Artaud, poète martyr au soleil noir pulvérisé

A propos d'Alchimiste du soleil pulvérisé, poème pour Antonin Artaud, de Murielle Compère-Demarcy

C’est un 4 mars que disparaît Antonin Artaud

l’homme Artaud, mais pas son œuvre, ou son aura. 

La jeune collection « Diagonale de l’écrivain », dont c’est le 5ème titre, sous la direction de notre collaborateur Philippe Thireau,  propose à ses lecteurs d’explorer non pas tant l’œuvre d’un auteur que sa « périphérie » définie,  dans la présentation qui ouvre le livre, comme l’univers qui l’entoure, sa fabrique,  sa trajectoire « en diagonale » :  cette inhabituelle direction à comprendre sans doute comme une indication non téléologique, mais traversière, peut-être buissonnante, ramifiée - rhizomatique proposerais-je, pour reprendre le terme deleuzien (qui me semble ici justifié, si l’on considère l’intérêt du philosophe pour Antonin Artaud) : une exploration libérée des cadres  étroits auxquels nous habitue la démarche intellectuelle spécifiquement cartésienne et balisée de notre culture.  Il ne s’agit donc pas non plus d’une collection dédiée à un « genre » particulier (essai, journal, poésie…) mais bien d’une proposition d’écriture volontairement plurielle, transgenre, fragmentaire… sans règle autre que la porosité, l’absence de rigidité, le dé-règlement du texte.

Murielle Compère-Demarcy, Alchimiste du soleil pulvérisé, poème pour Antonin Artaud, Z4éditions, « La diagonale de l’écrivain », 136 p. 11,40 euros.

Pouvait-il y avoir meilleur berceau pour un texte sur Antonin Artaud, cet « acteur » (à tous les sens du terme) hors-norme du monde culturel, dont l’influence théorique se mesure encore de nos jours, après avoir notamment inspiré aux Etats-Unis la création du célèbre  Living Theatre  anarchiste à la fin des années 60, et dont l’activité protéiforme a transcendé les catégories (poète, acteur, metteur en scène, théoricien, dessinateur, essayiste...),  ou bousculé les mouvements – surréaliste un temps (ami de Leiris, Limbour, André Masson…) puis exclu-réprouvé par André Breton, et recrachant ce qui, des surréalistes, abdiquait face à la politique…  Personnalité inclassable, qui dérange toujours autant de nos jours, Artaud (1896-1948)  demeure dans les mémoires comme le « grand anarchiste » décrit par sa biographe Florence de Mérédieu :  je le vois comme  personna, comme ce masque grec d’où sort amplifiée la voix, mais à rebours de ce masque de civilité qui fait de nous des « personnes »  capables de s’insérer dans la société : é-norme, scandaleux, dans l’excès, la fulgurance, le dépassement de toutes les limites du réel et de l’état-civil, l’écartèlement entre lui et ce double (qui donne son nom à son ouvrage théorique sur le théâtre), dans une permanente mise en scène/mise en chair de  tous ses autres « lui-mêmes » pour explorer/dénoncer le monde. D’ailleurs, n’écrit-il pas, dans une lettre à Jacques Rivière, directeur de la NRF avec qui il entretient une longue correspondance :

Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera entrer la métaphysique dans les esprits  ?

Cette peau qu’on risque, à écrire, à expérimenter (comme il le fait au Mexique, où il dit avoir goûté le peyotl des Tarahumaras au cours d’une cérémonie d’initiation) : Artaud, le torturé de l’asile de Rodez, dont on garde en mémoire la voix rauque, roulant les « r » comme un torrent ses pierres dans ses imprécations, Artaud, le multiforme, est à jamais le corps délirant de l’écriture – celui qui au sens étymologique, dé-lire : sort du sillon… D’ailleurs, il suffit de citer ce qu’il dit à Paulhan dans l’une des ses lettres à propos de ses « carnets de Rodez » pour comprendre à quel point il fait corps avec cette écriture non linéaire qu’il pratique et dont ce livre se fait l’écho  :

  ce sont des dessins avec des écrits, avec des phrases qui s’encartent dans la forme avant de les précipiter 

Cette œuvre-vie qui foisonne, buissonne, et creuse, donne toute sa valeur à la forme choisie par Murielle Compère-Demarcy pour la raconter.

 

La « raconter », ai-je écrit : ce n’est pas tout à fait le terme qu’il faudrait employer, la narration impliquant un sens, un ordre, une finalité envisagée dès le début. Ici, ce que l’autrice réussit est d’un ordre tout autre. Elle incarne avec sincérité, honnêteté, talent, et avec tous les risques que comporte l’opération, une sorte de « double » féminin d’Antonin Artaud, qui se vivait en « poète séparé ».  Schize et union – mélange troublant, porté par un texte métissé, mimétique, et profondément émouvant, qui nous amène à l’intérieur de la psyché du poète, où l’on entend une double voix de souffrance, et de révolte dont on ne sait quelle est l’origine ou l’écho. Parfois, très clairement, la voix d’une femme, « tombée en poésie », cette « posture improbable irréversible puisque l’on n’en revient jamais si l’on y revient toujours » (p.20),  énonçant les fragments suivants, où se lit en miroir la révolte-douleur aussi d’être poète au monde, dans un monde sans poésie, sans l’au-delà qui définit l’humain, et dont la quête a porté Artaud du Mexique à Rodez :

Entre être une femme et être poète il faut savoir choisir.

Ecrire ou subir. Sois femme et tais-toi ! Sois poète femme et ouvre-la ! 

 

Le parcours est dès l’entrée présenté comme une sorte d’exercice de voyance (n’est-ce pas déjà le signe donné par l’inscription en diagonale du nom de l’autrice en lettres de couleurs dès la couverture ?). On verra convoqués, outre Rimbaud, d’autres « maudits » de l’art ayant cotoyé les abîmes de la folie – ces « gouffres où l’abyme devient – enfin - ascensionnel » comme l’écrit Compère-Demarcy  : Van Gogh, le « suicidé de la société » dont Artaud a fait le sujet d’un superbe portrait littéraire et auquel « la chambre ardente » rend hommage dans un beau texte sur la peinture, d’où j’extrais l’une des rares images presque paisibles du livre : « La lave de la chambre dort tranquille sous l’ombre bleue du miroir ».

Van Gogh, mais aussi Nerval, ou Nietzche, et un « christ mexicain », tous déchirés de leur révolte, dont les portraits en noir et blanc par Jacques Cauda illustrent le livre comme une sorte de test de Roschach, d’où nous interrogent  des profondeurs de « géhenne », sous les visages dont le regard fuit - vers quel indicible au-delà ? S’il semble simplement composé de 4 parties, dont les titres poétiques ne révéleront qu’à la lecture leur énigme - « Sur la corde-lyre », puis,  « La danse du peyotl », suivi de « La chambre ardente » et de « autres dévergondations » - il s’agit effectivement d’un puzzle dont les pièces soigneusement découpées révèlent de possibles agencements mouvants suivant les lectures . Au titre de la corde-lyre, on ne peut qu’entendre en écho « l’ire » de la page  44, que préparent les allitérations des élytres dans des images puissantes et originales comme celle-ci :

Cerveau-freux désailé
cerveau-Cigale aux élytres dépareillés
coupés
    en
  deux (p. 29)

Et au « cerveau scié » se lient les « pliures » du silence-silure qui

me mange la cervelle
m’écriture-
lure-lyre
le cerveau corbeautière
feulant dans son bocal
ce rauque vivre en son
croassement (p. 43)

La lyre revient en écho dans « la danse du Peyotl », qui s’ouvre sur le chant barbare et incandescent de « la fille de Hurle-lyre », impressionnante lecture « chamanique » du texte artaudien :

Je suis la Fille de Hurle-Lyre et je danse, je danse
sur la peau tendue frémissante du Tot »Tem Monde à errrrriger, je danse

L’écriture de Compère-Demarcy se coule dans la voix d’Artaud, mime le rythme d’EXplosion-IMplosion de sa scansion,  transcrit  le roulé de son Dire « sur l’unique tranchant d’une vérité (…)  terrrrriblement claire, sur le volcan d’une conscience terrrrriblement aiguisée, épouvantablement singulière ». Et l’on mesure le travail accompli, en modestie,  pour obtenir ce texte composite, inclassable, qui pulse, noir sur blanc, comme se lisent les signaux acoustiques de la voix enregistrée sur son spectrogramme.

Artaud, tôt ou tard :  toutes les figures du Tarot, pour comprendre/composer chaque lecture vers l’avenir de la poésie – du monde aussi. A vous, lecteurs, de vous plonger à votre tour, dans cet éblouissant exercice de fascination.




Siham Mehaimzi, présentée par Serge Pey

Rencontrée sur la scène ouverte du festival "Voix vives de Méditerranée" de Sète en juillet 2018, Siham  a retenu notre attention par sa ferveur, et la verdeur de sa langue. En ce mois qui "fête les femmes" - un seul  jour, le 8 mars ! pour défendre les droits des femmes dans le monde - nous avons pensé que cette voix, qui porte de façon différente, crue et ardente, son identité de femme-poète-performeuse, qui se bat pour sa place à travers ses mots,  méritait d'être écoutée,  parce qu'elle parle d'un monde qu'on occulte souvent sous de belles paroles, qu'elle met des mots sur l'humiliation - la condition féminine  aussi. C'est un combat, le sien, qui passe par la poésie comme on la défend à Recours au Poème : une arme pour changer le monde.

 

La jeune voix de Siham Mehazmi  : extraits de poèmes, précédés d'une introduction de Serge Pey

 

Elle crève un lointain poème. 
Elle vient d’une écriture où les alphabets sont des roses de sable. 
Son horizon est à l’envers. 
Elle pleure dans un dortoir de coquelicot. 
Son enfance dort dans une cité ouvrière. 

 

Elle n’a pas d’histoire et c’est sa poésie qui maintenant devient son souvenir. Elle est de là-bas. De derrière. De devant. D’à-côté. Du centre. 
Elle est droite. Elle est une porte. Elle est une femme. Sa poésie est une main de vengeance et une main d’amour. 
Son poème est une langue dans les fleurs. Son pied est un soulier déchaussé dont les lacets attachent un autre soulier.

Elle a traversé mille horizons et mille négations du soleil. 
Elle écrit pour ne pas crier. Elle vit à l’intérieur d’une métaphore, d’une camionnette rouge de pompier.
Avec ses tuyaux, elle se déplace pour allumer des incendies et non pour les éteindre. 
Là où les saisons la portent et la déportent, elle roule le sommeil dans une poubelle. Elle met des pansements aux cailloux. 
Elle a choisi un chemin qui voyage en elle. 
Elle fait voyager les voyages. Elle dresse sa tente en peau de ciel en plein ciel. Elle est debout. Elle marche à l’envers. 
Elle m’a accompagné dans une longue ascension jusqu’à la tombe d’Antonio Machado. Elle chante, car elle ne sait pas chanter. 
Sa beauté troue le ciel cathare de l’Occitanie. 

Comme la Esmeralda de Victor Hugo elle a rencontré une chèvre devant le château de Quéribus. Elle lui a appris à écrire et à parler. Elle est pendue à une branche de mots.
Elle est venue dans mon chantier d’art provisoire. Longtemps. Toujours. Demain.
Elle m’a fait lire ses premiers poèmes rimés, car elle-même est une rime.
Elle ne vient pas de la littérature. 
Elle écrit pour ne pas crier. Mais elle crie. 
Son corps est tatoué de larmes. Et pour cela, elle tatoue ses cahiers. 
Elle ne lit que les livres qui sont des tatouages. 
Elle vient de rien et commence à écrire ce rien.
Elle s’appelle Siham. 
Sa mère est morte comme un livre non ouvert. Elle passe son couteau entre les pages.

 

 

 

Poèmes de Siham Mehaimzi

À Aïcha Mehaimzi 

"A force de parler de Mohamed qui fut prophète, on oublie le Mohamed chômeur, le Mohamed sans logement, le Mohamed sans abri, le Mohamed sans travail et des milliers de Mohamed qui vivent comme des esclaves sous des régimes qui se réclament du prophète Mohamed"

 Kateb Yacine. 

 

Les semelles de boues de Mohammed 

 

Il se chausse de semelles de boue

marche marche Mohammed

il se gante d'épines aux figues barbares

cueille cueille Mohammed

il se bâillonne de gumbri aux boyaux des chèvres

danse danse Mohammed

il s'étouffe à la peau du bouc aux cris du tambour

souffle souffle Mohammed

il s'empaille de chapeaux  al afo

 au soleil noir

chante chante Mohammed

il s'enferme dans la danse des slaq zit

libère libère Mohammed

 

 

«La Femme n'existe pas»((citation de Jacques Lacan))

 

Le corps n'y est pas

c'est cela le soleil

la France

rassie

brûlée

au néon

colon

collant

ma peau

ma chair

ma fessée

ma voix

ma canicule organique

rompue de règle

du grand Ogre de Barbarie

écris

dans nos contes à dentelles

décousues

j'apaise les fibres verticales

l'immaîtrisée des salutations intersexuelles ci-jointes

horizontales

signées ci-contre

le sexe

oui le sexe

«je» est le sexe

«je» est le mâle

de la séduction massive 3D papier glacé

sur les seins lactoses

arrivez mes cordons

arrivez

à l'ombilic des limbes

où naît folie ménagère

branchée électrique

vinaigre et lait

coulé des flancs estuaires

à vos vestiaires non-mixte

et b'habillez vos crrrotte-creuv-crravate de Femme

car tu me nommes «fatale»

maquillée ou sans clown

les hanches mesurées au cannabis patronal

largue mon reflet natal

largue mes pattes en caoutchouc truqué

largue ma mémoire d'ancre

écrite avec des poils

noirs

durcis

humains

toujours des poils

partout des poils

la cire existentielle

L'Oréal

et saine

dans l’auréole

sous le bras

nous sommes les poilues du siècle

les barbes d' assises

la parole moine

monnayable

dans les édifices cul-culturels

cul de ci et cul de ça

je lève mon doigt en l'honneur du ciel habité

car où t’habite

si «elle» phallique

j'habite au ventre de l'humanité

la gestation de mes questionnements

coupés au scalpel de l'excision

mentale

CAR-MEN tu es une femme

 

Je suis venue

Ana jit

 

Des miettes dans ma poche encore trouée des miettes dans ma poche encore ma poche de miettes trouées dans ma poche encore des miettes

et du tabac froid entre mes doigts

j’ai bu à ton arôme

truffe enflure

d'un café off

offre les affres

fortes et frappe

des plus folles vapeurs

frôle à tous les cous

ses reliques de Gitane

sur les jerricans d’août

au goulot

la bouche moite du port

dehors la flasque saison

un passeport sans refrain

sans lieu ni sans date

parcourant les bras frais

d'une photo sans visage

 

«Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre
Wakha j'en ai marre

Qelbi li bghak a wa'adi
Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre»2

 

sur les reins

nuit de novembre

lèvres roides      

où passe ta chatte

rubiette

affluente

à la robe des rues

je t'ai quitté

Tanger

quitté

sans un ciel sali en poche

à l'humeur des pareils froids

miaulant l'absinthe des cloches

leur trophée d'acier

un passeport sans refrain

sans lieu ni sans date

parcourant les bras frais

d'une photo sans visage

«Wa loulid a loulid

ana jit ana jit

ana jit

j'en ai marre

 

Wakha j'en ai marre
Qelbi li bghak a wa'adi
Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre»((Chanson populaire du Maroc de Najat Aatabou))

 

Wahran/Oran

 

Wahran 

Oran

sur ton port des joies se portent

et les parlers se meuvent

dans un sobre parfum

les plastiques brûlés

et les costumes ranceux

font la loi à Belcourt

tandis que Les hadiths offrent à la promise un mariage sans égal

les cabarets  baladent la semence

au gré des incomprises

entre les soumises

et les jupes courtes

la barbe noire

et les savates

l'électricité

et les billets gris

les zéros n'en finissent plus

tes femmes aux cigarettes

le trottoir en guise d'autel

et tes hôtels en mine de paille

laissent sur nos lèvres

un baume des plus amers

Wahran

sur les filets du port

des hommes pleurent

ce qu'il  reste de l'été

des balafres algériennes

et des pieuvres entartrées.

