Clément Beaulant, Autobiographie d’une zone de conflit (extrait)

le gazon est traversé des membres de la famille forment de petits îlots de chair – je dis « 

joie » je crois, que ça fait plusieurs heures que j'attends ou plusieurs décennies

 dans la rue un frère est un militaire c'est toujours le même,

ibidem

une pluie fine est tombée ce matin, dans la journée, une pluie fine

un appel (seul) un appel : le nom de votre correspondant : un échec

je relève presque quelques photographies sur le fil,

les corps brûlés dans la poussière, les chiens s'affairent »

demain notes pour penser, relever le courrier – ici viens-tu ?

notes pour penser, ne pas oublier de fermer aussi et sortir

les querelles des journaux dans l'actualité des mois ont passés où est m.

∗∗∗

les balles résonnantes percutent le sommeil – le paysage

tu et nous sont les deux seuls mots peut-être qui méritent un agrandissement

dans les couloirs des maisons d'arrêt on entend le même silence

ce silence est un absent est un frère ou seulement le souvenir

car j'ai vu que tu utilisais ce nous à la manière de

soleil ascendant. ça vous dit de pique-niquer ce midi s'entend comme

des essaims de nous parfois c'est flippant je peux ? - ici viens-tu ?

les uniformes des soldats sont des sexes levés vers le drapeau

à l'horizon, trois silhouettes quand parfois une nous salue

fusil mitrailleur en poche : des slogans dans la rue,

je ne sais pas avec quels mots tu parviens à exister

∗∗∗

dans les couloirs des grands hopitaux de campagne

le cinéma a fermé ses portes, les banquettes, votre place assise

dans le living-room : les riches ont fini par crever d'un empoisonnement au mercure

 il fallait faire des essais – test 1 échec test 2 échec etc

les résultats qui nous sont communiqués sont des données classifiées

et tout ce que le mot famille soulève

papa a suffit de                       rien ne résiste à l'absence

comme crises d'épilepsie autant d'incohérences et de confusions

dans le lointain le mur de craie : un message gravé dans le passé

puis finalement disparition de l'escalier des parents, ce n'est pas des

 vacances : un arbre et ce fourmillement d'être dans la lune

∗∗∗

les strates suivantes contiennent en pièces jointes le balisage qui sera posé sur site :

les restes du déjeuner des cadavres, les jouets des soldats de l'armée française

à l'infinitif dans les rapports : pillages et butins et viols sont des succès

le ballon est resté toute l'après-midi enfoncé dans le canapé

il en manque une – disparue – étouffée – qui est-ce

toutes les sorties scolaires sont annulées jusqu'à nouvel ordre

les carreaux cassés ont été remplacés une fois c'était moi sinon

on pourrait se reposer ensemble, c'est une joie ici viens-tu ?

(les tables ont tourné) quelqu'un a parlé

les trottoirs ruissellent de sang, nous remontons vers la place

les militaires en patrouille sourient au passant c'est moi le frère

∗∗∗

dans un pays très étranger les jeeps les 4x4 sillonnent les pistes tracées dans le v

des véhicules de l'armée stationnent devant le parlement 

cela est, tu dis cela est répète càd le vent ou son masque

ressemble exactement à m. – ressemble à la sonnerie du téléphone

journaux télévisés le 20h les cadavres représentent plus de la moitié de l'humanité

  1. ou p. : reste une famille quant aux disparus

le métro est le lieu le plus chaleureux que je côtoie dans l'intimité des tous

les ondes radio passent en boucle le soupçon d'une très vaste rumeur à laquelle

espace-vide tout le village à les volets clos – pas un lieu où un frère est absent

tous les soirs l'arrêt du bus est un havre où les coléoptères se reposent,

forment un cercle dans lequel tes bras lèvres poumons respirent ici viens-tu ?




Pauline Picot, BRACE BRACE

Il fut un temps où nous étions heureux
C’était il y a une heure
Il y a une minute
Il y a une seconde
En ce temps-là nous étions riches
Pleins aux as
Opulents comme pas permis
Nous ne savions pas encore
On ne nous avait rien dit
Mais la chose était faite

Puis quelqu’un nous a appelés
Quelqu’un nous a dit, nous a informés
Quelqu’un nous a annoncé que
Et simplement nous a troué le ventre
Simplement a gâché notre bière
Simplement a gâché nos vacances
Simplement a gâché notre vie

Il a suffi d’une seconde
Au galop double galop
L’irruption l’infraction l’intrusion
Les sabots dans le visage
Au grand galop la catastrophe
A fondu sur nous et nous a enfoncé la gorge
Forcé l’estomac, perforé l’intestin
Poinçonnés lapidés
Elle nous a écroulés effrités
Elle a coupé notre ligne de vie

Le ciel s’est chargé
La nappe s’est trempée
Quelqu’un s’est mis à hurler
Un tissu s’est déchiré
Le grand tissu du réel
Et on ne peut le repriser
C’est une matière irréparable

Pendant ce temps quelqu’un
S’est essuyé a mordu dans un sandwich
Est arrivé sur la case Ciel est monté dans un train
Toutes ces sortes de choses on voit l’idée
D’ailleurs quand nous avons
Mordu dans un sandwich touché la case Ciel
Quelqu’un d’autre a été
Fendu par le milieu
Lacéré à la joue
Réduit en confettis
Et maintenant c’est à nous
Et nous sommes pour toujours
Attrapés par la boue

Mordus par le piège
Pris dans la glace

Il a suffi de quelques mots
Un peu toujours les mêmes
Un peu toujours ceux des films
Il a fallu un coin de table
Où poser sa main molle
Il a fallu s’asseoir
S’installer dans son rôle
Tu ferais mieux de t’asseoir
Mais on ne s’assoit pas
Quelque chose s’assoit sur nous
On a la catastrophe
Sur les genoux sur le torse
En quelques mots nous sommes
Le personnage principal
C’est grave, c’est sérieux
Et c’est l’unique prise
C’est un peu excitant
On a envie de rire
Envie de glousser
Glousser à l’intérieur de la catastrophe
Glousser de la farce
On est farcis, on est bien farcis
On s’est bien fait farcir

Maintenant nous savons
Quelqu’un nous a dit
Et nous avons le signe au front
On aurait voulu que ça ait de la gueule
Qu’il y ait des oiseaux tournoyants
Des femmes se frappant le front
S’arrachant le scalp
Une foule se signant
Mais il n’y a rien eu
Quelqu’un de désolé
Quelqu’un qui n’est pas concerné
Quelqu’un qui nous a déjà oubliés
Parce que nous sommes oubliables

Maintenant il y a un trou
Et il est à la fois et dehors et dedans
Nous y sommes et il est nous
Il semble que nous allions désormais y vivre
Il va falloir aménager
Acheter des meubles
Puis faire coucou aux gens
Les voir se promener
Faire leurs courses allez quelqu’un
Va bien décrocher un téléphone
Essayer de retenir en vain
Entre ses doigts la trame du réel
Puis tout lâcher et se mettre à vagir sans fin
Dégringoler et nous rejoindre
On ne pense pas à remonter
C’est fou
C’est foutu
C’est là qu’on vit
Allez quelqu’un va bien
Et on va se reconnaître
Mais pour l’heure non personne

Maintenant dépêche-toi d’être heureuse
De faire des photos de tes voyages
De les monter d’en faire des films
De te les projeter au fond de la rétine
Allez dépêche-toi de tomber amoureux
De faire tes projets de les mener à bien
De faire des budgets des travaux des enfants
Dépêche-toi de rire de courir de faire des bulles
De faire le fou la folle
D’exulter d’orgasmer
D’ignorer que tu es actuellement en train de vivre
Actuellement en plein cœur de la trame serrée du réel
En plein cœur de quelque chose de hautement déchirable
Ça va tourner et ça va frapper
En attendant célèbre
Lève ton verre
Mange des chips
Souris très fort
Et contourne les trous
Ne t’approche pas

Leur cancer n’est pas le tien
Leur deuil n’est pas le tien
Leur moignon n’est pas le tien
Leur trou n’est pas le tien
Non tu ne veux pas faire l’arrondi sur le terminal CB
Non tu ne veux pas participer à cette cause émouvante
Non tu ne veux pas faire exister cet enfant, cette maladie
Rien dans la brèche, colmatage
Quand ton œil se met à couler
Vers l’enfant qui habite le trottoir
Quand ton oreille est criblée
Par cet homme qui avoue
Qu’il n’a pas atteint les toilettes
Tu trempes ton cœur dans de l’acier
Tu ne veux pas payer pour les autres
Payer pour le trou des autres
Les aider à creuser leur trou
Tenir leur pelle leur seau non mais
Tu ne veux rien d’eux rien savoir

Je ne t’en veux pas
Tu n’es pas coupable
Je te signe un papier
Droit d’esquiver
La dystrophie neuroaxonale
L’ichtyose congénitale
Le syndrome de Ramsay Hunt
Droit de négliger
L’IVG d’une amie d’amie
La pendaison du voisin du voisin
Le deuil du collègue du collègue
L’amputation de la sœur du caissier
La bouillie du chat du facteur
Droit à l’indifférence
Droit pour survivre 

Car voilà le roulement
Auquel souscrit qui naît
Sans ordre ou numéro
Ils tombent tu es debout
Tu es debout ils tombent
Tu cries ou tu es sourde
Au milieu de la vie la plus pure
Ou de la plus pure tragédie
Recrachée par la foule ou faisant avec elle
Corps oublieux
Corps heureux

Maintenant plus qu’une poignée de secondes
Avant qu’une de nos vies
Ne vole en une poignée d’éclats
Pas moyen de savoir qui
Pas moyen de savoir quoi
Pas moyen de connaître
Le visage de la catastrophe
Mais on entend déjà son galop
Brace brace
Ne te fatigue pas
Ça vient toujours
De l’autre côté
Sur le flanc offert
À l’endroit le plus pur
Le plus joyeux
Le plus confiant
Le plus éternel
Pas moyen de rien protéger
Il n’y a plus qu’à tenir
Le choc d’être vivant

Présentation de l’auteur




Sophie Djorkaeff, Promesse contemporaine

Le corail

  

Le corail sèche au soleil, calé sous deux
gros galets. La stupeur me saisit. Un
fragment de la grande barrière a pénétré
la maison. L'ivresse des profondeurs
m'envahit. Je vois surgir une figure
d'épouvante dans ce squelette ramifié
posé par terre et à la vue de tous. Je suis
comme lui asséché, dans sa sculpturale
et flamboyante beauté, loin de mes eaux
chaudes et de mes lagons bleus, je
prends conscience des risques et des
dangers. Cette extrême lucidité perce ma
peau comme des aiguilles
empoisonné
es. Détachée des roches
profondes, je ne fabrique plus de
légende, juste des hallucinations. Je tue
cet homme qui a fait entrer dans notre
lieu sacré
la gorgone méduse. La
frontiè
re entre deux mondes est bafouée,
j'endure encore sa méthode qui brutalise.
Devant ce morceau de corail, et malgré
les chefs-d'œuvre passés, je deviens en
un instant un petit être rabougri, alors
que lui, auréolé de légendes, creuse les
fonds marins de l'exode réussi.
Intoxication du territoire familial au
Yucateco XXXheat, un sentiment de nid
convoité.

