Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922)

 

 

Or, un arbre monta…((Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922), in Poésie, traduction de Maurice Betz, éd. Emile-Paul frères, Paris, 1942.))

 

 

Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…

  Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’était

à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,

 — refuge fait du plus obscur désir,
avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.

 

Presque une enfant… 

 

Presque une enfant, et qui sortait
de ce bonheur uni du chant et de la lyre,
et brillait, claire, dans ses voiles printaniers,
et se faisait un lit dans mon oreille.  

Elle dormait en moi. Tout était son sommeil.
Les arbres jamais admirés, et ce sensible
lointain, et le pré un jour senti,
et tout étonnement qui me prenait moi-même.

Elle dormait le monde. Dieu poète,
comment la parfis-tu pour qu’elle n’eût désir
d’abord d’être éveillée ? Elle parut, dormit.

Où est sa mort ? Ah ! ce motif,
l’inventerai-je avant que mon chant se dévore ?
Où sombre-t-elle, hors de moi ?... Une enfant presque…

 

 

 

Un dieu le peut… 

 

Un dieu le peut. Mais comment, dis,
l’homme le suivrait-il sur son étroite lyre ?
Son esprit se bifurque. Au carrefour de deux
Chemins du cœur il n’est nul temple d’Apollon.

Le chant que tu enseignes n’est point désir :
ni un espoir, enfin comblé, de prétendant.
Chanter c’est être. C’est au dieu facile.
Mais quand sommes-nous ? Et quand

met-il en nous la terre et les étoiles ?
Non, ce n’est rien d’aimer, jeune homme, même si
ta voix force ta bouche, — mais apprends

à oublier le sursaut de ton cri. Il passe.
Chanter vraiment, ah ! c’est un autre souffle.
Un souffle autour de rien. Un vol en Dieu. Un vent.

 

 

 

 

 

Est-il d’ici ? 

 

Est-il d’ici ? Non, des deux
empires naquit sa vaste nature.
Plus adroitement ploierait le saule
quiconque eût d’abord connu ses racines.  

En vous couchant, ne laissez sur la table
ni pain ni lait ; cela tire les morts.
Mais lui, l’enchanteur, lui, qu’il mêle
sous la douceur de sa paupière  

leur apparence à tout ce qu’il a vu !
Que la magie du talisman, de la fumeterre
lui soit plus vraie que le clair rapport !  

L’image valable, rien ne peut la lui détruire,
qu’elle soit en chambres, qu’elle soit en tombeaux,
qu’il chante la bague, la boucle, ou bien le broc.

 

 

 

Célébrer, c’est cela… 

 

Célébrer, c’est cela ! Elu pour célébrer,
il jaillit tel le minerai des pierres
muettes. Son cœur, ô pressoir éphémère
d’un vin que l’homme ne peut épuiser.

Aucune mort n’atteint sa voix inextinguible
lorsqu’il est soulevé par l’exemple divin.
Tout se fait vigne et tout devient raisin,
mûrit au cœur de son midi sensible.  

Ni dans leurs sarcophages, les rois en pourriture,
ni l’ombre, projetée sur la terre, des dieux
ne sauraient démentir son bienheureux transport.

Il est parmi les messages qui durent,
qui par delà les portiques des morts
lèvent des coupes pleines de fruits glorieux.

 

 

Il n’est que dans l’espace… 

 

Il n’est que dans l’espace où l’on célèbre, que la plainte
peut marcher, la nymphe de la source pleurée,
veillant afin que ce qui de nous se condense
sur le même rocher demeure transparent  

qui porte les autels et les portiques.
Vois, sur ses épaules tranquilles naître
l’aube de sa conscience d’être
la plus jeune parmi les sœurs dans l’âme.

Le bonheur sait et le désir avoue, —
la plainte seule apprend encore ; ses mains de jeune fille
comptent des nuits durant l’ancien désastre.

Mais tout à coup, d’un geste oblique et inexpert,
elle tient pourtant une constellation de notre voix
dans le ciel que son haleine ne trouble pas.

