Le haïku francophone contemporain

Ces textes ont été diffusés en 2019-2020 dans l’émission « La pierre à encre », animée par Christophe Jubien, sur Radio Grand Ciel.

 

Le genre haïku a l’avantage d’ouvrir un espace littéraire au sein duquel le monde, l’être humain et la langue se retrouvent dans un rapport équilibré, chacun ne prenant que sa place, furtive, limitée.

Le genre a traversé les frontières du Japon, où il était né, au début du 20° siècle pour occuper le vaste espace interculturel de la planète. C’est sa modernité, il se partage et réunit. Il aiguise l’attention. N’allez pas croire que sa forme fixe minimale : 5-7-5 syllabes, un mot de saison, une césure, soit d’un autre temps et mène à la facilité, au contraire. Elle est un défi et un force.

Dans ces lignes, vous trouverez quelques éléments qui colorent la pratique francophone du genre, arrivé en France vers 1903, dans toute son activité aujourd’hui.

 

1. Retour au haïku, France, années 80

Trois poètes s’engagent dans l’écriture du haïku au cours des années 1980.

Patrick Blanche, né en 1950, s’approche du haïku en lisant « Journal des yeux », de Gary Snider, poète de la beat generation à San Francisco. Blanche publie ses premiers haïkus en 1980, dans la revue P.A.F, réalisée par Maurice Coyaud. En voici quelques uns :

 

Une fois de plus l’hiver

me trouve sans compagne

mais la montagne a des vallées profondes

 

 

Sur la route enneigée

Les pattes des moineaux semblent

encore sautiller

 

Après la pluie,

Le chant des oiseaux

Semble plus clair

 

 

Blanche vit dans la Drôme, a travaillé comme saisonnier ; sa figure semble proche du poète ermite. À une époque, il a fondé avec deux collègues drômois une école : « La voix.e du crapaud ». Il est intervenu à l’université, il a traduit des haïkus japonais avec Makoto Kemmoku. Et il a publié, entre autres, un livre de poèmes bilingues, au Japon : « Si léger le saule », dont voici un extrait :

Des années d’errance

ne demeure pas grand-chose

Le goût de la pluie

Premières cerises

On les vole au bord des routes

comme des gamins

 

Simple fait d’hiver

Couché sur des vieux cartons

un clochard : mort

 

Comme tous les midi

la nana au tatouage

s’en vient boire son coup

Alain Kervern, brestois, est né au Vietnam en 1945. Il a étudié et enseigné le japonais et affirme que les non-japonais ne peuvent comprendre et écrire des haïkus. Mais, il se trouvera emporté par cette vague du haïku dans les pays occidentaux et publie lui aussi des poèmes courts. Dans « Les portes du monde », aux éditions Folle avoine (1992) :

Les lampadaires s’allument

A voix basse

La marée monte

Il monte il monte

L’orage

Par les cages d’escaliers

Volée d’étoiles

Longuement vibre

L’horizon

Baiser

De la première abeille

Douleur au ralenti

Il désherbe une mémoire

                    ∗

A la pointe du ciel

L’estafilade

D’une mouette

Il désherbe une mémoire

Plus longue que sa vie

Le buveur de silence

 

                    ∗

Rendre au vent

Sa jeunesse

La fureur des chardons

Dialogues, 5 questions à Alain Kerven, 2009. 

Kervern a traduit aux éditions Folle avoine un almanach de saison, saïjiki en japonais.

Jean Antonini, moi-même chers amis, né en 1946, découvre le haïku japonais dans l’anthologie de Maurice Coyaud : Fourmis sans ombre, éditions Phébus (1978). Je publie un premier recueil aux éditions Aube, région lyonnaise, en 1982 : Riens des villes et des champs.

Premier fauchage

la rouille de l’année

disparaît dans l’herbe

           ∗

Petit géranium rouge

mon tremplin matinal

en ce monde

L’univers est un grand mystère

dit-il en regardant

un carré de poireaux

                   ∗

C’est l’automne

les balayeurs

ont du travail

Ce goût pour le haïku m’amènera à voyager et rencontrer de nombreux poètes, dont l’un, Max Verhart, hollandais, m’a publié le recueil « Hé ! géranium blanc », en trois langues.

Le géranium blanc

juste cinq pétales éclos

sur la fenêtre

                    ∗

Trois tiges vertes, les yeux

glissent, montent, se posent, s’éparpillent

sur les pétales blancs

                    ∗

Je cale les pétales

des taches blanches sur le ciel bleu

J’enfile mes deux yeux

La fleur blanche

elle en silence, je bégaye

la fleur blanche

                     ∗

Et si la fleur meurt

vais-je mourir aussi, moi ?

Ensemble sous la terre

                    ∗

N’oublie pas fleur    nous

le monde s’évapore fleur   nous

rester bien serrés

                  ∗

Remplir sa vie   whoops

des brassées de géranium

de la terre au ciel

2. L’intérêt pour une esthétique autre

 

Au tournant des années 2000, avec le développement des réseaux numériques et des messageries, la pratique du haïku va soudain rencontrer des amateur.es très divers. Touché.es par la forme courte qui s’échange facilement, ou par la puissante brièveté du poème japonais, ou encore par son exotisme et son esthétique singulière, chacun, chacune va se lancer dans l’écriture du haïku en développant des motivations différentes.

Allons d’abord au plus simple : le goût pour l’esthétique japonaise telle qu’on peut la lire dans les recueils de Philippe Bréham.

Silence de l’aube

Et de la neige qui tombe

Sur la neige

(Ce poème obtint le 1° prix d’un concours de haïku organisé par un quotidien japonais)

 

                    ∗

Au-dessus des pins

Flotte une lune brumeuse

Thé dans la véranda

Dans le repos du soir

Je n’entendis plus rien

Excepté la montagne

 

 

                     ∗

Devant le Fuji

Un photographe en extase

dépose l’appareil

L’auteur écrit en préface de Pins et Cyprès sous la lune, éd. Spiritualité Art Nature : « L’acte poétique, c’est tendre vers l’expression d’une réalité transcendée... c’est aussi aller au-delà de son ego vers l’intériorité profonde de chaque être. » Bréham recherche, à travers le haïku, une nouvelle forme de spiritualité.

Il en va tout autrement de Robert Davezies (1923-2007), prêtre, militant du combat anticolonial, membre du réseau Jeanson durant la guerre d’Algérie. Le haïku l’amène à décrire des scènes campagnardes avec empathie.

Cris des martinets

qui font des entailles

dans un matin de juillet.

                    ∗

Petits pois coulant

de la vieille main

de Marie au fond d’un bol.

                    ∗

Cheminant au bord du ciel

sur sa bicyclette

le facteur rural.

Vous ne cueillerez

jamais que des figues

sur votre figuier.

                    ∗

Elle flotte, immaculée,

la culotte de gendarme

au ciel étendue

                    ∗

Il neige. Au jardin

le vieil arbre mort

se couvre de fleurs.

Il tonne. Un navet

dans la main, une servante

fait le signe de croix.

Dans ces poèmes (tirés de L’eau & le vin, éd. Maspero), nul exotisme si ce n’est celui d’une vie campagnarde française.

Marcel Peltier, lui, fut professeur de mathématiques durant 38 ans en Belgique. Il commence à écrire des poèmes autour de l’année 2000. Par la suite, il cherche une formule poétique plus resserrée que le 5-7-5 : un poème de 7 mots maximum.

 

Crépuscule

Les choses se cachent

sans un bruit.

                    ∗

Conversation prolongée

fond de bouteille

                    ∗

Les éoliennes

voilées par la brume

 

Tremblements,

ses lèvres rêvent.

                    ∗

Le jardin

recueille leurs voix,

Passereaux

                    ∗

Près de la banque

des pissenlits.

La concision des poèmes de Marcel Peltier, tirés de Au creux du silence, éd. du Cygne, veut laisser le champ libre à l’imagination du lecteur.

Avec Pierre Courtaud (1951-2011), l’écriture du haïku rejoint celle de la poésie française contemporaine, dans ses aspects fragmentaire, instantané, effacé.

Faux marbre et cuir or

c’est écrire

sur un petit carnet made in Shangaï

                   ∗

Sur le vent déjà ―

plus rien à dire

 

 

                    ∗

Les haillons de la langue

et tout ce qui s’y cache

Aile non plus que feuille

Quel vent

les pousse à se ressembler ?

                    ∗

L’instant de l’éveil

dans son désordre

lumineux

 

                    ∗

Et blanche brume plutôt que fleur

là-bas-au-fond-du-champ-près-des-toits

bouclier se lève

Ces poèmes sont tirés de 33 Haïkaï des sites et autres modèles, éd. La main courante.

 

3. Le goût de la fondation

 

Dans l’histoire du haïku francophone depuis 1903, il y a eu des regroupements de poètes pour écrire (kukaï), des numéros de revue, des articles, des livres, mais la première association (type loi 1901) date d’octobre 2003. Elle est fondée par les D : Dominique Chipot et Danyel Py (« Les D sont jetés » est le titre de l’éditorial du numéro 1 de la revue GONG). Henri Chevignard participe à cette fondation, plus particulièrement semble-t-il, par sa collaboration à la revue de la nouvelle association : revue francophone de haïku. Les deux D se réjouissent que 50 personnes aient répondu à leur appel associatif, des belges, des canadiens et des français. C’est un moment historique, rendu possible par la structure même du haïku : une forme poétique fixe que chacun, chacune partage et qui rassemble donc ses pratiquant.es.

Parlons des fondateurs. Dominique Chipot, qui va remplir la fonction de président de l’AFH pendant 3 ans, puis fonder une autre association de haïku et contribuer à la traduction en français de haïkus japonais essentiels (l’intégrale des hokkus de Bashô, notamment) est sans nul doute le ferment actif de cette fondation. Il a découvert le haïku dans le roman « Oreilles d’herbe », de Soseki, et « il a choisi d’être dans ses haïkus un ‘passeur de sens’ en évoquant le banal sans être banal », écrit-il sur son site « Le temps d’un instant ». Voici quelques poèmes tirés de L’ignorance du merle (2011) et La boussole dans son vol garde le nord (2016) :

le merle recueille

des pétales de glycine ―

je peins le salon

                    ∗

matin de printemps

et pourtant mon cœur me dit

que l’automne est là

Revue Gong numéro 26.

 

lui serrant la main

je comprends que son travail

n’était pas facile

                     ∗

dans ce vol de corbeaux

matinal

je lis l’aventure

 

certains ont des avenues

lui

c’est une impasse

                    ∗

n’écris pas de poèmes

laisse la lumière dessiner

ton carnet de voyage

 

                    ∗

Passant

dans la rue des grands hommes

passés

 

Daniel Py indique dans GONG n° 1 qu’il a découvert le haïku au hasard de ses lectures sur les philosophies orientales, à l’adolescence. En 2002, il organise HCSC – Haïku-Concours-Senryu-Concours -, un groupe de discussion sur Internet qui permet, dit-il, de nouer des contacts chaleureux. Par la suite, il sera, durant plusieurs années, l’animateur du Kukaï de Paris et publiera plusieurs traductions de l’anglais de textes critiques sur le haïku, tendance plutôt zen.

Voici quelques haïkus tirés de  « HAIKU » (2001) et « Galets sur la langue » (2004).

Une goutte de pluie

rebondit et pose 8 pattes

sur la table

                    ∗

Nuit d’août ―

partageant la moiteur

avec les moustiques assoiffés

Association francophone de Haïku.

                  ∗

Les arbres laissent

tomber à leur pied

leur robe de feuilles

                    ∗

sur l’emplacement

du WTC, l’ombre

de tours voisines

 

le miroir

ne fait pas un pli ―

visage ridé

                    ∗

elle regarde un livre

je lis dans son décolleté

l’unique ligne

                    ∗

mouettes

portant l’histoire du vent

dans leurs ailes...

 

On peut lire Daniel Py sur son blog : http://haicourtoujours.wordpress.com/

Henri Chevignard écrivait dans le numéro 1 de GONG : « Gong ! Très simplement, c’est un impact, suivi d’une résonnance. Mais on saura aussi y déceler une image fugitive, imprimée sur la rétine ; un cri, que prolonge un écho ; une passante en allée, n’offrant plus que son parfum ; une cicatrice, témoignant d’une ancienne blessure... »

À ma connaissance, il n’a pas publié de recueil de haïkus, mais on peut lire ses tercets dans la revue GONG et dans les anthologies « Dix vues du haïku » et « Zestes d’orange » :

À l’aube

la profondeur des labours

Un reste de rêve

                    ∗

Bol de thé

posé sur le parquet

Sentir ses cheveux

                   ∗

Cohue du métro ―

sur ce manteau bleu marine

un cheveu blanc

Mon calepin vert

remplacé par un bleu

Premier gel

                  ∗

Hall de gare

les trajectoires des voyageurs

autour du mendiant

                    ∗

Un ciel d’encre

redessine la colline

Les champs labourés

                    ∗

Train d’hiver

pénétrant dans un tunnel

odeur de mandarine

4. Le goût de la transmission - ateliers

 

La forme courte du haïku en a fait une forme poétique propre à être échangée et transmise. Ces échanges et ces transmissions ont pris deux formes : les ateliers d’écriture et les kukaïs. Abordons d’abord les ateliers d’écriture et trois poètes de haïku qui se sont illustrés depuis plus d’une dizaine d’années dans l’animation d’ateliers, souvent en direction des jeunes gens, dans les écoles ou les médiathèques.

Parlons d’abord de Jeanne Painchaud, poète canadienne qui vit à Montréal et qui a publié en 2015 le livre « Découper le silence – Regard amoureux sur le haïku ». Elle écrit que, « pour partager son enthousiasme pour le poème, elle a commencé à animer des ateliers d’initiation en 1997 ». « Quand je franchis la porte d’un atelier, mon objectif est toujours le même, dit-elle : mettre le feu à la classe ». Et elle cite le haïku d’un jeune garçon de 13 ans assez turbulent :

 

printemps

les plus belles fleurs

portent des mini-jupes

 

Voici quelques haïkus de Jeanne Painchaud, tirés de « Le ciel si pâle », éditions de La Lune bleue.

le ciel si pâle ce matin

douter même

de l’existence des étoiles

                     ∗

lune pleine

poches vides

des soirs comme ça

                    ∗

ces branches d’érables nues

autant de mains

tendues vers le ciel

                    ∗

il veut passer la nuit

avec moi

le papillon de nuit

Jeanne Painchaud, Découper le silence, regard amoureux sur le Haïku, éditions Somme toute, 2015.

                    ∗

regarder les nuages

les sentir glisser profondément

en soi

 

dans le tourbillon du soir

zigzaguent deux moustiques

premier baiser

 

Jeanne Painchaud a également médiatisé le haïku dans des dispositifs artistiques : pochoirs sur les trottoirs ou lanternes japonaises en médiathèque.

Isabel Asúnsolo, quant à elle, a commencé l’animation d’ateliers d’écriture de haïku comme éditrice de la maison qu’elle a fondée, avec Eric Hellal : les éditions L’iroli. Elle a publié plusieurs anthologies thématiques de haïku et des guides pour l’écriture, comme « Le haïku en herbe » (L’iroli, 2012), et aux éditions leduc : « Mes premiers haïkus pour bien grandir » et « La magie du haïku à partager avec vos parents ». Au cours de ses animations, Isabel Asúnsolo insiste particulièrement sur le fait d’observer les choses autour de soi durant des promenades d’écriture (ginko) et sur le fait de choisir le mot juste : un oiseau ? quel oiseau ? une pie, une alouette, un épervier, un moineau ? Elle habite à Beauvais et transmets l’écriture du haïku aux jeunes scolaires de la région des Hauts de France et d’ailleurs. Quelques uns de ses poèmes (Les carnets qui rêvent n°6) :

je mets une fleur

d’amandier dans sa paume

elle ouvre la bouche

                    ∗

novembre

le couteau heurte le vide

de la meringue

                    ∗

 

Isabel Asunsolo, Le haïku en herbe, L'Iroli éditions, 2012, 160 pages, 15€.

après son départ

je mets à griller au four

deux beaux poivrons rouges

                    ∗

nuit de neige

au réveil mon dernier fils

me dépasse !

 

alerte orange

le rouge-gorge finit

mon Paris-Brest

                 ∗

dimanche de Rameaux

la chatte Geisha mâchonne

le petit buis

 

Dans l’animation d’ateliers, Thierry Cazals est un maître planteur. « Il suffit parfois d’une graine plantée dans le silence pour que le monde se remette à sourire. » dit-il. Et son expérience d’animation, il la partage dans un livre qui vient de paraître à la maison cotcotcot éditions : « Des haïkus plein les poches ». « Ne cherchez pas de vagues idées dans votre tête, dit-il, partez de sensations vécues précisément. Un haïku est une invitation à sortir de notre bulle et reprendre contact avec la vie en direct. » Il cite ce poème :

 

Je marche

sur des feuilles rouges

un danger agréable

                   de Cédric, Collège, Clamart

 

Thierry Cazals incite les jeunes aspirants à prendre un nom de plume, comme ceux des poètes japonais : Bashô, c’est bananier ; Buson, Village de navets ; Issa, Une tasse de thé ; Ransetsu, Tempête de neige ; Chigetsu, Lune sage.  Une façon de s’écarter de sa vie, de soi-même, pour mieux regarder.

Voici quelques poèmes de Thierry Cazals, tirés de «La volière vide », aux éditions L’iroli :

 

je ne sonne pas, ne frappe pas

cette porte

c’est elle que je suis venu voir

                ∗

les arbres parmi les maisons
et soudain
les maisons parmi les arbres

                    ∗

le long de la voie ferrée

ignorant les horaires

les cerisiers fleurissent

                    ∗

nuit d’insomnie

un à un les bourgeons

se défroissent

 

un homme

happé par le brouillard

rarement l’inverse

 

 

                    ∗

cherchant à quatre pattes

une aiguille sous l’armoire

long jour d’été

                    ∗

long hiver

je taille mon crayon pour mieux

ne rien écrire

                    ∗

après le passage de la fanfare

je relis mes haïkus

avec suspicion

5. Le goût de la rencontre : kukaï

 

C’est en 2006, au Festival de haïku organisé à Paris par l’AFH, que le poète Seegan Mabesoone nous a expliqué comment se transmettait la pratique du haïku au Japon dans les rencontres (kukaï) de poètes sous la direction d’un poète expérimenté. Par la suite s’est créé le kukaï de Paris, avec Daniel Py, et le kukaï de Lyon, avec moi-même.

Dans une rencontre classique, chacun apporte 3 poèmes, les poèmes sont copiés sur différents papiers pour devenir anonymes et chacun lit l’ensemble des poèmes et retient les trois qui lui plaisent le plus. Au cours des lectures, on échange sur le poème, son intérêt, ses images,  etc. Et l’auteur est appelé à se dévoiler et à évoquer l’écriture du texte. Puis, on relit les haïkus choisis et le nombre de voix obtenus. Le kukaï peut aussi se rapprocher de l’atelier d’écriture et on travaille le mot de saison ou la césure, ou autre chose. C’est un moment très convivial.

Aujourd’hui, il existe plusieurs dizaines de kukaïs en France, en Belgique, au Canada francophone, qui se réunissent régulièrement et font connaître leurs activités sur des sites ou des blogs. Parlons du kukaï de la ville de Québec, au Québec, puis de celui de Lyon, que je connais bien.

Le 5 septembre 2017, nous raconte Geneviève Rey dans la revue GONG n°61, pour la rentrée du Kukaï de Québec, le groupe a réalisé un ginko (balade-haïku) au cimetière-jardin de Mount Hermon avec un groupe de dessinateurs. Voici quelques uns des haïkus écrits, un par participant.es.

sur la pierre

un trait entre deux nombres

le temps d’une vie

                    Bernard Duchesne

                    ∗

sous l’orme géant

devant la croix de granit

une jeune femme

                  André Vézina

                    ∗

bruissement de feuilles

les arbres centenaires

défient la mort

                    Solange Bouin

                    ∗

soldat de 18

à côté d’Anne de 39

amour éternel

                    Donna McEwen

                    ∗

sous le grand pin

un ange de pierre

veille une stèle vierge

                    René Moisan

trois croix

côte à côte

la blancheur des lettres

                    Diane Prévost

                      ∗

les grands pins

témoins stoïques

de tous ces chagrins.