 

Utopies sentimentales

 

  

Les espaces intermédiaires jouent un
rôle essentiel dans ma survie. Les limbes
sont un lieu de passage et de solitude o
ù
je me suis attardée pour comprendre ce
qui s'y passait. Je voulais être sûre de ce
que j'allais vous dire pour ne pas vous
tromper.  Maintenant c'est fait : oubliez
les mirages ambitieux et les utopies
sentimentales des pages exalté
es.
Ce soir, le bruit des pas ne véhicule
aucun fantasme, il indique plutôt que
s'approche un couple de mutants.

Discours contemporains et facteurs
structurels révèlent leur fonction latente.
Le monde naissant promet d'alléger le
fardeau écrasant du passé, grâce à
l'amour individualiste. Pour les sujets
avides de s'illustrer aux yeux du monde
entier, profils en forme d'oxymores, de
non-appartenant, d'entités autonomes,
d
ésormais                     personnellement
responsables de son bonheur, les reines
de l'"extime"sur Instagram s'exhibent
"jouissant". On peut tirer profit
marchand d'une importante
reconnaissance, on a de l'influence.
L'intimité n'est plus une valeur, elle est
portée à l'étalage, au prix du juste et du
vrai. L'homme que j'aimais se soumet
aux nouvelles tendances: ses besoins
personnels. Il ne cherche plus qu'à
l'intérieur de lui les raisons de ses
actions.

Le monde finissant des rites familiaux
conduit la démocratie amoureuse vers
l'utopie du tout-moi. On n'entend plus
les joutes poétiques chantées chez les
parents de la fiancée à l'est d'Alger.
Codeurs célibataires, c'est la montée des
unions libres, fini le désir de fusion, et le
piège mortel, on veut brûler ailleurs,
étendre son univers aussi loin que
possible, on veut brûler tout seul, un peu
accompagné, entre Paris et Cozumel.
L'amour, un jeu truqué ! Sa fin est une
chose doublement insupportable
lorsqu'elle est remplacée par ce
qui se retourne vers le je, et non plus vers
dehors.

Dans ces forêts de brumes où je marche,
j'avale d'absurdes désillusions, mes yeux
se ferment sur quelque chose
d'important. Mais l'oubli me protège, je
passe sur la méchanceté, la non-
évidence de l'existence et je l'enjambe.

Promesse contemporaine

 

Je progresse, talons hauts qui claquent
fièrement sur les pavés anglais, langage
du corps en rupture avec la rue,
l'enveloppe
charnelle se déplace mutique dans
l'exclusion. La figure de la terreur est
encore apparue, la volonté de préserver
un système de communication codé s'est
encore arrêtée. Il marche devant, il rit,
hors des institutions.
Ce soir on ne se reconnait plus dans les
colonies d'insectes, les promesses
contemporaines ont dissout la structure,
elles invitent à l'identité perplexe. Je
marche dans un présent assourdissant,
l'analyse lucide, je sais bien ce qui n'est
pas inclus dans ce que je suis. La
silhouette féminine déplacée qui pousse
la porte du L'hôtel en février n'est
pas à moi.  Sur la banquette il revient se
lover contre moi, amoral, désirs
changeants.
Outre l'ambivalence, le sentiment
légitime d'appartenance me tient
insidieusement figée dans le présent,
peur mutuelle d'un continuel abandon.
Il veut garder ma trace vivante, ne rien
effacer de notre ensemble alors il joue la
désertion progressive, fait des allers-
retours, clivé. Je ne le dénonce pas, mais
je sais qu'il refoule, moi aussi j'ai envie
de nier le mouvement. J'ai failli choisir
de rester dans un paysage fragile et sans
carte de voyage, liaison minimum, mais
le sens tire un trait entre le beau et
l'horrible, le rugueux et le lisse, j'affronte
ma liberté et nomade je le quitte.

 

La barbe

 

Pour lui, la barbe a été rasée, pour moi,
les cheveux coupés. Nous avons rendez-
vous dans le lieu habituel, un café à
l'angle du square sur les ruines de
lhospice des Enfants-Trouvés. Nos
attaches mal élucidées, nous parlons, des
maisons, surtout de la première qu'il
appelle sanctuaire. Je me félicite de ma
capacit
é à l'écouter alors que, jusqu'à
hier, j'étais hermétique au moindre
lendemain. Une chose en moi est
partiellement disponible, la révolution
de mon lien social en marche. Il faut
s'émanciper de l'ancien rôle que
l'institution nous a enseigné, bien que je
lui sois reconnaissante. La nouvelle
famille est en passe de vider de sens sa
fonction archimillénaire pour une autre,
individualisée et autosuffisante. Éclipse.
Il parle de nous, des racines
interminables reliées entre elles qui se
partagent l'eau. Il a les larmes aux yeux
trois fois pendant le déjeuner, il ne veut
toujours pas que je lui rende les clés.
Faire le deuil de celui qui part est une
chose difficile. Je ne prends pas sa main.
Il me donne de l'argent, écrit nos deux
prénoms sur notre histoire commune.
C'est un second souffle. Je me suis
échinée, mais je vois dans ses yeux la vérité
franchise et dans mon cœur la joie. Oui !

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Sélima Atallah, Petit fossile moulé dans la torpeur d’été

la peau rouge tiraille après une journée à la mer
le corps est vidé malgré les siestes qui se sont succédées sur les fwet ensablées. face à la chaleur de l’air aucune chance de survie sans le secours de la mer. de l’eau qui coule du matin au soir
humidifie la peau et irrigue les artères
entre les deux rives reliées en trainées de carbone annuelles
le jeu des différences
des montagnes si arides qu’elles semblent désertiques d’un côté plus tellement blanches mais encore vertes de l’autres

à l’aéroport de Tunis déjà la familiarité qui attendrit et irrite et le chaos habituel du tapis de bagages et sinon tout cela se ressemble comme toujours

 

suffocation à la table où les nœuds se serrent sous les amas de livres
les mots s’enchaînent et effleurent la gueule de bois
devenue si habituelle
qu’elle advient sans même boire
noyant
la matière sous un gris de brume

l’air est moite
le visage luisant comme celui d’un×e autre qu’on ne reconnait plus
la nesma
déspérément attendue
se refuse sans cesse
disparait dès qu’elle affleure

l’espoir de la voir assécher la sueur nourrit le manque d’elle

 

la peau pique et tiraille
brunit de part en part
et les traces du maillot comme une fringue blafarde
la sueur propre suinte des pores dilatés
tandis que le soleil brochette les organes 

c’est du feu et pourtant il détend et rassure
enlevant tout le poids d’une année à Paris
c’est le seul endroit
où le corps maladroit
trouve un peu de quiétude
sans l’ennui de la vie qui n’a jamais sa place
sans le rêve d’en être qui se heurte aux hauts murs
ils creusent à l’intérieur
pleins de la haine du vide
rien ne reste du rêve de gravir les empires

ils sont creux des mensonges
des non-dits qu’on répète
des trous assimilés
comme pleins de vertus
et dans l’entre deux rives
la traversée carbone
affiche le mythe dans une clarté d’aumône

lézard sur le sable la peau se fait souffrance
et l’on se sent vivant enfin pour un instant
on dirait que maintenant la mort est trop loin
et le corps trop là même s’il se liquéfie
il fait beaucoup trop chaud
la chair semble fondre
mais elle n’importe plus
le corps n’est plus qu’une partie du décor
l’amant enlacé
au sol de Pompei

et puis les commentaires
litanie incessante
mouch normal el s5ana
3omri ma rit
yesser
yesser s5ana
trop
trop chaud
intolérable

de pièces en pièces
clims et ventilos
tempèrent les demeures et réchauffent les villes
et les douches vrombissent et vident les nappes vides

alors à chaque goulée qui coule dans le gosier
se dire que peut-être dans quelques années
il n’y aura plus rien
juste de l’air sec
qui charbonnera le corps
petit fossile moulé dans la torpeur d’été

quand le champs de ruine
spolié comme une charogne
deviendra champs de cendre
infertile et mortel
que fera-t-on
des corps des indigènes 