 

 

Antiquité romaine orphée musicien charmant les animaux.

 

Seul qui éleva sa lyre… 

 

Seul qui éleva sa lyre
au milieu des ombres,
peut en pressentant
rendre l’hommage infini.

Seul qui avec les morts 
a mangé du pavot, du leur,
n’égarera pas même
le son le plus léger.

Le mirage dans l’étang
a beau parfois se troubler ;
connais l’image.

Dans l’empire double
les voix se font
tendres et éternelles.

 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes… 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes,
je vous salue, antiques sarcophages
que l’eau heureuse des jours romains
parcourt en chanson pèlerine.  

Ou ces autres, aussi ouverts que l’œil
d’un pâtre joyeux qui s’éveille,
— dedans pleins de silence et de lamiers —
d’où s’échappaient des phalènes enivrés ;

toutes celles que l’on arrache au doute
je les salue, bouches rouvertes,
mais qui ont su déjà ce que taire veut dire.

Le savons-nous, amis ? Ne le savons-nous point ?
L’heure hésitante forme l’un et l’autre
dans le visage humain.

 

 

Pomme ronde… 

 

Pomme ronde, poire, banane
et groseille… Tout cela parle
de vie, de mort dans la bouche. Je sens…
Lisez plutôt sur le visage de l’enfant

lorsqu’il mord dans ces fruits. Oui, ceci vient de loin.
Sentez-vous l’ineffable dans votre bouche ?
Là où étaient des mots coulent des découvertes,
comme affranchies soudain de la pulpe du fruit.  

Osez dire ce que vous nommez pomme.
Cette douceur qui d’abord se concentre,
puis, tandis qu’on l’éprouve, doucement érigée,

se fait clarté, lumière, transparence.
Son sens est double : terre et soleil.
Expérience, toucher : ô joie immense !

 

Nous côtoyons la fleur… 

 

Nous côtoyons la fleur, le fruit, la vigne,
et la saison n’est pas leur seul langage.
De l’ombre monte une évidence coloriée
qui a l’éclat, peut-être, de la jalousie

des morts dont se nourrit la terre.
Mais savons-nous quel est leur rôle en tout cela ?
Depuis longtemps c’est leur manière
de traverser le sol de cette libre moelle.

Mais savoir : le font-ils de leur plein gré ?
Ce fruit, œuvre de lourds esclaves,
se tend-il vers nous, maîtres, comme un poing serré ?  

Sont-ils les maîtres qui près des racines dorment,
et, de leur superflu, daignent nous accorder
cet entre-deux muet de force et de baisers ?

 

 

 

 

 

Dansez l’orange… 

 

Retenez-le — ah, ce goût ! — qui s’échappe.
— Sourde musique : un murmure en cadence, —
Jeunes filles, vous, chaudes, jeunes filles, muettes,
du fruit éprouvé exécutez la danse !

Dansez l’orange. Qui peut oublier
comme de sa douceur se défendait le fruit,
en soi-même fondant. Vous l’avez possédé,
en vous exquisément vous l’avez converti.

Dansez l’orange. Ce pays plus chaud,
projetez-le : qu’elle rayonne, mûre,
dans l’air natal. Dévoilez, embrasées,

tous ses parfums, pour créer le rapport
avec l’écorce pure et rebelle,
avec le suc dont l’heureuse ruisselle.

 

 

 

 

Portrait de Rainer Maria Rilke par Westhoff, 1901.

 

 

Toi, mon ami… 

                                                             s’adresse à un chien 

Toi, mon ami, tu es solitaire, car…
Nous nous approprions par des mots et des gestes
le monde peu à peu : sans doute n’est-ce
que sa plus dangereuse et sa plus faible part.

Qui désigne du doigt une odeur ? —
Pourtant des forces qui nous menaçaient
tu en flaires beaucoup. — Les morts, tu les connais ;
les sorts et maléfices te font peur.