                   Marianne Kugler

                    ∗

une simple pierre

dans le gazon

elle avait vingt-sept ans

                    Geneviève Rey

                    ∗

sur le banc

bouquet de fleurs fraîches

merci à la vie

                    Jean Deronzier

 

Et maintenant, une séance classique du Kukaï de Lyon, le 9 mai 2019, animée par Patrick Chomier :  Le thème - « Pour sortir de la fascination de la vue, nous choisissons d’écrire deux haïkus non visuels. »

les bras tendus

à petits pas chercher la porte

dans la nuit

                    Christian Lherbier (4 voix)

                    ∗

craquements d’os

au pied de mon lit

souris ou oiseaux ?

                  Béatrice Aupetit-Vavin (3 voix)

                     ∗

Tintement

de la petite cuillère

sur le bol

                    Jacques Beccaria (2 voix)

                   ∗

Mois de mai

l’odeur du gazon coupé

Solitude

                    Jacques Beccaria (1 voix)

froissée dans ma main

une feuille de menthe

odeur de vacances

                    Béatrice Aupetit-Vavin (3 voix)

                      ∗

dans l’ombre chaude

dort le gros chat paisible

parfum de roses

                    Martine Mari (2 voix)

                    ∗

A cinq heures

l’alarme incendie

Riz cramé

                    Danyel Borner (2 voix)

                    ∗

elle m’annonce

la mort de son père

les cris du bébé

                    Patrick Chomier (1 voix)

 6. Regards de femmes

 

Les quatre poètes considérés comme des maîtres de haïku au Japon sont quatre hommes : Bashô, Buson, Issa et Shiki. Pas une femme poète dans cette hiérarchie établie au pays du soleil levant. Et pourtant, dès le début du 18° siècle, une femme poète, Chiyo-ni, a réalisé une belle œuvre de haïkaï. Ses poèmes ont été traduits en français chez Moundaren et chez Pippa. Dans leur présentation de la poète, Grace Keiko et Monique Leroux Serres écrivent : « Chiyo-ni écrit sans chercher à copier les hommes et assume sa part féminine. » Cela aurait pu être un motif pour lui faire une place parmi les maîtres de haïku japonais. Mais la place sociale laissée aux femmes japonaises, encore aujourd’hui, ne le permet peut-être pas. Citons un de ses hokkus traduit par Keiko et Leroux Serres :

otoko nara   hito yo nete min   hana no yama

si j’étais un homme

dans la montagne en fleurs

je passerai la nuit

Dans l’espace francophone, par contre, les anthologies de haïkus écrits par des femmes n’ont pas manqué depuis les années 2000. Commençons par mentionner « Du rouge aux lèvres », une anthologie de haïjins japonaises réalisée par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot, aux éditions La table ronde, en 2008. On y lira une quarantaine de poètes japonaises, depuis l’époque de Bashô jusqu’à aujourd’hui.

Mais les anthologies de poètes francophones ont pris leur part. La première est réalisée par l’auteure québécoise Janick Belleau, publiée par l’Association francophone de haïku et les éditions Adage en 2009 : « Regards de femmes ». En préface, Belleau évoque le mot « gynku » pour un haïku de femme. Et, elle décrit les thèmes abordés : la nature, bien sûr, le Je, l’amitié et l’amour, les relations mère-fille, le quotidien, le corps à soi, l’humour, la société, l’environnement. Elle se pose la question d’une écriture androgyne.

ma vieille amie

des étincelles dans les yeux

malgré les rides

                    Louise Vachon

                    ∗

au chevet de ma mère

je retrouve mes gestes

de maman inquiète

                    Amel Hamdi Smaoui

                   ∗

retour du marché

les bras pleins de légumes

et de pensées pour l’hiver

                    Nicole Olivier

la gastro de la petite

toute la famille y passe ―

lune de février

                    dorothy howard

                    ∗

cinquante et un ans

il photographie toujours

ma nudité

                    Dominique Champollion

 

 

 

Un an plus tard, 2010, c’est l’éditrice isabel Asúnsolo qui publie aux éditions L’iroli « La lune dans les cheveux », 88 femmes plus un. Chaque auteure est présentée par un poème avec sa traduction en espagnol.

ton cœur

j’en ressens les secousses

sur mon ventre rond

                     Céline Larouche

 

elle berce sa poupée

sur sa poitrine naissante

la petite fille

                    Hélène Bouchard

dans le musée

elle admire les statuettes

aux seins pendants

                   Micheline Beaudr

 

En 2018, Danièle Duteil reprend le flambeau avec 127 femmes sous le titre « Secrets de femmes », aux éditions pippa. Duteil écrit en préface : « ... les femmes brûlent d’exister aussi en dehors de la vie domestique, si exquis leur foyer soit-il. »

Kobayashi Issa (Le goût des Hïakus).

lueur du jour
rêvant de maternité
je nourris les poules

Geneviève Fillion

photos de famille
sur le visage des femmes
le même sourire

Sophie Copinne

 

Retour de la neige
Mes règles à jamais
disparues

Monique Leroux Serres

 

 

Il faut encore citer « Sens dessus dessous », en 2018, où Choupie Moysan, Chantal Couliou et Régine Bobée publient le désir et les fantasmes féminins (assez proches des masculins) dans la collection Envolume dirigée par Igor Quézel-Perron.

Pouce levé
robe collée à la peau
l’auto s’arrête

 

Balade à vélo
seule dans le bois touffu
― rêver du loup

Nacre de ses dents
sa bouche entrouverte
Ah... ! m’y faufiler
A la prochaine fois.

 

7. Les revues francophones

 

La plus ancienne, parmi les contemporaines, est la revue papier GONG. Son premier numéro (couverture jaune, 32 pages, parution trimestrielle) fut lancé en octobre 2003 par Dominique chipot (directeur d la publication jusqu’en 2006), Daniel Py et Henri Chevignard. C’était le début de l’association française, puis francophone de haïku. « Les dés sont jetés. L’aventure commence. » écrivaient les deux D. Et Henri Chevignard, page 9 : « Gong ! Très simplement, c’est un impact, suivi d’une résonnance. » Le son, qui se propage plus lentement que la lumière dans l’air était privilégié dans le titre de la revue. Aujourd’hui, la revue en est à son numéro 67 (couverture orange, 72 pages), j’en suis le rédacteur en chef depuis 2007, avec le comité de rédaction : isabel Asunsolo, Danyel Borner, Geneviève Fillion, Sabrina Lesueur, Eléonore Nickolay et Klaus-Dieter Wirth. Abonnez-vous ! Abonnez-vous ! Voici quelques haïkus du n°1 et du n° 67 :

 

 

soleil matinal ―
quelques corbeaux se partagent
les champs moissonnés

Henri Chevignard

 

l’étudiant en flûte
de ses volutes repeint
chaque matin les murs

Daniel Py

 

Crépuscule
Odeur enivrante
Du seringat par la fenêtre

Leslie Riard

 

 

déclin de l’été
les fourmis sur la glycine
soignent les pucerons

Dominique Chipot

 

blancs et légers
j’irais bien nager
dans les nuages

Béatrice Aupetit-Vavin

 

mars éteint
et rallume la lumière
― giboulées

Mireille Péret

 

 

Vous pouvez lire tous les numéros de GONG sur www.association-francophone-de-haiku.com.

En 2007, la revue numérique 5-7-5, revue francophone de haïku, est créée par Serge Tomé, sur son site web dédié au haïku depuis 1999 : TempsLibres. Cette revue, qui surgit à la fin de la revue papier canadienne Haïkaï, paraîtra trimestriellement de l’hiver 2007 à la fin 2010. Serge Tomé indique que chaque numéro sera coloré par un poète particulier. Meriem Fresson tiendra une rubrique haïbun régulière jusqu’à la fin ; et Daniel Py, une rubrique « zen contemporain et haïku urbain » épisodique. Damien Gabriels dirige le n°2, de nombreux intervenants se sont mobilisés. Cette aventure prometteuse durera peu de temps. Meriem Fresson y fera un travail important pour le haïbun francophone, qui se poursuivra dans « L’écho de l’étroit chemin », la revue de l’Association Francophone des Auteurs de Haïbun, créée et dirigée par Danièle Duteil, fondatrice toujours active de l’AFAH. Les numéros de 5-7-5 peuvent être consultés sur 575.tempslibres.org. Quelques haïkus du numéro 2 :

 

après l’averse
odeur de tisane
sous les tilleuls

Monika Thomas-Petit

 

 

dans le brouillard
même ma voix
disparaît

Philippe Quinta

 

 

la fourmi
emportée par la goutte d’eau
fin de l’été

Micheline Beaudry

 

 

Ploc ! la revue du haïku est ouverte par Dominique Chipot en 2008. C’est la revue numérique de l’association pour la promotion du haïku, APH. Chaque numéro est réalisé par un poète différent : Olivier Walter, Francis Tugayé, Sam Cannarozzi, Christian Faure, Damien Gabriels, Hélène Phung. La parution, de 8 à 10 numéros par an au début, est à présent de 2 numéros par an. On peut y lire des haïkus et senryûs, des articles, des haïbuns, des notes de lecture. Voici quelques haïkus du n° 78, février 2020, réalisé par Hélène Phung :

 

soirée sans nuages
le bruissement des feuilles mortes
portées par le vent

Maria Tirenescu

 

 

sur la neige fraîche
chut !
l’ombre d’un nuage

Annie Chassing

 

 

eaux transparentes
entre les herbes la grenouille
somnole

Abderrahim Bensaïd-Sidi Kacem

 

 

Vous pouvez lire tous les numéros de cette revue sur www.100pour100haiku.fr

Signalons, pour terminer, la revue numérique dédiée au haïbun que l’on peut lire à association-francophone-haibun.com.

Buson (Le goût des haïkus).

8. Recherches universitaires

 

Dans les dix dernières années, les chercheurs universitaires s’intéressent au haïku : un premier colloque, « Le haïku en France, poésie et musique », est organisé à Lyon 3, en 2011, par Jérôme Thélot et Lionel Verdier. Il montre que la forme poétique japonaise traverse le domaine de la création en France, particulièrement en poésie et en musique.

« Le haïku fut pour beaucoup des poètes de l’après-guerre la chance inespérée d’un réinvention de la poésie française, la rencontre de cet ailleurs du discours,dans le congédiement de la pensée rhétorique et de la pensée logique, grâce à quoi parler poétiquement fut de nouveau possible, après tout.... Nul doute que s’il y a eu dans la langue française depuis cent vingt ans une découverte capitale, c’est bien celle-ci, - la découverte que les poètes ont faite du haïku. » écrit Jérôme Thélot. On perçoit la détermination de ce chercheur pour expliciter l’intérêt des poètes français pour le haïku japonais. Mais, dans ce travail, n’est abordé que ce rapport extérieur au genre poétique, un rapport critique, un rapport de confrontation, limité par l’existence de cultures différentes, marquées par la nationalité développée dans chaque pays.

 C’est le cas emblématique de Yves Bonnefoy, qui écrit : « ...quelques poètes des XIX° et XX° siècle ont cru possible de recommencer, en français notamment, une pratique analogue à celle du haïku, et même ont estimé y avoir assez réussi pour s’approprier le mot. Ils regardent une fleur, disons une rose, comme ils imaginent que le poète japonais contemple la fleur de cerisier.

Mais quelle différence pourtant ! Dans le haïku, rien n’est isolable de rien, s’arrêter à quoi que ce soit serait séparer cet objet de l’attention, chose ou vie, du reste de ce qui est, dénouer la continuité de l’environnement naturel, et pour qui le ferait ce serait se couper lui aussi du tout, perdre ce bien, ce seul bien, par illusion que l’on peut exister par soi. La fleur du cerisier, si tôt défaite, c’est l’offre de méditer l’immédiat éparpillement, qui se doit d’être heureux, de l’être illusoire de la personne. »

Murakami Kijo (Le goût des haïkus).

 

Quand d’autres, comme Jean-Jacques Origas, rappellent la « vulgate du haïku » proposée par Akimoto Fujio (1901-1977) :

  1. Le haïku est un art mineur. Donc, si on ne réussit pas à faire de bons haïkus, c’est sans conséquence.
  2. C’est un poème bref. Donc, il ne faut pas faire un effort trop long.
  3. C’est un poème à forme fixe. Il y a toujours un cadre. Étant donné que nous avons dans l’esprit certaines impressions, certains mots, il faudra bien arriver à les mettre dans le cadre 5-7-5.
  4. Il faut toujours tenir compte du rythme des quatre saisons.
  5. C’est également le poème de l’aïsatsu, c’est-à-dire de la « salutation ».
    Bref, ce sont des définitions tout à fait banales. Pourtant acceptons-les, ajoute Origas. Ces définitions constituent un rappel. À partir d’elles, réfléchissons.

The Haiku poems of Chiyo ni looked at in a new way, Une autre lecture des haïkus de Chiyo Ni.

 

Un deuxième colloque s’est tenu à Paris 3, en 2019, sous la direction de Muriel Détrie et Dominique Chipot : « Fécondité du haïku dans la création contemporaine. » Le premier colloque soulignait la partition entre « haïku » (genre poétique japonais) et « France ». Celui-ci entre directement dans l’exploitation de la forme poétique d’origine japonaise, acclimatée par des écrivains ou artistes francophones pour des raisons qui leur sont propres.

Muriel Détrie, maître de conférences en littérature comparée, souligne en ouverture la « forme simple » du haïku : « Comme toute ‘forme simple’, le haïku au sens où on l’entend aujourd’hui n’est pas une forme littéraire bien définie comme l’est le haïku japonais qui comporte des règles rythmiques (17 mores en 5-7-5), structurelles (deux partie distinguées par un kireji ou mot-césure), thématiques (emploi d’un kigo ou mot de saison) et esthétiques (voir les principes sabi, karumi, fueki et ryûkô, etc. utilisés par Bashô), mais il est d’abord et essentiellement défini par sa brièveté. La brièveté est ce qui a d’emblée frappé les premiers commentateurs occidentaux (de Paul-Louis Couchoud à Roland Barthes) et ce qui est resté comme la caractéristique fondamentale du haïku.... Dans tous les cas, c’est l’idée de brièveté extrême, de limite du langage, qui est perçue comme constitutive du haïku... »

Roykan, (Le gout des haïkus).

 

A partir de cette forme à la brièveté extrême, chaque intervenant étudie l’usage que chaque artiste ou écrivain fait du haïku. Par exemple, Magali Bossi, doctorante à l’université de Genève, étudie les « Haïkus de prison » publiés par Lutz Basmann, un des hétéronymes de l’écrivain Antoine Volodine. Dans ce livre, une succession de haïkus écrits par un prisonnier a pour tâche de rendre compte d’une guerre.

Le premier qui monde dans le wagon
a l’impression fugitive
qu’il est maître de son destin

 

Le deuxième à entrer
s’installe le plus loin possible
du trou à pisse

 

Le dernier qui monte là-dedans
regarde toujours on ne sait pourquoi
derrière son épaule

 

 

Ici, on voit bien que les haïkus sont devenus des éléments de narration, des fragments, qui n’ont plus grand chose à voir avec le haïku japonais, si ce n’est leur brièveté. D’ailleurs, on peut lire des poèmes tels que :

Le Japonais parle des cerisiers
pourtant dehors
la neige tombe.

 

 

Et malgré tout, un tel travail montre que la forme poétique du haïku peut intéresser bien des écrivains occidentaux, pour diverses raisons, peut-être ici en particulier parce que le haïku se situe à la croisée du narratif et du poétique.

∗∗∗

Voici donc un aperçu, non exhaustif bien sûr car le domaine est très dynamique, du monde du haïku francophone. C’est la petite taille du haïku, son équilibre entre l’humain, le monde et le langage, et son humour qui ont fait le succès de ce genre. Il constitue un véritable ferment poétique qui rassemble les gens et qui envahit l’espace.

Sur le site de l’Association francophone de haïku vous pouvez trouver beaucoup de liens pour prendre des contacts et beaucoup d’éléments pédagogiques pour se lancer dans la pratique de ce genre si souple, si proche de la nature et si propre à créer des rassemblements de poètes.




Débuts, modernité et attraits du haïku

Les débuts du haïku en France

Véritable institution au Japon, le haïku est un poème concis de 17 sons, dans sa forme classique et telle que préconisée par le premier grand maître du genre, Matsuo Bashô (1644-1694). Simplicité, humilité, légèreté, pouvoir suggestif sont, d’après son enseignement, les principales qualités du tercet.

Matsuo Bashô, Le goût des haïkus.

D’abord nommé « hokku », il constituait antérieurement le « verset initial d’une séquence de poèmes liés en chaîne (renga), puis verset détaché, devenu indépendant, et cité isolément »1. Bashô commence à le faire exister indépendamment et à le démocratiser en s’entourant de disciples de tous bords. Il le dote d’une esthétique poétique : métrique (5/7/5), emploi d’un mot de saison qui l’ancre dans la réalité et l’universalité, césure (point de tension entre deux scènes juxtaposées). Son haïku le plus connu…

 

Vénérable étang
une rainette prend son élan
bruit de l'eau2

 

 

… correspond à la capture de l’instant présent dans ce qu’il présente de singulier et d’éphémère, en ce monde où se côtoient permanence et impermanence. Il saisit « l’ici et maintenant » (une scène souvent banale) et restitue l’émotion offerte aux sens à l’affût. Enfin, dépourvu de rimes, il privilégie un vocabulaire simple et précis.

Graphiquement, le haïku est tracé à la verticale, d’un jet de pinceau, au Japon ; en Occident, il est réparti sur trois lignes horizontales.

Outre Bashô, trois autres maîtres haïjin3 classiques, ont considérablement fait évoluer le haïku : peinture et poésie liées sont la voie spirituelle de Buson (1716-1783), qui accorde sa nature profonde au cours des choses et au temps qui s’écoule ; le poète-pèlerin Issa (1763-1828), proche des humains les plus humbles comme des animaux, traite tous les aspects de la vie, sans hésiter à s’indigner devant l’injustice ; le poète, critique et journaliste Shiki, (1867-1902) redonne un élan de vigueur au hokku, qu’il rebaptise « haïku » : thèmes renouvelés, objectivité, ou « croquis sur le vif ».

 

À cette époque, le monde bouge considérablement. La diffusion de la culture orientale en Occident débute en 1855, date de l’exposition universelle de Paris : les Hollandais y présentent des meubles laqués japonais, des porcelaines, des bronzes... fort admirés.

Dès 1858, le traité de paix conclu entre la France et le Japon ouvre à celle-ci certains ports japonais au commerce. Ainsi, se trouve favorisée la découverte d’un pays et d’une culture encore très méconnus.

En 1862, objets d’art et estampes japonaises, présentés à l’exposition universelle de Londres, fascinent de nombreux amateurs, tandis qu’à l’exposition universelle de Paris, en 1867, un Pavillon de l’Asie, partagé entre Japon et Chine, montre tout le raffinement de la culture nipponne. L’art japonais devient une source d’inspiration pour de nombreux artistes, notamment les peintres impressionnistes, Monet en tête, qui partagent la vision d’un « monde flottant ». On est en plein « japonisme » (1860-1890), terme qui désigne l’engouement pour tout ce qui vient du Japon.

Yusui, Le goût des haïkus.

En matière d’écriture, plusieurs récits de voyage paraissent, dont Voyage au Japon (1863), de Joseph Lindau.

La poésie sera mise à l’honneur plus tard, quand l’érudit professeur de langues et interprète Léon de Rosny (1837-1914) publiera son ouvrage Si-ka zen-yô4, « Premières fleurs de la poésie japonaise à Paris, anthologie de poésies anciennes et modernes des insulaires du Nippon » : il porte à la connaissance des lettrés le Man’yôshû (Recueil de dix mille feuilles, ~ 760) et le Ogura Hyakunin isshu (De cent poètes un poème, ) compilé par Fujiwara no Teika (1162-1241). De nombreux tankas (nommés waka à l’époque), ancêtres du haïku, figurent dans ces ouvrages. 

