en poète, préface de Chalélie Couture, Le Castor Astral, 2019, 137 pages, 15 €.

Voilà donc ce regard sur… du "lecteur moyen" que je suis qui n'apporte pas de réponses aux questions ; l'impression plutôt d'y accoler une nouvelle question, siamoise !
Et des réponses à double sens (tu l'auras compris) comme doit être la poésie, comme j'essaie en tout cas de l'écrire. A quoi bon écrire un vers s'il n'a qu'un seul sens de lecture ? Travail de poète, donc ! - tu vois j'avance comme en mathématique : argumentant la démonstration. Et pour moi-même.
Comme la poésie, ce livre convie des poètes à prendre place en ces pages, tu l'écris donc à la page 34. Je n'avais pas attendu d'être arrivé là pour griffonner régulièrement mes notes à la suite des passages qui me parlaient. Parfois ils laissaient un blanc sur la page, comme pour proposer une suite, parfois il fallait se contenter d'un bout de marge et d'un commentaire laconique, et c'est bien ainsi !
A 17 ans, fauché comme un fils d'ouvrier, j'ai volé à un libraire le Baudelaire de la Pléiade. Comme sur ton livre, j'ai écrit contre chaque poème. Ce que je comprenais, ce que je ne comprenais pas aussi, et c'est régal à relire ces notes intimes du garçon qui découvre ! Le Baudelaire m'accompagne toujours, il est là près de moi, sur le siège du camping-car. Le tien le rejoindra sûrement. Belle compagnie !
Et tout cela restera entre nous. En noir et blanc. Comme les photos de mes amis du Trás-os-Montes. Existe-t-il ce « lecteur moyen » ? Lire et en parler me semble toujours assez exceptionnel. On ne te parlera pas de ton livre m’avait dit Sylvie Durbec, lorsqu’elle m’avait mis le pied à l’étrier de l’édition.
Bonne lecture, donc ! Essaie de m'y comprendre… Si tant est que…  J'ai moins écrit dans la dernière partie ; il ne faut pas abuser ! Et j'y reviendrai souvent : quel outil pour mes ateliers d'écriture ! Toujours, cette envie de jouer avec toi, au jeu de l'écriture - et rien là de plus sérieux.
L'amitié comme en plus.

Comment vivre en poète

 Eric Poindron1

 

" On sent bien qu'il existe une obscurité inhérente à la poésie, mais on imagine un peu vite que le poète doit la rechercher alors qu'il doit la dissiper. "

 Roger Caillois

  Vivre en poète, c'est se sentir comme un électron libre propulsé en dehors des limites de son chant d'attraction. A la fois joyeux et désespéré, à la fois isolé et confondu à l'Univers… (page 13)

Vivre en poète, c'est profiter d'une page blanche - ou presque - dans un livre intitulé "Comment vivre en poète" et avoir envie d'y mettre ses propres mots. A peine, comme cela, au crayon à papier qui glisse aussi simplement qu'on l'efface.

 

Celle que j'aime dort encore
je suis sur la terrasse dans le calme des coqs
je bois du thé noir
… (page 15)

Dire qu'il est cinq heures dans un pays qui fait monter les marches* aux coqs qui se la ramènent un peu trop tôt. Que celle que j'aime dort aussi et que j'ai près de moi mon vieux Baudelaire dans la Pléiade, épais volume volé à un libraire ce qui lui gâcha la journée, mais pas la vie, la mienne.

*Expression populaire d'autrefois pour dire : envoyer quelqu'un au tribunal.

 

Le poète vit à Paris, qui est une ville de poètes, mais pas seulement. Il peut aussi vivre en province puisqu'il est possible de vivre en poète partout.

Le poète peut exercer un métier qui ne compte pas. Ou jouer aux échecs. Ou ramasser des champignons.
… (page 17)

Mon fils enseigne les échecs, fait du vélo, ramasse des champignons. Les fait sécher. Comme nous les mots, tout seuls. Samedi, j'irai avec lui en forêt de Rennes. A Rennes, la Maison de la Poésie est le long du canal. On dit toujours que c'est un coin de campagne dans la ville. 

Quelquefois le poète lit les livres qu'il achète mais ce n'est pas une obligation. Quelquefois le poète lit deux pages puis se met à écrire… (page 18)

Ce genre de page où on nous a laissé bien peu de place pour les notes - et à gauche, où c'est pas facile. Mais on se dit qu'on va le racheter ce livre, pour l'offrir. A une amie poète ; parce qu'on a une amie poète, et qu'on lui offre souvent des mots.


Je crois aux poètes du Grand Dehors et du Grand Vide. Quand le vent souffle large. Le Souffle et l'écho du souffle…

L'assassinat de la poésie est commis sans conscience, mais en toute conscience, par les tristes crapules qui la décortiquent à la vilaine manière d'une autopsie. (Page 20)

Est-ce la page pour dire que je taille la pierre et qu'il en sort souvent un poème ? Même quand je me tape sur les doigts - mais ce n'est pas souvent.

Celui qui vit en poète, c'est celui qui fait, qui dit, qui lit, qui luit. Qui pille, puis éparpille. (page 23)

Et puis, de ci, de là, quelques petites traces dans la marge. Touches à tout. 

 Vivre en poète, c'est peut-être / être toujours quelque part au milieu de nulle part égaré au cœur des chahuts et des chaos ; être seulement ici ou là, là où je ne m'attends jamais. … (page 25)

Je marque cette page avec un marque-pages de la librairie Le Bleuet à Banon. J'ai croisé cette route, ce village de Provence dont je ne savais rien, surtout pas qu'y vivaient, que s'y débattaient tous ces poètes dans cette "plus grande librairie de France", m'a-t-on dit. Alors moi, comme cela, j'ai déposé deux volumes, d'un de mes deux livres, comme cela… 

Comment vivre en poète, c'est peut-être / cette réponse de Jean-Claude Pirotte : "Lorsque les gens me demandent si je suis écrivain, je fais le mort."

Quant à l'édition d'un texte, ça vaut à peine un paraphe. Là n'est pas l'enjeu. Une fois la première phrase passée, il n'y a plus de morale. (page 26)

"Ecris, écris" dit Jacques Josse "le reste… !" Et il regarde le ciel, comme il regarde la mer.

(page 27) La page d'avant ou celle d'avant, je lis les mots de Reverdy, sur la neige bleue du toit fendu. De mon camping-car où je vis en poète, il n'y a pas de toit fendu, et c'est heureux. Juste des rideaux-volets qui ferment presque bien par où un matin de grand soleil, dans la boîte presque noire, je voyais les gens du dehors marcher sur la tête.
Alors parfois, je les ouvres en grand, ces volets, sur la Lune.

L'écritoire est un vaste pays en silence.
Qu'ai-je fait de l'hiver ? (page 29)

Tu verrais la taille de ma table d'écriture. Entre le bol, le lait, le miel, le testeur de diabète, la page blanche - ou pas.
Tu chercherais la place de ton livre - ou pas.

On n'écrit pas de la poésie parce qu'on ne peut pas faire autrement, mais parce qu'on ne sait pas faire autrement.

Ecrire sur une pierre trouvée, c'est lui offrir des yeux et le don du regard.
On a vu des poètes écrire sur des galets, et les pierres se mettre à sourire. (page 30)

Si c'est de la poésie, c'est pour tout le monde ; et si ce n'est pas pour tout le monde, alors ce n'est pas de la poésie. (page 31)

Pour la pierre, si tu savais… !
Mais tu sais. Sur le chantier, Thierry Metz. Tu sais !  

Tu vois, ami,
Apprendre à lire un paysage ne détruit absolument pas le paysage. Il faut apprendre à regarder pour rien ; et regarder le paysage comme une succession de strates ne tue pas la poésie.


Tu vois, ami,
Si on écrit quelque chose, il faut raconter les à-côtés.
On ne gagne pas ses galons parce qu'on découvre quelque chose de sensationnel. Tout est déjà écrit : il faut seulement trouver une petite place. (page 32)

Ami, cette envie de te répondre. Bon, c'est déjà fait. Et puis, j'aime pas écrire sur la page de gauche. Je sais, tu me feras sur la page de droite, une petite place plus confortable. 

Comme la poésie, ce livre convie des poètes à prendre place en ces pages.
Ce livre pose des questions mais n'apporte pas de réponses.

Souvenez-vous aussi qu'il n'existe ni bonnes ni mauvaises réponses, et qu'à la question posée "pourquoi écrivez-vous ?", la réponse la plus brève du poète Saint John Perse sera toujours celle de l'essence : " Pour mieux vivre." (page 34) 

Je t'envoie, Eric, "Le questionnaire Vagamundo" de mon premier livre - enfin, l'avant-dernier !  

Le questionnaire Vagamundo

Depuis quand écrivez-vous ?
Depuis que le vin ne m’écrit plus.

Quand écrivez-vous ?
Le matin quand un grand cœur bat dans l’aube et le silence.

Ecrivez-vous ?
Comme je caresse les pierres,
De ma grosse main de tailleur de pierre.

Vous ?
Même pluriel, n’est pas une fin
Puisqu’il reste ils
Et surtout elles

?
J’ai toujours aimé poser la question : Quoi ?

 

***************

Ensuite, ici et là dans :

QUESTIONS SANS REPONSES
SENTIER D'ECRITURE 

Des pages à noter où rien n'est noté.
Trop de place, peut-être.

 

En si peu de mots, quel poème
allez-vous écrire dans les rares blancs d'un ticket
de métro, d'un titre de transport - amoureux ? -
et à qui ? (page 51)

J'ai souvent écrit sur les tickets de bar (il n'y a pas de métro à Fougères)
Mon éditeur a tout refusé, ce devait être très mauvais
Il y avait encore trop de place.

  Comme ce poète Celan qui cherchait un "Tu à qui parler", j'ai un "je" qui traîne ;

 ai-je le droit de dire je
dans une histoire de poèmes ?
(page 53)

Je. Tu. Qu'importe ! Parfois je te dis-tu. A d'autres c'est à moi, ce tu.

