Patrick Quillier : Voix éclatées, 14–18

Chantent les témoins, chantent les martyrs

À l’heure des commémorations officielles de la Grande Guerre le poète et traducteur Patrick Quillier((Patrick Quillier, poète, est aussi professeur de Littérature générale et comparée à l'Université de Nice-Sophia Antipolis. Traducteur et éditeur de Fernando Pessoa en Pléiade, il a également traduit des poète d’expression portugaise et hongroise contemporains. ))nous offre une immense œuvre lyrique, véritable opéra spirituel qui donne la parole aux morts de 14/18,  inscrits pour une grande part d’entre eux au « monument commémoratif » d’Aiglun  et de Sigale, deux communes de la vallée de l’Estéron dans les Alpes maritimes. Son œuvre s’inspire de leurs écrits, des lettres envoyées ou des confidences des carnets de combats, plus intimes, plus libres.

Se joignent à eux les voix de « grands témoins », Jean Giono, Ernst Jünger, Joë Bousquet, Wilfred Owen et bien d’autres noms de soldats- écrivains ou poètes. Trois personnages fictifs introduits par l’auteur, les frères Lhomme, Adam Nicolas, Achille et Ulysse, exaltent cette épopée de tonalités plus romanesques et oniriques((Adam Nicolas Lhomme est l’avatar du personnage de Nick Adams dans l’Adieu aux Armes, d’Hemingway, Ulysse et Achille Lhomme réécrivent à leur manière deux passages d’Homère : le chant XI de l’Odyssée et les vers 455 à 617 du chant XVIII de l’Iliade)). Un ensemble qui n’oublie personne, qui rejoint chacun dans son histoire, à « l’emplacement que lui a ménagé le hasard des circonstances »((Gabriel Mwènè Okoundji, préface de l’ouvrage, p 8)).

Toutes ces voix mêlées, connues, moins connues ou anonymes, chacune inédite dans ce qu’elle livre d’émotion, s’éclairent mutuellement, se rejoignent en une vibration unique. Un véritable chant de vie porté par la symphonie des instruments de fortune fabriqués sur le front avec des restes de guerre, caisses de munitions ou autres débris de bois. Le violoncelle de Maurice Maréchal, le violon de René Moreau ou encore de Lucien Durosoir entraînent dans leur sillage « tout un orchestre spectral aux sons puissants » (p 292).

Patrick Quillier, Voix éclatées (de 14 à 18), préface de Gabriel Mwènè Okoundji, collection Paul Froment, Fédérop, 408 p., 25€, paru le 5 juin 2018

Les résonances de toutes ces voix nous emmènent en une longue marche sur la ligne des tranchées, dans le cœur ému des soldats, dans les petits riens d’un quotidien si peu ordinaire, mais encore au milieu de l’incessant va-et-vient des brancardiers, infirmières, médecins et chercheurs (Marie Curie) « qui guettent l’infime acharnement des vies à se maintenir » (p 45). Un ensemble mémoriel saisissant, troublant. D’autant plus que cette marche est scandée par les décasyllabes qu’adapte le poète pour libérer les voix convoquées et les mouler harmonieusement dans le poème. Les voix volent tant bien que mal sur la « scansion déhanchée de vers de dix pieds »((Gabriel Mwènè Okoundjip, p 7)).  Il s’est agi, nous explique l’auteur, « de les faire résonner ces voix dans l’espace mental configuré par les contraintes rythmiques du décasyllabe, un décasyllabe plus secoué, voire cahoteux que ne l’aurait permis une écriture soumise aux règles contraignantes de la tradition, en somme un décasyllabe éclaté lui aussi » (p 401).

C’est sur ce rythme que se disent avec force la cruauté et la fraternité qui s’entrelacent dans la complainte des bruits de la guerre venus du ciel et des cris des hommes. Cette complainte nous endeuille et nous indigne.

Pourtant l’énergie poétique de cette écriture nous emporte très près d’un réel mis à nu, tout près de ce qui brûle l’âme et nous attache au désespoir d’une terre qui colle, englue, ensevelit l’homme avant de l’avoir fait mourir, chaque « corps agonisant étant l’agonie anticipée » de chacun.

Les scènes récurrentes de corps hurlants, profanés, éclatés dans leur intimité ne nous épargnent pas. « Triste spectacle d’humanité souffrante, hébétée, brute » qui serait inaudible, bien trop aveuglant si le rythme cadencé et litanique et le souffle évocateur des mots ne venaient nous le faire entendre comme la « fondation sacrée de la communauté humaine » (p 92).

Ainsi le charnier que traverse Adam Nicolas Lhomme (en une expérience extrême) devient un paysage écrit et écrivant. Le champ des morts est aussi le champ « aux papiers », « un grand fleuve de papiers versés en libation perpétuelle » (p.184).

 

[…] «  Et près de chaque cadavre ou de chaque

monceau de cadavres, l’on aperçoit,

semés ça et là, toutes sortes de

papiers », […] (p 166)

 

Les livres déchirés, les cartes postales de toutes sortes, les photos de famille et confidences privées se mêlent aux chairs suppliciées, abandonnées, les recouvrent come un linceul. Et peut-être même qu’en certains endroits de ce long poème, le pouvoir des mots vient parfumer les corps moribonds noircis de vagues de mouches.

Adam Nicolas Lhomme dialogue avec ses frères morts. Il frissonne, saisi par d’étranges voix, par « le son d’un murmure ou d’une rumeur d’être vivants » (p167). Les yeux levés au ciel, remplis de larmes il « entend en lui le requiem lent et sourd qui déplore tous ces hommes » (p184)

Le poète donne sa voix à ses personnages, parle au travers d’eux, fait s’écouler de leur bouche les mots venus du fond de leur âme. Il entend la vérité de leur mobilisation et la force de leurs espérances et rêveries qui chassent loin la vision des souvenirs sanglants.  C’est ainsi que Louis Joseph Fortuné « […] soupire une dernière fois la tête/bourdonnante de tous les bruits de sa /vallée du timbre rugueux de la voix/de son père des chants si bien ornés/ de sa mère des douces inflexions/[…] » (p 116-117).

Ils s’endorment en écoutant les berceuses de leur village et contre tout désespoir chantent l’hymne des fraternités. Ainsi « l’auteur transforme t-il des anecdotes de guerre en bornes de la fraternité humaine. Il en fait l’ode d’un choeur solidaire dans la zone franche de la belle amour humaine » ((Gabriel Mwènè Okoundji, p 8))

 

[...] Alors

On fraternise avant que de hurler

à la mort, à la haine, on fraternise

avant que de frémir sous la terreur,

de toute éternité on fraternise

avant que d’étriper, de trucider,

de mitrailler, on fraternise avant

de faire de l’effroi un feu furieux […]

[…]

On fraternise en partageant la flamme

fragile et méritoire de l’amour [...] (p. 93)

 

Mais si ces voix nous parviennent avec tant de force c’est parce que le poète s’indigne, dénonce d’emblée l’absurdité et le malheur de la guerre :

 

[…]

Malheureux tous ces morts gibier sans fin

aux chasses sans pitié de la bêtise

mariée à l’hypocrite couardise

à la plus obscène des convoitises

au cynisme se camouflant en « crise »

à l’arrogant dégoûtant égo(t)ïsme […] (p. 13)

 

il s’élève contre la haine, contre la fureur nationaliste et la violence. Il pleure la barbarie inutile, le gâchis des chairs abimées, s’élève contre les fauteurs de guerre pour chanter sans fin, avec tant d’autres qui ont chanté avant, « la vie, le merveilleux souffle de vie, la peine, la révolte et l’harmonie » (p 91)

Les voix de la révolte sont encore plus incisives lorsqu’elles sont confrontées à celles du consentement au patriotisme intériorisé et incarné par un grand nombre de soldats, et dont s’est abreuvée l’image de la France. « Mourir pour la patrie sur la voix tracée par le devoir, est le sort le plus beau »   écrivent-ils à l’unisson. Une mort donnée sans regret dans le « […] bonheur de se sentir/valide, au pied, pour ainsi dire, de/ son devoir. Vraiment, rien ne me fait peur/tant que je me sens fort et comme fier//» (p 311). Cette idée exaltée par la force nationaliste que la matière n’est rien et que l’esprit est tout, beaucoup de combattants l’ont porté jusqu’au paradoxe((Ernst Jünger, La Guerre comme expérience intérieure, Christian Bourgois, 1997, p. 104.))

Les voix se répondent, se nuancent et se divisent entre l’idée du devoir, de la juste cause et la colère contre l’héroïsation de la guerre. Beaucoup se mettent à douter au fil de l’immersion dans les tranchées. Ainsi Marc Boasson se demande sans cesse dans ses lettres de guerre « quel est ce monde  englouti dans ce noir ? »

 

[…] « Ô France mon pays ensanglanté !

Les fantaisies d’imagination sont

trop puériles désormais en face

de la réalité abominable.

Qu’on en finisse avec les exercices

rhétoriques, qui sont si peu conformes

à ce que tout soldat affronte et vit ! » […] (p. 353)

 

Au fil de l’écriture de ce long poème d’une substance et d’un rythme incomparables, Patrick Quillier s’engage dans un « acte de mémoire » inédit. Si cette expression a des accents convenus et quelque peu flous, au travers de ce recueil elle prend un tout autre ton. Le poète médium et compositeur « entrouvre la porte du jardin des morts... », comme l’écrivait René Char((Char R. Œuvres complètes. Paris, Gallimard, 1983)). Il les entend, il chante leur rêve, la vie suspendue, « projetant leur voix »  méconnues ou trop rapidement ensevelies « dans l’écoute contemporaine, quitte à les transcrire ou à les transposer » (p. 402).

Et voilà que nous font frémir les forces de l’archaïque qui écrivent sur le tempo d’une désolation profonde de l’esprit la tragédie de ces temps maudits, du passé et du présent comme d’ici et d’ailleurs.

 

 

monument aux morts de Venanson - ©mbp

Présentation de l’auteur




Lettre à Guillaume Apollinaire

Je me souviens de toujours t‘avoir eu auprès de moi. Quand j’étais petite, je ne te connaissais pas encore,  mais ce sont tes mots qui venaient quand je regardais la couleur des forêts. Comme retrouvée l’enfance, te lire c’est oublier tout âge, et se dissoudre dans la puissance archétypale des imaginaires.

 

Pour mon oral de Licence tu étais là, aussi : Apollinaire et la modernité… J’avais une rage de dent j’ai tout oublié, et sont venus tes vers, ceux de La Chanson du mal aimé…  Je te dois une très bonne note… Et puis, c’est toi que je choisis quand j’aborde la poésie avec mes élèves… Aller interroger la magie de ton univers, je ne sais pas, c’est un peu comme regarder à l’arrière d’une toile de Gustave Moreau pour en découvrir les secrets de fabrication. J’essaie juste de susciter une rencontre, toi et eux, eux et la Poésie… Qui étais -tu ? D’abord ton visage, ces représentations de toi, les photos...

Puis, qu'est ce que c'est, un Poète...? As-tu essayé de répondre à cette question, qu'en pensais-tu ? Je leur propose un extrait de ta Lettre à Lou, puis nous discutons, j'emprunte un peu de ta voix, le Poète est celui qui révèle le monde, qui décrypte et rend sensible toutes les dimensions du réel... non ? 

Louis Marcoussis, Portrait de Guillaume Apollinaire,
1912/1920.

D'abord, être poète ne prouve pas qu'on ne puisse faire autre chose. Beaucoup ont été autre chose et fort bien – (je t’écris à la cantine – excuse ce papier, Lou chéri ). D'autre part, le métier de poète n'est pas inutile, ni fou, ni frivole. Les poètes sont les créateurs (poète vient du grec et signifie en effet créateur, et poésie signifie création) - Rien ne vient donc sur terre, n'apparaît aux yeux des hommes s'il n'a d'abord été imaginé par un poète. L'amour même, c'est la poésie naturelle de la vie, l'instinct naturel qui nous pousse à créer de la vie, à reproduire. Je te dis cela pour te montrer que je n'exerce pas le métier de poète simplement pour avoir l'air de faire quelque chose et de ne rien faire en réalité. Je sais que ceux qui se livrent au travail de la poésie font quelque chose d'essentiel, de primordial, de nécessaire avant toute chose, quelque chose enfin de divin. Je ne parle pas bien entendu des simples versificateurs. Je parle de ceux qui, péniblement, amoureusement, génialement, peu à peu peuvent exprimer une chose nouvelle et meurent dans l'amour qui les inspirait.

 

Qui tu étais ? Poète : je leur fais lire la dernière strophe de La Chanson du mal aimé ...

 

Moi qui sais des lais pour les reines
La complainte de mes années
Des hymnes d’amour aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes.

