Tristan Cabral : hommage à un poète libertaire

Hommage à un poète libertaire que son état de santé ne nous a pas permis de rencontrer autrement que par téléphone ou par le truchement de son infirmière, nous vous proposons la lettre de Dominique Ottavi adressée à Tristan Cabral, qui a suscité notre intérêt, et quatre poèmes choisis par Jean-Michel Sananes, éditeur de son dernier livre à paraître fin mai -  ainsi que l'ébauche d'un portrait, née de la lecture émue de deux de ses textes autobiographique, les remarquables  :  Juliette ou le chemin des immortelles((éditions du Cherche Midi)), consacré à sa mère,  et H.D.T, Hospitalisation à la demande d'un tiers((éditions du Cherche Midi)) livre inclassable (mélange de récits, de poèmes et de témoignages) au titre transparent. 

 

© Didier Leclerc

Tristan Cabral, est un poète hanté – il vit avec des morts, et leur redonne vie, tandis qu'il perd - ou plutôt qu'il sacrifie la sienne : dans un parfait parallélisme, une tentative de suicide par naufrage provoqué en 2004 clôt le livre de Juliette, dans lequel il évoque sa mère et sa jeunesse, tandis que la « naissance » du poète Tristan Cabral, et son premier recueil, salué par la critique ((Ouvrez le feu ! : 1964-1972, par Tristan Cabral, préface de Yann Houssin, couverture de Christian Bayle, ed. Plasma, 1974)) prétend être l'oeuvre posthume d'un poète nommé Tristan Cabral, oeuvre recueillie et présentée par le préfacier, un certain Yann Houssin, professeur de philosophie...

Peut-on faire plus belle entrée dans le monde des mots qu'en s'annonçant déjà mo(r)t - en s'attribuant le prénom de Tristan, comme dans la légende d'Yseult - Yseult-Juliette, la toujours aimée, et le patronyme de Cabral, en hommage au révolutionnaire guinéen Amilcar Cabral ? Les deux axes de la vie - et de l'inspiration, intimement mêlées - du poète sont dés ce moment tracés.

Yann Houssin, est né à Arcachon le 29 février 1944, dirait-on de façon prosaïque. « Né d'une erreur entre le vent et la mer » dira son double, Tristan Cabral - et des amours de Juliette et d'un médecin militaire allemand, dans une période troublée par les passions. Ce qu'elle paya très cher : femme tondue par les excès de l'épuration à la Libération, elle apparaît fantôme éternellement saisie dans sa promenade avec l'enfant, sur ce chemin des immortelles le long du mur de l'Atlantique où l'évoque Tristan, ou dans le silence et la honte de la maison Florida, avec deux autres enfants nés d'un triste mariage de convenance, dans le souvenir de l'amour jamais effacé pour l'homme qui, de son côté, a refait sa vie au point de ne reconnaître pas Tristan lorsque ce dernier tentera de le retrouver...

On porte certains souvenirs comme une croix, ils vous survivent comme ces fleurs séchées cueillies autrefois dans le sable... Les dire ou les écrire n'en délivre pas, et il faudrait « ne pas rater son naufrage » comme l'écrit le poète... Ne pas rater cette sortie, qui vous amène dans les lieux évoqués au fil de H.D.T, où les souvenirs recueillis de tous les exclus de la vie, les aliénés, les méprisés, les exploités, les bafoués... bourdonnent et répercutent l'insupportable existence de toutes les injustices : "Le RÉEL est un CRIME PARFAIT" (p.25)

Tristan Cabral n'est pas un poète lyrique penché sur sa douleur : il vibre pour l'homme accablé par un destin injuste, se range auprès des opprimés, parcourt le monde, soutient les mouvement révolutionnaires, et fera même de la prison en 1976, pour avoir « participé à une entreprise de démoralisation de l'armée française »((on conseille l'excellent article de Christophe Dauphin, dans Les Hommes sans épaules : http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Tristan_CABRAL-260-1-1-0-1.html))...

 

Tristan Cabral, Juliette ou le chemin des immortelles, Le Cherche Midi éditeur, Collection Récits, 2013, 112 pages, 10 €.

Si le Recours au Poème a un sens, plus que jamais, comme nous le croyons, c'est à travers des voix comme celle de Tristan Cabral - voix insoumise même au profond de la souffrance et de la misère - qu'il faut les écouter, et les transmettre.

Tristan Cabral, HDT, hospitalisation à la demande d’un tiers,Le Cherche Midi éditeur, collection Poésie et chanson, 2015, 8,99 €.

 

 

Quatre poème à dire

 

 

poèmes confiés par Jean-Michel Sananes,
extraits du nouveau recueil de Tristan Cabral 1

Ce rien

Certains soirs,
On appuierait bien sur la gâchette,
On tenterait bien le trou noir et la tendre blessure
Mais on ne le fait pas
Par peur
Par peur qu’après
Il n’y ait plus Rien
Même pas cette fêlure
Qui fait danser la Vie !

 

L’enfant, le tilleul et le moineau

L’été, il court dans les avoines,
Un moineau le conduit ;
L’hiver, il dort au creux d’un arbre, Le moineau le nourrit,

Le tilleul le protège.
Ce tilleul ne perd jamais une de ses feuilles ; Le moineau ne perd jamais l’un de ses chants ; Cet enfant a été 
chassé de l’école, L’instituteur n’aimait ni les enfants, ni les tilleuls, ni les moineaux !

 

 

Sa dernière lettre à Dieu

Le sol tombe...
De l’autre côté du sang
Un cheval n’a pas échappé à sa solitude... Le sol tombe
Un homme aux mains d’oiseaux
Bien plus seul qu’une étoile
Jette des pierres dans le ciel

La neige est noire
Le cheval s’est noyé
Sur les charniers
Un homme écrit une dernière lettre à Dieu : Elle commence comme ça :
"À toi le Silencieux ! À toi le grand Aveugle ! Et elle se finit par ASSEZ, ÇA SUFFIT ! ".

 

 

 

Les arbres de Kiev

Tous les arbres mouraient...
Des mendiants de miracles passaient
Portant des sacs de sang ;
Les pilleurs d’étoiles
Cherchaient refuge sur la mer ;
D’autres tiraient à genoux dans l’or des acacias
Des loups noirs dévalaient de la Loubianka Des bouchers les suivaient
D’autres hommes mettaient la lumière en joue Et on voyait partout

Les visages dénudés des assassins tranquilles Mais où vont les arbres ? 

 

 

Avec les mains brûlées

Je ne suis pas d’ici
Je viens des nébuleuses
J’incise les époques
Et je joue sur les places
Des musiques douloureuses
Des chiens perdus hurlent dans l’Atlantique Je commence un voyage
Avec les mains brulées
Et je finirai bien
Par faire de mon visage
Une île intraduisible. 

 

 

 

Un Mot de l'éditeur - Jean-Michel Sananes

TRISTAN CABRAL est l'homme des révoltes et de la tendresse ardente. Ses textes naissent de son regard posé sur la douleur des hommes. Il a le cri impartial, aucune souffrance ne lui est étrangère, aucune de ses indignations n'est sélective. 

Dans son nouveau recueil : POÈMES À DIRE, publié aux Éditions Chemins de Plume, le poète fait profession de foi en quelques mots : J’aurai l’amour d’aimer et je prendrai le temps ! Pourtant rien des douleurs du jour ne lui est épargné, ni de savoir "Nathalie" tombée au Bataclan en plein Paris, ni le sang de "Charlie" Seulement un stylo pour écrire tous vos noms. Il a l'âme prise dans l'internationale des douleurs, il sait celle de l'humain et de l’enfant : Moi, dit l’enfant, je sais qui m’a tué, Yo sé quien me mato.

Du Chili à Tarbes, de Djénine à Alger, de Calais à Birkenau, en passant par Sarajevo, Tristan Cabral décline l'impatience d'aimer dans l’affligeant spectacle du monde. Dans cette désolation, aucune haine, aucun larmoiement, il est de tendresse communicante : Deux hommes beaux sont morts /Qui signent d’un Silence…,  ces mots déterrent les silences posés sur toutes les violences, c'est un déroulé d'images que l'on regarde, impuissant. La force de sa poétique nous aide à supporter l'insupportable. 

Tristan Cabral le poète, est l'œil posé sur le monde, l'homme du cri, l'homme de la question.

Dans ce monde de violences incompréhensibles, il et aussi celui qui s'interroge jusqu'aux frontière du doute : Parmi les milliards de mains / Ma main /Qui es-tu ma main ? Donnes-tu ? Sais-tu saisir une autre main ? Apportes-tu toujours la bougie ? 

Au seuil de l’infini, il nous dit :  J’attends la vague immense/  Qui m’ouvrira les yeux !

 

 

___________

Notes : 

1 - Le livre de Tristan CABRAL : "Poèmes à Dire" est en souscription aux Éditions Chemins de Plume

- au prix de 10 €, frais de port offerts.

- ou au prix de 12 € avec un livre de Tristan Cabral offert : "La petite route", ainsi que les frais de port offerts,  après paiement de l’ouvrage acheté sur le site de Chemins de Plume, achat par Paypal ou carte bancaire, ou par l’envoi d’un chèque à l’ordre de Poètes & Co, à envoyer à : Éditions Chemins de Plume - 156, Corniche des Oliviers V30 - Hameau de St Pancrace - 06000 Nice

Son prix public, hors souscription, sera de 12 euros.

Chez Chemin de plume, Tristan CABRAL a déjà publié :

- Requiem en Barcelona, un poème d’amour 
- La petite route

"Poèmes à Dire" sera présenté au Salon de Livre de Nice, le 31 mai 2019. 

Présentation de l’auteur




La déligature de Christine Bonduelle

La Déligature de Christine Bonduelle

Les sonorités de la langue se déploient à travers le rythme soutenu des vers libres et la jonction parfaite des nombres. On devine la très rigoureuse construction de l'ensemble en se laissant porter par l'émerveillement de cette résonance multiforme.

 

L'enchaînement et la combinaison des différents média (insertion des poèmes et des chorégraphies au cours des dialogues entre les personnages ou leurs « voix »), mais aussi le silence qui les sertit comme orfèvrerie, la basse continue de la chorégraphie des affects dans les strophes du prologue reprises au fil du texte, esquissent l'orbe des archétypes, au delà du drame qui se déroule à travers les quatre actes : celui du salut.

 

 

Temps d'un jour
D'une nuit
Ou sans même de corps l'approcher
Il a pu l'enserrer
Longuement    (Page. 38, 1eracte, scène 3)

 

 

Christine Bonduelle La Déligature, Acte II, avec Louis Blanchier, le 01/04/16, video Dailymotion.

Avec un humour amplifiant le rire de Sarah à l'annonce par les trois visiteurs de la multitude de ses descendants, c’est la descente du divin dans l'union sexuelle qui est chantée. Elle n'y croit pas et pourtant le véritable miracle a lieu de deux façons opposées : la chasteté obligée d'Abimelek, et sa fécondité à Elle. Voilà ce que célèbre le deuxième acte à travers ses échanges avec le roi de Ghérard, puis ceux entre Abraham et Lui dont la colère sera vaincue par l'inconnu du songe : grâce de la retenue dont ce dernier fait don et de la fécondité du couple, dans laquelle se reflète indirectement l'énigme des trois anges annonciateurs de la naissance d’Isaac.

 

La pierre qu'inexcise l'épreuve (p. 33, 1eracte, scène 2)

 La bouche tendue qui s'arrondit encore
Sous la double voûture des langues
Tournoyant au pressoir des vendanges tardives (
p. 40 ; 1eracte, scène 3)

 

Dans ce compagnonage avec le roi et ses hôtes puis Isaac et ses parents, le passage du tutoiement au vouvoiement embarque le lecteur/spectateur dans la fiction d'une connaissance intérieure des figures mythiques rencontrées : on ne se les représente pas seulement, on est un instant tenu par le fil avec chacun d’eux, et cela se renforce encore sur scène par ce couplage du medium poème/théatre, ajout à l'ellipse soustractive mettant en valeur le mot chose ou la chose mot.

 

 Intacte revenue de cette convoitise (p. 41, 1er acte, scène 3)

 

Le nu de revenue remémore au double miroir du poème et de la scène le passage des corps nus devant le vrai miroir sur la scène, preuve même de cette science du rayonnement dont la lecture/spectacle approche ici, par réunion du mythe et du quotidien, panis substantialis.

 

Sous toutes  coutures
En passe
De connaître
L'habit de noces 
Le passe 
(p. 86, 3èmeacte, scène 2)

 

Le jeu subtil sur les couleurs et les matières (rouge du sacrifice mais aussi du fruit de l'election, blanc de la tunique immaculée et de la neige), évoque l’élévation de la créature dans sa dimension mystique autant que corporelle, annoncée en légère ironie par les vêtements glissant sur une tringle comme autant de corps, signe de la multitude des âmes : en une langue tranchante comme le silex, ce qui nous est le plus charnel transposé au plan spirituel par la correspondance des éléments dans la communion des règnes végétal, minéral (pierre et eau) et animal.

 

L'orage du regard éclate en son midi
Pour son relèvement (p. 37, 1eracte, scène 3)

 

 

 

Christine Bonduelle La Déligature, Acte IV, scène 2, Jacques Kraemer et Louis Blanchier, le 7/10/17, video Dailymotion

La raréfaction du verbe favorise l’expression par le double, le corps, l’habit, les objets tenus en main, le cadre etc., ouverture qui encline les personnages et le lecteur à l’accueil d’une vision, d’une illumination, tant est puissante la force identificatoire non seulement aux figures du livre mais aussi au décor lui-même : métaphore du fruit rempli des nutriments en vue des vendanges terrestres et célestes (habit de noces, réunion mystique des opposés par le théâtre des mains actrices revenant plusieurs fois notamment à la scène 1 du 4èmeacte), acteurs et lecteurs/spectateurs en feuillaison, écriture et lecture/écoute climactérique, le temps de déplier parole.

 

Et l’on touche à ce que Merleau-Ponty nomme le rayon de l'univers dans cette parole du fils,

 

 Telle étoiles des ciels
Graviers sur la lèvre des eaux 
(p. 63, 2èmeacte, scène 2)

 

sans s'interdire la grimace d’une gargouille de cathédrale gothique recrachant les liquides d'une secousse…

 

Le corps gueulant au foutre
Foutu
De sa semence (p. 63, 2èmeacte, scène 2)

 

Les correspondances entre l'espacement du temps et la musique textuelle, tels silex frottés l'un contre l'autre, étendent l’ère biblique à notre préhistoire où l'invention du feu se fit par tâtonnements comme la phrase se cherche et se renforce dans l'attente. Et ce téléscopage continuel des temps en écho avec les étincelles des pierres et le froufrou de la robe est bonne nouvelle. La science et l'être, la nature et l'industrie se regroupent en un ensemble plus vaste qui est leur commune vêture.