Vois, il s’agit qu’ensemble nous supportions 
ce monde morcelé, comme s’il était tout.
A t’aider j’aurai peine. Et garde-toi surtout

de m’implanter dans ton cœur. Trop tôt je grandirais.
Mais prenant la main de mon maître, je dirai :
Seigner, voici. C’est Esaü dans sa toison.

 

 

 

L’ancêtre, au fond… 

 

L’ancêtre, au fond, enchevêtré,
source et racine
secrète de tous ceux
qui jamais ne le virent.

Cor de chasse, cimier,
sentences de barbons,
haines de frères,
femmes telles des violons…

Rameau contre rameau serré ;
aucun n’est libre…
Un seul ! ah ! monte, monte…

Combien d’abord se rompent.
Celui-là seul, très haut,
se ploie en lyre.

 

 

 

 

Mais, ô maître, que te vouer… 

 

Mais, ô maître, que te vouer, à toi
qui enseignas l’ouïe aux créatures ? —
Mon souvenir de ce jour de printemps :
un soir, en Russie — un cheval…

De là-bas, du bourg, venait l’étalon blanc,
traînant son piquet à l’entrave,
pour être seul dans la nuit sur les près ;
ah ! comme battait sa crinière bouclée

sur l’encolure, à la cadence hardie
d’un galop grossièrement contenu !
Et de son sang fougueux, quelles sources jaillies !

Celui-là, oui, sentait les étendues immenses,
Il entendait, chantait, — ton cycle de légendes
était fermé en lui.
                         Son image, prends-la.

 

 

 

 

Nous dérivons… 

 

Nous dérivons.
Mais le pas du temps
n’est pas tant
dans ce qui dure.

Tout ce hâtif
passera tôt ;
car seul vaut
ce qui, en demeurant, nous initie.  

Garçons, ne jetez le cœur
ni dans l’élan
ni dans l’essor.  

Tout est reposé :
ombre et clarté,
livre et fleur.

 

 

 

 

 

Respirer, invisible poème… 

 

Respirer, invisible poème.
Toujours autour de moi,
d’espace pur échange. Contrepoids
où rythmiquement m’accomplit mon haleine.

Unique vague dont je sois
la mer progressive ;
plus économe de toutes les mers possibles, —
gain d’espace.  

Combien de ces lieux innombrables
étaient déjà en moi ? Maints vents
sont comme mon fils.

Me reconnais-tu, air, encore plein de lieux miens tantôt ?
Toi qui fus l’écorce lisse,
la courbe et la feuille de mes mots.

 

 

Comme un maître, parfois… 

 

Comme un maître, parfois, la feuille,
vite approchée, du seul trait véritable délivre,
ainsi, souvent, les miroirs recueillent
le saint, l’unique sourire des jeunes filles,

lorsqu’elles essaient le matin, toutes seules,
ou dans l’éclat des lumières serviables.
Et sur l’haleine de leurs vrais visages
ne tombe plus tard qu’un reflet.

Combien d’yeux ont regardé, un jour,
brûler et s’éteindre longtemps le feu sous la cendre :
regards de la vie, perdus pour toujours !

Ah ! de la terre qui connaît les pertes ?
Seul qui, d’une voix à la gloire pourtant ouverte,
chanterait le cœur né au tout.

 

 

Miroirs 

 

Miroirs, jamais encor savamment l’on n’a dit
ce qu’en votre essence vous êtes.
Invervalles du temps,
combles de trous, tels des tamis.

Vous gaspillez encor la salle vide
au crépuscule, profonds comme un bois.
Et le lustre traverse ainsi qu’une ramure
de cerf votre aire inaccessible.

Vous êtes quelques fois pleins de peinture.
Plusieurs semblent passés en vous, —
d’autres, vous les laissiez aller, farouches.

Mais la plus belle restera,
jusqu’à ce que dans ses joues lisses,
clair et défait, pénètre le narcisse.

 

Francois Gerard, Orpheus tries-hold Eurydice.