 

 

Une entrée dans Alcools… qui es le poète, et la Poésie, son essence, l’impalpable travail du langage…

Nous lisons Zone, ton Art poétique, "A la fin tu es las de ce monde ancien"… Qu’est-ce que ça veut dire ? Ta modernité, nous en parlons… Je leur montre des toiles de ton ami Delaunay, puis l’Orphisme, l’Esprit Nouveau, je prononce ces noms, je parle de ton époque, de l’Art en ce début de siècle… la modernité… Les Pâques… Nous lisons…

Pourquoi tes poèmes sont-ils modernes ? Pas de ponctuation, le rythme des vers marqué par la syntaxe et des assonances, puis surtout la simultanéité, les tableaux juxtaposés dans La Chanson du mal aimé, comme des points de couleur, comme des à-plats qui se superposent… Nous regardons des toiles de Delaunay, Picasso… Je leur parle de ton amitié, de ton engagement dans ce mouvement de l’Art, de l’établissement des prolégomènes de la modernité.

Puis Liens, la langue y coule comme une source limpide, et tu crées des images, dans un travail avec les noms et les verbes pour exclure toute dimension représentative, pour ne plus exprimer que tes ressentis. Je leur explique bien sûr ce tournant fondamental dans l'histoire de l'art, lorsque la représentation du réel n'est plus restituée d'un point de vue objectif, mais devient le fruit de le transcription d'une subjectivité. Il faut le leur dire, tout ce que ton siècle avait de nouveau, d'époustouflant. Il y a eu les révolutions, il y a eu Freud, il y a eu de nouveaux moyens de communication et le Romantisme, l'avènement d'une parole critique et d'un rôle nouveau assumé par les écrivains... Et les poètes... Et bien sûr Baudelaire et Rimbaud ont ouvert porte à porte les entrées vers une modernité poétique que tu continues à porter, que tu renouvelles... Liens !

 

Liens

 

Cordes faites de cris

Sons de cloches à travers l’Europe
Siècles pendus

Rails qui ligotez les nations
Nous ne sommes que deux ou trois hommes
Libres de tous liens
Donnons-nous la main

Violente pluie qui peigne les fumées
Cordes
Cordes tissées
Câbles sous-marins
Tours de Babel changées en ponts
Araignées-Pontifes
Tous les amoureux qu’un seul lien a liés

D’autres liens plus ténus
Blancs rayons de lumière
Cordes et Concorde

J’écris seulement pour vous exalter
Ô sens ô sens chéris

Ennemis du souvenir
Ennemis du désir

Ennemis du regret
Ennemis des larmes
Ennemis de tout ce que j’aime encore

Calligrammes, 1916

Robert Delaunay, Rythme sans fin,
Centre Georges Pompidou.

Ce qui est certain, c’est que très vite tu deviens Guillaume Apollinaire… Et on ne peut pas prétendre non plus que tu es résolument moderne ! Même si tu inventes le terme de Surréalisme, il y a ton admiration pour la  tradition que tu ne souhaites pas oublier. Tu veux l’intégrer, tout ce qu’elle a apporté à l’art, et qui enrichit la nouveauté. Tu évoques la fuite du temps et des souvenirs. Tes chants mélancoliques et tes strophes rythmées par des topos élégiaques, c’est souvent là mon lieu de communion avec toi mais aussi avec l’âme de l’humanité. Je veux qu’ils connaissent eux aussi ce refuge.

 

Les Fiançailles

Le printemps laisse errer les fiancés parjures
Et laisse feuilloler longtemps les plumes bleues
Que secoue le cyprès où niche l’oiseau bleu

Une Madone à l’aube a pris les églantines
Elle viendra demain cueillir les giroflées
Pour mettre aux nids des colombes qu’elle destine
Au pigeon qui ce soir semblait le Paraclet

Au petit bois de citronniers s’enamourèrent
D’amour que nous aimons les dernières venues
Les villages lointains sont comme leurs paupières
Et parmi les citrons leurs cœurs sont suspendus

Mes amis m’ont enfin avoué leur mépris
Je buvais à pleins verres les étoiles
Un ange a exterminé pendant que je dormais
Les agneaux les pasteurs des tristes bergeries
De faux centurions emportaient le vinaigre
Et les gueux mal blessés par l’épurge dansaient
Étoiles de l’éveil je n’en connais aucune
Les becs de gaz pissaient leur flamme au clair de lune
Des croque-morts avec des bocks tintaient des glas
À la clarté des bougies tombaient vaille que vaille
Des faux-cols sur des flots de jupes mal brossées
Des accouchées masquées fêtaient leurs relevailles
La ville cette nuit semblait un archipel
Des femmes demandaient l’amour et la dulie
Et sombre sombre fleuve je me rappelle
Les ombres qui passaient n’étaient jamais jolies

Je n’ai plus même pitié de moi
Et ne puis exprimer mon tourment de silence
Tous les mots que j’avais à dire se sont changés en étoiles
Un Icare tente de s’élever jusqu’à chacun de mes yeux
Et porteur de soleils je brûle au centre de deux nébuleuses
Qu’ai-je fait aux bêtes théologales de l’intelligence
Jadis les morts sont revenus pour m’adorer
Et j’espérais la fin du monde
Mais la mienne arrive en sifflant comme un ouragan

J’ai eu le courage de regarder en arrière
Les cadavres de mes jours
Marquent ma route et je les pleure
Les uns pourrissent dans les églises italiennes
Ou bien dans de petits bois de citronniers
Qui fleurissent et fructifient
En même temps et en toute saison
D’autres jours ont pleuré avant de mourir dans des tavernes
Où d’ardents bouquets rouaient
Aux yeux d’une mulâtresse qui inventait la poésie
Et les roses de l’électricité s’ouvrent encore
Dans le jardin de ma mémoire

Pardonnez-moi mon ignorance
Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers
Je ne sais plus rien et j’aime uniquement
Les fleurs à mes yeux redeviennent des flammes
Je médite divinement
Et je souris des êtres que je n’ai pas créés
Mais si le temps venait où l’ombre enfin solide
Se multipliait en réalisant la diversité formelle de mon amour
J’admirerais mon ouvrage

J’observe le repos du dimanche
Et je loue la paresse
Comment comment réduire
L’infiniment petite science
Que m’imposent mes sens
L’un est pareil aux montagnes au ciel
Aux villes à mon amour
Il ressemble aux saisons
Il vit décapité sa tête est le soleil
Et la lune son cou tranché
Je voudrais éprouver une ardeur infinie
Monstre de mon ouïe tu rugis et tu pleures
Le tonnerre te sert de chevelure
Et tes griffes répètent le chant des oiseaux
Le toucher monstrueux m’a pénétré m’empoisonne
Mes yeux nagent loin de moi
Et les astres intacts sont mes maîtres sans épreuve
La bête des fumées a la tête fleurie
Et le monstre le plus beau
Ayant la saveur du laurier se désole

À la fin les mensonges ne me font plus peur
C’est la lune qui cuit comme un œuf sur le plat
Ce collier de gouttes d’eau va parer la noyée
Voici mon bouquet de fleurs de la Passion
Qui offrent tendrement deux couronnes d’épines
Les rues sont mouillées de la pluie de naguère
Des anges diligents travaillent pour moi à la maison
La lune et la tristesse disparaîtront pendant
Toute la sainte journée
Toute la sainte journée j’ai marché en chantant
Une dame penchée à sa fenêtre m’a regardé longtemps
M’éloigner en chantant

Au tournant d’une rue je vis des matelots
Qui dansaient le cou nu au son d’un accordéon
J’ai tout donné au soleil
Tout sauf mon ombre

Les dragues les ballots les sirènes mi-mortes
À l’horizon brumeux s’enfonçaient les trois-mâts
Les vents ont expiré couronnés d’anémones
Ô Vierge signe pur du troisième mois

Templiers flamboyants je brûle parmi vous
Prophétisons ensemble ô grand maître je suis
Le désirable feu qui pour vous se dévoue
Et la girande tourne ô belle ô belle nuit

Liens déliés par une libre flamme Ardeur
Que mon souffle éteindra Ô Morts à quarantaine
Je mire de ma mort la gloire et le malheur
Comme si je visais l’oiseau de la quintaine

Incertitude oiseau feint peint quand vous tombiez
Le soleil et l’amour dansaient dans le village
Et tes enfants galants bien ou mal habillés
Ont bâti ce bûcher le nid de mon courage

 Alcools, 1913

 

 

Il y a aussi le lyrisme, ce concept qu’ils entendent depuis toujours quand ils abordent la Poésie… Comment le rendre apollinarien ? Le Pont Mirabeau, le refrain, l’expression des sentiments, que tu places bien au dessus de l’instinct, de l’animalité, d’un élan naturel que tu veux sublimer. la musique de tes vers…Elle est présente à chaque mot, le rythme, la scansion : tu chantes tes vers, nous les chantons…

 

 Le pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine.

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

 Alcools, 1913

 

 

Voilà, ils vont écrire eux aussi, ils vont tenter de te rejoindre, de glisser çà et là un petit souffle de toi… Je leur offre avant « Soleil cou coupé »… Je leur demande à quoi ils pensent en lisant ces trois mots, certains rejoignent le soleil couchant… Quant à moi, je le leur dis : toute la poésie de tous les temps est là, dans cette image du soleil comme hébété, mort, qui dessine dans le ciel  sa disparition sanguinolente et  laisse place à une traîne d’obscurité…

 

Pablo Picasso, Portrait de Guillaume Apollinaire.

Zone

 

À la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes

Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant
Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église
Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette
Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège
Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste
Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
C’est le beau lys que tous nous cultivons
C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent
C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières
C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité
C’est l’étoile à six branches
C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche

C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteur

Pupille Christ de l’oeil
Vingtième pupille des siècles il sait y faire
Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air
Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée
Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur
Les anges voltigent autour du joli voltigeur
Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
Flottent autour du premier aéroplane
Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la Sainte-Eucharistie
Ces prêtres qui montent éternellement élevant l’hostie
L’avion se pose enfin sans refermer les ailes
Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles
À tire-d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux
D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts
L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes
Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête
L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri
Et d’Amérique vient le petit colibri
De Chine sont venus les pihis longs et souples
Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples
Puis voici la colombe esprit immaculé
Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé
Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre
Un instant voile tout de son ardente cendre
Les sirènes laissant les périlleux détroits
Arrivent en chantant bellement toutes trois
Et tous aigle phénix et pihis de la Chine
Fraternisent avec la volante machine

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent
L’angoisse de l’amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé
Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère
Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille
Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
C’est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de près

Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté

Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres
Le sang de votre Sacré-Coeur m’a inondé à Montmartre
Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses
L’amour dont je souffre est une maladie honteuse
Et l’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisse
C’est toujours près de toi cette image qui passe

Maintenant tu es au bord de la Méditerranée
Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année
Avec tes amis tu te promènes en barque
L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques
Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs
Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur

Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague
Tu te sens tout heureux une rose est sur la table
Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose
La cétoine qui dort dans le coeur de la rose

Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit
Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis
Tu ressembles au Lazare affolé par le jour
Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours
Et tu recules aussi dans ta vie lentement
En montant au Hradchin et le soir en écoutant
Dans les tavernes chanter des chansons tchèques

Te voici à Marseille au milieu des pastèques

Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant

Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon

Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
On y loue des chambres en latin Cubicula locanda

Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda

Tu es à Paris chez le juge d’instruction
Comme un criminel on te met en état d’arrestation

Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps

Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté
Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants
Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants
Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare
Ils ont foi dans leur etoile comme les rois-mages
Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine
Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre coeur
Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges
Je les ai vus souvent le soir ils prennent l’air dans la rue
Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs
Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque
Elles restent assises exsangues au fond des boutiques

Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux
Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux

Tu es la nuit dans un grand restaurant

Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant
Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant

Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey

Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées

J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre

J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche

Tu es seul le matin va venir
Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues

La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle Métive
C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive

Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie

Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances

Adieu Adieu

Soleil cou coupé

Alcools, 1913




“Apo” et “Le Paris d’Apollinaire” par Franck Ballandier

Franck Balandier – écrivain mais également connaisseur du milieu carcéral où il a travaillé - est aussi l'auteur d'un livre consacré aux « Prisons d'Apollinaire » chez L'Harmattan en 2001, et nous offre cette année, le livre intitulé « Apo ». Apo, apocopé, le nom d'un « pote » presque, dont on voit l'oeil à travers la découpe d'un judas trouant la couverture fort originale du Castor Astral. Assez pour donner une furieuse envie d'y aller voir, sous la couverture, ce que le romancier a bien pu raconter.