7170 Tunisien×nes sont arrivé×es illégalement en Italie entre janvier et juillet 2022
39285 toutes nationalités confondues
plus d’un million de Tunisien..nes vivent déjà à l’étranger
presque un dixième de la population totale du pays

combien serons-nous dans les cales de fortune
quand il fera trop chaud et qu’il n’y aura plus d’eau
que fera-t-on du corps des enfants
du corps de mes parents et de mes grands-parents
de tous les corps qui n’auront pas pu traverser
bdounet ajdedi wes7abi
chnowa dhanbhom
condamné×es car né×es du mauvais côté
celui où les papiers closent le monde

je pourrais me sauver
nemchi wen5alihom
mais que feront ces corps
enchaîné×es à leur rive
tous ces corps
dont la vie ne vaut rien

sillonner le monde n’est qu’à la portée
des corps dont les aïeux
ont cru
pouvoir
le posséder

c’est déjà beaucoup de se lever tous les matins
de se lever et de prendre la route du travail
de l’école
de la vie qui continue
qui continuera peut-être sans vous

le café sifflé en vitesse
et les clopes qui grillent les poumons
champs de feu les poumons
labourés tous les ans à coup de cendres infertiles

tous les jours prendre la route qui ne mène à rien d’autre
qu’au creux du rien qui vous a vu naître
car vous n’êtes rien
jamais vous n’avez été plus
qu’un mythe
un mirage

en vous il n’y a rien de vrai
rien qui tient

en vous il y a le mensonge
en vous il y a l’autre
dans vos mots
dans vos fringues
dans votre crâne rasé
l’autre
la haine de l’autre
la haine de soi
la haine de la terreur qui vous écrase
et l’amour du joug qui s’abat

vous n’êtes rien sans le joug
sans l’idée que votre rive ne suffit pas
sans l’idée que vos ancêtres sauvages doivent tout à l’autre
qu’en fait l’envahisseur vous a fait du bien
et que ce n’est pas si mal
de ne pas parler la langue de ses ancêtres

qu’est-elle d’ailleurs cette langue folle faite de navires sanglants
cette langue qui se transforme de tout ce qu’elle emprunte
qui n’est pas officielle
mais qui vous habite
et habite le pays d’où vous venez et ses rues et ses tablées
cette langue dont on dit qu’elle n’existe pas
qui est un mythe
un mirage politique
comme vous

on vous a toujours dit que vous étiez mieux autre
car
votre corps n’est rien

un masque blanc parlant dans un français bourgeois 
propre et cultivé poli comme un galet
il est l’incarnation
du bougnoule intégré

mais le corps reste brun et se heurte à la loi
sa naissance fait de lui un être qui demande
et à qui on peut
à tout moment
dire

non

votre corps n’est rien
il pourrait mourir au fond de la mer morte
devenir humus
et fumer les abysses
de ses rêves échoués

votre corps n’est rien
votre corps marche mort
de rive en rive il erre
sans pouvoir s’arrêter

il pourrait nager
longtemps acharné
et il arriverait
du bon côté de l’eau
un uniforme blanc l’accueillerait alors
et le renverrait
à sa rive fardeau

elle est belle pourtant
elle pourrait être rêve
si on ne l’avait pas
vidée de son histoire
condamnée à devenir
un pays où les lois
mettent les corps en bas
de l’échelle des droits

les lois sont le mythe
les corps sont réels
mais le mythe met des corps
au-dessus d’autres corps

la terre est à tous×tes
et pourtant les corps meurent
car des lois leur refusent
le droit à la survie

un noyé se débat pour toucher le rivage
un brûlé court fou jusqu’à trouver de l’eau
et quand les bombes tombent
les corps fuient les débris
mais les frontières sont là
pour interdire la fuite
des murs coupent la terre qui devrait être libre
des corps uniformes vérifient les papiers
et les corps sans voix sont renvoyés là-bas
là où la mort de loin ne touche pas pareil

un×e migrant×e mort×e est un×e grand×e brûlé×e abandonné×e aux flammes jusqu’aux râles d’agonies qui trouent ses poumons âcres

ce n’est pas la vie
ce n’est pas normal
c’est là où la justice devient illégale
c’est comme va le monde dans son ordre insensé 
mais c’est de la folie
un délire partagé
où les murs tuent
qui s’engagerait en mer                                               
qui irait à la mort
si sa terre n’était pas qu’un champ de ruine gâché
qui partirait sans croire que les sien×nes ne valent rien 
que lui-même ne vaut rien
un corps ensauvagé
pleins des trous de l’histoire aux mensonges vérifiés
pleins du creux de ne pas être
un corps qui vive libre

mon corps ne compte pas
les corps des mien×es non plus
je viens d’une rive spoliée où nous vivons sans droits
les traces fondent sur le sable
elles sont trop délicates
et meurent sous les remous
et ainsi va la vie
quelques gouttes d’amour
dans une flaque de mort
corps désirs et rêves
disparus dans la nuit  

bientôt on ne saura plus que vous avez été
bientôt on ne saura plus qu’Autre vous a bercé
que vos rêves sont à lui
vos désirs les siens
et vos luttes mourront
dans le reflux des vagues

bataille chaque jour
mais à la fin toujours
vous êtes l’autre de l’autre
læ barbare droit et fier

sauvage éduqué×e
au sang traître à sa race
au sang traître à son cœur
à la marche du monde
cyborg de l’histoire
bug dans la matrice
marqué du sceau du sang
de la trace du joug
et des mots de l’école
qui remplacent les vôtres

l’école de la France
civilise les élites
les lave de la honte
qui coule dans leurs veines
car il manque à leur sang
les gouttes qui donnent le monde

dans mon sang il y a
les traces de l’Afrique
les traces de l’Asie
l’Arabie la Turquie coulent toutes dans mes veines
mais ma bouche
ma bouche
ne parle que la France
ma bouche se croit française
a honte de ne pas l’être
déteste cette honte
et rage contre la France
elle rage contre elle-même
quand remonte la honte
et elle s’insulte alors
avec les mots de l’autre

ma bouche ne connait
que les mots de l’autre
cel×lui qui ne veut pas de moi
qui ne veut pas que je dise
qu’iel ne veut pas de moi
qui veut que je l’ouvre
en quête de becquée
que je la ferme servile
prosterné×e à ses pieds

alors si tête haute je refuse le joug
je me lève le matin avec la peur au ventre
je me lève le matin je regarde ma chambre
le poster de Magritte acheté à Bruxelles
la femme à moitié nue
à moitié corps nuages
et je rêve au jour où on me condamnera
à rentrer au pays
qui ne me suffit pas

quand je ne pourrai plus voir de tableaux de corps nus
quand Bruxelles ne sera qu’un lointain souvenir
emporté par les files d’attentes des consulats
par les visas accordés seulement pour quelques mois
qu’on arrête de demander après trop de refus
parce que ça fait mal
parce que ça coûte cher
parce qu’on n’a pas besoin de Bruxelles pour survivre
parce qu’on n’a pas besoin des quais de Seine bondés les soirs chauds d’été

ça pue les quais de Seine
ça pue le métro
qui s’enchaine au boulot et au dodo
devient une purée de rêves déçus
qui suinte la haine de soi et les relents de bière
je hais les quais de seine
Paris Plage me dégoûte
c’est la chose la plus triste
la plus éloignée d’une plage que j’ai jamais vue
mais je sais que le jour où mon corps ne pourra plus y être
je me rappellerai de la chaleur du sol
qui fera bientôt fondre les semelles en plastiques
dans l’air fermé comme une fournaise dantesque
où flotte le pollen à toutes les saisons
et les effluves de pisse et de weed des rues sales

les rues où j’ai rêvé qu’un jour moi aussi
je serai

enfant de la France

parce que
je le suis
déjà
même si elle ne me reconnait pas

et chaque fois
chaque fois que j’ouvre les yeux dans mon lit parisien
chaque fois que je vois toutes les années passées dans ma ville
dans la seule ville où je me sens être en vie
je me rappelle que tout ça
ne tient qu’au fil du titre de séjour
du changement de statut
de l’APS barbare qui efface l’histoire 

ma vie ne tient qu’au fil
des mots bureaucratiques et administratifs
qui font de vous
un chiffre
une donnée
une ligne qu’on pourrait à tout instant
biffer

que ferai-je
des livres qui s’amoncellent en monticules dans mon appartement du 14ème arrondissement

combien de cartons peut-on porter les mains menottées au fond d’un vol charter

dans mon ventre un poing
un poing creusé
car je ne sais pas
je ne comprends pas
je ne sais pas pourquoi
je n’ai pas le droit

car je ne comprends pas
pourquoi
l’autre m’a marqué×e
sans vouloir m’adopter

qu’en dites-vous cher×es parents de mon dos courbé et de ma tête roide
étaient-ce vos rêves pour moi
quand comme toutes les élites
vous m’avez confié×e à l’école de la France

Présentation de l’auteur




Marie-Josée Christien, Choix de textes

Affolement du sang (extraits)

Je voudrais dire la vie
et je dis la douleur

Quelque chose en moi
s’est éteint.

*

Chaque fois au bord
de me taire
dans la nausée des heures

le vide ouvert
sous les mots
où tout se pétrifie

il n’y a rien
à attendre
que l’attente.

*

A Claire Fourier
(en écho à son  roman Les silences de la guerre)

Se taire
n’est pas convoquer
le silence

c’est l’usurper.

*

La vie incertaine
noue nos illusions
à nos ombres

Tout ce qui fut
n’est que sable
qui fuit
du creux de nos mains.

*

Sans bruit sans trace
chaque mot pèse
de son poids de vie

lancine
ruisselle
dans le corps

comme fou
dans la chaleur
du sang en cru.

*

Ce n’est qu’un chemin
pris par mon sang
un long évanouissement

le peu qu’il me reste
quand les mots se font rudes

je n’ai plus
pour me réchauffer
que le vertige
des points de suspension
accaparés par l’attente.

Extraits de Affolement du sang (Al Manar, 2019)

∗∗∗

Les extraits du temps

La fenêtre s’ouvre
un écran immense où se tord la nuit
des lambeaux s’échappent
Le reflet du monde va s’éteindre
bien plus loin

La suite des jours est incertaine
l’air se met à vibrer
quand le sanglot de la nuit cesse
le temps est soudain clair
comme une goutte d’eau

Et le calme du ciel
épuise le courage
qui soulevait nos mains.