 

écouter  Ma Vie dans le camion, de Siham Mehaimzi :

Présentation de l’auteur




Un bouquet de mots pour Judith Rodriguez

Le 16 février 2019 a lieu, à Melbourne, en Australie, un hommage à Judith Rodriguez, poète dont l'influence se mesure déjà au nombre des jeunes poètes qu'elle a soutenus et accompagnés, et qui y témoigneront leur attachement à cette figure de proue qu'elle était à sa façon, toujours en première ligne de tous les combats (elle a représenté pendant de très longues années le Penclub international d'Australie, par exemple) : militant pour la culture populaire, la défense de la culture aborigène, les droits des femmes,  la défense des immigrés et de ces clandestins arrivés par mer et rejetés dont elle parle dans Boat Voices...  L'ampleur de sa culture, internationale, l'originalité de sa vision de la poésie, méritent qu'elle soit connue aussi en France, ce à quoi nous nous appliquerons, en commençant par ce florilège composé de poèmes de Dominique HECQ((https://www.recoursaupoeme.fr/auteurs/dominique-hecq/)) (qui a colligé et traduit les textes australiens), Nathan CURNOW 

Judith Rodriguez au musée Chagall de Nice, 2016 ©photo mbp

 

Les Etoiles d'Utelle

Marilyne Bertoncini

pour Judith Rodriguez

 

Hier je l’ignorais encore
mais c’est dans tes yeux que j’ai vu
pour la première fois
les étoiles d’Utelle((* Dans les Alpes Maritimes, la chapelle de la Madonne d’Utelle, fondée vers l’an 850 par des pêcheurs espagnols, sauvés du naufrage par une étoile, aperçue dans la nuit et la tempête au sommet de la montagne, est un sanctuaire et lieu de pélerinage. On y trouve des fossiles de crinoïdes, en forme de minuscules étoiles à 5 branches, que la tradition considère comme des dons nocturnes de la Vierge.))

En les cherchant dans la poussière
Je l’ignorais encore
Mais c’était toi que je cherchais
Comme autrefois mes Antipodes

Frêles fossiles au creux des mains
Ces étoiles minuscules
sont ta main d’ombre que je tiens
Par-delà toutes les distances

C’est ta voix d’ombre dans le vent
Qui balaie le plateau d’Utelle
Et la chevelure des pins
Et la mer aperçue au loin

Je pense aux naufragés du Palapa((Judith Rodriguez est l’auteure d’une série de poèmes – Boat voices (en cours de traduction – publiés dans l’édition originale de The Feather Boy, éd. Puncher & Wattmann ) : elle y évoque le drame des réfugiés, refoulés des côtes australiennes – qui fait écho à bien d’autres drames, passés et présents.))

the shoal shining, eyes
beyond the margin’s predictable lives

Auxquels tu as donné ta voix
Comme à tant d’autres autour de toi

 

Ici c’est un naufrage aussi
Qui bâtit la chapelle
Où la Madone rendit sa voix
A la Demoiselle de Sospel

Et ces étoiles du fond des mers
Et des milliers de millénaires
Retrouvent ici dans la lumière
Leurs sœurs célestes qui pétillent

Dans le velours des nuits où brille
le souvenir de tes yeux noirs.

 

 

 

The Stars of Utelle

for Judith Rodriguez

 

I didn't know it at that time
but that's in your eyes I had seen
for the very first time
the stars of Utelle((in Utelle, in the south of France, tiny fossils are found near a chapel, built after mariners had survived a shipwreck,  and thought for centuries to be miraculous gifts from the Virgin.))

Searching for them in the dust
I still didn't know it
but it was you I was searching for
as I did once my Antipodes

Frail fossils in my hands
these tiny stars
are your shadow hand in mine
beyond any distance

And your shadow voice's in the wind
sweeping the highs of Utelle
the hairy pines
and the sea in the distance

I remember the shipwrecked of the Palapa

 

the shoal shining, eyes

beyond the margin’s predictable lives

 

to whom you had given your voice
as you did to many around you

Here a shipwreck similarly
built this chapel
where the Virgin gave her voice back
to the Damigel of Sospel

And these stars from the deepest sea
and from thousands of thousand years
meet back here in the light
their celestial glittering sisters

in the velvety nights where shines also
the memory of your black eyes.

©photo mbp

 

A Voice

Dominique Hecq

For Judith

 

Says nothing and everything where silence originates

Moonlight catches your shadow
walking closer to streams of dark
rivulets of light about to gel, broken winglets
ankle your shape

I ease my way into the night
all ears, grief a dummy stopping my mouth

And what do you write, you ask in another time

Apricots hang from your friend's tree
we argue about things poetical, political, heretical, fall
in a heap of white wine giggles

Apricots are little moons at dawn
we argue about the shape of words and sounds
most of all their libidinal, even illicit power

You chide me for using jargon

Thirty years later, I make apricot jam
poeming as I inhale the fruit’s aroma

I laugh at my affectation, a nod
in your direction
say nothing
everything, caught in echoes of your voice

 

 

Une voix

Pour Judith

 

Ne dit rien et dit tout au point d’origine du silence

Le clair de lune attrape ton ombre
qui se rapproche du ruissellement d’ombres
sources de lumière sur le point de gélifier, des ailettes cassées
assaillent ta silhouette aux chevilles

Je m’installe dans la nuit
oreilles pointées, le chagrin une tétine me clouant la bouche

Des abricots pendillent de l’arbre chez ton amie
nous débattons de choses poétiques, politiques, hérétiques, éclatons
d’un rire arrosé de vin blanc

Les abricots sont des petites lunes à l’aube
nous débattons de la forme des mots, de leurs sonorités
surtout de leur pouvoir libidinal, si pas illicite

Tu me reproches l’emploi de jargon

Trente ans plus tard, je fais de la confiture d’abricots
poèmant tout en respirant l’arôme des fruits

Je ris de mon affectation, un hochement de tête
vers toi
ne dis rien
dis tout, prise dans les échos de ta voix

 

*

Now

Nathan Curnow((Nathan Curnow is a lifeguard, poet and spoken word performer. His previous books include The Ghost Poetry Project, RADAR and The Apocalypse Awards. His first collection No Other Life But This was published in 2006 with the help of Judith Rodriguez’s keen eye and invaluable guidance.))  

I know you’re gone
but even now
the dumb surprise of grief

sometimes in a blackout
by candlelight
I’ll enter a room
and catch myself
turning the light switch on

©Judith Rodriguez, Carrying-a-candle-1978

Maintenant

 

Je sais que tu es partie
mais même maintenant
la sidération du chagrin
comme lors d'une panne d'électricité

avec une chandelle
entrer dans une pièce
et se surprendre
à vouloir allumer une lampe allumée

*

 

Poets

Amanda Anastasi((Amanda Anastasi is an Australian poet whose work has been published as locally as Melbourne’s Artist Lane walls to The Massachusetts Review. Her collections are ‘2012 and other poems’ and ‘The Silences' with Robbie Coburn (Eaglemont Press, 2016). She is a 2018 recipient of the Wheeler Centre Hot Desk Fellowship.))

We run our fingers
over the shell of humanity
feeling for the pulse of its mettle,
the rhythms of its prejudices,
the beat of its concord;
drunk on the beautiful, redefining
its boundaries - its height, its breadth,
its colours; worshipping a horizon’s
sweep and the vein of a leaf,
the collected light of a city
and the glisten in an eye;
capturing a moment
in the universe
and the universe
in a moment.

Poètes

 

Nous passons le doigt
sur la coque de l’humanité
prenant le pouls de son courage,
les rythmes de ses préjugés,
la mesure de son harmonie;
saoulés de beauté – sa grandeur, sa largesse,
ses couleurs; adorant l’arc
d’un horizon et la veine d’une feuille,
la lumière réfractée d’une ville
et l’éclat d’un regard;
capturant un instant
dans l’univers
et l’univers
dans un instant.

*

 

Crossing

Alex Skovron((Alex Skovron is the author of six poetry collections, a prose novella and a book of short stories, The Man who Took to his Bed (2017). His latest volume of poetry, Towards the Equator: New & Selected Poems (2014), was shortlisted in the Prime Minister’s Literary Awards. He lives in Melbourne.))

for Judith Rodriguez

 

They are tramping past my house,
I can see them out the corner of my eye,
the one I keep open when the sunlight dazzles.

They barely glance in my direction
as they follow at a steady, deliberate pace,
crossing the street while impatient traffic idles.

I’ve seen them many times, many places,
yet always they appear the same: weary, guarded
or discomposed, striding on regardless.

What do they harbour in those backpacks,
those cardboard suitcases, their corners battered,
faded labels half-torn or peeling?

Where do they trudge to, their knuckles clasped
around bony handles, or clutching
the lapels of shabby overcoats?

If one of them should uplift a weathered brow
and turn to glimpse the window I inhabit,
she swiftly looks away, in reprimand.

This morning, squinting against the sun,
I ventured out, thinking I might confront them:
they walked right past, as if I wasn’t there.

I ran inside to hide among mirrors and folders,
waiting for their footsteps to recede,
unsettled by the certainty of their return.

 

Traverse

 

pour Judith Rodriguez

 

Ils dépassent ma maison d’un pas lourd,
je les vois tous et toutes du coin de l’oeil,
celui que je garde ouvert contre le soleil éblouissant.

C’est à peine s’ils m’adressent un regard
lorsque d’un pas mesuré et délibéré ils
traversent la rue, le trafic impatient au ralenti.

Je les ai souvent vus, un peu partout,
toujours semblables à eux-mêmes: las, furtifs
ou décomposés, allant de l’avant, imperturbables.

Mais que recèlent-ils donc dans ces sacs à dos,
ces valises de carton aux coins cabossés,
étiquettes estompées, mi-déchirées ou pelées?

Mais où se traînent-ils donc, phalanges serrées
sur de maigres poignets, ou agrippées
aux revers de manteaux râpés?

Si l’une d'entre eux lève son front ridé
balayant des yeux la fenêtre où j’habite,
elle s’empresse de détourner le regard.

Ce matin, les yeux plissés contre le soleil,
je suis sorti, avec l’intention de les aborder:
ils ont poursuivi leur chemin, comme si je n’existais pas.

J’ai filé me cacher dans mes miroirs et mes classeurs,
attendant que leurs pas s’amenuisent,
ébranlé par la certitude de leur retour.

 

*

©photo mbp

Sur le balcon que tu aimais

Marilyne Bertoncini

pour Judith

Sur le balcon que tu aimais

nous tenons allumée une petite flamme, afin qu’elle t’accompagne dans le froid de ton
long voyage infiniment nocturne
vers les étoiles. 

Le jour, c’est un petit clou trouant la pénombre presque phosphorescente de la fougère arborescente.
Le soir, sa couleur chaude irradie d’or et de turquoise le front assombri de la plante de Tasmanie.

Ce midi, une fauvette est venue visiter les feuilles dentelées de la fougère des antipodes –
peut-être ne l’aurions-nous pas vue si, voletant autour de la flamme, son ombre dansante n’avait attiré notre regard.
Elle a sauté de feuille en feuille, jusqu’à la crosse la plus jeune,
puis a disparu dans l’azur,
de l’autre côté du balcon,
dans l’infini de l’outre-monde.

On the balcony you loved

traduction de l'autrice

for Judith

 

On the balcony you loved
we lit the flame of a candle, to keep you company in the cold of your long and dark endless voyage
towards the stars.

By day, it’s just a nail piercing the phosporescent shadow of the tree fern.
By evening, its warm color radiates gold and turquoise on the darker forehead of the Tasmanian plant.

 

At midday, a warbler visited the indented leaves of the fern from the Antipodes –
we might not have seen it if, fluttering around the flame, its dancing shadow hadn’t caught our attention.
It sprung from leaf to leaf, up to  the youngest fiddlehead green,
then disappeared in the deep blue,
the other side of the balcony,
in the infinity of the outer-world.

 

*

 

A Tribute to Judith Rodriguez

By Amanda Anastasi

 

It is with much sadness, fondness and celebration that we recognise the passing of our poet and friend, Judith Rodriguez. She leaves behind a legacy of prolific and memorable poems. Her poetry collections include (among many others) Water Life, Shadow on Glass, Mudcrab at Gambaro’s, Witch Heart, The Hanging of Minnie Thwaits and (shortly before her death) The Feather Boy and other poems. She was the poetry editor of Meanjin for a time and also for Penguin Australia, and a recipient of the OAM for services to literature, in addition to many other honours. As well as her extensive literary achievements, she was a social justice campaigner and advocate and was involved with PEN International across three decades, fighting for freedom of expression and promoting intellectual cooperation between writers globally.

As a teacher, Judith taught writing at the CAE and previously at Latrobe University and also at Deakin University for 14 years. This was where I came in contact with her, as a first-year Professional Writing and Editing student. I still recall her insistence that all students keep a writing journal to jot down our daily thoughts, ideas and musings. I remember entering Judith’s office as a nervous 18-year-old for the end-of-semester journal showing, which she said would be a brief check to see that we were maintaining our daily writings. Upon handing my notebook to her, she proceeded to intensely read it from cover to cover over a period of 15 minutes while I stood there watching. I remembered thinking “why does she – why would she - find my thoughts and notations of interest?” It was my first glimpse of the lady’s curious mind and deep interest in other people’s thoughts and ideas. Many, many years later I encountered her again on the Melbourne poetry scene. Upon asking her to look over my first poetry collection ‘2012 and other poems’ (expecting a polite no), she gladly and readily obliged and her written testimonial graces the back cover of both editions.

Judith was not merely a teacher, she was a mentor and a supporter of emerging poets throughout her life. She saw the potential in everyone, no matter their writing style or level of ability. This poetry caper was never just about her. Rather, it was concerned with a larger, collective practice of poetry, artistic expression and craftmanship. She was a person who was confident in her abilities and doggedly focused, though without the egotism. Her natural, deep interest in the world around her preserved that humility, hands-on helpfulness and down-to-earth humour that was so very particular to her. Judith was a listener and a creative enabler. She fully utilised her time onstage and the various platforms she had been given, but viewed the platform as a thing to be shared.

Judith’s poetic output was above and beyond any label that one could possibly place on it. One wouldn’t even think of calling her “a female poet” but, rather, an “Australian poet” or “a poet”. She was simply one of our greatest wordsmiths and teachers of poetry, and a respected academic and vocal human rights activist. Her mastery of words and stoical objective to preserve free speech and diverse voices made her universally respected. What she left behind in the poems and the poets she taught means that she will be always with us. Myself and so many others who came into contact with Judith will hold the memory of her in our hearts always, as a great example of what and how we could someday be.