On ne sera pas déçu : si une mise en garde annonce au lecteur qu'il lui faudra démêler le vrai du faux, on oublie de l'avertir qu'il dévorera l'ouvrage, que tout lui semblera vrai, tant le talent de Franck Balandier rend vraisemblable chaque personnage, chaque situation. En trois volets, nommés « zones »,  trois époques de la vie du poète sont évoquées : l'affaire de la Joconde et son séjour en prison, les derniers jours et dernières amours ébauchées dans le délire fébrile du poète qu'emportera la grippe espagnole, et sa « survie » par le biais d'une étudiante retrouvant au XXIème siècle des vers inconnus du poète, que nous ne connaîtrons jamais en raison d'un tour du destin imaginé par le deus ex-machina qui nous a bien menés tout au long du récit, où l'on a découvert toute une faune de personnages secondaires risibles, touchants, attachants... croqués avec verve, avec un sens aigu du détail comique, à l'image – pour ne parler que du premier volet -  de Madame Georgette, la fielleuse et pipelette concierge qui aide la police de ses récits enjolivés sur son locataire « dépravé » et qui déclare naïvement « Je ne savais pas que ça rapportait autant d'écrire des histoires que personne ne lit. Moi, si j'avais su, je l'aurais continué le journal de quand j'étais petite. Peut-être que j'en serais pas là où j'en suis aujourd'hui. » Ou l'austère Monsieur Dray, le petit juge qui poursuit le poète de sa vindicte, et qui, traumatisé par un fâcheux événement de son enfance, pratique un onanisme singulier dont nous laissons au lecteur la surprise.

Franck Balandier, Apo, Le Castor Astral, 184 p., 17 euros

Ou encore, pour ne parler que de la première partie, le grotesque à la Albert Dubout du malchanceux Monsieur Anselme, amateur de catch et fan déçu du Vengeur masqué ou des rêveries érotiques du gardien Léon Georges... Tout ce petit peuple grouille autour de « l'histoire », avec la juste distance du regard que Franck Balandier porte sur eux, complice et distancié – comme vu du petit bout d'une lorgnette temporelle dont ses commentaires amusés nous rappellent la focale. Ainsi lors du vol du tableau au Louvre, ces mots : « Le poète n'avait pas hésité longtemps. Pour tout dire, il n'avait pas hésité du tout. Ce siècle encore balbutiant le protégeait pour l'heure, mais il ne le savait pas, de nouvelles technologies qui ne manqueraient pas de survenir pour empêcher les voleurs esthètes de dérober en toute tranquillité les œuvres d'art (...) ».

Cet Apo romancé dans la liberté de l'imaginaire, et pour cette raison- même si vraisemblable, c'est bien le plus bel hommage qu'on pouvait faire au poète pour le centenaire de sa mort : on évitera le mot « disparition », tant il est là encore à travers les mots de Franck Balandier.

*

Avec la collection « Le Paris des écrivains », les éditions Alexandrines offrent un catalogue de 28 titres de tout petit format, qui pourraient vraiment tenir dans la poche du promeneur désireux de parcourir la ville avec un guide éclairé. Accompagné de repères biographiques, d'une bibliographie succinte mais suffisante, et d'un lexique des lieux cités, le volume consacré à Apollinaire devrait particulièrement intéresser tout apollinophile.

D'abord parce qu'il est bien documenté, et que les 7 sections qui parcourent la vie du poète nous font voyager depuis les « années de misère » dans un Paris à la Gaboriau jusqu'au « Père -Lachaise, 89ème division, 23ème rangée », où l'on saluera la tombe du poète, en passant par Montmartre et Montparnasse, ou les prisons de la Santé en raison de l'implication du poète dans « L'Affaire de la Joconde » dont parle aussi le second livre dont nous rendons compte.

Franck Balandier, Le Paris d'Apollinaire, 
éditions Alexandrines, 120p. 12 euros

Ensuite parce que ce guide est bien écrit – j'entends par là que son style séduit, parce qu'y souffle l'écho des vers apollinariens et de la modernité, et aussi une réelle poésie comme dans cette évocation de la Grande Crue de 1910 où Franck Balandier évoque ces

 

Etranges paysages, enfilades de rues noyées, commerces à l'abandon. Tout ruisselle. Le fleuve, comme une coulée de lave, se répand insidieusement partout, il prend possession de la ville, étend son territoire, colonise cafés et terrasses, se faufile et rampe jusqu'aux pieds de la tour Eiffel.

« Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin »...

Il bêle et pleure et gémit sous l'assaut d'une vague terrible toujours recommencée. Sous le pont Mirabeau ne coule plus la Seine (...)

 

Enfin parce qu'à ces deux très grands plaisirs de repérage topographique et de rappels poétiques se joint celui de découvrir un Guillaume inattendu – gauche et timoré, infidèle (on l'imagine) en amour mais pas en amitié, incertain de son genre, parfois, sûr de son génie, toujours... sans compter la description d'une époque et des ses contemporains – silhouettes louches ou artistes connus - avec l'aide de l'auteur qui nous donne de quoi nourrir notre imagination, et recréer, le temps du livre, un Paris bohême de début de siècle, les bouleversements qu'il subit, tout une profondeur du temps à découvrir sous le Paris d'aujourd'hui, pour faire vibrer celui que célébra le poète.




Claire Audhuy, J’aurais préféré que nous fassions obscurité ensemble

Le 13 novembre de cette année 2018, ce sera le troisième anniversaire des attentats terroristes du Bataclan qui comptent (faut-il le rappeler ?) parmi les plus meurtriers de ces dernières années. On aurait pu craindre le pire car les bons sentiments ne font pas forcément de la bonne littérature (et de l’excellente poésie). Heureusement, il n’en est rien avec le recueil de Claire Audhuy, « J’aurais préféré que nous fassions obscurité ensemble »… Heureusement car Claire Audhuy écrit les choses avec la plus extrême simplicité si bien que ses poèmes se confondent parfois avec des listes de mots ou d’expressions…

Claire Audhuy, J’aurais préféré que nous
fassions obscurité ensemble,
La Feuille de

Thé éditeur, 136 pages, 20 euros. En
librairie ou sur commande sur le site de
l’éditeur la feuille de the (on peut payer
avec PayPal).

 

Il y a beaucoup de pudeur dans ces poèmes : « que c’est bon / de reposer sous terre / ensemble / pour l’éternité » (p 27) ou « Mais toi / comment t’atteindre / je ne sais pas parler à la poussière » (p 31). C’est avec bonheur que Claire Audhuy dit la réalité …
Claire Audhuy répète à l’envi pour enfoncer le clou comme si elle était inconsolable (et elle l’est). Ce qu’elle exprime, c’est la vie et l’amour de celle-ci.  Mais parfois, c’est le tragique qui devient évident : ainsi le poème de la page 45. C’est une femme amoureuse qui écrit, sincèrement. Même les poèmes qui se réduisent à un vers, voire à quelques mots, sont signifiants. Finalement, le lecteur découvre le portrait de Claire Auhuy en veuve. Page 73, le titre du recueil s’éclaire : c’est un poème chargé de sens. Cela ne va pas sans une certaine cruauté ou une certaine douleur comme dans ce poème (p 81) qui se termine, après une énumération pleine de vie avec des mots prosaïques, par ce vers « dans ton cercueil trop large  ».
Voilà, en vrac, ce que je voulais dire de ce recueil sans hiérarchisation ou sans ordonnance particulières. Il y aurait encore bien des choses à déchiffrer ou à affirmer. Les poèmes de Claire Audhuy en sont pas convenus : l’émotion est au rendez-vous. Les poèmes sont des réceptacles d’émotion. D’autant plus que l’assertion est totalement sincère : « ta vie / est mon membre / fantôme ». Ce sera le poème de la fin !

 




Le triptyque de la Sainte-Victoire

À propos de Le temps fait rage (Le bleu du ciel, 2015), La Sainte-Victoire de trois-quarts (La Lettre volée, 2017) & Onze tableaux sauvés du zoo (Atelier de l’agneau, 2018)

Olivier Domerg, enfant du pays de Martigues, a fait paraître son triptyque consacré à la (fameuse) montagne Sainte-Victoire, titré par lui La condition du même, dans le désordre : le premier volet, La Sainte-Victoire de trois-quarts, longuement travaillé entre 2005 et 2012, a paru en 2017 à La Lettre volée ; quand le troisième, Le temps fait rage, a paru fin 2015 au Bleu du ciel

Au beau milieu, ces Onze tableaux sauvés du zoo (du folklore provençal ?), chez l’Atelier de l’agneau. Dans un addendum au premier volet, on apprend que « chaque volet possède son identité et sa poétique propres, et peut être donc pris ou lu séparément », et que « cet ensemble de trois livres » est consacré par l’auteur à la Sainte-Victoire, « ré-envisagée du point de vue de l’écriture, dans une reconsidération générale du motif et de sa perception ». Il s’agit de trouver des équivalents littéraires aux patients coups de pinceau de Cézanne : « comment faire entrer la montagne dans la page ? ou encore, comment faire de la page la montagne ? » Allons-y donc voir.

Répétition (condition du même)

 

Ce qui frappe d’emblée dans cet ensemble, c’est la permanence des interrogations du poète quant au motif : « pour toute poétique & pour toute morale, ce qui est devant nous » (TFR1) ; « choses nues, qu’il faut jeter sur le papier[…] Le monde est là qu’il faut dire » (S-Vde3/42). Domerg est le plus straubien des poètes : il écrit ce qu’il voit, sans y rien changer/modifier. (« Les choses sont là ; pourquoi les manipuler ? » clamait Roberto Rossellini.) Telle est la condition du même : forer toujours plus profond sur quelques motifs/mesures ; donner (essayer de) l’idée de la poussée géologique de la montagne : « penser au plissé & au bouleversement induit, penser à la tension exercée sur les couches rocheuses & terrestres, penser la torsion » (TFR). Un peintre ne peint-il pas toujours le même et unique tableau ? (Et exemplairement Cézanne, avec ses 80 tableaux de LA montagne du pays d’Aix). 

Olivier DOMERG, Le temps fait rage,
éditions Le bleu du ciel, 2015, 153 p. 15 €

Beethoven n’a-t-il pas toujours composé les mêmes sonates ? Jean-Marie Straub et Danièle Huillet n’ont-ils pas toujours fait le même film ? Le principal leitmotiv de ce triptyque est, bien sûr, la présence obsédante du peintre « fou » d’Aix ; comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement quand

 

 (son acharnement à la saisir fut tel

                                                      que voir la montagne maintenant

                                                                                                          à tous coups, nous le rappelle) 3 ?

 

Le célèbre peintre revient ainsi de façon directe ou allusive (par exemple, citations du livre de Peter Handke consacré à ce même motif) tout au long des trois volets. Constamment : « grâce à ce qu’IL avait vu / et peint, / à ce que personne n’avait peint / et vu avant LUI » (S-Vde3/4). Ça n’arrête jamais : « que disait-il déjà ? que la nature est en profondeur ? qu’il ne croyait qu’aux circonstances & à la prose sortie du tube » (TFR).

Mais il y en a d’autres : la présence discrète et insistante à la fois de Francis Ponge (le poète de La rage de l’expression et duParti pris des choses) et de Bernard Noël (en tant qu’auteur de L’Outrage aux mots).

Le plus saillant et beau souci d’Olivier Domerg est, comme Cézanne, de dépeindre ce qu’il voit devant lui, tel quel ! « C’est la situation qui décide, oriente la vision & la phrase. » (En cela, on peut dire qu’ils sont frères en création.) La poésie, le réel. « L’écriture s’arcboute au visible, tirant sa force de la vue. » Alors, et seulement alors, on peut espérer donner « un coup de / Ponge sur du sacré » (l’image d’Épinal qu’est devenue la montagne d’Aix, aussi bien que son peintre), secouer « toute la cézannerie d’apparat et d’opérette », « réduire le mythe en / poudre », « faire / taire l’emphase (place neuve !) ». Et puis atteindre au pur kairos : l’irruption de l’instant formidable : « être dans le vertige de voir, prendre connaissance à chaque instant de ce que signifie le mot paysage. » Ne pas laisser passer ce moment-là : « Elle émerge du paysage tel un navire d’une nappe de brouillard, proue calcaire en avant, étrave rocheuse fendant le visible et l’aimantant. »

Différence

 

Alors que Le temps fait rage est composé quasiment comme une seule phrase, sans majuscules sauf aux noms propres (c’est un chant (de rage de l’expression) en neuf strophes, dites chants-séquences), La Sainte-Victoire de trois-quartsest tissé de formes hétérogènes, cut : des [tableaux] où l’occupation de l’espace de la page est très travaillée (structures en escaliers, ferrages à droite, à gauche, etc.), des [romans] (plus classiques, justifiés), et au milieu de ce tissage de formes (un maelstrom), des chants d’une seule coulée, en italiques. Les Onze tableaux sauvés du zoo, eux, s’apparentent à un poème en 11 volets avec jeux topographiques et typographiques sur l’espace de la page, dans la grande tradition mallarméenne du Coup de dés qui toujours instaure des surprises pour les yeux du lecteur, qui partant finit les (ces onze) tableaux.