 

pourquoi celui qui n'écrit pas peut-il vivre en poète ?
(page 62)

Je voyage en camping-car ; je dois faire de la poésie avec des chevaux fiscaux.

 

" Quelle humanité dans l'œuvre qui n'aura pas collaboré avec le hasard. "
(page 62)

Voilà le genre de phrase hasardeuse née des rencontres avec la page de droite.

 

Alors, quel poisson êtes-vous ?
(page 63)

Un chevesne, qu'en pays Gallo, on appelle un dard, du fait de ses nombreuses arêtes sans doute.

 

 Pour Marie-Claire Bancquart, le poème est "comme une série de "désobéissances" à la langue commune."

Quelles sont vos désobéissances ?
(page 68)

Je m'en fais des obligations mais ne sais pas si j'en ferai fortune.

 

" Lucarne. Par cette lucarne - la seule dans la ville - on assiste aux travaux secrets de la nuit."

André Hardellet
(page 69)

Comme je n'aime guère le bleu, si fatigué, si usité, j'allume une chandelle jaune pour voir la nuit.

 

Qui est ce lecteur, cet ami inconnu, à venir ?
(page 69)

Il faudrait trois points d'interrogation à cette phrase.


en typographie étourdie - ou fantôme -,
un "blanc" mal placé, comme un ange qui passerait,
est peut-être une " coquille vide " ?
(page 73)

 

Ici, pas de note ; juste un trait en marge pour dire aimer (il y en a beaucoup tout au long de ton livre, ami). Mes traits souvent sont circulaires, comme en mathématiques, les vecteurs d'un cercle.

 

FAUT-IL entretenir des correspondances
avec d'autres poètes,
ET POURQUOI faudrait-il
établir des correspondances entre poètes ?
(page 77)

La page m'a-t-elle laissé la place pour répondre ?
Devait arriver cette question.
Et avec elle, celle que je me pose : dois-je t'écrire ? T'envoyer mes notes ?
Mes questions ? Mes non-réponses ? A quoi bon ?
Et puis, je me dis qu'il faut vivre en poète. Dangereusement !

 

Quel télégramme écririez-vous à un poète admiré ?
(page 78)

Ça ne doit pas être facile (!) (?) / Stop

Quel télégramme écririez-vous à l'être aimé ?
(page 78)

Ça n'a pas été facile (!) (?)/ Stop

 

… Et puis le soir descend, il fait rouge et jaune, le jaune de la nuit…
(page 79)

Je souligne ta "nuit jaune"
Enfin jaune !
T'en a pas marre, toi, de tout ce bleu dans les poèmes ? A croire qu'il n'y a qu'une couleur !
La nuit surtout !

  

On peut être écrivain à temps partiel et poète à plein temps. Même celui qui n'écrit pas. Quant à l'édition d'un texte, ça vaut à peine un paraphe.
(page 81)

Oh, comme c'est mon cas ! A part, peut-être pour la dernière proposition : le plaisir de voir mes textes publiés ! Je ne "cracherai pas dans" le livre/soupe.

 

J'ai enlevé le masque et me suis vu dans le miroir…
J'étais l'enfant d'il y a tant d'années…
Je n'avais pas du tout changé…

                                                           Fernando Pessoa   
                                                                                   (page 82)

 

Récemment, j'ai rêvé que j'étais le fils de Jacques Chirac (il venait de décéder).
Prévenez-moi quand mourra Pessoa.

 

Je déplace des cailloux, je les glisse dans mes poches puis les abandonne, plus loin,
ailleurs sur le chemin, comme un autre rien. Ce n'est pas un dérangement, mais une
manière délicate de désordonner les géographies.
                                                          (page 83)


C'est curieux : je maçonne avec des pierres partout récupérées. Des moellons de granites de couleurs, des marbres ramassés ici ou là, des schistes, des basaltes… Ainsi je voyage en bâtissant et en perdant les géologues.

 

… Ne pas comprendre c'est aussi la poésie.
(page 83)

 Avec force conviction (ce qui m'est inhabituel), j'ai rayé ton mot "aussi", l'ai remplacé par "d'abord" !

 

Racontez-moi où et quand vous avez planté votre dernier arbre.
(page 83)

J'espère bien qu'il en parlera lui-même !

  

Que faites-vous pour promouvoir
votre maison d'édition et la poésie ?
(page 84)

J'écris aux poètes pour dire que je les aime.

  

Il est des combats qu'il ne faudrait jamais
perdre : celui en faveur du point-virgule en
est un. Ambigu pour certains ; archaïque
pour d'autres, le point-virgule est pourtant
un ami précieux
(page 92)

Le point-virgule, indispensable ; même à celui qui écrit sans ponctuation.
La poésie a besoin d'invisibles.

  

Pourquoi la poésie ne peut-elle être
qu'une aventure collective ?
(page 102)

Parce qu'on nait jamais seul à écrire
(cela a sûrement déjà été dit !)

 

Quels sont les différents supports sur lequel
il est possible de laisser des traces poétiques ?
(page 102)

Adolescent, j'aimais bien écrire sur les emballages du Tabac Bleu que je fumais. Je me prenais pour François Villon qui ne fumait sans doute pas - faute de tabac ! C'était mes parchemins.

 

Un été ailleurs / histoire de déserts / blancs ou
brûlant / Le poète se fait voyageur et raconte ses
déserts / Au loin les mots / le poète prend un globe
terrestre et la parole. Loin ou non des tartares…
(page 103)

 

(et si un jour j'écrivais un livre où je placerai ça en épigraphe !)

Pourquoi la photographie
peut-elle être la complice du poète ?
(page 104)

 Les autres poètes (les vrais (!) (?) parfois de travers,
regardent
mon recueil de 32 poèmes et 9 photos.
Ou bien, est-ce 10 photos et 31 poèmes.

 

 ON EST PRIE
De ne pas emmerder le Monde
S.V.P.

Etait le mot imprimé que Guillaume Apollinaire punaisait sur la porte de son bureau comme un mot d'ordre.
(page 105)

 

Pas de bureau ! J'écris sous l'escalier. Il y avait là, autrefois, un lit.
Ma mère y est née, en novembre 1920.

 

"Vous voulez dire "il pleut", écrivez : "il pleut" ; vous voulez
dire "j'ai mal", dites : "j'ai mal"."
(page 108)

Vous découvrirez, alors qu'il pleut vraiment, que vraiment vous avez mal.

 

quelle conversation entretenez-vous
avec un simple caillou ?
(page 109)

Caillou, ça s'écrit presque comme recueil, et je suis justement en train d'écrire un mur.

 

Quelles sont vos collections ?
(page 109)

De cailloux, justement !

 

Que vous racontent les oiseaux ?
(page 110)

 En faisant des mots croisés, ma femme a appris que la cigale "crie-crie" ;
ça n'a pas arrangé sa confiance dans les gens du midi.

 Plus tard en vérifiant, je n'ai pas trouvé ce terme dans la liste des cris d'animaux ;
ça n'a pas arrangé ma confiance dans ceux qui inventent les mots croisés.

 

Les contes, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît.
(page 111)

 Si ton poème ne raconte pas une histoire, ce n'en est pas…

 

Quelle neige êtes-vous ?
(page 112)

Celle de "Tombe et que n'ai-je"

 

Paris, Lyon, Barcelone, Cuba, Saint-Pétersbourg,
comme ce chanteur et voyageur espagnol, poète
aussi, qui confie : "Je suis entre les villes et j'ai
organisé ma vie de sorte
à ne pas savoir d'où je suis."

Pont entre deux rives, fesses entre deux bancs,
cœur entre deux aubes, carreaux brisés entre deux
bises ;

 

D'où êtes-vous ?
(page 113)

"Autour de Negrões
Les villages se nomment
Lamachã
Lavradas
Coimbra da Miõ
Carvalhelhos où coule
Une des plus grandes sources du Portugal
…"

 Extrait de Carnets du Barroso

 

Alors, que cherchons-nous dans le grenier ?
(page 114)

Sûrement la vieille machine à écrire.

 

*************************************************************************************

 

Sur quoi allez-vous écrire un livre ?
(page 118)

Le livre se chargera bien d'écrire sur moi.

 

Voyageur cultivant l'oisiveté avec rigueur et acuité, Hudson
avait pour ambition, entre autres, d'étudier la métaphysique.
Toutefois, la culture du bonheur l'occupant à temps plein,
il n'étudia jamais la métaphysique.
(page 126)

Vivre pour vivre
Le reste est littérature.

 

Note

  1. Pour lecture facile :
    En police Times New Roman normale : texte original d'Eric Poindron
    En police Times New Roman italiques : réponses de Serge Prioul
    En police Times New Roman gras : notes d'explications Serge Prioul
    En plus gros caractères : texte d'Eric Poindron - 2ème partie du livre

 

Présentation de l’auteur




Écrire de la musique « sur » des textes ?

Ma fréquentation de l’univers littéraire est en quelque sorte le déclencheur de cette interrogation. Depuis ma jeunesse, par le biais de lectures puis de rencontres, j’ai côtoyé de nombreux ouvrages de prose et de poésie et recherché le contact d’auteurs et d’autrices.

Ainsi, depuis que j’écris de la musique, j’ai composé une dizaine d’œuvres vocales, des mélodies solistes jusqu’à des pièces pour chœur, le plus souvent d’après des poèmes.

Je dois signaler ma double formation, littéraire et musicale, comme origine possible de cet intérêt. Pourtant, je précise que c’est une carrière de compositeur que je mène actuellement, parallèlement à celle de directeur de conservatoire. D’un point de vue esthétique, ma production musicale s’inscrit dans la lignée des musiques écrites, à qui l’on donne l’étiquette de « contemporaine ».

Plutôt qu’un exposé théorique sur les relations entre texte et musique, j’ai choisi de commenter des exemples concrets tirés de mes compositions, afin de faire sentir ce qui est en jeu dans ce processus de création musicale associant les deux. Mais je propose d’abord de présenter leurs caractères communs, sur lesquels je m’appuie pour composer.