En 1885, paraît le livre d’art Poëmes de la libellule5, textes traduits du japonais d'après la version littérale de l’homme d’état japonais Saionzi Kinmochi, et adaptés sous la forme de tankas par Judith Gautier, fille de Théophile Gauthier (illustrations de Yamamoto). Celle-ci est aussi la première femme de lettres à avoir écrit des tankas en français. Après elle, la France oublie le tanka, jusqu’au détour des années 1920. Il évoluera ensuite par rebonds successifs.

Les voyages vers le Japon se poursuivent. En 1902, le Français Paul-Louis Couchoud (1879-1959), philosophe, médecin et poète, beau-frère du sculpteur Antoine Bourdelle, part lui aussi à la découverte de ce pays, grâce à une bourse dont il a bénéficié pour voyager en Amérique et au Japon. En 1905, séduit par le haïku, il publie avec ses amis, le sculpteur Albert Poncin (1817-1954) et le peintre André Faure, une plaquette intitulée Au fil de l’eau, qui relate, en 72 tercets, leur croisière sur les canaux du centre de la France.

 

Dans le soir brûlant
nous cherchons une auberge.
Ô ces capucines ! 6

 

 

Tiré à trente exemplaires, le document propose les tout premiers haïkus français. Certes, en 1899, William Aston, diplomate anglais, introduit quelques poèmes de Bashô dans son ouvrage intitulé A History of Japanese Literature (traduit en français, en 1902, par Henry D. Davray). Mais c’est véritablement avec Paul-Louis Couchoud, créateur du mouvement du haikai français, que le haïku fait son entrée en France.

En 1906, Couchoud traduit le haïjin Yosa Buson dans Les Épigrammes lyriques du Japon7 , repris dans Sages et poètes d’Asie8, que Marguerite Yourcenar qualifiera en 1955 de « livre exquis […] par lequel la poésie et la pensée asiatiques » sont venues à elle.

Le haïku français se développe, y compris pendant la Grande Guerre au cours de laquelle plusieurs poilus tels Julien Vocance (pseudonyme de Joseph Seguin, 1878-1954)9, René Maublanc (1891-1960)10, Maurice Betz (1898-1946)10, Georges Sabiron (1882-1918)11…), pris dans le feu des combats, écrivent des poèmes poignants12 :

 

Cla, cla, cla, cla, cla...
Ton bruit sinistre, mitrailleuse,
Squelette comptant ses doigts sur ses dents.
                                                                    (Julien Vocance)

Un trou d'obus
Dans son eau
A gardé tout le ciel.
                              (Maurice Betz)

 

 

La balle mortelle
En pleine figure
On a dit : au cœur – à sa mère.
                                                 (René Maublanc)

 

L’obus en éclats 
Fait jaillir du bouquet d’arbres 
Un cercle d’oiseaux.
                                (Georges Sabiron)

 

 

En 1920, Jean Paulhan (1884-1968)14 voit dans le haïku, poème de la discontinuité, une manière de réinventer la poésie. Le numéro de septembre de la Nouvelle Revue Française (NRF), consacré au « haïkaï », regroupe Paul-Louis Couchoud15, Julien Vocance, Georges Sabiron, Pierre Albert-Birot (1876-1967)16, Jean Richard Bloch (1844-1947)17, Jean Breton (1870-1940), Paul Eluard (1895-1952)18, Maurice Gobin, Henri Lefebvre (1901-1991), Albert Poncin (1877-1954), René Maublanc et Jean Paulhan.

Le haïku inspire encore Jules Renard (1864-1910), André Suarès (1868-1948)19, Paul Claudel (1868-1925), Apollinaire (1880-1918), Rainer-Maria Rilke (1875–1926), Max Jacob (1876-1944), René Druard (1888-1961)20, Jean-Paul Vaillant (1887-1970), André Cuisenier (1886-1974), Henri Druard (1902-1979)21.

 

Norio Nagayama : haïku de Bashô.

Bloch fait état dans la revue Europe en juillet 1924, de la vogue spectaculaire dont a joui le genre poétique depuis la guerre…22.

En 1960, Philippe Jaccottet, fasciné par le haïku, écrit dans la NRF un hommage à Reginald Horace Blyth (1898-1964) qui a consacré quatre volumes au poème bref23. Il s’en inspirera pour créer son anthologie de haïkus24, Roger Munier également pour réaliser son recueil Haiku préfacé par Yves Bonnefoy (1923-2016).

Le haïku connaît une période de latence dans les années de l’entre-deux guerres et dans l’après-guerre des années 40. C’est Jack Kerouac (1922-1969)25, un des leaders du mouvement littéraire de la Beat generation, proche de la perception bouddhiste du monde, qui le fera redécouvrir au monde.

En France, le haïku intéresse surtout quelques intellectuels dans la décennie 70. Cette année-là, Roland Barthes (1915-1980) déclare, dans L’empire des signes26 : « La brièveté du haïku n’est pas formelle ; le haïku n’est pas une pensée riche réduite à une forme brève, mais un événement bref qui trouve d’un coup sa forme juste. »  Il pense que le haïku peut permettre d’aborder l’écriture du roman autrement, en passant de la forme brève, fragmentée, au présent, à une forme longue et continue27.

Par la suite, l’essor des nouvelles technologies favorisera grandement le rapprochement entre les adeptes du haïku de tous pays.

Matsuo Bashô, Le Chemin étroit vers les contrées du nord, Vivrelivre.

∗∗∗

Modernité et attraits du haïku

Depuis que le haïku a pénétré en Occident, au début du XXesiècle, il a parcouru un long chemin. Phénomène relativement marginal jusqu’à l’avènement du XXIesiècle, il n’a cessé de gagner du terrain ces dernières années.

Aujourd’hui, le haïku plaît beaucoup, il séduit des publics variés et toutes les générations. S’il s’est quelque peu éloigné du modèle d’origine en adoptant souvent un rythme libre et des thèmes propres aux pays où il éclot, il en a préservé l’esprit qui exige brièveté et légèreté.

Quels sont donc les ressorts de sa séduction ?

En premier lieu, le haïku recourt à un langage simple, précis, concret, qui le rend accessible au plus grand nombre.

Gusai, Le goût des haïkus.

 

 

Au clair de lune
les épouvantails ont l’air d’humains
si pitoyables

Masaoka Shiki (1867-1902)

 

Masaoka Shiki, Seul.

Fréquemment teinté d’humour, il s’apparente à un instantané photographique. Pas le moins chronophage, il ne réclame aucun investissement coûteux, seulement du papier, un crayon, et une présence au monde.

Par ailleurs, il met en valeur le quotidien, ce qu’il est commun d’appeler la « banalité ». Car, au regard de la création, il n’existe pas de petites ou de grandes choses. Toutes revêtent la même importance, ayant chacune un rôle précis à jouer. La fourmi ou le brin d’herbe ne sont pas relégués au bas de la hiérarchie. Les plus humbles sont reconnus comme maillon indispensable de la grande chaîne cosmique. Ce rappel des règles qui régissent l'ordre universel constitue de surcroît une belle leçon d’humilité.

Basho, Le goût des haïkus.

Le haïku possède encore le mérite de poser des repères : l’un temporel, étant soumis à l’emploi d’un mot de saison, l’autre spatial parce qu’il s’enracine dans un lieu précis marqué par son climat propre, ses coutumes, ses traditions et fêtes. Autant d’éléments qui rassurent et resserrent les liens à l’environnement proche, à la terre natale ou au pays de cœur. Du même coup, à l’ère du factice et du virtuel, il porte un message d’une précieuse authenticité, tout en ouvrant des dimensions qui dépassent largement les limites de l’individu.

 

 

mon village s’égoutte
neige d’équinoxe
neige de rien

Kobayashi Issa (1763-1828)

 

Kobayashi Issa, Le goût des haïku.

Au Japon, le tercet est considéré comme garant de la transmission : les jeunes poètes « font leurs gammes » en réutilisant des mots de saison (« neige d’équinoxe » ici) empruntés aux anciens. Ces mots de saison, approuvés et reconnus, sont consignés dans des éphémérides ou almanachs poétiques, outils indispensables aux apprentis haïjin, toujours invités à aller puiser dans la mémoire collective pour enrichir leur inspiration de celle de leurs prédécesseurs.

Pour autant, l’observation est bien ancrée dans le réel. Capture de l’instant présent, le haïku apprend à « être au monde », pleinement, tous sens en éveil :

 

 

 

Respirer ?
c’est aspirer toutes les voix
des cigales du soir

Kaneko Tôta (1919-2018)

 

Kaneko Tôta, Respirer, 1minutepapillon.

Sa pratique pousse à savourer chaque moment de la vie comme unique, à aiguiser les perceptions pourvoyeuses d’émotion, à s’accorder aux forces naturelles.

Ce fragment du tout s’enrichit de bien des qualités encore. N’est-il pas considéré comme le poème de l’échange ? Dans les cercles d’écriture, il est habituel de soumettre aux autres membres du groupe son verset, en le lisant deux fois selon l’usage. S’ensuivent des commentaires, parfois destinés à améliorer la formulation initiale. Les conseils sont les bienvenus et tout le monde essaie de se plier de bonne grâce à cette règle du jeu où doivent prévaloir modestie et empathie envers l’autre.

Masaoka Sihi, Fraîcheur.

À l’heure des SMS, des lectures rapides et de la course au temps, l’extrême concision du poème d’inspiration japonaise le rend compatible avec la modernité. D’autant qu’il s’accommode de nombreuses exigences du monde contemporain telles que la spontanéité et la brièveté.

Après des siècles d’existence, le haïku, qui relie à ce qui manque peut-être le plus dans nos sociétés hyperconnectées aux réseaux médiatiques, à savoir le réel et le concret, jouit encore d’une attractivité considérable.

 

 

Sources :

  • HAIKU, Anthologie dirigée par Roger Munier, Éditions Fayard, 1978.
  • Le réveil de la loutre : Le printemps – Grand Almanach poétique japonais, Livre II. Traduction et adaptation d’Alain Kervern. Éditions Folle Avoine, 2009.
  • HAIKU DU XXe SIÈCLE – Le poème court japonais d’aujourd’hui, présentation, choix et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Poésie/ Gallimard, 2012.

 

Notes

1. Alain Kervern, in Les tiges de mil et les pattes du héron : Lire et traduire les poésies 1, de Julie Brock.
2. Traduction d’Alain Kervern, voir note 1.
3. Terme par lequel on désigne un poète japonais qui écrit des haïkus ; on préfère parler de « haïkiste » quand il s’agit d’un poète occidental écrivant des haïkus.
4. Léon de Rosny 1837-1914 : De l'Orient à l'Amérique, de Bénédicte Fabre-Muller.
5. Recueil de poèmes diffusé en 1885 à de très rares exemplaires et qui fait partie de la collection des Beaux-Arts de Paris.
6. Éric Dussert : Au fil de l’eau – les premiers haïku français suivi de Haikais (Paul-Louis Couchoud, André Faure, Albert Poncin et Rafael Lozano). 1001 Nuits, janvier 2004.
7. Publié en avril 1906 par la revue Lettres dirigée par Fernand Gregh.
8. Calmann-Lévy, 1917.
9. Cent visions de guerre, 1916.
10. Le Haï-kaï français, éditions du Pampre, Reims, 1924 ; Cent haï-kaï, éditions du Mouton Blanc, Paris, 1924.
11. Scaferlati pour troupes, A. Messein Éditeur, 1921.
12. Poussière de poème, La vie, mars 1918.
13. En pleine figureHaikus de la guerre de 14-18, anthologie établie par Dominique Chipot (Auteur), octobre 2013, éditions Bruno Doucey.
14. Animateur de la NRF de 1925 à 1940, puis aux côtés de sa compagne Dominique Aury (de 1953 à 1958). Auteur de nombreux ouvrages et d’une importante correspondante, dont Paul Eluard & Jean Paulhan, Correspondance 1919-1944, Éditions Claire Paulhan, 2003.
15. Au fil de l’eau, 1905.
16. Voir, la contribution de Marianne Simon-Oikawa, 2019 : msoikawa@l.u-tokyo.ac.jp https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02043414
17. Pour le haï-kaï français, in Europe, n°18, 15 juillet 1954 (pp 367-382).
18. En 1920, Paul Eluard propose onze haïkus à la NRF.
19. Haï-kaï d’Occident, in Comoedia, mai 1924.
20. Cent phrases pour éventails, 1942.
21. Fondateur de la revue Le Pampre(1922-1926).
22. Pincements de cordes, haï-kaï, préface de René Maublanc, 1929.
23. In Claudel et l’avènement de la modernité, de Pascal Dethurens, Presses Universitaires de Franche-Comté, janvier 2000. Disponible en version numérique.
24. Haiku. Quatre volumes : Eastern culture ; Spring ; Summer-Autumn ; Autumn-Winter. Tokyo, 1952.
25. Haïku, présentation et transcription de Philippe Jaccottet, illustrations de Anne-Marie Jaccottet, traduction de Reginald Horace Blyth. Éditions Fata Morgana, 1996.
26. Haikus, Jack Kerouac
27. L’Empire des signes, Skira, Genève, 1970.
28. Roland Barthes, Collège de France : « La préparation du roman. Le désir de haïku» (séance du 13 janvier 1979).

Image de une : Haiku by Matsuo Basho (1644–1694) calligraphié par Soseki Aoyagi (Floatinginkworks.com) :

月ぞしるべこなたへ入せ旅の宿

The moon is the guide,
Come this way to my house,
So says the host of a wayside inn.




Patmos au temps du Covid 19

méditation sur la perception de la catastrophe,  en lisant l'œuvre de Lorand Gaspar

Printemps 2020 – Les martinets rasent le balcon où s’épanche le parfum des violettes. Le ciel d’un bleu pur ourle la fronde du platane d’un vert phosphorescent. Tout est calme – serein – mais je suis confinée. Comme tout un pays, comme le monde entier – recluse. La planète frappée d’un Léviathan microscopique dont la venue messianique était annoncée depuis des décennies… Covid 19 – le Corona virus…

Encore que nul n’y crût vraiment – après nous le déluge, malgré de nombreuses alertes - l’annonce de l’épidémie, devenue pandémie, remonte à janvier – j’écris ceci aux alentours de Pâques. Pendant des jours, des nuits, un sentiment archaïque a hanté mes pensées, en sourdine, une sorte de peur, – et pourtant ce n’était pas cela, le mot précis me manque… Une sidération, plutôt : la paralysante incrédulité face à un événement qui dépasse le quotidien dans lequel je suis plongée et dont je ne vois rien ; annoncée par les médias, l’attente du prochain coup, frappé comme par la queue d’un invisible dragon qui se débat et fauche sans discrimination. Juste, en ouvrant la radio, la confirmation autant crainte que prévue du nombre des victimes toujours plus impressionnant à travers le monde stupéfait, et désarmé.

Oui, sidération, voilà le mot précis, face à cette menace subtile, cette faucheuse qui plane dans l’air ; je suis – j'étais - dans la stupéfaction de cet interminable présent qui vous pétrifie, comme la femme de Loth devenue bloc de sel, face à l’avenir même le plus proche qu’on peine à imaginer et dont on comprend, atterré, que nul ne sait encore comment le gérer…

C’est dans ces circonstances que j’ai repris le Carnet de Patmos  de Lorand Gaspar, livre sorti de ma bibliothèque à l'annonce de la disparition du poète, le 9 octobre 2019, et qui m'attendait dans un pile où je viens de le saisir, pour le lire dans la tiédeur de ce matin de safre et de jacinthe.

Médecin ET poète - humaniste engagé dans la recherche (en neurosciences notamment) comme sur le terrain (il était en effet chirurgien à l’hôpital français de Jérusalem puis au CHU de Tunis) : comment Lorand Gaspar aurait-il réagi, s’il avait vécu la crise qui nous accable et nous amènera peut-être à revoir nos modes de vie convulsifs, et prédateurs pour la planète ? Menacé de déportation du travail dans son pays au cours de la 2ème Guerre mondiale, et réfugié en France, Lorand Gaspar était aussi un historien, photographe et traducteur français. Médecin, toujours : j’imagine que dans les circonstances actuelles, il ne se serait pas retiré dans une thébaïde, fût-elle l’île de Patmos qu’évoque ses carnets, mais qu’il aurait affronté - avec des mots autant qu’avec des actions - l’adversaire insidieux qui nous cloître, tandis que je lis chaque jour des nouvelles effarantes et que je pense à ceux que j’ai connus et qui risquent de disparaître, frappés par cet ennemi infinitésimal et infiniment terrible.

Temps d’inquiétude et de méditation… voici venu le temps où j’ouvre Le carnet de Patmos ((64 pages, aux éditions Le Temps qu’il fait, 1991)) …

Carnet de Patmos, Textes & Photographies de Lorand Gaspar, aux éditions Le Temps qu'il fait, 1991

C’est un exemplaire usé que je tiens en main : tatoué par une bibliothèque qui l’a voué au pilon, ainsi que l’indique une annotation en page de garde – avant d’annuler sa décision et de le proposer à quelque bouquiniste… Je l’ai trouvé « en ligne », attirée par le titre (j’aime autant les récits de voyage que les îles grecques – d’ailleurs, j’y avais imaginé Phidias ((La Dernière Oeuvre de Phidias, Jacques André éditeur, 2017)), créant sa dernière œuvre,) – et sans doute aussi par les photos en noir et blanc qui le composent. Et comment, au moment où j’écris ceci, ne pas me rappeler que Patmos est le lieu où vécut en exil, dans une grotte désormais transformée en chapelle, le prophète de l’Apocalypse, Jean de Patmos, dont la parole figure en épigraphe d’un autre texte relié à cette île et que je reçois comme un message personnel : ((le « Journal de Patmos » Poésie-Gallimard, p. 86)) :

 Va, prends le livre ouvert dans la main de l’ange debout sur la mer et sur la terre… Prends-le et mange-le, il sera amer à ton ventre, mais dans ta bouche il sera comme du miel. , (Apocalypse, X -8)

Oui, je ferai mon miel de ce texte que je lis dans des circonstances que j'imagine similaires à celles qui inspirèrent le voyant - le poète n'a-t-il pas mission de lire les oracles ?

Et je me sens bien proche du poète pour lequel  toute la Méditerranée – Mare Nostrum, creuset de nos cultures - est le substrat d’où naissent ses écrits. Patmos revient à trois reprises dans le titre des livres dont je dispose dans mon confinement : outre ces carnets, deux volumes de ses œuvres, dans la petite collection « Poésie-Gallimard » : Patmos et autres poèmes, ainsi que Egée, Judée, dont la première partie contient un « Journal de Patmos ». Repris, retravaillés, réécrits, les textes sur cette île se répondent d’un livre à l’autre. Un passionnant article de Véronique Montémont , accessible en ligne ((Lorand Gaspar : genèse des Carnets de Patmos –  http://www.item.ens.fr/articles-en-ligne/lorand-gaspar-genese-des-carnets-de-patmos/ )) m’apprend toutefois que la recherche génétique ne me permettra pas – comme j’en avais eu l’espoir – de remonter d’un texte à l’autre  vers le « degré zéro » de « Patmos » comme on remonte à la source de l'inspiration, pour suivre le cours d'une pensée, des notes préliminaires dans des carnets bien tenus au fil des séjours dans l'île, vers le poème final qui serait comme la quintessence imaginale et lexicale du projet…

En réalité,  les notes sont prises sur des papiers divers - cahiers, feuillets et pages arrachées à différents moments de différents supports aléatoires (témoignant par cette dispersion de la situation de l’écrivain/écrivant au cours d’une vie où il se sera rarement posé au bureau pour écrire, mais plutôt profitant des moindres interstices de sa vie professionnelle pour noter sur ce dont il disposait) : tout contribue à rendre confuse la genèse des textes et leur chronologie .