Olivier DOMERG, La Sainte-Victoire de trois-quarts,
La lettre volée, collection Poiesis, 113 pages, 18 €

 

Il est à noter que la forme « poème » de ces tableaux empêche la réflexion sur le travail de l’écriture, alors que les passages en prose des deux autres volets ne se privaient pas de ces notations autoréflexives et modernistes sur l’atelier du poète : « Tu travailles une forme qui te travaille en retour » (S-Vde3/4) ; « Brûler ses tropes. Jeter ses notes. Réduire le mode opératoire. Repartir de rien, pisser sur le pic, curer le trop-plein. Le trop peint » (ibid.) ; « difficile de mettre en mots cette forme, de mettre des mots sur cette forme » (TFR) ; « il n’y a pas forcément de progrès dans la série, seulement l’obstination de mieux coïncider avec chaque moment » (TFR). Présent intégral. Présentation (au Temple de l’Art), plutôt que représentation : « fi des histoires, allez hop : aux chiottes les histoires (d’ailleurs, y’a plus que là qu’on les lit) ! c’est terminé, il faut […] tout éclairer en grand, tout observer, tout décortiquer, tout reprendre » (TFR). Reprendre à Francis Ponge, ce héraut de la modernité poétique, cette idée de publier « les états de son atelier », plutôt que des poèmes (bons ou mauvais). Laisser une place au lecteur, qui finit l’œuvre, en exposant « la progression & le processus de tout art ». C’est ainsi qu’on construit les œuvres ouvertes.

Dire queLe temps fait rageest le plus cubiste du triptyque : sa forme circulaire sans plus ni haut ni bas favorise cette simultanéité des points de vue : « repasser en vision globale, monceau pyramidal constitué de monceaux superposés, saillants, désordonnés, vaguement additionnés ou posés les uns sur les autres, vaguement collés ou accolés, monceauscellé par le ciment du temps » : plus de perspective idéalisante ; tout à la fois, ici et maintenant, par « accumulation, multiplication des angles d’attaque ».

Différence et répétition

 

Selon Gilles Deleuze, dans son essai éponyme, rien ne se répète jamais vraiment à l'identique ; la nature entière s'écoule comme le fleuve héraclitéen, dans un devenir perpétuel ; et toute impression de stabilité n'est qu'illusion. Ce que, de façon superficielle, nous croyons voir se répéter identiquement ou semblablement « fourmille » en fait d'infimes différences qui font de chaque « retour » un événement toujours nouveau et irréductible à ce qui l'a précédé.

Olivier DOMERG, Onze tableaux sauvés
du zoo,
Atelier de l’agneau, collection
géopoétique, mars 2018, 108 pages, 16 €

 

Ainsi, chez Domerg, le « retour » des avions de ligne qui décollent de Marseille-Marignane pour trouer le ciel aixois et barrer la vue de la sainte montagne : 1/ vision in (la carlingue) : « Vision brève autant que belle ; aussitôt vue, aussitôt aspirée ou bue par le trou du hublot ou par l’irrémédiable projection de l’appareil vers sa destination » (11T) ; visions off : 2/ : « la carlingue d’un long / courrier au décollage de / Marignane s’inscrit / une fraction de seconde, / dans une inclinaison parallèle / à celle de la montagne » (S-Vde3/4), et 3/ : « les ailes volantes dans l’azur. La pointe des pieds douloureuse dans la pente » (TFR). Domerg est très conscient de son travail : « plus tard, reprendre sur le même ton ; le même ton qui en est un autre » .Incise sur incise : « énumération phénoménologique du détail. » Chacun des volets du triptyque se trouve enchâssé dans l’autre, « en est une extension en constant devenir & constante expansion ». Machine désirante, et non pas poésie larmoyante. Jeu, plutôt que Je. Poésie sans maître : les citations affluent de partout, cachées, tronquées, voire truquées : Bernard Noël, Jean-Marie Gleize, Pascal Quignard, Charles Juliet, Peter Handke, lettres & propos de Cézanne.

Autre tropisme deleuzien chez Domerg (comme quoi, le titre de ce chapitre ne doit rien au hasard, qu’un coup de dés toujours abolit) : la dépersonnalisation de l’écriture : utilisation de citation tronquées et/ou truquées, sérialisation des notes brutes et sèches (« blocs blancs formant la crête, verdure dans les échancrures, les trouées, terre rouge sur le versant »), parfois triviales et prosaïques : « La rumeur de l’autoroute enfle d’un coup : lourd convoi d’engins de chantier. » (On se souvient que dans leur « Cézanne », les Straub, travaillant toujours en prise de son réel, n’avaient pas éludé ces bruits des paysages « modernes » tels qu’ils sont). On assiste à l’aventure d'une pensée qui se prend à rêver d'être libérée de toute identité personnelle : « refus de toute forme de sublimation stylistique, de toute re-poétisation idéalisante. » Adieu « maman », « papa », « Œdipe » et tout l’bastringue familialo-psychologique ; bonjour le travail de la série « qui est un travail d’achèvement de la forme » par exténuation des possibles/possibilités d’un lieu/motif. Poésie du défi : « ce qui se dresse devant, ne cesse de défier l’écriture. » Outrage à la poésie personnelle (qui a fait son temps de contingences relatives, comme l’on sait…) : « La géologique du poème débarrassé du poème » (ouf !) ; « la prose sans fin de la roche & de la cause matérielle ». Rien n’aura eu lieu que le lieu ; « quelque chose comme une énumération du présent » (TFR) ; telle est la logique du poème moderne. « Il n’y a rien d’autre à ajouter. Le rapport est sous vos yeux » (11T).

 




Hommage à Michel Cazenave

Jusqu’en 2016 – date à laquelle sa santé ne lui a plus permis de continuer - Michel Cazenave a accompagné l’aventure de Recours au Poème où il tenait la chronique « Du bel amour » - sa disparition nous touche donc doublement. 

 

En effet, avant de publier ses riches notes de lecture, nous avions été éveillés à la culture en écoutant ses émissions à la radio – Les Vivants et les dieux – religieusement enregistrés, à une époque où les « podcast » n’existaient pas, afin de n’en manquer aucun épisode - ces parenthèses magiques qui nous sortaient du monde en nous introduisant dans un réel plus vaste, autant par la puissance du sujet, que par sa voix envoûtante, retrouvée avec émotion aussi dans ses écrits.

 

Et l’expression « éveil à la culture » n’est pas une vaine figure de style : cet homme à la formation initiale solide (il était normalien) n’a eu de cesse, dans la multiplicité de ses activités - philosophe, romancier, poète, auteur d'essais historiques, scientifiques et philosophiques, journaliste, critique littéraire, éditeur, spécialiste de C. G. Jung, homme de théâtre, autant que de radio et de télé… - de frayer des passages, d’établir des passerelles, de relier la culture à l’histoire, l’histoire aux mythes… Sa quête était profondément spirituelle ET réaliste, à mille lieues des dogmatismes, des chapelles, des partis, des sectes et des clans.

Michel Cazenave pensait la complexité et la donnait à sentir. Son œuvre offre, avec simplicité, à chacun de ses auditeurs et lecteurs, la possibilité d’entrevoir le fécond paradoxe de l’unité profonde qui sous-tend toute les manifestations de l’agir humain.

C’est cette même possibilité d’entre/voir que nous attendons de la poésie – pour agir mieux, plus fort, dans le sens d’un épanouissement de ce que l’homme peut de meilleur en ce monde. C’est pourquoi, en hommage à ce « compagnon de pensée » (dans le sens où nous souhaitons entendre la transmission des valeurs et des savoirs comme le compagnonnage de toute une vie) nous republions l’entretien qu’il nous avait accordé pour l’enquête contre « Le Simulacre de la littérature ».

 

••••••

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Honnêtement, je me méfie du mot "révolution" dans son acception moderne: celui de révolution sociale (sans être forcément d'accord avec un éternel statu quo sur le sujet). Nous avons tellement vu de révolutions au XX° siècle, qui se sont souvent terminées dans les plus atroces dictatures! Non point que leurs auteurs n'aient pas, quant à eux, été désintéressés, mais le problème est trop souvent avec leurs successeurs. Moi qui me suis beaucoup intéressé au Mexique, comment ne pas relever que ce pays aura, durant des décennies, été gouverné par le PRI - autrement dit, le Parti Révolutionnaire Institutionnel - sans jamais se rendre  compte (ou bien les dirigeants ne voulaient-ils pas le savoir ?) qu'il y avait une profonde contradiction interne dans cet énoncé !

Non, pour moi, la poésie est d'abord une explication avec ce qui nous fonde - ce que certains appellent le Divin, mais auquel je suis prêt à donner le nom que vous voulez. Quant on va chercher l'étymologie grecque du mot poésie, on s'aperçoit vite qu'il a à faire avec la notion de fabrication - c'est-à-dire, comment on se fabrique soi-même en se découvrant tel qu'on est vraiment ? L'Occident a toujours présenté ces deux idées comme opposées l'une à l'autre. Et personnellement, je pose la question: que fait-on, précisément, de cette "conjonction des opposés" dont nous ont entretenu des personnalités aussi différentes qu'Héraclite d'Ephèse, que Stobée, que Nicolas de Cuse - ou que quelqu'un, ne voici pas si longtemps, comme C. G. Jung? Mais il est vrai que, de ce point de vue, nous ne sommes pas si loin du Taï-Gi-Tu chinois, du jeu du yin et du yang, ou du Shiva androgyne d'une certaine Inde...

Si c'est cela, la révolution, la remise en cause de nos idées les plus ancrées et, me semble-t-il, "victimes" que nous sommes de pseudo-évidences, les plus "naturelles" qui soient, alors, oui, dans ce sens, je suis un "révolutionnaire": il s'agit simplement de s'entendre sur les mots...

Et je rappelle en passant que la "révolution" était d'abord la révolution des astres - autrement dit, la manière dont, régulièrement, pour nous, observateurs, ceux-ci repassaient aux mêmes points... Etre révolutionnaire, ne serait-ce dès lors redécouvrir des choses dont nous nous étions écartés sans toujours le savoir ?

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Oui, je pense très fortement comme Hölderlin.

A condition de se rappeler que nous n'allons vers notre vérité la plus vraie qu'à travers des crises qui, parfois, nous semblent invraisemblables. Mais chacune de nos "crises" est une bonne occasion de progresser. Si seulement nous nous demandons: "pourquoi est-ce que cela m'arrive à moi ? Qu'est-ce que cela veut me dire ? Vers quoi dois-je aller ?" Ce qui, nous l'avons beaucoup trop oublié, est au départ le sens du mot religio, et non ce religare dont on nous a tant rebattu les oreilles, et où quelqu'un comme Lacan voyait une expression de ce qu'il définissait comme de l'imaginaire.

Puis-je me permettre de signaler que, pour Cicéron un "homo cum religione" était d'abord un homme de scrupule, un homme qui se posait des questions ?
Pour le reste, je suis entièrement d'accord avec ce que vous déclarait Basarab Nicolescu dans l'entretien que vous avez réalisé avec lui. Nous n'avons jamais été aussi proches, de par notre action, de détruire notre Terre et, pourquoi pas ? d'en faire disparaître notre espèce. Est-ce vraiment le but vers lequel nous tendons ? Je suis, quant à moi, assez "croyant" en nous, pour penser que nous nous en apercevrons, sans doute au milieu d'une tourmente générale, et que nous changerons alors de cycle de civilisation.

Vous voyez : je ne peux - sans doute à un niveau différent - être en rupture avec ce que disait cet immense poète qu'était Hölderlin, même si, comme Nietzsche des décennies plus tard, il n'a pas su surmonter ses dernières épreuves: mais il voyait juste !

Alors, soyons tous des poètes ! L'humanité s'en porterait tellement  mieux !..

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Oui, je suis bien d'accord avec Baudelaire. La poésie est ce qui nous permet d'aller plus loin, toujours plus loin... dans la connaissance réelle de nous-mêmes, et donc du cosmos, et de ce qui se trouve à la source de Tout. Il suffit de relire Platon (ce qu'il a vraiment dit, non ce qu'on en rapporte d'habitude) pour le savoir... Sauf ce que, en complément, en a dit Plotin : à savoir qu'il est un "Un d'avant l'Un" auquel nous ne saurions avoir aucun accès - ce qui fait parler à Grégoire de Nazianze d'un "au-delà de tout", au Pseudo-Denys, d'un "Néant suressentiel" et au gnostique Basilide d'Alexandrie d'un "Dieu qui n'est pas". La poésie nous emmène sur ce chemin ; mais, comme elle est encore une production humaine, il arrive ce moment où même elle doit se taire. Pourtant, pour nous qui habitons ce monde, comment s'en passer ?