 

Devance tous les adieux… 

 

Devance tous les adieux, comme s’ils étaient
derrière toi, ainsi que l’hiver qui justement s’éloigne.
Car parmi les hivers il en est un si long
qu’en hivernant ton cœur aura surmonté tout.

Sois toujours mort en Eurydice — en chantant de plus en plus, monte,
remonte en célébrant dans le rapport pur.
Ici, parmi ceux qui s’en vont, sois, dans l’empire des fuites,
sois un verre qui vibre et qui dans son chant déjà s’est brisé.  

Sois — et connais en même temps la condition du non-être,
l’infinie profondeur de ta vibration intime,
c’est qu’en une seule fois tu l’accomplisses toute.

Aux réserves dépensées et aux couvantes, aux muettes
réserves de la nature, à ses sommes ineffables,
ajoute-toi en jubilant, — et détruis le nombre.

 

 

 

 

Bouche de la fontaine 

 

Bouche de la fontaine, ô bouche généreuse,
disant inépuisablement la même eau pure.
Masque de marbre devant la figure
de l’eau ruisselante. Et d’en arrière  

les aqueducs s’en viennent. De loin.
Longeant les tombes, des pentes de l’Apennin
ils t’apportent ce chant qu’ensuite
laisse couler ton vieux menton noirci

dans l’auge ouverte. Oreille endormie,
oreille en marbre dans laquelle
tu murmures toujours…

Oreille de la terre. Elle ne parle donc
jamais qu’à elle-même ? Et quand s’interpose la cruche,
il lui semble que tu l’interromps.

 

 

O viens et va… 

 

O viens et va. Toi, presque enfant, achève
pour un instant la forme de tes pas :
pure constellation de l’une de ces danses
par quoi la nature, sourde ordonnatrice,

un jour est surpassée. Car elle ne se mut,
pleinement attentive, que lorsque Orphée chanta.
D’un autre temps encor tu étais remuée,
à peine un peu surprise, quand un arbre, lentement,  

pensait à marcher avec toi d’après son ouïe.
Tu savais encor l’endroit où la lyre
se levait, résonnant — la montée inouïe.

Pour elle tu tentais ces pas si beaux,
dans l’espoir qu’un jour vers la fête sans nuage
se tourneraient la marche de l’ami et son visage.

 

 

 

 

 

Sens, tranquille ami… 

 

Sens, tranquille ami de tant de larges,
combien ton haleine accroît encor l’espace.
Dans les poutres des clochers obscurs,
laisse-toi sonner. Ce qui t’épuise

devient fort par cette nourriture.
Va et viens dans la métamorphose.
Quelle est ta plus pénible expérience ?
S’il te semble amer de boire, fais-toi vin.

Sois dans cette nuit de démesure
la force magique au carrefour des sens,
et le sens de leur rencontre singulière.

Que si le destin terrestre un jour t’oublie,
à la calme terre, dis : je coule.
A l’eau vive, dis : je suis.

 

Présentation de l’auteur




Guillaume Apollinaire — Quelques poèmes du temps de guerre

Calligramme Apollinaire Lou © Domaine public

C’est

 

C’est la réalité des photos qui sont sur mon cœur que je veux
Cette réalité seule elle seule et rien d’autre
Mon cœur le répète sans cesse comme une bouche d’orateur et le redit
À chaque battement
Toutes les autres images du monde sont fausses
Elles n’ont pas d’autre apparence que celle des fantômes
Le monde singulier qui m’entoure métallique végétal
Souterrain
Ô vie qui aspire le soleil matinal
Cet univers singulièrement orné d’artifices
N’est-ce point quelque œuvre de sorcellerie
Comme on pouvait l’étudier autrefois
À Tolède
Où fut l’école diabolique la plus illustre
Et moi j’ai sur moi un univers plus précis plus certain
Fait à ton image

(Poèmes à Lou)

 

*

À travers l’Europe

A M. Ch.