Le premier caractère commun concerne le déroulement temporel, dans lequel tous les deux s’inscrivent : l’énonciation musicale prend en charge, lors de son défilement, l’énoncé du texte, en en suivant l’ordre général, même si cela s’opère avec des répétitions, des transformations de la durée initiale (étirement, diminution), des fragmentations... Les événements musicaux s’insèrent dans une trame rythmique fondée sur la succession chronologique des éléments du texte initial, avec un habillage spécifique.

Ensuite, la voix chantée reprend le « matériel acoustique » des mots, pour en transformer les paramètres plus spécifiquement musicaux de hauteur et de timbre. Là-encore, malgré les métamorphoses sonores qui peuvent brouiller la compréhension immédiate des paroles, le discours avec ses caractères sonores reste la base du traitement musical.

Enfin la mise en musique s’appuie toujours sur les significations du texte, même en cas de mise à distance (valorisation, ironie…). Pourtant, il faut bien comprendre que c’est à ce niveau que s’articule leur différence fondamentale. La musique, comme les autres arts, ne se situe pas à un niveau informatif, démonstratif ou rationnel, mais renvoie à un ressenti émotionnel, elle traduit et véhicule des sensations et des sentiments. Evelyne Andréani emploie à ce propos la tournure « effet de sens » dans « Réseaux de sens entre texte et musique ou polyphonie des codes » (Les polyphonies du texteÉditions Al Dante, pp. 9-20). Tous deux concourent en effet à toucher l’auditeur, mais par des moyens différents.

S’appuyant sur ces caractères communs, la première étape de mon travail de composition consiste en une analyse préalable du texte de départ pour élaborer un matériau musical en partie dérivé, puis pour le mettre en forme.

Le premier exemple, montrant un traitement rythmique, est tiré du poème « Echec » de Marie Denizot (www.maried.sitew.fr), extrait de son recueil Au bout de la nuit / le jour/ nécessairement (Editions Delatour France, 2016), plus précisément du vers 7 :

Sans vouloir te commander, sans vouloir te demander, […]

L’accentuation ordinaire de ce membre de phrase induit un débit binaire régulier que l’on peut figurer ainsi en mettant en gras les syllabes accentuées et en découpant la phrase par groupe de deux syllabes : sans vou-/ loir te / comman- /der. Le traitement rythmique choisi va transformer cette impression de régularité de façon à donner la figure suivante : « sansvouloir te /comman-/ der », qui se note en écriture musicale avec quatre doubles croches suivies de deux croches et d’une noire.

Ce changement a consisté à réduire le nombre des accents, en doublant la vitesse des quatre premières syllabes (« sansvouloir te »). Ainsi ce groupe de quatre syllabes occupera la même durée que le deuxième groupe à deux syllabes (« comman-), avec l’utilisation d’une figure rythmique en double croche au lieu de croche). Par voie de conséquence, il a également fait rentrer le vers dans une mesure à trois temps. Ainsi non seulement les valeurs rapides du départ dynamisent le vers, mais la nouvelle organisation lui donne surtout une impulsion de giration, de tournoiement (la mesure choisie à ¾ est caractéristique des formes dansées comme la valse).

Après ce premier exemple, il est temps de s’interroger : pourquoi écrire de la musique « sur » un texte ? En y recourant, le compositeur obéit souvent à une logique d’emprunt d’une thématique, voire d’une cause (c’est le propre de la musique « engagée ») ou d’un canevas sur lequel s’appuyer, comme dans le cas de l’opéra. Au point qu’on devrait dire non pas écrire « sur » des textes, mais « d’après » des textes. Pourtant, le compositeur peut être motivé par l’envie de collaborer plus étroitement avec un autre créateur, aller au-devant d’autres formes d’expressions, essayer de partager une méthode commune face à des disciplines et à des matériaux différents.

Et en pareil cas, le choix de l’œuvre acquiert de l’importance, avec une attention accrue portée sur les aspects formels de ce texte. Le deuxième exemple va précisément montrer comment mon étude acoustique de ce poème a déterminé en partie mon élaboration du matériau musical jusqu’à en influencer la forme.

Il s’agit de la mise en musique très récente (printemps 2020) du poème « Vanité des vanités » d’Isabelle Poncet-Rimaud (www.isabelleponcet-rimaud.com) tiré de son recueil Entre les Cils (Jacques André éditeur, Lyon, 2018), dont voici le début :

 

Vanité des vanités !
La terre patiente
La terre attend.
Mais l’homme (…)

 

Le premier mot « vanité », qui introduit de suite le lecteur dans la thématique de la fatuité de l’homme (en opposition avec la nature) comporte la succession des trois voyelles « a » / « i » / « é », qui figurent parmi les plus utilisées du texte (« a » avec 12 occurrences, « i » avec 8 occurrences et « é » avec 6 occurrences).

Sans entrer dans la complexité des mécanismes en jeu, dans la prononciation des voyelles, des mouvements se produisent dans l’appareil phonatoire du locuteur et du chanteur selon les trois axes d’un « triangle vocalique » sur lesquelles se rangent les différentes voyelles. (Pour tous les éléments techniques de la phonétique, je renvoie à l’ouvrage classique Eléments de linguistique générale, André Martinet, Armand Colin 1980).

Cela m’a suggéré par mimétisme un mouvement mélodique ascendant du « a » au « i » puis descendant au « é » dans le pentatonique de sol mineur. Chanter une telle courbe devient aisé pour la chanteuse, parce que correspondant en partie à une réalité physiologique. L’intérêt qui en découle est de permettre à la chanteuse d’accorder plus d’importance à l’expression et à l’interprétation.

Concernant l’étude des consonnes, il est facile de remarquer qu’aux vers 2 et 3 s’y concentre l’occlusive sourde « t », dans le mot « terre », répété, mais aussi dans les verbes « patiente » et « attend ». Elle était, du reste, déjà présente dans le premier mot étudié. Et s’y retrouvent aussi la voyelle « a » répétée et sa nasalisation « en ». Pour le « traduire » en musique, j’ai choisi un registre plutôt grave, avec un débit entrecoupé de silence, saccadé, pour faire ressentir une impression d’attente, comme le montre l’extrait correspondant de la partition.

Extrait (mesures 9 - 24) de Vanité des vanités de Damien Charron sur un poème d'Isabelle Poncet-Rimaud.

Cette recherche de détail peut aussi influencer la forme générale. L’étude de la répartition des voyelles a montré que les trois voyelles déjà relevées (« a » « i » « é ») apparaissaient surtout au début puis à la fin du poème. Ainsi cette succession (qu’on peut représenter par le schéma a-b-a) m’a poussé à adopter une forme générale en arche (a-b-c-b-a) appliquée à l’œuvre, car correspondant dans les grandes lignes à la trajectoire du poème.

Mon troisième exemple est tiré d’une composition encore en chantier à partir du texte en prose Damnatio memoriae de Marilyne Bertoncini (http://minotaura.unblog.fr/). A l’analyse ressortent trois thématiques structurantes : l’effacement, la mémoire et la transformation de la « trace » mémorielle en « signe » à interpréter.

La première, l’effacement, surgit dès l’ouverture du texte sous une forme anaphorique : « tout s’efface, tout s’absente ». Pour figurer cette thématique, j’ai écrit une ritournelle constituée de trois notes conjointes descendantes, sur un rythme ternaire, et présentée trois fois dans des formes différentes. Ce motif est écrit dans une échelle particulièrement expressive (le deuxième des modes « à transposition limitée », alternant des tons et des demi-tons) et commence par la note ré, note polaire de la pièce, tel que cela apparait sur l’extrait de la partition.

Extrait (mesures 1 à 4) de Damnatio memoriae de Damien Charron sur un poème de Marilyne Bertoncini.

Sur cette thématique principale est greffé un motif secondaire dérivé, la disparition. Il est incarné par une descente rapide de l’aigu au grave : lors de sa première apparition, il prend la forme d’un trait mélodique rapide qui descend par degrés conjoints, puis se transforme en arpège brisé de septième diminuée. La parenté avec le motif principal est évidente : ligne mélodique descendante, mais au lieu d’être limité à un seul registre, le trait se déploie de l’aigu jusqu’au grave, et dans une vitesse vertigineuse.

Le thème de la mémoire, lui, est construit sur une mélodie célèbre de carillon anglais, transformée harmoniquement par la superposition des tonalités de Do majeur, Mi bémol Majeur et La Majeur. Ainsi métamorphosé, ce thème évoque chez l’auditeur un air connu, mais difficile à identifier. En mimant en quelque sorte le processus de la réminiscence.

Enfin, le motif musical correspondant à la transformation de la « trace » mémorielle en « signe » à interpréter est rendu par un son tenu (appelé pédale) hésitant entre les notes sol et sol#, en cultivant l’ambiguïté harmonique entre un quatrième degré du ton de ré (sol) ou un cinquième degré abaissé (sol#) faisant office de sensible.

L’illustration sonore proposée (encore au stade de maquette de l’œuvre, en cours d’écriture) permet d’écouter l’enchainement de ces différents motifs lors de la première minute de l’œuvre.   

Damnatio memoriae, extrait d'un travail en cours, Texte de Marilyne Bertoncini, adaptation musicale Damien Charron.

Ces quelques exemples avaient pour ambition de faire sentir les mécanismes de la création musicale à partir de textes : valorisation d’une matière sonore initiale, accomplissement subjectif du traitement temporel, incarnation émotionnelle de l’horizon sémantique. Ma démarche de compositeur part d’un choix fondé sur l’intuition, mais privilégie dans la majorité des cas, des textes d’auteurs ou d’autrices vivants. Le processus de la création se nourrit alors d’allers et retours constants, qui construisent sur la durée des complicités artistiques souvent fécondes. Cette forme de compagnonnage avec les auteurs et les autrices me plait. Est-il plus beau remerciement que de leur témoigner chez eux l’attrait que leur art exerce sur moi ?