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

J'essaie de ne pas ramper. Mais comme c'est souvent difficile ! Il est si facile de renoncer - plutôt que de se battre pour les choses qui en valent la peine... Sur ce point, pourtant, la poésie me paraît offrir un grand avantage : celui de toujours s'étonner de ce qu'il y a d'éternel en nous ; et de vouloir le faire s'exprimer. En sachant bien qu'on n'y arrivera jamais pour de bon, parce que le silence seul y serait accordé. Pourquoi je comprends que, jusqu'à il y a finalement peu, tout poème était chanté : il me semble que la musique sort du silence et y retourne, alors que le poème, qu'on le veuille ou non, finit par dire quelque chose ! Mais il faut en passer par là, c'est un gradin nécessaire, et que serait donc un poème qui ne serait pas le témoin - et le fruit - de notre incessant combat ?  

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Il me semble qu'on trouve la bonne réponse dans "Le Phèdre" de Platon : être poète, c'est être amant des muses (notons ici encore la parenté de la poésie avec la musique - le tout sous la bénédiction de Mnémosyne : la "Déesse " de l'esprit, et avant d'en arriver à la plus belle des bonnes folies, d'être amoureux de la Beauté du monde, autrement dit, d'Aphrodite. Puisque les Manichéens et les Gnostiques n'ont tout de même pas si tort que cela! Comme le disait Jung à la fin de "Ma Vie", le monde qui nous entoure est d'une éclatante beauté, et aussi, d'une insoutenable cruauté. La poésie nous "sert" à nous frayer notre chemin vers la pure Beauté, et il m'apparaît de jour en jour plus clairement que le poème nous emmène vers toute la musique du monde (que les sceptiques néo-aristotéliciens en ricanent à leur aise !), et vers ce que beaucoup d'auteurs modernes nomment la "cosmodernité", c'est-à-dire la relation à l'ensemble de l'Univers sous le "pouvoir" de l'Amour.

 




La Fabrique de levure : Choix de poèmes de Jakub Kornhauser

Passeuse de pépites littéraires, la poète Isabelle Macor a traduit La fabrique de levure de Jakub Kornhauser, qu’elle a présentée en édition bilingue, aux éditions LansKine, en mars 2018. 

 

Le poète (lui-même traducteur, essayiste, éditeur, critique littéraire et critique littéraire…), né en 1984, a obtenu en 2016 le très prestigieux prix "Wislawa Szymborska", lors du festival international de poésie de Cracovie, "Festival Milosz".

Invitée par l'Institut polonais en tant que spécialiste de poésie polonaise pour prospecter et voir quels seraient les poètes à traduire en français, Isabelle Macor découvre cet auteur et nous fait partager le pain poétique produit par le levain de ses mots,  dont elle déclare : « J'ai adoré travailler sur cette poésie, la traduire, l'écrire et la réécrire...Réminiscences de la vie juive en Pologne, visions fantasmagoriques inspirées par des tableaux de peintres des avant-gardes européennes de la modernité... comme une nouvelle enfance de l'Europe ». 

La fabrique de levure

 

Dans un vieux bâtiment, niché sous les cheminées, vivait un pivert, sourd comme une souche. Par les carreaux cassés nous lui jetions du pain et des fourmis. Le bois se déglinguait de partout et le crépi du mur rappelait les rouleaux de la Torah. Nous ne savions pas encore que dans les ruines près du fleuve se cachait une petite synagogue. Les feuilles pourrissantes sentaient la levure. Nous observions la pointe de nos chaussures qui prenaient l’eau. Mon père n’a jamais voulu croire que le pivert rit comme un homme. Du reste d’autres oiseaux vivaient là aussi, pas plus gros qu’un pouce. C’était l’automne - la neige n’était tombée qu’en mars.

 

Jakub Kornhauser, La fabrique de levure
traduction et introduction d'Isabelle Macor
éditions Lanskine - Catherine Tourné Lanskine,
2018 ; Ailleurs est aujourd'hui, 2018, 104
pages, 14 €.

Drożdżownia

 

W starym budynku, gnieżdżącym się pod kominami, mieszkał zielony dzięcioł, głuchy jak pień. Przez rozbite okna wrzucaliśmy mu chleb i mrówki. Wszędzie walało się drewno, a tynk na ścianach przypominał zwoje Tory. Nie wiedzieliśmy jeszcze, że w ruinach nad rzeką ukrywa się mała bóżnica. Butwiejące liście pachniały drożdżami. Obserwowaliśmy, jak naszym trzewikom namakają nosy. Ojciec nigdy nie chciał uwierzyć, że dzięcioł śmieje się jak człowiek. Zresztą mieszkały tam też inne ptaki, nie większe od kciuka. Była jesień, a śnieg spadł dopiero w marcu.

 

*

 

Zamłynie

 

De l’autre côté du remblai de chemin de fer, là où on avait trouvé le corps sans vie du cordonnier, je contemplais les étoiles. Il fallait contourner le moulin, les flaques d’eau et les lapins, plus loin le chemin vicinal menait à une clairière. Dans le livre que je portais avec moi il y avait un personnage de vendeur de couteaux. L’homme avait une allure débraillée et c’est peut-être pourquoi personne ne le laissait entrer à la maison. Les étoiles étaient mouillées comme des flaques et elles ne tombaient pas du tout. Elles s’en allaient au petit matin avec le roulement des trains perdus.

 

Zamłynie

 

Po drugiej stronie nasypu kolejowego, tam, gdzie znaleziono martwego szewca, oglądałem gwiazdy. Trzeba było obejść młyn, kałuże i króliki, a dalej polna droga wyprowadzała na łąkę. W książce, którą miałem przy sobie, występował sprzedawca noży. Mężczyzna ubierał się niechlujnie i może dlatego nikt nie wpuszczał go do domu. Gwiazdy były mokre jak kałuże i wcale nie spadały. Odjeżdżały wczesnym rankiem wraz z turkotem zagubionych pociągów.

 

*

Carré rouge sur fond blanc (Malevitch)

 

Les dernières maisons rampaient vers la sortie, j’observais leur retraite derrière l’église. Au deuxième étage on projetait un film, chaque jour le même bien qu’avec une nouvelle fin chaque fois. Dans la petite charbonnerie des étagères de livres nous guettaient. Un jour j’en ai volé un, il avait une couverture noire et sentait le rêve encore chaud. Derrière la vitre on voit le tabernacle et une femme qui se coupe les ongles des orteils, sur les étagères – des rangées de livres identiques. Ce jour-là, le film s’est terminé bien plus tôt que d’habitude et j’ai dû errer dans les rues désertes. J’ai inspecté chaque faille, cherchant des portes en fuite, des poignées en exil.

 

Czerwony kwadrat na białym tle (Malewicz)

 

Ostatnie domy czołgały się do wyjścia, obserwowałem ich kryjówkę za kościołem. Na drugim piętrze wyświetlano film, codziennie ten sam, choć z coraz to nowym zakończeniem. W komórce na węgiel czyhały regały z książkami. Kiedyś ukradłem jedną z nich, miała czarną okładkę i pachniała ciepłym snem. Za oknem – tabernakula i kobieta obcinająca paznokcie u nóg, a na regalach szeregi identycznych ksiąg. Tego dnia film kończył się znacznie wcześniej i musiałem wędrować po opustoszałych ulicach. Zaglądałem w każdą szczelinę, szukając zbiegłych drzwi, klamek na emigracji.

 

*

La maison du mélamed I

 

Personne ne se souvient des gels qui crépitaient, des arbustes d’aubépine, des fauvettes qui tissaient leur nid sous le plafond. Les caisses en bois se sont vidées, les martres ont sorti les derniers kaftans et les chemises repassées avec soin. Quelqu’un a essayé de monter sur le toit de la boulangerie mais l’échelle s’est cassée et il n’est resté que quelques photographies sales. Sur l’une d’elles un vieux rabbin se voile la face avec le Livre tandis que la fumée s’élève au-dessus des branches chauves. La neige a fondu sous les bottes et le soleil, dans la maison du melamed les bougies brillaient tard dans la nuit. Chaque année les marchands grattaient les rides bleues des murs, des tapis s’écoulaient le pavot et le sable. Les fauvettes revenaient toujours au printemps bien qu’on ne les voie sur aucune des photographies. Ni les biches et les blocs de glace sur le fleuve. Les pompiers qui arrivaient de localités voisines éteignaient le feu. Ils avaient de grandes mains chaudes et des yeux noirs.

Dom mełameda I

 

Nikt nie pamięta trzaskających mrozów, krzewów głogu, piegż, które założyły gniazdo pod sufitem. Drewniane skrzynie opustoszały, kuny wyniosły ostatnie chałaty i starannie wyprasowane koszule. Ktoś próbował wejść na dach piekarni, ale drabina złamała się i pozostało tylko kilka brudnych fotografii. Na jednej z nich stary rabin zasłania twarz Księgą, a dym wznosi się ponad łysymi konarami. Śnieg topniał pod butami i słońcem, w domu mełameda do późna płonęły świece. Każdego roku handlarze wydrapywali błękitne zmarszczki w ścianach, z dywanów sypały się mak i piasek. Piegże zawsze wracały wiosną, chociaż nie ma ich na żadnej fotogra i. Ani saren i lodowych kier na rzece. Ogień gasili strażacy, którzy przyjechali z okolicznych miejscowości. Mieli duże, ciepłe dłonie i czarne oczy.

 

 

*

La cabine de bain (Ensor)

"Vivre dans une maisonnette au bord de la mer, une grande cabine de bois sur roulettes. Les crabes, qui entrent par le hublot sans vitre, apportent les restes du vent et de grosses moules. La plage est vide, on n'entend que les grands-gravelots fouiller les algues colorées. Le sable coule parmi les nuages, le bois crépite sous le soleil. Dans la maison se sont cachées des silhouettes maigres masquées, squelettes déguisés, et une vieille flûte. Quand on pose l'oreille contre le mur, les vagues deviennent bleues et les nuées se cachent entre les chalutiers. Vivre dans une maisonnette au bord de la mer, s'enterrer dans le sable."

 

 

 

James Ensor, "La cabine de bain", 1876




Créolités et création poétique

A l'origine de ce numéro, le désir de donner à lire et à entendre des voix poétiques différentes, à travers le  français tel qu'il est, bien vivant, dans le monde, et à travers les créoles, ces langues locales, liées historiquement au français mais dont le statut est particulier – langues jumelles et charnelles, langues vibrantes des racines et de la famille, constituées contre et en liaison avec la langue dominante - dont l'usage littéraire est encore largement méconnu.

Pascale Monnin.

Créoles, et français langue commune – comme la koiné antique, multiple, nourri de ses voyages, de ses rencontres avec d'autres cultures, d'autres réalités géographiques et historiques – donnant naissance  à des idiomes neufs, des créoles aux racines multiples (aux Antilles, à la Réunion, en Polynésie), longtemps dévalorisés car langues des dominés, colonisés, mais si vivantes qu'elles ont transmis  et fait grandir des littératures parallèles, dans lesquelles le français perdure, mais non pas comme un joug imposé par des maîtres, puisqu'il joue, se gémine, de ces langues vives, portées dans la chair des peuples qui désormais les revendiquent pour créer aussi avec elles, car créer, c'est aussi vivre : vivre plus haut, vivre en prenant appui sur ses ancêtres pour aller plus loin, ailleurs – ensemble !

Les poètes invités pour ce numéro, appartiennent à cette double culture, française, et créole... Certains ont aussi accepté de répondre à un questionnaire ouvert sur leur rapport de créateur avec cette double langue et double culture ((les questions : Est-ce que vous écrivez en créole, ou non? Y a-t-il des sujets qui vous viennent d'abord en créole, et qui sont "traduits" en écrivant directement en Français ? ...

La poésie est-elle un domaine à part de votre pratique langagière habituelle ? comment s'organise pour vous le rapport entre les deux langues et quelle part a le créole dans votre écriture et votre imaginaire? Comment définiriez vous le rôle du créole dans la constitution de votre personnalité poétique?)) :

nous avons retenu les réponses de Kenny Ozier-Lafontaine pour la Martinique, Navia Magloire et Elbeaux-Carlinx pour Haïti, et Frédéric Célestin pour La Réunion :

 

© Kenny Ozier-Lafontaine (Paul Poule) et Vincent Lefèbvre

 

Kenny Ozier-Lafontaine – Martinique :

"je n'écris pas comme De Gaule, ou comme Perse,

je cause et je gueule comme un chien ! "

Léo Ferré

Ce qui m'intéresse principalement dans le travail de traduction de mes textes, du français vers le créole, que je réalise avec ma soeur, c'est le va-et-vient, la tension qui doit naître de cette confrontation entre les deux langues. J'ai toujours cherché dans mon travail à lutter contre l'exotisme, le "doudouïsme", et contre toutes les manières publicitaires de référer au territoire des Antilles. Toutes les manifestations langagières héritées de mon enfance sont d'abord vécues chez moi comme un problème, ayant le souci de ne pas vouloir ancrer mon écriture, m'étant toujours représenté la poésie comme un moyen de navigation vers l'inconnu, et un moyen de restitution de ces voyages dans l'ailleurs. L'écriture serait donc aussi bien la caravelle, que le canoë du Taïnos, ou plutôt la pagaie, le sextan, et enfin la carte où inscrire les noms, les coordonnées de ce nouveau monde qui se dessine devant moi. 