 

Par le service ordinaire 
Du détail et de l'horizon
(p. 37, 1eracte, scène 3)

Le temps à prendre et l'espace a laisser
Entre nous (
p. 35, 1eracte, scène 2)

 

Il y a certes, sur ce terrain une rencontre allègre avec Claudel dans l'appropriation du sol et le rapport à un coin de terre comme demeure abritée par Dieu. La scène d’Abraham devant le tombeau de Sarah à Hébron, sur le lieu du bien foncier qu’il vient d’acquérir, signe un rapport entre croyance et sol approprié ; il figure le territoire singulier, projection terrestre d'une âme singulière (avec Amrouche  Claudel médite devant le tombeau de sa soeur, dans son jardin) mais à la différence de celle de L'annonce faite à Marie, l’intrigue n'est pas traitée de façon linéaire mais au moyen d’une mise en perspective avec alternance de dialogues rééls et phantasmatiques ; le degré zéro du vocable établit une distance entre les voix, qui, sans se répondre toujours ni se toucher matériellement, s’interpellent jusqu’au cri.

 

 

 

 

 

 

 

La déligature

Note d’intention musicale

La pièce de Christine Bonduelle « La déligature » dont j’ai connu plusieurs étapes de rédaction et l’intérêt de l’auteure pour un déploiement musical de l’œuvre suscitent chez moi un écho et un désir musical.

Le terreau archétypal biblique, avec la péricope fondatrice de la ligature d’Isaac, sa réécriture au féminin (c’est Sarah et non pas Abraham qui agit en figure d’inacomplissement pour le sacrifice ultime) et le travail très personnel et précis sur la langue qui atteint un degré d’abstraction symbolique, un raffinement et une densité propice à l’ouverture vers la musique m’incitent à penser à plusieurs projets de composition musicale possibles à partir de ce texte.

La première option envisagée serait une musique d’accompagnement pour une mise en scène théâtrale de l’œuvre. Une alternance entre l’accompagnement instrumental de certaines scènes (percussions agrémentées d’un ou deux instruments aux possibilités évocatrices, tels que l’accordéon micro-tonal, le cymbalum, l’euphonium etc.) et la mise en chant d’autres scènes constituerait dans ce cas l’une des possibilités.  La musique se cantonnerait alors tantôt au rôle de soulignement ou de contrepoint discret, tantôt se mettrait en avant sous forme d’œuvre quasi autonome, au sein d’une continuité du déroulement théâtral.

La déligaturede Christine Bonduelle, 
tituli, 2017, 104 pages.

A l’autre extrémité du spectre, une forme d’opéra de chambre pourrait être envisagée, à 3 ou 4 voix, avec un ensemble instrumental réduit, éventuellement augmenté d’électronique. Dans ce cas une refonte du texte dans la perspective d’un livret serait à envisager avec l’auteure. La particularité du texte littéraire inciterait alors à la recherche d’un type d’écriture vocale cohérente et nouvelle, nourrie par mes propres travaux de philologie et à partir de mon expérience de compositeur où j’ai pu travailler sur le lien entre son et sens d’un texte, en particulier à partir de textes anciens en langues dites mortes (« Amours sidoniennes » à partir d’une inscription grecque, « Comme un feu dévorant… » à partir d’un fragment du livre de Jérémie, « La première aube » à partir d’une hymne éthiopienne, « Horae quidem cedunt… » à partir du texte de la Genèse et les Géorgiques de Virgile, etc.)

Entre ces deux pôles, musique de scène et opéra de chambre, plusieurs réalisations seraient envisageables, en fonction du lieu, du cadre et des conditions possibles.

L’idée fondamentale à ce stade, c’est de rendre possible une rencontre entre l’univers de Christine Bonduelle et le mien, qui consonne à ces champs de profondeur multiples d’une œuvre qui appelle des degrés de lecture divers, le sentiment de la continuité dans le temps véhiculé par le recours à des sources fondatrices de notre civilisation et une vraie négociation du seuil de la modernité. En effet, cette dernière question ne se pose pas de la même manière aujourd’hui comme elle se posait hier, et la réflexion sur la spiritualité, le féminin redéfini au sein même des structures qui semblaient l’exclure, le travail sur la personnalisation de langage artistique non pas à partir de l’idée du style mais de l’ouverture à l’imaginaire et la suscitation d’un univers me paraissent féconds et porteurs pour un dialogue entre les disciplines.

 

 

Michel Petrossian, compositeur 

Présentation de l’auteur




Arsalan Chalabi, À une révolution échouée au Kurdistan

Arsalan Chalabi, poète et écrivain kurdophone, est né en 1987 à Boukan (Kurdistan Iranien). De 2007 à 2009 il publie des recueils de poésie et prend la responsabilité de la société littéraire de Boukan. Mais il est incarcéré en automne 2014  pour ses opinions politiques : il a participé  à des  manifestations et prend part à des actions politiques et civiques. Après sa libération il reste sous  surveillance. En 2015, il est prié de quitter définitivement son pays natal. Il part pour le  Kurdistan iraquien, et puis il émigre en Europe, au Danemark comme  réfugié politique. Les poèmes de Arsalan Chalabi sont publiés et traduits en persan, en anglais, en  français et même en danois. 

 

À une révolution échouée au Kurdistan

Les Poème d'Arsalan Chalabi

Traduit de Kurade en français: Ako Abassi

 

Mais je pouvais parler avec toi

Je t’embrasse et te quitte de tout mon cœur

Mes mains dans tes poches je  vole tes reins

Je mets le doigt sur ton nombril et donne au vent tes cheveux

Je mets la tempête de ton sourire dans la boîte aux lettres

Je  brise les  coquetteries  de ton sourire

Nous pouvions ridiculiser la liberté à l'horizon

et boire notre sang devant la police

Mais je pouvais peigner tes cheveux

te tordre le  cou et faire danser la rotule de ton genou

Nous parlions de vie partagée et des maux de ventre des autres

Nous pouvions devenir voleurs dans le métro introduire nos mains dans les poches des autres

Nous pouvions uriner sur le gazon à travers  les fenêtres de la solitude

Ou bien à l’aube  insulter l’horizon

Lancer  des pierres sur le soleil et provoquer les nuages

Nous pouvions tuer la pluie comme un chien ou exécuter les flocons de neige !

 

Mais je pouvais  aussi embrasser tes joues

Et le creux de ton cou

J'aurais dû désarmer  tes seins comme deux pommes jaunes d'automne

Nous pouvions crier, couper les ceintures des autres,

Faire tomber le pantalon de notre maître

Aller dans les rues

Étouffer  les slogans de ”Vive le Kurdistan”

Déchirer  les affiches de tous les partis proches de nous!

Nous pouvions  nous cracher au visages, nous  empêcher

De brûler  les drapeaux

Et dans la rue donner des coups de pieds aux tibias et  aux poèmes de la  révolution échouée !

Mais on peut domestiquer le front du sang

On peut infiniment aider la lumière

et dans nos coeurs préparer les rues  pour la révolution.

 

 

 

 

***

 

Remarque : le nom de ce poème est tiré d’un poème de “Walt Whitman” au nom d'une Révolution échouée en Europe”.

 

Présentation de l’auteur




Sara Sand /Stina Aronson, poète et féministe suédoise

Née à Stockholm en 1892, enfant "naturel" d'un évêque, confiée à une famille d'accueil avant de retrouver, à 9 ans, sa mère naturelle, à Uppsala...  les débuts dans la vie de Stina Aronson  semblent dignes d'un grand roman à la Dickens,   ou de la "une" de magazine à "scandale" si on pense à l'époque où elle vécut.

Romanesque aussi la façon dont les vers qui suivent nous sont parvenus, et la discrétion de la passeuse qui nous demande de l'oublier derrière les textes qu'elle nous remet...

Ester Kristina (Stina) Aronson était en effet la fille d'une domestique, Maria Andersson, et d'un étudiant - Olof Bergqvist -  devenu plus tard évêque et membre du parlement. Adoptée par un couple de bouchers sans enfants, c'est contre son gré qu'elle retourne chez sa mère biologique. L'étudiant pour lequel cette dernière faisait le ménage lui permet d'accéder aux écoles secondaires, et de passer avec succès ses examens de fin d'étude, et son père paiera ensuite l'école pour enseignants où elle obtient un diplôme d'institutrice en 1913.

Elle enseigne dans diverses écoles de l'Uppland et du Gotland, épouse en 1918  le docteur Anders Aronson, et le suit en 1919 dans la partie nord de la Suède,   à Boden, où il dirige un sanatorium pour les tuberculeux, et où elle éprouve de grandes difficultés d'adaptation. C'et cette région du Norrland qui forme son paysage littéraire ultérieur.  Devenue veuve en 1936, elle revient à Uppsala, où sa situation économique est précaire.

Le premier roman de Stina Aronson - En bok om goda grannar (1921) - est le récit dickensien de la vie d'une petite ville ; il est suivi de 2 autres romans sous ce nom (Slumpens myndling, 1922 et Jag ger vika, 1923) et d'un 3ème, sous le nom de plume de Sara Sand, Fabeln om Valentin (1929) qui marque une nouvelle orientation littéraire, la rapprochant du Modernisme suédois. Durant ses voyages, à Uppsala, Stockhom, Paris, Stina développe des liens littéraires notamment avec des figures importantes du modernisme, tel Artur Lundkvist. Elle a  une correspondance régulière avec ce dernier,  dans les années 1929-1931.

Son recueil de poèmes, Tolv Hav, inspiré par la poète finnoise Edith Södergran, est publié en 1930, et une pièce de théâtre de chambre, Syskonbädd, en 1931.

C'est sous le nom de Mimmy Palm qu'elle écrit un roman sous forme de journal, Feberboken (1931) dans lequel elle étudie les rapports de l'amour et de l'écriture, et compare la situation  respective de l'homme et de la femme. 

Son roman Medaljen över Jenny, de 1935, obtient le prix du meilleur roman traitant de la vie ouvrière. Elle a aussi écrit un récit de voyage, Byar under fjäll, en 1937, le roman Gossen på tröskeln raconte l'enfance d'un petit garçon, et le roman sur la vie sauvage Hitom himlen, en 1946, lui apporte la reconnaissance des critiques et du public, suivi par d'autres succès comme Sång til polstjärnan (SS), 1948, Kantele (P), 1949, Den fjärde vägen (N), 1950, et  Sanningslandet (SS), 1952.

Amie intime de la critique Magit Abenius, Stina Aronson s'éteint 1956 à Uppsala et est enterrée au cimetière de Kristinehamn.

Les poèmes que nous vous livrons nous ont été confiés par Catherine Smits, qui les a elle-même "rencontrés" dans des circonstances fort poétiques. Au cours d'un voyage en train, un voisin suédois lit un livre de Sara Sand. Affable, il traduit quelques poèmes pour Catherine : séduite par la force et la beauté de ces vers, elle entreprend d'en traduire d'autres, à partir de la traduction anglaise que lui fournit l'obligeant voyageur. Puis, nous les transmet avec des notes biographiques, et le souhait de faire vivre ces mots qui l'ont - à juste titre - émue, et qui nous touchent également. Les voici, tels qu'ils nous ont été transmis.

 

 

 

traduction Catherine Smits

Je ne suis pas une femme
Pas une étreinte hospitalière
Ni un bassin blanc autour de votre falaise

Jag är ingen kvinna, / ingen gästfri famn, ingen vit bassäng kring din springbrunn

 

Ce qui rend la poésie de Stina Aronson si percutante, écrit un journaliste suédois, c’est le mélange de châtiment et de vice, le contraste entre rêve et réalité étouffante et puis, cette immense soif de liberté.
Ses pensées, ses désirs de femme sont en avance sur son temps et elle écrit : « Avant mes sœurs /je me lève au milieu des ténèbres et je cherche des mots nouveaux/ à la hauteur de ce que je soupçonne. » (Före mina systrar”, står jag upp i halvmörkret och söker nya ord / till den kunskap jag anar.)

 

Une foule de gens vit en moi,
imbéciles, amants, ermites, danseurs.
Ma vie est un édifice vibrant
Je suis un fourmillement, une place de marché.
Je dérange mes propres moments de dévotion
avec mes pas bruyants.
J'interfère avec la diversité de la malédiction.
Oh, les roses grimpantes vont éclore un matin
avant que le miroitement devienne jour.
Je bois cette minute avant la floraison
Seules mes roses coupées,
mes contes coupés,
peuvent me donner
un verre de silence
et garder nos humbles mains ensemble

 

I mig bor en skara människor,
narrar, kärlekskranka, eremiter, danserskor.
Mitt liv är en byggnad av liv.
Jag är som ett vimmel, ett smutsigt marknadstorg. Jag stör mina egna andaktsstunder med mina larmande steg.
Jag stör mig med förbannelsens mångfald.
Ack då slår klängrosorna ut en morgon innan skimret har förvandlats till dag.
Jag dricker denna enda minut före blomningen som ännu är bara en aning.
Intet annat än mina skära klängrosor,
mina skära sagor,
kan skänka mig och jagen
en dryck stillhet
och hålla våra händer andaktsfullt tillsammans.

 

 

***

 

La matrice qui m’a portée m’a reniée
La bouche qui m’a aimée m’a reniée
Les visages éternels des montagnes
Nient avec leur silence
Le jour nouveau

Aux voix du monde entier
Tous les sanglots du monde
Tous les chagrins d’enfance
Font écho

 

Det sköte som födde mig förnekade mig.
Den mun som älskade mig förnekade mig.
Bergens eviga ansikten förnekar med sin tystnad 
den nya dagen.
Till alla världens röster
alla världens snyftningar
alla barnsliga stegs eko
lyssnade jag och hörde nejet.

 

 

***

 

Mais le pays de l'âme est une immense étendue
qu' aucun mot ne peut contenir.
Pour le langage éphémère de la langue
utilise des mots d'amour et de guerre
Mais pour ouvrir le puits d’intuition
les lèvres doivent se fermer et se taire

 

Men själens land är en väldig trakt
som inte får rum i orden. /
Ty munnens timliga ord blir sagt /
i talet om älska och kriga. /
Men för att öppna aningens schakt /
får läpparna slutas och tiga.”

 

 

*

 

feuilleter  ici un extrait du livre TOLV HAV (douze mers) en V.O :

https://www.provlas.se/tolv-hav/




Artaud, poète martyr au soleil noir pulvérisé

A propos d'Alchimiste du soleil pulvérisé, poème pour Antonin Artaud, de Murielle Compère-Demarcy

C’est un 4 mars que disparaît Antonin Artaud

l’homme Artaud, mais pas son œuvre, ou son aura. 

La jeune collection « Diagonale de l’écrivain », dont c’est le 5ème titre, sous la direction de notre collaborateur Philippe Thireau,  propose à ses lecteurs d’explorer non pas tant l’œuvre d’un auteur que sa « périphérie » définie,  dans la présentation qui ouvre le livre, comme l’univers qui l’entoure, sa fabrique,  sa trajectoire « en diagonale » :  cette inhabituelle direction à comprendre sans doute comme une indication non téléologique, mais traversière, peut-être buissonnante, ramifiée - rhizomatique proposerais-je, pour reprendre le terme deleuzien (qui me semble ici justifié, si l’on considère l’intérêt du philosophe pour Antonin Artaud) : une exploration libérée des cadres  étroits auxquels nous habitue la démarche intellectuelle spécifiquement cartésienne et balisée de notre culture.  Il ne s’agit donc pas non plus d’une collection dédiée à un « genre » particulier (essai, journal, poésie…) mais bien d’une proposition d’écriture volontairement plurielle, transgenre, fragmentaire… sans règle autre que la porosité, l’absence de rigidité, le dé-règlement du texte.