 

Comment, sans avoir la foi millénariste qui l'a sans doute inspiré, comprendre l'allégorie de l’Apocalypse ? Comment faire usage du mythe pour comprendre – et agir. Il s'agit d'un suspens – un ins-tant, celui de la « Révélation » de la fin des temps dans ce texte religieux. Le suspens entre la vie échue du monde et le Jugement dernier, juste avant que tout bascule – de l'inachevé de nos œuvres et vies à l'achèvement final et son apothéose. J’en retiens pour ma part l’instant de sidération où tout s’arrête dans l’attente du spectacle qui va se dérouler et qu'on n'attendait pas mais qui nous fait vivre suspendus aux lèvres du prophète qui développe l'attente – attente des visions qui apparaissent aux yeux enfin dessillés, attente des informations assénées par les médias, attente dans un temps immobilisé qui m’amène, par analogie aux images fixées dans la chambre noire du photographe, apparaissant sous l’effet du révélateur chimique, dans les bacs où se fixent les sels d’argent… Il s'agit de la même fascination du spectateur – comme figé sous l’effet du regard d'une moderne Gorgone – et son regard aveugle fixe la lumière qui va tout balayer mais semble encore immobile dans l’instant menaçant. L’Apocalypse est ce temps de lumière – emprisonnée comme un éclair hors de la durée - dont l’explosion aveuglante révèle le gouffre inversé (ra)menant vers un possible nouveau monde, de nouveaux cieux, une « nouvelle Jérusalem » (21-22 – 55) ou un changement radical de paradigme civilisationnel…

Les dactylogrammes mêmes témoignent d'une incessante reprise syntaxique ou lexicale, difficile à organiser temporellement . A ce problème s’ajoutent les publications anticipées de diverses « pièces » de ces œuvres dans des revues, à différentes dates. Ainsi les Carnets de Patmos qui inspirent ma quête font l'objet d'un groupement déjà publié dans la revue SUD, en 1986 : mais il s'agit du premier chapitre – « Allegro ma non troppo » –avec le surtitre « Patmos, 1960-1985 » . On trouve à la NRF, en décembre 1988, sous le titre « Journal de Patmos » le 3ème chapitre uniquement, finalement intitulé « J’attends l’aube ». Ces textes alors publiés sans photos, sont repris sans modification ultérieure pour leur insertion dans le livre des éditions Le Temps qu’il fait – comme s'il s'agissait de parcours parallèles, des mots et du regard. Pourtant, la chercheuse souligne le soin (et le mot a toute son importance pour Lorand Gaspar – poète-chirurgien (dont le « Clinique » inclus dans Egée, Judée me stupéfie en le découvrant dans la période d’épidémie où je le lis) apporté par le poète au « corps » de son texte, ce « matériau vivant qu’il faut sans cesse travailler, élaguer, émonder, pour le mener à maturité » ((ibid.)) Et combien ceci me semble évident à la lecture des textes que j'ai sous les yeux ! Véronique Montémont souligne enfin l’importance et le nombre des ratures, ajouts, retraits… marquant les dactylogrammes qu’elle étudie, comme si, écrit-elle, « reprenant les termes de Freud, (on pouvait) dire que l’écriture gasparienne opère principalement par « condensation et déplacement » ((ibid)) .

C’est cette piste du déplacement que je décide de suivre autour du thème qui résonne pour moi, dans la situation actuelle,  dans l'ilôt clos de l'appartement où je suis confinée, comme au sein sacré de l'île – à l’aveugle de ce qui se passe réellement dehors, et dont témoignent d’infidèles écrans où se pressent les images. Je suis à peine remise de la sidération qui m’avait saisie au début de la catastrophe, à tel point qu'écrire même me semblait impossible. Et le mot catastrophe prend tous son sens philosophique (qui est également son sens formel en mathématiques) de radicale discontinuité : καταστροφή, katastrophế , l'ambigu renversement qui est autant clôture que configuration nouvelle – comme d'un jeu de cartes jetées à terre, d'où peuvent surgir de neuves combinaisons (( Comme le souligne Krzysztof Pomian, « la catastrophe est ce changement négatif qui provoque ou risque de provoquer une solution de continuité. La catastrophe brise le temps humain, ouvre un gouffre entre le passé et le futur, menace de rompre le lien entre les générations »  in Quenet Grégory, « La catastrophe, un objet historique ? », Hypothèses, 2000/1 (3), p. 11-20. DOI : 10.3917/hyp.991.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2000-1-page-11.htm )) – cet ins-table/ins-tant brisé où le réel, retourné, change de direction, et dont la version ultime et sublimée pourrait être la révélation eschatologique de l’Apocalypse.... dont nous parle Jean de Patmos.

Le mince volume que je tiens en main ne parle pourtant pas d’Apocalypse… Le carnet est divisé en deux « chapitres » : « allegro ma non troppo » et « la Gorgone » - le premier évoque les mutations subies par « l’île splendide de la fille de Leto » depuis le premier séjour qu’y fit Lorand Gaspar : il y évoque l’arrivée du monde moderne, et « l’Hydre de la bousculade, de la fébrilité et du vacarme » qui en troublent désormais la paix. Il décrit ses voisins, et leurs activités de « gens paisibles, pêcheurs, maçons et un cordonnier boiteux » - sans oublier toutefois – dans un chapitre séparé - La Gorgone. Et ce nom me ramène aux impressions premières éprouvées dans ce paysage solaire/sous-marin aux dimensions des tragédies d’Eschyle, tel qu’il apparaît dans l'oeuvre du poète, aussi bien dans les textes de Patmos - dont l'incipit conjure les silhouettes noires d'un « choeur antique » qui évoque le Erinyes - que dans « Iles » où s'entrevoient

Récifs de villages, épaves, gorgones,

la lueur de sang dans l’embrasure –

un très vieil homme translucide dans les pierres –

Il n’est point de remède à ma parole.

L’auteur rapporte des légendes recueillies auprès des pêcheurs – ainsi celle de Théoktistos, « maçonné par dieu » – avec un intérêt d’ethnographe, tout comme il raconte en historien le passé de l’île. Et le récit se peuple d’êtres vivants, auquel il donne la parole, dans le texte qui se faufile dans les interstices des images muettes, en contrepoint. Les considérations sur Patmos ne se limitent pas à l'île mais ouvrent aussi sur les frères Karamazov ou Wang Fu et sa peinture... culture orientale d'une « Chine de l'âme inoubliée » qu'on retrouve dans le poème Patmos : l’humanisme de Lorand Gaspar dépasse les rivages égéens, son œuvre brasse les cultures dans un vaste mouvement de synthèse géo-décentrée. ((géosophique, ainsi que l'analyse Sarra Ladjimi Malouche, « « Géosophie et lieux poétiques dans l'oeuvre de Lorand Gaspar, Nunc, 17, novembre 2008, pp. 84-91)) . Son regard scientifique aussi transparaît dans les considérations (que je cite in extenso pour une double raison ) sur les liens ici entre appétit et culture, dans la mésaventure de l'odeur innommable que seul le gardien du cimetière pourra chasser ((p.41-42)) :

Nous avons tendance à croire – comme ce serait simple – que nos goûts reposent sur une construction solide, à la fois biologique et intellectuelle, sur la connaissance plus ou moins approchée de nous-mêmes, de notre composition. Or  même nos appétits les plus platement liés à notre fonctionnement biologique sont facilement déformés, déviés, inversés par la séduction qu'exerce sur notre imagination le « plat » du voisin . Il faut dire que dans ce perpétuel massage d'images qui veulent nous persuader qu'elles savent mieux que nous mêmes quels sont nos vrais désirs, nos vrais besoins, nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Et dire que les rats de laboratoire qui se précipitent sur la pédale dont les effets les gratifient sur le champ nous font rire.» ((ibid.))

Il me plaît d'une part de trouver évoqué dans ce passage le processus de transformation par déplacement/déformation caractéristique du travail sur les textes de Lorand Gaspar relevé par Montaimont dans l'article cité ((supra)) - preuve que cette activité mentale n'était pas inconsciente loin de là – et de retrouver d'autre part beaucoup d'échos de la situation actuelle dans cette critique de l'aveuglement qui pousse nos contemporains à se croire maîtres de leurs affects et réactions et à souverainement prétendre imposer leur système de vie et de pensée à courte-vue à l'ensemble de l'humanité...

La fusion du poète et du praticien est encore perceptible dans un autre passage concernant les changements du paysage et de l'activité humaine observés au cours de vingt années de fréquentation de Patmos, qu'on peut étendre au monde entier, en dépit des avis éclairés que ceux-ci pourraient apporter, grâce à leurs observations et leur imagination  :

La prolifération anarchique des cellules de l’architecture et de la mécanisation la plus bruyante ne semblant pas être une menace immédiate pour la vie, on ne sollicite guère l’avis, ni les interventions des chirurgiens ou des médecins, pour ne rien dire des poètes, que l’on exclut avec la meilleure conscience du monde de notre vécu quotidien. (…) ((p.48))

Nulle trace apparente d'Apocalypse avec ce qu'elle contient de la catastrophe ultime de ce monde, dans ces textes du carnet… Encore que je m’interroge sur l'autre parcours vers lequel le recueil nous invite à nous déplacer… Le livre ouvre en vérité sur une énigmatique et « silencieuse » photo pleine page, en frontispice : des surfaces blanches trouées de rectangles d'un noir dense dans lesquelles on lit des façades de maison, qui toutefois semblent flotter dans l’espace, dessinant un cheminement en perspective - invitation à entrer dans le livre - vers une ouverture sur un fond de gris et blancs qu’on interprète comme un ciel nuageux. Il s'agit d'une image ab-straite – géométrique et immobile – presque tirée hors du réel. Et une phrase de l’Apocalypse semble parfaitement répondre en écho à cette image… -

Après cela, je regardai, et voici, une porte était ouverte dans le ciel  (4 4.1)

En couverture déjà, un pan de mur dans des nuances de gris emplit tout le cadre hormis une mince ligne d'un blanc crayeux, surmontée de rectangles plus clairs troués de noir. On dirait presque une nature morte de Giorgio Morandi – toute en à-plats et en grisailles. Une longue ligne courbe et sombre ( le pense au plissé immense d'un linge – qu'on imagine peut-être rouge  dans la réalité? - comme ceux qu’on tend dans les églises les jours de fête) traverse la surface comme une calligraphie… sans ombre – dans la pleine lumière du midi. Midi, heure fatidique évoquée aussi dans le JdP (90 -91), dans une notation où s'oppose, en cet instant, ombre et lumière, ciel et gouffre, dans un mouvement amorcé/figé qui n'est pas sans rappeler la circulation du yin et du yang :

Comme elle nous soulève la lumière ! Flamme blanche tout en haut dans la rouille des falaises : une chapelle ou une mouette. Midi. En bas la mer, étincelante et sombre à force de lumière. Gouffre patient. 

Je me dis que, sans doute, un poète-photographe peut penser au dévoilement surnaturel de l’Apocalypse lorsqu’il développe ses photos dans l’obscurité du laboratoire. Ici, douze photos en tout – quatre seulement « animées » d’une présence humaine qui n'est guère plus à chaque fois qu’une silhouette  : un enfant de profil, dans l’encadrement noir du seuil d'une porte, tandis qu'un autre s’adosse – en triangle - sur l'écran de craie d’un mur au second plan (aucun des deux ne nous regarde mais tous deux semblent attendre un événement hors-champ) ; tournée vers l'arrière-plan, une silhouette noire à la barbe blanche dans l’angle gauche d’une image où la blancheur abstraite et verticale des murs et du chemin s’accole à une paroi de roches rugueuses et grisâtres ; tournée vers l'objectif, une vieille femme en noir, assise dans la pénombre d'un auvent, brandit fermement, d'un geste menaçant de pythie, une canne de sa main droite ; un pope, visage vers le ciel, se dresse tout en haut d'un escalier où l'ombre d'une rampe dessine un mystérieux oracle en caractères soufiques…  Tous sont immobiles, bien au-delà de la photo qui fixe un instant depuis la « chambre noire » ((citée par l’auteur p. 37)) : ils semblent épinglés - hors du mouvement du temps.

photo tirée de Carnet de Patmos, (frontispice)

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Giorgio Morandi - Nature Morte, 1947 - Rendez-vous.

Et voici aussi le paysage minéral tel que le décrit l’auteur dans le texte dont je perçois des bribes tandis que je feuillette en quête des images  :

 A soixante-dix mètres au-dessus de la baie, Khora, le haut village, d’une blancheur neigeuse et cubiste, d’où le monastère émerge tel un bloc de granit dénudé par les vents »((p.19)) .

C’est un paysage d’ascèse, pesant de cette « matièreté » de la matière, de ce blanc qui avait attiré mon regard – comme un poids de lumière pétrifiant le temps, à la façon dont procéderait une Gorgone cosmique – et la subtile délicatesse des gris quand la lumière décline ou que s’annonce l’aube :

l’éveil d’une ruche immense, la cohérence veloutée s’effrite, les ailes frissonnent. Sentiment que la clarté qui point est dans cet ébrouement de choses minuscules, dans le déploiement en elles de l’espace. (( p. 37))

Less citations de l’Apocalypse paraissent à plusieurs reprises dans les textes évoquant Patmos  : en épigraphe des poèmes de « Chœurs » d'abord, puis, et en italiques, dans le cours du texte même d’ « Iles » - qui reprend les mots inscrits ici dans la présentation de Patmos :

 Mais c’est le matin, un soleil très rouge fend les eaux – “et le tiers de la mer devint du sang”   

On reléverait encore dans le poème « Patmos », au fil des images, toutes les évocations de démesure, ou bien, écho du texte biblique

la lumière des étoiles déjà mortes. Quelqu'un te prend la bouche pour parler 

ou encore, suivant une image de la Genèse - « le souffle de Dieu sur les eaux », cette strophe proprement apocalyptique :

Les yeux de nuit un instant grand ouverts

regardent chaque son ou battement brûler

d'un insoutenable qu'il faut soutenir ((souligné par moi))

 

Présence récurrente, et donc bien prégnante, malgré tout le positivisme de Lorand Gaspar, médecin et chercheur, malgré la confiance mainte fois exprimée et lisible dans l'absolue immanence dans laquelle il veut baigner, cette Apocalypse dont j’aurais aimé suivre le développement... et qui m' apparaît dans toute sa splendeur finalement sereine – la catastrophe maîtrisée par les mots, rendue à sa puissance de métamorphose du réel, à travers cette image du poète face à la mer, comme confronté à l'imminence d'une « révélation »  - prêt à transcrire sa vision dans le dessin des mots – révélation que seule peut permettre l'écoute attentive et patiente de ce qui bruit en soi et que l'on va étendre, comme le linge, liminaire du carnet, signe noir sur la blancheur du mur comme une page :

Assis sans rien faire au bord d’une mer immobile. Je retiens ma respiration pour essayer de percevoir la sienne. Il y a ce pli mince, transparent, infiniment souple et fragile, avançant et reculant sur le sable ; un débris de coquillage suffit à le rompre, mais non, à la respiration suivante il est là, intact dans sa mobilité lumineuse, prêt à être modifié une fois de plus par le prochain caillou ou souffle d’air, sans perdre le fil du mouvement profond, encore et encore redéplié dans la clarté.

On peut rêver ainsi d’un trait de dessin ou d’un poème qui serait le déroulement de l’acte continu de sa source, sans cesse rompu, toujours ressurgissant, ténacité claire, claire même dans la nuit à l’oreille.

Etrange manie d’assembler des mots, de les serrer, essorer et étendre comme un linge tiré de son corps bruissant dans le noir. » ((pp.48-49))

 

Marilyne Bertoncini - avril 2020

Présentation de l’auteur




Deux entretiens avec Lorand gaspar

Ce premier entretien fut accordé par Lorand Gaspar à Alain Freixe. Il est paru dans l'Humanité du 2 décembre 2004. 

 

Lorand Gaspar, « un immense désir de lumière partageable »

 

Il ne me déplaît pas de parier pour la relève : retour arrière et ouverture au futur mêlés.

C’était en mars 2004. Autour de la Semaine du Printemps des poètes. Deux livres importants voyaient le jour. Deux livres de Lorand Gaspar : Approche de la parole suivi de Apprentissage avec deux inédits  chez Gallimard dans la collection blanche et Patmos et autres poèmes dans la collection Poésie/Gallimard. L’un relevant plutôt de l’essai, l’autre du poème. 

Dans le premier, on voit le médecin, l’homme de sciences qu’est toujours Lorand Gaspar dialoguer avec le poète autour des fondements de ce qu’il en est de vivre et du rôle que la poésie, la lecture active de sa parole – vulnérable, fragile, mortelle certes mais vivante ! – continue à y jouer : « brèche (…) lumière (…) obscurité qui permettent de voir là où on ne faisait que regarder. De respirer là où on ne faisait que discourir ».

Louis Couperin, Pavane en fa dièse
mineure par Blandine Verlet et un
poème de Lorand Gaspar.

Dans le second, on retrouve le poète de l’expérience méditerranéenne, cette traversée risquée entre les  îles de la mer Egée, les rivages de Judée, ceux de Tunisie, lieux de vie, lieux aimés où le chirurgien qui s’acharnait à recoudre ce que la folie des hommes s’attache toujours à déchirer, savait aussi donner la main à celui qui aime écouter « sans relâche / l’inaudible battement dans les choses. » Action, d’une part , contemplation de l’autre, Lorand Gaspar est cet homme de terrain qui réussit à se tenir « ferme dans l’entrebaîllement des mots », fort de savoir que seul  le regard sauve.

Il est urgent de lire Lorand Gaspar ! Ses livres nous apprennent à regarder : « Regarder. Respirer. Avoir tout son temps pour accueillir ce qui vient. » Et dire oui au monde. À sa beauté, malgré tout : « Oui  - comme une lampe au soir -»