L'écriture pour moi, doit être ce carnet de rêve, grâce auquel la restitution du rêve, et le rêve lui-même, ne seraient plus consommés en des instants séparés. Malgré la distanciation prise au cours du temps, la richesse de ce langage, due entre-autres aux "dominations" successives dont l'île devait souffrir, m’a toujours rappelé à mes fondamentaux.

Pour le recueil Nègre (à paraître aux éditions du Dernier Cri), je me suis attaché à diminuer, exterminer, toutes les références possibles à mon pays natal, afin que le texte que j'allais soumettre à ma soeur pour la traduction ne souffre d'aucune nuance, aucune référence au lieu de notre naissance. Je souhaitais que le foyer d'émission et celui de réception, puissent être les plus étrangers possible, les plus éloignés, comme les deux extrémités d'un élastique bandé, prêt à céder, ou à se contracter, se réduire, se rejoindre. Car ce qui m'attire, m'enchante, avant tout avec le créole, c'est sa violence. Ce n'est pas qu'on y entende vraiment les coups de fouets claquer, mais il y a encore aujourd'hui dans le créole quelque chose d'une souffrance, comme un cri, une sorte de puissance qui se redresserait comme une montée de sève,  une violence "argotique" qui ne rencontre désormais plus aucun obstacle, et qui peut "gicler" comme bon lui semble, une manière de "causer" qui me fascine, pour les mêmes raisons, chez des auteurs comme Burroughs, Céline, Genet, ou encore dans l'argot nègre ou red neck que l'on peut rencontrer chez Faulkner … une puissance donc vers laquelle mon écriture en français me porte naturellement et qui n'a peine à retourner puiser chez moi les mots qui lui font défauts. Les mots donc, la syntaxe, y sont souvent âpres, secs comme des coups bâtons, en témoigne les noms des divinités de la nuit, de l'ombre, tels que les Soukounyans, les Dorlis. Comme dans la poésie de Césaire, la langue créole se déploie le plus souvent comme une coulée de lave violente échappée de la Pelée. Le créole jusqu'à récemment était encore une langue orale, une langue interdite en certains lieux, une langue qui pour mes yeux d'enfants possédait déjà quelque chose du blasphème, de l'injure, ou du cri, elle était aussi la langue des contes de mon enfance, les premiers temps, les premiers contacts avec les territoires des sorciers, des Kimbwasè (Quimboiseurs)

© Kenny Ozier-Lafontaine (Paul Poule) et Vincent Lefèbvre.

 

 

Navia Magloire, Haïti :

Pour ma part écrire en créole est une éducation, un apprentissage, comme on se réapproprie ses racines. J’ai appris à penser l’écriture en français, ce qui revient à concevoir mes textes en français. En revanche pour le reste je pense en créole. Les deux langues ont toujours cohabité et coexisté ; dans un premier temps l’instruction se faisait en français et le créole était la langue parlée,  à présent, les deux sont à égalité même si la majorité choisit le créole qui est une langue viscérale par rapport au français qui est la langue amenée.  La langue de l’instruction a été le français donc pour ma part il est naturel de créer mes textes dans cette langue. Sans oublier que ce fut la langue imposée, celle du colon langue de la colonisation qui est devenue plus tard une arme pour une certaine élite.

Etant donné que je ne conçois pas mes textes en créole, je l’utilise moins. En revanche il m’arrive d’ajouter des mots ou de faire référence à des images créoles dans quelques textes. Mon langage n’est pas insulaire, ce qui diffère de mon identité. Je ne traduis pas mes textes, le sujet ou le thème peut être de culture créole mais la langue dans laquelle elle est pensée est le français. Si je devrais écrire en créole je le ferai directement.

Navia Magloire, Blessures de l'âme, CreateSpace Independent Publishing Platform, 104 pages.

 Je ne pense pas que le créole en tant que langue soit pour quelque chose dans ma personnalité poétique. On ne peut ni réduire ni enfermer la personnalité humaine dans une langue, que cette personne soit ou non un poète. Je lis autant les poètes japonais, coréens, que les poètes français, espagnols, africains ou haitïens. en revanche ma langue viscérale est le créole. Mes peines, mes douleurs, mes émotions je les ressens et les perçois en créole.

J’écris à partir de mes viscères et c’est ce que je transforme en langage poétique. Je me considère comme universelle, une poétesse du monde.  La poésie est omniprésente, chaque rencontre, chaque nature, chaque voyage, chaque expression humaine est poésie. Je ne peux détacher la poésie du quotidien. Le quotidien peut être une expression triste de cette dernière mais c’est tout de même là. 

© Kenny Ozier-Lafontaine (Paul Poule) et Vincent Lefèbvre

 

Elbeaux Carlinx – Haïti  :

Je suis un poète haïtien, j'écris dans les deux langues, le créole qui est ma langue maternelle et le français qui est ma langue de formation, mais ça varie pour moi selon les émotions que je veux partager.  Si le créole est une langue aussi romantique que le français, il n'est pas pour moi seulement un moyen de communiquer mais surtout un moyen de dire que je suis homme, de me révolter puisque cette langue a pris naissance dans des circonstances historiques bien déterminées, c'est le ciment qui a rendu possible la révolution des noirs à Saint-Domingue qui va accoucher la nation haïtienne, première nation nègre.

J'écris dans les deux langues et je parle comme j'écris, ma poésie n'est pas seulement sur les pages blanches mais dans mes actions et mes paroles, elle est devenue un mode de vie. J'utilise le français surtout pour m'ouvrir au monde puisque le créole n'a pas encore fait son chemin, mais aussi parce que c'est une belle langue, polie, assez intelligente.

 

J'espère vivement que ma langue maternelle puisse un jour charmer le monde comme le fait la langue de Voltaire, surement cela nécessite des années de production assidue, raison pour laquelle je produis dans les deux langues avec presque la même passion. Et parfois je publie mes textes en français et en créole pour aider les gens à se familiariser avec les deux.

En Haïti la littérature est surtout francophone et on juge un bon écrivain à sa façon de manier la langue française. Par contre, si j'écris beaucoup plus en français je dois avouer que le créole me fait voir les choses avec plus de précision puisque selon moi il y a des choses de notre entourage immédiat ou de notre culture qui ne peuvent être décrites dans une autre langue sans perdre du coup leur force, leur couleur, leur cruauté. Quel mot français va remplacer l'interjection "Ayida Wedo" en gardant la même force ? Tout comme, je pense, il y a des mots français qu'on ne peut dire qu'en français pour ne pas trahir le sens initial.

Je dis souvent que si les langues se traduisent il a toutefois des mots qui sont jaloux, trop fiers de leur musicalité pour se laisser travestir. Raison pour laquelle je ne traduis pas mes pensées si un sujet me vient en créole il sera écrit en créole, s'il me vient en français il sera écrit en français sauf dans des cas spéciaux et pour des raisons pédagogiques je peux toujours écrire un texte, le même, dans les deux langues.

 

© Kenny Ozier-Lafontaine (Paul Poule) et Vincent Lefèbvre

 

Frédéric Célestin – La Réunion :

Je n’écris presque exclusivement qu’en créole réunionnais, bien que je m’oriente progressivement vers d’autres langues. Ecrire en créole est pour moi un acte militant et engagé : une toute petite goutte dans un océan de bonheur que je tente tant bien que mal d’apporter à la Réunion, en m’inscrivant dans l’Histoire littéraire de celle-ci.

Si je parle mieux français que créole, bien que je sois dans une logique bilingue, j’écris mieux en créole. Surtout, la littérature réunionnaise m’offre un espace accessible, place qui est beaucoup plus restreinte quant à la littérature française. Je vise donc un public local, sans plus d’ambition, même si je commence timidement à écrire en français, quelques vers ici et là. Dans une orientation militante je pense qu’il est essentiel pour nous réunionnais d’écrire en créole, même si, bien entendu je reste très ouvert à d’autres langues, notamment l’anglais et les langues cultuelles de notre île. Ecrire en créole est donc pour moi l’acte militant d’apporter sa pierre à l’édifice.

La poésie est un domaine à part de ma pratique langagière habituelle – d'une certaine façon,  elle m’a sauvé la vie.

 En effet, à la recherche d’une expression artistique à un moment donné de ma vie, je me suis tout d’abord lancé dans la musique (les percussions locales et afro-cubaines) que j’ai découvert avant l’écriture, même si écrire était, comme pour tout étudiant ès Lettres, pour moi un rêve, rêve que l’île a contribué à réaliser. Et j’ai trouvé dans l’écriture ce que je cherchais dans la musique. En effet, j’ai commencé à écrire en 2000. J’ai alors demandé à un de mes mentors si ce que j’écrivais était bien de la poésie. On m’a répondu que non. Alors j’ai arrêté d’écrire. Ce n’est que quelque dix ans plus tard qu’on m’a relancé dans l’écriture poétique. En effet, un peintre réunionnais, ami d’enfance, m’a proposé un travail poétique autour de sa peinture. J’écrivais en créole avec une amie qui elle écrivait en français.

Halima Grimal, Charly Lesquelin, Frédéric Célestin, Triptik an liberté, Editions K'A, 2016.

C’était en 2013 : mon premier recueil de poésie voyait alors le jour : « Triptik an liberté ». En 2009, j’avais commencé un roman autobiographique, mais sans grande conviction. Même si la poésie reste une activité littéraire pour moi, je suis aussi ouvert à d’autres horizons d’écriture : un roman, et un essai dont le but est d’argumenter autour du créole réunionnais en tant que véritable langue (chez l’éditeur actuellement). Donc oui, la poésie reste mon domaine de prédilection, surtout quand mes textes deviennent des chansons.

Le créole réunionnais et le français sont mes langues co-maternelles. Le créole est au cœur de mon expression poétique. Il m’apporte un espace d’expression unique dans ma vie. Le plaisir immense d’écrire en créole est pour moi salvateur.  Au début, mon acte d’écrire était purement cathartique : j’écrivais pour me soigner, pour panser les blessures d’une Histoire, réunionnaise, et d’une histoire personnelle douloureuses. Aujourd’hui, je ne m’inscris plus dans cette logique, l’acte d’écrire est pour moi toujours aussi salvateur, mais le plaisir et la passion y sont au centre. Si, au début de mon écriture poétique, je me suis découvert très engagé, notamment au niveau politique, des thèmes comme la musique, l’amour pour la Femme, la vénération de nos ancêtres, l’amour pour le Monde, l’amour pour mon pays ont pris place. 




Littérature et décadence, Etudes sur la poésie de 1804 à 2010

L'histoire de la poésie haïtienne est indissociable de l'Histoire littéraire et de la société haïtienne elle-même. Dans cette petite anthologie dédiée à quelques poètes majeurs et pour certains tout jeunes encore, Dieulermesson Petit-frère dresse un état des lieux de la poésie de son île en souhaitant mettre à l'honneur les plus anciens, oubliés et la génération montante afin qu'elle ne le soit pas. « D'aucuns affirment qu'au cours des deux dernières années, la production littéraire haïtienne a connu un tel rayonnement au-delà des frontières qu'on peut parler de l'âge d'or de notre littérature », nous dit-il,  et c'est sans doute pour dater et inscrire ce rayonnement qu'il s'est employé à  soustraire au silence ces auteurs encore trop méconnus.

Soulignant la prépondérance de la poésie dans le paysage littéraire, il rappelle ce que les auteurs doivent aux modèles de leurs prédécesseurs, s'appuyant en cela sur l'exemple de la littérature française et ce qu'elle sait devoir à l'héritage antique, mais insiste sur la nécessité de s'en  émanciper, car l'histoire est mouvante et chaque période a apporté son lot d'expressions,  engagées le plus souvent.
Une extrême fragilité - politique, économique, sociale, sans parler des « fléaux s'abattant sur l'ancienne Perle des Antilles », perdure depuis son indépendance, renvoyant injustement le pays à sa seule responsabilité face aux épreuves de toutes sortes. Ce pays de paradoxe, résiliant et fragile à la fois - devenu selon l'expression de Christophe Wargny « Perle brisée » - depuis dix ans, ploie sous le poids « d'une occupation voilée qui ne dit son nom, si ce n'est celui de créer des conditions pour maintenir le pays dans un contexte de dépendance continue en vue de freiner son développement ». Mais ne nous y trompons pas. Price-Mars, nous dit Dieulermesson Petit-Frère, définit l'Haïtien comme « un peuple qui chante et qui souffre, qui peine et qui rit, qui danse et se résigne ».
Et « Depestre eut à dire que la littérature haïtienne est au bouche-à-bouche avec l'histoire ».