Murielle Compère-Demarcy, Alchimiste du soleil pulvérisé, poème pour Antonin Artaud, Z4éditions, « La diagonale de l’écrivain », 136 p. 11,40 euros.

Pouvait-il y avoir meilleur berceau pour un texte sur Antonin Artaud, cet « acteur » (à tous les sens du terme) hors-norme du monde culturel, dont l’influence théorique se mesure encore de nos jours, après avoir notamment inspiré aux Etats-Unis la création du célèbre  Living Theatre  anarchiste à la fin des années 60, et dont l’activité protéiforme a transcendé les catégories (poète, acteur, metteur en scène, théoricien, dessinateur, essayiste...),  ou bousculé les mouvements – surréaliste un temps (ami de Leiris, Limbour, André Masson…) puis exclu-réprouvé par André Breton, et recrachant ce qui, des surréalistes, abdiquait face à la politique…  Personnalité inclassable, qui dérange toujours autant de nos jours, Artaud (1896-1948)  demeure dans les mémoires comme le « grand anarchiste » décrit par sa biographe Florence de Mérédieu :  je le vois comme  personna, comme ce masque grec d’où sort amplifiée la voix, mais à rebours de ce masque de civilité qui fait de nous des « personnes »  capables de s’insérer dans la société : é-norme, scandaleux, dans l’excès, la fulgurance, le dépassement de toutes les limites du réel et de l’état-civil, l’écartèlement entre lui et ce double (qui donne son nom à son ouvrage théorique sur le théâtre), dans une permanente mise en scène/mise en chair de  tous ses autres « lui-mêmes » pour explorer/dénoncer le monde. D’ailleurs, n’écrit-il pas, dans une lettre à Jacques Rivière, directeur de la NRF avec qui il entretient une longue correspondance :

Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera entrer la métaphysique dans les esprits  ?

Cette peau qu’on risque, à écrire, à expérimenter (comme il le fait au Mexique, où il dit avoir goûté le peyotl des Tarahumaras au cours d’une cérémonie d’initiation) : Artaud, le torturé de l’asile de Rodez, dont on garde en mémoire la voix rauque, roulant les « r » comme un torrent ses pierres dans ses imprécations, Artaud, le multiforme, est à jamais le corps délirant de l’écriture – celui qui au sens étymologique, dé-lire : sort du sillon… D’ailleurs, il suffit de citer ce qu’il dit à Paulhan dans l’une des ses lettres à propos de ses « carnets de Rodez » pour comprendre à quel point il fait corps avec cette écriture non linéaire qu’il pratique et dont ce livre se fait l’écho  :

  ce sont des dessins avec des écrits, avec des phrases qui s’encartent dans la forme avant de les précipiter 

Cette œuvre-vie qui foisonne, buissonne, et creuse, donne toute sa valeur à la forme choisie par Murielle Compère-Demarcy pour la raconter.

 

La « raconter », ai-je écrit : ce n’est pas tout à fait le terme qu’il faudrait employer, la narration impliquant un sens, un ordre, une finalité envisagée dès le début. Ici, ce que l’autrice réussit est d’un ordre tout autre. Elle incarne avec sincérité, honnêteté, talent, et avec tous les risques que comporte l’opération, une sorte de « double » féminin d’Antonin Artaud, qui se vivait en « poète séparé ».  Schize et union – mélange troublant, porté par un texte métissé, mimétique, et profondément émouvant, qui nous amène à l’intérieur de la psyché du poète, où l’on entend une double voix de souffrance, et de révolte dont on ne sait quelle est l’origine ou l’écho. Parfois, très clairement, la voix d’une femme, « tombée en poésie », cette « posture improbable irréversible puisque l’on n’en revient jamais si l’on y revient toujours » (p.20),  énonçant les fragments suivants, où se lit en miroir la révolte-douleur aussi d’être poète au monde, dans un monde sans poésie, sans l’au-delà qui définit l’humain, et dont la quête a porté Artaud du Mexique à Rodez :

Entre être une femme et être poète il faut savoir choisir.

Ecrire ou subir. Sois femme et tais-toi ! Sois poète femme et ouvre-la ! 

 

Le parcours est dès l’entrée présenté comme une sorte d’exercice de voyance (n’est-ce pas déjà le signe donné par l’inscription en diagonale du nom de l’autrice en lettres de couleurs dès la couverture ?). On verra convoqués, outre Rimbaud, d’autres « maudits » de l’art ayant cotoyé les abîmes de la folie – ces « gouffres où l’abyme devient – enfin - ascensionnel » comme l’écrit Compère-Demarcy  : Van Gogh, le « suicidé de la société » dont Artaud a fait le sujet d’un superbe portrait littéraire et auquel « la chambre ardente » rend hommage dans un beau texte sur la peinture, d’où j’extrais l’une des rares images presque paisibles du livre : « La lave de la chambre dort tranquille sous l’ombre bleue du miroir ».

Van Gogh, mais aussi Nerval, ou Nietzche, et un « christ mexicain », tous déchirés de leur révolte, dont les portraits en noir et blanc par Jacques Cauda illustrent le livre comme une sorte de test de Roschach, d’où nous interrogent  des profondeurs de « géhenne », sous les visages dont le regard fuit - vers quel indicible au-delà ? S’il semble simplement composé de 4 parties, dont les titres poétiques ne révéleront qu’à la lecture leur énigme - « Sur la corde-lyre », puis,  « La danse du peyotl », suivi de « La chambre ardente » et de « autres dévergondations » - il s’agit effectivement d’un puzzle dont les pièces soigneusement découpées révèlent de possibles agencements mouvants suivant les lectures . Au titre de la corde-lyre, on ne peut qu’entendre en écho « l’ire » de la page  44, que préparent les allitérations des élytres dans des images puissantes et originales comme celle-ci :

Cerveau-freux désailé
cerveau-Cigale aux élytres dépareillés
coupés
    en
  deux (p. 29)

Et au « cerveau scié » se lient les « pliures » du silence-silure qui

me mange la cervelle
m’écriture-
lure-lyre
le cerveau corbeautière
feulant dans son bocal
ce rauque vivre en son
croassement (p. 43)

La lyre revient en écho dans « la danse du Peyotl », qui s’ouvre sur le chant barbare et incandescent de « la fille de Hurle-lyre », impressionnante lecture « chamanique » du texte artaudien :

Je suis la Fille de Hurle-Lyre et je danse, je danse
sur la peau tendue frémissante du Tot »Tem Monde à errrrriger, je danse

L’écriture de Compère-Demarcy se coule dans la voix d’Artaud, mime le rythme d’EXplosion-IMplosion de sa scansion,  transcrit  le roulé de son Dire « sur l’unique tranchant d’une vérité (…)  terrrrriblement claire, sur le volcan d’une conscience terrrrriblement aiguisée, épouvantablement singulière ». Et l’on mesure le travail accompli, en modestie,  pour obtenir ce texte composite, inclassable, qui pulse, noir sur blanc, comme se lisent les signaux acoustiques de la voix enregistrée sur son spectrogramme.

Artaud, tôt ou tard :  toutes les figures du Tarot, pour comprendre/composer chaque lecture vers l’avenir de la poésie – du monde aussi. A vous, lecteurs, de vous plonger à votre tour, dans cet éblouissant exercice de fascination.




Siham Mehaimzi, présentée par Serge Pey

Rencontrée sur la scène ouverte du festival "Voix vives de Méditerranée" de Sète en juillet 2018, Siham  a retenu notre attention par sa ferveur, et la verdeur de sa langue. En ce mois qui "fête les femmes" - un seul  jour, le 8 mars ! pour défendre les droits des femmes dans le monde - nous avons pensé que cette voix, qui porte de façon différente, crue et ardente, son identité de femme-poète-performeuse, qui se bat pour sa place à travers ses mots,  méritait d'être écoutée,  parce qu'elle parle d'un monde qu'on occulte souvent sous de belles paroles, qu'elle met des mots sur l'humiliation - la condition féminine  aussi. C'est un combat, le sien, qui passe par la poésie comme on la défend à Recours au Poème : une arme pour changer le monde.

 

La jeune voix de Siham Mehazmi  : extraits de poèmes, précédés d'une introduction de Serge Pey

 

Elle crève un lointain poème. 
Elle vient d’une écriture où les alphabets sont des roses de sable. 
Son horizon est à l’envers. 
Elle pleure dans un dortoir de coquelicot. 
Son enfance dort dans une cité ouvrière. 

 

Elle n’a pas d’histoire et c’est sa poésie qui maintenant devient son souvenir. Elle est de là-bas. De derrière. De devant. D’à-côté. Du centre. 
Elle est droite. Elle est une porte. Elle est une femme. Sa poésie est une main de vengeance et une main d’amour. 
Son poème est une langue dans les fleurs. Son pied est un soulier déchaussé dont les lacets attachent un autre soulier.

Elle a traversé mille horizons et mille négations du soleil. 
Elle écrit pour ne pas crier. Elle vit à l’intérieur d’une métaphore, d’une camionnette rouge de pompier.
Avec ses tuyaux, elle se déplace pour allumer des incendies et non pour les éteindre. 
Là où les saisons la portent et la déportent, elle roule le sommeil dans une poubelle. Elle met des pansements aux cailloux. 
Elle a choisi un chemin qui voyage en elle. 
Elle fait voyager les voyages. Elle dresse sa tente en peau de ciel en plein ciel. Elle est debout. Elle marche à l’envers. 
Elle m’a accompagné dans une longue ascension jusqu’à la tombe d’Antonio Machado. Elle chante, car elle ne sait pas chanter. 
Sa beauté troue le ciel cathare de l’Occitanie. 

Comme la Esmeralda de Victor Hugo elle a rencontré une chèvre devant le château de Quéribus. Elle lui a appris à écrire et à parler. Elle est pendue à une branche de mots.
Elle est venue dans mon chantier d’art provisoire. Longtemps. Toujours. Demain.
Elle m’a fait lire ses premiers poèmes rimés, car elle-même est une rime.
Elle ne vient pas de la littérature. 
Elle écrit pour ne pas crier. Mais elle crie. 
Son corps est tatoué de larmes. Et pour cela, elle tatoue ses cahiers. 
Elle ne lit que les livres qui sont des tatouages. 
Elle vient de rien et commence à écrire ce rien.
Elle s’appelle Siham. 
Sa mère est morte comme un livre non ouvert. Elle passe son couteau entre les pages.

 

 

 

Poèmes de Siham Mehaimzi

À Aïcha Mehaimzi 

"A force de parler de Mohamed qui fut prophète, on oublie le Mohamed chômeur, le Mohamed sans logement, le Mohamed sans abri, le Mohamed sans travail et des milliers de Mohamed qui vivent comme des esclaves sous des régimes qui se réclament du prophète Mohamed"

 Kateb Yacine. 

 

Les semelles de boues de Mohammed 

 

Il se chausse de semelles de boue

marche marche Mohammed

il se gante d'épines aux figues barbares

cueille cueille Mohammed

il se bâillonne de gumbri aux boyaux des chèvres

danse danse Mohammed

il s'étouffe à la peau du bouc aux cris du tambour

souffle souffle Mohammed

il s'empaille de chapeaux  al afo

 au soleil noir

chante chante Mohammed

il s'enferme dans la danse des slaq zit

libère libère Mohammed

 

 

«La Femme n'existe pas»((citation de Jacques Lacan))

 

Le corps n'y est pas

c'est cela le soleil

la France

rassie

brûlée

au néon

colon

collant

ma peau

ma chair

ma fessée

ma voix

ma canicule organique

rompue de règle

du grand Ogre de Barbarie

écris

dans nos contes à dentelles

décousues

j'apaise les fibres verticales

l'immaîtrisée des salutations intersexuelles ci-jointes

horizontales

signées ci-contre

le sexe

oui le sexe

«je» est le sexe

«je» est le mâle

de la séduction massive 3D papier glacé

sur les seins lactoses

arrivez mes cordons

arrivez

à l'ombilic des limbes

où naît folie ménagère

branchée électrique

vinaigre et lait

coulé des flancs estuaires

à vos vestiaires non-mixte

et b'habillez vos crrrotte-creuv-crravate de Femme

car tu me nommes «fatale»

maquillée ou sans clown

les hanches mesurées au cannabis patronal

largue mon reflet natal

largue mes pattes en caoutchouc truqué

largue ma mémoire d'ancre

écrite avec des poils

noirs

durcis

humains

toujours des poils

partout des poils

la cire existentielle

L'Oréal

et saine

dans l’auréole

sous le bras

nous sommes les poilues du siècle

les barbes d' assises

la parole moine

monnayable

dans les édifices cul-culturels

cul de ci et cul de ça

je lève mon doigt en l'honneur du ciel habité

car où t’habite

si «elle» phallique

j'habite au ventre de l'humanité

la gestation de mes questionnements

coupés au scalpel de l'excision

mentale

CAR-MEN tu es une femme

 

Je suis venue

Ana jit

 

Des miettes dans ma poche encore trouée des miettes dans ma poche encore ma poche de miettes trouées dans ma poche encore des miettes

et du tabac froid entre mes doigts

j’ai bu à ton arôme

truffe enflure

d'un café off

offre les affres

fortes et frappe

des plus folles vapeurs

frôle à tous les cous

ses reliques de Gitane

sur les jerricans d’août

au goulot

la bouche moite du port

dehors la flasque saison

un passeport sans refrain

sans lieu ni sans date

parcourant les bras frais

d'une photo sans visage

 

«Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre
Wakha j'en ai marre

Qelbi li bghak a wa'adi
Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre»2

 

sur les reins

nuit de novembre

lèvres roides      

où passe ta chatte

rubiette

affluente

à la robe des rues

je t'ai quitté

Tanger

quitté

sans un ciel sali en poche

à l'humeur des pareils froids

miaulant l'absinthe des cloches

leur trophée d'acier

un passeport sans refrain

sans lieu ni sans date

parcourant les bras frais

d'une photo sans visage

«Wa loulid a loulid

ana jit ana jit

ana jit

j'en ai marre

 

Wakha j'en ai marre
Qelbi li bghak a wa'adi
Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre»((Chanson populaire du Maroc de Najat Aatabou))

 

Wahran/Oran

 

Wahran 

Oran

sur ton port des joies se portent

et les parlers se meuvent

dans un sobre parfum

les plastiques brûlés

et les costumes ranceux

font la loi à Belcourt

tandis que Les hadiths offrent à la promise un mariage sans égal

les cabarets  baladent la semence

au gré des incomprises

entre les soumises

et les jupes courtes

la barbe noire

et les savates

l'électricité

et les billets gris

les zéros n'en finissent plus

tes femmes aux cigarettes

le trottoir en guise d'autel

et tes hôtels en mine de paille

laissent sur nos lèvres

un baume des plus amers

Wahran

sur les filets du port

des hommes pleurent

ce qu'il  reste de l'été

des balafres algériennes

et des pieuvres entartrées.