 

Hommage à Judith Rodriguez

 

C’est avec beaucoup de tristesse, d’amitié et de révérence que nous assumons le décès de Judith Rodriguez, chère poète et amie. Elle nous lègue un héritage de poèmes à la fois prolifique et mémorable. Parmi ses nombreux receuils de poésie, nous retenons Water Life, Shadow on Glass, Mudcrab at Gambaro’s, Witch Heart, The Hanging of Minnie Thwaits et (peu avant sa mort) The Feather Boy and other poems. Elle fut éditeur chez Meanjin et aussi, brièvement, chez Penguin Australia. Elle fut aussi récipiendaire de la médaille d’honeur de l’Ordre d’Australie pour services rendus à la literature. En plus de ses accomplissements littéraires, elle milita avec ardeur pour la justice sociale dans le cadre de PEN International durant trois décennies, défendant férocement la liberté d’expression et encourageant la coopération intellectuelle entre écrivains à l’échelle globale.

En tant qu’enseignante, Judith exerça au Conseil d’éducation pour adultes (CAE) ainsi qu’à La Trobe University et Deakin University, où elle enseigna pendant quatorze ans. C’est là que je l’ai rencontrée quand j’étais étudiante en première année dans la section Ecriture Professionnelle et Edition. Je me souviens encore combine elle exigeait que nous prenions note de nos menues pensées, idées et réflexions quotidiennement dans un journal. Je me souviens lui avoir montré mon journal en fin de semestre cette année là pour qu’elle vérifie que j’avais respecté la consigne. J’avais dix-huit ans et j’étais nerveuse. Elle a pris mon journal et elle s’et immédiatement plongée dedans. Il lui a fallu quinze minutes pour couvrir le tout. Je la regardais et je me souviens m’être demandé pourquoi trouve-t-elle –pourquoi trouverait-elle –mes pensées et mes annotations intéressantes. C’était la première fois que je voyais à l’oeuvre l’esprit bizarre de la femme et l’intérêt qu’elle portait à autrui. Bien plus tard, je l’ai revue sur la scène de poésie à Melbourne. Lorsque je lui ai demandé si elle voulait bien lire mon premier receuil, 2012 et autre poèmes (m’attendant à une réponse negative), elle s’est empressée d’accepter. Elle a même rédigé une note de lecture pour la quatrième de couverture.

Judith n’était pas seulement une enseignante, elle prenait son rôle de mentor auprès de jeunes poètes très au sérieux, et cela tout au long de sa vie. Elle percevait un potentiel chez chacun de nous indépendemment du style et de la qualité de l’écriture. Ces cabrioles poétiques ne concernaient pas seulement sa personne. Elles témoignaient plutôt d’un désir de faire de la poésie une activité collective dont la raison première et fondamentale était l’intégrité artistique. Elle était quelqu’un qui avait confiance en ses capacités et elle avait une grande faculté de concentration; certes, sans l’égotisme. Une profonde curiosité envers le monde qui l’entourait préserva son humilité, serviabilité et son humour pragmatique si particulier. Judith avait le don d’écouter et d’encourager la créativité. Elle utilisait pleinement le temps qui lui était octroyé sur scène, mais elle considérait la scène comme une plate-forme à partager.

L’oeuvre poétique de Judith est imperméable à toute etiquette dont on voudrait l’affubler. Il serait même impensable de l’appeler ‘une femme poète’, mais bien au contraire, ‘un poète Australien’ ou ‘un poète’. Elle était tout simplement l’un de nos meilleurs wordsmiths, professeurs de poésie, universitaires respectés et activistes pour les droits de l’homme. Sa maîtrise de la langue et son objectif stoique de préserver la liberté d’expression lui ont valu un respect universel. Ce qu’elle a transmis dans ses poèmes et aux poétes qu’elle a formés signifie qu’elle restera toujours parmi nous. Comme tant d’autres poètes qui ont connu Judith, je garderai son souvenir dans mon Coeur en guise d’exemple de ce que nour pourrions un jour devenir.

 

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Elisa Pellacani : Book Secret, Book Seeds & autres trésors

C’est de véritables trésors à plus d'un titre que nous allons parler ici, en découvrant la série de livres que nous présentons. Ils sont beaux, pour commencer – abondamment illustrés : ils reproduisent, comme les catalogues qu'ils sont également, les œuvres exposées lors des différentes manifestations internationales organisées par Elisa Pellacani, à Barcelone et à Reggio Emilia, où sont présentés des « livres d'artistes ». Le plus récent  Book Secret, correspond à l'exposition de Barcelone en avril 2018,  dont j'ai vu la manifestation jumelle en Italie, en septembre de la même année,  dans le fastueux décor du Museo Civico de Reggio Emilia, où la salle des antiquités accueillait, comme un écrin prestigieux, ces créations précieuses.

Ils sont beaux aussi parce que leur construction en elle-même est un projet de parcours ludique, qui implique le lecteur dès la couverture :

celui de 2018 couvre à demi la très belle illustration de couverture sous une jaquette percée d'un médaillon qui la cache/révéle. On y lit une silhouette noire d’enfant/fœtus encore enroulé dans une spirale bleue, d’où surgissent aussi des représentants vivement colorés du monde animal et végétal.

J 'ai sous la main  Book seeds  - livre double de 2015 - qui se lit tête-bêche, ainsi que l'indique un mode d'emploi : chaque article est accompagné d'un renvoi à l'autre côté, reliant ainsi artistes/oeuvres exposées et techniques de fabrication, dans un parcours labyrinthique multipliant les possibles entrées dans ce qui devient – comme ce qu'il présente – un objet-livre-d'artiste – évoquant le labyrinthe de Borges, auteur cité au début du volume le plus récent, et qui nous amène à ajouter la citation suivante à la construction de l’ensemble, tant ces livres-catalogues dressent la possibilité de multi-univers :

 

"Qu’est-ce qu’un livre si nous ne l’ouvrons pas ? Un simple cube de papier et de cuir avec des feuilles ; mais si nous le lisons, il se passe quelque chose d’étrange, je crois qu’il change à chaque fois.

 

Chaque couverture apporte, par un détail, une information originale sur le contenu et constitue une proposition éditoriale séduisante : un œuf d'or (clin d’oeil au nombre d’or ?) sur la couverture de The New Book  (2012), un autre – Black out book, qui propose avec humour de « fare libri al buio, senza elettricità » - est quant à lui couvert par  une  illustration qui s'illumine de toute sa phosphorescence dans la nuit... Chacun est une vraie réussite artistique.

Book Secret, il libro d’artista, un mistero, édition trilingue, anglais, catalan, italien, Consulta Libri e progetti, 248 p. 25 euros. (edizioniconsulta@virgilio.it)

Book Seeds, small but powerful, édition trilingue, anglais, catalan, italien, Consulta Libri e progetti 2 x 224 p. 30 euros

Ces livres sont aussi riches de contenu : plusieurs illustrations de chaque œuvre présentée, fiche détaillée sur les artistes – qu'on soit ou non concerné par la création de livres d'artiste, on le devient à feuilleter ces ouvrages, tant les propositions poétiques sont variées. Et ceci d'autant plus facilement que chaque livre offre de façon détaillée diverses façons de procéder : pliages, découpages, collages, reliures, utilisation de matériaux divers... les auteurs dévoilent leurs techniques (la deuxième partie de Book Secrets s'intitule « NO SECRET ») à renfort de schémas ou de photos explicites.

A bien considérer l'ensemble, le projet éditorial d'Elisa Pellacani s'apparente beaucoup – avec humilité, avec ténacité, mais aussi beaucoup d'originalité - à celui  que fut l'Encyclopédie des Lumières dans le temps troublé qui précéda la Révolution : rassembler des connaissances et des techniques pour donner aux citoyens des outils de libération.

En effet, dans le domaine qu'elle investit, elle apporte à une communauté de lecteurs-citoyens la possibilité de découvrir l'art ET celle de créer eux-mêmes – comme elle le fait au cours des ateliers de création organisés  avec des publics différents, parfois en difficulté de handicap. C'est un projet profondément POETIQUE, à tout point de vue, et particulièrement si l'on se réfère à l'étymologie exacte du mot, ce  poiên qui désigne l'acte de fabrication, de création.

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Il s'agit, dans les livres d'Elisa Pellacani - comme dans toute son activité artistique -  d'une poésie qui puise à la source première de l’énigme et de la création : les séquences du « livre » de l'ADN lui-même (la spirale d’azur intriguant en couverture du livre), et son secret porteur de toute vie, reliant le particulier de chaque individu à l’universel, et à tous les possibles, comme peut le faire l’œuvre artistique, ainsi qu'elle le suggère dans la préface au dernier livre (toutes les préfaces de l'artiste méritent d'être lues - les livres sont plurilingues, chacun s'exprimant en son propre idiome – avec une traduction pour les lecteurs anglo, italo- ou hispanophones).

C'était aussi le propos des poèmes de Philip Diehn, « The Remaining Book », dans le volume  Book Seeds , illustrés de la photo d'un livre d'Elisa Pellacani, niché dans une noix d'argent (œuvre de 2015, qui sert aussi d'affiche à l'une des nombreuses manifestations de diffusion qu'organise Elisa Pellacani, en l'occurence l'exposition Donne che fanno libri), auxquels font écho, de l'autre côté du livre, l'article et les photos de Gwen Diehn, autour de la création de livres-graines avec l'invitation de nous y mettre aussi...

 

La quatrième de couverture de Book Secret cite un extrait de la Lettre à un jeune poète, d'Heinrich Heine, traduit dans les 3 langues du livre et que je re-propose ici en français, en guise de conclusion, et d'appel aux lecteurs à se procurer ces livres-à-rêver, et peut-être à-fabriquer, aussi, tant ils inspirent de désir de faire, et ressemblent à de petits manuels pour guider les premiers gestes créateurs :

 

"Je vous prie d'être patient avec tout ce qui dans votre cœur est encore irrésolu, et de tenter d'aimer les questions elles-mêmes comme des pièces closes et comme des livres écrits dans une langue fort étrangère. Ne cherchez pas pour l'instant des réponses, qui ne sauraient vous être données : car vous ne seriez pas en mesure de les vivre. 




Portrait du poète en comédien : Hommage à Yves GASC

Yves Gasc est décédé jeudi 22 novembre 2018, à l’âge de 88 ans. Le comédien était immense, tout comme le metteur en scène. Le poète était à l’assaut de son propre donjon, comme l’a écrit Jean Breton, avec une vibration de cristal que rend un cœur authentique, qui résonne dans tous ses poèmes. Yves était enfin et surtout un très grand ami. Son dernier enregistrement, son ultime participation aux Hommes sans Épaules, aura été le livre–CD (avec les voix d’Yves Gasc, de Janine Magnan et de Philippe Valmont), Drôles de rires, Aphorismes, contes et fables, une anthologie de l’humour  de Alain Breton et Sébastien Colmagro. Retour sur l’itinéraire d’Yves Gasc.

La vocation de comédien se manifeste très tôt chez Yves Gasc (né le 21 mai 1930), encore proche de l’adolescence, lorsqu’il intègre le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, dans les classes de Jean Yonnel et Georges Le Roy. Il débute en 1950, changé en philosophe de L’Île de la raison de Marivaux, avec la compagnie l’Équipe. Trois ans plus tard, il adapte pour la scène, Le Cahier bleu, d’André Billy, puis en 57, gageure réussie, Mon Faust de Paul Valéry, qu’il joue avec Emmanuelle Riva, au théâtre Gramont. C’est ensuite, en 61,une autre tentative audacieuse : l’adaptation scénique des Vagues de Virginia Woolf, promesse à risque certes, mais enlevée du jeune Gasc. À l’âge de vingt-trois ans, Yves Gasc est engagé au Théâtre national populaire, en 1953, par Jean Vilar, qui le nomme par la suite responsable des soirées ou matinées poétiques et littéraires du Théâtre national de Chaillot, au Festival d’Avignon et en tournée. 

Plus tard, dans son premier livre de poèmes, L’Instable et l’instant (1974), Yves Gasc écrira le « Tombeau de Jean Vilar», pour lequel il nourrissait une forte amitié, admiration et reconnaissance : Homme tout droit comme une épée – Épée debout dans la terre – Beaucoup d’amour pas de prière – Un regard dur comme la pierre – Les yeux tournés vers le futur.

Yves Gasc se frotte à nouveau à la mise en scène et collabore fréquemment avec Laurent Terzieff. Il reste dix ans au TNP et y interprète : Ruy Blasde Victor Hugo, mise en scène Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot ; Lorenzacciod'Alfred de Musset, mise en scène de Gérard Philipe ; Macbethde William Shakespeare, TNP Festival d’Avignon ; L’Étourdi de Molière, mise en scène de Daniel Sorano, TNP Théâtre Montansier ; Les Femmes savantesde Molière ; Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; L’Avare de Molière ; Le Malade imaginaire de Molière, mise en scène de Daniel Sorano, TNP Théâtre de Chaillot ; Henri IV de Luigi Pirandello, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon; Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; Ubu roi d’Alfred Jarry, TNP Théâtre de Chaillot ; L’École des femmes de Molière, mise en scène de Georges Wilson, TNP Théâtre de Chaillot ; Œdipe d’André Gide, mise en scène de Jean Vilar, TNP, Festival de Bordeaux ; Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; La Mort de Danton de Georg Büchner, mise en scène de Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot ; La Fête du cordonnier de Michel Vinaver d’après Thomas Dekker, mise en scène de Georges Wilson, TNP Théâtre de Chaillot ;Mère Courage  de Bertolt Brecht, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; Les Précieuses ridicules de Molière, mise en scène d’Yves Gasc, TNP Théâtre de Chaillot ; Erik XIV d’August Strindberg, mise en scène de Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot, Festival   d'Avignon ; Polyeucte de Corneille, mise en scène de Jean- François Rémi, Théâtre de l'Alliance française ; L’École de dressage de Francis Beaumont et John Fletcher, mise en scène d’Yves Gasc, Théâtre Récamier ; Dieu, empereur et paysan de Julius Hay, mise en scène de Georges Wilson, TNP Festival d’Avignon...

 

En 1961, il fonde une jeune compagnie et obtient avec La place royale de Corneille, jamais jouée depuis sa création en 1636, le prix de la mise en scène au Concours du Jeune Théâtre et le prix du Masque et la Plume pour la meilleure reprise classique de l’année. Puis après une longue tournée autour du monde avec Tartuffe de Molière, qu’il réalise et dont il interprète le rôle-titre, il entame une collaboration de plusieurs années avec Laurent Terzieff et joue Zoo story d’Edward Albee, Les Amis d’Arnold Wesker, Richard II de Shakespeare, avec Laurent Terzieff à l’Atelier, Le roi Lear, avec Jean Marais au théâtre antique de Vaison-la-Romaine, etc. Yves Gasc fait partie de la Compagnie Renaud-Barrault entre 1973 et 1977, y joue entre autres, l’Explicateur dans Christophe Colomb et le Roi dans la dernière journée du Soulier de satin de Paul Claudel, mais aussi Colin Higgins (Harold et Maud), Villiers de l’Isle Adam, Restif de la Bretonne...Yves Gasc comédien, c’est, comme l’a écrit Henri Rode : l’art du mentir-vrai. Yves ne cesse d’obéir au besoin, à la fièvre d’être toujours soi à travers même les personnages les plus imprévus. Yves Gasc écrit lui-même : « Dans le comédien demeure toujours un homme à la recherche de son identité. Il espère la retrouver à chaque nouveau rôle et s’épuise dans cette poursuite comme un mystique en quête de l’absolu ».

 

Yves Gasc et Laurent Terzieff en 1969 dans
Zoo Story de Edward Albee, au Théâtre du
Vieux Colombier.