Parce que la littérature, la poésie et la culture en général sont ce qui reste quand tout tombe, comme dit Dany Laferrière. L'auteur, par cette proposition de périodisation de la littérature haïtienne, souhaite faire un état des lieux en regroupant les auteurs dans une perspective historique, rappelant que celle-ci a bien été tentée sur les bases de critiques esthétiques, mais qu'elle suit vraisemblablement les secousses et l'évolution de l'île depuis son indépendance. Il la divise en quatre tranches ou périodes distinctes correspondant chacune  à un événement majeur suivant cet ordre :

-1804-1915 : pré-classiques, classiques et post-classiques
-1915-1957 : période indigéniste ou culturo-nationaliste
-1957-1986 : renouveau humaniste
-1986 à nos jours : époque contemporaine (post-Duvalier)

Au fil de ce déroulement, force est de constater que si la littérature haïtienne, pendant très longtemps, s'est  largement inspirée de la culture française, allant jusqu'à s'oublier elle-même, oubliant ses propres traditions, aujourd'hui la littérature mais surtout la poésie occupent une place majeure et vouée à une expansion dans le sens d'une réappropriation de son identité.
C'est une poésie engagée socialement, basée sur une forme d'imitation de la littérature française « pâle copie de la littérature française » insiste Dieulermesson citant des auteurs de cette période qu'il appelle « pré-classique » où tels des Dupré, Chanlotte, Dumesne, (et hormis les récits d'Ignace Nau)  s'adonnent à une imitation et une admiration obséquieuse des auteurs français du 17e et du 18e siècle où de l'idée même d'engagement

il n'y avait qu'une exaltation de la liberté et de l'indépendance, qui oubliait de parler de la culture et des traditions populaires d'Haïti.  Même si les écrivains avaient formulé des objectifs plutôt clairs et définis en optant pour une littérature qui exprime les réalités du terroir et prend la défense de la patrie et de la race noire, ils continuaient à patauger dans l'imitation plate et puérile des poètes français. 

Frantz Zephirin.

La seconde période est celle de l'« Indigénisme » ou culturo-nationaliste, avec 1915 comme plaque tournante de la réhabilitation de la culture nègre coïncidant avec l'occupation américaine : elle s'impose alors comme un repère, avec les œuvres de Jean-Price Mars, pour sortir le pays de ce qu'il appelle « le bovarysme collectif » (bovarysme défini comme « la faculté que s'attribue une société à se concevoir autre qu'elle n'est » )
Il s'agissait bien non pas de rejeter la culture française ou celle d'Amérique latine mais d'en continuer l'héritage et de travailler à trouver sa place, produire ses titres et faire ses preuves « travailler à créer l'homme qui vient, le citoyen de l'avenir, le citoyen de l'humanité, une humanité  renouvelée avec la poésie comme « fer de lance du mouvement indigéniste ».
Avec la Revue Les Griots, on voit un retour sur les valeurs africaines, « impliquant une vision du monde différente de la conception européenne » de 1938 à 1940 puis de 1948 à 1950 » dans le sillage de la Revue Indigène « une obsession manifeste pour la quête identitaire, le retour aux origines et le nationalisme culturel. »
La poésie de ces années-là était déjà une poésie engagée dans les problèmes sociaux et raciaux, sur la question du langage et au niveau politique. Le poète Camille Roussan ayant probablement « apporté une contribution considérable à la préparation littéraire de la révolution de janvier 1946 »selon Baridon, une poésie visant à dénoncer la mauvaise qualité de vie des Nègres et de l'homme en général.
Le poète souvent s'engage à dénoncer les injustices et les souffrances mais aussi à rappeler les forces comme dans ce poème de Carl Brouard qui appelle à « l'insurrection, le soulèvement et  la révolte ».
Autre date charnière dans l'histoire d'Haïti, 1957 allait marquer  « la consolidation du règne du pouvoir noir »suite à l'explosion du mouvement de 1946 et l'avènement de Duvalier,  issu des luttes entre Nègres et MulâtresDans ce contexte de fragilité et d'instabilité économique, l'arrivée au pouvoir de Duvalier va voir émerger le mouvement culturel de 1946.
En 1960 naît le mouvement «Haïti littéraire»,  et s'y déploie :

une sensibilité et une esthétique plaçant le sujet au cœur du discours poétique ». C'est « une poésie de résistance et de survie, d'espérance et de lumière, une poésie d'urgence qui marque la rupture avec l'indigénisme et ses implications.

Mais c'est aussi l'année où la dictature de Duvalier va se déployer et se durcir : « la révolution mange ses propres fils, la misère bat son plein et la censure règne en maître ». L'exil devient alors le palliatif à ce mal suicidaire. Les flux migratoires ne sont pas nés, comme on pourrait le croire, de cette période dictatoriale mais ont pris racine bien plus tôt, avec la première occupation américaine d'Haïti. C'est alors que naît une « littérature hors-frontière », littérature en diaspora où l'écrivain-migrant se confine« dans une sorte d'enracinerrance ou de destinerrance »(Jean-Claude Charles) et d'où naîtra le « Spiralisme » fondé par René Philoctète, J.C Fignoli et Frankétienne, « conçu comme une sorte d'esthétique du chaos, le spiralisme est né du refus d'enfermement et de la peur », et la montée en puissance des productions en langue créole.
Enfin, l'époque contemporaine : 1986 à nos jours.

Nasson, VirginMary.

1986 signe la fin du régime Duvalier et la libéralisation de la parole, et voit naître toute une génération d'écrivains, la plupart poètes, une génération appelée « Génération Mémoire », composée de Yanik Lahens, Lyonel Trouillot, Gary Victor, Jean-Yves Métellus, Gary Augustin, Marc Exavier, Marie Célie Agnant, Dany Laferrière, Joubert Satyre, Willems Edouard, et quelques aînés comme Frankétienne et Anthony Phelps, elle est regroupée autour de Rodney St Eloi, poète et directeur des Editions Mémoires,  maison d'édition née dans les année 90 et « ayant survécu sans subvention, avec la complicité des écrivains, et surtout la volonté d'accompagner le livre haïtien » ; réunissant ainsi deux générations qui dominent la scène littéraire haïtienne,  entre rupture et continuité, les générations littéraires se succèdent.
Dans cet essai qui occupe un bon tiers de l'ouvrage, la place des femmes n'est pas oubliée, alors que longtemps cette société patriarcale a surtout fait l'éloge de la gent masculine, reléguant la femme aux oubliettes de l'histoire, la cantonnant à des rôles de nourricières, voire pire de servantes ou de prostituées dans la littérature, et plutôt objet que sujet.  
Beaucoup de femmes cependant occupent le paysage littéraire d'Haïti, et depuis 1990, il y a une éclosion de la parole des femmes et une prise de conscience du fait qu'écrire ou peindre ne relève pas d'une activité genrée.

Parmi ces femmes écrivains,  on trouve Kettly Mars, Yannik Lahens, Margaret Papillon, Evelyne Trouillot, et surtout Edwige Danticat - mieux connue aux Etats-Unis qu'en France,  sans oublier Marie Vieux-Chauvet au roman si subversif Fille d'Haïti.
En conclusion de son avant-propos,  Dieulermesson Petit-Frère s'interroge sur la transmission de cette littérature dans les écoles qui n'incite pas à l'indépendance d'esprit ni à la création.

Ce panorama historique fort intéressant de la littérature et de la poésie haïtienne  permet d'entrevoir ce regard ambitieux et prometteur de Haïti en littérature et en poésie.

L'ouvrage contient également plusieurs essais dont certains ont été publiés ailleurs, essais que Dieulermesson Petit-Frère a consacré à vingt-trois auteurs des différentes périodes. Dans l'ordre d'apparition du volume, les essais concernent :
Coriolan Ardouin (1812-1835), « le poète des âmes mortes » à la sensibilité proche d'un Alfred de Musset ;  Auguste Bonel (1971) et la sensualité de son écriture  ; Gary Augustin ( 1958-2014) et l'écriture du songe ; Jeanie Bogart (1970)  « au cœur de l'intime » ; Roussan Camille (1912-1961) auteur du magnifique Nédjein  Assaut à la nuit, écriture de la douleur des opprimés ; Georges Castera, figure emblématique de la poésie haïtienne aujourd'hui, et de la génération Mémoire,  dont « l'écriture  poétique se veut une invitation au voyage dans les terres de l'orgasme » pour dire la violence et le mal-être de l'homme, le désenchantement du monde ; Pierre-Moïse Célestin(né en 1976) poète comme beaucoup « nés du séisme » auteur de « Le cœur dans les décombres » ;

Jean Watson Charles,« poète au souffle du devant-jour et à l'imagination trempée à l'encre toute chaude de l'été » ; Webert Charles, auteur de poèmes en créole et en français, de  Que l'espérance demeure, entre autres, et de  Pour que la terre s'en souvienne,  co-écrit avec Jean Watson Charles ; Anderson Dovilas (1985) « le poète d'outre-monde » ; Marc Exavier (1962), écrivain de la distance ayant choisi « l'isolement comme mode de vie – en se retitant du monde-il fait du livre son idole et sa raison d'être » -  grand érudit, poète de l'image et du rêve ; Yanik Jean (1946-2000) fait partie de ces femmes que la critique a censurées et dont on ne parle presque pas, bien qu'elle soit une grande figure de la création poétique contemporaine. Son roman La fidélité non plus  (Ed Mémoire d'encrier) est « post-moderne, féministe, transnational et mémoriel » ; Jacques Adler Jean-Pierre (1977) né sous la dictature, auteur d'une « poésie à l'oralité raffinée » : « c'est par la poésie que ce diseur à la voix aigüe fait son entrée dans la littérature » et qui s'interroge sur « les sens (l'essence) »d'Haïti. : « La poésie contemporaine n'est plus rêverie, elle est action, réaction, lutte pour la vie, la liberté » ; Ineda Jeudiné en 1981 présenté comme relève poétique créole, écrit en créole contre l'idée reçue que « en Haïti celui qui écrit dans sa langue maternelle ne peut être considéré comme écrivain à part entière », a publié notamment un hommage au poète Georges Castera ;

Charles Moravia (1875-1936), une poésie qui atteint à l'universel et déborde le seul paysage haïtien ; Mackenzy Orcelné en 1983 dit l'attachement à sa terre et écrit  « pour la dignité de son peuple »selon les termes de son éditeur Rodney St-Eloi ; Emmelie Prophète (1971) « poète de la ville, de l'espace et du bâti »,« poète aux marges de la nuit et du silence des corps » ; Magloire St-Aude (1912-1971), une des figures majeures de la poésie contemporaine, a collaboré à la revue Les Griots, « écriture qui fascine et émerveille » - lire son Dialogue des lampes ; Rodney St-Eloi« le passeur de mémoire », écrit le réel pour « atteindre à l'indicible »selon la formule de Juarroz ;  Georges Sylvain (1866-1925), écriture de l'intime, poésie subjective et sensible, nostalgie et souvenirs ; Marie-Alice Théard, galeriste et historienne de l'art, « poésie fièvre ardente » ;  Lyonel Trouillot (1956) « le bien-aimé, le dieu adulé de la littérature haïtienne », poésie riche en images, amoureux des grands espaces, des immensités ; Etzer Vilaire (1872-1951) poète trop méconnu, révélé par J.C Fignolé en 1970, enseigné depuis dans les écoles - a publié une œuvre majeure de grande portée politique, historique et littéraire. Lire son long poème : Les dix hommes en noir, et son récit poétique en 1659 vers  Le Flibustier.

Un essai passionnant, une découverte ou des retrouvailles à chaque page, pour notre plus grand plaisir, un ouvrage important dans son intention première.