 

écouter  Ma Vie dans le camion, de Siham Mehaimzi :

Présentation de l’auteur




Un bouquet de mots pour Judith Rodriguez

Le 16 février 2019 a lieu, à Melbourne, en Australie, un hommage à Judith Rodriguez, poète dont l'influence se mesure déjà au nombre des jeunes poètes qu'elle a soutenus et accompagnés, et qui y témoigneront leur attachement à cette figure de proue qu'elle était à sa façon, toujours en première ligne de tous les combats (elle a représenté pendant de très longues années le Penclub international d'Australie, par exemple) : militant pour la culture populaire, la défense de la culture aborigène, les droits des femmes,  la défense des immigrés et de ces clandestins arrivés par mer et rejetés dont elle parle dans Boat Voices...  L'ampleur de sa culture, internationale, l'originalité de sa vision de la poésie, méritent qu'elle soit connue aussi en France, ce à quoi nous nous appliquerons, en commençant par ce florilège composé de poèmes de Dominique HECQ((https://www.recoursaupoeme.fr/auteurs/dominique-hecq/)) (qui a colligé et traduit les textes australiens), Nathan CURNOW 

Judith Rodriguez au musée Chagall de Nice, 2016 ©photo mbp

 

Les Etoiles d'Utelle

Marilyne Bertoncini

pour Judith Rodriguez

 

Hier je l’ignorais encore
mais c’est dans tes yeux que j’ai vu
pour la première fois
les étoiles d’Utelle((* Dans les Alpes Maritimes, la chapelle de la Madonne d’Utelle, fondée vers l’an 850 par des pêcheurs espagnols, sauvés du naufrage par une étoile, aperçue dans la nuit et la tempête au sommet de la montagne, est un sanctuaire et lieu de pélerinage. On y trouve des fossiles de crinoïdes, en forme de minuscules étoiles à 5 branches, que la tradition considère comme des dons nocturnes de la Vierge.))

En les cherchant dans la poussière
Je l’ignorais encore
Mais c’était toi que je cherchais
Comme autrefois mes Antipodes

Frêles fossiles au creux des mains
Ces étoiles minuscules
sont ta main d’ombre que je tiens
Par-delà toutes les distances

C’est ta voix d’ombre dans le vent
Qui balaie le plateau d’Utelle
Et la chevelure des pins
Et la mer aperçue au loin

Je pense aux naufragés du Palapa((Judith Rodriguez est l’auteure d’une série de poèmes – Boat voices (en cours de traduction – publiés dans l’édition originale de The Feather Boy, éd. Puncher & Wattmann ) : elle y évoque le drame des réfugiés, refoulés des côtes australiennes – qui fait écho à bien d’autres drames, passés et présents.))

the shoal shining, eyes
beyond the margin’s predictable lives

Auxquels tu as donné ta voix
Comme à tant d’autres autour de toi

 

Ici c’est un naufrage aussi
Qui bâtit la chapelle
Où la Madone rendit sa voix
A la Demoiselle de Sospel

Et ces étoiles du fond des mers
Et des milliers de millénaires
Retrouvent ici dans la lumière
Leurs sœurs célestes qui pétillent

Dans le velours des nuits où brille
le souvenir de tes yeux noirs.

 

 

 

The Stars of Utelle

for Judith Rodriguez

 

I didn't know it at that time
but that's in your eyes I had seen
for the very first time
the stars of Utelle((in Utelle, in the south of France, tiny fossils are found near a chapel, built after mariners had survived a shipwreck,  and thought for centuries to be miraculous gifts from the Virgin.))

Searching for them in the dust
I still didn't know it
but it was you I was searching for
as I did once my Antipodes

Frail fossils in my hands
these tiny stars
are your shadow hand in mine
beyond any distance

And your shadow voice's in the wind
sweeping the highs of Utelle
the hairy pines
and the sea in the distance

I remember the shipwrecked of the Palapa

 

the shoal shining, eyes

beyond the margin’s predictable lives

 

to whom you had given your voice
as you did to many around you

Here a shipwreck similarly
built this chapel
where the Virgin gave her voice back
to the Damigel of Sospel

And these stars from the deepest sea
and from thousands of thousand years
meet back here in the light
their celestial glittering sisters

in the velvety nights where shines also
the memory of your black eyes.

©photo mbp

 

A Voice

Dominique Hecq

For Judith

 

Says nothing and everything where silence originates

Moonlight catches your shadow
walking closer to streams of dark
rivulets of light about to gel, broken winglets
ankle your shape

I ease my way into the night
all ears, grief a dummy stopping my mouth

And what do you write, you ask in another time

Apricots hang from your friend's tree
we argue about things poetical, political, heretical, fall
in a heap of white wine giggles

Apricots are little moons at dawn
we argue about the shape of words and sounds
most of all their libidinal, even illicit power

You chide me for using jargon

Thirty years later, I make apricot jam
poeming as I inhale the fruit’s aroma

I laugh at my affectation, a nod
in your direction
say nothing
everything, caught in echoes of your voice

 

 

Une voix

Pour Judith

 

Ne dit rien et dit tout au point d’origine du silence

Le clair de lune attrape ton ombre
qui se rapproche du ruissellement d’ombres
sources de lumière sur le point de gélifier, des ailettes cassées
assaillent ta silhouette aux chevilles

Je m’installe dans la nuit
oreilles pointées, le chagrin une tétine me clouant la bouche

Des abricots pendillent de l’arbre chez ton amie
nous débattons de choses poétiques, politiques, hérétiques, éclatons
d’un rire arrosé de vin blanc

Les abricots sont des petites lunes à l’aube
nous débattons de la forme des mots, de leurs sonorités
surtout de leur pouvoir libidinal, si pas illicite

Tu me reproches l’emploi de jargon

Trente ans plus tard, je fais de la confiture d’abricots
poèmant tout en respirant l’arôme des fruits

Je ris de mon affectation, un hochement de tête
vers toi
ne dis rien
dis tout, prise dans les échos de ta voix

 

*

Now

Nathan Curnow((Nathan Curnow is a lifeguard, poet and spoken word performer. His previous books include The Ghost Poetry Project, RADAR and The Apocalypse Awards. His first collection No Other Life But This was published in 2006 with the help of Judith Rodriguez’s keen eye and invaluable guidance.))  

I know you’re gone
but even now
the dumb surprise of grief

sometimes in a blackout
by candlelight
I’ll enter a room
and catch myself
turning the light switch on

©Judith Rodriguez, Carrying-a-candle-1978

Maintenant

 

Je sais que tu es partie
mais même maintenant
la sidération du chagrin
comme lors d'une panne d'électricité

avec une chandelle
entrer dans une pièce
et se surprendre
à vouloir allumer une lampe allumée

*

 

Poets

Amanda Anastasi((Amanda Anastasi is an Australian poet whose work has been published as locally as Melbourne’s Artist Lane walls to The Massachusetts Review. Her collections are ‘2012 and other poems’ and ‘The Silences' with Robbie Coburn (Eaglemont Press, 2016). She is a 2018 recipient of the Wheeler Centre Hot Desk Fellowship.))

We run our fingers
over the shell of humanity
feeling for the pulse of its mettle,
the rhythms of its prejudices,
the beat of its concord;
drunk on the beautiful, redefining
its boundaries - its height, its breadth,
its colours; worshipping a horizon’s
sweep and the vein of a leaf,
the collected light of a city
and the glisten in an eye;
capturing a moment
in the universe
and the universe
in a moment.

Poètes

 

Nous passons le doigt
sur la coque de l’humanité
prenant le pouls de son courage,
les rythmes de ses préjugés,
la mesure de son harmonie;
saoulés de beauté – sa grandeur, sa largesse,
ses couleurs; adorant l’arc
d’un horizon et la veine d’une feuille,
la lumière réfractée d’une ville
et l’éclat d’un regard;
capturant un instant
dans l’univers
et l’univers
dans un instant.

*

 

Crossing

Alex Skovron((Alex Skovron is the author of six poetry collections, a prose novella and a book of short stories, The Man who Took to his Bed (2017). His latest volume of poetry, Towards the Equator: New & Selected Poems (2014), was shortlisted in the Prime Minister’s Literary Awards. He lives in Melbourne.))

for Judith Rodriguez

 

They are tramping past my house,
I can see them out the corner of my eye,
the one I keep open when the sunlight dazzles.

They barely glance in my direction
as they follow at a steady, deliberate pace,
crossing the street while impatient traffic idles.

I’ve seen them many times, many places,
yet always they appear the same: weary, guarded
or discomposed, striding on regardless.

What do they harbour in those backpacks,
those cardboard suitcases, their corners battered,
faded labels half-torn or peeling?

Where do they trudge to, their knuckles clasped
around bony handles, or clutching
the lapels of shabby overcoats?

If one of them should uplift a weathered brow
and turn to glimpse the window I inhabit,
she swiftly looks away, in reprimand.

This morning, squinting against the sun,
I ventured out, thinking I might confront them:
they walked right past, as if I wasn’t there.

I ran inside to hide among mirrors and folders,
waiting for their footsteps to recede,
unsettled by the certainty of their return.

 

Traverse

 

pour Judith Rodriguez

 

Ils dépassent ma maison d’un pas lourd,
je les vois tous et toutes du coin de l’oeil,
celui que je garde ouvert contre le soleil éblouissant.

C’est à peine s’ils m’adressent un regard
lorsque d’un pas mesuré et délibéré ils
traversent la rue, le trafic impatient au ralenti.

Je les ai souvent vus, un peu partout,
toujours semblables à eux-mêmes: las, furtifs
ou décomposés, allant de l’avant, imperturbables.

Mais que recèlent-ils donc dans ces sacs à dos,
ces valises de carton aux coins cabossés,
étiquettes estompées, mi-déchirées ou pelées?

Mais où se traînent-ils donc, phalanges serrées
sur de maigres poignets, ou agrippées
aux revers de manteaux râpés?

Si l’une d'entre eux lève son front ridé
balayant des yeux la fenêtre où j’habite,
elle s’empresse de détourner le regard.

Ce matin, les yeux plissés contre le soleil,
je suis sorti, avec l’intention de les aborder:
ils ont poursuivi leur chemin, comme si je n’existais pas.

J’ai filé me cacher dans mes miroirs et mes classeurs,
attendant que leurs pas s’amenuisent,
ébranlé par la certitude de leur retour.

 

*

©photo mbp

Sur le balcon que tu aimais

Marilyne Bertoncini

pour Judith

Sur le balcon que tu aimais

nous tenons allumée une petite flamme, afin qu’elle t’accompagne dans le froid de ton
long voyage infiniment nocturne
vers les étoiles. 

Le jour, c’est un petit clou trouant la pénombre presque phosphorescente de la fougère arborescente.
Le soir, sa couleur chaude irradie d’or et de turquoise le front assombri de la plante de Tasmanie.

Ce midi, une fauvette est venue visiter les feuilles dentelées de la fougère des antipodes –
peut-être ne l’aurions-nous pas vue si, voletant autour de la flamme, son ombre dansante n’avait attiré notre regard.
Elle a sauté de feuille en feuille, jusqu’à la crosse la plus jeune,
puis a disparu dans l’azur,
de l’autre côté du balcon,
dans l’infini de l’outre-monde.

On the balcony you loved

traduction de l'autrice

for Judith

 

On the balcony you loved
we lit the flame of a candle, to keep you company in the cold of your long and dark endless voyage
towards the stars.

By day, it’s just a nail piercing the phosporescent shadow of the tree fern.
By evening, its warm color radiates gold and turquoise on the darker forehead of the Tasmanian plant.

 

At midday, a warbler visited the indented leaves of the fern from the Antipodes –
we might not have seen it if, fluttering around the flame, its dancing shadow hadn’t caught our attention.
It sprung from leaf to leaf, up to  the youngest fiddlehead green,
then disappeared in the deep blue,
the other side of the balcony,
in the infinity of the outer-world.

 

*

 

A Tribute to Judith Rodriguez

By Amanda Anastasi

 

It is with much sadness, fondness and celebration that we recognise the passing of our poet and friend, Judith Rodriguez. She leaves behind a legacy of prolific and memorable poems. Her poetry collections include (among many others) Water Life, Shadow on Glass, Mudcrab at Gambaro’s, Witch Heart, The Hanging of Minnie Thwaits and (shortly before her death) The Feather Boy and other poems. She was the poetry editor of Meanjin for a time and also for Penguin Australia, and a recipient of the OAM for services to literature, in addition to many other honours. As well as her extensive literary achievements, she was a social justice campaigner and advocate and was involved with PEN International across three decades, fighting for freedom of expression and promoting intellectual cooperation between writers globally.

As a teacher, Judith taught writing at the CAE and previously at Latrobe University and also at Deakin University for 14 years. This was where I came in contact with her, as a first-year Professional Writing and Editing student. I still recall her insistence that all students keep a writing journal to jot down our daily thoughts, ideas and musings. I remember entering Judith’s office as a nervous 18-year-old for the end-of-semester journal showing, which she said would be a brief check to see that we were maintaining our daily writings. Upon handing my notebook to her, she proceeded to intensely read it from cover to cover over a period of 15 minutes while I stood there watching. I remembered thinking “why does she – why would she - find my thoughts and notations of interest?” It was my first glimpse of the lady’s curious mind and deep interest in other people’s thoughts and ideas. Many, many years later I encountered her again on the Melbourne poetry scene. Upon asking her to look over my first poetry collection ‘2012 and other poems’ (expecting a polite no), she gladly and readily obliged and her written testimonial graces the back cover of both editions.

Judith was not merely a teacher, she was a mentor and a supporter of emerging poets throughout her life. She saw the potential in everyone, no matter their writing style or level of ability. This poetry caper was never just about her. Rather, it was concerned with a larger, collective practice of poetry, artistic expression and craftmanship. She was a person who was confident in her abilities and doggedly focused, though without the egotism. Her natural, deep interest in the world around her preserved that humility, hands-on helpfulness and down-to-earth humour that was so very particular to her. Judith was a listener and a creative enabler. She fully utilised her time onstage and the various platforms she had been given, but viewed the platform as a thing to be shared.

Judith’s poetic output was above and beyond any label that one could possibly place on it. One wouldn’t even think of calling her “a female poet” but, rather, an “Australian poet” or “a poet”. She was simply one of our greatest wordsmiths and teachers of poetry, and a respected academic and vocal human rights activist. Her mastery of words and stoical objective to preserve free speech and diverse voices made her universally respected. What she left behind in the poems and the poets she taught means that she will be always with us. Myself and so many others who came into contact with Judith will hold the memory of her in our hearts always, as a great example of what and how we could someday be.

 

Hommage à Judith Rodriguez

 

C’est avec beaucoup de tristesse, d’amitié et de révérence que nous assumons le décès de Judith Rodriguez, chère poète et amie. Elle nous lègue un héritage de poèmes à la fois prolifique et mémorable. Parmi ses nombreux receuils de poésie, nous retenons Water Life, Shadow on Glass, Mudcrab at Gambaro’s, Witch Heart, The Hanging of Minnie Thwaits et (peu avant sa mort) The Feather Boy and other poems. Elle fut éditeur chez Meanjin et aussi, brièvement, chez Penguin Australia. Elle fut aussi récipiendaire de la médaille d’honeur de l’Ordre d’Australie pour services rendus à la literature. En plus de ses accomplissements littéraires, elle milita avec ardeur pour la justice sociale dans le cadre de PEN International durant trois décennies, défendant férocement la liberté d’expression et encourageant la coopération intellectuelle entre écrivains à l’échelle globale.