En 1978, il est engagé par Pierre Dux à la Comédie- Française, dont il est nommé Sociétaire (il est le 470e sociétaire) quatre ans plus tard. Il travaille sous la direction de metteurs en scène aussi divers que J.-P. Roussilon, J.- Luc Boutté, J. Lassalle, J.-P. Vincent, G. Lavaudant, Jean- Louis Benoît, Roger Planchon...À la Comédie-Française, il anime ou interprète seul de nombreuses soirées littéraires et poétiques. il interprète le répertoire classique et contemporain, jouant entre autres dans : Mystère bouffe et fabulages de Dario Fo ; Oh les beaux jours de Samuel Beckett ; Dom Juan de Molière ; Les Trois Sœurs de Tchekhov ; La Folle de Chaillot de Jean Giraudoux ; Médée d’Euripide ; Marie Tudor de Victor Hugo ; L’École des femmes de Molière ; La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux  ; Le Balcon de Jean Genet ; Le Bourgeois gentilhomme de Molière ; Dialogues des carmélites de Georges Bernanos  ; Un mari d’Italo Svevo ; Antigone de Sophocle ; Caligula d’Albert Camus ; Le Faiseur d’Honoré de Balzac ; Occupe-toi d’Amélie de Georges Feydeau ; Moi d’Eugène Labiche ; Cinna de Corneille ; Le Mariage de Witold Gombrowicz ; Opéra savon de Magnin...Il met en scène à la Comédie-Française : Le Montreur d’Andrée Chedid ; Paralchimie de Robert Pinget, Le jour où Mary Shelley rencontra Charlotte Brontë d’Eduardo Manet ; Le Triomphe de l’amour de Marivaux ; Le Pain de ménage et Le Plaisir de rompre de Jules Renard ; Turcaret d’Alain- René Lesage ; Le Châle de David Mamet ; Le Fauteuil à bascule et L’Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune de Jean-Claude Brisville...Il quitte la troupe en décembre 1997 et est nommé Sociétaire Honoraire en janvier 1998, ce qui lui permet de rejouer à la Comédie-Française quand on le lui demande, mais aussi dans le Théâtre privé. On le verra par la suite dans le rôle du Trissotin des Femmes savantes, mis en scène par Simon Eine, (1998), le bossu dans Amorphe d’Ottenburg, de Jean Claude Grumberg, mis en scène par Jean Michel Ribes (1999), l’Ivrogne excentrique et grotesque, lançant ses billevesées et invectives à travers la dictature dans Le Mariage, de Gombrowicz, mis en scène par Jacques Rosner (2001), Salle Richelieu, en mère abusive, aux sentiments bourgeois fabriqués, de Jacques ou la soumission d’Eugène Ionesco ; dans les rôles de Stépane, domestique de Kapilotadov, et Pépev, marchand, dans Le Mariage, de Nikolaï Gogol, en 2010. Dans le privé, Yves Gasc a joué entre autres, Lord Augustus dans L’Éventail de Lady Windermere, d’Oscar Wilde, adapté par Pierre Laville ; le Juge dans Dix petits nègres, mis en scène par Bernard Murat ; Oh les beaux jours, de Beckett (Willie), mis en scène par Frédéric Wiseman au Vieux colombier et le Juge dans Romance, de David Mamet, adaptée et mise en scène par Pierre Laville au théâtre Tristan Bernard ; en 2006/07, dans L’importance d’être constant, d’Oscar Wilde, mise en scène par Pierre Laville, au Théâtre Antoine ; en 2009, dans Philadelphia story, mise en scène par Pierre Laville, au Théâtre Antoine ; en 2013, avec Guillaume Gallienne, dans Oblomov, la pièce que Volodia Serre a tiré du roman d'Ivan Aleksandrovitch Gontcharov ; en 2014, dans La Visite de la vieille dame, pièce de Friedrich Dürrenmatt, mise en scène de Christophe Lidon.

 

Yves Gasc en 1986, dans Le Balcon, de Jean
Genet. Photo : Despatin & Gobeli.

Parallèlement, au cinéma, Yves Gasc a joué dans six films, dont : 1976 : Des journées entières dans les arbres (1976) de Marguerite Duras ; Beau-père (1980) de Bertrand Tavernier ou Tous les matins du monde (1991)d’Alain Corneau. Pour la télévision, Yves Gasc a joué dans près de trente téléfilms, dont : Maupassant ou le procès d’un valet de chambre (1972) de Jean Pierre Marchand ; La Dernière carte ou la main de l’aube (1974) de Maurice Cravenne ; Les Poètes (1974) de Jean Pierre Prévost ; La Grande peur de 1789 (1974) de Michel Favart ; Le Front populaire (1976), de Claude Santelli ; L’Embrume (1979) de Josée Dayan ; Jacques le fataliste (1983) de Claude Santelli ou René Bousquet (2006) de Laurent Heynemann. 

De la Comédie-Française au théâtre privé, Yves Gasc a continué à mener sa carrière avec passion ; une passion qu’il ne conçoit pas sans poésie et à propos de laquelle il donnera un précieux « bréviaire » : Comme dans un miroir, conseils au jeune comédien (1983) ; car Yves Gasc est un poète. Il n’y a aucune contradiction entre le comédien et le poète. L’un s’est toujours nourri de l’autre et vice versa. Une chose est certaine, c’est qu’il soit sur scène ou dans la solitude du poète, Gasc n’a jamais triché. L’art du comédien est unanimement reconnu. Celui du poète le mérite tout autant. C’est en parallèle de cette très prenante carrière d’homme de théâtre, qu’Yves Gasc élève discrètement mais sûrement, une œuvre poétique singulière.

L’Instable et l’instant (1974) et Infimes débris (1980), sont les deux premiers jalons, au sein desquels le poète affirme la communion de la poésie et du lyrisme. D’emblée, l’inspiration ; Yves la puise au cœur même de la vie, de la poésie vécue, y compris charnellement, oniriquement : Je pense à ce corps ainsi qu’à une fête de l’âme – Sorti des remous de la mer comme un désir vivant. Suivra Donjon de soi-même (1985), premier recueil réellement abouti, dans lequel, à l’assaut de son propre donjon, si loin de lui-même, le poète rencontre la solitude et l’amour, comme le poète Jean Breton, qui est également son éditeur, l’écrit.

Il y a qu’Yves Gasc est lié à notre mouvance de la Poésie pour vivre depuis fort longtemps, étant l’ami de deux poètes importants du groupe des Hommes sans Épaules ; Henri Rode, tout d’abord, qui fut l’aîné de trois générations d’Hommes sans Épaules, et Patrice Cauda. C’est d’ailleurs par Henri, que j’ai rencontré Yves en 1993. Nous sommes devenus amis. J’admirais son immense talent de comédien, sa présence vraie sur scène et sa grande humilité aussi ; tout ce qu’il était également dans la vie comme dans son poème. Un ami fraternel, attentif et bienveillant. Nous nous écrivions, mais ce que je préférais, c’était bien sûr d’aller le voir jouer, Salle Richelieu, puis de le retrouver dans sa loge au Français, après le spectacle. La soirée finissait ensuite devant quelques bocks de bière dans des discussions à bâtons rompus. Parfois l’on pouvait croiser l’incomparable et extraordinaire et sympathique Jean-Pierre Marielle, la magnifique et fidèle Catherine Samie, le ténébreux et très secret Michael Lonsdale, Macha Méril la pétillante foudre de la vie, vodka en tête et bien d’autres comédiens. Yves Gasc, si discret sur lui-même et sur son travail ((Notre ami Henri Rode a bien raison d’écrire : « Yves Gasc, tant par l’écriture que sur les planches, n’a pas fini de nous séduire, en dépit même de la qualité qu’il place au plus haut niveau : la discrétion. »)), était considéré comme une sommité dans le milieu du théâtre, tant par les comédien(ne)s chevronné(e)s que par les débutants, les régisseurs...

Pour nous, Les Hommes sans Épaules, Yves était plus qu’un ami. Il était des nôtres, toujours présent et disponible pour participer à une lecture ou à un projet, qu’il soit ambitieux ou modeste par rapport à sa stature dont il ne jouait jamais. Des présences, mais aussi des absences liées à une tournée théâtrale, une répétition ou un moment de désespoir. Il vivait alors retranché en lui-même et retiré dans sa maison familiale dans le hameau de Château-Guillaume, rattaché à Lignac, dans l’Indre, à une cinquantaine de kilomètres de Châteauroux. Le hameau, ce qui n’était pas pour déplaire à Yves, tire son nom du constructeur de son imposant château, construit entre 1087 et 1112, Guillaume IX, le « duc Troubadour », chantre de l’amour courtois : Ferai chansonnette nouvelle - Avant qu'il vente, pleuve ou gèle - Madame m'éprouve, tente - De savoir combien je l'aime ; - Mais elle a beau chercher querelle, - Je ne renoncerai pas à son lien. Il y a aussi, que boulimique de travail et de projets, Yves Gasc était souvent en état de surmenage, voire d’épuisement (« La Comédie- Française est dévoreuse de temps et d’âme ! », in lettre du 1er mars 1996), comme en témoigne cet extrait, d’une lettre qu’il m’adressa en date du 28 août 2005 : « Je vous écris de la campagne où je prends quelques repos après deux années de travail intensif : j’ai joué 350 fois Les dix petits nègres d’Agatha Christie, neuf mois à Paris, six en tournée. Le spectacle, et le rôle, étaient si lourds, si épuisants à tenir que je me suis terré dans le silence, que la mort d’Henri n’a fait qu’appesantir. Je ne suis même pas allé au Maroc cette année, car je me sentais détaché de tout, incapable de porter, de communiquer avec personne. De plus – est-ce la fatigue, un léger état dépressif ? – toute source poétique semble en moi tarie, comme si je n’avais plus rien à dire. Rien ne m’inspire, tout m’éloigne de tout. » Dans cette lettre, Yves fait allusion à la disparition de notre cher Henri Rode, le 19 avril 2004, à l’âge de quatre-vingts ans ; et aussi au Maroc, pays qui comptait beaucoup pour lui. Il s’y rendait tous les ans et avait acheté une maison à Asilah, ville située sur la côte atlantique du Maroc, à quarante kilomètres au sud de Tanger. Yves avait pu ainsi m’écrire, en date du 14 juillet 2000 : « Plus que deux représentations des Femmes savantes et je partirai pour Angers où nous allons recréer Cinna de Corneille, avant de m’envoler, avec les ailes les plus légères qui soient, pour mon cher Maroc. » Si Yves Gasc est « partout ailleurs » ; il n’est « jamais loin d’ici.

Il y a que Yves, dans sa vie, comme dans son poème, ne s’habitue pas à cette machine debout, hésitante, parfois lâche, toute bourrée d’organes – O mes mots - Guérissez – Mes maux. Occasion de vanter les charmes de la mémoire secrète, presque toujours dans des décors de ville.

Yves Gasc en 2013, avec Guillaume
Galienne, dans Oblomov.

Vue d’Asilah (Maroc) et deux peintures
murales du centre-ville. Photographies
d’Yves Gasc (1999/2000). D. R.

Yves Gasc en 2014, dans La Visite de la vieille dame,
de Friedrich Dürrenmatt. Photo Mirco Magliocca.

Mais, poursuit Jean Breton, à propos de Donjon de soi-même((Le titre provient d’un vers du poète anglais John Milton : La plus dure des prisons : le donjon de soi-même.)), le poète évoque aussi la Nuit comme la seule patrie libre, celle du sommeil et des songes, et les nuits des « corps sans noms » où « caresser les fruits de fortune », ou l’être élu par le solitaire. Cela va jusqu’au rêve de fusion totale dans l’ultime étreinte. Ici, la quête d’amour se corse d’une aventure intérieure, d’une recherche de sa propre identité. Mais en même temps, le plaisir fait fête, agite et insulte le funèbre : désir d’être nu « devant la mort promise ». Jean Breton note qu’Yves Gasc reste « en arrière-fond une sorte de « classique » épuré. » Le poète, écrivain et critique Robert Sabatier écrit, quant à lui : « Si le poème est nouveau, la structure est d’un classicisme atténué, l’assonance apportant sa plus douce musique. Ils’agit d’interrogations, d’émotions à l’état brut et l’on devine l’homme dans chaque poème. C’est fortement ressenti et communiqué.» Plus tard, Robert Sabatier ajoutera : « À la rencontre de la solitude, de la nuit des songes, de son identité, interrogeant son devenir comme sa mémoire, Yves Gasc cherche dans sa propre prison des raisons de vivre malgré la peur du temps qui court et entraîne vers la mort.» À propos de cette notion de « classique », qui l’agaçait quelque peu, Yves put m’écrire, en date du 11 septembre 1966 : « Si à chaque nouveau recueil, je me sens comme un débutant, grâce à une lecture aussi fraternelle que la vôtre, si intimement liée à mes fibres charnelles, quoique nous ne partagions pas sur ce plan les mêmes goûts, j’ai le courage de continuer à m’exprimer, à sortir de moi tout ce que le théâtre ne m’a pas permis et presque interdit de dire. J’apprécie particulièrement que vous me jugiez iconoclaste. C’est si vrai, alors même que l’étiquette de « classique » m’a été si souvent collée sur le visage (idem au théâtre). Bref, je vous remercie de tout cœur de m’avoir si bien compris et si bien lu. Lettres et articles ont été les rayons de soleil dont j’avais besoin en retrouvant Paris, le travail et l’angoisse du quotidien. » En fait, pour Yves Gasc, le « moderne » n’est pas lié à une mode langagière, mais à une qualité de secret qu’on laisse entrevoir. Cette vibration de cristal que rend un cœur authentique résonne ici : Et mes rêves figurent partout ma naissance – Et l’aube me dépose au rivage nouveau. L’écriture d’Yves Gasc est limpide, ses images soigneusement ciselées nous portent, en nous-mêmes, au cœur de l’être : Corps sans nom dans mes nuits de misère –Dans mes nuits de hasard vous brillez inconnus.

Après avoir donné Donjon de soi-même, Yves Gasc éprouva le besoin de revenir à un genre qu’il affectionnait particulièrement, le haïku(( Le haïku est un court poème, né au Japon à la fin du XVIIe siècle. En Occident, il s’écrit principalement sur trois lignes selon le rythme court / long / court : 5 / 7 / 5 syllabes dans sa forme classique.)), en publiant, L’Eaublier, 99 haïku.Eaublier est un mot inventé par le poète : aubier + eau + oubli, et comme un jeu parallèle au mot sablier :Goutte à goutte – Dans l’eaublier – Tombent les jours. Ici, nous dit Yves, chaque poème s’inscrit dans le déroulement des quatre saisons, à travers la nature, l’amour et la mort : Je t’aime debout – Arbre dépouillé – Reverdi de caresses. Ces haïku sont des impressions ou des aphorismes d’une écriture légère, mais non sans gravité (Quand on fait le tour– De la douleur on se retrouve – Au centre de soi-même), des pensées qui nous viennent dans la solitude, ou des visions saisies par la fenêtre de l’intime : L’œil et le cœur –Plus court chemin – D’un être à l’autre.