Alain Freixe

Entretien Lorand Gaspar – Alain Freixe

Alain Freixe: Si mars est devenu le mois  de la semaine du Printemps des poètes, mars était aussi le mois des grandes dionysies de la Grèce. J'aime à penser que de même que Dionysos - ce nomade - faisait retour pour troubler l'ordre établi, de même vos deux livres, cher Lorand Gaspar, viennent heureusement "tuer l'aisance", selon les mots d'Henri Michaux que vous citez : celle qui consiste à faire de l'opposition entre vivre et écrire un lieu commun jamais remis en question, à opposer systématiquement l'art et les sciences, à ne plus poser la question de la beauté... Comment  les voyez-vous jouer ensemble ?
Lorand Gaspar : Notre désir et notre capacité de comprendre la "nature", les "mondes" qui nous entourent, dont nous faisons partie, comprendre l'homme, la complexité prodigieuse de son cerveau construit par des modestes mutations successives depuis au moins deux millions d'années, si l'on pense devoir commencer notre carrière avec l'Homo habilis, le premier "casseur" de silex (il ne s'agit pas des silex admirablement taillés de nos ancêtres de l'âge du Renne, qui sont les premiers de la lignée baptisée Homo sapiens, c'était hier, il y a à peine 30.000 ans). Capacité sans limites dans son ouverture, mais limitée par notre finitude, par la durée de chacun de nous comme par celle de l'humanité, de la planète, de notre système solaire. Spinoza avait émis l'hypothèse de l'existence d'une "pensée infinie", parmi une infinité d'autres attributs, par nous ignorés, de la "substance infiniment infinie". A l'état de nos connaissances actuelles, cette hypothèse n'a pas pu être confirmée...
Alain Freixe: Me suivriez-vous si je vous proposais de cette partie de la philosophie qu'on nomme depuis Aristote "métaphysique" l'approche suivante : étude de ces structures sur lesquelles nous sommes sans pouvoir et qui pourtant définissent nos pouvoirs, comme le temps par exemple. Me suivriez-vous toujours si je vous disais qu'il y a dans votre oeuvre la recherche d'une métaphysique de la lumière, la quête d'une "lueur" - le mot revient souvent sous votre plume - d'une "clarté", celle qu'offrirait enfin ouverte "une fenêtre dans l'insaisissable et l'impensable"?
Lorand Gaspar : Je suis plus proche du peu que nos connaissons de l'enseignement de Socrate que de celui d'Aristote. Socrate savait que fondamentalement il ne savait rien. Pour ma modeste part, en tant que scientifique, poète et philosophe à mes heures, je sais que fondamentalement toutes mes connaissances sont relatives à mes sens  et à mon cerveau. Je pense, sans prétendre à en être certain, que la Réalité est infiniment infinie (comme disait Spinoza en parlant de la Nature ou de Dieu-Nature pour moins choquer ses contemporains) ; que dans cette Nature infinie les informations que mes cinq sens et la panoplie, il est vrai considérable, de nos instruments de détection de toute sorte apportent comme informations à mon cerveau est  peu de chose comparé à l'infini. Non seulement peu, mais même concernant ce peu, je sais que je ne peux avoir aucune certitude absolue. Cela ne nous empêche pas en tant qu'humains d'en tirer amplement  profit dans notre vie quotidienne, même si nous avons tendance à oublier notre chère Planète où la vie a pu apparaître et évoluer grâce à certaines conditions précises, conditions que nous pouvons, hélas, détruire par nos pollutions diverses, mais cela c'est un autre problème. Voilà une poignée de clarté, entre autres, que me proposent deux poignées de neurones (cela doit faire quand même autour d'une bonne dizaine de milliards de neurones) situés dans mon cerveau antérieur. Que me disent encore ces neurones ? Qu'il faut apprendre à être "infiniment" ouvert, souple et fluide, rester toujours conscient de la complexité infinie du monde qui nous entoure de près et de loin, garder vivante aussi longtemps que possible son désir d'explorer plus loin ce qui nous est accessible de cet infini, de toujours mieux comprendre les choses du monde et nous mêmes, tout en sachant la relativité de notre compréhension finie. C'est cela ma "fenêtre" d'aujourd'hui. La poésie et tout art contribuent à me maintenir dans cette ouverture.
Alain Freixe : Après Sol absolu, Corps corrosifs et autres textes (Poésie/Gallimard, 1986) et (Egée, Judée suivi d'extraits de Feuilles d'observation et La maison près de la mer (Poésie Gallimard, 1993), Patmos et autres poèmes continue à interroger l'élémentaire, "la force tranquille d'être là des choses", les pierres quelconques "si intenses d'être là sur un chemin de hasard" et qui "nous éclairent", "une feuille au sommet de l'été", "un grand vent accouplé à la mer", "la présence sans mots de la rose", l'irruption d'un vol de martinets..." le festin joyeux" des choses naturelles quand elles s'offrent à la rencontre...
Lorand Gaspar : Oui, dans tout ce que je rencontre sur mon chemin je perçois toujours quelque chose de nouveau, de plus, de différemment éclairé par l'environnement, par la mémoire de mon cerveau. Quelque chose qui me parle tant que je reste ouvert, attentif, curieux, heureux de pouvoir accueillir une nouvelle connaissance (aux deux sens de l'expression), de l'explorer, de l'interroger. Rien n'est inintéressant tant qu'on garde les yeux de son cerveau ouverts. Certes, mais comme toute chose, toute rencontre deviennent plus intéressantes en les approfondissant, il faut aussi apprendre à choisir. Il est vrai que si je trouve tout intéressant dans la Nature qui nous entoure et dont nous faisons partie, c'est l'homme qui m'intéresse le plus. J'ai compris cela, quand je me suis vu émerger vivant des horreurs vues de près de la dernière guerre.
Alain Freixe : Si on devine toujours dans vos poèmes cette "joie" (...) simple au bout du chemin obscur", si elle est leur ligne de flottaison, on sent aussi dans votre oeuvre comme une sourde mélancolie, celle "d'un espoir insensé qu'un jour dans une phrase s'enfle irrémédiablement le chant - le silence qui ne repose sur rien", écrivez-vous. Me permettrez-vous d'ajouter sur rien que sur lui-même, comme "cette écriture ample" des martinets sur le ciel. Mélancolie de ne pouvoir passer la frontière, de rester de ce côté-ci du langage où l'articulation trahit toujours l'effusion. Mélancolie de ne pouvoir "faire entendre les sons / si justes et si amples" de la rumeur des eaux...
Lorand Gaspar : J'accepte sans ambiguïté, l'existence dans ma poésie de cette part de mélancolie. La cause de cette tristesse m'apparaît plus clairement  aujourd'hui. La poésie et d'autres arts continuent à m'apporter  au tournant d'un chemin des instants de rencontres d'une clairière. Ces fenêtres de clarté  (qui peuvent surgir aussi bien de la souffrance) qui s'ouvrent en moi-mêmes ou dans ce qui m'entoure, correspondent depuis mon adolescence à des intuitions d'appartenir à une "réalité"  ou "nature" ouvertes.  Aujourd'hui, sans en avoir la certitude parfaite que semblait avoir donné à Spinoza sa "science intuitive" je sais qu'il s'agit d'intuitions d'un infini auquel rien ne peut être extérieur.
Ce qui me guérit, je pense, peu à peu de ces moments de mélancolie ne peut être que la compréhension grâce à l'accès à ces structures de mon cerveau antérieur (qui reçoivent toutes les informations captés par mes sens et élaborées dans diverses aires corticales), c'est que la seule certitude qu'une intelligence humaine finie puisse avoir c'est que toute certitude est vaine.
Alain Freixe : : Sourde mélancolie, disais-je - nulle tristesse, bien sûr - parce que vous énoncez toujours très clairement le surgissement d'un impossible. Toujours un torrent surgit et "les eaux emportent / les mots que je cherche"- écrivez-vous. Et vos poèmes font voir et le geste pour saisir l'insaisissable et le retrait de ce même geste. Mais se retirant, les eaux laissent en alluvions heureuses "l'ardeur d'aller / encore et toujours plus loin dans l'ouvert". Si on ne peut clôturer la poésie, s'il nous faut à chaque fois "rapprendre à parler", qu'aurons-nous eu, cher Lorand Gaspar, en fin de compte ?
Lorand Gaspar : La capacité chaque jour accrue d'accepter (qui est le contraire de se résigner) , d'aller aussi loin que le permet notre "intelligere", dans la connaissance même relative de la vie, de l'homme, des lois de la nature sur terre (s'il y a bien des lois immuables) et l'aptitude de nous adapter de s'adapter activement dans les limites de notre biologie et de notre intelligence humaine. Nous avons tout ce qu'il faut dans notre cerveau pour vivre le plus possible dans la clarté, pour essayer de comprendre l'autre et nous ouvrir à lui s'il renonce à son propre enfermement dans toutes sortes de convictions, de valeurs , de connaissances dogmatiques, qui peuvent être aussi bien scientifiques, philosophiques, politiques, religieuses, etc...
Alain Freixe : Michel Butor défendait ici-même - c'était en février dernier - l'idée d'une "utilité de la poésie ". Le suivriez-vous sur cette voie ? Et dans quelles conditions ?
Lorand Gaspar : Il y a des choses dont je sais, à l'état actuel de nos connaissances qu'elles sont ou seraient utiles à tous les humains, mettons le respect de nos instincts de vie et de survie. Je pense aussi - toujours à l'état actuel de nos connaissances - qu'il serait extrêmement utile à tous les humains d'apprendre à mieux connaître le fonctionnement du cerveau humain en général et du sien propre en particulier. Spinoza avait raison en pensant que la plupart de nos misères venaient de ce qu'on appelait au XVIIe siècle nos "passions" et qu'aujourd'hui j'appellerai une méconnaissance, un manque d'intérêt  pour la connaissance que nous pouvons avoir de l'homme, du fonctionnement du cerveau humain en général et de notre propre cerveau en particulier. Je pense que toute culture ouverte est bonne et utile. Nos maladies graves mises à part, l'immense majorité de nos misères individuelles, interindividuelles, sociales, interethniques, sans parler des croyances religieuses ou autres fermées à triple tour, semblent bien liées  à des dysfonctionnements au niveau de nos structures cérébrales.
Tout ce qui nous aide à mieux nous connaître, à mieux nous comprendre, à mieux comprendre les autres, la nature qui nous entoure (relativement, bien entendu, à nos sens et cerveau), bref, tout ce qui nous permet de mieux vivre, nous est utile. Même la souffrance. Je dirai, par exemple, qu'apprendre à se nourrir intelligemment (chose rarissime), serait utile à tout être humain. Ce n'est pas le cas de la poésie, ni d'aucun des arts. Néanmoins je sais que indépendamment  des contacts enrichissants que certains lecteurs m'ont apporté, l'écriture poétique m'a beaucoup appris sur moi-même, mes problèmes, mes difficultés.
Mais la sagesse, la connaissance du fonctionnement de son cerveau, seraient plus utiles encore à tous. Pourtant très très peu de gens éprouvent le désir de mieux se connaître, de comprendre comment ils "fonctionnent", comment nous pouvons accéder à une intelligence plus souple, plus fluide, plus nuancée, plus relativiste, plus ouverte.
Mais la poésie "qui nous parle" est un plaisir, une joie. (Spinoza dit dans son Ethique : "La joie est le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection."  
Alain Freixe : Comment dès lors prendre soin de la poésie ? La lire certes, partager cette parole qui se risque, comment cela est-il possible ? qu'est-ce que lire, selon vous, et tout particulièrement de la poésie ? Qu'attendez-vous de votre lecteur ?
Lorand Gaspar : Je commence par la dernière question, en pensant que ma réponse peut  s'étendre, éclairer les trois autres....
J'essaie d'accepter les autres tels qu'ils sont. Bien sûr, s'ils souffrent et viennent demander conseil au médecin que je reste au fond de moi-même, autant que poète, je leur livrerai les quelques connaissances que j'ai et que je continue à développer, à élargir selon mes moyens.
J'ignore s'il existe une poésie universelle. Il me semble que la plupart des artistes expriment leur propre structuration, plus ou moins composée, complexe de "personnalité", leur "expérience de vivant", leur "culture", voire leur propre psychopathologie.
Je pense que toute poésie née d'une expérience de vie trouve un jour  ses lecteurs.
 

Lorand Gaspar, Entretien du jour au lendemain, 1993. 

 

Ce second entretien que  Lorand Gaspé avait accordé à Alain Freixe est paru en 2006 dans la revue Friches.

Entretien Alain Freixe – Lorand Gaspar ou l’art de semer des questions - 2006

Alain Freixe : J’irais pour commencer, si vous le permettez, cher Lorand Gaspar, au plus simple, même si je sais qu’on a dû souvent vous poser cette question : comment êtes-vous arrivé à concilier votre pratique de chirurgien et les exigences de l’écriture poétique ? Comment voyez-vous plus généralement les relations qu’entretiennent ou devraient entretenir science et poésie ? Pensez-vous comme Saint-John Perse qu’il faille « tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique » (allocution au banquet Nobel, 10 décembre 1960) ?
Lorand Gaspar : Depuis l’âge de 12-13 ans je savais intimement et le disais clairement à mon père que je désirais mener parallèlement une activité dans les domaines scientifique et littéraire.
L’écriture, dès cette époque, m’apparaissait (en ce qui me concernait), être une activité qui m’aidait à vivre, à mieux me connaître, à m’équilibrer. Mon intérêt pour les sciences (centré sur les sciences naturelles et la physique et depuis 7 ans tout particulièrement sur ce que  peuvent nous apprendre nos connaissances actuelles de notre cerveau concernant notre développement personnel et la vie avec les autres), me semblait être tout aussi fondamental et je ne comprenais guère pour quelle raison la plupart des adultes autour de moi y voyaient une contradiction. De longues années plus tard, engagé dans l’étude des neurosciences et participant modestement au sein d’une équipe à la recherche et à la mise au point d’une nouvelle approche de notre psychologie grâce à nos connaissances actuelles du cerveau humain et de son fonctionnement que je peux constater que la créativité dans les domaines que nous appelons artistiques et scientifiques, se déroule dans la même structure cérébrale, que nous appelons le « préfrontal ». Le grand neuroscientifique américain d’origine russe Elkhonon Goldberg (élève, à Moscou, d’un des fondateurs des approches neuroscientifiques de notre psychologie, Alexandr Romanovich Luria) a publié en 2001 un livre dont le titre est « The executive brain » et le sous titre « Frontal Lobes and the Civilized Mind ». Bref, je crois pouvoir aller aujourd’hui aux sources biologiques de la déclaration de Saint John Perse, autorisé par les connaissances que nous avons aujourd’hui de notre cerveau, pour dire que les créativités artistique et scientifique prennent leur source dans le fonctionnement des mêmes structures cérébrales.
Alain Freixe : Tous vos livres sont des livres d’expérience, donc de voyages, de traversées risquées que ce soit à propos du désert ou de la mer avec ses îles – Passer y est toujours difficile ! – ou de la mort affrontée au plus près dans les hôpitaux… ou de l’amour. Le monde cela se traverse. On y côtoie les ténèbres, on y frôle le désespoir. Pourtant toujours revient « cette chose que le matin déplie », cette part de la lumière que rien ne saurait ni ternir, ni effacer. Faire passer cela, source de toute joie, est-ce là la tâche du poète ?
Lorand Gaspar : Oui, le monde, notre petit monde sur cette planète minuscule j’aime m’y déplacer, découvrir des paysages, des sociétés, des cultures différentes   Oui, cette vie en général - issue de la matière dont nous savons qu’elle n’est pas « inerte » comme on le croyait naguère - celle des êtres unicellulaires aussi bien que celle des corps-cerveaux singuliers complexes de l’homo sapiens sapiens – me passionne, mais le chemin que je pense avoir parcouru et continue encore à parcourir (tant que me le permettront les lois éternelles de la Nature, comme dirait Spinoza), n’est pas seulement celui de la nature sans bornes connues et des cultures de notre globe, mais aussi celui de l’expérience de l’individu humain singulier (à ne pas confondre « individualisme » et « individualité ») que je crois être, mais aussi celui de la réflexion et de nos connaissances humaines relatives, biens sûr, à nos sens  et à nos cerveaux..
J’ajoute que ce cheminement s’accompagne pour moi de la recherche d’une meilleure connaissance de moi-même et d’un travail de développement personnel  en vue d’une plus grande ouverture d’esprit, d’une fluidité, d’une souplesse faites d’une capacité d’adaptation à ce que je ne peux pas changer, d’une perception de la complexité et des nuances infinies de ce que je peux approcher, percevoir de la nature infinie ; la perception du fait que ma connaissance de la  Réalité  restera toujours relative à mes sens et à mon  cerveau ;  d’un désir de distinguer les causes des effets et de les comprendre, de l’ambition d’assumer le fait d’être seul face à mon propre destin, même s’il est lié biologiquement et sociologiquement à celui de de ma famille, de mes amis, de mon pays, de ma culture, de l’Europe… et de l’humanité  sur la terre.…..
La poésie, telle qu’elle s’est déployée dans mon expérience : une sorte d’écoute en moi, dans ma vie, dans mes rencontres de ce qui échappe aux investigations de ma raison, de ce qui la déborde…. Y entrent pourtant aussi mes connaissances, mes rencontres, mon travail, mon expérience de la vie.
Alain Freixe : Cette rencontre, il vous est arrivé quelque fois de chercher à la rendre au moyen de photographies. En témoignent plusieurs livres. Dans le dernier Mouvementé de mots et de couleurs, publié par Le temps qu’il fait, en 2003, c’est James Sacré qui les accompagne de ses mots. Qu’attend un poète telque vous de l’acte photographique ?
Lorand Gaspar : Je  conçois la photographie comme une autre façon d’approcher ce que je cherche à exprimer en poésie. Dans un « paysage » que perçoit mon œil cerveau, l’œil du poète-photographe perçoit un mouvement, une lumière, une construction instantanée que je cherche à capter sur un support, dont je propose un « tirage » qui me parle à la manière d’un poème… Parlera-t-elle à d’autres ? C’est la même question que l’on se pose, que je me pose, en tout cas à propos  d’un poème que je viens d’écrire… Proposera-t-elle à d’autres une ouverture ? Une occasion de se poser des questions ? De mieux s’explorer, de se connaître, d’aller à la recherche de…
Alain Freixe : Poursuivons si vous le voulez bien sur ce thème. « La photo voudrait quoi garder ? Elle n’est qu’un souvenir, sans doute qu’on finira par l’oublier. » écrit James Sacré. Que voudrait donc garder la photographie ? Que peut-elle garder ? Qu’est-ce qui se perd en elle ?
Lorand Gaspar : A mon sens, dans ma façon de « voir », de « comprendre »,  l’image, la vision que propose ma photo, ne veut surtout rien « garder », seulement proposer un sentiment de découverte, d’approfondissement soudain, de perception de ce que j’appelle ouverture, de clarté qu’on pourrait dire intuitive.
Alain Freixe : Est-ce la même chose que ce qui se perd dans le poème ? Poème du côté des vestiges, des traces voire même des traces de traces puisqu’en effet vous confiez à Madeleine Renouard dans l’entretien que vous lui avez accordé pour le beau numéro de la revue Europe d’octobre 2005 l’importance que revêt pour vous, dans le procès de l’écriture, les notes prises à la diable sur des carnets. À quelle occasion les revisitez-vous ? Quand décidez-vous d’entrer dans cette resserre des carnets, feuilles volantes, bouts de papier...? Qu’est-ce qui vous y pousse ?
Lorand Gaspar : Oui, poème du côté des vestiges, des  traces et des traces des traces, comme vous le suggérez si bien.  Précieuses sont pour moi ces notes prises, un peu comme des photos instantanées, prises sur le vif… Dans la photo instantanée, souvent, il y a quelque chose comme une note. Et cela devient une photo que je peux proposer à la vision des autres, de quelques autres, quand j’ai eu la chance de toucher juste (juste par rapport à ma singularité et non pas, au grand jamais, dans « l’absolu » ; juste de mon point de vue singulier, plus ou moins partageable).
Alain Freixe : Comment passez-vous des notes au poème ? Comment l’ordre s’impose-t-il au désordre initial ? Comment la forme arrive-t-elle ? Arrive-t-elle toute prête ou évolue-t-elle au fur et à mesure de l’avancée du poème ? Comment finit-elle par s’imposer ?
Lorand Gaspar : Comment je passe des notes au poèmes ? Un peu de la même façon qu’un grain qui contient les informations sur la structure, la biologie intime d’une plante se met à pousser quand les circonstances deviennent propices à son déploiement…. Je note que pour moi les notes, même jetées à la hâte sur un bout de papier ne représentent pas un désordre, mais des points d’appui, les graines d’un futur poème (parfois d’une pensée), qui bénéficiera ou pas des conditions nécessaires à son déploiement.
Alain Freixe : Dans les entretiens que j’ai eu l’occasion de mener dans cette revue avec Yves Bonnefoy, Michel Butor, Marc Alyn, Jean-Vincent Verdonnet ou Salah Stétié, j’ai pris pour habitude d’en terminer avec des questions tournant autour des mêmes préoccupations. La première concerne l’appréciation que vous porteriez sur la poésie française de ce temps, sa situation générale dans le champ littéraire, ses débats, ses modes de diffusion… La seconde, la manière dont vous envisagez les lectures publiques au cours desquelles un poète se risque dans sa parole et enfin l’idée que vous vous faites des interventions des poètes dans les établissements scolaires et, plus généralement, des rapports entre la poésie et l’école.

Lorand Gaspar : La poésie française contemporaine me semble bien vivante, autant qu’il me soit permis d’en avoir une opinion d’après les textes que je connais des poètes de ma génération et de celle qui la suit. J’avoue  trop peu connaître la production de ceux qui ont 25-30 ans aujourd’hui pour en former une opinion.

Quant  aux lectures publiques, je les trouve intéressantes quand c’est le poète lui-même qui lit sa poésie….

Enfin, j’ai personnellement une expérience très encourageante concernant mes propres lectures en milieu scolaire. J’ai eu même l’occasion de communiquer, établir un dialogue  autour de la poésie dans les deux premières classes primaires… J’ai également rencontré avec plaisir des collégiens, des lycéens et des étudiants.

Alain Freixe : Y a-t-il chez vous la nostalgie d’un langage des choses. Mieux peut-être  d’une écriture . Ainsi des martinets « ces traits qui volent » vous dites qu’il sont une « écriture ample, d’un seul trait qui démontre sa source et son élan ». Ailleurs, vous parlez d’une « pensée lisible un instant sans mot et sans trace » qui serait comme écrite dans le monde…
« Ecrire pour dissiper l’écrit », avez-vous écrit, n’est-ce pas viser un chant si pur qu’il serait pur silence ?

Étonnants Voyageurs 1992. Café littéraire
avec : Jean-Pierre CAGNAT, Tony CARTANO,
Lorand GASPAR, John Saul, Alain Thomas.