En tant qu’enseignante, Judith exerça au Conseil d’éducation pour adultes (CAE) ainsi qu’à La Trobe University et Deakin University, où elle enseigna pendant quatorze ans. C’est là que je l’ai rencontrée quand j’étais étudiante en première année dans la section Ecriture Professionnelle et Edition. Je me souviens encore combine elle exigeait que nous prenions note de nos menues pensées, idées et réflexions quotidiennement dans un journal. Je me souviens lui avoir montré mon journal en fin de semestre cette année là pour qu’elle vérifie que j’avais respecté la consigne. J’avais dix-huit ans et j’étais nerveuse. Elle a pris mon journal et elle s’et immédiatement plongée dedans. Il lui a fallu quinze minutes pour couvrir le tout. Je la regardais et je me souviens m’être demandé pourquoi trouve-t-elle –pourquoi trouverait-elle –mes pensées et mes annotations intéressantes. C’était la première fois que je voyais à l’oeuvre l’esprit bizarre de la femme et l’intérêt qu’elle portait à autrui. Bien plus tard, je l’ai revue sur la scène de poésie à Melbourne. Lorsque je lui ai demandé si elle voulait bien lire mon premier receuil, 2012 et autre poèmes (m’attendant à une réponse negative), elle s’est empressée d’accepter. Elle a même rédigé une note de lecture pour la quatrième de couverture.

Judith n’était pas seulement une enseignante, elle prenait son rôle de mentor auprès de jeunes poètes très au sérieux, et cela tout au long de sa vie. Elle percevait un potentiel chez chacun de nous indépendemment du style et de la qualité de l’écriture. Ces cabrioles poétiques ne concernaient pas seulement sa personne. Elles témoignaient plutôt d’un désir de faire de la poésie une activité collective dont la raison première et fondamentale était l’intégrité artistique. Elle était quelqu’un qui avait confiance en ses capacités et elle avait une grande faculté de concentration; certes, sans l’égotisme. Une profonde curiosité envers le monde qui l’entourait préserva son humilité, serviabilité et son humour pragmatique si particulier. Judith avait le don d’écouter et d’encourager la créativité. Elle utilisait pleinement le temps qui lui était octroyé sur scène, mais elle considérait la scène comme une plate-forme à partager.

L’oeuvre poétique de Judith est imperméable à toute etiquette dont on voudrait l’affubler. Il serait même impensable de l’appeler ‘une femme poète’, mais bien au contraire, ‘un poète Australien’ ou ‘un poète’. Elle était tout simplement l’un de nos meilleurs wordsmiths, professeurs de poésie, universitaires respectés et activistes pour les droits de l’homme. Sa maîtrise de la langue et son objectif stoique de préserver la liberté d’expression lui ont valu un respect universel. Ce qu’elle a transmis dans ses poèmes et aux poétes qu’elle a formés signifie qu’elle restera toujours parmi nous. Comme tant d’autres poètes qui ont connu Judith, je garderai son souvenir dans mon Coeur en guise d’exemple de ce que nour pourrions un jour devenir.

 

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Elisa Pellacani : Book Secret, Book Seeds & autres trésors

C’est de véritables trésors à plus d'un titre que nous allons parler ici, en découvrant la série de livres que nous présentons. Ils sont beaux, pour commencer – abondamment illustrés : ils reproduisent, comme les catalogues qu'ils sont également, les œuvres exposées lors des différentes manifestations internationales organisées par Elisa Pellacani, à Barcelone et à Reggio Emilia, où sont présentés des « livres d'artistes ». Le plus récent  Book Secret, correspond à l'exposition de Barcelone en avril 2018,  dont j'ai vu la manifestation jumelle en Italie, en septembre de la même année,  dans le fastueux décor du Museo Civico de Reggio Emilia, où la salle des antiquités accueillait, comme un écrin prestigieux, ces créations précieuses.

Ils sont beaux aussi parce que leur construction en elle-même est un projet de parcours ludique, qui implique le lecteur dès la couverture :

celui de 2018 couvre à demi la très belle illustration de couverture sous une jaquette percée d'un médaillon qui la cache/révéle. On y lit une silhouette noire d’enfant/fœtus encore enroulé dans une spirale bleue, d’où surgissent aussi des représentants vivement colorés du monde animal et végétal.

J 'ai sous la main  Book seeds  - livre double de 2015 - qui se lit tête-bêche, ainsi que l'indique un mode d'emploi : chaque article est accompagné d'un renvoi à l'autre côté, reliant ainsi artistes/oeuvres exposées et techniques de fabrication, dans un parcours labyrinthique multipliant les possibles entrées dans ce qui devient – comme ce qu'il présente – un objet-livre-d'artiste – évoquant le labyrinthe de Borges, auteur cité au début du volume le plus récent, et qui nous amène à ajouter la citation suivante à la construction de l’ensemble, tant ces livres-catalogues dressent la possibilité de multi-univers :

 

"Qu’est-ce qu’un livre si nous ne l’ouvrons pas ? Un simple cube de papier et de cuir avec des feuilles ; mais si nous le lisons, il se passe quelque chose d’étrange, je crois qu’il change à chaque fois.

 

Chaque couverture apporte, par un détail, une information originale sur le contenu et constitue une proposition éditoriale séduisante : un œuf d'or (clin d’oeil au nombre d’or ?) sur la couverture de The New Book  (2012), un autre – Black out book, qui propose avec humour de « fare libri al buio, senza elettricità » - est quant à lui couvert par  une  illustration qui s'illumine de toute sa phosphorescence dans la nuit... Chacun est une vraie réussite artistique.

Book Secret, il libro d’artista, un mistero, édition trilingue, anglais, catalan, italien, Consulta Libri e progetti, 248 p. 25 euros. (edizioniconsulta@virgilio.it)

Book Seeds, small but powerful, édition trilingue, anglais, catalan, italien, Consulta Libri e progetti 2 x 224 p. 30 euros

Ces livres sont aussi riches de contenu : plusieurs illustrations de chaque œuvre présentée, fiche détaillée sur les artistes – qu'on soit ou non concerné par la création de livres d'artiste, on le devient à feuilleter ces ouvrages, tant les propositions poétiques sont variées. Et ceci d'autant plus facilement que chaque livre offre de façon détaillée diverses façons de procéder : pliages, découpages, collages, reliures, utilisation de matériaux divers... les auteurs dévoilent leurs techniques (la deuxième partie de Book Secrets s'intitule « NO SECRET ») à renfort de schémas ou de photos explicites.

A bien considérer l'ensemble, le projet éditorial d'Elisa Pellacani s'apparente beaucoup – avec humilité, avec ténacité, mais aussi beaucoup d'originalité - à celui  que fut l'Encyclopédie des Lumières dans le temps troublé qui précéda la Révolution : rassembler des connaissances et des techniques pour donner aux citoyens des outils de libération.

En effet, dans le domaine qu'elle investit, elle apporte à une communauté de lecteurs-citoyens la possibilité de découvrir l'art ET celle de créer eux-mêmes – comme elle le fait au cours des ateliers de création organisés  avec des publics différents, parfois en difficulté de handicap. C'est un projet profondément POETIQUE, à tout point de vue, et particulièrement si l'on se réfère à l'étymologie exacte du mot, ce  poiên qui désigne l'acte de fabrication, de création.

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Il s'agit, dans les livres d'Elisa Pellacani - comme dans toute son activité artistique -  d'une poésie qui puise à la source première de l’énigme et de la création : les séquences du « livre » de l'ADN lui-même (la spirale d’azur intriguant en couverture du livre), et son secret porteur de toute vie, reliant le particulier de chaque individu à l’universel, et à tous les possibles, comme peut le faire l’œuvre artistique, ainsi qu'elle le suggère dans la préface au dernier livre (toutes les préfaces de l'artiste méritent d'être lues - les livres sont plurilingues, chacun s'exprimant en son propre idiome – avec une traduction pour les lecteurs anglo, italo- ou hispanophones).

C'était aussi le propos des poèmes de Philip Diehn, « The Remaining Book », dans le volume  Book Seeds , illustrés de la photo d'un livre d'Elisa Pellacani, niché dans une noix d'argent (œuvre de 2015, qui sert aussi d'affiche à l'une des nombreuses manifestations de diffusion qu'organise Elisa Pellacani, en l'occurence l'exposition Donne che fanno libri), auxquels font écho, de l'autre côté du livre, l'article et les photos de Gwen Diehn, autour de la création de livres-graines avec l'invitation de nous y mettre aussi...

 

La quatrième de couverture de Book Secret cite un extrait de la Lettre à un jeune poète, d'Heinrich Heine, traduit dans les 3 langues du livre et que je re-propose ici en français, en guise de conclusion, et d'appel aux lecteurs à se procurer ces livres-à-rêver, et peut-être à-fabriquer, aussi, tant ils inspirent de désir de faire, et ressemblent à de petits manuels pour guider les premiers gestes créateurs :

 

"Je vous prie d'être patient avec tout ce qui dans votre cœur est encore irrésolu, et de tenter d'aimer les questions elles-mêmes comme des pièces closes et comme des livres écrits dans une langue fort étrangère. Ne cherchez pas pour l'instant des réponses, qui ne sauraient vous être données : car vous ne seriez pas en mesure de les vivre. 




Portrait du poète en comédien : Hommage à Yves GASC

Yves Gasc est décédé jeudi 22 novembre 2018, à l’âge de 88 ans. Le comédien était immense, tout comme le metteur en scène. Le poète était à l’assaut de son propre donjon, comme l’a écrit Jean Breton, avec une vibration de cristal que rend un cœur authentique, qui résonne dans tous ses poèmes. Yves était enfin et surtout un très grand ami. Son dernier enregistrement, son ultime participation aux Hommes sans Épaules, aura été le livre–CD (avec les voix d’Yves Gasc, de Janine Magnan et de Philippe Valmont), Drôles de rires, Aphorismes, contes et fables, une anthologie de l’humour  de Alain Breton et Sébastien Colmagro. Retour sur l’itinéraire d’Yves Gasc.

La vocation de comédien se manifeste très tôt chez Yves Gasc (né le 21 mai 1930), encore proche de l’adolescence, lorsqu’il intègre le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, dans les classes de Jean Yonnel et Georges Le Roy. Il débute en 1950, changé en philosophe de L’Île de la raison de Marivaux, avec la compagnie l’Équipe. Trois ans plus tard, il adapte pour la scène, Le Cahier bleu, d’André Billy, puis en 57, gageure réussie, Mon Faust de Paul Valéry, qu’il joue avec Emmanuelle Riva, au théâtre Gramont. C’est ensuite, en 61,une autre tentative audacieuse : l’adaptation scénique des Vagues de Virginia Woolf, promesse à risque certes, mais enlevée du jeune Gasc. À l’âge de vingt-trois ans, Yves Gasc est engagé au Théâtre national populaire, en 1953, par Jean Vilar, qui le nomme par la suite responsable des soirées ou matinées poétiques et littéraires du Théâtre national de Chaillot, au Festival d’Avignon et en tournée. 

Plus tard, dans son premier livre de poèmes, L’Instable et l’instant (1974), Yves Gasc écrira le « Tombeau de Jean Vilar», pour lequel il nourrissait une forte amitié, admiration et reconnaissance : Homme tout droit comme une épée – Épée debout dans la terre – Beaucoup d’amour pas de prière – Un regard dur comme la pierre – Les yeux tournés vers le futur.

Yves Gasc se frotte à nouveau à la mise en scène et collabore fréquemment avec Laurent Terzieff. Il reste dix ans au TNP et y interprète : Ruy Blasde Victor Hugo, mise en scène Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot ; Lorenzacciod'Alfred de Musset, mise en scène de Gérard Philipe ; Macbethde William Shakespeare, TNP Festival d’Avignon ; L’Étourdi de Molière, mise en scène de Daniel Sorano, TNP Théâtre Montansier ; Les Femmes savantesde Molière ; Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; L’Avare de Molière ; Le Malade imaginaire de Molière, mise en scène de Daniel Sorano, TNP Théâtre de Chaillot ; Henri IV de Luigi Pirandello, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon; Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; Ubu roi d’Alfred Jarry, TNP Théâtre de Chaillot ; L’École des femmes de Molière, mise en scène de Georges Wilson, TNP Théâtre de Chaillot ; Œdipe d’André Gide, mise en scène de Jean Vilar, TNP, Festival de Bordeaux ; Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; La Mort de Danton de Georg Büchner, mise en scène de Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot ; La Fête du cordonnier de Michel Vinaver d’après Thomas Dekker, mise en scène de Georges Wilson, TNP Théâtre de Chaillot ;Mère Courage  de Bertolt Brecht, mise en scène de Jean Vilar, TNP Festival d’Avignon ; Les Précieuses ridicules de Molière, mise en scène d’Yves Gasc, TNP Théâtre de Chaillot ; Erik XIV d’August Strindberg, mise en scène de Jean Vilar, TNP Théâtre de Chaillot, Festival   d'Avignon ; Polyeucte de Corneille, mise en scène de Jean- François Rémi, Théâtre de l'Alliance française ; L’École de dressage de Francis Beaumont et John Fletcher, mise en scène d’Yves Gasc, Théâtre Récamier ; Dieu, empereur et paysan de Julius Hay, mise en scène de Georges Wilson, TNP Festival d’Avignon...

 

En 1961, il fonde une jeune compagnie et obtient avec La place royale de Corneille, jamais jouée depuis sa création en 1636, le prix de la mise en scène au Concours du Jeune Théâtre et le prix du Masque et la Plume pour la meilleure reprise classique de l’année. Puis après une longue tournée autour du monde avec Tartuffe de Molière, qu’il réalise et dont il interprète le rôle-titre, il entame une collaboration de plusieurs années avec Laurent Terzieff et joue Zoo story d’Edward Albee, Les Amis d’Arnold Wesker, Richard II de Shakespeare, avec Laurent Terzieff à l’Atelier, Le roi Lear, avec Jean Marais au théâtre antique de Vaison-la-Romaine, etc. Yves Gasc fait partie de la Compagnie Renaud-Barrault entre 1973 et 1977, y joue entre autres, l’Explicateur dans Christophe Colomb et le Roi dans la dernière journée du Soulier de satin de Paul Claudel, mais aussi Colin Higgins (Harold et Maud), Villiers de l’Isle Adam, Restif de la Bretonne...Yves Gasc comédien, c’est, comme l’a écrit Henri Rode : l’art du mentir-vrai. Yves ne cesse d’obéir au besoin, à la fièvre d’être toujours soi à travers même les personnages les plus imprévus. Yves Gasc écrit lui-même : « Dans le comédien demeure toujours un homme à la recherche de son identité. Il espère la retrouver à chaque nouveau rôle et s’épuise dans cette poursuite comme un mystique en quête de l’absolu ».