Le Jardin des désirs obscurs (1991) prolonge la réflexion créatrice de Gasc, mais en prose cette fois, avec une note prononcée d’humour et une surprenante ambiguïté. Nous retrouvons dans ces nouvelles les thèmes favoris de l’auteur : l’imprévisible, l’insolite, le désir, la vérité, l’enfance, l’amour, la mort, la solitude, l’individu sous toutes ses coutures. Avec ces nouvelles, comme l’écrit Henri Rode, c’est l’itinéraire de sa vie qu’Yves Gasc recompose, depuis les secrets de l’enfance jusqu’au jour inéluctable où nous devons franchir «la douane » du grand silence. Entre-temps, sa plume avisée, fine, parfois trempée d’humour frondeur, détectrice des mobiles humains les plus singuliers (« Le Village interdit », « Sister Dolorosa », « Le dernier jour de Pompeius »), nous conduit dans maintes situations – drame et cocasserie alternant – dont l’imprévisible tend au même but : nous révéler le désir profond sous les actes des personnages. L’humanité qui défile dans les récits d’Yves Gasc est le fruit de ses observations, de ses rencontres, de son insatiable curiosité. Le résultat ? Un recueil plein de la science des êtres, tout aussi intériorisé qu’ouvert sur les imprévus de la vie, ses pièges. En le lisant, poursuit Henri Rode, comme on se sent loin de ces livres d’acteurs, qui ne sont souvent qu’une fabrication plus ou moins bien faite. Le Jardin des désirs obscurs révèle en Gasc un auteur authentique, dont l’expérience de la scène a enrichi l’art personnel.

Fenêtre aveugle, suivi d’Esquisse d'un soleil (1996) qui marque le retour au poème, après la parution des nouvelles du Jardin des désirs obscurs, me paraît être le deuxième recueil important d’Yves Gasc. On ne peut en douter : le comédien réputé qu’est Yves Gasc se révèle aussi comme un poète de la vérité humaine dans toutes ses nuances : Ferai-je un rempart de ma solitude – En ferai-je un tombeau – J’ai peur de ma propre présence – comme d’un ennemi inconnu. Si la tentation est grande de qualifier son écriture de «classique», ne serait-ce que par son itinéraire et/ou sa forme, il suffit de le lire attentivement, de s’imbiber de son univers, pour s’apercevoir que cette étiquette tombe d’elle-même et peut-être changée en celle d’un poète iconoclaste, un poète de la liberté de vivre et d’aimer (Je ne suis le prêtre d’aucune religion – sinon celle qui me voue au voyage), comme il vous plait, dans les dédales du désir ; un inlassable interrogateur du quotidien, mais vu de l’intérieur, fracturant la blessure fermée du nom de solitude. En cela, Yves Gasc est résolument moderne et sa poésie permet de sortir de soi, de s’exprimer en bravant les interdits : Qui parle encore de sagesse ? – Je n’ai plus peur d’être vivant, - J’offre mon ombre à la nuit claire. Elle est intimement liée aux fibres charnelles du poète, qui est également un poète de l’amour (Si je t’aime – pourrai-je supporter ma mort ?), tour à tour sentiment, sensuel et charnel, ou le tout dans le même laps de temps : Écartèle mon désir – Puis affute ton couteau – Tranche ma langue –Fais saigner nos cris – Tranche ma vie. Le feu monte et embrase tout, avant que ne vienne le moment de la haute solitude, de l’attente ou même de l’abandon : mon beau désespoir – Et le silence qui suit l’absence – le – silence ; autres thèmes et hantises omniprésents, obsédants, chez Yves Gasc : L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri –Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent...-La porte qui se referme est une douleur – Ton sourire qui s’éteint est une douleur – Mais toi parti ma solitude est grande – Tu es le géant qui l’habite. Il en va ainsi de cette Fenêtre aveugle, et tout autant d’un recueil tel que Khalil (Traduis-moi la musique de ton corps, fais-la chanter...), publié, non pas sous le manteau, mais sous le pseudonyme de Yûsef Ghazâl, car faisant allusion à ce qu’Yves Gasc appelait les « amours interdits » : parmi le monde assagi des vivants – dans le cercle assiégé des maudits. Voilà en quel terme, Henri Rode présente Yûsef Ghâzal et son Kahlîl((Le prénom Khalîl signifie en arabe « ami intime ».)):  D’Hâfez, les vers Yûsef Ghâzal ont la grâce et la résonnance à la fois brûlante et aérienne. Mais trop facile serait de le situer parmi les grands de la poésie musulmane. En appuyant sur la touche d’un amour idéalisé, conçu pour un jeune homme, Ghâzal n’oublie pas qu’il reste un contemporain. Sa passion le dépasse et en même temps le voue à une lucidité brûlée, toujours éminemment poétique. Ce recueil est un bréviaire de la révélation amoureuse, jusque dans le détail, un refuge où la grâce de l’amour vient illuminer l’auteur, mais aussi un avertisseur : autour de la passion installée, fluide magique inondant le poète, il y a le monde qu’on interroge, le sentiment du temps qui passe, de l’éphémère de ce qui nous est donné en regard de l’éternité. Ghâzal boit au filtre, tel un nouveau Tristan, mais il sait que les heures nous sont comptées, que les trahisons de la vie font armée contre tout ce qui nous surélève. N’importe.  Cette vingtaine de poèmes, tous du ton le plus juste et surtout inspirés, nous prêtent à rêver. Nous devenions la passion de l’auteur, lui, et l’être qu’il désire. Et là, saluons la qualité de l’art de Yûsef Ghâzal((Le ghazal (parole amoureuse) est genre de poème, florissant en Perse au XIIIe siècle et XIVe siècle, composé de plusieurs distiques et chantant l'amour de l'être aimé. Le ghazal obéit à des règles de composition strictes : chaque distique est composé de deux vers d'égale longueur, le second vers se termine par un mot ou groupe de mot identique dans chaque distique (le refrain), mot que l'on retrouve par ailleurs à la fin du premier vers du ghazal. En général, le dernier distique doit contenir une allusion ou une invocation à l'auteur du poème.)): il nous fait croire que notre terre pleine de vindicte et de fureur est aussi celle de l’extase sublime. Aime et tu renaîtras. »

L’écrivain Claude Mauriac salue les poèmes d’amour d’Yves Gasc, « graves et beaux. » Le poète belge André Miguel évoque « un poète remarquable par son sens de la rigueur, du secret, par son étrange mémoire citadine et par sa fascination de la nuit. Partout chez Gasc vibre la force de l’amour, qui déborde, dépasse le doute et l’absurde du vivre pour rejoindre l’aurore du monde. » Il y a que l’amour règne dans le poème Gasc, de L’Instable et l’instant, 1974 (T’aimer pour ta liberté – Et t’aimer pour mon malheur) en passant par Khalil (1995), et ce, jusqu’à l’ultime Soleil de minuit (2010), livre qui donne la parole au vertige amoureux et « ses vagues unanimes » pour « ranimer la lumière » : Que les ténèbres envahissent mon regard – Que le sommeil pèse de tout son poids – sur mes paupières et m’ensevelisse – à jamais pour ne plus vivre à genoux sans amour. De Soleil de minuit, Yves Gasc nous dit : « Les poèmes m’ont été donnés naturellement, commencés durant l’été douloureux d’une séparation (qui, prolongée, devenait difficile à supporter), due au hasard, à ce qu’un homme nomme le destin, les contingences de la vie, en fait. Ces poèmes parlent d’un amour qu’on appelle «marginal», alors qu’il est involontaire, non un choix délibéré, le « seul cri de la vie » qu’il m’ait été donné de pousser. Heureusement, j’ai d’illustres devanciers : Les Sonnets de Shakespeare à un inconnu, ceux de Michel Ange à Tommaso Cavalieri. Je n’aurais pas l’audace de me comparer à eux, mais ils ont été de précieux guides, ne serait-ce que par leur explicite aveu. »

Poète de l’amour, Yves Gasc n’est en fait que cela. Le thème est omniprésent et résonne dans tous ses livres, sous la forme d’une rare sensualité, qui peut aussi bien devenir Éros torride, lumière brûlante de vie et de douleur : je ne sens que le froid du couteau qui me blesse. Car, aimer, en dépit du message des « faux prophètes de la mort », est la seule merveille contre l’heure exténuée, la seule loi fondée sur le butin des étreintes, et une puissance apte à conjurer même la honte maternelle. Gasc ne triche pas, ne nous ménage pas, ne s’épargne ni ne cache rien. Son écriture y gagne en vérité comme en force, alors que la chair se multiplie – sous les doigts du rêveur – songeant au corps aimé. Définition de l’amour, inventaire de l’être sans masque, dans Fenêtre aveugle et ses autres livres, Gasc sait à la fois nous parler et nous impliquer de façon intime : expulser l’âme de l’autre équivaut à se vomir soi-même ; tendre les bras vers ce corps puis l’attirer contre soi, oblige à nous mêler à lui, nous fondre douloureusement dans la beauté. 

Avec Travaux d’approche (1999), qu’Yves me demanda de préfacer, le poète ne découvre pas la nature, bien présente dans son œuvre, souveraine, mais approfondit sa relation aux éléments, aux sens, à tous les sens. Le poète épouse le cosmos, guidé par l’évidence qu’il existe également en lui ; qu’il est tout son être profond. Si Rien n’arrêtera le ruisseau, c’est que L’eau coulant dans nos veines, nous entrons ainsi dans sa peau, alors que La mort est au pied du lit, là, parmi la feuillée. L’air que l’on respire est déjà celui qui se dissipe à l’horizon en fuite. Le feu est une rose d’incendie, le grand purificateur qui consume l’humain comme un brasier. Quant à la Terre, n’est-elle pas ce Bois de solitude bâti sur notre naufrage, déjà programmé et inéluctable ? Pas de méprise cependant. Si l’angoisse est là, et bien là, le recueil est plutôt serein. Yves Gasc constate la fatalité, mais en se lasse pas pour autant d’être au monde, de s’interroger, de s’émerveiller et de nous donner à voir, à ressentir ses inquiétudes comme ses émotions, dans un langage fluide, épuré comme un trait d’aile déchire la soie. Cela même si la fièvre du jour s’apaise et si le poète s’en remet au soupir solitaire de l’étoile.

 

Le poète prend à bras- le-corps la solitude, s’exile loin du monde, pendant plusieurs mois, parmi les quatre éléments, dans une Nature presque vierge. Il se définit au centre de son projet : « Une apparence de vide qui cherche pas à pas son enveloppe. » Son écoute des choses (dont l’amour est toujours au cœur) aussi discrète que modeste et volontaire, débarrassée des carcans et des bluffs de la ville, erre en liberté parmi la franchise des plantes, des saisons, interroge, nomme, retient les points d’adhésion, « l’entraide » réciproque, les connivences entre l’homme et le cosmos, entre l’enthousiasme et la méditation. Tout ce qu’il voit et réceptionne est témoignage de sa « présence ». Et que d’images neuves et fortes sur l’eau, la terre, le feu ! La poésie d’Yves Gasc sonne juste par ce que la poésie en ressort est aussi vraie que celui qui s’exprime en elle.

C’est cette voie que poursuit Yves Gasc, en publiant La lumière est dans le noir (2002), ce septième livre de poèmes qui se présente tel un triptyque, sorte de journal intime du poète, éternel voyage initiatique entre l’Occident vécu et l’Orient (le Maroc, si cher à Yves Gasc) comme rêvé, quoique concrètement habité. Dans la première partie, les « Poèmes de la terrasse » sont à la fois complainte de la solitude, quête de soi dans ce vide et attente de l’être privilégié. La terrasse de Paris où cette attente a lieu devient presque un personnage, un témoin sensible. Souvenirs de l’enfance, d’un vécu multiple, révolte contre le désir dominateur. Cette réflexion lyrique s’attarde aussi sur l’acte d’écriture. Nous sommes un « réseau d’offrandes ». Calmons notre inquiétude avant le retour de « ce visage et nul autre », dans le regard duquel « on prend le large ». Les « poèmes du patio », en deuxième partie, chantent la présence de l’aimé, le défi de l’amour unique, le silence positif. Voici de fortes images sur la solitude, malgré le souvenir, par moments encore, de « la fête barbare ». Décision mûrement réfléchie : « Ne pas recevoir, seulement donner ! Tel est l’amour. » Sur toute chose perdure cependant «l’ombre de la mort». En troisième partie, Khalîl, reprend le recueil qui avait paru initialement sous un pseudonyme. Les poèmes de Khalîl, dont nous avons déjà parlé, sont écrits à partir du premier vers de poèmes choisis d’Abû-Nûwas, puis de Hafez Shirâzi. Sur le mode oriental revisité, le poète salue l’aimé mystérieux qui se confond avec l’image du Seigneur. Le chant d’éloges, tantôt charnel, tantôt épuré s’élève, évocation, supplique, partage d’infini. « Il n’y a qu’en toi que repose la paix ». Est-ce un crime que de trop aimer ? Ne faut-il pas craindre aussi « la nuit de l’âge » ? Le poète s’imagine mort, sa main apaisée dans celle de l’amour, car les rêves eux-mêmes, les plus forts, «pourrissent» un jour : Alors le brancard de la mort pourra passer – et m’emporter – Je sais que tu me tiendras la main – Tout sera dit tout sera bien.

 

Debouts de gauche à droite : Olivier Hussenot,
Yves Gasc, Jean-Pierre Miquel. Assis : Robert
Pinget, Andrée Chédid, Guy Foissy. Comédie-Française,
1971.

Yves Gasc en 2000, dans Amorphe d’Ottenburg,
de Jean-Claude Grumberg.

On habite l’absurde par défaut, on déambule dans la stupéfaction d’être « ni né ni mort » dans une misère parfois somptueuse, a écrit Alain Breton, mais toujours terrible, où la solitude est virtuose, «où la voix même du temps s’étiole » Et puis on rencontre l’amour et tout passe à l’ivresse, le monde se transforme dans les ovations du cœur. C’est aussi de cela dont nous parle l’œuvre poétique d’Yves Gasc, qui fut sa vie, avec le théâtre ; une œuvre au sein de laquelle, le poète jette l’ancre de l’Éros et de la vie entre la blessure fermée de la solitude et le cri que lui arrache le réel. Yves Gasc ; la poésie est intimement liée à ses fibres charnelles. Les poèmes d’Yves Gasc s’échelonnent au fil de sa vie : ils sont toute une vie.

 

∗∗∗∗∗∗

 

Œuvres d’Yves Gasc : L’Instable et l’instant (éd. Saint- Germain-des-Prés, 1974), Infimes débris (éd. Saint- Germain-des-Prés, 1980), Comme dans un miroir, conseils au jeune comédien, essai, (Magnard, 1983), Donjon de soi- même (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1985), L’Eaublier (Le Méridien, 1990), Le Jardin des désirs obscurs, nouvelles, (Hérodotos-Le Milieu du Jour, 1991), Khalîl, sous le nom de Yûsef Ghâzal (Le Milieu du Jour, 1995), Fenêtre aveugle, suivi d’Esquisse d'un soleil (Collection Les Hommes sans Épaules, Le Milieu du Jour, 1996), Travaux d’approche, préface de Christophe Dauphin, (éd. Librairie- Galerie Racine, 1999), La Lumière est dans le noir (éd. Librairie-Galerie Racine, 2002), Un Château de nuages, Choix de poèmes, (éd. Librairie-Galerie Racine, 2009), Soleil de minuit, cinquante poèmes secrets (éd. Librairie- Galerie Racine, 2010).