 

Rotsoge
Ton visage écarlate ton biplan transformable en
hydroplan
Ta maison ronde où il nage un hareng saur
Il me faut la clef des paupières
Heureusement que nous avons vu M Panado
Et nous somme tranquille de ce côté-là
Qu’est-ce que tu vois mon vieux M.D…
90 ou 324 un homme en l’air un veau qui regarde à
travers le ventre de sa mère

J’ai cherché longtemps sur les routes
Tant d’yeux sont clos au bord des routes
Le vent fait pleurer les saussaies
Ouvre ouvre ouvre ouvre ouvre
Regarde mais regarde donc
Le vieux se lave les pieds dans la cuvette
Una volta ho inteso dire chè vuoi
je me mis à pleurer en me souvenant de vos enfances

Et toi tu me montres un violet
épouvantable
Ce petit tableau où il y a une voiture
m’a rappelé le jour
Un jour fait de morceaux mauves
jaunes bleus verts et rouges
Où je m’en allais à la campagne
avec une charmante cheminée
tenant sa chienne en laisse
Il n’y en a plus tu n’as plus ton petit
mirliton
La cheminée fume loin de moi des
cigarettes russes
La chienne aboie contre les lilas
La veilleuse est consumée
Sur la robe on chu des pétales
Deux anneaux près des sandales
Au soleil se sont allumés
Mais tes cheveux sont le trolley
À travers l’Europe vêtue de petits
feux multicolores

(Ondes, Calligrammes 1918)

Marc Chagall, Hommage à Apollinaire, 1911 env.

Chevaux de frise

 

Pendant le blanc et nocturne novembre
Alors que les arbres déchiquetés par l’artillerie
Vieillissaient encore sous la neige
Et semblaient à peine des chevaux de frise
Entourés de vagues de fils de fer
Mon cœur renaissait comme un arbre au printemps
Un arbre fruitier sur lequel s’épanouissent
                Les fleurs de l’amour

Pendant le blanc et nocturne novembre
Tandis que chantaient épouvantablement les obus
Et que les fleurs mortes de la terre exhalaient
                Leurs mortelles odeurs
Moi je décrivais tous les jours mon amour à Madeleine
La neige met de pâles fleurs sur les arbres
       Et toisonne d’hermine les chevaux de frise
                 Que l’on voit partout
                          Abandonnés et sinistres
                                    Chevaux muets
       Non chevaux barbes mais barbelés
           Et je les anime tout soudain
       En troupeau de jolis chevaux pies
Qui vont vers toi comme de blanches vagues
                   Sur la Méditerranée
            Et t’apportent mon amour
Roselys ô panthère ô colombes étoile bleue
                        Ô Madeleine
Je t’aime avec délices
Si je songe à tes yeux je songe aux sources fraîches
Si je pense à ta bouche les roses m’apparaissent
Si je songe à tes seins le Paraclet descend
         Ô double colombe de ta poitrine
Et vient délier ma langue de poète
         Pour te redire
         Je t’aime
Ton visage est un bouquet de fleurs
    Aujourd’hui je te vois non Panthère
                                Mais Toutefleur
Et je te respire ô ma Toutefleur
Tous les lys montent en toi comme des cantiques d’amour et d’allégresse
Et ces chants qui s’envolent vers toi
                          M’emportent à ton côté
                     Dans ton bel Orient où les lys
Se changent en palmiers qui de leurs belles mains
Me font signe de venir
La fusée s’épanouit fleur nocturne
             Quand il fait noir
Et elle retombe comme une pluie de larmes amoureuses
De larmes heureuses que la joie fait couler
       Et je t’aime comme tu m’aimes
                     Madeleine

 

(poème à Madeleine, 18 novembre 1915)

*

Liens

 

Cordes faites de cris

Sons de cloches à travers l’Europe

Siècles pendus

Rails qui ligotez les nations

Nous ne sommes que deux ou trois hommes

Libres de tous liens

Donnons-nous la main

Violente pluie qui peigne les fumées

Cordes

Cordes tissées

Câbles sous-marins

Tours de Babel changées en ponts

Araignées-Pontifes

Tous les amoureux qu’un seul lien a liés

D’autres liens plus ténus

Blancs rayons de lumière

Cordes et Concorde

J’écris seulement pour vous exalter

Ô sens ô sens chéris

Ennemis du souvenir

Ennemis du désir

Ennemis du regret

Ennemis des larmes

Ennemis de tout ce que j’aime encore

(Ondes, Calligrammes 1918)