Lorand Gaspar : Pour moi, biologiste et intéressé depuis mon adolescence à la physique et à toutes les sciences de la nature, il est clair qu’il y a dans la composition de la matière et bien plus dans celle d’une cellule vivante sans parler des organismes vivants  – au niveau cellulaire, au niveau des tissus, de la fibre musculaire aux  structures neuronales -, des « langages », dans la mesure où il y a « communication entre cellules, tissus, organes… J’ai pas mal réfléchi scientifiquement comme poétiquement sur ce sujet dans un livre comme Approche de la Parole, réédité par Gallimard en 2004, couplé avec une réédition d’Appentissage, publié auparavant par Deyrolle.
L’écrit demande à être sans cesse dépassé. Je reviens toujours au même mouvement extérieur et intérieur : s’ouvrir. Rester ouvert à l’inconnu, explorer activement, aller, faire, accueillir, cueillir, participer, aider quand on peut, le peu qu’on peut……

 

Présentation de l’auteur




Éliane Catoni, dans l’ombre d’Yves Bonnefoy

« Nous sommes une photographie qu’on déchire » (Le Désordre)

 

Éliane Catoni. J’aimerais parler d’Éliane Catoni… et pourtant je ne sais rien d’elle. Ou si peu de chose. Des bribes. Il faudrait reconstituer. Retrouver des documents. Interroger les archives. Le nom de Catoni m’est cependant familier. Je le connais depuis l’enfance. Surgit toute une galaxie de noms et de visages. Le seul nom d’Éliane Catoni ravive en moi tant de souvenirs. Liés à l’été de mes dix ans. Le clan Catoni est celui d’une importante famille du Cap Corse. Côte orientale.  Une famille ancienne et nantie, comme il en existe de nombreuses sur l’île. Elle occupe le hameau adamique1 d’un village haut perché dans le maquis, invisible depuis la côte. Ce qui est visible et accessible, c’est la marine du village.

On l’aborde par la route qui longe la mer. Porticciolo. Un petit port, jadis florissant.

Cap Corse ouest.

Aujourd’hui, à peine quelques maisons de pêcheurs, à fleur d’eau, flanquées d’une tour génoise. L’ensemble des biens – demeures, moulins, maquis, oliviers et vignes –  est « Terra di Catoni. »

D’Éliane Catoni, je connais quelques photos. Je les ai eues entre les mains. Des photos de la fratrie. Trois jeunes filles et un jeune garçon. Parmi les filles, Éliane. Jolie, souriante et simple. De bonne famille. Une jeune fille rangée, selon les apparences. Autre photo de famille : un intérieur cossu. Un homme imposant en costume cravate et lunettes d’écaille. Les mains croisées sur les genoux. 

 

Capraia en bateau.

C’est Ange-Jean Catoni, le grand-père d’Éliane. Assis un peu plus loin, un jeune couple. Tout entier absorbé par le plus âgé des enfants en barboteuse. Elle, c’est Éliane. Mais lui, qui est-il ? Je triche un peu, parce que je le sais. Je ne l’aurais certes pas identifié de moi-même, du moins pas spontanément ; mais le maître de maison l’a identifié pour moi. C’est lui que je suis venue chercher ce jour-là, dans le casone au-dessus de la mer.  Lui, mais surtout Éliane. Éliane et lui. De la terrasse en surplomb où je me trouve, je scrute l’horizon. Et se dessinent, tout en lignes douces, les contours mystérieux de l’île de Capraia.

Alors ? Qui est-il ce jeune homme à la chevelure de lion et au visage si fin ? C’est un tout jeune poète. Il faudra attendre quelques années pour qu’il atteigne la notoriété qui est la sienne aujourd’hui. Mais enfin, c’est un talent prometteur. Un peu endimanché ce jour-là, tout comme le patriarche, costume et cravate nouée dans un col blanc. Sont-ils déjà mariés ? Peut-être. Ils se sont mariés en décembre 1947. Éliane a alors 26 ans. Mais elle et lui vivent en couple depuis 1943.

Lorsqu’ils se rencontrent, Éliane est étudiante en lettres. Lui en mathématiques. De deux ans son aînée, elle est âgée de 22 ans.

Capraia et quais de Porticciolo.

Autour d’eux gravitent des sympathisants du surréalisme : l’helléniste corse Yves Battistini, les peintres Victor Brauner et Raoul Ubac, le poète Gilbert Lely.

 

Le jeune homme assis aux côtés d’Éliane Catoni dans la demeure de Porticciolo n’est autre que le poète Yves Bonnefoy. Éliane Catoni est sa première épouse. Elle le restera jusqu’en 1961. Période où la présence de Lucy Vines s’impose de manière inéluctable et définitive auprès du poète. J’ignorais jusqu’à il y a peu encore - en tout cas cela m’avait échappé et je n’en avais gardé aucun souvenir -, qu’Yves Bonnefoy avait été l’époux d’une jeune Corse ; qu’il avait effectué de nombreux séjours au nord de Bastia, dans le village de sa compagne. Il se peut qu’au cours de l’été de mes dix ans je les aie croisés l’un et l’autre, ignorante de leur histoire commune, ignorante de l’un et de l’autre.

Cette pensée me les rend à la fois plus proches et plus énigmatiques. Désormais je ne peux dissocier Yves Bonnefoy d’Éliane Catoni. Je ne peux oublier qu’ils ont hanté ces lieux qui sont aussi les miens. Avec en arrière-plan, Capraia, dont je redécouvre la présence dans les premières pages de L’Arrière-Pays.

Et Capraia, si longtemps l’objet de mes vœux ! Sa forme  – une longue modulation de cimes et de plateaux – me semblait parfaite, et je ne pouvais en détacher mes yeux pour des minutes entières, surtout le soir, depuis qu’elle avait surgi de la brume le second jour du premier été, et tellement plus haut que je n’avais cru que se trouvait l’horizon.2

 

Capraia vue de Santa Severa.

Cela aussi, je l’avais oublié. J’avais pourtant lu ces lignes et j’avais traversé des yeux ces paysages sans garder la moindre trace de ces mots. Je ne m’étais pas non plus interrogée sur la présence du poète dans le Cap Corse. Tout cela s’était effacé au fil de la lecture.

Pour tenter de rattraper le temps, pour tenter d’en savoir davantage sur ce couple dont l’histoire littéraire n’a gardé que peu de souvenirs, pour tenter de débusquer la présence d’Éliane Catoni derrière l’omniprésence du poète, je consulte les ouvrages que je tiens à portée de main. Dont le numéro d’Europe consacré à Yves Bonnefoy et à son œuvre. Seul Patrick Labarthe, dans l’article intitulé « l’Archéologie du "Désordre" » évoque par deux fois la présence d’Éliane Catoni dans la vie du poète à partir de vers extraits de L’Heure présente et autres textes :

Et en haut ce n’est que noir,
Au-dessous c’est vert émeraude, comme la mer.
Quelle énigme, quel rien, ce jour, cette nuit,
Comme nous entrons tous les deux dans notre première chambre. 3

Ou encore :

Te souviens-tu / de notre première chambre !  4

 

 

ciel noir sur les Agriates.

Selon le critique, ce vers renvoie « au petit logement de Fontenay-sous-Bois » que Bonnefoy partageait à l’époque avec Éliane Catoni. Il ne faudrait pas cependant réduire ces vers à « la simple remémoration de la vie commune avec Éliane Catoni, première épouse du poète ». Yves Bonnefoy « allégorise en ce partage du noir et d’un vert "intense comme la mer" la dialectique d’un destin et d’une poétique… ».

 

Mais revenons à Éliane Catoni. Ce qui me fascine dans les lectures que je peux effectuer autour de l’histoire du poète à l’époque de sa première épouse, c’est que le nom d’Éliane Catoni y soit à ce point absent. Comme si son existence avec le poète, plus de quinze années durant, se soldait à quasiment rien. Il s’avère pourtant qu’Éliane Catoni avait une vie intellectuelle intense. Et que ses activités étaient au diapason de celles d’Yves Bonnefoy.

 

Pour en savoir plus, il faut plonger dans la Correspondance d’Yves Bonnefoy, dont je possède le tome I. L’édition de cette correspondance a été « établie, introduite et annotée par Odile Bombarde » (également présente dans le numéro d’Europe) « et Patrick Labarthe ».

C’est dans ce volume imposant que je puise toutes les informations qui concernent Éliane Catoni. Tout ce que la recherche universitaire sait d’elle à ce jour est rassemblé dans cet opus. Peut-être le tome II de cette correspondance (actuellement en préparation) apportera-t-il d’autres révélations sur l’importance et sur l’originalité du travail d’Éliane Catoni ainsi que sur le rôle qu’Éliane Catoni a joué auprès d’Yves Bonnefoy ? J’attends donc la sortie de cet ouvrage avec impatience.

Mais revenons à Paris. Un an avant le mariage, en 1946, du jeune couple, tous deux collaborent à différents projets et réalisations. Ensemble ils publient La Révolution la nuit. Le tract – titre éponyme d’une œuvre de Max Ernst peinte en 1926 –   a été rédigé anonymement par quatre artistes : le peintre praguois Iaroslav Serpan et Claude Tarnaud, peintre et poète ; mais aussi Éliane Catoni et Yves Bonnefoy.

Lisant et relisant ce tract surréaliste qui reprend la formule provocatrice d’André Breton, « Dieu est un porc », je m’interroge. Au cours des repas dominicaux de Porticciolo, Éliane Catoni et Yves Bonnefoy évoquaient-ils leurs activités estudiantines subversives ? Comment un tract aussi contestataire et anticlérical que celui qu’ils avaient rédigé et distribué à 500 exemplaires pouvait-il être reçu par le grand-père Ange-Jean Catoni, une forte personnalité ancrée dans la tradition corse et un homme très marqué à droite ? Je souris par-devers moi  à l’idée des discussions houleuses qui ont très certainement accompagné le sauté de veau arrosé d’un vin du Cap !

Je regarde les photos d’Éliane Catoni en jeune fille rangée. J’essaie de dénicher le lien qui court secrètement entre cette jeune fille sage et l’étudiante anarchiste, engagée dans la rédaction de tracts surréalistes virulents : La Révolution la nuit Liberté est un mot vietnamien (avril 1947) ; « Dieu est-il français ? ».  Quand et comment la jeune femme a-t-elle pu basculer de la brillante helléniste qu’elle est, auteure d’une Épiphanie chez Homère, à la contestataire, cosignataire avec le poète d’aphorismes comme celui de La Nouvelle Objectivité ? 

Je n’ai pas de réponse. Sauf à me remettre en tête qu’Éliane Catoni était une Parisienne. Et que ses fréquentations ne se bornaient pas à la seule université. Les milieux intellectuels et artistiques ne lui étaient pas étrangers. Pas plus à elle qu’à son frère Jean Catoni, étudiant en droit et artiste, qui travaillait parfois pour le peintre Hans Bellmer. En atteste cette déclaration que le peintre adresse à Yves Bonnefoy dans une lettre d’octobre 1949 :  

 Je suis très content que le frère d’Éliane Catoni se charge du coloriage d’une série de photos. Dans dix jours, tout sera colorié.5

Si je parcours la liste des cosignataires du tract Liberté est un mot vietnamien, force est de constater que le nom d’Éliane Catoni émerge de ce tract. Avec celui de la peintre Nô Pin (N. Seigle). Elles sont d’ailleurs les deux seules femmes à tenir leur rang dans cet aréopage :

 

Porticciolo et Capraia.

Adolphe Acker, Yves Bonnefoy, Joë Bousquet, Francis Bouvet, André Breton, Jean Brun, J.B. Brunius, Éliane Catoni, Jean Ferry, Guy Gillequin, Jacques Halpern, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Marcel Jean, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Maurice Nadeau,  Henri Parisot, Henri Pastoureau,  Benjamin Péret,  N. et H. Seigle, Iaroslav Serpan, Yves Tanguy.6 (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet Archives Yves Bonnefoy).

Correctrice aux Archives Nationales, Éliane Catoni travaille alors sur les épreuves du volume de la Pléiade consacré au marquis de Sade.  En témoigne une lettre que Gilbert Lely7 –  « auteur de la monumentale Vie du marquis de Sade » et « éditeur des Œuvres complètes de Sade » –  adresse à la jeune femme le 2 janvier 1952 :

« Chère Éliane, quels qu’ils soient, je respecte vos scrupules. Je viens de rayer la petite note de ma Vie de Sade qui exprimait ma gratitude à votre égard. Mais dans cet ordre de deleatur, dois-je, Éliane, également supprimer la mention de votre travail au bas du conte de Seide8 que je viens d’adresser à Monsieur de Sacy, pour sa revue ? J’avais inscrit :

"Transcription d’Éliane Cattoni révisée par G.L." Et en effet, je m’étais rendu à l’Arsenal où j’avais collationné votre leçon sur une nouvelle lecture. (Je dois dire que votre transcription était remarquable de fidélité… ».

Enfin, Éliane Catoni est aussi poète. Elle est l’auteure d’un poème intitulé « Dans le lacis de tes rires ».  Poème que le traducteur et éditeur Henri Parisot, ami des surréalistes, avait proposé de publier dans sa revue Les Quatre Vents. Mais qu’est devenu ce poème ? Où peut-on aujourd’hui le trouver ?  En existe-t-il d’autres ? Autant de questions que je me pose, et que la modestie et la discrétion de la jeune femme ont laissées sans réponses.

Ce qui frappe en elle, outre sa discrétion, c’est sa beauté, au sein de ses amis de l’époque. Naïm Kattan voyait en elle « une orientale française » et Salah Stétié n’hésitait pas quant à lui à faire un rapprochement poétique entre elle et « Douve » : « douve elle-même par on ne sait quel éclat sombre en elle. »

 

Entre les années marquées par le surréalisme – Traité du pianisteLa Révolution la nuit, 1946 – et la publication au Mercure de France, en 1953, du premier recueil poétique important de Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, a eu lieu pour Yves Bonnefoy la découverte de l’Italie. Et cette découverte s’est faite depuis la Corse. Et en compagnie d’Éliane. Avec l’île de Capraia comme point d’ancrage onirique. C’était au printemps 1950. Le couple venait de quitter Paris pour plusieurs semaines pour se rendre en Corse et assister aux obsèques d’un membre de la famille Catoni. Probablement l’aïeul d’Éliane Catoni. Avant d’embarquer à Bastia pour Livourne. Début mai. De ce premier voyage et des réflexions qui l’accompagnent, naîtra L’Arrière-Pays, davantage rêvé que vécu, « défendu par l’ampleur de ses montagnes, scellé comme l’inconscient. »9

Lorsqu’en 1972 L’Arrière-Pays paraît aux éditions Albert Skira, le visage d’Éliane Catoni s’est depuis longtemps estompé. Un autre visage a fait irruption dans la vie du poète : celui de sa fille Mathilde. Dont la mère est Lucy Vines, la seconde épouse du poète.

Comme dans un rêve, l’image qui revient, qui perdure et qui m’habite, est celle d’Éliane Catoni. Une seule image. Qui flotte autour de moi et m’accompagne, indistincte et discrète. Ces quelques pages que je viens  d’écrire vont-elles m’encourager à poursuivre la quête que j’ai entreprise ? Cette quête, c’est à Odile Bombarde que je la dois. Et je l’en remercie.

Tollare.

Notes :

1 : Adjectif que j’ai forgé à partir du toponyme du hameau Adamo.
2 : Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, Éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 2003 (pour L’Arrière-Pays) ; 2005 (pour la postface), page 15.
3 et 4 : Yves Bonnefoy, L’Heure présente et autres textes in Patrick Labarthe, L’Archéologie du "Désordre", Europe, mars 2018, pp. 141 et 150.
5 : « Hans Bellmer » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles
Lettres, 2018, p. 940.
6 : « André Breton » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 29.
7 : « Gilbert Lely » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 75.
8 : Marquis de Sade, Seide, conte moral et philosophique, présentation de Gilbert Lely, Mercure de France, 1er octobre 1952, in « Gilbert Lely » (Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres 2018, p. 75).
9 : Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 2003 (pour L’Arrière-Pays) ; 2005 (pour la postface), p. 17.

 

Photos : Angèle Paoli




Conceição Evaristo, poète afro-brésilienne

 

Conceição Evaristo, est une écrivaine afro-brésilienne, née le 29 novembre 1946, dans une favela de Belo Horizonte, dans le Minas Gerais. Issue d'une fratrie de 9 enfants, elle aide sa mère à la maison, et travaille comme domestique dès l'âge de 8 ans, mais a la chance d'aller à l'école et de vivre dans un milieu qui l'aime et nourrit son amour des contes :

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photo : Pablo Saborido/CLAUDIA

Je ne suis pas née entourée de livres, j'insiste. C'est dans le temps et l'espace que j'ai appris depuis l'enfance à cueillir les mots. Notre maison était dénuée de biens matériels mais habitée par les mots. Ma mère et ma tante étaient de grandes conteuses, mon vieil oncle était un grand conteur, nos voisins et amis contaient et racontaient des histoires. Chez nous, tout était raconté, tout était motif de prose-poésie .

En 1973,  elle réussit à passer un concours pour devenir enseignante : elle enseignera à Rio de Janeiro, dans des écoles primaires publiques, avant de reprendre des études de lettres, à 40 ans, avec une belle ténacité. Elle est la seule de sa famille à faire des études universitaires - elle accède même à un doctorat de littérature comparée en 2011.

Autodidacte,Conceição Evaristo écrit poèmes, nouvelles et romans, et lit énormément, également en français, les oeuvres d'Aimé Césaire, Léopold Senghor, Edouard Glissant, Maryse Condé, Michel de Certeau et Frants Fanon.

Figure emblématique de la littérature afro-brésilienne, qui cherche à réhabiliter les mémoires issues de l'esclavage, elle écrit pour les minorités – les pauvres vivant dans les quartiers défavorisés, les noirs issus d'esclaves, en butte au racisme, les femmes soumise à la violence, les exclus d'une société blanche encore empreinte des habitudes et des préjugés du colonialisme :

 En tant que femme noire, on attend de moi que je sois bonne au lit, bonne cuisinière, bonne danseuse mais sûrement pas écrivain, intellectuelle et productrice de savoirs.

Dans ses ouvrages, elle mélange régulièrement fiction et réel, et réinvente les histoires oubliées. Le roman Banzo, mémoires de la favela, largement inspiré de l'expérience personnelle de Conceição Evaristo, est un bon exemple de ce qu’elle appelle « l'écrit-vie » : la transformation et l'intégration des souvenirs individuels des gens qu’elle a connus en une seule et même mémoire collective.((Les premiers écrits de Conceição Evaristo ont été publiés en 1990 dans le recueil d'œuvres littéraires afro-brésiliennes Cadernos Negros.

Une sélection de sa poésie a été publiée en français en 2019, dans une traduction de Rose Mary Osorio et de Pierre Grouix, en édition bilingue chez des femmes / Antoinette Fouque, sous le titre Poèmes de la mémoire et autres mouvements.))

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Choix de poèmes extraits de Poèmes de la mémoire et autres mouvements, traduit du portugais (Brésil) par Rose Mary Osorio et Pierre Grouix, édition bilingue, des femmes- Antoinette Fouque, 2019 - avec l'aimable autorisation de l'éditrice.

Il faut se souvenir (p.16)

 

La mer vagabonde houleuse sous mes pensées

La mémoire féroce lance son gouvernail :

il faut se souvenir.

Le mouvement de va-et-vient dans les eaux-souvenirs

de mes yeux baignés de larmes me submerge de vie,

salant mon visage et mon goût.

Je suis une éternelle naufragée,

mais les profondeurs des océans ne m'effraient

ni ne m'immobilisent.

Une passion profonde est la bouée qui me tient hors de l'eau.

Je sais que le mystrère subsiste au-delà des eaux.

 

Recorda é preciso

 

O mar vagueia onduloso sob os meus pensamentos

A memòria bravia lança o leme :

Recordar é preciso.

O movimento vaivém nas águas-lembranças

dos meus marjados olhos transborda-me a vida,

salgando-me o rosto e o gosto.

Sou eternamente náufraga,

mas os fundos oceanos nâo me amedrontam

e nem me imobilizam.

Uma paixâo profunda é a bóia que me emerge.

Sei que o mistério subsiste além das águas.

 

*

 

Certificat de décès (p. 29)

 

Les os de nos ancêtres

cueillent nos larmes pérennes

pour les morts d'à présent.