 

 




TOMBEAU AU POETE INCONNU

Volontairement décalé de la date des commémorations officielles du 11 novembre 1918, ce dossier souhaite rendre hommage à tous ceux dont la voix n'a pu chanter au-delà de la guerre, car « morts au champ d'honneur », disparus dans les camps, tombés dans la boue des combats, ou affaiblis, dans l'après-guerre, comme l'artilleur Apollinaire... tous avec l’arme plutôt que la plume à la main comme sans aucun doute ils l'auraient préféré …

 

Soit dite ainsi la litanie des noms, dans l'ordre alphabétique et le désordre des nations, des peuples et des guerres qui ont ensanglanté l'Europe au XXème siècle - liste glanée au fil du web et donc fort lacunaire, à laquelle s'ajoute la litanie de tous ceux et celles qui, "X" sans nom, auraient peut-être également chanté la vie et le bonheur, si le fil du destin ne leur avait été précocement coupé((Eva-Maria Berg nous envoie la liste des écrivains et poètes allemands morts à cause de ces deux conflits - la voici : 

Ecrivains de langue allemande morts dans la 1ere guerre mondiale et dans la 2eme guerre mondiale/ suite au régime Nazi

PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Hans Ehrenbaum-Degele 1889-1915
Kurt Eisner 1867-1919
Gerrit Engelke 1890-1818
Hermann Essig 1878-1918
Walter Ferl 1892-1915
Walter Flex 1887-1917
Franz Janowitz 1887-1917
Gustav Landauer 1870-1919
Heinrich Lautensack 1881-1918
Hans Leybold 1892-1914
Alfred Liechtenstein 1889-1914
Ernst Wilhelm Lotz 1890-1914
Wilhelm Runge 1894-1918
Gustav Sack 1885-1916
Reinhard Sorge 1892-1916
Ernst Stadler 1883-1914
Karl Stamm 1890-1919
Ernst Stöhr 1860-1917
August Stramm 1874-1915
Georg Trakl 1887-1914

DEUXIÈME GUERRE MONDIALE

(Raoul Auernheimer 1876-1948)
(Erich Baron 1881-1933)
Ernst Blass 1890-1939
Richard Beer-Hofmann 1866-1945
Walter Benjamin 1892-1940
(Martin Beradt 1881-1949)
Alice Berend 1875-1938
Franz Blei 1871-1942
Dietrich Bonhoeffer 1906-1945
Hanns Heinz Ewers 1871-1943
Carl Einstein 1885-1940
Bruno Frank 1887–1945
Georg Fink (pseudonym) / Kurt Münzer 1879-1944
Egon Friedell 1878-1938
(Salomo Friedlaender 1871-1946)
Helmut Giese 1907-1943
Fritz Grünbaum 1880-1941
Alfred Grünewald 1884-1942
Walter Hasenclever 1890-1940
Abrecht Haushofer 1903-1945
Wilhelm Hebra 1885-1944
Georg Herrmann 1871-1940
Hans Herrmann-Neiße 1886-1941
Franz Hessel 1880-1941
Leo Hirsch 1903-1943
Jacob van Hoddis 1887-1942
Arnold Höllriegel (pseudonym)/ Richard Arnold Bermann 1883-1939
Arthur Holitscher 1869-1941
Ödon von Horváth 1901-1938
Alfred Hotopp 1886-1942
Berthold Jacob 1898-1944
Else Jerusalem 1876-1943
Hans Arno Joachim 1902-1944
Georg Kaiser 1878-1945
Gottfried Kapp 1897-1938
Jochen Klepper 1903-1942
Erich Knauf 1895-1944
Edlef Koeppen 1893-1939
Alma Johanna Koenig 1887-1942
Gertrud Kolmar 1894-1943
Paul Kornfeld 1889-1942
Karl Kraus 1874-1936
Adam Kuckhoff 1887-1943
Heinrich Kurtzig 1865-1946
(Arthur Landsberger 1876-1933)
Else Lasker-Schüler 1869-1945
Andreas Latzko 1876-1943
Eva Leidmann 1888-1938
Maria Leitner 1892-1942
(Theodor Lessing 1872-1933)
Erich Loewenthal 1894-1943
Emil Ludwig 1881-1948
Heinrich Mann 1871-1950 *
Klaus Mann 1906-1949 *
Valeriu Marcu 1899-1942
Hilde Meisel-Monte 1914-1945
Erich Mühsam 1878-1934 *
Robert Musil 1880-1942
Richard Oehring 1891- 1940
(Balder Olden 1882-1949)
Carl von Ossietzky 1889-1938
Ernst Ottwalt 1901-1943
Fritz Reck-Malleczewen 1884-1945
Erich Alphons Rheinhardt 1889-1945
(Joachim Ringelnatz 1883-1934)
Alexander Roda Roda 1872.1945
Joseph Roth 1894-1939
Otto Rühle 1874-1943
Alice Rühle-Gerstel 1894-1943
Willy Sachse 1896-1944
Felix Salten 1869-1945
(Rahel Sanzara 1894-1936)
(Werner Scheff 1888-1947)
René Schickele 1883-1940
Hans Schiebelhuth 1895-1944
(Alfred Schirokauer 1880-1934)
(Karl Schröder 1884-1950)
Walter Serner 1889-1942
Arthur Silbergleit 1881-1943
Paul Stefan 1879-1943
Carl Sternheim 1878-1942
(Edward Stilgebauer 1868-1936)
Ernst Toller 1893-1939
Kurt Tucholsky 1890-1935 *
(Jakob Wassermann 1873-1934)
Ernst Weiß 1882-1940
Franz Werfel 1890-1945
(Eugen Egon Winkler 1902-1936)
Alfred Wolfenstein 1883-1945
Johannes Wüsten 1896-1943
Stefan Zweig 1881-1942

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Les années de mort : avant et après la guerre sont en gras et parfois entre parenthèses ou même en lettres plus petites - Les noms des écrivains très importants et connus (morts avant ou après la guerre) sont en gras et j´ai ajouté une petite étoile *)):
18 millions de morts en Europe, pour la seule Première Guerre Mondiale - première boucherie industrielle ; 1 million d'orphelins de guerre - enfants de 15 ou 13 ans dans les tranchées, aux côtés des soldats, villages dévastés, déclarés eux aussi "morts pour la France" - 450 écrivains reconnus disparus lors ce de ce premier conflit((https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/2014/09/03/de-peguy-apollinaire-une-generation-d-artistes-victimes-de-la-grande-guerre-543058.html))...

Comment ne pas éprouver un élan de fraternité, une immense pitié pour cette chair, ces âmes meurtries et massacrées, ces voix qui parmi les ombres peut-être tentent encore de chanter la poésie qui les habitait... et que le poète, aujourd'hui, doit porter à leur place.

Honneur, sur ces pages, au POETE INCONNU – UN-MULTIPLE,  auxquels nous dressons cette stèle, ce tombeau poétique, formé de leurs noms, mais aussi de leurs mots, comme ces phrases de poètes inscrites sur les murs de Damas ou Alep en ruines, en parallèle aux « Voix éclatées » que nous donne à entendre le livre de Patrick Quillier, et le petit florilège de poèmes qui suit, écrits au cours de ce conflit clos par l'armistice dont on célébrait cette année le centenaire...

 

IN FLANDERS FIELDS

Lieutenant-poète écossais, Ewart Alan Mackintosh,
tombé au combat à Cantaing-sur-l’Escaut, le 21 novembre 1917

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In Flanders fields the poppies blow

Between the crosses, row on row

The larks, still bravely singing, fly

Scarce heard amid the guns below.

 

We are the dead. Short days ago,

We lived, felt dawn, saw sunset glow,

Loved and were loved and now we lie

In Flanders fields.

 

Take up our quarrel with the foe:

To you, from failing hands, we throw

If ye break faith with us who die

We shall not sleep, though poppies grow

In Flanders fields.

 

 

Au champ d’honneur

 

Au champ d’honneur, les coquelicots

Sont parsemés de lot en lot

Auprès des croix; et dans l’espace

Les alouettes devenues lasses

Mêlent leurs chants au sifflement

Des obusiers.

 

Nous sommes morts,

Nous qui songions la veille encor’

À nos parents, à nos amis,

C’est nous qui reposons ici,

Au champ d’honneur.

 

À vous jeunes désabusés,

À vous de porter l’oriflamme

Et de garder au fond de l’âme

Le goût de vivre en liberté.

Acceptez le défi, sinon

Les coquelicots se faneront

Au champ d’honneur.

traduction Jean Pariseau

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Ewart Alan Mackintosh,

LA MORT DU SOLDAT

 

Albert Guénard, fantassin-poète,
décédé le 17/12/1914 à l'hôpital de la Morlaix (29) au dépot du Corps. 

Dans la clairière où rit un doux soleil d'automne,

Le "Bleu", presque un enfant, tout à l'heure joyeux

Et maintenant frappé d'une balle teutonne,

Meurt sur l'herbe qui boit tout son sang précieux.

 

Nul ne sait la nouvelle. Aucun glas ne la sonne.

Sa mère n'est pas là pour lui fermer les yeux ;

Et, pour l'ensevelir, il ne viendra personne.

- Le village lointain brûle silencieux.

 

Mais les arbres, émus de la pitié des choses,

Ne veulent pas dans les dernière clartés roses,

Laisser à découvert ainsi ce pauvre mort.

 

Alors, dans la forêt apaisée et meurtrie,

Sur le petit soldat tombé pour la Patrie,

Les feuilles, lentement, tissent un linceul d'or

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Monument aux morts de Vivario (Corse)

 

LA PETITE FENÊTRE

 

Pierre Fons, poète-romancier-essayiste,
"mort pour la France" le 23 avril 1917, à l'hôpital de Cambo-Les-Bains

 

O petite fenêtre grise

Où si longuement j'ai rêvé,

Quand jadis la nuit indécise

Fermait le livre inachevé,

 

On voit dans ta svelte embrasure

Un horizon d'arbres et d'eaux,

Un chemin clos, une masure

Et tout un couchant de côteaux.

 

Moi j'y voyais surtout la Gloire

Avec l'Amour et la Beauté,

Ne sentant pas qu'une ombre noire

S'était assise à mon côté.

noms de conscrits sur la roche du fort de la Turbie

Que m'importe à présent la Vie,

Même hélas ! sans avoir vécu !

La Gloire fuit, l'Amour m'oublie

Et l'art superbe m'a vaincu.

 

O fenêtre, donne un asile

Calme et souriant à mes yeux

Qui, dans les brumes de la ville,

On perdu la splendeur des Cieux !

 

Accueille-moi car dans ma route

Je clorais mon cœur à l'espoir,

Si je ne prévoyais sans doute

Que, dans la tendre paix d'un soir,

 

A travers les arbres qui penchent

Sur ces beaux lieux que j'aime tant,

Reviendront dans leurs robes blanches

Toutes mes prières d'enfant.

 

MAISON ABANDONNÉE

Lieutenant-poète Antoine Yvan, fils de Henri Yvan (Théodore Henry), lieutenant au 247e régiment d’infanterie, 
mort au combat de la Cour-des-Rois près de Guincourt dans les Ardennes le 30 août 1914,
en conduisant une charge pour dégager sa compagnie.

 

Je sais une maison hermétiquement close.

Sur le coteau rêveur, au coin d'un bois morose,

Elle dresse ses murs chancelants et vieillis ;

La mousse et le lichen courent sur le toit gris,

Les orages passés ont fendu la façade,

Le temps a revêtu d'une teinte maussade

Les antiques couleurs des abat-jour fermés.

Au dedans, nul écho des bruits accoutumés,

Mais le sommeil pesant et noir des choses mortes,

Le vent rageur qui fait grincer les vieilles portes,

Le plafond qui s'effrite et dans l'obscurité

Distille une implacable et froide humidité.

Le jardin est jauni des feuilles envolées,

Une herbe folle court au penchant des allées

Où sont tombés des fruits trop murs et de vieux nids;

Depuis longtemps on n'a coupé les longs taillis,

Des arbustes sont morts étouffés sous le lierre.

Je suis venu m'asseoir sur les marches de pierre,

Et j'ai pense tout bas aux choses du passé,

J'ai goûté tout un soir le plaisir insensé

De me bercer de souvenirs pleins d'amertume.

J'ai songé qu'autrefois, enfant, j'avais coutume

De courir à travers ces chemins et ces bois.

J'ai senti dans mon cœur comme un écho des voix

Qui m'appelaient au jeu, sonores et joyeuses,

J'ai cru revoir toutes ces heures bienheureuses,

Tant de jours innocents, tant de matins si beaux,

Le ruisseau déroulant ses transparentes eaux,

Le soleil inondant au loin toute la plaine

Et les grands blés jaunis et la route incertaine

Qui s'enfonce sous un rideau de peupliers,

Tous les oiseaux chantant au bord des sentiers,

Et les printemps rieurs, moins gais que notre enfance,

S'ouvrant comme une fleur au souffle d'espérance,

Et que le temps a consumée en un moment.

Pigeon voyageur lâché d'un tank britannique près d'Albert,
dans la Somme - 9 août 1918, David Mclellan

 

 

Des amis d'autrefois, les uns obscurément

Sont morts, d'autres ont pris une route inconnue,

Je ne sais pas ce que leur vie est devenue ;

D'autres meilleurs et plus aimés me sont restés

Et nous causons parfois de nos jeunes étés,

Car nous avons laissé dans la vieille demeure

Nos plus chers souvenirs des seuls jours que l'on pleure,

Jours de printemps, jours de bonheur, jours triomphants,

Dans le jardin joyeux tout plein de cris d'enfants.

 

(Poème extrait d'un recueil paru en 1902, Poèmes d'autrefois et d'aujourd'hui)

Monument aux morts d'Antibes

 

 

Lieutenant-poète Jean Arbousset, tombé le 9 juin 1918, près de Saint-Maur((Il a laissé un recueil de poèmes d'amour, non publié, chez un éditeur (?), un roman inachevé et un recueil de poèmes de guerre : Caporal quinze grammes, tiré à 25 exemplaires chez Crès et Cie en 1917.))

    La terre est brune

        et dans le soir

        pâle, la lune

        fait peine à voir.

        La lune éclaire,

        au loin perdus,

        des trous d'obus

        emplis d'eau claire.

     

Monument aux morts de Nice

   Au fond d'un trou,

        une chaussure

        bâille et murmure

        avec dégoût.

        De la chaussure,

        frêle et troublant,

        sort un os blanc

        aux lignes pures.

 

...  il a dansé le menuet

au temps jadis, Ninon la brune,

        le menuet

d'amour, aux heures où la lune

        diminuait

l'ombre des peupliers fluets

aux roses de nuit opportune.

 

Maurepas 1916

Monument aux morts de Gentioux, AFP archives

 




Patrick Quillier : Voix éclatées, 14–18

Chantent les témoins, chantent les martyrs

À l’heure des commémorations officielles de la Grande Guerre le poète et traducteur Patrick Quillier((Patrick Quillier, poète, est aussi professeur de Littérature générale et comparée à l'Université de Nice-Sophia Antipolis. Traducteur et éditeur de Fernando Pessoa en Pléiade, il a également traduit des poète d’expression portugaise et hongroise contemporains. ))nous offre une immense œuvre lyrique, véritable opéra spirituel qui donne la parole aux morts de 14/18,  inscrits pour une grande part d’entre eux au « monument commémoratif » d’Aiglun  et de Sigale, deux communes de la vallée de l’Estéron dans les Alpes maritimes. Son œuvre s’inspire de leurs écrits, des lettres envoyées ou des confidences des carnets de combats, plus intimes, plus libres.

Se joignent à eux les voix de « grands témoins », Jean Giono, Ernst Jünger, Joë Bousquet, Wilfred Owen et bien d’autres noms de soldats- écrivains ou poètes. Trois personnages fictifs introduits par l’auteur, les frères Lhomme, Adam Nicolas, Achille et Ulysse, exaltent cette épopée de tonalités plus romanesques et oniriques((Adam Nicolas Lhomme est l’avatar du personnage de Nick Adams dans l’Adieu aux Armes, d’Hemingway, Ulysse et Achille Lhomme réécrivent à leur manière deux passages d’Homère : le chant XI de l’Odyssée et les vers 455 à 617 du chant XVIII de l’Iliade)). Un ensemble qui n’oublie personne, qui rejoint chacun dans son histoire, à « l’emplacement que lui a ménagé le hasard des circonstances »((Gabriel Mwènè Okoundji, préface de l’ouvrage, p 8)).