 

Yves Gasc et Laurent Terzieff en 1969 dans
Zoo Story de Edward Albee, au Théâtre du
Vieux Colombier.

En 1978, il est engagé par Pierre Dux à la Comédie- Française, dont il est nommé Sociétaire (il est le 470e sociétaire) quatre ans plus tard. Il travaille sous la direction de metteurs en scène aussi divers que J.-P. Roussilon, J.- Luc Boutté, J. Lassalle, J.-P. Vincent, G. Lavaudant, Jean- Louis Benoît, Roger Planchon...À la Comédie-Française, il anime ou interprète seul de nombreuses soirées littéraires et poétiques. il interprète le répertoire classique et contemporain, jouant entre autres dans : Mystère bouffe et fabulages de Dario Fo ; Oh les beaux jours de Samuel Beckett ; Dom Juan de Molière ; Les Trois Sœurs de Tchekhov ; La Folle de Chaillot de Jean Giraudoux ; Médée d’Euripide ; Marie Tudor de Victor Hugo ; L’École des femmes de Molière ; La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux  ; Le Balcon de Jean Genet ; Le Bourgeois gentilhomme de Molière ; Dialogues des carmélites de Georges Bernanos  ; Un mari d’Italo Svevo ; Antigone de Sophocle ; Caligula d’Albert Camus ; Le Faiseur d’Honoré de Balzac ; Occupe-toi d’Amélie de Georges Feydeau ; Moi d’Eugène Labiche ; Cinna de Corneille ; Le Mariage de Witold Gombrowicz ; Opéra savon de Magnin...Il met en scène à la Comédie-Française : Le Montreur d’Andrée Chedid ; Paralchimie de Robert Pinget, Le jour où Mary Shelley rencontra Charlotte Brontë d’Eduardo Manet ; Le Triomphe de l’amour de Marivaux ; Le Pain de ménage et Le Plaisir de rompre de Jules Renard ; Turcaret d’Alain- René Lesage ; Le Châle de David Mamet ; Le Fauteuil à bascule et L’Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune de Jean-Claude Brisville...Il quitte la troupe en décembre 1997 et est nommé Sociétaire Honoraire en janvier 1998, ce qui lui permet de rejouer à la Comédie-Française quand on le lui demande, mais aussi dans le Théâtre privé. On le verra par la suite dans le rôle du Trissotin des Femmes savantes, mis en scène par Simon Eine, (1998), le bossu dans Amorphe d’Ottenburg, de Jean Claude Grumberg, mis en scène par Jean Michel Ribes (1999), l’Ivrogne excentrique et grotesque, lançant ses billevesées et invectives à travers la dictature dans Le Mariage, de Gombrowicz, mis en scène par Jacques Rosner (2001), Salle Richelieu, en mère abusive, aux sentiments bourgeois fabriqués, de Jacques ou la soumission d’Eugène Ionesco ; dans les rôles de Stépane, domestique de Kapilotadov, et Pépev, marchand, dans Le Mariage, de Nikolaï Gogol, en 2010. Dans le privé, Yves Gasc a joué entre autres, Lord Augustus dans L’Éventail de Lady Windermere, d’Oscar Wilde, adapté par Pierre Laville ; le Juge dans Dix petits nègres, mis en scène par Bernard Murat ; Oh les beaux jours, de Beckett (Willie), mis en scène par Frédéric Wiseman au Vieux colombier et le Juge dans Romance, de David Mamet, adaptée et mise en scène par Pierre Laville au théâtre Tristan Bernard ; en 2006/07, dans L’importance d’être constant, d’Oscar Wilde, mise en scène par Pierre Laville, au Théâtre Antoine ; en 2009, dans Philadelphia story, mise en scène par Pierre Laville, au Théâtre Antoine ; en 2013, avec Guillaume Gallienne, dans Oblomov, la pièce que Volodia Serre a tiré du roman d'Ivan Aleksandrovitch Gontcharov ; en 2014, dans La Visite de la vieille dame, pièce de Friedrich Dürrenmatt, mise en scène de Christophe Lidon.

 

Yves Gasc en 1986, dans Le Balcon, de Jean
Genet. Photo : Despatin & Gobeli.

Parallèlement, au cinéma, Yves Gasc a joué dans six films, dont : 1976 : Des journées entières dans les arbres (1976) de Marguerite Duras ; Beau-père (1980) de Bertrand Tavernier ou Tous les matins du monde (1991)d’Alain Corneau. Pour la télévision, Yves Gasc a joué dans près de trente téléfilms, dont : Maupassant ou le procès d’un valet de chambre (1972) de Jean Pierre Marchand ; La Dernière carte ou la main de l’aube (1974) de Maurice Cravenne ; Les Poètes (1974) de Jean Pierre Prévost ; La Grande peur de 1789 (1974) de Michel Favart ; Le Front populaire (1976), de Claude Santelli ; L’Embrume (1979) de Josée Dayan ; Jacques le fataliste (1983) de Claude Santelli ou René Bousquet (2006) de Laurent Heynemann. 

De la Comédie-Française au théâtre privé, Yves Gasc a continué à mener sa carrière avec passion ; une passion qu’il ne conçoit pas sans poésie et à propos de laquelle il donnera un précieux « bréviaire » : Comme dans un miroir, conseils au jeune comédien (1983) ; car Yves Gasc est un poète. Il n’y a aucune contradiction entre le comédien et le poète. L’un s’est toujours nourri de l’autre et vice versa. Une chose est certaine, c’est qu’il soit sur scène ou dans la solitude du poète, Gasc n’a jamais triché. L’art du comédien est unanimement reconnu. Celui du poète le mérite tout autant. C’est en parallèle de cette très prenante carrière d’homme de théâtre, qu’Yves Gasc élève discrètement mais sûrement, une œuvre poétique singulière.

L’Instable et l’instant (1974) et Infimes débris (1980), sont les deux premiers jalons, au sein desquels le poète affirme la communion de la poésie et du lyrisme. D’emblée, l’inspiration ; Yves la puise au cœur même de la vie, de la poésie vécue, y compris charnellement, oniriquement : Je pense à ce corps ainsi qu’à une fête de l’âme – Sorti des remous de la mer comme un désir vivant. Suivra Donjon de soi-même (1985), premier recueil réellement abouti, dans lequel, à l’assaut de son propre donjon, si loin de lui-même, le poète rencontre la solitude et l’amour, comme le poète Jean Breton, qui est également son éditeur, l’écrit.

Il y a qu’Yves Gasc est lié à notre mouvance de la Poésie pour vivre depuis fort longtemps, étant l’ami de deux poètes importants du groupe des Hommes sans Épaules ; Henri Rode, tout d’abord, qui fut l’aîné de trois générations d’Hommes sans Épaules, et Patrice Cauda. C’est d’ailleurs par Henri, que j’ai rencontré Yves en 1993. Nous sommes devenus amis. J’admirais son immense talent de comédien, sa présence vraie sur scène et sa grande humilité aussi ; tout ce qu’il était également dans la vie comme dans son poème. Un ami fraternel, attentif et bienveillant. Nous nous écrivions, mais ce que je préférais, c’était bien sûr d’aller le voir jouer, Salle Richelieu, puis de le retrouver dans sa loge au Français, après le spectacle. La soirée finissait ensuite devant quelques bocks de bière dans des discussions à bâtons rompus. Parfois l’on pouvait croiser l’incomparable et extraordinaire et sympathique Jean-Pierre Marielle, la magnifique et fidèle Catherine Samie, le ténébreux et très secret Michael Lonsdale, Macha Méril la pétillante foudre de la vie, vodka en tête et bien d’autres comédiens. Yves Gasc, si discret sur lui-même et sur son travail ((Notre ami Henri Rode a bien raison d’écrire : « Yves Gasc, tant par l’écriture que sur les planches, n’a pas fini de nous séduire, en dépit même de la qualité qu’il place au plus haut niveau : la discrétion. »)), était considéré comme une sommité dans le milieu du théâtre, tant par les comédien(ne)s chevronné(e)s que par les débutants, les régisseurs...

Pour nous, Les Hommes sans Épaules, Yves était plus qu’un ami. Il était des nôtres, toujours présent et disponible pour participer à une lecture ou à un projet, qu’il soit ambitieux ou modeste par rapport à sa stature dont il ne jouait jamais. Des présences, mais aussi des absences liées à une tournée théâtrale, une répétition ou un moment de désespoir. Il vivait alors retranché en lui-même et retiré dans sa maison familiale dans le hameau de Château-Guillaume, rattaché à Lignac, dans l’Indre, à une cinquantaine de kilomètres de Châteauroux. Le hameau, ce qui n’était pas pour déplaire à Yves, tire son nom du constructeur de son imposant château, construit entre 1087 et 1112, Guillaume IX, le « duc Troubadour », chantre de l’amour courtois : Ferai chansonnette nouvelle - Avant qu'il vente, pleuve ou gèle - Madame m'éprouve, tente - De savoir combien je l'aime ; - Mais elle a beau chercher querelle, - Je ne renoncerai pas à son lien. Il y a aussi, que boulimique de travail et de projets, Yves Gasc était souvent en état de surmenage, voire d’épuisement (« La Comédie- Française est dévoreuse de temps et d’âme ! », in lettre du 1er mars 1996), comme en témoigne cet extrait, d’une lettre qu’il m’adressa en date du 28 août 2005 : « Je vous écris de la campagne où je prends quelques repos après deux années de travail intensif : j’ai joué 350 fois Les dix petits nègres d’Agatha Christie, neuf mois à Paris, six en tournée. Le spectacle, et le rôle, étaient si lourds, si épuisants à tenir que je me suis terré dans le silence, que la mort d’Henri n’a fait qu’appesantir. Je ne suis même pas allé au Maroc cette année, car je me sentais détaché de tout, incapable de porter, de communiquer avec personne. De plus – est-ce la fatigue, un léger état dépressif ? – toute source poétique semble en moi tarie, comme si je n’avais plus rien à dire. Rien ne m’inspire, tout m’éloigne de tout. » Dans cette lettre, Yves fait allusion à la disparition de notre cher Henri Rode, le 19 avril 2004, à l’âge de quatre-vingts ans ; et aussi au Maroc, pays qui comptait beaucoup pour lui. Il s’y rendait tous les ans et avait acheté une maison à Asilah, ville située sur la côte atlantique du Maroc, à quarante kilomètres au sud de Tanger. Yves avait pu ainsi m’écrire, en date du 14 juillet 2000 : « Plus que deux représentations des Femmes savantes et je partirai pour Angers où nous allons recréer Cinna de Corneille, avant de m’envoler, avec les ailes les plus légères qui soient, pour mon cher Maroc. » Si Yves Gasc est « partout ailleurs » ; il n’est « jamais loin d’ici.

Il y a que Yves, dans sa vie, comme dans son poème, ne s’habitue pas à cette machine debout, hésitante, parfois lâche, toute bourrée d’organes – O mes mots - Guérissez – Mes maux. Occasion de vanter les charmes de la mémoire secrète, presque toujours dans des décors de ville.

Yves Gasc en 2013, avec Guillaume
Galienne, dans Oblomov.

Vue d’Asilah (Maroc) et deux peintures
murales du centre-ville. Photographies
d’Yves Gasc (1999/2000). D. R.

Yves Gasc en 2014, dans La Visite de la vieille dame,
de Friedrich Dürrenmatt. Photo Mirco Magliocca.

Mais, poursuit Jean Breton, à propos de Donjon de soi-même((Le titre provient d’un vers du poète anglais John Milton : La plus dure des prisons : le donjon de soi-même.)), le poète évoque aussi la Nuit comme la seule patrie libre, celle du sommeil et des songes, et les nuits des « corps sans noms » où « caresser les fruits de fortune », ou l’être élu par le solitaire. Cela va jusqu’au rêve de fusion totale dans l’ultime étreinte. Ici, la quête d’amour se corse d’une aventure intérieure, d’une recherche de sa propre identité. Mais en même temps, le plaisir fait fête, agite et insulte le funèbre : désir d’être nu « devant la mort promise ». Jean Breton note qu’Yves Gasc reste « en arrière-fond une sorte de « classique » épuré. » Le poète, écrivain et critique Robert Sabatier écrit, quant à lui : « Si le poème est nouveau, la structure est d’un classicisme atténué, l’assonance apportant sa plus douce musique. Ils’agit d’interrogations, d’émotions à l’état brut et l’on devine l’homme dans chaque poème. C’est fortement ressenti et communiqué.» Plus tard, Robert Sabatier ajoutera : « À la rencontre de la solitude, de la nuit des songes, de son identité, interrogeant son devenir comme sa mémoire, Yves Gasc cherche dans sa propre prison des raisons de vivre malgré la peur du temps qui court et entraîne vers la mort.» À propos de cette notion de « classique », qui l’agaçait quelque peu, Yves put m’écrire, en date du 11 septembre 1966 : « Si à chaque nouveau recueil, je me sens comme un débutant, grâce à une lecture aussi fraternelle que la vôtre, si intimement liée à mes fibres charnelles, quoique nous ne partagions pas sur ce plan les mêmes goûts, j’ai le courage de continuer à m’exprimer, à sortir de moi tout ce que le théâtre ne m’a pas permis et presque interdit de dire. J’apprécie particulièrement que vous me jugiez iconoclaste. C’est si vrai, alors même que l’étiquette de « classique » m’a été si souvent collée sur le visage (idem au théâtre). Bref, je vous remercie de tout cœur de m’avoir si bien compris et si bien lu. Lettres et articles ont été les rayons de soleil dont j’avais besoin en retrouvant Paris, le travail et l’angoisse du quotidien. » En fait, pour Yves Gasc, le « moderne » n’est pas lié à une mode langagière, mais à une qualité de secret qu’on laisse entrevoir. Cette vibration de cristal que rend un cœur authentique résonne ici : Et mes rêves figurent partout ma naissance – Et l’aube me dépose au rivage nouveau. L’écriture d’Yves Gasc est limpide, ses images soigneusement ciselées nous portent, en nous-mêmes, au cœur de l’être : Corps sans nom dans mes nuits de misère –Dans mes nuits de hasard vous brillez inconnus.

Après avoir donné Donjon de soi-même, Yves Gasc éprouva le besoin de revenir à un genre qu’il affectionnait particulièrement, le haïku(( Le haïku est un court poème, né au Japon à la fin du XVIIe siècle. En Occident, il s’écrit principalement sur trois lignes selon le rythme court / long / court : 5 / 7 / 5 syllabes dans sa forme classique.)), en publiant, L’Eaublier, 99 haïku.Eaublier est un mot inventé par le poète : aubier + eau + oubli, et comme un jeu parallèle au mot sablier :Goutte à goutte – Dans l’eaublier – Tombent les jours. Ici, nous dit Yves, chaque poème s’inscrit dans le déroulement des quatre saisons, à travers la nature, l’amour et la mort : Je t’aime debout – Arbre dépouillé – Reverdi de caresses. Ces haïku sont des impressions ou des aphorismes d’une écriture légère, mais non sans gravité (Quand on fait le tour– De la douleur on se retrouve – Au centre de soi-même), des pensées qui nous viennent dans la solitude, ou des visions saisies par la fenêtre de l’intime : L’œil et le cœur –Plus court chemin – D’un être à l’autre.