*

Les forces du chagrin
ont atteint leur limite
et mon désir glisse sur la ronde
du temps
mon cœur obscur
jeté aux crevasses du doute
l’œil inquiet qui regarde
de temps en temps
par-dessus l’épaule du soir
si rien ne vient
à la rencontre des regards détournés

Tout est tiède dans l’air
Tout est froid dans le cœur
c’est un mélange de mort et de lumières
où les pétales sans odeur
claquent contre les murs où somnole la fièvre.

*

Le froid resserre l’étau
des passions clandestines
dans les dentelles tamisées
je dirai le chagrin
qui tissait ma lumière

C’est l’ardeur de vivre
qui dirige
la peur de perdre
de jouer son sort
au moindre bruit

Je n’espère rien du néant
Je n’oublie pas le présent
auquel il me faut tenir tête.

In Les extraits du temps (Les Editions Sauvages), Prix des Bretons de Paris 2009

∗∗∗

Marais secrets

C’est ici
une vieille terre
aux noires écorchures
qui s’effacent dans la brume

un territoire de traces fossiles
d’une forêt immémoriale

le souffle acide
d’un pays caché.

*

L’œil rivé
à chaque pas
qui s’enfonce
dans la tourbe spongieuse

on marche
comme on prie

dans l’apesanteur des sèves
et l’escapade des genêts.

*

Le cœur bat
plus calmement
dans l’immobilité
des marais silencieux
toute pensée est plus lente.

*

Les roseaux
se mesurent à la patience

la vie insiste
persiste

silencieusement.

*

Têtes basses
les joncs battus
de vent glacé
sont les rescapés opiniâtres
d’un continent englouti

en dormition.

*

Des saules tortueux
dessinent
des idéogrammes
dont on aurait oublié
le sens.

*

Le marais
se fige
comme une immense flaque
dans le paysage sans couleur
résistant vaillamment
aux ruissellements.

*

C’est une eau immobile
que rien
ne distrait

la litanie de nos pas
n’atteint pas ses secrets.

Extraits de Marais secrets, Les Editions Sauvages, 2022

 

∗∗∗

A propos de poésie 

     Ce que je cherche dans la lecture d’un poème ? Le tremblement qui le traverse.

     La poésie est ce qui fait sens avec nos sens, avec ferveur.

     Le poème est à destination de l’œil et de l’oreille.

     La poésie n’a pas pour but d’expliquer le monde mais de le vivre intensément, et par là espérer
le comprendre.

     Le  poème fait sens, mais n’a pas de message à délivrer.

     La poésie ne demande pas d’être déchiffrée ni comprise, mais éprouvée.

     La poésie réside en ce va-et-vient continu entre l’intériorité et l’extériorité. C’est pourquoi elle
mêle si bien en elle voix personnelle et voix collective.

     La poésie affronte toutes les questions qui bousculent les certitudes. Elle porte ainsi en elle
l’essence de la vie.

     Ceux qui associent la poésie à la rêverie et à l’imaginaire en sont bien éloignés.  Que dire de
ceux qui en parlent comme d’une détente ou d’un loisir !

     La poésie a pour domaine le réel et bien au-delà.

     Si un poème ne tient que par quelques artifices, il n’a aucune raison d’être.

     La poésie a une lecture polysémique, mais malgré tout, que de contresens quand le lecteur se
met à imaginer ce que l’auteur a voulu dire.

     Un poème ne peut pas être lourd de sens. Sous sa gravité apparente, il y a au contraire tant de
directions à explorer qu’il ne peut être réduit à la certitude d’un seul sens.

      Je n’aime pas le mot recueil  pour désigner tout ouvrage de poésie. Il sous-entend que l’auteur
a recueilli  ses poèmes dans l’ordre chronologique de leur écriture. Or, dans la plupart des ouvrages
poétiques authentiques, il n’en est rien : leur architecture est organisée, composée, structurée.

     La malédiction de la poésie est d’avoir été enfermée dans la littérature, et avec elle, dans la
sphère culturelle.

     La musique pour la voix du poème est un écrin qui la protège et la met en lumière.

     N’est pas automatiquement poète celui ou celle qui a écrit quelques livres de poésie.  C’est
avant tout aux lecteurs et aux critiques d’en juger.

     La poésie n’a pas à divulguer. Au contraire, elle a à préserver, à garder secret pour ceux qui
sauront découvrir.

     La langue n’est pas le sujet du poème. Elle est seulement le matériau qui le sublime.

     La poésie n’est pas un supplément d’âme. Elle est l’âme même.

     Ne pas confondre vivre en poésie et vivre de la poésie.

     La poésie est un état de veille.

     Le poème est ce qui résiste de plus humain de nous.

     Un vrai poète se reconnaît à sa capacité de sortir de lui-même et de dépasser l’horizon de sa
propre parole, à son généreux désir  de partage.

     Les poètes belges me semblent d’une fantaisie pure, absolue. Celle des poètes bretons est plus
mélancolique, plus grave.

     Une poésie qui ne s’adresse pas aux êtres humains, qui se complait dans l’incommunicabilité,
est inutile, infondée. Sinon, on pourrait se satisfaire de poèmes écrits par une intelligence artificielle.

     J’aime les auteurs qui me parlent à l’oreille, qui me chuchotent d’âme à âme.

     L’écriture d’un poème commence toujours par l’émotion et doit également se clore dans
l’émotion. Le long processus de sa genèse doit rester invisible et indétectable au lecteur.

     Et si la poésie était la langue du silence ?

 

Extraits de Petites notes d’amertume (Les Editions Sauvages, 2014)
et de Eclats d’obscur et de lumière (Les Editions Sauvages, 2021)

∗∗∗

Généalogie de la matière

In memoriam Michel Baglin

« La vie, c’est la matière à son niveau le plus structuré.»
Hubert Reeves

Nous ne connaîtrons les réseaux
du cosmos
qu’en perçant les mystères
de notre corps

tous les itinéraires
tous les appels
nous mèneront alors
là où nous verrons
ce qu’avant nous
on ne voyait pas.

*

Au peintre  Francis Rollet,

La blancheur des galaxies
passe par la lumière
des ténèbres
croise
les laminaires célestes

dans une enveloppe de silence.  

*

A Jean-Pierre Luminet, astrophysicien et poète

La nuit en silence
ramène
l’éternité
à un trou noir

guettant la moindre lumière
où se profile
le souffle
d’une froide illumination stellaire.

*

 L’œil magnétique

 A Aurélien Barrau, astrophysicien et poète
Au photographe du ciel Laurent Laveder

Soutenu
par l’arche
des ganivelles

en silence

le regard
se projette
au cœur de la galaxie

magnétique

la pensée
voit
l’extrême mouvement
des astres.  

Extraits de  Généalogie de la matière, en cours d’écriture

Présentation de l’auteur




Magda Carneci, Poème trans-neuronal (fragments)

4.

Finie la lamentation historique   la pitié de soi-même
   finis les abîmes infra et subconscients

 je sublime leurs mers de vase dans des hyper produits noétiques.

J’ai dépassé la culture des larves de papillons vantards
   derrière moi, une jachère pleine d’espèces expirées
   bloquées dans leur carapace de chitine conceptuelle.

 J’ai dépassé l’atavique marée instinctive-lacrymale 
   je suis sur l’autre rive   ici c’est propre  il fait un peu frais

 je suis enfin arrivée à moi-même 
   une haute tour au-dessus de la nature.

Je suis dans la sainte des saintes, au milieu du cerveau
   dans le programme ultra central

je patauge telle une navette spatiale ivre, béate
   dans mon propre vide neural.

Maintenant c’est le grand jeu qui-vainc-qui 
   l’écume de myéline veut un monde surréel

le tourbillon des synapses attend une nouvelle drogue
   une protéine illimitante

Je le remplirai de nouvelles constellations.

5.

Finie la mélancolie organique, maladive
   je suis un cyborg rebelle   un mutant pertinens

je cherche dans mes poches quelques vieux archétypes 
  ils sont moisis, ils sentent la momie.

Du peu de sable ptolémaïque resté dans les profondeurs 
de mes mitochondries
je modèle la marionnette à mille têtes des civilisations épuisées

je la piquerai d’antennes à fréquence supersonique
je la déchiquèterai avec les appareils analytiques

je la disséquerai avec les scies culturelles
je la nettoierai de toutes les clés ésotériques

j’en sortirai lentement avec la pincette les démons et les monstres
   et je les avalerai.

L’avorton vertueux de cette poupée morte
   je l’enterrerai entre les seins, au-dessus de mon plexus solaire

alors je verrai des cohortes de dieux et de bêtes sauvages
   sortir de la forêt sombre de mon pubis 

se jeter dans l’océan géométrique de ma pensée augmentée
   pulser comme un cristal vivant en expansion extraterrestre.

J’aurai mal au ventre à cause du vide créé
   je me trouverai mal à cause de la planète entière

mais de ma tête jaillira jusqu’aux astres
le laser de l’illumination.

6.

Au milieu de la ville transcirculaire
    je lis un article de journal sur les taches solaires

dans la chaleur de midi je me réjouis du soleil
   je m’imagine pour un instant comme une tache sur le disque solaire

et brusquement, je ne sais pas comment, je suis dans le soleil.

    Je suis dans ma tête et je suis pourtant dans le soleil 
    mon esprit s’est expansé avec le mot terrible soleil
    mon esprit s’est uni à l’idée aveuglante du soleil
    mon esprit s’est transposé dans le vécu ardent du soleil
    mon esprit est devenu soleil   vrai SOLEIL 
    et j’illumine.

Je suis soleil et pourtant je ne suis que pensée
   je traverse l’assourdissant magma en éruption.

Je suis pure pensée et pourtant je suis aussi pur soleil
   il y a ici un point mystérieux qui coïncide dans les deux.

Il a la présence intense à soi de la lumière
   et sa versatilité aveuglante.