Toutes ces voix mêlées, connues, moins connues ou anonymes, chacune inédite dans ce qu’elle livre d’émotion, s’éclairent mutuellement, se rejoignent en une vibration unique. Un véritable chant de vie porté par la symphonie des instruments de fortune fabriqués sur le front avec des restes de guerre, caisses de munitions ou autres débris de bois. Le violoncelle de Maurice Maréchal, le violon de René Moreau ou encore de Lucien Durosoir entraînent dans leur sillage « tout un orchestre spectral aux sons puissants » (p 292).

Patrick Quillier, Voix éclatées (de 14 à 18), préface de Gabriel Mwènè Okoundji, collection Paul Froment, Fédérop, 408 p., 25€, paru le 5 juin 2018

Les résonances de toutes ces voix nous emmènent en une longue marche sur la ligne des tranchées, dans le cœur ému des soldats, dans les petits riens d’un quotidien si peu ordinaire, mais encore au milieu de l’incessant va-et-vient des brancardiers, infirmières, médecins et chercheurs (Marie Curie) « qui guettent l’infime acharnement des vies à se maintenir » (p 45). Un ensemble mémoriel saisissant, troublant. D’autant plus que cette marche est scandée par les décasyllabes qu’adapte le poète pour libérer les voix convoquées et les mouler harmonieusement dans le poème. Les voix volent tant bien que mal sur la « scansion déhanchée de vers de dix pieds »((Gabriel Mwènè Okoundjip, p 7)).  Il s’est agi, nous explique l’auteur, « de les faire résonner ces voix dans l’espace mental configuré par les contraintes rythmiques du décasyllabe, un décasyllabe plus secoué, voire cahoteux que ne l’aurait permis une écriture soumise aux règles contraignantes de la tradition, en somme un décasyllabe éclaté lui aussi » (p 401).

C’est sur ce rythme que se disent avec force la cruauté et la fraternité qui s’entrelacent dans la complainte des bruits de la guerre venus du ciel et des cris des hommes. Cette complainte nous endeuille et nous indigne.

Pourtant l’énergie poétique de cette écriture nous emporte très près d’un réel mis à nu, tout près de ce qui brûle l’âme et nous attache au désespoir d’une terre qui colle, englue, ensevelit l’homme avant de l’avoir fait mourir, chaque « corps agonisant étant l’agonie anticipée » de chacun.

Les scènes récurrentes de corps hurlants, profanés, éclatés dans leur intimité ne nous épargnent pas. « Triste spectacle d’humanité souffrante, hébétée, brute » qui serait inaudible, bien trop aveuglant si le rythme cadencé et litanique et le souffle évocateur des mots ne venaient nous le faire entendre comme la « fondation sacrée de la communauté humaine » (p 92).

Ainsi le charnier que traverse Adam Nicolas Lhomme (en une expérience extrême) devient un paysage écrit et écrivant. Le champ des morts est aussi le champ « aux papiers », « un grand fleuve de papiers versés en libation perpétuelle » (p.184).

 

[…] «  Et près de chaque cadavre ou de chaque

monceau de cadavres, l’on aperçoit,

semés ça et là, toutes sortes de

papiers », […] (p 166)

 

Les livres déchirés, les cartes postales de toutes sortes, les photos de famille et confidences privées se mêlent aux chairs suppliciées, abandonnées, les recouvrent come un linceul. Et peut-être même qu’en certains endroits de ce long poème, le pouvoir des mots vient parfumer les corps moribonds noircis de vagues de mouches.

Adam Nicolas Lhomme dialogue avec ses frères morts. Il frissonne, saisi par d’étranges voix, par « le son d’un murmure ou d’une rumeur d’être vivants » (p167). Les yeux levés au ciel, remplis de larmes il « entend en lui le requiem lent et sourd qui déplore tous ces hommes » (p184)

Le poète donne sa voix à ses personnages, parle au travers d’eux, fait s’écouler de leur bouche les mots venus du fond de leur âme. Il entend la vérité de leur mobilisation et la force de leurs espérances et rêveries qui chassent loin la vision des souvenirs sanglants.  C’est ainsi que Louis Joseph Fortuné « […] soupire une dernière fois la tête/bourdonnante de tous les bruits de sa /vallée du timbre rugueux de la voix/de son père des chants si bien ornés/ de sa mère des douces inflexions/[…] » (p 116-117).

Ils s’endorment en écoutant les berceuses de leur village et contre tout désespoir chantent l’hymne des fraternités. Ainsi « l’auteur transforme t-il des anecdotes de guerre en bornes de la fraternité humaine. Il en fait l’ode d’un choeur solidaire dans la zone franche de la belle amour humaine » ((Gabriel Mwènè Okoundji, p 8))

 

[...] Alors

On fraternise avant que de hurler

à la mort, à la haine, on fraternise

avant que de frémir sous la terreur,

de toute éternité on fraternise

avant que d’étriper, de trucider,

de mitrailler, on fraternise avant

de faire de l’effroi un feu furieux […]

[…]

On fraternise en partageant la flamme

fragile et méritoire de l’amour [...] (p. 93)

 

Mais si ces voix nous parviennent avec tant de force c’est parce que le poète s’indigne, dénonce d’emblée l’absurdité et le malheur de la guerre :

 

[…]

Malheureux tous ces morts gibier sans fin

aux chasses sans pitié de la bêtise

mariée à l’hypocrite couardise

à la plus obscène des convoitises

au cynisme se camouflant en « crise »

à l’arrogant dégoûtant égo(t)ïsme […] (p. 13)

 

il s’élève contre la haine, contre la fureur nationaliste et la violence. Il pleure la barbarie inutile, le gâchis des chairs abimées, s’élève contre les fauteurs de guerre pour chanter sans fin, avec tant d’autres qui ont chanté avant, « la vie, le merveilleux souffle de vie, la peine, la révolte et l’harmonie » (p 91)

Les voix de la révolte sont encore plus incisives lorsqu’elles sont confrontées à celles du consentement au patriotisme intériorisé et incarné par un grand nombre de soldats, et dont s’est abreuvée l’image de la France. « Mourir pour la patrie sur la voix tracée par le devoir, est le sort le plus beau »   écrivent-ils à l’unisson. Une mort donnée sans regret dans le « […] bonheur de se sentir/valide, au pied, pour ainsi dire, de/ son devoir. Vraiment, rien ne me fait peur/tant que je me sens fort et comme fier//» (p 311). Cette idée exaltée par la force nationaliste que la matière n’est rien et que l’esprit est tout, beaucoup de combattants l’ont porté jusqu’au paradoxe((Ernst Jünger, La Guerre comme expérience intérieure, Christian Bourgois, 1997, p. 104.))

Les voix se répondent, se nuancent et se divisent entre l’idée du devoir, de la juste cause et la colère contre l’héroïsation de la guerre. Beaucoup se mettent à douter au fil de l’immersion dans les tranchées. Ainsi Marc Boasson se demande sans cesse dans ses lettres de guerre « quel est ce monde  englouti dans ce noir ? »

 

[…] « Ô France mon pays ensanglanté !

Les fantaisies d’imagination sont

trop puériles désormais en face

de la réalité abominable.

Qu’on en finisse avec les exercices

rhétoriques, qui sont si peu conformes

à ce que tout soldat affronte et vit ! » […] (p. 353)

 

Au fil de l’écriture de ce long poème d’une substance et d’un rythme incomparables, Patrick Quillier s’engage dans un « acte de mémoire » inédit. Si cette expression a des accents convenus et quelque peu flous, au travers de ce recueil elle prend un tout autre ton. Le poète médium et compositeur « entrouvre la porte du jardin des morts... », comme l’écrivait René Char((Char R. Œuvres complètes. Paris, Gallimard, 1983)). Il les entend, il chante leur rêve, la vie suspendue, « projetant leur voix »  méconnues ou trop rapidement ensevelies « dans l’écoute contemporaine, quitte à les transcrire ou à les transposer » (p. 402).

Et voilà que nous font frémir les forces de l’archaïque qui écrivent sur le tempo d’une désolation profonde de l’esprit la tragédie de ces temps maudits, du passé et du présent comme d’ici et d’ailleurs.

 

 

monument aux morts de Venanson - ©mbp

Présentation de l’auteur




Lettre à Guillaume Apollinaire

Je me souviens de toujours t‘avoir eu auprès de moi. Quand j’étais petite, je ne te connaissais pas encore,  mais ce sont tes mots qui venaient quand je regardais la couleur des forêts. Comme retrouvée l’enfance, te lire c’est oublier tout âge, et se dissoudre dans la puissance archétypale des imaginaires.

 

Pour mon oral de Licence tu étais là, aussi : Apollinaire et la modernité… J’avais une rage de dent j’ai tout oublié, et sont venus tes vers, ceux de La Chanson du mal aimé…  Je te dois une très bonne note… Et puis, c’est toi que je choisis quand j’aborde la poésie avec mes élèves… Aller interroger la magie de ton univers, je ne sais pas, c’est un peu comme regarder à l’arrière d’une toile de Gustave Moreau pour en découvrir les secrets de fabrication. J’essaie juste de susciter une rencontre, toi et eux, eux et la Poésie… Qui étais -tu ? D’abord ton visage, ces représentations de toi, les photos...

Puis, qu'est ce que c'est, un Poète...? As-tu essayé de répondre à cette question, qu'en pensais-tu ? Je leur propose un extrait de ta Lettre à Lou, puis nous discutons, j'emprunte un peu de ta voix, le Poète est celui qui révèle le monde, qui décrypte et rend sensible toutes les dimensions du réel... non ? 

Louis Marcoussis, Portrait de Guillaume Apollinaire,
1912/1920.

D'abord, être poète ne prouve pas qu'on ne puisse faire autre chose. Beaucoup ont été autre chose et fort bien – (je t’écris à la cantine – excuse ce papier, Lou chéri ). D'autre part, le métier de poète n'est pas inutile, ni fou, ni frivole. Les poètes sont les créateurs (poète vient du grec et signifie en effet créateur, et poésie signifie création) - Rien ne vient donc sur terre, n'apparaît aux yeux des hommes s'il n'a d'abord été imaginé par un poète. L'amour même, c'est la poésie naturelle de la vie, l'instinct naturel qui nous pousse à créer de la vie, à reproduire. Je te dis cela pour te montrer que je n'exerce pas le métier de poète simplement pour avoir l'air de faire quelque chose et de ne rien faire en réalité. Je sais que ceux qui se livrent au travail de la poésie font quelque chose d'essentiel, de primordial, de nécessaire avant toute chose, quelque chose enfin de divin. Je ne parle pas bien entendu des simples versificateurs. Je parle de ceux qui, péniblement, amoureusement, génialement, peu à peu peuvent exprimer une chose nouvelle et meurent dans l'amour qui les inspirait.

 

Qui tu étais ? Poète : je leur fais lire la dernière strophe de La Chanson du mal aimé ...

 

Moi qui sais des lais pour les reines
La complainte de mes années
Des hymnes d’amour aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes.

 

 

Une entrée dans Alcools… qui es le poète, et la Poésie, son essence, l’impalpable travail du langage…

Nous lisons Zone, ton Art poétique, "A la fin tu es las de ce monde ancien"… Qu’est-ce que ça veut dire ? Ta modernité, nous en parlons… Je leur montre des toiles de ton ami Delaunay, puis l’Orphisme, l’Esprit Nouveau, je prononce ces noms, je parle de ton époque, de l’Art en ce début de siècle… la modernité… Les Pâques… Nous lisons…

Pourquoi tes poèmes sont-ils modernes ? Pas de ponctuation, le rythme des vers marqué par la syntaxe et des assonances, puis surtout la simultanéité, les tableaux juxtaposés dans La Chanson du mal aimé, comme des points de couleur, comme des à-plats qui se superposent… Nous regardons des toiles de Delaunay, Picasso… Je leur parle de ton amitié, de ton engagement dans ce mouvement de l’Art, de l’établissement des prolégomènes de la modernité.

Puis Liens, la langue y coule comme une source limpide, et tu crées des images, dans un travail avec les noms et les verbes pour exclure toute dimension représentative, pour ne plus exprimer que tes ressentis. Je leur explique bien sûr ce tournant fondamental dans l'histoire de l'art, lorsque la représentation du réel n'est plus restituée d'un point de vue objectif, mais devient le fruit de le transcription d'une subjectivité. Il faut le leur dire, tout ce que ton siècle avait de nouveau, d'époustouflant. Il y a eu les révolutions, il y a eu Freud, il y a eu de nouveaux moyens de communication et le Romantisme, l'avènement d'une parole critique et d'un rôle nouveau assumé par les écrivains... Et les poètes... Et bien sûr Baudelaire et Rimbaud ont ouvert porte à porte les entrées vers une modernité poétique que tu continues à porter, que tu renouvelles... Liens !

 

Liens

 

Cordes faites de cris

Sons de cloches à travers l’Europe
Siècles pendus

Rails qui ligotez les nations
Nous ne sommes que deux ou trois hommes
Libres de tous liens
Donnons-nous la main

Violente pluie qui peigne les fumées
Cordes
Cordes tissées
Câbles sous-marins
Tours de Babel changées en ponts
Araignées-Pontifes
Tous les amoureux qu’un seul lien a liés

D’autres liens plus ténus
Blancs rayons de lumière
Cordes et Concorde

J’écris seulement pour vous exalter
Ô sens ô sens chéris

Ennemis du souvenir
Ennemis du désir

Ennemis du regret
Ennemis des larmes
Ennemis de tout ce que j’aime encore

Calligrammes, 1916

Robert Delaunay, Rythme sans fin,
Centre Georges Pompidou.

Ce qui est certain, c’est que très vite tu deviens Guillaume Apollinaire… Et on ne peut pas prétendre non plus que tu es résolument moderne ! Même si tu inventes le terme de Surréalisme, il y a ton admiration pour la  tradition que tu ne souhaites pas oublier. Tu veux l’intégrer, tout ce qu’elle a apporté à l’art, et qui enrichit la nouveauté. Tu évoques la fuite du temps et des souvenirs. Tes chants mélancoliques et tes strophes rythmées par des topos élégiaques, c’est souvent là mon lieu de communion avec toi mais aussi avec l’âme de l’humanité. Je veux qu’ils connaissent eux aussi ce refuge.