Le Jardin des désirs obscurs (1991) prolonge la réflexion créatrice de Gasc, mais en prose cette fois, avec une note prononcée d’humour et une surprenante ambiguïté. Nous retrouvons dans ces nouvelles les thèmes favoris de l’auteur : l’imprévisible, l’insolite, le désir, la vérité, l’enfance, l’amour, la mort, la solitude, l’individu sous toutes ses coutures. Avec ces nouvelles, comme l’écrit Henri Rode, c’est l’itinéraire de sa vie qu’Yves Gasc recompose, depuis les secrets de l’enfance jusqu’au jour inéluctable où nous devons franchir «la douane » du grand silence. Entre-temps, sa plume avisée, fine, parfois trempée d’humour frondeur, détectrice des mobiles humains les plus singuliers (« Le Village interdit », « Sister Dolorosa », « Le dernier jour de Pompeius »), nous conduit dans maintes situations – drame et cocasserie alternant – dont l’imprévisible tend au même but : nous révéler le désir profond sous les actes des personnages. L’humanité qui défile dans les récits d’Yves Gasc est le fruit de ses observations, de ses rencontres, de son insatiable curiosité. Le résultat ? Un recueil plein de la science des êtres, tout aussi intériorisé qu’ouvert sur les imprévus de la vie, ses pièges. En le lisant, poursuit Henri Rode, comme on se sent loin de ces livres d’acteurs, qui ne sont souvent qu’une fabrication plus ou moins bien faite. Le Jardin des désirs obscurs révèle en Gasc un auteur authentique, dont l’expérience de la scène a enrichi l’art personnel.

Fenêtre aveugle, suivi d’Esquisse d'un soleil (1996) qui marque le retour au poème, après la parution des nouvelles du Jardin des désirs obscurs, me paraît être le deuxième recueil important d’Yves Gasc. On ne peut en douter : le comédien réputé qu’est Yves Gasc se révèle aussi comme un poète de la vérité humaine dans toutes ses nuances : Ferai-je un rempart de ma solitude – En ferai-je un tombeau – J’ai peur de ma propre présence – comme d’un ennemi inconnu. Si la tentation est grande de qualifier son écriture de «classique», ne serait-ce que par son itinéraire et/ou sa forme, il suffit de le lire attentivement, de s’imbiber de son univers, pour s’apercevoir que cette étiquette tombe d’elle-même et peut-être changée en celle d’un poète iconoclaste, un poète de la liberté de vivre et d’aimer (Je ne suis le prêtre d’aucune religion – sinon celle qui me voue au voyage), comme il vous plait, dans les dédales du désir ; un inlassable interrogateur du quotidien, mais vu de l’intérieur, fracturant la blessure fermée du nom de solitude. En cela, Yves Gasc est résolument moderne et sa poésie permet de sortir de soi, de s’exprimer en bravant les interdits : Qui parle encore de sagesse ? – Je n’ai plus peur d’être vivant, - J’offre mon ombre à la nuit claire. Elle est intimement liée aux fibres charnelles du poète, qui est également un poète de l’amour (Si je t’aime – pourrai-je supporter ma mort ?), tour à tour sentiment, sensuel et charnel, ou le tout dans le même laps de temps : Écartèle mon désir – Puis affute ton couteau – Tranche ma langue –Fais saigner nos cris – Tranche ma vie. Le feu monte et embrase tout, avant que ne vienne le moment de la haute solitude, de l’attente ou même de l’abandon : mon beau désespoir – Et le silence qui suit l’absence – le – silence ; autres thèmes et hantises omniprésents, obsédants, chez Yves Gasc : L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri –Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent...-La porte qui se referme est une douleur – Ton sourire qui s’éteint est une douleur – Mais toi parti ma solitude est grande – Tu es le géant qui l’habite. Il en va ainsi de cette Fenêtre aveugle, et tout autant d’un recueil tel que Khalil (Traduis-moi la musique de ton corps, fais-la chanter...), publié, non pas sous le manteau, mais sous le pseudonyme de Yûsef Ghazâl, car faisant allusion à ce qu’Yves Gasc appelait les « amours interdits » : parmi le monde assagi des vivants – dans le cercle assiégé des maudits. Voilà en quel terme, Henri Rode présente Yûsef Ghâzal et son Kahlîl((Le prénom Khalîl signifie en arabe « ami intime ».)):  D’Hâfez, les vers Yûsef Ghâzal ont la grâce et la résonnance à la fois brûlante et aérienne. Mais trop facile serait de le situer parmi les grands de la poésie musulmane. En appuyant sur la touche d’un amour idéalisé, conçu pour un jeune homme, Ghâzal n’oublie pas qu’il reste un contemporain. Sa passion le dépasse et en même temps le voue à une lucidité brûlée, toujours éminemment poétique. Ce recueil est un bréviaire de la révélation amoureuse, jusque dans le détail, un refuge où la grâce de l’amour vient illuminer l’auteur, mais aussi un avertisseur : autour de la passion installée, fluide magique inondant le poète, il y a le monde qu’on interroge, le sentiment du temps qui passe, de l’éphémère de ce qui nous est donné en regard de l’éternité. Ghâzal boit au filtre, tel un nouveau Tristan, mais il sait que les heures nous sont comptées, que les trahisons de la vie font armée contre tout ce qui nous surélève. N’importe.  Cette vingtaine de poèmes, tous du ton le plus juste et surtout inspirés, nous prêtent à rêver. Nous devenions la passion de l’auteur, lui, et l’être qu’il désire. Et là, saluons la qualité de l’art de Yûsef Ghâzal((Le ghazal (parole amoureuse) est genre de poème, florissant en Perse au XIIIe siècle et XIVe siècle, composé de plusieurs distiques et chantant l'amour de l'être aimé. Le ghazal obéit à des règles de composition strictes : chaque distique est composé de deux vers d'égale longueur, le second vers se termine par un mot ou groupe de mot identique dans chaque distique (le refrain), mot que l'on retrouve par ailleurs à la fin du premier vers du ghazal. En général, le dernier distique doit contenir une allusion ou une invocation à l'auteur du poème.)): il nous fait croire que notre terre pleine de vindicte et de fureur est aussi celle de l’extase sublime. Aime et tu renaîtras. »

L’écrivain Claude Mauriac salue les poèmes d’amour d’Yves Gasc, « graves et beaux. » Le poète belge André Miguel évoque « un poète remarquable par son sens de la rigueur, du secret, par son étrange mémoire citadine et par sa fascination de la nuit. Partout chez Gasc vibre la force de l’amour, qui déborde, dépasse le doute et l’absurde du vivre pour rejoindre l’aurore du monde. » Il y a que l’amour règne dans le poème Gasc, de L’Instable et l’instant, 1974 (T’aimer pour ta liberté – Et t’aimer pour mon malheur) en passant par Khalil (1995), et ce, jusqu’à l’ultime Soleil de minuit (2010), livre qui donne la parole au vertige amoureux et « ses vagues unanimes » pour « ranimer la lumière » : Que les ténèbres envahissent mon regard – Que le sommeil pèse de tout son poids – sur mes paupières et m’ensevelisse – à jamais pour ne plus vivre à genoux sans amour. De Soleil de minuit, Yves Gasc nous dit : « Les poèmes m’ont été donnés naturellement, commencés durant l’été douloureux d’une séparation (qui, prolongée, devenait difficile à supporter), due au hasard, à ce qu’un homme nomme le destin, les contingences de la vie, en fait. Ces poèmes parlent d’un amour qu’on appelle «marginal», alors qu’il est involontaire, non un choix délibéré, le « seul cri de la vie » qu’il m’ait été donné de pousser. Heureusement, j’ai d’illustres devanciers : Les Sonnets de Shakespeare à un inconnu, ceux de Michel Ange à Tommaso Cavalieri. Je n’aurais pas l’audace de me comparer à eux, mais ils ont été de précieux guides, ne serait-ce que par leur explicite aveu. »

Poète de l’amour, Yves Gasc n’est en fait que cela. Le thème est omniprésent et résonne dans tous ses livres, sous la forme d’une rare sensualité, qui peut aussi bien devenir Éros torride, lumière brûlante de vie et de douleur : je ne sens que le froid du couteau qui me blesse. Car, aimer, en dépit du message des « faux prophètes de la mort », est la seule merveille contre l’heure exténuée, la seule loi fondée sur le butin des étreintes, et une puissance apte à conjurer même la honte maternelle. Gasc ne triche pas, ne nous ménage pas, ne s’épargne ni ne cache rien. Son écriture y gagne en vérité comme en force, alors que la chair se multiplie – sous les doigts du rêveur – songeant au corps aimé. Définition de l’amour, inventaire de l’être sans masque, dans Fenêtre aveugle et ses autres livres, Gasc sait à la fois nous parler et nous impliquer de façon intime : expulser l’âme de l’autre équivaut à se vomir soi-même ; tendre les bras vers ce corps puis l’attirer contre soi, oblige à nous mêler à lui, nous fondre douloureusement dans la beauté. 

Avec Travaux d’approche (1999), qu’Yves me demanda de préfacer, le poète ne découvre pas la nature, bien présente dans son œuvre, souveraine, mais approfondit sa relation aux éléments, aux sens, à tous les sens. Le poète épouse le cosmos, guidé par l’évidence qu’il existe également en lui ; qu’il est tout son être profond. Si Rien n’arrêtera le ruisseau, c’est que L’eau coulant dans nos veines, nous entrons ainsi dans sa peau, alors que La mort est au pied du lit, là, parmi la feuillée. L’air que l’on respire est déjà celui qui se dissipe à l’horizon en fuite. Le feu est une rose d’incendie, le grand purificateur qui consume l’humain comme un brasier. Quant à la Terre, n’est-elle pas ce Bois de solitude bâti sur notre naufrage, déjà programmé et inéluctable ? Pas de méprise cependant. Si l’angoisse est là, et bien là, le recueil est plutôt serein. Yves Gasc constate la fatalité, mais en se lasse pas pour autant d’être au monde, de s’interroger, de s’émerveiller et de nous donner à voir, à ressentir ses inquiétudes comme ses émotions, dans un langage fluide, épuré comme un trait d’aile déchire la soie. Cela même si la fièvre du jour s’apaise et si le poète s’en remet au soupir solitaire de l’étoile.

 

Le poète prend à bras- le-corps la solitude, s’exile loin du monde, pendant plusieurs mois, parmi les quatre éléments, dans une Nature presque vierge. Il se définit au centre de son projet : « Une apparence de vide qui cherche pas à pas son enveloppe. » Son écoute des choses (dont l’amour est toujours au cœur) aussi discrète que modeste et volontaire, débarrassée des carcans et des bluffs de la ville, erre en liberté parmi la franchise des plantes, des saisons, interroge, nomme, retient les points d’adhésion, « l’entraide » réciproque, les connivences entre l’homme et le cosmos, entre l’enthousiasme et la méditation. Tout ce qu’il voit et réceptionne est témoignage de sa « présence ». Et que d’images neuves et fortes sur l’eau, la terre, le feu ! La poésie d’Yves Gasc sonne juste par ce que la poésie en ressort est aussi vraie que celui qui s’exprime en elle.

C’est cette voie que poursuit Yves Gasc, en publiant La lumière est dans le noir (2002), ce septième livre de poèmes qui se présente tel un triptyque, sorte de journal intime du poète, éternel voyage initiatique entre l’Occident vécu et l’Orient (le Maroc, si cher à Yves Gasc) comme rêvé, quoique concrètement habité. Dans la première partie, les « Poèmes de la terrasse » sont à la fois complainte de la solitude, quête de soi dans ce vide et attente de l’être privilégié. La terrasse de Paris où cette attente a lieu devient presque un personnage, un témoin sensible. Souvenirs de l’enfance, d’un vécu multiple, révolte contre le désir dominateur. Cette réflexion lyrique s’attarde aussi sur l’acte d’écriture. Nous sommes un « réseau d’offrandes ». Calmons notre inquiétude avant le retour de « ce visage et nul autre », dans le regard duquel « on prend le large ». Les « poèmes du patio », en deuxième partie, chantent la présence de l’aimé, le défi de l’amour unique, le silence positif. Voici de fortes images sur la solitude, malgré le souvenir, par moments encore, de « la fête barbare ». Décision mûrement réfléchie : « Ne pas recevoir, seulement donner ! Tel est l’amour. » Sur toute chose perdure cependant «l’ombre de la mort». En troisième partie, Khalîl, reprend le recueil qui avait paru initialement sous un pseudonyme. Les poèmes de Khalîl, dont nous avons déjà parlé, sont écrits à partir du premier vers de poèmes choisis d’Abû-Nûwas, puis de Hafez Shirâzi. Sur le mode oriental revisité, le poète salue l’aimé mystérieux qui se confond avec l’image du Seigneur. Le chant d’éloges, tantôt charnel, tantôt épuré s’élève, évocation, supplique, partage d’infini. « Il n’y a qu’en toi que repose la paix ». Est-ce un crime que de trop aimer ? Ne faut-il pas craindre aussi « la nuit de l’âge » ? Le poète s’imagine mort, sa main apaisée dans celle de l’amour, car les rêves eux-mêmes, les plus forts, «pourrissent» un jour : Alors le brancard de la mort pourra passer – et m’emporter – Je sais que tu me tiendras la main – Tout sera dit tout sera bien.

 

Debouts de gauche à droite : Olivier Hussenot,
Yves Gasc, Jean-Pierre Miquel. Assis : Robert
Pinget, Andrée Chédid, Guy Foissy. Comédie-Française,
1971.

Yves Gasc en 2000, dans Amorphe d’Ottenburg,
de Jean-Claude Grumberg.

On habite l’absurde par défaut, on déambule dans la stupéfaction d’être « ni né ni mort » dans une misère parfois somptueuse, a écrit Alain Breton, mais toujours terrible, où la solitude est virtuose, «où la voix même du temps s’étiole » Et puis on rencontre l’amour et tout passe à l’ivresse, le monde se transforme dans les ovations du cœur. C’est aussi de cela dont nous parle l’œuvre poétique d’Yves Gasc, qui fut sa vie, avec le théâtre ; une œuvre au sein de laquelle, le poète jette l’ancre de l’Éros et de la vie entre la blessure fermée de la solitude et le cri que lui arrache le réel. Yves Gasc ; la poésie est intimement liée à ses fibres charnelles. Les poèmes d’Yves Gasc s’échelonnent au fil de sa vie : ils sont toute une vie.

 

∗∗∗∗∗∗

 

Œuvres d’Yves Gasc : L’Instable et l’instant (éd. Saint- Germain-des-Prés, 1974), Infimes débris (éd. Saint- Germain-des-Prés, 1980), Comme dans un miroir, conseils au jeune comédien, essai, (Magnard, 1983), Donjon de soi- même (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1985), L’Eaublier (Le Méridien, 1990), Le Jardin des désirs obscurs, nouvelles, (Hérodotos-Le Milieu du Jour, 1991), Khalîl, sous le nom de Yûsef Ghâzal (Le Milieu du Jour, 1995), Fenêtre aveugle, suivi d’Esquisse d'un soleil (Collection Les Hommes sans Épaules, Le Milieu du Jour, 1996), Travaux d’approche, préface de Christophe Dauphin, (éd. Librairie- Galerie Racine, 1999), La Lumière est dans le noir (éd. Librairie-Galerie Racine, 2002), Un Château de nuages, Choix de poèmes, (éd. Librairie-Galerie Racine, 2009), Soleil de minuit, cinquante poèmes secrets (éd. Librairie- Galerie Racine, 2010).