De ce point je saute d’un niveau de réalité à l’autre
  par une petite torsion intérieure.

Les mondes s’interpénètrent dans le point, ils y coïncident
Avec ce point je me fixe souplement dans le centre de l’univers

qui est aussi le centre contemplateur de mon être
   devenu lui-aussi un soleil minuscule.

Puis je reviens instantanément sur Terre.

7.

Non, non, non,
    j’en ai fini avec la grotte de l’âme

elle pue le vieux et la peur rupestre
   je suis restée enfermée trop longtemps dans son cloaque 
je veux m’envoler maintenant.

Je mets le feu au sanglier caché dedans
   je l’entends gémir, je l’entends crier

cela sent le sacrifice, j’aime cette odeur
   je détruis des autels pourris et de la myrrhe parfumée 
s’écoule de ma bouche
   j’entends des éclats cosmiques de terreur et de rire.

Partez de moi
   bêtes d’eau et de terre

vous qui traînez, creusez, mordez, vous carnassiers
   je vous dépose tous au musée d’archéologie obsolète. 

Laissez la voie libre, arrive l’avalanche de l’esprit délivré
   un noyau incandescent aux dimensions multi-spirales 

un polyèdre étincelant de lumière éveillée.

8.

Écoulez-vous dans la Lune, cauchemars et fantasmes
   vous n’avez qu’à nourrir le subconscient d’autres systèmes solaires.

Me voilà :
   j’arrache mes racines mortuaires

je me sépare de mes étages inférieurs délabrés
   je suis purifiée maintenant, je suis libre

je détache mes dernières dendrites de la face de la Terre
   je brûle les étages de ma fusée corporelle 

je suis étincelante, je suis cosmique 
   je me remplis de dynamite stellaire.

Le cerveau est ma carte et ma catapulte
   par lui je me prépare à décoller

du sous-sol de mon imaginaire, de ma matrice terrestre. 

Présentation de l’auteur




Julien Bucci, Main de poèmes

passer au rouge

je marchais

je marchais hors de moi

en dehors de mes pas

matins et soirs

mon ombre me sortait

pour aller et venir

elle me sortait

pour faire le beau

il me fallait la suivre

où qu’elle aille

quand je m’arrêtais un instant

pour humer l’air autour

juste un instant

pour effleurer les branches

mon ombre hurlait de rage

elle détalait à toute allure

en tirant sur la laisse

je repartais dans l’instant

hors de souffle

mon ombre était loin

vacillante

et je ne marchais pas

je courais

je courais derrière elle

je rentrais tous les soirs en sueur

en sautant dans le train

mon corps était jeté

projeté dans l’espace

je ne discernais plus

les arbres dans le paysage

les troncs fondaient dans l’herbe

l’herbe et les feuilles se confondaient

d’un coup j’ai été arrêté

on a dû m’arrêter

tout est allé trop vite

on m’a prescrit

un arrêt

on m’a dit

arrêtez

j’ai regagné mon lit

j’ai éteint la lumière

mon ombre s’est couchée sur moi

nous nous sommes arrêtés

tous les deux

l’un dans l’autre

et nous avons fermé les yeux

en écoutant l’eucalyptus

 

tu parles trop

tu parles d'un flot

sans arrêt

ta parole éclate

elle jaillit se

libère elle

n'arrête pas

de couler

ta parole est

avide

fluide

désinvolte

tu ferais mieux de la fermer tu

ferais mieux d'arrêter de

parler

tu parles trop

beaucoup trop tu

parles tellement

vite tu parles tu

parles beaucoup

trop vite

ma parole

ta parole

déborde elle

dégueule

tu devrais la tenir

te contenir la langue

avant même de parler

calme-toi

coupe-toi

la parole

en petits morceaux

prends le temps de mâcher

tes mots sont de plus en plus gros

tes phrases sont épaisses

tu as la langue grasse

ta parole a grossi

tu te négliges

tu exagères

en face elles te regardent

ahuries

sidérées

elles n'ont jamais vu

un homme-fontaine

prendre son pied

en prenant la parole

 

mots de ventre

êtes-vous à jeun ?

avez-vous fumé ?

pris une douche ?

des allergies ?

je réponds

coche à tout

je passe au niveau supérieur

à jeun ?

fumé ?

douche ?

allergies ?

de mains

en mains

je passe

oui

non

oui

non

j'avance

je fournis les réponses

j'arrive au bloc

dernier palier

oui

non

pardon ?

l'anesthésiste

est le premier

à me parler

en creux

de bonnes vacances ?

oui je réponds

oui veut dire va

tout va j'ai bien passé

je ne veux rien dire

de suspect

j'attends qu'on m'ankylose

patient que je puisse enfin

ne rien dire

rien prononcer

rien cocher

rien répondre

j'entame le décompte

1

mes yeux se ferment

2

ma bouche

3

je peux enfin

répondre à rien

ne plus être contraint

aux bruits de fond aux mots

qui heurtent

embrouillent

chocs métalliques

les cris crissements

farces et attrapes

4

ils peuvent me parler

dans le vide

dans le vide ils peuvent

parler

de tout

de rien

des bruits qui courent

je n'entends rien

5

s'ils veulent savoir ce que j'ai à dire

ils peuvent explorer tout mon corps

ils ont mon consentement

bientôt ils iront voir à l'intérieur

ils entendront ma parole massée

ce que mon ventre leur dira

ils verront le magma de ma langue levure

pousser s'accroître

et me coloniser

ils entendront les cris primaux

de ma parole

ils comprendront

pourquoi je parle peu

à voix basse économe

ils pourront saisir ma colère

ma triste sourde

et mon désir parfois

de n'en rien dire

 

c’est tout

un poème n'est pas

une épée

un fusil

une bombe

une kalach

un missile

ni va-t-en-guerre

ni va-t-en-paix

un poème n'est pas

engagé

pacifiste

belliqueux

diplomate

un poème ne peut

décapiter

mitrailler

se faire exploser

défendre

pourfendre

pas même décimer

une ligne

ennemie

un poème ne peut empêcher

la folie

la blessure

le chaos

il ne peut rien faire

ni faire la guerre

ni faire la paix

il ne peut pas

il ne peut rien

du tout

un poème voudrait agir

parler

il se terre

il attend

le retour du silence

un poème revient sur le champ

de bataille

avec les femmes et les enfants

il peut alors reconnaître les corps

trouver et répéter leurs noms

et les pleurer

avec les femmes et les enfants

et quelques hommes qui sont restés

dévastés

un poème peut seulement

amplifier le silence

et prendre soin

de la mémoire des morts

et des vivants

les survivants

un poème peut pleurer

les morts

c'est tout

c'est tout ce qu'il peut faire

 

malhomme

tu es un homme

tu le seras

on me l'a dit en boucle

mon garçon

mon bonhomme

mon grand

mon tout petit

mon homme

à force de l'entendre je me suis fait à l'idée

je suis et je dois être 

un homme

alors je suis

nommé

être un homme je n'ai pas compris

jamais bien su ce que ça voulait dire

j'ai toujours été en-dessous

sous la moyenne de l'homme

je ne sais pas réparer ma voiture 

siffler dans mes doigts je ne sais 

pas jouer au foot pas 

retenir mes larmes

on m'a dit 

sois un homme 

on m'a tendu une boîte d’allumettes 

il faut un homme pour allumer le feu 

être un homme ça serait aussi simple que

ramasser du bois et rôtir la pitance

encore faut-il aimer la viande

et ne pas avoir peur du feu

mais non

je fais tout de travers

homme imparfait

malhomme

pas un garçon manqué

ni une femme

je suis

un homme raté

malhomme

l'imperfection au masculin

et je dois être aussi

une femme ratée

j'ai tout raté en somme

je devais avoir 11 ans

j'avais les cheveux longs 

je suis entré dans une boulangerie

bonjour mademoiselle

ça m'a surpris mais pas déplu

cette sortie

je n'ai pas démenti

chaque organe 

pierre

fleur

papier

caillou

feuille

ciseau

corps

un nom

toute chose est ainsi

nommée

nous sommes ainsi pressés.es 

rangés.es classés.s

entre deux planches 

on nous a désigné.es

on nous a consigné.es

je suis votre garçon

votre petit aplati

je suis votre bonhomme

l'homme le bon

je suis l'homme de la guerre

l’homme du feu

mâle homme

j'ai tenu dans l'herbier

le nom de l'homme

j'ai été l'homme de la famille

l'homme de ma mère j'ai été 

l'homme de la situation 

l'homme d'une femme j’ai été

tous ces hommes

l'homme qui sied

l'homme qui va

l'homme qui convient

rassure

l'homme qui ne change pas

je suis cet être mal nommé

dans un corps destiné

avec mes plis mes rides

avec mes os qui ont cassé

je viens de l'homme

et je m'en vais

me voilà hors de vous

vous m'appelez encore

je réponds à voix basse

avec ce mot qui me fait sortir 

de moi-même

et je vous lance des signes

ma main trace des traits longs

aucun trait ne se coupe

je croise à peine les cases

aucun carré ne me contient

même les mots

aucun mot ne convient

pour contenir le tout

je me dessine à main levée

a traits fins et longs traits

dans l’air

Présentation de l’auteur




Alain Snyers, Galerie des mensonges faits main et autres poèmes

Version voix unique pour lecture

Je mens …
Je mens, tu mens, nous mentons …
Tu mens, ils mentent, … je mens …
Vous mentez, elle ment,
Mens-tu ? Ment-il ? Mentez-vous ?
Mentons-nous ?
Vous mentez …
Vous me mentez,
Ils mentent, mentent-elles ?
Je te mens, tu me mens, il vous ment …
Vous nous mentez, mentirez-vous ?
Mentons-nous ? Il ment, elle ment,
Mentirait‘il ?
Je nous mens, je vous mens,
Il vous ment,
Elle leur ment,
Vous leur mentez …
Vous êtes menteur …
Tu es menteur …
Tu es menteuse …
Mensonge,
Menteur, menteuse …
Tu mens, tu me mens,
Mensonge,
Je te mens, je vous mens,
Mensonges,
Mensonges
d’ici et de là
mensonges
tout est mensonge !