Sotto voce pour les variations lacrimosa de Michèle Finck

Variation poétique, d’après le recueil  de Michèle Finck
(Arfuyen, 2017)

 

chair qui fut royale déchue
depuis l’origine sans retour
le mûrissement de la pourriture
en nous n’est pourtant pas
de notre fait nous qui suivons
las et aveugles ne le répétez
pas à nos oreilles intègres
nous qui suivons l’Indestructible
l’étoile supérieure à toutes
enseigne notre frère pragois

chair peut-être pas pourrie
mais mûre y avez-vous pensé
Michèle Finck amie chère
certainement que oui diable
chair ou corps plus pudique
comme mûri par les éclats pâles
de la lune qui nous garde notre
étoile à nous la destructible
car même la lune est luisante
même elle émet des rayons
qui tiédissent la peau glacée
des cheveux qu’on s’est fait blancs
depuis la prime enfance ô malheur
à la nuque rompue à l’arrachement
du sarment irascible au nerf vif
du dos cave à l’armoire des reins
de la déchirure aux rets des pieds

de bien faibles consolations
mais qui font tout notre bien
notre plus grand bien
ariston anthrôpou khtèma
car ils portent avec eux le sort
humain depuis son émergence
la douleur c’est le savoir absolu

là-bas derrière la fosse orchestrale
les feux roses brûlent impatients
qu’ils sont de révéler l’aube aimée
dans la gloire immature insouciante
vous en souvenez-vous pour ma part
il ne me reste en bouche qu’un crissement
de sable de corne évasée par les averses
si courantes en automne hiver en Alsace
et même alors je me réjouissais de la richesse
des schistes et des micas aux reflets lapis
des feldspaths délicats aux éclats lazuli
leur histoire ancestrale est éblouissante
quelque part oui ça mérite je ne sais ça
mérite considération du moins respect

ce onze octobre deux mille dix-sept
nous nous sommes écrits avons je crois
pensé l’un à l’autre ça se produit entre amis
je vous ai dis que je lisais votre livre je m’excuse
j’ai menti lui me lisait votre livre comment
pouvais-je vous le dire à ce moment c’est lui
qui me lisait oui lu par votre livre qui
ne raconte pas mon histoire il ne raconte
rien que le chemin d’une recherche
une certaine image de votre chemin
et ce soir les voix tapant de l’intérieur
de mon armoire ô siège antique de l’âme
le souffle tapait désirait sortir mais pas
demain non ce soir même alors j’ai
ouvert ses deux battants bouche ouverte
mon souffle a commencé à sortir
et c’était naturel et bien consolant déjà
pour celui qui est aux prises avec le temps
ses rudiments de frustration
et ce texte est né ainsi en écho au vôtre
pousse modeste au pied de votre arbre
poussée grotesque du printemps en plein
automne on se rappellera cette lumière

lu par votre livre j’y opposais au livre
Connaissance par les larmes c’est le
nom de ce livre qui est vôtre devenu mien
par la magie de la lecture de l’amitié
et du sel venu de l’Indestructible et déposé
fardeau de la lune dans le bac d’eau glacée
sur notre langue en gage de survie
l’empathie la sensibilité le cri humain le cri tu
lu par lui donc je lui ai opposé des notes
directement écrites au crayon sur lui
le livre papier pas le livre image ou le Livre
oui borner les vers et les phrases
déjà bornés par les pages les marges
et les syntaxes pesées et déposées
par vous dans ce lieu étroit des feuilles
comme présents lunaires au temple vide
mais c’est ainsi que je suis rentré
en lui que le vôtre est devenu mien
à mon humble mesure de scribe nubile

il est une lumière blême reflet opaque
de l’océan qui jadis fut indigo
jaillie des abysses jusqu’aux maisons
de petits villages méditerranéens
elle les encadre comme des peintures
d’un bras de bronze d’un œil émeraude
fait de leur blancheur lumineuse
un appel alarmant à la déchirure
plus bas bien plus bas sur les récifs
parmi le bouillon tourmenté des algues
le bris terrible des brisants aiguisés
appel doublement alarmant fascinant
il n’intime guère il chante comme sirènes
à l’oreille un chant doux comme le miel
tendre comme une brise apaisée
partition radicale d’une consolation impossible

que peut-on opposer à ce cri
alors que nous sommes nus démunis
et qu’il n’est que l’écho d’un chœur dense épais
comme la rangée des vagues du large
chevauchant jusqu’à nous misérables
que peut-on opposer à l’écho de l’écho à
l’épiphénomène de l’eau à l’épi fait noumène
les maisons blanches sont devenues
par lui seul des chaudrons vif-argent
implacables des agents de la rage animale
la nature s’est faite paysage comme encadrée
dans un bord duplice une toile tendue
les couleurs survivent mal dans le pays
devenu monochrome elles ne sont plus
que les soubresauts les résidus d’un monde
vaporeux lisse comme une soie lisible comme
la lisse lavande des environs de Grignan
où l’air l’eau la pierre se mêlent en même vapeur

dans un tel pays de plomb les beautés
ne sont pas plus rares mais plus brutales
les rouges suintent des angles des pierres
d’aigres verts perlent des chemins poussiéreux
quant aux jaunes ils brûlent les commissures
gouttes acides presque transparentes
du moins c’est l’impression qui nous saisit
lorsque tout s’effondre alors que tout continue
et au même rythme sans nous tout simplement

cette ivresse polyphonique porte
un nom ou deux que je tairai ici

que peut-on opposer à l’effondrement
sinon l’effroi pied tâtonnant courageux
devant le chemin inconnu la piste chaude
le sol tremblant sur la lave du mercure
que peut-on donc y opposer sinon
ce parcours doublement incertain
par son biais comme sa visée
en direction de l’Indestructible
regard dans le lointain l’ouverture
insurrection des algues lacrymales
qui dansent quelque part dans
notre œil aveugle de l’intérieur
œil sans paupière à laquelle
il manque les cils

parcours mystique bien sûr
harassement sur des chemins qui
nous appartenant croit-on
se dérobent sous les pieds les mains
tendues vers les morts qu’on a aimés
les vivants qu’on a perdus désolés
expérience gnostique connaissance
rhénane méditerranéenne universelle
impalpable de la vie par la douleur
je le disais savoir humain absolu
fil d’Ariane tenu envers et contre rien
d’autre que notre soi tout entier contenu
dans ce que j’ai toujours nommé la Source
un grand bassin de larmes accumulées
en soi depuis l’origine larmes contenues
sans issues sans sorties possibles
comment supporter cette double peine
mais l’intuition la confiance seule
est salvatrice elle nous mène alors
avec la main de Béatrice la voix de Virgile
dans la spirale de la révélation consolante

l’or brille quelque part sous le
champ de couleur de Nasser Assar
allons-y voir allons vers l’aube

avec des pattes de mouches insignifiantes
des grilles à peine des filets de paroles sur
votre livre autour de votre bouche d’abord close
j’ai ajouté aux vôtres à vos châteaux mes briques
de sables au milieu de la marée montante
de la mer mariée au chagrin mêlant
sel et larmes que rien n’endigue

là-bas le large dit-on son bruit son silence
l’effroi de ses apnées tropicales
là-bas en coulisses le large investit
la chambre sonore de Neptune
y gronde comme cent mille hommes
ou dix mille tritons venus pour frayer
de là où nous sommes en bout
de course sur la plage de nos heures
comme les enfants réduits à des traits
s’éloignant sur la bande de sable
dans le poème d’Yves intitulé Le nom perdu
ces mélismes inquiètent jusqu’à nos pleurs
qui roulent en nous par chariots entiers
chariots charrient nos chairs filandreuses
sans que l’issue ne soit barrée Michèle
l’issue rêvée aux larmes contenues
dans le bassin éternel de la Source

l’issue le large l’issue le large
se répète-t-on sans fin abandonnant
ainsi l’œuvre du cheminement
le cheminement sur la plage infinie
de Dunkerque des Landes
de Vendée de l’Érèbe
vers l’issue l’issue c’est le chemin le pas
qui accroche la plante des pieds au sable

et la mer alors c’est le miroir
que fabriquait notre père à tous
y baigner notre blessure saignant
dans la Blessure originelle
petit trou au côté du néant
le geste d’y baigner seul fragile blessé
thalassothérapeutique
devient la mer de larmes qui submerge

court-circuit circuit coupé court
canal lacrymal sectionné
par le choc indicible par la
somme impitoyable des chocs
addition des peines coupe la langue
chemin triplement coupé
chemin de la vie des larmes de la poésie
triple peine paix péniblement empêtrée
dans les jalons sans gloire des sanglots
court-circuit demande alors
quel est le plus court chemin
entre deux point entre
nous poussière minuscule et
Dieu point culminant
que dire laissé sans voix
sous le joug du silence sotto voce
les larmes sont faites pour
les chagrins pas les ruines

canal coupé court-
circuité ne put plus
pleurer depuis lors
dit-elle à peine retenue
par les cristaux de sel
en elle par la mer déposée
cri alors retenu en arrière
de la bouche du cœur du bassin

quelle forme de vie demeure
pour l’humain privé de larmes
ou bien
survit-on vraiment à l’excès de chagrin
ou bien
garde-t-on visage certes
on ne meurt de rien dit-on
la grande question sans réponse
l’énigme de la douleur
sans cesse posée par la poésie
la connaissance jamais acquise
toujours recherchée par les larmes
leurs méandres traçant sur nous
la carte le delta de notre humanité

atterrée d’être née
atterré d’être né
atterrés d’être nés

je connais si bien cette joie folle
de ressentir enfin les larmes
reprendre le chemin des joues
confirmer notre humanité
indicible bénédiction des larmes
n’est-ce pas je sais la
joie de la quête mystique
de la connaissance par elles

chœur bouche fermée
le cri est initial pas le silence
né de cet atterrement
faire d’emblée silence
comme si ça n’était pas imposé
se taire pour s’élever
construction verticale du
poème initial
initiumou initium
les maîtres lecteurs du Livre
ne peuvent trancher
verticale au mot unique
un mot par vers
mot-vers vers-mot
pourtant l’Unique pur est dédoublé
car deux fois apparaît Dieu
en troisième place trinitaire
et antépénultième place trinitaire
dans une parfaite symétrie
quinze vers d’un mot-vers
deux fois sept vers-mots
dans chacun Dieu double face
Christ punitif et Christ rédempteur
Dieu tout-puissant et Dieu fait homme
tel le Christ Pantocrator
du couvent Sainte-Catherine
deux fois sept mots autour
de la connaissance autour de
l’arme ultime de l’humanité autour des
larmes

poème Hors
douleur totale
douleur motrice de l’écriture
écriture est poésie
écriture chemin de connaissance
poésie est connaissance
poème est larme
voix est regard

plus de larmes
sont brûlées
plus de larmes
sont gelées
dites-vous
identiquement

à l’époque je n’avais pas
de plus vif désir que celui de pleurer
joie mariale liquéfiée
j’entends de pleurer dehors
plus à l’intérieur de soi
pour accroître inutilement
le volume du bassin des larmes
douleur non coulée non dites
autoraugmenter le volume
et plus le bassin de larmes

poème Soif
vie nue exposée sacer
père mère ami laissés
dans la laisse de mer
échoués ensemble
trop tôt avant le point
de fuite de la plage étirée

singbarer Rest
quel est-il
une variation Lacrimosa

cherchant un chemin
à emprunter
on y progresse les étapes
du calvaire se succèdent
un second chœur bouche fermée
un troisièmeet cetera
à chacun à chaque station
chaque tableau la couleur
et la parole anamorphosées
la vérité qui se resserre
moins lointaine
anonyme et universelle
l’anonyme est universelle

l’énigme demeure mais
la parole lentement se
libère des amarres
analusislançaient les capitaines
dans les ports hellènes
la mer devient praticable
le large regardable
l’œil l’affronte avec l’oreille
la musique fredonne elle
est née du silence elle
ne s’éteindra pas on ne
meurt de rien voyez-vous
isométrie polyphonie
mélomanie symphonie

le poème questionne
encore et toujours
les mêmes énigmes
s’y confond comme on nage
dans la mer sans y avoir pied
le poète questionne
encore et toujours
les mêmes borborygmes
oui c’est ce qui se produit
le chanoine devient chaman
explore les différentes voies
d’accès à la connaissance
nage entre les dimensions
du rêve de la réalité
de la rêvalité ose
le voyage spatio-temporel
à l’extérieur de soi

chef dessaisi de sa baguette
et de son orchestre
oser vraiment la musique
laurier-rose et laurier-rouge
exactement dit construit
o i é o é o i é ou
fêtes les voyelles comme
fit notre jeune père
fêter la consonne
et délivrer la consonance
sans séparer l’eau du sel
poète penseur et panseur
poète alchimiste et animiste

chanter chanter encore
ce droit
à tous les orchestres
musée musique sont le même
disent encore les Anciens
de Vivaldi à Verdi
de Masaccio à Picasso
en veillant toujours
à passer par le silence

une bouche mi-close
avec sa bouteille bue
un jour renait le printemps
de la mort nait la vie
suggère cette fois le bon sens
avec sa bouteille pleine
la bouche en fleur
n’appartenant à personne
redevient nôtre et refleurit
anonyme universelle
nourrie par la terre d’exil
sur notre souche
morte de sécheresse
jusqu’au prochain hiver
qu’on passera lui aussi
sans assez de larmes
qu’importe nous
nous retrouverons au large
portés par l’esquif
de nos frêles musiques