Image de une : Page de la partition du Prélude et fugue en si mineur pour orgue de Jean-Sébastien Bach, Encyclopédie Larousse en ligne.




Eloge de la lecture

(Texte inédit d'une conférence donnée à l'Alliance française d'Aoste)

 

Je suis un écrivain, c'est-à-dire un homme qui vit au milieu des livres et qui les aime assez pour avoir envie d’en écrire à son tour.

 

Mais j’appartiens à cette génération, née au début des années cinquante, qui a assisté tour à tour au développement de la télévision et à celui de l’informatique. Ce qui signifie que je suis sensible à ce que le sociologue canadien Mac Luhan a appelé le passage de la galaxie Gutemberg à la galaxie Marconi, c’est à dire de la civilisation de l’écrit à la civilisation de l’image, ou, plus récente encore, de l’ordinateur et du CD Rom. En dépit de mon propre travail, mon rapport aux livres est instable, incertain, inquiet, comme celui de la plupart de mes contemporains. Quand j’ouvre, par exemple, une histoire de la littérature du début du XXème siècle et quand je regarde les photos de Proust, de Gide ou de Valéry, il me semble que tous ces écrivains sont d’un autre siècle: ils représentent ces  purs hommes des livres que nous ne sommes plus, que peut-être nous ne pouvons plus être. Des “Hommes de Lettres”. Ils semblent appartenir encore, jusque dans les détails de leur physionomie ou de leur allure, (avec leurs costumes sombres et leurs grosses lunettes d’écaille), à un temps sur lequel l’écrit régnait. Je les regarde donc avec une sorte de curiosité mêlée de nostalgie, et je me sentirais très étranger à ces visages pensifs, sérieux et lointains, s’il n’y avait précisément leurs livres pour maintenir le contact entre leur temps et le nôtre. Leurs images me séparent d’eux, mais leurs écrits m’en rapprochent. Et c’est justement de ce mystère que je voudrais aujourd’hui parler en essayant de préciser en quoi consiste la compagnie des livres et le mystère de la lecture.

 

La lecture est une compagnie

 

Car la lecture, pour commencer, est une compagnie. Dans la solitude et l’oisiveté, le livre vient inscrire une présence : il apporte avec lui un monde, des paysages, des personnages, des voix, des affections et des pensées. Il remplit le vide, il fait oublier l’isolement. Il est, comme l’observait Victor Hugo dans Notre Dame de Paris l’instrument “le plus simple, le plus commode, le plus praticable à tous”. J’ai envie d’ajouter “le plus fidèle”, car le livre ne trahit pas, il ne tombe pas en panne, sauf si vous manquez de désir à son endroit. Il ne vous laisse pas tomber, il reste disponible, il suffit de l’ouvrir pour que la conversation s’engage silencieusement et que l’isolement soit rompu.

Souvenez-vous du mot célèbre de Descartes : “La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs.” C’est bien là, en effet, l’un des premiers miracles opérés par le livre : nous permettre de converser avec Rousseau, Flaubert ou Malraux en dépit de leur disparition. Comme si le temps était aboli, comme si la mort était vaincue, et cela par la seule grâce de quelques pages imprimées. Quand je lis les Confessions de Rousseau, la Correspondance de Flaubert ou les Antimémoires de Malraux, j’entends la voix de ces écrivains et c’est ma propre réflexion qui discute avec la leur, comme s’ils étaient présents. Un écrivain est alors une sorte d’hôte invisible qui vous ouvre sa porte, vous invite à vous asseoir, vous offre à boire et à manger, vous parle de sa vie propre et vous aide à mieux comprendre la vôtre.

Fernand Léger, La lecture, 1924.

 

Si l’écrivain est un hôte, son livre est alors comme une chambre d’ami où l’on vous accueille pour la nuit, ou comme une simple chambre d’hôtel, apparemment vide, mais toute pleine en vérité de la mémoire de ceux qui sont venus y dormir avant vous. Cette mémoire, c’est l’imaginaire même de l’auteur, réveillé par l’imaginaire du lecteur, venant se mélanger et se confronter à lui. Pour comprendre cela, il faudrait imaginer une banale chambre d’hôtel de province, où le sommeil aurait la vertu de faire réapparaître les songes de tous ceux qui se sont couchés là avant vous. Comme si vous parveniez à faire sortir d’un lit la mémoire des corps qui s’y sont endormis, et du papier peint collé sur les murs celle des regards qui l’ont observé. (Marcel Proust a écrit à ce sujet une très belle page). La lecture est cette chambre dans laquelle on viendrait à la rencontre de la vie même, en perdant ses propres repères et en mélangeant un moment ses pensées à celles de personnes inconnues. Ainsi est-elle une sorte de “libre promiscuité”. Elle donne accès à une vie nue et toute secrète, elle conduit à se confier les uns aux autres des êtres qui pourtant ne se connaissent ni ne se voient. 

De même que leur auteur, les personnages des livres sont d’invisibles compagnons adoptifs. De sorte que vous pouvez songer aux livres que vous n’avez pas encore lus comme à des personnes inconnues qui quelque part attendent de vous rencontrer, avec leur histoire, leurs idées et leurs sentiments propres qui sont aussi les vôtres, ou qui attendent de se révéler à vous pour que vous les fassiez vôtres, et pour que vous vous découvriez en eux. Les livres que vous n’avez pas encore lus sont des histoires d’amour que vous n’avez pas encore vécues.

 

La lecture est une histoire d’amour

 

Car la lecture est aussi une histoire d’amour. Chacun de nous aime certains livres plus que d’autres. Pourquoi ? On ne sait pas toujours le dire. Peut-être parce qu’ils nous ressemblent, ou, au contraire, parce qu’ils sont très différents de nous. On peut aimer certains livres jusqu’à la folie. On peut leur vouer une passion exclusive. Ainsi Julien Gracq confie-t-il que Le Rouge et le Noir a été en littérature son “premier amour, sauvage, ébloui, exclusif et tel (qu’il) ne peut le comparer à aucun autre”. On peut, comme dans une histoire d’amour avec une personne, aimer passionnément un livre à un moment donné, puis s’en détacher. Ce qui veut dire que les livres sont des moments de notre vie, des particules de notre histoire.

 

Nous pouvons également observer que nous aimons tel écrivain, sans le connaître, juste pour l’avoir lu. Nous imaginons en effet, à partir d’une écriture et d’un imaginaire, l’être même qui nous les offre et nous attribuons volontiers à l’écrivain des qualités de ses héros. C’est là une simplification abusive qui participe de ce phénomène identificatoire qu’est la lecture, mais qui me semble surtout révéler l’appétit de confiance et de beauté qu’elle traduit. 

La lecture est alors une sorte d’amitié pure. Puisqu’elle s’adresse à des absents, elle ne se trouve entachée par aucun des embarras qui affectent nos relations avec les êtres réels que nous connaissonsParadoxalement donc, cette amitié toute verbale qu’est la lecture est une “amitié sans phrases”, “sincère”, “désintéressée”, et qui naît et se développe dans le silence. L’une des choses les plus étranges, pour un écrivain, est sans doute d’imaginer les invisibles liens qui l’attachent, sans même qu’il le sache, à des personnes qu’il ne connaît pas et qui pourtant peuvent lui être plus proches que celles qu’il fréquente réellement.

 

La lecture est une relation 

 

La lecture constitue donc un curieux système de relations. Elle met les êtres en communication les uns avec les autres sur un mode qui n’est pas très éloigné de celui de la prière. Le lecteur, en effet, attend de l’écrivain qu’il lui apprenne sur lui-même quelque vérité, qu’il l’aide à comprendre la vie, et qu’il opère une sorte de révélation. Proust, par exemple, raconte de manière amusante, comment, enfant, il adorait Le Capitaine Fracasse au point d’espérer que la lecture d’autres livres de Théophile Gautier lui permettrait de savoir s’il avait “plus de chance d’arriver à la vérité en redoublant ou non (sa) sixième et en étant plus tard diplomate ou avocat à la Cour de Cassation.” Nous retrouvons là une manifestation de ce singulier pacte de confiance, ou de cet appétit d’amour que devient la lecture quand elle est pleinement vécue.

 

Cette relation, si passionnée soit-elle, demeure une chimère, mais il est certain que sa force vient de là : c’est parce que le lecteur ne connaît pas l’écrivain qu’il peut le lire avec une telle avidité. De même, il me semble que l’écrivain ne peut lui-même véritablement écrire qu’à la condition de ne pas connaître ses lecteurs. Il lui faut, en un sens, parler dans le vide, ou plutôt faire dans la solitude des gestes en directions de ses semblables inconnus pour que s’accomplisse le prodige de la création littéraire. Et ce prodige, précisément, consiste à mettre des mots en relation les uns avec les autres, ou encore, à travers eux, de rapprocher des choses qui sans eux demeureraient séparés. Un livre est une affaire de liens, un réseau, un ensemble de pages cousues ensemble, un tissage de mots et de phrases. C’est donc de part en part que l’écriture est relation : relation entre les choses, relation entre les mots, relation de l’auteur avec des lecteurs inconnus, et relation enfin des lecteurs avec le monde même que l’auteur a inventé, voire relation des lecteurs avec eux-mêmes grâce à ce puissant médium qu’est le livre. Car cet ensemble de relations, dans la mesure où il porte sur des objets et des créatures absents, dans la mesure où il n’est que langage, ne construit en définitive rien d’autre qu’une relation entre soi et soi. C’est vrai pour l’écrivain qui se découvre lui-même dans l’écriture en s’adressant à des inconnus; c’est vrai pour le lecteur qui se comprend et qui s’éclaire dans la lecture au moyen de cet instrument magique qu’est le livre.