 

 




TOMBEAU AU POETE INCONNU

Volontairement décalé de la date des commémorations officielles du 11 novembre 1918, ce dossier souhaite rendre hommage à tous ceux dont la voix n'a pu chanter au-delà de la guerre, car « morts au champ d'honneur », disparus dans les camps, tombés dans la boue des combats, ou affaiblis, dans l'après-guerre, comme l'artilleur Apollinaire... tous avec l’arme plutôt que la plume à la main comme sans aucun doute ils l'auraient préféré …

 

Soit dite ainsi la litanie des noms, dans l'ordre alphabétique et le désordre des nations, des peuples et des guerres qui ont ensanglanté l'Europe au XXème siècle - liste glanée au fil du web et donc fort lacunaire, à laquelle s'ajoute la litanie de tous ceux et celles qui, "X" sans nom, auraient peut-être également chanté la vie et le bonheur, si le fil du destin ne leur avait été précocement coupé((Eva-Maria Berg nous envoie la liste des écrivains et poètes allemands morts à cause de ces deux conflits - la voici : 

Ecrivains de langue allemande morts dans la 1ere guerre mondiale et dans la 2eme guerre mondiale/ suite au régime Nazi

PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Hans Ehrenbaum-Degele 1889-1915
Kurt Eisner 1867-1919
Gerrit Engelke 1890-1818
Hermann Essig 1878-1918
Walter Ferl 1892-1915
Walter Flex 1887-1917
Franz Janowitz 1887-1917
Gustav Landauer 1870-1919
Heinrich Lautensack 1881-1918
Hans Leybold 1892-1914
Alfred Liechtenstein 1889-1914
Ernst Wilhelm Lotz 1890-1914
Wilhelm Runge 1894-1918
Gustav Sack 1885-1916
Reinhard Sorge 1892-1916
Ernst Stadler 1883-1914
Karl Stamm 1890-1919
Ernst Stöhr 1860-1917
August Stramm 1874-1915
Georg Trakl 1887-1914

DEUXIÈME GUERRE MONDIALE

(Raoul Auernheimer 1876-1948)
(Erich Baron 1881-1933)
Ernst Blass 1890-1939
Richard Beer-Hofmann 1866-1945
Walter Benjamin 1892-1940
(Martin Beradt 1881-1949)
Alice Berend 1875-1938
Franz Blei 1871-1942
Dietrich Bonhoeffer 1906-1945
Hanns Heinz Ewers 1871-1943
Carl Einstein 1885-1940
Bruno Frank 1887–1945
Georg Fink (pseudonym) / Kurt Münzer 1879-1944
Egon Friedell 1878-1938
(Salomo Friedlaender 1871-1946)
Helmut Giese 1907-1943
Fritz Grünbaum 1880-1941
Alfred Grünewald 1884-1942
Walter Hasenclever 1890-1940
Abrecht Haushofer 1903-1945
Wilhelm Hebra 1885-1944
Georg Herrmann 1871-1940
Hans Herrmann-Neiße 1886-1941
Franz Hessel 1880-1941
Leo Hirsch 1903-1943
Jacob van Hoddis 1887-1942
Arnold Höllriegel (pseudonym)/ Richard Arnold Bermann 1883-1939
Arthur Holitscher 1869-1941
Ödon von Horváth 1901-1938
Alfred Hotopp 1886-1942
Berthold Jacob 1898-1944
Else Jerusalem 1876-1943
Hans Arno Joachim 1902-1944
Georg Kaiser 1878-1945
Gottfried Kapp 1897-1938
Jochen Klepper 1903-1942
Erich Knauf 1895-1944
Edlef Koeppen 1893-1939
Alma Johanna Koenig 1887-1942
Gertrud Kolmar 1894-1943
Paul Kornfeld 1889-1942
Karl Kraus 1874-1936
Adam Kuckhoff 1887-1943
Heinrich Kurtzig 1865-1946
(Arthur Landsberger 1876-1933)
Else Lasker-Schüler 1869-1945
Andreas Latzko 1876-1943
Eva Leidmann 1888-1938
Maria Leitner 1892-1942
(Theodor Lessing 1872-1933)
Erich Loewenthal 1894-1943
Emil Ludwig 1881-1948
Heinrich Mann 1871-1950 *
Klaus Mann 1906-1949 *
Valeriu Marcu 1899-1942
Hilde Meisel-Monte 1914-1945
Erich Mühsam 1878-1934 *
Robert Musil 1880-1942
Richard Oehring 1891- 1940
(Balder Olden 1882-1949)
Carl von Ossietzky 1889-1938
Ernst Ottwalt 1901-1943
Fritz Reck-Malleczewen 1884-1945
Erich Alphons Rheinhardt 1889-1945
(Joachim Ringelnatz 1883-1934)
Alexander Roda Roda 1872.1945
Joseph Roth 1894-1939
Otto Rühle 1874-1943
Alice Rühle-Gerstel 1894-1943
Willy Sachse 1896-1944
Felix Salten 1869-1945
(Rahel Sanzara 1894-1936)
(Werner Scheff 1888-1947)
René Schickele 1883-1940
Hans Schiebelhuth 1895-1944
(Alfred Schirokauer 1880-1934)
(Karl Schröder 1884-1950)
Walter Serner 1889-1942
Arthur Silbergleit 1881-1943
Paul Stefan 1879-1943
Carl Sternheim 1878-1942
(Edward Stilgebauer 1868-1936)
Ernst Toller 1893-1939
Kurt Tucholsky 1890-1935 *
(Jakob Wassermann 1873-1934)
Ernst Weiß 1882-1940
Franz Werfel 1890-1945
(Eugen Egon Winkler 1902-1936)
Alfred Wolfenstein 1883-1945
Johannes Wüsten 1896-1943
Stefan Zweig 1881-1942

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Les années de mort : avant et après la guerre sont en gras et parfois entre parenthèses ou même en lettres plus petites - Les noms des écrivains très importants et connus (morts avant ou après la guerre) sont en gras et j´ai ajouté une petite étoile *)):
18 millions de morts en Europe, pour la seule Première Guerre Mondiale - première boucherie industrielle ; 1 million d'orphelins de guerre - enfants de 15 ou 13 ans dans les tranchées, aux côtés des soldats, villages dévastés, déclarés eux aussi "morts pour la France" - 450 écrivains reconnus disparus lors ce de ce premier conflit((https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/2014/09/03/de-peguy-apollinaire-une-generation-d-artistes-victimes-de-la-grande-guerre-543058.html))...

Comment ne pas éprouver un élan de fraternité, une immense pitié pour cette chair, ces âmes meurtries et massacrées, ces voix qui parmi les ombres peut-être tentent encore de chanter la poésie qui les habitait... et que le poète, aujourd'hui, doit porter à leur place.

Honneur, sur ces pages, au POETE INCONNU – UN-MULTIPLE,  auxquels nous dressons cette stèle, ce tombeau poétique, formé de leurs noms, mais aussi de leurs mots, comme ces phrases de poètes inscrites sur les murs de Damas ou Alep en ruines, en parallèle aux « Voix éclatées » que nous donne à entendre le livre de Patrick Quillier, et le petit florilège de poèmes qui suit, écrits au cours de ce conflit clos par l'armistice dont on célébrait cette année le centenaire...

 

IN FLANDERS FIELDS

Lieutenant-poète écossais, Ewart Alan Mackintosh,
tombé au combat à Cantaing-sur-l’Escaut, le 21 novembre 1917

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In Flanders fields the poppies blow

Between the crosses, row on row

The larks, still bravely singing, fly

Scarce heard amid the guns below.

 

We are the dead. Short days ago,

We lived, felt dawn, saw sunset glow,

Loved and were loved and now we lie

In Flanders fields.

 

Take up our quarrel with the foe:

To you, from failing hands, we throw

If ye break faith with us who die

We shall not sleep, though poppies grow

In Flanders fields.

 

 

Au champ d’honneur

 

Au champ d’honneur, les coquelicots

Sont parsemés de lot en lot

Auprès des croix; et dans l’espace

Les alouettes devenues lasses

Mêlent leurs chants au sifflement

Des obusiers.

 

Nous sommes morts,

Nous qui songions la veille encor’

À nos parents, à nos amis,

C’est nous qui reposons ici,

Au champ d’honneur.

 

À vous jeunes désabusés,

À vous de porter l’oriflamme

Et de garder au fond de l’âme

Le goût de vivre en liberté.

Acceptez le défi, sinon

Les coquelicots se faneront

Au champ d’honneur.

traduction Jean Pariseau

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Ewart Alan Mackintosh,

LA MORT DU SOLDAT

 

Albert Guénard, fantassin-poète,
décédé le 17/12/1914 à l'hôpital de la Morlaix (29) au dépot du Corps. 

Dans la clairière où rit un doux soleil d'automne,

Le "Bleu", presque un enfant, tout à l'heure joyeux

Et maintenant frappé d'une balle teutonne,

Meurt sur l'herbe qui boit tout son sang précieux.

 

Nul ne sait la nouvelle. Aucun glas ne la sonne.

Sa mère n'est pas là pour lui fermer les yeux ;

Et, pour l'ensevelir, il ne viendra personne.

- Le village lointain brûle silencieux.

 

Mais les arbres, émus de la pitié des choses,

Ne veulent pas dans les dernière clartés roses,

Laisser à découvert ainsi ce pauvre mort.

 

Alors, dans la forêt apaisée et meurtrie,

Sur le petit soldat tombé pour la Patrie,

Les feuilles, lentement, tissent un linceul d'or

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Monument aux morts de Vivario (Corse)

 

LA PETITE FENÊTRE

 

Pierre Fons, poète-romancier-essayiste,
"mort pour la France" le 23 avril 1917, à l'hôpital de Cambo-Les-Bains

 

O petite fenêtre grise

Où si longuement j'ai rêvé,

Quand jadis la nuit indécise

Fermait le livre inachevé,

 

On voit dans ta svelte embrasure

Un horizon d'arbres et d'eaux,

Un chemin clos, une masure

Et tout un couchant de côteaux.

 

Moi j'y voyais surtout la Gloire

Avec l'Amour et la Beauté,

Ne sentant pas qu'une ombre noire

S'était assise à mon côté.

noms de conscrits sur la roche du fort de la Turbie

Que m'importe à présent la Vie,

Même hélas ! sans avoir vécu !

La Gloire fuit, l'Amour m'oublie

Et l'art superbe m'a vaincu.

 

O fenêtre, donne un asile

Calme et souriant à mes yeux

Qui, dans les brumes de la ville,

On perdu la splendeur des Cieux !

 

Accueille-moi car dans ma route

Je clorais mon cœur à l'espoir,

Si je ne prévoyais sans doute

Que, dans la tendre paix d'un soir,

 

A travers les arbres qui penchent

Sur ces beaux lieux que j'aime tant,

Reviendront dans leurs robes blanches

Toutes mes prières d'enfant.

 

MAISON ABANDONNÉE

Lieutenant-poète Antoine Yvan, fils de Henri Yvan (Théodore Henry), lieutenant au 247e régiment d’infanterie, 
mort au combat de la Cour-des-Rois près de Guincourt dans les Ardennes le 30 août 1914,
en conduisant une charge pour dégager sa compagnie.

 

Je sais une maison hermétiquement close.

Sur le coteau rêveur, au coin d'un bois morose,

Elle dresse ses murs chancelants et vieillis ;

La mousse et le lichen courent sur le toit gris,

Les orages passés ont fendu la façade,

Le temps a revêtu d'une teinte maussade

Les antiques couleurs des abat-jour fermés.

Au dedans, nul écho des bruits accoutumés,

Mais le sommeil pesant et noir des choses mortes,

Le vent rageur qui fait grincer les vieilles portes,

Le plafond qui s'effrite et dans l'obscurité

Distille une implacable et froide humidité.

Le jardin est jauni des feuilles envolées,

Une herbe folle court au penchant des allées

Où sont tombés des fruits trop murs et de vieux nids;

Depuis longtemps on n'a coupé les longs taillis,

Des arbustes sont morts étouffés sous le lierre.

Je suis venu m'asseoir sur les marches de pierre,

Et j'ai pense tout bas aux choses du passé,

J'ai goûté tout un soir le plaisir insensé

De me bercer de souvenirs pleins d'amertume.

J'ai songé qu'autrefois, enfant, j'avais coutume

De courir à travers ces chemins et ces bois.

J'ai senti dans mon cœur comme un écho des voix

Qui m'appelaient au jeu, sonores et joyeuses,

J'ai cru revoir toutes ces heures bienheureuses,

Tant de jours innocents, tant de matins si beaux,

Le ruisseau déroulant ses transparentes eaux,

Le soleil inondant au loin toute la plaine

Et les grands blés jaunis et la route incertaine

Qui s'enfonce sous un rideau de peupliers,

Tous les oiseaux chantant au bord des sentiers,

Et les printemps rieurs, moins gais que notre enfance,

S'ouvrant comme une fleur au souffle d'espérance,

Et que le temps a consumée en un moment.

Pigeon voyageur lâché d'un tank britannique près d'Albert,
dans la Somme - 9 août 1918, David Mclellan

 

 

Des amis d'autrefois, les uns obscurément

Sont morts, d'autres ont pris une route inconnue,

Je ne sais pas ce que leur vie est devenue ;

D'autres meilleurs et plus aimés me sont restés

Et nous causons parfois de nos jeunes étés,

Car nous avons laissé dans la vieille demeure

Nos plus chers souvenirs des seuls jours que l'on pleure,

Jours de printemps, jours de bonheur, jours triomphants,

Dans le jardin joyeux tout plein de cris d'enfants.

 

(Poème extrait d'un recueil paru en 1902, Poèmes d'autrefois et d'aujourd'hui)

Monument aux morts d'Antibes

 

 

Lieutenant-poète Jean Arbousset, tombé le 9 juin 1918, près de Saint-Maur((Il a laissé un recueil de poèmes d'amour, non publié, chez un éditeur (?), un roman inachevé et un recueil de poèmes de guerre : Caporal quinze grammes, tiré à 25 exemplaires chez Crès et Cie en 1917.))

    La terre est brune

        et dans le soir

        pâle, la lune

        fait peine à voir.

        La lune éclaire,

        au loin perdus,

        des trous d'obus

        emplis d'eau claire.

     

Monument aux morts de Nice

   Au fond d'un trou,

        une chaussure

        bâille et murmure

        avec dégoût.

        De la chaussure,

        frêle et troublant,

        sort un os blanc

        aux lignes pures.

 

...  il a dansé le menuet

au temps jadis, Ninon la brune,

        le menuet

d'amour, aux heures où la lune

        diminuait

l'ombre des peupliers fluets

aux roses de nuit opportune.

 

Maurepas 1916

Monument aux morts de Gentioux, AFP archives