Les yeux de nos ancêtres,

étoiles noires teintées de sang,

s'élèvent des profondeurs du temps

prenant soin de notre mémoire meurtrie.

La terre est couverte de fosses

et à la moindre inattention de la vie

la mort est certaine.

La balle ne manque pas sa cible, dans le noir

un corps noir chancelle et danse.

Ce certificat de décès, les anciens le savent,

a été gravé depuis le temps des négriers.

 

*

 

Moi-Femme (p 37)

 

Une goutte de lait

coule entre mes seins.

Une tache de sang

orne mon entrejambe.

Un demi-mot mordu

s'échappe de ma bouche.

De vagues désirs insinuent des espoirs.

Moi-femme toute en rivières rouges

j'inaugure la vie.

A voix basse

je violente les tympans du monde.

Je prévois.

Je prédis.

Je pré-vis.

Avant – maintenant – tout ce qui arrivera.

Moi femme-matrice.

Moi force-motrice.

Moi-femme

abri de semence

mouvement perpétuel

du monde.

 

*

 

Voix-femmes (p. 39)

 

La voix de mon arrière-grand-mère

a fait écho à une enfance

dans les cales du navire.

A fait écho aux lamentations

d'une enfance perdue.

La voix de mon aïeule

a fait écho à l'obéissance

aux Blancs-maîtres de tout.

La voix de ma mère

a fait écho tout bas à la révolte

au fond des cuisines des autres

en-dessous des piles

de linge sale des Blancs

par le chemin poussiéreux

menant à la favela.

Ma voix fait encore

écho aux vers perplexes

avec des rimes de sang

et

de faim

La voix de ma fille

emprunte toutes nos voix,

recueille en elle

les voix muettes tues

étouffées dans nos gorges.

La voix de ma fille

recueille en elle

la parole et l'acte.

Le passé – l'aujourd'hui – le présent.

La résonance se fera entendre

dans la voix de ma fille

L'écho de la vie-liberté.

 

*

 

La Nuit ne ferme pas les yeux dans les yeux des femmes (p.43)

 

en mémoire de Beatriz Nascimento

La nuit ne ferme pas les yeux

dans les yeux des femmes,

la lune femelle, notre semblable,

telle une vigie attentive, surveille

notre mémoire.

La nuit ne ferme pas les yeux

dans les yeux des femmes,

il y a plus d'yeux que de sommeil

où les larmes suspendues

virgulent le laps de temps

de nos souvenirs humides.

La nuit ne ferme pas les yeux

dans les yeux des femmes

des vagins ouverts

retiennent et expulsent la vie

où les Ainás, Nzingas, Ngambeles

et autres petites filles lunes

éloignent d'elles et de nous

nos calices de larmes.

La nuit ne fermera jamais les yeux

dans les yeux des femelles

puisque dans notre sang-femme

dans notre liquide mémoire

en chaque goutte qui jaillit

se trouve un fil invisible et fort

cousant patiemment le filet

de notre résistance millénaire.

 

Entretien avec Conceição Evaristo chez Fanchette Bourblanc du collectif Brésil-Rennes.
En collaboration avec Marie-Anne Divet de Histoires Ordinaires.

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 Poèmes de la mémoire et autres mouvements,  traduction de Rose Mary Osorio et de Pierre Grouix, en édition bilingue chez des femmes / Antoinette Fouque, 2019




Mots d’Ils, entretien avec Gérard Duchêne

 

On peut passer une vie à parler ou à se taire ;
je me tais en écrivant
G.D. 1988

En janvier 1989 l’occasion s’est enfin présentée. Restaient à définir les orientations et le cadre... Travail sur les oeuvres, lente imprégnation raisonnée de l’historique du travail, contacts divers avec Gérard Duchêne, rapport avec sa terrible écriture critique : Gérard Duchêne est un redoutable analyste de son propre travail... En fin de compte une position est prise en commun qui m’agrée complètement, parce qu’elle me paraît aussi bien "coller" à la démarche de Duchêne qu’au type de relation que j’ai pu tisser avec elle et... avec Il.

Gérard Duchêne me parle d’un texte qu’il vient d’écrire et qui se présente comme réponses à une série de questions de lui-même, à lui-même. Je lui propose aussitôt de me poser les mêmes questions auxquelles je répondrais moi-même, en signant de mon nom, mais en écrivant à la troisième personne, comme si j’étais lui, mais étant entendu qu’il ne s’agirait aucunement pour moi d’adopter son point de vue. Il nous serait loisible par la suite, si nous y voyions intérêt, de comparer les deux séries de réponses.

Ainsi a été fait... Le texte qui suit est écrit à la première personne, mais souviens-toi, lecteur, que c’est le critique qui écrit.... Ça me paraît tout à fait conforme à la démarche du "Journal d’Il". Une dernière chose dans l’organisation de cette singulière interview : toutes les questions ont été écrites par Duchêne à la suite l’une de l’autre sans attendre mes réponses. Mais j’ai donné les réponses sans prendre une connaissance préalable de la totalité des questions... C’est un autre élément de la règle du jeu.

Au seuil de dire pourquoi, peu à peu, cette œuvre a pris pour moi une telle importance telle que je la situe parmi les plus grandes, ma réticence n'est du coup doute qu’au doute que je fais peser sur ma capacité à la présenter à la hauteur de sa valeur.

 

Portrait de Gérard Dufrêne

Questions (IL): Gérard Duchêne
Réponses (JE) : Raphaël Monticelli
1989

 

 

J’ai choisi de peindre avec le texte comme matière première GD

Il : Ecrire ou peindre ? Sous quelle étiquette peut-on te placer ?
Je : Indubitablement, je peins:  j’utilise de l’écriture comme Cézanne utilisait la sainte Victoire, ou Monet les nénuphars ou la cathédrale de Rouen... Je suis un paysagiste de l’écriture... Voilà. En première approche, je dirai que l’écriture, c’est la réalité que je représente. A ce point de la discussion j’ai deux choses à préciser qui tiennent au statut particulier que j’accorde à l’écriture dans mon travail.
Tu sais que ce n’est pas n’importe quelle écriture qui me sert de "modèle". Je dis modèle pour reprendre l’idée des peintres de la figure que j’utilisais plus haut... Je me sers de ma propre écriture, de mes propres gestes et, en gros, de mes propres textes. Je crois que la précision est d’importance : je ne figure ni l’écriture, ni une écriture... pas même mon écriture, c’est mon "écrire" que je représente, comme acte et comme sens. Dire que je le représente n’est d’ailleurs pas très juste. Ma première approche était meilleure : mon modèle, c’est mon écrire, acte et sens. Ce qui t’est certainement aussi clairement apparu, c’est que je ne me pose aucunement en esthète de la lettre ou du texte ni en écrivain (mon problème ce n’est pas même le calligramme), ni calligraphe.
Ce qui est important, c’est que, dans chaque cas, s’exprime, comme l’on dit, s’esthétise, un certain type de rapport au réel qui, chaque fois, vient faire varier le statut initial de l’objet concerné aussi bien dans le champ artistique que dans la réalité sociale.
Ainsi, quand je me sers de mon écrire (acte et sens), j’ouvre la peinture à un type nouveau de « modèle ». Ce faisant, s’exprime un rapport inédit à l’écrire qui me paraît être particulier à notre époque ; j’oeuvre -j’opère - dans le statut de l’écrire. Mon modèle, c’est notre acte intime, massif et douloureux d’écrire. C’est cet objet, perdu parce qu’inutile ou incommunicable à autrui : l’expression de nous-même... notre identité ?
Mon apport, c’est d’introduire comme modèle non l’écriture mais mon rapport à elle : mon écrire dont le sens perdu (en fait je n’écris pas, je... désécris) figure chacun de nous, incertain de sa propre identité, à tout le moins incertain de la validité de l’expression de sa propre intimité.

Détournements, 1975

Tressages, 1973

 

Je ne peins pas avec quoi, mais avec comment.
J’inscris pour  me taire…
G.D.

 

Il : Que signifient ces rapports que tu établis, dans ton travail, avec l’identité ? S’agit-il de ton identité ou d’une idée globale d’asservissement par le fait de normes ?
Je : Je disais que la figure de l’écrire renvoyait à ce qui est en chacun de nous incertitude de sa propre identité ou de la validité de l’expression de son intimité. Peut-être d’ailleurs qu’en faisant de la sorte je propose, je revendique, ou je cherche un autre statut et de l’intimité et de l’identité, qui ne soit pas fondé sur une norme impérative ou sur des faux-semblants.
« Le journal d’Il » pose -comme tel- le problème de ma présence à une identité. C’est bien "Je" qui écris, et ce "Je" qui écrit fait le journal d’"Il", d’autant plus absent que ma technique d’écriture à la fois permet de reconnaître qu’il y a texte, et le rend en même temps tout à fait impossible à lire. En ce sens se pose le problème de l’identité.
Saisir la réalité dans son mouvement, les objets et les êtres en construction constante de leur identité. C’est exactement ce que je travaille avec mes O.C.N.I., mes Objets Codés Non Identifiés. la mise en doute, ou en cause, du caractère immédiatement identifiable est du même ordre que dans le "Journal d’Il", et dans l’ensemble de mon travail de peinture. Le problème tourne autour de l’idée QU’IDENTIFIER CE N’EST JAMAIS QUE RE-CONNAÎTRE DES CODES OU DES NORMES OU DES NOMS… QUE L’ON CROIT - À TORT- INVARIABLES.
En même temps, ce qui est perdu comme sens -ce qui est désécrit- s’affirme d’autant plus violemment comme réalité plastique. Le peintre est peut-être isolé et absent de la communication, mal identifié ou non identifiable, identité incertaine, perdue ou douteuse, mais la pièce est bien là fondant une identité nouvelle... "énormité devenant norme »…

Livre trempé dans la peinture, 1975

Livre reconstitué, 1975

 
Il : Cette position à cheval peinture-écriture n’est-elle pas inconfortable. Te considère-t-on comme peintre ? Te considère-t-on comme écrivain ?
Je : C’est un peu la question n°1 sous l’aspect du confort et du regard des autres.
Il n’existe pas de situation créatrice confortable. L’inconfort c’est au jour le jour, c’est au quotidien, c’est l’esprit qui veille tandis que la main agit, c’est l’opposition entre ce que l’on est en train de faire et le spectacle que l’on se donne en le faisant, c’est la pression de la norme tandis que l’on travaille.
En même temps je ne m’accroche, je ne m’arrête qu’à ces pratiques de l’art qui détournent des techniques, prennent à contre-pied les modèles habituels, hésitent, et font hésiter sur le statut des objets et des outils, travaillent en aveugle. C’est-à-dire travaillent en acceptant de se masquer une partie des procédures, comme s’il s’agissait de la figure d’autres aveuglements quand on oeuvre comme quand on regarde.
 

*

C’est la distance entre l’oeuvre et le produit -entre la production et la consommation qui crée le champ de rupture. Non la volonté idéologique qui détermine le geste.

Cette "rupture" tient à une fantaisie -hors convoitise de faire. Une façon de faire qui se situe déjà en dehors de soi-même -comme si "l’autre" peignait son autoportrait. Comment alors "se reconnaître" dans le miroir où heureusement ne figurait plus qu’un inconnu -le portrait de soi miraculeusement ailleurs. Mais où ?

G.D.

 

Il : Tu écris tes matrices de façon autobiographique. Pourquoi ? A une certaine époque il s’agissait de récupération de textes imprimés. Pourquoi ce glissement ?
Je : Il fallait bien que cette question de l’autobiographie arrive. J’ai déjà eu à parler de mon écriture des matrices, j’ai parlé de mon rapport à l’intimité et à l’écriture intime à propos de la question sur l’identité.
C’est vrai du journal d’Il, comme d’un certain nombre de mes livres (je pense notamment à "Adieu ma jolie" écrit à la suite de mon divorce). Comme l’écriture, ma vie, ma biographie me servent de matière première, et j’adopte face à cette matière, une attitude de distance qui conduit à une forme d’autodérision.
Tout cela s’appelle souffrance. Cela s’appelle quelquefois désespoir. Ma seule autobiographie, c’est celle qui s’écrit dans mon travail de peintre.
J’ajoute que si, du point de vue textuel, mon travail a glissé, pour ces raisons, du texte imprimé à mon journal écrit, je conserve largement le rapport à l’imprimé : par les OCNI, comme par tout mon travail d’oblitération des affiches publicitaires.

*

L’art n’existe que par la pratique et -pourrait-on dire-
presque uniquement grâce au lieu où il se fabrique : l’atelier.
((Celui-ci devenant peu à peu le cerveau du peintre,
l’espace de son devenir
G.D.

Il : Qui est "Il" dans le "Journal d’Il" ?
Je : J’ai déjà répondu à cette question... "IL" est un "je" qui s’absente, ou qui s’absentéise, un emblème de l’isolement. Une mise à distance de soi qui serait définitive si la question n’était aussi insistante. Pour citer Duchêne: « il faudrait mettre la plus grande distance entre soi-même tel qu’on se conçoit et l’autre: l’inconcevable. Il faudrait chercher celui-là en perdant ses propres références. »

*

Le fait de peindre engage le corps comme outil mais surtout
la totalité de l’individu comme acteur de sa propre perte.
Pas de transformation en vue d’un  « meilleur » mais au moins
la perte des principes même qui nous déterminent. Approche d’une
disponibilité impertinente et amorale …
G.D.

 

 

Il : Tu es devenu un peintre "mûr". Que signifie ce terme au niveau des problèmes de la peinture. Le mur est aussi l’apparence visuelle des pavés de textes.
Je : La matrice fait pavé en se défaisant comme sens. Le mur des pavés de textes se fait de mon ouverture -peut-être la fait-il-, du travail des humidités et de leur perte.
Pour le deuxième aspect de la question : le problème de ma maturité de peintre renvoie à celui des incertitudes et du confort. Je crois que la maturité tient, dans la peinture, au fait de savoir que, somme toute, sans prétention aucune, on fait la seule chose que l’on puisse faire : c’est assumer sa pratique, et, le cas échéant, l’assumer comme erreur, en tout cas comme errance.
Je crois en suite que mon apprentissage est achevé..: Je suis plein de quelque chose qui ne m’appartient pas. La maturité, c’est savoir à quels courants historiques on se rattache, de quelles solidarités on est tissu dans ses rapports aux autres artistes, comme aux autres pratiques sociales. De ce point de vue-là aussi, je suis entré dans ma maturité de fait.
C’est un autre tic de Monticelli de rappeler à ce propos l’exemple d’Okusai qui disait à 70 ans qu’il commençait à savoir peindre, alors... Mais je crois que le savoir du peintre dépasse dépasse « le « savoir peindre » et que cet oubli détermine peut-être sa seule présence. Il est devenu une machine sans nom qui fonctionne – c'est tout!

*

 

 

Mon travail est une façon d’effacer les traces au fur et à mesure de
l’avance. Niveler -supprimer les alibis- les fausses raison de se
croire plein de quelque chose.
G.D.

Mon travail est une façon d’enterrer une existence.
G.D.

 

 

 Le mot feuille s'inscrit sur l'arbre, 1996

Il : Tes activités de détournements du sens concernent la peinture, le livre, l’objet. Une sorte de position de refus. Comment, et à partir de quoi se situe ce refus, comment produit-il ?
Je : Plus que d’un refus, il s’agit d’un détournement, comme le suggère la première partie de la question.
Deuxième approche : s’il s’agit d’un refus, c’est celui du statut prédéfini de la peinture, du livre, de l’objet ; c’est alors la proposition d’un statut différent et, par conséquent, par rapport à l’attendu, l’apparence d’un détournement.
La place et le rôle assignés à la peinture, à l’objet, et à ce type particulier d’objet qu’est le livre, ne me conviennent pas. C’est à partir du statut social, historique et culturel que je me situe. Je m’explique : aujourd’hui le fonctionnement de la peinture et du livre (le type de fonction et la façon dont elle est assumée) tend à les tirer vers l’objet, et l’objet, massivement, vers la marchandise, et la marchandise vers un prix de plus en plus déconnecté de la valeur, c’est à dire oublieux de la réalité du travail fourni. C’est en gros ce que l’on observe aussi bien dans la spéculation boursière et dans cette espèce de reflet spéculatif que constitue le marché de l’art, que dans la masse des objets visuels -les images- et écrits -les livres- dont la production est de plus en plus énorme au point qu’on ne se pose plus la question de la gestion des stocks : l’invendu d’une production écrite passe systématiquement au pilon dans des délais de l’ordre du trimestre.
Si j’exprime un refus ou un détournement, ça passe aussi par là. En outre, il y a bien sûr aussi ce que je disais plus haut concernant mon refus de l’institution, de l’académisme, de la norme, du faux-semblant. Je crois que ça répondait aussi à la question de savoir comment ce refus, à mon sens, PRODUIT.

*

 

Le travail fini est toujours un fragment donc un déchet du travail en cours
G.D.

 

 Il : Ce suicide "prétendu", est-il réel ou simulé ? S’il est simulé il peut présenter de l’intérêt par rapport au parcours vers cette fin, qui est peut-être fin du corps formulé.
Je : Rien n’est moins suicidaire que de s’accoutumer à la mort. Rien n’est plus garant de notre dignité que de saisir au jour le jour la mort en actes dans la vie.

Brouiller les cartes, 1975

Vivre, ça n’est peut-être que ça : savoir se perdre. Et toute trace que nous laissons, justement parce ce que ce n’est pas simple indice, qu’il y va des jalons de notre présence, c’et cette mémoire au présent que nous savons produire, dont nous nous savons producteurs. La mort est là, dans la conscience d’une histoire, dans les jeux de la mémoire formée de notre vie d’absence, qui nous apprend à vivre l’absence et à nous vivre comme absents virtuels.
Et l’oeuvre d’art c’est, entre autres, la forme concrète que prend cette virtuelle absence et dans cette série intitulée « enterrement d’un jour » qui mettait en regard matrices et stèles en béton, que pourrait être les variations de formule sur la stèle d’IL?

Sans cornes ou cent regards, 1996

*

Ce va et vient entre l’orgueil et la connerie devrait conduire à une humilité ou à une forme de lucidité d’un jeu conscient et accepté.
G.D.

Il : Les techniques diverses que tu emploies à partir du lieu primordial de la matrice te permettent de varier tes "séries". Pourquoi ne pas privilégier uniquement le travail conceptuel de l’écriture sur matrice ?
Je : Si je ne développais pas mes séries dans la diversité des traitements plastiques que permettent les plaques, elles n’apparaîtraient que comme stèles gravées, comme texte se perdant dans les creux produits par sa propre écriture, et non comme matrices. Dans ce cas le travail d’écriture, d’écrivain, serait premier, et chaque plaque serait un objet : l’objet d’un rapport au texte et à son illisibilité.

 

 

Mon problème n’est donc pas de produire, sur cette plaque, ce simple objet, mais quelque chose d’autre. En même temps, j’en fais l’outil d’un certain nombre de procédures purement plastiques qui seules me permettent de faire accéder le texte au statut de MODÈLE de peinture : non comme simple sens perdu, mais comme matière, motif, modèle du peintre. En bref : si la plaque ne devient pas matrice, si elle ne passe pas d’objet à outil, l’écrire ne remplit pas son rôle figuratif: figurant-figuré.
Pour en revenir à la question de la perte, le texte déjà perdu dans le travail sur la plaque- se perd à nouveau -et autrement- au moment du report. C’est aussi le rôle de la pigmentation : dans le cas du travail sur la plaque, la différenciation des traces est produite par l’action de l’acide creusant la surface et c’est en ces creux où est la lettre que se focalisent les regards : le texte fait image par disparition de matière. Au moment du report, la couleur marque, évidemment, les reliefs de la plaque, c’est-à-dire que l’image du texte apparaît encore comme manque, comme matière non déposée. En même temps, les différenciations de traces, les lieux de focalisations du regard, sont transférés de la lettre au texte, et du texte à la toile.

*

L’œuvre vit son dernier sommeil sans lanterne pour la veiller sinon la
grâce du critique ou de l'écrivain qui perdure sa trace dans l'infini de
son propre sommeil 

G.D.