 

La lecture est un transport

On parle souvent de la magie de la lecture. Cette magie, nous la connaissons tous, elle tient à cette capacité étrange que possèdent les livres de nous transporter, comme sur un tapis volant ou une machine à visiter le temps, dans un autre espace et un autre temps. La lecture met en mouvement notre imagination, nous fait oublier où nous sommes, qui nous sommes, en quel temps nous vivons et quels sont nos soucis. Et cependant, tel est le paradoxe essentiel, cette activité qui nous écarte du monde réel est aussi celle qui nous le fait découvrir et connaître, cette activité qui nous fait oublier qui nous sommes est aussi celle qui nous permet d’apprivoiser nos propres secrets. Autant qu’une distraction, la lecture est un apprentissage, mais un apprentissage du sein même de la distraction, comme si nos défenses, nos protections, les barrages que nous opposons habituellement à la perception de l’essence même des choses étaient en quelque manière déjoués ou rompus par le charme singulier des livres. Je dirais que si la lecture nous apprend des choses, c’est toujours plus ou moins malgré nous.

Ces connaissances que les livres nous apportent, ce sont avant tout des ouvertures sur des mondes auxquels nous n’aurions pas accès. Comme le disait Ruskin, on peut grâce à un livre “avoir une fois dans sa vie le privilège d’arrêter le regard d’une reine.”  Ce même pouvoir d’irréalisation, direz-vous, le cinéma le possède, et nous pouvons également accéder grâce à lui à des univers qui nous sont inconnus. Il serait stupide de le contester. Mais la puissance ou la magie de la lecture tient, par rapport à lui, à son étonnante économie de moyens : juste de petits signes noirs sur du papier blanc. Il n’y a pas d’acteur qui vient faire écran entre nous et le personnage qu’il incarne. Personne ne nous impose son visage quand nous lisons un livre. Tout se passe dans notre tête, et tout s’organise en fonction de notre personnalité propre. Au cinéma, il nous arriverait plutôt d’oublier le personnage au profit de l’acteur. Ce n’est bientôt plus Mme Bovary que nous regardons, mais telle ou telle actrice dont nous savons qu’elle a tourné dans tel ou tel autre film, ou qu’elle est mariée avec tel ou tel producteur, ou qu’elle vient de sortir un disque, etc, etc... Notre imagination se trouve alors parasitée par quantité d’éléments secondaires qui n’ont aucun rapport avec l’oeuvre proprement dite. Le phénomène identificatoire est dévié ou perverti. Et surtout, nous ne sommes plus libres de donner à notre héroïne le visage même de nos désirs.

C’est ici, à nouveau, la pureté de la lecture que je souligne, autant que sa docilité. Et pour accentuer encore cette idée, j’aborderai un autre aspect qui est la relation entre lecture et mémoire.

 

La lecture est une mémoire

 

Proust a célébré la beauté des lectures enfantines. Ce sont à coup sûr les plus émouvantes, car ce furent les premières. Chacun se souvient des premières histoires qu’on lui a lues. Et si leur souvenir est si touchant, c’est qu’elles associent quatre choses : la présence d’une voix maternelle, le cérémonial du coucher, la découverte progressive du langage, les premières échappées de l’imagination vers des mondes inconnus. Cette mémoire-là, on pourrait l’appeler la mémoire du bonheur.

Mais Proust a surtout observé que ces lectures enfantines ont déposé en nous, plus que le souvenir de leurs histoires, celui “des lieux et des jours où nous les avons faites”. C’est dire que les livres ont ici parfaitement rempli leur office : ils nous ont séduit pour s’effacer ensuite devant quelque chose d’infiniment plus précieux qu’eux-mêmes qui est la vie. Ils ont représenté de tels moments de bonheur que le souvenir de leur entourage l’emporte sur celui de leur contenu, ou plutôt que leur entourage s’est amalgamé avec leur contenu. Si je sors du grenier tel vieux livre d’histoires que ma mère me lisait lorsque j’étais enfant, ce n’est pas la mémoire de l’histoire qui me revient, mais le souvenir même de ma mère.

Ainsi pourrions-nous dire que la lecture fixe l’enfance. Elle en sauve, elle en imprime au sens propre la mémoire. Curieusement, les endroits où nous sommes allés, les maisons dans lesquelles nous avons vécu, les chambres où parfois nous nous sommes endormis, resteraient moins gravés dans notre mémoire si le souvenir des livres (c.a.d. d’une vie imaginaire) n’y était lié. Encore une fois, c’est un détour par l’imagination, c’est-à-dire par ce qui n’existe pas, qui permet notre relation au réel et qui la sauve ou l’accomplit.

La lecture est donc ce sortilège qui, loin de se fermer sur soi-même, s’ouvre sur autre chose que soi-même. Elle est une forme d’expansion.

 

La lecture est une expansion

 

On pourrait la définir à travers l’image d’une fleur sèche qui reprend vie quand on l’arrose, ou d’une fleur en papier pliée qui se déplie dans l’eau.

Car un livre c’est d’abord un volume clos qui se déplie puis se replie et se range : cela est vrai pour sa réalité physique comme pour sa vie imaginaire. Une page imprimée est un espace restreint, austère, d’allure rébarbative même, mais qui se dilate étrangement dans l’esprit qui en fait la lecture. Celle-ci consiste donc dans un curieux phénomène d’expansion et de conversion de la page imprimée.  Si vous observez une personne en train de lire, vous verrez quelqu’un d’infiniment concentré, qui ne se préoccupe plus de ce qui se passe autour de lui, et dont toute l’attention est requise par une succession de lignes noires de petite dimension. Or, ce qui se passe dans la tête de cette personne est précisément tout le contraire de ce que son apparence laisse entrevoir : un voyage à travers l’espace et le temps, une sollicitation des sens et des émotions, une vie intense mais invisible. Il y a dans la lecture quelque chose de jubilatoire qui tient sans doute à ce violent contraste entre la modestie de l’objet et sa puissance d’évocation. Le lecteur est quelqu’un qui se déplie de l’intérieur et qui s’épanouit sans même que bouge un seul muscle de son visage.

La lecture est une expansion car elle est aussi une traduction. Elle consiste à détailler et interpréter des signes et des scènes, tout comme l’écriture consiste à détailler et interpréter le monde. Lire, c’est donc recouvrer le sens du détail. Et faire ainsi sortir de sa compacité et de son inertie...

Ce déploiement que le livre permet, je le caractériserais alors comme un emboîtement de lectures. En effet, on ne lit pas seulement l’ouvrage que l’on tient entre les mains. La lecture que l’écrivain a fait du monde se trouve prise dans celle que le lecteur fait du livre. Et cet emboîtement de lectures est aussi un emboîtement d’écritures, puisque l’écrivain est aussi un homme qui a lu et qui a aimé les livres. Comme le disait Claude Simon dans son discours de Stockholm, “c’est le désir d’écrire suscité par la fascination de la chose écrite qui fait l’écrivain”. De sorte que le lecteur, en même temps qu’il fait travailler son propre esprit ou son propre imaginaire, est reçu dans la communauté même des écrivains par son amour du livre.

 

La lecture est une écriture libre

J’irais alors jusqu’à dire que la lecture elle-même est une écriture. La vie imaginaire du lecteur constitue en effet un travail d’écriture interne symétrique dans sa tête de celui qu’a produit avant lui l’écrivain. Le lecteur ne se contente pas de déchiffrer, il crée. Selon Sartre, “le lecteur a conscience de dévoiler et de créer à la fois, de dévoiler en créant.” La lecture en effet est une invention, une projection, une recomposition personnelle. Pour chacun de nous les mots ont une histoire différente. Ils renvoient à des réalités différentes, ils portent la marque de perceptions et d’expériences tout à fait singulières. Chacun de nous possède par ailleurs sa syntaxe personnelle, c’est-à-dire sa manière propre d’articuler les images et les pensées les unes aux autres, selon son rythme propre. 

Encore une fois, au cinéma, je ne possède pas cette même liberté : je suis mené de bout en bout par l’enchaînement des plans et des séquences, je ne peux pas m’en sortir, je ne peux pas laisser mon esprit suivre ses propres méandres, je ne peux pas ajouter mes propres chapitres rêveurs à l’histoire. Le film, surtout s’il est réussi, me happe et me maintient en son pouvoir. Il y a en lui quelque chose de totalitaire (ce qui explique que nous puissions passer des heures à regarder des navets). 

Dans un article du Monde de 1981, Bertrand Poirot-Delpech opposait la liberté de la lecture à “la dictature poisseuse de l’image identique pour tous”. Il y a en effet une univocité de l’image qui s’impose avant tout à l’oeil par son évidence. Une image, ça se regarde, mais ça ne se discute pas, car ça ne montre que ce que ça veut montrer, et ça ne dissimule que ce que ça veut dissimuler. Flaubert disait : “Une femme dessinée ressemble à une femme voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes.”

 

Dès lors, la valeur de la lecture, qui est une compagnie, tient paradoxalement à la solitude dans laquelle elle nous laisse. Nous ne sommes pas en présence des êtres dont nous lisons l’histoire ni des choses ou des mondes qui nous sont offerts. Nous demeurons libres de notre rythme, de nos pensées, de nos écarts, de notre “quant-à-soi”.

La fécondité même de la lecture tient donc à cette liberté qu’elle ne brise pas, mais accroît au contraire, puisqu’elle excite notre conscience et toutes nos facultés intellectuelles. Selon Jean-Paul Sartre, “l’auteur écrit pour s’adresser à la liberté des lecteurs et il la requiert de faire exister son oeuvre.” La lecture se définit alors comme “un pacte de générosité entre l’auteur et le lecteur”. C’est ainsi que deux êtres qui ne se connaissent pas se donnent mutuellement la vie : le lecteur fait exister l’écrivain qui, de son côté, aide son lecteur à mieux se connaître et mieux vivre.

 

La lecture est une découverte de soi

 

C’est ici le moment de rappeler le célèbre mot de Proust : “En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage d’un écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans le livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même.”

Pour illustrer cette idée par une toute autre image, je dirais que chaque livre est semblable à une écorce dont chaque lecteur tour à tour serait l’arbre. Le lecteur seul ramène de la vie sous l’écorce.C’est la lecture qui est la sève.