 

Les Fiançailles

Le printemps laisse errer les fiancés parjures
Et laisse feuilloler longtemps les plumes bleues
Que secoue le cyprès où niche l’oiseau bleu

Une Madone à l’aube a pris les églantines
Elle viendra demain cueillir les giroflées
Pour mettre aux nids des colombes qu’elle destine
Au pigeon qui ce soir semblait le Paraclet

Au petit bois de citronniers s’enamourèrent
D’amour que nous aimons les dernières venues
Les villages lointains sont comme leurs paupières
Et parmi les citrons leurs cœurs sont suspendus

Mes amis m’ont enfin avoué leur mépris
Je buvais à pleins verres les étoiles
Un ange a exterminé pendant que je dormais
Les agneaux les pasteurs des tristes bergeries
De faux centurions emportaient le vinaigre
Et les gueux mal blessés par l’épurge dansaient
Étoiles de l’éveil je n’en connais aucune
Les becs de gaz pissaient leur flamme au clair de lune
Des croque-morts avec des bocks tintaient des glas
À la clarté des bougies tombaient vaille que vaille
Des faux-cols sur des flots de jupes mal brossées
Des accouchées masquées fêtaient leurs relevailles
La ville cette nuit semblait un archipel
Des femmes demandaient l’amour et la dulie
Et sombre sombre fleuve je me rappelle
Les ombres qui passaient n’étaient jamais jolies

Je n’ai plus même pitié de moi
Et ne puis exprimer mon tourment de silence
Tous les mots que j’avais à dire se sont changés en étoiles
Un Icare tente de s’élever jusqu’à chacun de mes yeux
Et porteur de soleils je brûle au centre de deux nébuleuses
Qu’ai-je fait aux bêtes théologales de l’intelligence
Jadis les morts sont revenus pour m’adorer
Et j’espérais la fin du monde
Mais la mienne arrive en sifflant comme un ouragan

J’ai eu le courage de regarder en arrière
Les cadavres de mes jours
Marquent ma route et je les pleure
Les uns pourrissent dans les églises italiennes
Ou bien dans de petits bois de citronniers
Qui fleurissent et fructifient
En même temps et en toute saison
D’autres jours ont pleuré avant de mourir dans des tavernes
Où d’ardents bouquets rouaient
Aux yeux d’une mulâtresse qui inventait la poésie
Et les roses de l’électricité s’ouvrent encore
Dans le jardin de ma mémoire

Pardonnez-moi mon ignorance
Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers
Je ne sais plus rien et j’aime uniquement
Les fleurs à mes yeux redeviennent des flammes
Je médite divinement
Et je souris des êtres que je n’ai pas créés
Mais si le temps venait où l’ombre enfin solide
Se multipliait en réalisant la diversité formelle de mon amour
J’admirerais mon ouvrage

J’observe le repos du dimanche
Et je loue la paresse
Comment comment réduire
L’infiniment petite science
Que m’imposent mes sens
L’un est pareil aux montagnes au ciel
Aux villes à mon amour
Il ressemble aux saisons
Il vit décapité sa tête est le soleil
Et la lune son cou tranché
Je voudrais éprouver une ardeur infinie
Monstre de mon ouïe tu rugis et tu pleures
Le tonnerre te sert de chevelure
Et tes griffes répètent le chant des oiseaux
Le toucher monstrueux m’a pénétré m’empoisonne
Mes yeux nagent loin de moi
Et les astres intacts sont mes maîtres sans épreuve
La bête des fumées a la tête fleurie
Et le monstre le plus beau
Ayant la saveur du laurier se désole

À la fin les mensonges ne me font plus peur
C’est la lune qui cuit comme un œuf sur le plat
Ce collier de gouttes d’eau va parer la noyée
Voici mon bouquet de fleurs de la Passion
Qui offrent tendrement deux couronnes d’épines
Les rues sont mouillées de la pluie de naguère
Des anges diligents travaillent pour moi à la maison
La lune et la tristesse disparaîtront pendant
Toute la sainte journée
Toute la sainte journée j’ai marché en chantant
Une dame penchée à sa fenêtre m’a regardé longtemps
M’éloigner en chantant

Au tournant d’une rue je vis des matelots
Qui dansaient le cou nu au son d’un accordéon
J’ai tout donné au soleil
Tout sauf mon ombre

Les dragues les ballots les sirènes mi-mortes
À l’horizon brumeux s’enfonçaient les trois-mâts
Les vents ont expiré couronnés d’anémones
Ô Vierge signe pur du troisième mois

Templiers flamboyants je brûle parmi vous
Prophétisons ensemble ô grand maître je suis
Le désirable feu qui pour vous se dévoue
Et la girande tourne ô belle ô belle nuit

Liens déliés par une libre flamme Ardeur
Que mon souffle éteindra Ô Morts à quarantaine
Je mire de ma mort la gloire et le malheur
Comme si je visais l’oiseau de la quintaine

Incertitude oiseau feint peint quand vous tombiez
Le soleil et l’amour dansaient dans le village
Et tes enfants galants bien ou mal habillés
Ont bâti ce bûcher le nid de mon courage

 Alcools, 1913

 

 

Il y a aussi le lyrisme, ce concept qu’ils entendent depuis toujours quand ils abordent la Poésie… Comment le rendre apollinarien ? Le Pont Mirabeau, le refrain, l’expression des sentiments, que tu places bien au dessus de l’instinct, de l’animalité, d’un élan naturel que tu veux sublimer. la musique de tes vers…Elle est présente à chaque mot, le rythme, la scansion : tu chantes tes vers, nous les chantons…

 

 Le pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine.

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

 Alcools, 1913

 

 

Voilà, ils vont écrire eux aussi, ils vont tenter de te rejoindre, de glisser çà et là un petit souffle de toi… Je leur offre avant « Soleil cou coupé »… Je leur demande à quoi ils pensent en lisant ces trois mots, certains rejoignent le soleil couchant… Quant à moi, je le leur dis : toute la poésie de tous les temps est là, dans cette image du soleil comme hébété, mort, qui dessine dans le ciel  sa disparition sanguinolente et  laisse place à une traîne d’obscurité…

 

Pablo Picasso, Portrait de Guillaume Apollinaire.

Zone

 

À la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes

Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant
Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église
Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette
Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège
Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste
Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
C’est le beau lys que tous nous cultivons
C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent
C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières
C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité
C’est l’étoile à six branches
C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche

C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteur

Pupille Christ de l’oeil
Vingtième pupille des siècles il sait y faire
Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air
Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée
Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur
Les anges voltigent autour du joli voltigeur
Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
Flottent autour du premier aéroplane
Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la Sainte-Eucharistie
Ces prêtres qui montent éternellement élevant l’hostie
L’avion se pose enfin sans refermer les ailes
Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles
À tire-d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux
D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts
L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes
Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête
L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri
Et d’Amérique vient le petit colibri
De Chine sont venus les pihis longs et souples
Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples
Puis voici la colombe esprit immaculé
Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé
Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre
Un instant voile tout de son ardente cendre
Les sirènes laissant les périlleux détroits
Arrivent en chantant bellement toutes trois
Et tous aigle phénix et pihis de la Chine
Fraternisent avec la volante machine

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent
L’angoisse de l’amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé
Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère
Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille
Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
C’est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de près

Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté

Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres
Le sang de votre Sacré-Coeur m’a inondé à Montmartre
Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses
L’amour dont je souffre est une maladie honteuse
Et l’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisse
C’est toujours près de toi cette image qui passe

Maintenant tu es au bord de la Méditerranée
Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année
Avec tes amis tu te promènes en barque
L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques
Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs
Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur

Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague
Tu te sens tout heureux une rose est sur la table
Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose
La cétoine qui dort dans le coeur de la rose

Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit
Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis
Tu ressembles au Lazare affolé par le jour
Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours
Et tu recules aussi dans ta vie lentement
En montant au Hradchin et le soir en écoutant
Dans les tavernes chanter des chansons tchèques

Te voici à Marseille au milieu des pastèques

Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant

Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon

Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
On y loue des chambres en latin Cubicula locanda

Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda

Tu es à Paris chez le juge d’instruction
Comme un criminel on te met en état d’arrestation

Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps

Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté
Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants
Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants
Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare
Ils ont foi dans leur etoile comme les rois-mages
Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine
Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre coeur
Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges
Je les ai vus souvent le soir ils prennent l’air dans la rue
Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs
Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque
Elles restent assises exsangues au fond des boutiques

Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux
Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux

Tu es la nuit dans un grand restaurant

Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant
Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant

Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey

Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées

J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre

J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche

Tu es seul le matin va venir
Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues

La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle Métive
C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive

Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie

Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances

Adieu Adieu

Soleil cou coupé

Alcools, 1913




“Apo” et “Le Paris d’Apollinaire” par Franck Ballandier

Franck Balandier – écrivain mais également connaisseur du milieu carcéral où il a travaillé - est aussi l'auteur d'un livre consacré aux « Prisons d'Apollinaire » chez L'Harmattan en 2001, et nous offre cette année, le livre intitulé « Apo ». Apo, apocopé, le nom d'un « pote » presque, dont on voit l'oeil à travers la découpe d'un judas trouant la couverture fort originale du Castor Astral. Assez pour donner une furieuse envie d'y aller voir, sous la couverture, ce que le romancier a bien pu raconter.

On ne sera pas déçu : si une mise en garde annonce au lecteur qu'il lui faudra démêler le vrai du faux, on oublie de l'avertir qu'il dévorera l'ouvrage, que tout lui semblera vrai, tant le talent de Franck Balandier rend vraisemblable chaque personnage, chaque situation. En trois volets, nommés « zones »,  trois époques de la vie du poète sont évoquées : l'affaire de la Joconde et son séjour en prison, les derniers jours et dernières amours ébauchées dans le délire fébrile du poète qu'emportera la grippe espagnole, et sa « survie » par le biais d'une étudiante retrouvant au XXIème siècle des vers inconnus du poète, que nous ne connaîtrons jamais en raison d'un tour du destin imaginé par le deus ex-machina qui nous a bien menés tout au long du récit, où l'on a découvert toute une faune de personnages secondaires risibles, touchants, attachants... croqués avec verve, avec un sens aigu du détail comique, à l'image – pour ne parler que du premier volet -  de Madame Georgette, la fielleuse et pipelette concierge qui aide la police de ses récits enjolivés sur son locataire « dépravé » et qui déclare naïvement « Je ne savais pas que ça rapportait autant d'écrire des histoires que personne ne lit. Moi, si j'avais su, je l'aurais continué le journal de quand j'étais petite. Peut-être que j'en serais pas là où j'en suis aujourd'hui. » Ou l'austère Monsieur Dray, le petit juge qui poursuit le poète de sa vindicte, et qui, traumatisé par un fâcheux événement de son enfance, pratique un onanisme singulier dont nous laissons au lecteur la surprise.

Franck Balandier, Apo, Le Castor Astral, 184 p., 17 euros

Ou encore, pour ne parler que de la première partie, le grotesque à la Albert Dubout du malchanceux Monsieur Anselme, amateur de catch et fan déçu du Vengeur masqué ou des rêveries érotiques du gardien Léon Georges... Tout ce petit peuple grouille autour de « l'histoire », avec la juste distance du regard que Franck Balandier porte sur eux, complice et distancié – comme vu du petit bout d'une lorgnette temporelle dont ses commentaires amusés nous rappellent la focale. Ainsi lors du vol du tableau au Louvre, ces mots : « Le poète n'avait pas hésité longtemps. Pour tout dire, il n'avait pas hésité du tout. Ce siècle encore balbutiant le protégeait pour l'heure, mais il ne le savait pas, de nouvelles technologies qui ne manqueraient pas de survenir pour empêcher les voleurs esthètes de dérober en toute tranquillité les œuvres d'art (...) ».

Cet Apo romancé dans la liberté de l'imaginaire, et pour cette raison- même si vraisemblable, c'est bien le plus bel hommage qu'on pouvait faire au poète pour le centenaire de sa mort : on évitera le mot « disparition », tant il est là encore à travers les mots de Franck Balandier.

*

Avec la collection « Le Paris des écrivains », les éditions Alexandrines offrent un catalogue de 28 titres de tout petit format, qui pourraient vraiment tenir dans la poche du promeneur désireux de parcourir la ville avec un guide éclairé. Accompagné de repères biographiques, d'une bibliographie succinte mais suffisante, et d'un lexique des lieux cités, le volume consacré à Apollinaire devrait particulièrement intéresser tout apollinophile.

D'abord parce qu'il est bien documenté, et que les 7 sections qui parcourent la vie du poète nous font voyager depuis les « années de misère » dans un Paris à la Gaboriau jusqu'au « Père -Lachaise, 89ème division, 23ème rangée », où l'on saluera la tombe du poète, en passant par Montmartre et Montparnasse, ou les prisons de la Santé en raison de l'implication du poète dans « L'Affaire de la Joconde » dont parle aussi le second livre dont nous rendons compte.

Franck Balandier, Le Paris d'Apollinaire, 
éditions Alexandrines, 120p. 12 euros

Ensuite parce que ce guide est bien écrit – j'entends par là que son style séduit, parce qu'y souffle l'écho des vers apollinariens et de la modernité, et aussi une réelle poésie comme dans cette évocation de la Grande Crue de 1910 où Franck Balandier évoque ces

 

Etranges paysages, enfilades de rues noyées, commerces à l'abandon. Tout ruisselle. Le fleuve, comme une coulée de lave, se répand insidieusement partout, il prend possession de la ville, étend son territoire, colonise cafés et terrasses, se faufile et rampe jusqu'aux pieds de la tour Eiffel.

« Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin »...

Il bêle et pleure et gémit sous l'assaut d'une vague terrible toujours recommencée. Sous le pont Mirabeau ne coule plus la Seine (...)

 

Enfin parce qu'à ces deux très grands plaisirs de repérage topographique et de rappels poétiques se joint celui de découvrir un Guillaume inattendu – gauche et timoré, infidèle (on l'imagine) en amour mais pas en amitié, incertain de son genre, parfois, sûr de son génie, toujours... sans compter la description d'une époque et des ses contemporains – silhouettes louches ou artistes connus - avec l'aide de l'auteur qui nous donne de quoi nourrir notre imagination, et recréer, le temps du livre, un Paris bohême de début de siècle, les bouleversements qu'il subit, tout une profondeur du temps à découvrir sous le Paris d'aujourd'hui, pour faire vibrer celui que célébra le poète.




Claire Audhuy, J’aurais préféré que nous fassions obscurité ensemble

Le 13 novembre de cette année 2018, ce sera le troisième anniversaire des attentats terroristes du Bataclan qui comptent (faut-il le rappeler ?) parmi les plus meurtriers de ces dernières années. On aurait pu craindre le pire car les bons sentiments ne font pas forcément de la bonne littérature (et de l’excellente poésie). Heureusement, il n’en est rien avec le recueil de Claire Audhuy, « J’aurais préféré que nous fassions obscurité ensemble »… Heureusement car Claire Audhuy écrit les choses avec la plus extrême simplicité si bien que ses poèmes se confondent parfois avec des listes de mots ou d’expressions…

Claire Audhuy, J’aurais préféré que nous
fassions obscurité ensemble,
La Feuille de

Thé éditeur, 136 pages, 20 euros. En
librairie ou sur commande sur le site de
l’éditeur la feuille de the (on peut payer
avec PayPal).

 

Il y a beaucoup de pudeur dans ces poèmes : « que c’est bon / de reposer sous terre / ensemble / pour l’éternité » (p 27) ou « Mais toi / comment t’atteindre / je ne sais pas parler à la poussière » (p 31). C’est avec bonheur que Claire Audhuy dit la réalité …
Claire Audhuy répète à l’envi pour enfoncer le clou comme si elle était inconsolable (et elle l’est). Ce qu’elle exprime, c’est la vie et l’amour de celle-ci.  Mais parfois, c’est le tragique qui devient évident : ainsi le poème de la page 45. C’est une femme amoureuse qui écrit, sincèrement. Même les poèmes qui se réduisent à un vers, voire à quelques mots, sont signifiants. Finalement, le lecteur découvre le portrait de Claire Auhuy en veuve. Page 73, le titre du recueil s’éclaire : c’est un poème chargé de sens. Cela ne va pas sans une certaine cruauté ou une certaine douleur comme dans ce poème (p 81) qui se termine, après une énumération pleine de vie avec des mots prosaïques, par ce vers « dans ton cercueil trop large  ».
Voilà, en vrac, ce que je voulais dire de ce recueil sans hiérarchisation ou sans ordonnance particulières. Il y aurait encore bien des choses à déchiffrer ou à affirmer. Les poèmes de Claire Audhuy en sont pas convenus : l’émotion est au rendez-vous. Les poèmes sont des réceptacles d’émotion. D’autant plus que l’assertion est totalement sincère : « ta vie / est mon membre / fantôme ». Ce sera le poème de la fin !