Mensonge insensé,
Mensonge affirmé,  affamé,
Mensonge frelaté, édulcoré,
Mensonge frelaté, falsifié,
Mensonge falsifié,
Mensonge mastiqué, buriné,  burlesque,
Mensonge burlesque,
Mensonge carabiné, carabistouille, karaoké,
Mensonge capricieux,
Mensonge pernicieux, litigieux, épineux,
Mensonge gommeux, gominé,
Mensonge erroné, goudronné, assaisonné,
Mensonge astiqué,
Mensonge cravaté,
Mensonge gratté, gratiné,
Mensonge gratiné à souhait,
Mensonge raffiné à l’extrême,
Mensonge tartiné à l’excès,
Mensonge piraté à perdre haleine,
Mensonge tordu, dodu, dissolu, obtus, cocu,
Mensonge dissolu, mordu, bossu, tondu,
Mensonge absolu,
Mensonge nu,
Mensonge vendu, vendu, vendu,
Mensonge vent debout, ventriloque, ventilateur,
Mensonge vente à crédit, vente à l’emporte - pièce, pièce du boucher,
Mensonge bouché,
Mensonge débauché, débranché, débonnaire,
Mensonge vulgaire, vulgaire,
Mensonge vulnérable,
Mensonge véritable, vénérable,
Mensonge intolérable, invraisemblable, impitoyable,
Mensonge immuable, imperméable et implacable,
Mensonge impardonnable,
Mensonge important, imposant et méprisant,
Mensonge sans intérêt, sans vergogne, sans gêne
Mensonge sans gloriole, sans gaudriole ni cabriole
Mensonge agricole, chignole, branquignol, roubignole et farandole,
Mensonge carmagnole d’un rossignol guignol pot de colle,
Mensonge d’école,
Mensonge dés à coudre,
Mensonge débraillé,
Mensonge délicieusement vicieux, vicieux,
Mensonge délicieusement pouilleux, pouilleux,
Mensonge délicieusement globuleux, globuleux,
Mensonge délicieusement crapuleux, crapuleux,
Mensonge poussiéreux,
Mensonge terreux, ténébreux, tellurique,
Mensonge panoramique, panoptique, stroboscopique,
Mensonge maléfique, hypnotique, phobique, diabolique,
Mensonge cathodique à ferveur simulée,
Mensonge chaotique à filament chauffé,
Mensonge pneumatique à forte valeur ajoutée,
Mensonge lubrique à tempérament glacé,
Mensonge glacé d’un embarras gaufré,
Mensonge gaufré d’une angoisse délabrée,
Mensonge délabré d’une chasse pipée,
Mensonge pipé d’une classe givrée,
Mensonge givré d’une carcasse aspirée,
Mensonge aspiré d’une aspiration vidée,
Mensonge vidé d’une pression frelatée,
Mensonge frelaté,   relaté,
Mensonge falsifié, faisandé,
Mensonge fagoté,
Mensonge frit … frit, frit …
Mensonge fricassé,
Mensonge cassé !

MENSONGE !
TOUT EST MENSONGE !

Mensonge fait main,
Mensonge à portée de main,
Mensonge à portée de main pour faisander sans façon un mensonge pompeusement assaisonné d’une frivolité ostentatoire aux schémas dérogatoires d’un giratoire mensonger suprêmement superfétatoire.
Mensonge chronique de pure tradition falsificatrice issu de l’authentique mensonge boulimique de la véritable supercherie emphatique de l’unique mensonge véritablement ironique.
Mensonge subtilement perfide d’une fourbe manœuvre trompeuse guidée par la sournoise expression de l’insidieuse équivoque mensongeuse.
Mensonge de menteurs bonimenteurs dignes d’escamoteurs falsificateurs à toute heure d’un dire imposteur pleinement mensongé.
Mensonges à tous les étages ….

Ils ont menti, ils mentent, ils mentent tous …
J’ai menti, je vous ai menti

TOUT EST MENSONGE !

Je mens ….

∗∗∗

L’ENVERS DU VERT

Une couleur retournée

VERT-NID

VERT-OLÉ

VERT-SOT

VERT-TUE

VERT- RUE

VERT-SOIR

VERT-LENT

VERT-TIGE

VERT-MINE

VERT-GLAS

VERT-SŒUR

VERT-ROUX

VERT-ROND

VERT -SANG

VERT-BALLE

VERT-MI-SEL

VERT-BALISE

VERT-GLACÉ

VERT-MOULU

VERT-ROUILLÉ

VERS-LA-SORTIE

∗∗∗

LE JARDINIER AVENTURIER

Unique phrase XXL de 901 mots

(dépassant le record de Marcel Proust -858 mots).

      Désirant trouver l’authentique pierre philosophale pour ses nouveaux semis printaniers, le chef-jardinier carnivore officiellement en charge du parterre du paradoxe fleuri et de l’ineptie pertinente, abandonna temporairement sa brouette herbivore à l’orée du bois doré réputé pour ses incroyables mystères aussi attractifs que pernicieux pour oser y pénétrer dans la plus grande discrétion à la quête d’un jardin secret détenteur de vénérables cachotteries de jardinerie et d’alchimie illusionniste aptes à résoudre dans la lumière finement filtrée d’un sous-bois funeste l’énigme de secrets de polichinelle qu’une courageuse expédition clandestine pouvait permettre de découvrir le long d’un risqué cheminement pédestre au cœur des filaments filandreux d’une futé cafardeuse composée de majestueux arbres généalogiques qu’il dû contourner pour accéder au tronc commun de sa branche professionnelle, le jardinage, nourrie par l’influence souterraine de ses racines familiales ce qui, dans la progression de sa recherche intéressée, l’aida à se rapprocher des feuilles de calcul et de route pour le conduire le plus rapidement possible vers les profondeurs réfractaires et ténébreuses du labyrinthe forestier en lui évitant ainsi d’avoir à s’asseoir sur une branche qu’il aurait sciée par mégarde au détriment de son objectif qu’il poursuivit avec conviction et persévérance au contact d’un chêne déchaîné et d’un frêne effréné alignés en rang d’oignons en face d’un emphatique bosquet de peupliers pliés et dépliés dans une prétentieuse arrogance qui nullement ne l’impressionna ni entrava pas sa marche ambitieuse au ras des pâquerettes qu’il évita soigneusement de piétiner pour ne pas à avoir à se justifier et à raconter de bancales salades qui auraient fait rougir des tomates espiègles et qui l’aurait écartées de sa haute quête philosophale dont, malgré l’agressive exubérance d’un luxuriant parterre orthocentré d’une généreuse nappe séculaire d’une impressionnante infinité et variété de champignons lichénisés particulièrement revêches et pestilentiels, il maintenait le cap avec une sincère force inébranlable et une méritoire opiniâtreté, gardant ses objectifs initiaux l’amenant à naturellement secouer le cocotier afin de séparer le bon grain de l’ivraie et de mettre du beurre demi-sel dans les épinards sauvages de cette auguste forêt dans laquelle des indices indicibles lui permirent néanmoins d’accéder directement et infailliblement au pot aux roses dominant une majestueuse clairière claironnante abondamment envahie de mousses aux mille parfums qui, avec exubérance, recouvraient sans retenue une triomphale concentration hasardeuse de pierres aussi peu précieuses que muettes qu’un brutal coup de bambou frappé sur l’écorce bavarde de l’arbre à palabres voisin réveilla d’un silence somnolent et minéral ce qui illumina avec joie et franche pétulance la face subitement devenue écarlate du téméraire jardinier carnivore, qui fébrilement, le cœur battant et la bouche entre-ouverte, se pencha sur cette large étendue de caillasses discrétionnaires afin d’y repérer et surtout d’y trouver le caillou recherché pour ses vertus philosophales qui, suite à un long processus discursif et déductif issu d’une très fine analyse préalablement préparée et appuyée sur un solide corpus de témoignages plutôt fiables, apparût dans une absolue nudité et vérité ce qui permis au chercheur de la pierre magique de l’identifier sans hésitation parmi l’hétéroclite amas minéral du site, et il le mit dans sa poche droite de sa blouse vert bouteille de jardinier professionnel, en le dissimulant sous une écorce corsée et prit sans attendre un chemin retour plus direct vers l’extérieur ce qui l’obligea à escalader un perfide merisier zygomorphe à doubles radicelles falciformes pour accéder à la sensuelle et panoramique canopée afin d’atteindre par un saut démesuré les cimes bourgeonnantes du chêne champêtre monogyne noueux à glands spinuleux à doubles coques ramollies et du majestueux bouleau à temps partiel campanulé aux écorces cordiformes à figures géométriques avant de se laisser brutalement glisser le long du tronc commun mi-figue mi-raisin sur un tapis de fines herbes prétendues médicinales et de piques d’asperges qui lacérèrent dramatiquement sa veste de jardinier carnivore ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre sa marche à grandes foulées enjambant sans scrupule la carcasse abandonnée d’un jeune hêtre mésophyte rupicole membraneux semi-lactescent à feuilles d’or et d’avancer sans se retourner ni lever la tête vers un bouquet litigieux de pommes de discorde se balançant aux branches basses d’un jeune pin perdu lancéolé à aiguilles caduques palmées cachant de sa superbe un groupe de tilleuls pauciflores paniculés piriforme à rosettes rostrées méthodiquement bouturés en crossette traditionnelle qu’il évita tout en serrant dans sa main le caillou tant désiré qu’il craignait de lâcher dans ce vertigineux dédale de fibres végétales et optiques qui ne favorisait pas une sortie aisée de ce parcours d’embûches de Noël et de flaques d’eaux croupies qu’il traversa péniblement à gué afin de rejoindre en toute sécurité le grand châtaignier arachnéen héliophile aux folioles ramifiées repéré comme borne limitrophe du bois doré à la feuille dont qu’il put enfin sortir et être à la lumière et voir enfin la précieuse pierre qu'il avait réussi à se procurer au prix d’épreuves téméraires au centre de la forêt et de subitement réaliser que ce caillou ressemblait comme deux gouttes d’eau à tous ceux qui jonchaient déjà sur l’allée centrale du parterre du paradoxe fleuri et de l’ineptie pertinente de son jardin, alors, dépité, il regarda alternativement sa brouette herbivore et la pierre qui perdit à ses yeux toute sa magnificence, secrets de polichinelle et charges existentialistes à connotations philoso-minérales la renvoyant subitement dans le champ de la banalité du galet ordinaire et du mal entendu ce qui l’incita sans scrupule à jeter la pierre dans le jardin du voisin.