En latin “liber” signifie écorce et livre, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’à l’origine on écrivait sur l’écorce de certains arbres1. Mais “liber” en latin veut également dire “libre”, “enfant” et “vin” : que la lecture soit une boisson qui donne de la force, une ivresse, une enfance et une liberté.

Cette sorte de philtre qu’est la lecture vient restaurer une confiance en l’idéalité du langage. Cet idéal que nous recherchons et que nous nous désolons de ne pouvoir retrouver nulle part, les livres en restaurent en nous l’idée, à cause de leur beauté même.  N’est-il pas vrai que l’on attend toujours plus ou moins d’eux qu’ils viennent nous livrer la clef de la vie ou tout au moins qu’ils nous en rendent le goût.

Ainsi que l’observe Proust, le propre des livres est de “nous donner des désirs”. Ce qui est conclusions pour l’auteur devient incitation pour le lecteur.

La lecture n’est pas une fin, mais un commencement. Elle n’est pas une fuite, mais une rencontre. 

 

  ***

 

Montaigne : “faire lire un enfant, ce n’est pas emplir un vase, c’est allumer un feu.”

 

Je ne voudrais pas conclure cette apologie sans rappeler combien les écrivains ont célébré la vie et combien celle-ci leur paraît préférable à la beauté même qu’ils produisent. Gide, par exemple, critique dans Les Faux Monnayeurs l’un de ses personnages en disant de lui : “Il a trop lu déjà, trop retenu et beaucoup plus appris par les livres que par la vie.” Ou encore, dans les Nourritures terrestres, cette phrase que je cite de mémoire : “il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux, je veux que mes pieds nus le sentent.”

Faut-il donc craindre de perdre dans les livres le goût de la vie ? Je ne le crois pas. Les livres sont des instruments simples et dociles qui n’aspirent eux-mêmes en fin de compte qu’à s’effacer, une fois leur office accompli, devant la vie même qu’ils nous ont aidé à mieux percevoir. Les livres viennent répondre au besoin qu’on en éprouve. Ils sont ce qu’on en fait. Ils ne s’imposent pas à nous et nous tombent des mains si nous n’en voulons pas. 

Je ne crois pas non plus qu’il soit souhaitable de passer sa vie dans une bibliothèque. Il me semble plutôt que la position la plus juste est celle qui conduit à circuler entre le dehors et le dedans, entre la vie réelle et la vie rêvée, entre le côté des choses et le côté des mots, entre l’expérience de la vie et sa compréhension ou sa décantation dans l’écriture. Paul Valéry disait “Tout homme est fait d’une maison et d’une abeille”. J’aime cette image, qui vaut pour l’écrivain comme pour tout individu, car elle souligne à la fois la mobilité de l’être humain et son besoin d’immobilité, de travail, de repli sur soi et de compréhension. Ce battement de la vie est aussi un battement de cœur. 

Note 

[1]. Voir Michel Tournier, Petites proses,  Gallimard, “Folio”, 1986, p. 165.

Ecrire la poésie, (1/5) : Un devoir à chercher, avec Jean-Michel Maulpoix. Les Chemins de la connaissance Émission diffusée sur France Culture le 07.03.2005. Par Jacques Munier et Christine Berlamont.

Image de une :  Kees Van Dongen, La Lecture, 1911.




Søren & le Poète

Etre poète, c’est avoir un espace de création qui vous est propre, une poétique intensément réfléchie, c’est parfois « vivre en poète » : il s’agit de présenter au monde une figure distincte. Il faut pour cela innover.

Y aurait-il dès lors quelque utilité à se confronter aux grands esprits des siècles passés dont le contact puisse être une invitation à se remettre en question ?  Une voix susurre qu’à toute époque – et encore plus, peut-être, dans les temps que nous traversons – le temps qui reste est court et qu’il faut le consacrer à la fréquentation de grands prédécesseurs. Jeune ou vieux,  Picasso copie et recopie Velasquez. Ici, l’inspirateur sera Kierkegaard.

Kierkegaard est connu comme philosophe et théologien plutôt que comme poète. Cependant sa réflexion ainsi que son écriture évoquent à maintes reprises la figure du poète, le lieu de la poésie, la définition d’une poétique et ce qu’est vivre poétiquement en découvrant dans son existence les motifs, mais aussi les mobiles, d’une poésie.

 Même si lui-même s’est abreuvé aux sources du romantisme, sa propre recherche du vrai confère à sa vision de la poésie une tonalité moderne.

Portrait du philosophe danois Soren Kierkegaard (1813-1855).
Dessin non daté de son frère.
Crédits : Getty - Getty

Motifs romantiques, tonalité moderne

Que Kierkegaard s’inscrive dès ses débuts dans la lignée romantique, on en jugera par ceci :

Mon chagrin est mon château, perché comme un nid d’aigles à la cime des monts, parmi les nuages ; personne ne peut l’assaillir. C’est de là que je m’envole pour descendre dans la réalité et saisir ma proie. Mais je ne reste pas en bas, je rapporte ma proie chez moi, et cette proie, c’est un motif que j’insère dans les motifs des tapisseries de mon château. Alors je vis comme un mort. Tout ce qui a été vécu, je le plonge dans le baptême de l’oubli pour l’éternité du souvenir. Tout ce qui est fini et accidentel est oublié et effacé ; Alors, je demeure comme un vieillard grisonnant, pensif, et j’explique les motifs d’une voix douce, presque chuchotante, et à mes côtés siège un enfant qui écoute, bien qu’il se rappelle tout avant que je l’aie raconté.1

Ce texte, qui a toute l’allure d’un poème en prose, est issu des Diapsalmata (Refrains de  psaumes)2. Le titre est suggestif : il évoque une composition qui serait une succession d’intermèdes et se tiendrait ainsi à la limite de l’écriture et du chant. C’est par ce recueil d’aphorismes que s’inaugure la carrière littéraire de Kierkegaard. Dès cet extrait, un terme retient l’attention, celui de motif. Qu’il soit pris au sens pictural d’ornement ou bien sous son acception de phrase musicale, le terme suggère des dessins ou des schèmes dont la répétition, même  irrégulière, assure l’unité de l’ouvrage. Rien n’est plus approprié que cette recherche de cohérence pour un recueil de fragments dont Kierkegaard affirme que leur succession tient au hasard et qu’ils peuvent se contredire. Le terme de diapsalmata est en harmonie avec l’orientation d’une publication en deux parties dont la première est censée avoir été trouvée dans les papiers de A, tenant d’un mode de vie esthétique, tandis que la seconde, due à la plume de B, concerne l’éthique.

 

Le propre du poète, selon l’extrait cité, est de rapporter de ses randonnées des motifs  et, inspiré par eux, de tisser ses tapisseries. Ceux qu’il énumère s’inscrivent bien dans l’imagerie romantique du poète mélancolique vivant dans un décor gothique fait d’un château perché, d’oiseau de proie, de tapisseries. Ce sont des motifs énigmatiques dont il convient de déchiffrer le sens par une sorte d’alchimie « baptismale » qui sélectionne par l’oubli ce qui demeurera dans le souvenir – et que mène un doublon de vieillard grisonnant et de poète-enfant héritier d’Ossian. Alors celui qui dit « je vis comme un mort » est introduit dans « l’éternité du souvenir ». S’accumulent ainsi des alliances de contraires : vie et mort, aigle et seigneur, oubli et souvenir, vieillard et enfant. Planent des ombres d’oxymores, signes avérés d’une présence sacrée.

Soren Kierkegaard, What is the poet ? Khurram Ellahi (Social Scientist)

Le personnage des Diapsalmata que Kierkegaard appelle A, affiche les traits distinctifs du poète romantique : tourments dans le cœur, musique sur les lèvres. My sorrow is my castle : son confident le plus intime est sa mélancolie (d’où il tire parfois un sens certain du comique). Tel Apis éclairé par la lune dès sa conception, il se bat contre des figures nocturnes, pâles, exsangues. La topologie romantique est ainsi surreprésentée, et ce jusqu’au goût de A pour le cor, évocation moyenâgeuse. Du cor il retient, là encore, « ses motifs pleins de poésie » : l’intensité du son en signale la distance et obéit ainsi au précepte de Novalis : « à distance, tout devient poésie » ; de surcroît, on n’est jamais sûr de tirer du cor le même son, il est imprévisible comme se doit de l’être la voix du poète.

Outre l’imprévisibilité des motifs, une autre chose donne à ce diapsalma une tonalité moderne, c’est la notation « je m’envole pour descendre dans la réalité ». Or la réalité s’oppose au souvenir et le souvenir est néfaste. Qui s’enferme dans le souvenir, on l’a vu, est tel un mort, déjà entré dans l’éternité : il est un mort-vivant. Une poésie fondée sur le seul souvenir mythifie, mystifie  et s’épuise : « mon âme est atone et sans forces, (…) mon âme a perdu le sens du possible »3. Au lieu d’être habité de tous les désirs que la vie suscite, l’esprit – par la force de l’oubli qui est la contrepartie du souvenir – se concentre sur le premier désir, voudrait revenir à cet éden et s’y cantonner. Le réel cède la place au rêve. Ainsi passe-t-on à côté de la beauté du monde et de sa réalité :

Le soleil brille, beau et gai, dans ma chambre ; la fenêtre de la pièce voisine est ouverte ; dans la rue, tout est tranquille, c’est dimanche après-midi ; j’entends nettement devant la fenêtre d’une cour voisine – la fenêtre où habite la belle jeune fille – une alouette lancer ses trilles ; là-bas, dans une rue éloignée, j’entends un homme qui crie pour vendre ses crevettes. L’air est très chaud, et pourtant la ville entière est comme morte. – Alors, je me rappelle ma jeunesse et mon premier amour – en ce temps-là, j’étais plein de désirs ; maintenant, je ne désire plus que mon premier désir. Qu’est-ce que la jeunesse ? Un rêve.4

L’intéressant : vérité de l’instant ou vérité dans la durée

Pourtant un personnage entend vivre poétiquement, échapper à la tutelle du souvenir et trouver l’intéressant dans la vie qu’il mène. Tels sont ses mobiles. Par une sorte d’adieu au romantisme, il rejette toute nostalgie. Il s’agit de Joannes, le héros du Journal du séducteur. L’intéressant se situe à la frontière de deux modes de vie, l’esthétique et l’éthique.  C’est là que l’auteur du Journal s’est fixé pour tâche de représenter le vécu en son point de plus haute tension dramatique – et non dans sa durée. Son récit est rédigé « au subjonctif » en ce que, loin d’énoncer les choses telles qu’elles sont, il les plonge dans un bain d’irréalité ou d’incertitude. Ce que son écriture comporte de poétique n’appartient pas stricto sensu à la réalité. Elle a néanmoins fort à faire avec elle ; car la vie réelle est là comme un stimulant de l’exaltation poétique. Le monde de la poésie est pour lui celui du pathos – c’est-à-dire de la passion douloureuse –, du verbe déchaîné et, s’il est dramaturge, de l’arbitraire de la fiction.