 

 

 3 pages froissées collées, 1973

Il : Si tu me posais une question quelle serait-elle ?
Je : de but en blanc, je n'en vois qu'une : comment ton écriture fonctionne-t-elle? Sert-elle à transcrire ce que tu sais la peinture ? Où est-elle moyen de chercher à en savoir plus ?

*

L’art c'est la mort de la lettre.
L’être à partir duquel on transmet la mort
La mort du présent pour une présence de l'éternité
éternité de l'absence de l'œuvre
au profit de la présence du peintre
qui
trouverait dans ce présent l'éternel que lui confère ce refuge dans
l’histoire.
G.D.

 

Présentation de l’auteur




Dialogue d’Absents : Gérard Duchêne et Raphaël Monticelli, à propos de Max Charvolen

A l'occasion de l'exposition de Max Charloven à la Galerie Alessandro Vivas, Paris, 1993

Puis le corps s’est figé et, avec des gestes de noyé , les pieds emprisonnés, le peintre a défini comme espace à saisir cela seul que ses mains pouvaient atteindre, et c’est pour garder la trace de cet espace que sont venues, sur lui, s’assembler des bribes de toile, se reconstituer un espace plastique.

la toile manquant là seulement, où s’emprisonnaient les pieds
“Il s’agit alors, dit Duchêne, de la “nature” du peintre inscrit dans un cercueil de lumière qui vient braire à l’intérieur des terres.”

Quand il a été bien clair pour lui, que ce n’est qu’en collant au sol, à la matière, aux lieux et aux choses, qu’il parviendrait, peut-être, à recoller les morceaux, à panser le monde, à en garder, précaire et en lambeaux, la trace, le suaire, Charvolen a commencé à emmailloter le monde et les objets du monde. 

Le déraisonnable inventaire de ces prétextes à l’œuvre ferait se côtoyer douches et verres, boites en fer blanc et brouette, automobile, seaux, arrosoirs, marteaux, masses, pioches, sapes, pelles et fourchettes, bidets, fauteuils, chaises et scies, chaussures, tabourets... image de la vie quotidienne partagée entre les soins du corps et le travail,  maçonnerie, menuiserie, agriculture.

“Le travail de Charvolen, dit Duchêne, c’est d’abord un visage.
Un visage de pierre molle - un abre
(la fermeture d’un visage au travail
le travail de la terre)
Une chaise 
ou une table 
est aussi un outil
au même titre que la hache, la pelle ou le marteau.

 

 

Cannes, la Croix des Gardes. Sol, murs, appui de fenêtre. Bois et fragments de tissu, colle et pigments. Partie bois Maquette : 10 x19cm, l’autre :195 x 144 cm. (série1979-1981) photo Anne Charvolen.

Il n’est pas innocent pour lui d’utiliser les outils premiers qui sont ceux qui fabriquent le corps ou l’usent
puisque, prisonnier, il accepte de les déformer pour les rendre aveugles.”

Et je dis
La démarche de Charvolen, si elle n’est pas figurative, relève bien d’un questionnement de la représentation.

Et Duchêne dit
Ces objets (qui sont des toiles) sont “mis à plat” mais de nature ils ont épousé la forme qui les habite.”

La démarche de Charvolen
dis-je
relève d’un questionnement de la représentation. 
Son originalité consiste à limiter toute distance entre l’objet et son traitement, entre le monde et le corps agissant : la forme de l’objet est plus ou moins reconnaissable selon le choix des lignes d’incision.

 

Nice,Villa Masséna, une pièce d’habitation, sol, murs. Fragments de tissu, colle et pigments, 350 x 260 cm, 1981/1982. photo Anne Charvolen.

“Ces objets
dit Duchêne,
ont épousé la forme qui les habite. Celle-ci est l’indifférence du corps : le moulage. Le moulage d’un corps n’est pas le corps. Il est la distance entre tous les corps et sa substance même. Le corps est prisonnier du corps. Le mur ne l’en délivre pas. Il le plaque. Il l’introduit dans une marge.”

Au début, 
dis-je
il y a donc cette autre réalité, toile ou feuille, destinée à recevoir des figures, à rassembler des traces, et qu’il a d’abord fallu défaire, déchirer, réduire en bribes ou en charpie, perdre, et qui ne retrouvera consistance forme et figure qu’en se recomposant sur l’objet... 

“Charvolen
dit Duchêne 
accepte tous les compromis du berceau”.

Dans le travail de Charvolen, dis-je
objet est ce par quoi le format défait de la peinture va se reconstruire, renaître, le point où va se rassembler la toile émiettée. 

“Charvolen accepte tous les compromis du berceau 
mais ces moulages restent mous » dit Duchêne.

Sont-ils désertés
dis-je
objets de l’absence 

ils restent mous dit Duchêne
et continuent à vivre comme des poupées.

Ces poupées sont des objets dérisoires.

Sont-elles désertées, dis-je
objets d’absence 

Ces poupées sont des objets dérisoires faits à vivre dit Duchêne.
Il ne s’agit pas d’empreintes mais de réalités plastiques.

 

En tout cas, dis-je
le peintre arpente le visible, son corps servant de mesure, parfois d’outil de marquage
et d’instrument du 
repérage dans une pérégrination le long du quotidien.

“Le corps, répète Duchêne, est prisonnier du corps.
Le mur ne l’en délivre pas. Il le plaque. Il l’introduit dans une marge.
Charvolen accepte tous les compromis du berceau.
Mais ces moulages restent mous et continuent à vivre comme des poupées.”

Pourtant, dis-je, Charvolen se sert parfois 
de modèles réduits ou grossis 
des réalités qu’il traite. 
Et encore cette possibilité de prendre connaissance d’un seul coup d’œil d’œuvres de trop grandes dimensions
comme le modèle mathématique permet, dans les dessins numérisés, de prendre connaissance de possibilités à jamais perdues par la mise à plat physique du moulage d’origine.

Il ne s’agit pas d’empreintes, dit Duchêne
mais de réalités plastiques.

 

 

Ce sont de simulations, dis-je, des parades à l’absence. 
les moulages veulent garder trace d’une réalité absent,
mais leurs dimensions, leur fragilité, leur impossible déploiement, font qu’eux-mêmes se cachent et se perdent ;
il faut alors se donner les moyens de conserver des traces de ces traces trop incertaines, trop vite disparues… 

Parades à l’absence 

Simulations elle épaississent tous les rêves du corps :
colosse, géant ou titan, il maîtrise des espaces d’où sa taille l’exclut, il est le rêveur de miniatures, d’architectures tronquées, 
Corps minuscule roulant à travers des espaces frustrants, il s’y perd, angoisse des enfances perdues, 
Se figurant les possibles, face à des séries innombrables, c’est l’esprit qui roule et se perd. 

C’est bien Leopardi, n’est-ce pas, derrière sa haie
E questa siepe, che da tanta parte
Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma
Sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quïete
Io nel pensier mi fingo; ove per poco
Il cor non si spaura…”

 

 

Objets, procédures de construction, dimensions, projets, plans, tout multiplie les sytèmes de représentation, 
cartographie sommaire de nos déplacements dans l’espace physique, portulans de nos précaires et dérisoires Odyssées ; 
les volumes sont écrasés: leur mémoire ne se marque plus que dans l’inscription d’une arête ou dans la différenciation des plans par la couleur ; 
l’usage se lit dans l’usure 
qui marque les points habituels de contact entre le corps et l’objet ; 
et en même temps c’est le mouvement qui est représenté :
celui, circulaire, des bras, au bout desquels se créent des arches, superposant l’image d’une architecture directement issue d’un corps se mouvant, à celle des objets qu’il tient ou des espaces qu’il occupe ; 
et cet autre mouvement, 
caresse de la main, des doigts, sur l’objet, 
qui reste empreinte dans les tourbillons colorés qui unifient et consolident la construction… 
Le problème, enfin, c’est de savoir comment représenter le temps: 
temps de la construction, colle et bribes, 
temps des strates qui s’accumulent, et que marque la couleur,
temps du moment d’exécution qui figure parfois 
dans le moulage même 
d’une ombre portée, 

Mise à plat numérique du travail réalisé sur le Trésor des Marseillais, Delphes. Choisi parmi les 2600 réalisées en référence au 2600 ans de Marseille. 2007. fichier numérique Loïc Pottier.

temps de l’usage, de l’emploi des objets, et des lieux, des passages, salissures, poussières, 
temps de la présentation, de la déperdition et de la perte.

“L’art
dit Duchêne,
n’a de valeur qu’en ce qu’il trouve ou comporte de douloureusement présent dans le présent qui est la somme. La somme d’une absence de soi pour l’autre”

J’entends parler de Charvolen.


Il est celui qui cherche ce qui engendre… le principe
Cette matière modèle  matrice et mère. La génitrice. 
Et la douleur, c’est qu’au fur et à mesure qu’il le trouve, 
Et qu’il y trouve la raison de créer et qu’il le reconnaît justement parce que c’est lui qui lui a fait la grâce de créer, 
du fait même qu’il a donné naissance à l’œuvre, ce lieu lui échappe et se perd .

“Je ne suis pas présent
dit Duchêne
Je tiens à y être quand même”

“dans le présent qui est la somme. La somme d’une absence de soi pour l’autre. Un (le?) vertige (vestige) du présent. Ce passé que je trouve en infinie présence dans le travail de Charvolen. 
Il est quand même intéressant de savoir (ou de sentir ici) que l’artiste découpe les murs comme un squelette promis aux immondices 
dit Duchêne
comme les corps (ou les cornes) promis à la cendre. L’objet n’a qu’une réalité provisoire qui est celle de son utilisation. Une pelle, un mur, c’est autre chose qu’une pelle. C’est une autre pelle ou un autre marteau pour briser le mur
mais Max conclut Duchêne
n’aimerait pas.
Il préfère laisser les murs en vie pour leur briser la face d’écrou qui les mure et les brise”

C’est vrai, dis-je
que sa quête constante de l’origine ou de la genèse, cette stupeur devant le surgissement est en même temps une méditation sur la disparition qui fait œuvre de sa volonté d’être malgré tout présent au monde qui infiniment s’enfuit.

Devant la haie qui bouche son horizon
Leopardi  fait naître des immensités, et il termine 

 Ainsi dans cette immensité ma pensée se noie
Et naufrager en une telle mer est doux.

“Cosi tra questa
immensità s’annega il pensier mio ;
Et il naufragar m’è dolce in questo mare”

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Oxmo Puccino, Mines de cristal

Oxmo Puccino écrit, depuis longtemps. Oxmo Puccino chante, depuis longtemps. Il a commencé par les deux à la fois, c’est certain, à lire ses brèves et  poèmes/paroles publiés « Au Diable Vauvert », maison d’édition qui compte de belles signatures désormais. Ce Cactus de Sibérie a brisé tous les miroirs, et opéré une fusion irréfutable entre texte et musique, unifiés, dans une langue ourlée de métaphores et d'allégories...

On retrouve dans ces aphorismes, pensées, brèves, poèmes,  ce qui porte aussi sa voix et sa musique, de si épais, de si vif. Les vers écrits par l’artiste ont une texture littéraire. Poésie, s’il en est, de par les moyens mis en œuvre. Tout d’abord le choix du lexique. Les niveaux de langage varient, les mots sont choisis pour leur sonorité… Mais pas uniquement… La place qui leur est réservée est un temps, un rythme, un moment plutôt qu’une césure, tant ils se dévoilent et se déploient comme se révèle le dessin d’une serviette japonaise plongée dans l’eau le secret d'un art caché. Ils sonnent sans la musique, et la musique les somme de se taire tout à fait paradoxalement, car là ils doivent « faire avec », s’intégrer dans un ensemble où chaque moment a son importance. Ainsi Oxmo Puccino révèle-t-il le silence, aussi. Il chante dans et autour de ce vide signifiant qu’est le tarissement de toute tentative du "dire", contenu dans l’écrit. Il sait mettre les mots à leur place, une juste place, où aucun ne prend le pas sur l’autre.

Oxmo Puccino, Mines de cristal,
Au diable Vauvert, collection Vox,
2009, 7€.

C’est au passage de l’écrit à l’oralité que cette dimension quasi alvéolaire du texte se dévoile. Il y a des temps forts à la lecture, d’autres à l’écoute, et on peut affirmer qu'existe une dialectique porteuse d'un sens qui alors émerge de cette rencontre entre les deux.

C’est aussi un travail syntaxique, une découpe sur la page, une sculpture, celle d’une pulsation. Parler de la poésie c’est évoquer cette pulsation, celle du cœur des êtres, celle du sang qui danse fort et haut dans le corps des hommes. Celle de la musique, la syncope des paroles d’Oxmo Puccino, souffle court, syntaxe poignante. C’est alors la révolte de l’humain qui dit, ose, hurle, crie, énonce.  Cardiaque, sans être binaire, sans céder à rien de simple ni d’attendu, comme toujours. L’artiste a su prendre tous les risques, aller là où on ne l’attendait pas, se garder de toute facilité, pour tenter autre chose, pour ne jamais renoncer à être vrai, lui-même, et cela suffit. Et cela fait exemple. et cela ouvre la voie. Il suffit d’être soi-même, d'oser aller « Plus loin que l’horizon », son horizon, dans l'authenticité et la fidélité à qui nous sommes. C’est là que mène toute parole inventée par le cœur de chacun.

Dans son journal, d’ailleurs, il y a cette évidence de la parole d’un. Questionnements dont le point de départ personnel dépasse vite le cadre lyrique pour aller comme une flèche en milieu de cible se ficher dans les aberrations et les gravats innombrables dont nos semblables encombrent l’histoire. Il parle, il dénonce et s’engage. Lui né d’où il a vu, vers nous tous, nés ici et là, mais pour qui ce qui arrive derrière les portes closes a un poids dont peu, trop peu encore, se rendent compte. Il y en a qui disent, il y en a qui écoutent, et puis il y en a qui entendent. Oxmo Puccino continue, pour tous. Jamais il ne juge. Jamais il ne cesse.

 

On a souvent mené loin la comparaison formelle et sémantique entre les slameurs et les troubadours du Moyen-âge…  Il y a certes bien des points communs, à commencer par l’emploi du langage vernaculaire, témoignage d’une volonté d’ouverture et de démocratisation du contenu, qui est de part et d’autre des siècles fortement engagé. Ancré dans la situation du moment, que ce soit grâce à la littéralité ou au travail sur la portée symbolique, ces deux pôles de l’histoire de l’art que représentent la poésie des troubadours et celle des slameurs ont cette dimension pleinement militante qui est plus qu’une posture politique. Elle est humaine, libératoire et se veut unifiante. Elle est parole de l’homme pour l’homme, simplement, et sans barrage aucun, ni de religion, ni de classe sociale.

Porter une parole libératoire, transmettre, faire passer des messages. à notre époque, est également assumé, ou potentiellement, par de multiples vecteurs. Il y a l'internet, les smartphones, etc, etc... Il faut alors une force et une puissance unifiantes, il faut aller chercher L'Enfant seul, connaître les chemins de traverse, la nuit dans les cités, la vie qui n'est pas sur les écrans, pas montrée, révélée.  La langue d’Oxmo Puccino est là, et partout à la fois, parce que poésie, poétique, un fleuve de terre apte à mener chaque embarcation vers le rivage, comme après un déluge.




Marc Tison, La boule à facette du doute

Marc Tison rend compte de sa pratique de la poésie, car pour lui la poésie est une expérience partagée. C'est une praxis qui ne s'oppose pas à la poiêsis bien au contraire. C'est une mise en œuvre au sens littéral et figuré, une union du dire et du faire, une osmose incantatoire et révélatrice. En ceci, il ouvre la voie (voix pour oser un jeu de mots relativement éculé) à une littérature qui devra emprunter cette route, celle où l'artiste/artisan offre et reçoit, dans une dynamique qui permettra de rendre compte de la pluralité des sources vives que son les humains, réunis, créateurs, ensemble. Ici la politique de demain, aussi, dans une danse symbolique avec les productions artistiques, qui en restituent la grandeur.

∗∗∗

La boule à facette du doute

Lorsque je m’interroge sur le passage à l’oralité du texte poétique écrit, lors de sa lecture à voix haute dans l’espace public, je ne peux formuler qu’une pluralité de réflexions désorganisées. Ce ne peut être que désorganisé car je ne souhaite pas particulièrement de cadre théorique à ma pratique sur la mise en voix du texte poétique.

Ce n’est pas une pratique de mise en scène mais plutôt une tentative de mise en espace du texte sonore. Cela vient surement d’un double désir de faire exister l’objet poétique et dans un espace partagé. Mais je vois cela comme quelque chose qui vient du texte et non pas de moi. Une façon de faire communion humaine, de faire société.  

Il ne s’agit d’ailleurs pas du passage d’un support (écrit) à un autre (oral). C’est un choix d’objet. La poésie n’est pas assujettie à l’écrit. Aucune poésie ne peut être finie, attachée, celée, à sa présentation formelle. Ceci sans opposer la poésie oralisée et la présence des signes (des mots) sur l’espace de la page ou d’un autre support. Bien que les supports de l’espace public (murs, affiches…) aient aussi une autre intention sociale que le livre.

Il y a pour moi une filiation à la poésie vivante dans l’instant, au partage du fait poétique. Ce qui s’adresse et qui va aux gens depuis des siècles via la déclamation publique, les troubadours, puis en allant vite les poètes chanteurs des rues du 19ième siècles, et ensuite le « talking blues » des afro-américains, les harangues des « Last poets », des performances autant de G. Lucas que des beatniks, où se rejoignent les pratiques historiques du hiphop comme de « la poésie action ».

Tout ça je l’ai compris depuis gamin sans besoin d’analyse du truc, ni intellectualisation.

Le langage libéré libère, et faisons qu’il soit libérateur de la prison dialectique des bavardages, des sur-parlés comme les pratiquent par exemple les chaines d’infos continues. 

C’est alors proposer d’autres relations sociales, en défaisant la convention d’utilisation du langage. Les mots hors toute perversion de leur usage. Comme si le langage m’intéressait que dans sa dimension de véhicule émotionnel.

Il y a une dimension politique dans le fait d’incarner la sensation, l’événement poétique. La proposition d’un autre langage que l’écrit, ou d’une autre intention du langage est un acte politique. C’est pour ça que les poètes et les créateurs sont les premières victimes désignées des totalitarismes. Ces derniers ne veulent pas d’autres interprétations du réel que les leurs. 

Ce d’autant plus que l’oralité, le dire dans l’espace, va vers l’ensemble des gens, leur diversité, mais aussi l’ensemble social qu’ils constituent.  (Et également vers ceux initiés qui sont moins « dangereux » moins subversifs car identifiables sociologiquement). 

C’est donc un double choix, politique et didactique car il s’agit de faire apparaitre l’objet poétique dans une dimension sonore révélatrice des potentialité qu’il porte.

Le passage à l’oralité est aussi un sujet personnel, intime, dans le sens ou le son et la prosodie vibratoire peut être la tentative de faire revivre, physiquement, l’émotion du fait poétique. Un fait surgit dans le corps  - l’émotion -  que l’on tente toujours vainement de traduire par les mots. La poésie est une frustration. 

C’est pour cela que lors de mes « lectures arrangées » l’essentiel est le texte… Le texte qui vient, non interprété, le texte incarné. Et encore en ce qui me concerne, la formulation langagière qui se construit en partant des yeux qui voient les mots, de l’influx des nerfs,  qui formule du ventre, vers la gorge puis la bouche, me semble d’un naturel effarant. J’en suis effaré parfois jusqu’à bafouiller. Et c’est aussi pour ça que je n’apprends pas par cœur, que je lis. Le texte est l’objet sonore, la mémoire de l’émotion, non pas sa mémoire en tant que texte en moi ni son interprétation ou sa réinterprétation. Il est comme il vient, comme il emplit l’espace sonore.

En fin de compte je ne sais pas vraiment pourquoi je fais ça. Cela me semble naturel, une forme d’évidence. Peut être que pour certains textes la simple forme écrite est insuffisante dans le geste qui les produit. Dans le geste qui rend compte de « l’émotion » poétique… Si pas insuffisante en tout cas pas exclusive, au contraire qui l’appelle en plus, en ailleurs.

C’est la boule à facette du doute (donc de toute humanité ?)

Ça n’invente rien et ça réinvente tout.

 

Présentation de l’auteur