Alain Snyers - 2021.

∗∗∗

LA DISPARITION DE LA DISPARITION
Variante lipogrammatique à partir de La disparition de Georges Perec

 

Étant donné le début du roman La disparition (1969) où l’auteur a appliqué un lipogramme1 en « e » :

« Anton Voyl n’arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s’assit dans son lit, s’appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l’ouvrit, il lut ; mais il n’y saisissait qu’un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.

Il abandonna son roman sur un lit. Il alla à son lavabo ; il mouilla un gant qu’il passa sur son front, sur son cou.

Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg.

Un carillon, plus lourd qu’un glas, plus sourd qu’un tocsin, plus profond qu’un bourdon, non loin sonna trois coups. Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait.

….. ».

Variante A : lipogramme augmenté en b, c, d, f, g, h, , j, k, l, m, n, p, q, r, s, t, v, w, x, y et z. Les lettres supprimées sont remplacées par un signe visuel, ou lors de lectures publiques, par un geste de la main.

« A--o- -o-- -’a--i-ai- -a- à -o--i-. I- a--u-a. -o- -a- -a--uai- -i-ui- -i---. I- -ou--a u- -ro-o-- -ou-i-, -’a--i- -a-- -o- -i-, -’a--u-a-- -u- -o- -o-o--o-. -- --i- u- -o-a-, -- -’ou----, -- -u- ; -a-- -- -’- -a-----a-- --’u- ----o---o -o--u-, -- -u-a-- à -ou- i---a-- -u- u- -o- -o-- i- i--o-ai- -a -i--i-i-a-io-.
I- a---o--a -o- -o-a- -u- u- -i-. I- a--a à -o- -a-a-o ; i- -oui--a u- -a-- -u’i- -a--a -u- -o- --o--, -u- -o- -o-.
-o- -ou-- -a--ai- --o- -o--. I- a-ai- -au-. I- ou--i- -o- -a-i-a-,---u-a -a -ui-. I- -ai-ai- -ou-. U- --ui- i--i--i--- -o--ai- -u -au-ou--.
U- -a-i--o-, --u- -ou-- -u’u- --as, --u- -ou-- -u’u- -o--i-, --u- --o-o-- -u’u- -ou--o-, -o- -oi- -o--a --oi- -ou--. -u -a-a- -ai----a--i-, u- --a-o-i- --ai--i- -i--a-ai- u- --a-a-- -ui -a--ai-.
…. ».

Variante B : traitement lipogrammatique de la version A par un lipogramme en a, i, o et u.

« ----- ---- -’-------- --- - ------. -- ------. --- --- -------- ------ -----. -- ------ -- ------- ------,- ’----- ---- --- ---, -’-------- --- --- --------. -- ---- -- -----, -- -’------, -- --- ; ---- -- -’- ---------- --’-- --------- ------, -- ------ - ---- ------- --- -- --- ---- -- -------- -- -------------.
-- ---------- --- ----- --- -- ---. -- ---- - --- ------ ; -- ------- -- ---- --’-- ----- --- --- -----, --- --- ---.
--- ----- ------ ---- ----. -- ----- -----. -- ------ --- --------, ------ -- ----. -- ------- ----. -- ----- ---------- ------- -- --------.
-- --------, ---- ----- --’-- ----, ---- ----- --’-- ------, ---- ------- --’-- -------, --- ---- ----- ----- -----. -- ----- ------------, -- -------- -------- --------- -- ------- --- -------.
….. ».

Au final : une lecture silencieuse ou gestuelle.

[1] Lipogramme : contrainte Oulipienne consistant à bannir une lettre d’un texte.

∗∗∗

LES COULEURS DÉTRAQUÉES, versus bleu
Hissez les bleus !

 

Si le blanc était bleu, le bulletin blanc serait bleu, le Mont-Blanc, serait le Mont-Bleu et les cols blancs, les cols bleus ! Blanche-neige n’aurait plus rien de blanc !
Alors, le petit blanc du bar deviendrait le petit bleu, bleu comme le drapeau blanc.
La carte blanche serait la carte bleue, une carte cousue non plus de fils blancs mais de fils bleus désormais connus comme le loup bleu !
La page bleue serait bleue comme neige et l’arme à balle à bleu deviendrait une arme bleue en fer-bleu.
Depuis son mariage bleu, le blanc-bec est devenu le bleu-bec qui a donné son bleu-seing pour renverser une sauce bleue sur la page bleue lors de sa dernière nuit bleue en tentant de montrer patte bleue.
En voyant la vie en bleu, le rose du poteau se changera en bleu alors le nouveau poteau bleu passera aisément inaperçu malgré les appels du téléphone devenu bleu, bleu comme l’eau de rose !  
Si le jaune était bleu, les œufs auraient un bleu d’œuf et ne manqueraient sûrement pas de provoquer un rire bleu et peut être même une fièvre bleue !
Audacieusement, le gilet bleu osera dépasser la ligne bleue qui n’est pourtant pas celle des Vosges !
Ne pouvant se mettre au vert, mais au bleu, la volée de bois bleus sera bleue de rage et de jalousie tandis que le feu passera au bleu.
Une agile main bleue agitera un chiffon bleu pour remplacer le rouge par le bleu.
La lanterne deviendrait bleue, le peau-rouge sera le peau-bleu et le rouge-gorge, le bleu-gorge et finira dans le bleu si il suit la ligne bleue.
L’ancien révolutionnaire rouge devenu bleu, à cause d’un carton bleu, se fâchera tout bleu pour sortir du bleu et tirera sans hésiter à boulets bleus sur la liste bleue d’un gros bleu, bleu de colère.
Bleu bien sûr comme le bleu à lèvres qui voit bleu tout en étant bleu de honte !
Le bleu-c’est-bleu remplace désormais le noir-c’est-noir de la chanson,
Par le travail au bleu, les idées bleues des gueules bleues du marché bleu broieront du bleu par une magie bleue qui, sans humour bleu, remplira la caisse bleue de la chambre bleue.
Par une nuit bleue, la bête bleue, à l’œil au beurre bleu, se fera prendre dans un trou bleu par une terrible marée bleue.
          Et si le bleu est vraiment bleu !
La fleur bleue reste bleue,
Le bas bleu reste bleu,
Le cordon bleu reste bleu,
La zone bleue reste bleue,
Le col bleu reste bleu,
La colère bleue reste bleue,
Le bleu de travail reste bleu,
Le petit bleu reste bleu,
La grande bleue reste bleue,
          Donc le bleu reste bleu !
Le bleu clair reste clair,
Le bleu marine reste marine,
Le bleu horizon reste horizon,
Le bleu pétrole reste pétrole,
Le bleu de roi reste royal,
Le bleu canard reste canard,
Le bleu ciel reste ciel,
Le bleu profond reste profond,
          Profond et audacieux  
Comme tous les incroyables bleus !
L’outremer et son bleu coquin post-outremer,
Le cobalt et son bleu hydro cobalté doré,
Le céladon et son bleu néo-céladon gominé,
L’azur et son bleu croquignolet azuréen,
Le cæruleum et son bleu proto-cæruleum délavé,
Le Prusse et son bleu pur prussien saturé,
Le turquoise et son bleu primo-turquo-pastel,
Le cyan et son bleu maxi cyan caramélisé,
          Et bien sûr,
Le bleu décoratif imitation bleu,
Le bleu archaïque velouté,
Le bleu impérial lustré,
Le bleu asymétrique saturé,
Le bleu corail cramoisi,
Le bleu achromatique nacré,
Le bleu primaire secondaire,
Le bleu écarlate décoloré,
Le bleu moyen supérieur,
Le bleu vicieux satiné,
Le bleu bitumeux gluant,
Le bleu au plomb sauvage,
          Et encore,
Le bleu de Naples attrape-tout,
Le bleu Véronèse ambré,
Le bleu Magenta nomade,
Le bleu orangé écarlate,
Le bleu vieil acajou jauni,
Le bleu émeraude safrané,
Le bleu fuchsia hédoniste dilué,
Le bleu dalmatien survitaminé,
Le bleu Garance brûlé,
Le bleu terre d’ombre rustique,
Le bleu cadmium intermittent,
Le bleu indien semi-mat,
Le bleu arc-en-ciel glacé, givré, figé,
Copié, plié, séché, volé, collé, bouffé,
Le bleu cuivré, argenté, doré,
Et le bleu est doré !
Et le bleu est adoré !