Cependant, écrit Kierkegaard, « la vérité dans la vie, le poète a le droit de la représenter, et il a raison de le faire. »Mais la difficulté est celle-ci : de même que la nature prend le plus court chemin pour nous impressionner par sa beauté, de même la représentation artistique écourte pour nous les longueurs d’une chronique vraie afin de nous satisfaire au plus tôt du moment de son achèvement. Plus grande est cette concentration dans le moment, plus fort est son effet esthétique. Telle la nature soudain présente sous nos yeux, l’instant poétique  nous saisit tout entier ; d’où la hâte vers le moment de la possession.

Dans le domaine éthique toutefois, la difficulté que rencontre le poète à témoigner du vrai tient à sa réticence à appréhender la durée. Tandis que le dramaturge décrit l’orgueil à son point extrême, la constance de l’humilité suscite l’ennui. Ainsi en va-t-il de l’amour conjugal en sa stabilité si on la compare à l’élan de l’amour romantique ; ou encore de la résilience en regard du courage plein de fougue. 

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"L'Art dans ses rapports avec l'angoisse", analyse et débat avec Paul Ricœur et Jean Starobinski. Emission Des idées et des hommes. Première diffusion le 0519/09/1953 - RTF. 

Si la poésie est bornée, c’est par son exigence d’intensité poétique ; elle demeure incapable de représenter ce dont la vérité est la succession temporelle. Ce n’est pas qu’elle ne puisse décrire fidèlement une suite de moments, mais elle ne produit le maximum de son éclat que dans la fulgurance.

Cependant, écrit Kierkegaard, « la vérité dans la vie, le poète a le droit de la représenter, et il a raison de le faire. »Mais la difficulté est celle-ci : de même que la nature prend le plus court chemin pour nous impressionner par sa beauté, de même la représentation artistique écourte pour nous les longueurs d’une chronique vraie afin de nous satisfaire au plus tôt du moment de son achèvement. Plus grande est cette concentration dans le moment, plus fort est son effet esthétique. Telle la nature soudain présente sous nos yeux, l’instant poétique  nous saisit tout entier ; d’où la hâte vers le moment de la possession.

Dans le domaine éthique toutefois, la difficulté que rencontre le poète à témoigner du vrai tient à sa réticence à appréhender la durée. Tandis que le dramaturge décrit l’orgueil à son point extrême, la constance de l’humilité suscite l’ennui. Ainsi en va-t-il de l’amour conjugal en sa stabilité si on la compare à l’élan de l’amour romantique ; ou encore de la résilience en regard du courage plein de fougue. Si la poésie est bornée, c’est par son exigence d’intensité poétique ; elle demeure incapable de représenter ce dont la vérité est la succession temporelle. Ce n’est pas qu’elle ne puisse décrire fidèlement une suite de moments, mais elle ne produit le maximum de son éclat que dans la fulgurance.

Le poète : un être se portant aux confins

Fulgurante, ne l’est-elle pas forcément dès lors qu’elle se doit de reproduire l’instant, non plus seulement celui de l’émotion à son paroxysme, mais l’instant décisif, celui de la rupture entre un avant et un après, ou encore celui d’épiphanies qui réorientent le cours d’une vie ? Il n’y a pas tant d’évènements dans une existence qui en changent le tracé. Pour les appréhender, il faut le courage de l’araignée quand, d’un point fixe, elle se précipite dans le vide où elle ne peut trouver de point d’appui. Il en va ainsi du poète. Devant lui, constamment, un espace vide ; ce qui le pousse de l’avant, dit sans autre précision le personnage A des Diapsalmata, est « une conséquence située derrière lui ». Est-ce dans un moment de vertige qu’il décide d’être poète – avec la tentation démiurgique que cette décision charrie ?

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Gilles Deleuze, sur l'acte de création

Son  saut dans le vide peut demeurer strictement esthétique : il peut être tenté de « faire de sa vie une œuvre d’art »6. Ainsi voit-on ce poète esthète, d’une part chercher avant tout dans la réalité ce qui relève d’une jouissance esthétique et, d’autre part, faire de sa personnalité une figure esthétique dont il jouit, « totalement épris de soi-même ». C’est, note Kierkegaard,  « une manifestation du sujet débridé dans son néant, lui aussi sans limites ». Il peut dans cette exaltation rencontrer un certain succès auprès, dit Kierkegaard, des « petites filles » qui s’exclament : « Ce qu’il dit, c’est beau, oh ! Si beau ! ». A un réel qui demeure encore pour lui inaccessible, le poète substitue une « illusion exaltée ». Prédomine le culte d’une beauté sans objet, où la poésie est un enjolivement qui prétend « faire d’un arbitraire poétique une sorte de réalité ».

Le résultat esthétique qu’obtient ainsi le poète est purement extérieur, il est fait pour être affiché. Mais la rupture dans l’existence que provoque le choix d’être poète peut conduire celui-ci à la recherche d’un résultat éthique qui, lui, est moins susceptible d’être montré. Si le poète est dramaturge, son intrigue se fondera souvent sur une énigme à contenu éthique à laquelle son héros se confronte. Ou bien si, allant plus loin, c’est dans son existence même que se scrute l’énigme, le poète y cherchera une vérité qui peut se définir comme ‘dévoilement de la réalité : la justification du sens même de son existence. Mais c’est une vérité cachée et c’est alors qu’il se portera aux confins du religieux :

Mon poète trouve une justification précisément par le fait que l’existence l’absout à l’instant où il veut comme s’anéantir lui-même. Son âme acquiert alors un accent religieux, et c’est ce qui le porte proprement, bien que sans jamais percer. […] Il garde ce sentiment religieux comme un secret qu’il ne peut expliquer, alors que ce secret l’aide à expliquer poétiquement la réalité7.

Cette introduction du religieux dans le domaine de la création peut paraître surannée. Pourtant le regard que Kierkegaard porte ainsi sur l’activité artistique frappe par sa perspicacité : il est foncièrement actuel tant par ce qu’il dénonce que parce qu’il énonce.

 

Dénonciation : par l’acuité du regard porté sur l’art

Facticité – Prenons par exemple un Diapsalma où Kierkegaard, décrivant la démarche d’un peintre, se moque du caractère factice de son « art » :

Il ressemble, ce résultat, au tableau de cet artiste qui était censé peindre le passage de la mer Rouge par les Juifs et qui, à cette fin, peignit tout le mur en rouge en expliquant que les Juifs avaient traversé et que les Egyptiens s’étaient noyés.8

De cette courte notation trois choses font tout le sel pour le « regardeur » contemporain. D’abord, l’artiste commence par annexer une couleur : ici c’est le rouge (ni le bleu ni le noir). Ensuite, ce qui fonde l’œuvre n’est plus ce qu’elle représente, mais la glose qui l’accompagne ; ainsi, de nos jours, voit-on les visiteurs d’une exposition photographier avec soin la notice collée près du tableau. Ce qui se rencontre plus rarement, c’est l’artiste désolé s’exclamant avec Kierkegaard : Le résultat de ma vie n’est strictement rien, c’est une ambiance, une simple couleur. Cependant cette exclamation n’a-t-elle pas elle aussi un caractère prophétique (et instructif) ? : le peintre Gerhard Richter, on l’a vu, souligne la faculté qu’a la peinture abstraite de « créer une atmosphère ».

Art conceptuel – Sur un mode analogue, Kierkegaard se livre à une critique de ce qui peut nous apparaître comme celle d’un art purement conceptuel, soit qu’il repose sur une virtuosité technique vide de sens, soit qu’il joue au pur esprit de par son abstraction ou son hermétisme, ou encore en raison de sa tendance au solipsisme :

Plus vite [ces productions] ont été achevées quant à leur forme, plus vite elles se sont consumées en elles-mêmes ; plus l’habileté technique a tendu au plus haut degré de virtuosité, plus celle-ci a été fugace, […] manquant de résistance face au souffle du temps, et ne cessant de poser des exigences de plus en plus grandes à être le plus pur esprit9.

Enigme vs Plénitude – Habité par l’assentiment plutôt que par la satire, Kierkegaard peut aussi établir une distinction entre un art fondé sur l’énigme, c’est-à-dire une absence, et un art marqué par la plénitude d’une présence réelle des choses, des sentiments, des perceptions : célébration heureuse d’un monde voulu par la divinité à qui l’artiste, par sa liberté et par son enthousiasme, « vient en aide » :

Il est tant de grâces, je voudrais réellement compter aussi parmi elles cette franchise, cette confiance, cette foi en la réalité et cette éternelle nécessité par quoi le beau triomphe, ainsi que cette félicité qui réside en la liberté, par quoi l’individu vient en aide à Dieu10

Cette idée d’un individu qui « vient en aide à Dieu » est d’une étonnante modernité11. Et cette distinction entre poésie de la plénitude et poésie de l’énigme structure une bonne partie de la création du XXe siècle.     Tout ainsi n’est pas sévère ou désuet dans le regard que porte Kierkegaard sur la création artistique. Bien au contraire, nombre de ses commentaires peuvent nourrir, pour l’artiste d’aujourd’hui, une réflexion sur ce que pourraient être un mode de vie, une figure, un territoire, une poétique qui lui soient propres et le rendent actuel.

Enonciation : actualité pour l’artiste d’aujourd’hui

1. Mode de vie – Vivre poétiquement, c’est prêter attention aux exceptions qui émaillent une existence. Par là il faut entendre une capacité à saisir les évènements sous un angle qui n’est pas celui de la perception commune, mais que Kierkegaard qualifie de religieux ou d’aristocratique – et dont la principale caractéristique est qu’il se fonde sur une passion plutôt que sur la seule raison12. C’est même cet attachement à l’exception qui établirait la vocation de l’artiste.13 Pour qu’il y ait une telle attention il faut à la fois écoute et silence. L’écoute s’accompagne chez l’artiste d’une capacité à l’empathie, tant envers les choses qu’envers les êtres, ce qui a pu faire dire que le poète se distinguait par l’extrême sensibilité de ses neurones-miroirs14. Mais pour qu’il y ait écoute, il faut aussi qu’il y ait silence. Ce silence n’est pas seulement celui de la nature : « même déchaînée, la mer est silencieuse ». Ce que le poète doit apprendre, « avec le lys et l’oiseau comme maîtres », c’est l’art de se taire15.   

L’attention peut alors se porter sur la beauté du monde ou bien sur son énigme : amour de ce qui est beau, vérité de ce qui se cache dans l’énigme : « La mission du poète, c’est de trouver une solution, un point d’unité où la compréhension de l’amour est dans la vérité.16 ». Tel est le mode de vie du poète : être habité par une mission faite de silence, d’écoute et d’attention.

 2. FigureLa figure poétique par excellence pour Kierkegaard est celle de Job, ceci parce qu’il se porte à des conflits « aux limites », mais aussi à cause son humanité :

Tout chez lui [Job] est si humain parce qu’il se trouve aux confins de la poésie. Nulle part au monde la passion de la douleur n’a trouvé une pareille expression. […] Job est une figure poétique, il n’y a jamais eu personne pour parler ainsi. […] J’ai beau avoir lu et relu le livre, chaque mot est nouveau pour moi. Chaque fois que j’y viens, il renaît ou retrouve sa valeur originelle en mon âme. […] Je vais en hâte au-devant de ces paroles avec une impatience indescriptible.17

Job, à la différence de ses détracteurs, part de l’évènement que constitue son infortune ; une souffrance imméritée lui ouvre les yeux sur l’injustice qui sévit dans le monde. En langage kierkegaardien, il part du caractère exceptionnel d’une situation pour « penser le général ». Pour leur part, ses « amis » font le chemin inverse. Partant d’une doctrine – la justice distributive – ils portent sur la situation réelle de Job un regard fictif.

Job est ainsi une figure dont le langage est d’une efficacité poétique telle qu’à chaque lecture, dit Kierkegaard, chaque mot paraît nouveau tout en retrouvant sa valeur originelle : engendrant par moments « un vacarme d’idées qui bouillonnent avec la force des éléments » et, en d’autres, « une sérénité comparable au silence profond de l’océan Pacifique, une sérénité telle que l’on s’entend parler soi-même »18. Quelle est-elle cette valeur originelle ainsi retrouvée : serait-ce le sens premier des mots, un sens demeuré inchangé ? La Reprise serait une répétition à l’identique et qui, néanmoins, paraît chaque fois neuve, de sorte que ce qui compte ce n’est pas tant la matérialité des mots, mais l’expérience qui en est faite. L’efficacité d’une poésie se mesure à sa force existentielle pour qui la vit et aussi pour qui la lit.

William Blake, Satan Smiting Job with Sore Boils, Google Art Project.

3. Territoire  Qu’il le veuille ou non, tout poète se définit par égard à un « lieu », soit qu’il le considère comme sien, soit qu’il  le rejette, soit qu’il en nie jusqu’à la notion même. Chez l’un, Bonnefoy par exemple, ce lieu sera un « entre-deux-mondes », no man’s land  qui s’inscrit à proximité d’un arrière-pays, ou du vrai lieu, ou de la vraie patrie. Chez un autre, disons René Char, domine l’idée qu’il n’est pas de terre privilégiée.

Dans la perspective où se situe Kierkegaard, le lieu n’a pas d’importance. Même lorsque le poète envie la liberté de l’oiseau ou la fleur dans le pré tranquillement éprise d’elle-même, il voit que l’alcyon ne se bâtit qu’un nid précaire ballotté par la houle ; que le lys s’accommode de tout lieu qui lui est assigné – serait-ce un tas de fumier – dès lors qu’il s’épanouit dans toute sa beauté. Pour Kierkegaard, il n’y a pas de bosquets sacrés. Le seul lieu de la vérité est l’existence – et de même pour le poème.

 

Vérité vs vérité ?

4. Poétique – De toutes ces considérations, une poétique se dégage-t-elle, qui serait féconde pour l’artiste contemporain ? Une poétique n’a d’utilité que dans la mesure où elle permet de se démarquer par des choix. Il y a bien chez Kierkegaard une notion de vérité en art comme recherche et description de la réalité, objective ou subjective : elle ne saurait être  ce qu’il appelle licence poétique ou fiction. Il peut arriver que le poète confonde le monde de la réalité et celui de la poésie au point d’être « comme fou »19 mais l'objet principal de son attention est bien l'existence et ses événements. S'intéresser à une réalité, ce n'est pas prétendre donner la preuve qu'elle existe mais seulement la constater - sachant que le poète finit toujours par se heurter à l'inconnu, à une limite incontournable20.

Le poète se place dans une proximité avec le religieux par l'accent21, par l'histoire antérieure22, par cette rupture23 dans son existence qui s'est produite lors d'un instant décisif. Mais la poésie n'est pas le religieux. Le poète peut connaître et  traduire en mots des épiphanies, néanmoins une pratique poétique n'est pas en soi un aquiescement à une volonté divine. Encore moins le poète peut-il prétendre, comme d'aucuns l'auraient voulu, être un "gardien de l'être" ou retrouver le "langage du monde premier" ou accéder à quelque "Autre lieu". D'ailleurs, le poème peut être composé de paroles, mais il n'est pas parole. Kierkegaard nous le rappelle dans un de ses derniers textes, Le lys des champs et l'oiseau du ciel où le poète exprime son désir et dont voici un découpage

 « Regardez les oiseaux du ciel ;
                          contemplez le lys des champs »

Ô si seulement j’étais un oiseau, comme le libre oiseau qui, dans son désir de voyager, s’envole loin,
loin, par-dessus mer et terre, tout près du ciel, vers des contrées lointaines, lointaines

Comme un oiseau qui, plus léger que toute pesanteur terrestre, s’élève dans les airs, plus léger que l’air,  
 – comme cet oiseau léger qui, lorsqu’il cherche à se poser, va même jusqu’à bâtir son nid à la surface
de la mer.

Ô si seulement j’étais une fleur, ou si seulement j’étais comme la fleur dans le pré, tranquillement épris
de moi-même, et par là, tout serait dit.

Ô si seulement j’étais comme un oiseau sous le ciel, comme un lys dans les champs.

« Regardez les oiseaux du ciel ;     
                            contemplez le lys des champs »

Comme il est cruel de la part de l’Evangile de me parler ainsi, m’obligeant à être ce que je ne suis pas et
ne puis pas être
– alors même que j’en ai le désir en moi

Il y a une différence de langage entre nous.

En prendre conscience, ce n'est pas renoncer à la poésie. Ce n'est pas non plus ignorer le soubassement métaphysique du regard esthétique. C'est au contraire sensibiliser ce regard aux enjeux, si troublants, des temps que nous traversons : y déceler, dit Kierkegaard, les exceptions qui marquent notre vision : ce que nous appellerions aujourd'hui les glissements de sens par lesquels évolue inexorablement, et de plus en plus vite, l'appréhension contemporaine du monde.

 

 

Notes et lectures complémentaires

[1] Søren  Kierkegaard (SK) : Œuvres. Bibliothèque de La Pléiade. Tome I, page 47.

[2] Première partie de Ou bien… Ou bien – le premier ouvrage que SK  publia (1841).

[3] SK : Diapsalmata – in Tome I, page 46.

[4] Ibid. page 47.

[5] SK : La valeur esthétique du mariage. T.I, page 556.

[6] Selon l’expression de Michel Foucault.

[7] SK : La Reprise. T.I, page 862.

[8] SK : Diapsalmata. T.I, page 32.

[9] Ibid, T.I, page 58.

[10] SK : Journal du Séducteur. T.I, page 556.

[11] Voir aussi la réflexion sur don, échange, égalité. Cf. Crainte et tremblement – T.I, P.995-1008.

[12] La foi est une passion pour SK – ce qui avait tant frappé Wittgenstein. Cf. Remarques mêlées, 1937.

[13] SK : La Reprise. T.I, pages 862-863.

[14] Cf. David Freedberg & Vittorio Gallese : Motion, emotion and empathy in aesthetic experience. In Trends in cognitive experience. Vol. 11 No. 5 – 2007.

[15] SK : Le lys des champs et l’oiseau du ciel. T. II, pages 710-713

[16] SK : Miettes philosophiques. T.I, page 1000.

[17] SK : La Reprise. T.I, page 846.

[18] Ibid, page 858.

[19] SK : Le journal du séducteur. T.I, page 556.

[20] SK : Miettes philosophiques. T.I, page 1015.

[21] SK : La Reprise, T.I, page 863.

[22] SK : La valeur esthétique du mariage. T.I, page 567.

[23] SK : Miettes philosophiques. T.I, page 993.

 

Soren Kierkegaard, Philisophe malgré lui, biographie. Les Chemins de la connaissance. Par Jérôme Peignot. Émission diffusée sur France culture le 30.10.1978.