∗∗∗

L’APPEL DADA / CABARET DADA, 06 février 2016

Artistes, êtes-vous là ? oui
      Pacifistes, êtes-vous là ?
Poètes, êtes-vous là ?
      Amis des arts, êtes-vous là ?
Touristes, êtes-vous là ?
      Zurichois, êtes-vous là ?
Voltairiens, êtes-vous là ?
      Créateurs, êtes-vous là ?
Provocateurs, êtes-vous là ?
      Rénovateurs, êtes-vous là ?
Conspirateurs, êtes-vous là ?
      Dénonciateurs, êtes-vous là ?
Débroussailleurs, êtes-vous là ?
      Navigateurs, êtes-vous là ?
Spoliateurs, êtes-vous là ?
      Liquidateurs, êtes-vous là ?
Imitateurs, êtes-vous là ?
      Renifleurs, êtes-vous là ?  oui  - Reniflez tous !
Vaporisateurs, êtes-vous là ?
      Rémouleurs, êtes-vous là ?
Déménageurs, êtes-vous là ?
      Copulateurs, êtes-vous là ?
Ravitailleurs, êtes-vous là ?
      Rouspéteurs, êtes-vous là ?   oui   Rouspétez !
Cache-radiateurs, êtes-vous là ?
      Retardateurs, êtes-vous là ?
Décapsuleurs, êtes-vous là ?  oui - Décapsulez -vous !
      Accumulateurs, êtes-vous là ?
Ensorceleurs, êtes-vous là ?
      Ventilateurs, êtes-vous là ?  oui  - Ventilez-vous !
Sanibroyeurs, êtes-vous là ?
      Antidouleurs, êtes-vous là ?
Inspirateurs, êtes-vous là ? oui  - Inspirez fortement !
      Horodateurs, êtes-vous là ?
Boursicoteurs, êtes-vous là ?
      Quadrimoteurs, êtes-vous là ?  oui  - On doit vous entendre, les quadrimoteurs !
Ambassadeurs, êtes-vous là ?
      Aspirateurs, êtes-vous là ?  oui - Aspirez !
Acuponcteurs, êtes-vous là ?
      Bonimenteurs, êtes-vous là ?
Tripoteurs, êtes-vous là ?  oui - Tripotez votre voisin !
      Manipulateurs, êtes-vous là ?
Camionneurs, êtes-vous là ?
      Postillonneurs, êtes-vous là ?  oui - Postillonnez !
Perturbateurs, êtes-vous là ?
      Blagueurs, êtes-vous là ?
Pleurnicheurs, êtes-vous là ?  oui - Pleurnichez !
      Spectateurs, êtes-vous là ?
Emmerdeurs, êtes-vous là ?
      Dadaïstes, êtes-vous là ?

Présentation de l’auteur




Jane Angué, Cinq poèmes

Chartres, campagne 1982 : amphore

Écorchant la peau boursoufflée
des siècles, nous mettons à nu
muscles et nerfs noueux,
écartés à coup de pioche.
J’incise, sondant les chairs froides,

fouillant les os de ta cité,
les os de tes langues anciennes,
les os de ton nom, ton voyage ;
ensemble, mêlés à la moelle friable
nous nous trouvons.

À genou dans la poussière grasse
de cendre et tuile, j’extrais les tessons,
laissant dans la gangue le négatif,
pièce manquante
empreinte de ton cachet.

Vidant seaux et brouettes,
funambules glissant sur les planches
qui ploient, nous quittons novembre,
raclant la boue sur nos bottes,
sortant du puits du passé.

Calés dans le bac de sable, tes flancs
fracturés, courbes en arc brisé.
Temps attendant, sous les gargouilles,
arcs-boutants soutenant l’air d’hiver,
cathédrale scellant ton histoire,

la pluie nous regarde derrière la vitre
posés devant le jardin
de l’évêché ; sortis du puits du passé 
déconstruits, je te reconstruis,
ton argile la couleur de ma main.

Corps à Corps

À cor et à cri
son étiolé en sourdine

chasse en chassé-croisé
regard à la lisière

d’entente malentendue
ce corps à corps déphasé

pas de deux cerclant disharmonie
sondant consonance à demi-mot

crachant sang d’encre
courant à corps perdu

vers voix à court de verbe
ancrés encore au cœur

corps accords
criant créant écrit

Arrière-goût

Il y avait trois gâteaux.
Nous nous parlions encore.

Du bout des doigt
il me tendit un morceau,

l’approcha de ma bouche pour goûter.
Je l’ai pris du bout des lèvres

et j’acquiesçai.
Pour éviter les miettes

sur la jupe que je portais,
il posa une tranche

avec une attention surprenante
sur une serviette en papier.

De sa main à la mienne,
je l’ai mise sur mes genoux

et je ramassai,
comme chaque mot

qu’il avait prononcé,
miette

après miette
du bout d’un doigt mouillé.

Bicéphale

Ce silence solipse se glisse
le long des pas en cadence

dans un couloir qui résonne
soliloque polyphonique

pensée unique cantonnée
aux cantiques des poètes

refrains réciproques réfrénés
des cordes acoustiques.

Ce silence se hisse
sur la pointe des pieds

histoire ancienne adoucie
faire un clin d’œil

au creux de l’oreille
précède l’ambivalence

et nous suit, pause ;
à contrepoint nous sourit.

Arabesques

Six heures s’étirant, le cercle s’allonge, orteils en alerte
tâtent le carrelage et une nouvelle fronde se déroule

par la fenêtre ouverte, un cercle se scinde, cintre une copie
de la matrice. L’air de la nuit se rétracte, brouillard rose-ambré

fait entrer ce jour ; un toi de plus ouvrant la porte
sans te retourner, cette volute s’arrête mort-née en attendant

la boucle suivante qui s’apprête, ondulant encore, par chemins
d’arabesques poussant sans racine pour s’achever mi- courbe,

déferlements de traits en pointillé, chaque jour
coupés quand la porte se ferme, aucun lien pour réunir

les écarts, aucun entier à tenir. Quand tu pars, c’est le tout.
Tasse de café, cigarette, les mots s’évaporent en fumée

et vapeur, les anneaux roulent, s’enlacent, se dissolvent
pour reprendre, prendre fin et fin, miroirs enguirlandés,

ombilicales spirales sectionnées avant conspiration
et retournement ; conversations inachevées, creuses,

glissant à la surface patinée, polie par usage désabusé,
éternel comment ça va ? Et on va sans voir.

Je ne puis faire pousser les feuilles, celles que nous sommes,
répétitions de flux tronqués, continuum d’interruptions,

éclipses diurnes, rythmés par sonneries qui coupent
la question, coupent court à l’approximation, malentendus.

Dernière heure, dernière minute, jusqu’au temps à venir,
piège en arabesque, enfer inextricable, virevoltant,

viendra, reviendra par déroutement, main tendue, déliée.
Par ce présent de commencements, en avant, me déployer.

Présentation de l’auteur




Thibault Loiselle, Poèmes

Lost Highway

Voilà le ciel si noir 
qu‘il laisse le chant 
des cigales nu et 
mort. Voilà le ciel – 
figures de cire étranglées, 
couleurs léthales comme 
des poignards plantés 
aux yeux de la nuit.

Voilà à quel point le ciel 
est aveugle quand on l’allume 
avec des phares.

Sais-tu qui nous sommes ?

Deux lobes brillants 
dans la nuit des temps :
une averse de bandes blanches 
qui éjaculent le pare-brise, 
les feux une plaque d’acier
qui rampe le noir comme 
une armée de mygales.

Tu m’as saisi les yeux 
dans la bluette – 
comme si tu pensais 
pouvoir prendre plus 
qu’une ombre. Tu m’as 
saisi les yeux, baissé la vitre,
puis tu as tendu le revolver 
vers la mer. Clic. Une comète 
qui éclate sur ma rétine. Puis 
la détonation qui me remplit
comme un encens 
dans une conque.

J’ai la rage de n’avoir que 
ces yeux pleins de chair pour l’orage mais
la joie de pouvoir te les confier, 
le temps qu’un éclair prend 
pour balafrer la nuit
et se rabattre dans son ventre. Le revolver 
encore chaud de ta paume 
qui noie mes mains
dans la moiteur d’astres ensablés.
Puis je rate ma cible. Je rate 
ma cible
 pour trouver

l’étoile enfouie.

Sais-tu qui nous fûmes ?

Les couleurs pures de paix 
qui fusillent la nuit lorsqu’elle
s‘assoupit. Tu laisses le sable
galoper ta peau nue. Comme 
d’habitude tu es froid comme neige
mais tes gestes ont la chaleur 
de celui qui sait la récolter
au creux de sa main,
la voir fondre
sous sa langue en prononçant un voeu, tout bas :

soit aimé – soit le pas 
sans raison que l’oeil fait
pour dévêtir le ciel.

 

(S)ilence & (M)urmures

Ailleurs si 
j’écris. Avant
si je compte

jusqu’à trois,
tu reprendras
ta peau de nuit

et la coudra sur
mon nom pour
ne pas le perdre

si la tienne
brûle à vif. Car 
le nom dépend 

d’heures que
je n’ai pas, où
tu n’es pas

sans être à
personne
d’autre. Car

on croit que 
c’est croire 
jusqu’à ce
qu’une nuit
pleine de
 
lanières bleues
s’emmêlent. 
On croit que c’est
une peau jusqu’à

ce qu’elle se tende
assez
pour en faire
une carte.

Hérétiques

Ou encore : je n’ai été chrétien qu’au jour où le septième ciel

était presque assez haut pour que retomber en vaille la peine.
Car je n’ai jamais su mieux aimer la terre qu’à tes pieds

sur la pédale d’accélérateur, le monde une pluie de phares

qui mouillent la nuit jusqu’à ce que les mains noires du cèdre 
grelottent ton visage. L’intime de ta danse semblable à une couleuvre

lorsqu’elle se dénude au soleil pour atterrir dans le rêve

le plus blanc. Est-ce qu’il se brisera dans la foudre, ou 
durera-t-il comme une pluie d’été ? C’est ce que les

mots implorent en s’effaçant – la ligne noire et funambule
sur laquelle je cours. Après tout je ne crains plus de passer pour faible.

Ce que je crains, c’est que ma faiblesse s’arrête de faire des

entailles sur ma peau. Après tout, l’origine n’était qu’une poussière 
avec la précision d’une flèche. Après tout, l’origine n’est qu’une poussière

face au soleil qui la fait durer en la criblant - en l’aimant.

Présentation de l’auteur