Giorgio de Chirico,
portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire, 1914

 

*

 

*

feuilleter l'édition originale des poèmes de Calligrammes en suivant le lien :
 https://archive.org/stream/calligrammespo00apol#page/134/mode/2up




Paul Lithopedion Saada, Poésies

 

ARACHNÉE

La reine est Arachnée

L’araignée arrachée

Des centaines de fois

De sa toile de soie.

Descend-elle des étoiles ?

 

LA NAUSÉE

Je caressais mon cœur par mon thorax ouvert

Quand elle a émergé pour mes doigts attraper.

Refusant que ma main soit gardée prisonnière

Je dus couper mes doigts et nourrir la nausée.

Dans sa bouche avide je les ai vus sombrer

Puis entendus se rompre sous ses crocs, mâchés

Mais je n’ai senti le feu de la douleur que

Lorsqu’elle s’est blottie près du cœur, près des yeux.

Alors qu’elle hibernait, j’ai pu la déloger

En risquant de nouveau ma main dans mes entrailles.

Pour enfin m’en défaire et la cuire au Soleil

J’ai sorti mes boyaux comme d’un coffre à jouets.

 

MURMURATIONS

Crampe au cœur

Casse le sommeil.

Tu te réveilles.

Tu te réveilles et tu le regrettes déjà.

Tu regrettes déjà ce retour d'exil

Chez toi et ton corps qui te supporte encore.

Pourquoi s'entête-t-il ?

À se ranger, docile, à tes balbutiements ?

Tu te lèves.

Tu te lèves pour vomir.

Vomir un loooooong silence qui remplirait les lignes

Mieux que n'importe quel liquide.

Il est trop tôt pour pleurer.

Tu pleures.

C'est doux

On dirait des ailes.

On dit que la peur les attire,

Les fait tomber du ciel en nuées prodigieuses,

Plonger droit sur la cible, aussi fort que possible

Pour que ça rentre.

 

MA LANGUE ME GÊNE

Ma langue me gêne

Elle m'étouffe

Elle est de trop.

Si je pouvais la laisser dégorger

Tiède

Sur un support propre

Je ne la porterais que pour dormir

Ou pour lécher la fièvre d'une peau,

Lui apprendre à s'étirer,

Se tordre, s’aplatir,

Trouver le meilleur passage

Où mouvoir ses anneaux.

Avancer

Libre et vorace.

 

J'EN AI VÉCU DES VIES

J'en ai vécu des vies

 À tes côtés : la tienne,

La mienne et puis la nôtre.

À échanger nos mains

À se parler de tout

À peu de chose près.

À coup sûr le cœur s'ouvre

Jusqu'à parfois remplir

La gorge de complaintes

Mais il reste toujours

Quelques mots vers la fin,

Tout au fond de la boîte.

Ceux qu'on ne dira pas

Et qu'on cède au silence.

Une part pour la mort

Qu'on lui sert de bon gré

Pour qu'une fois encore

Elle nous laisse ensemble.

 

Présentation de l’auteur




Jean Dupont, Avec la mort à bicyclette

 

Précision sur la typographie

         Dans ce texte, les apostrophes sont utilisées pour ajouter ou enlever un « e » muet quand je l’estime nécessaire pour le respect de l’octosyllabe. Lorsque l’apostrophe précède un « e », il est ajouté : « Seul’e le soleil’le nous voit ». Ici, le vers compte 8 syllabes.

Lorsque l’apostrophe au contraire est mise à la place d’un « e » muet qui serait attendu, comme dans : « J’avanc’ toujours au bord de l’eau »

On prononce bien « J’avance » et non « J’avanc », mais on ne distingue pas le dernier « e » comme une syllabe à part entière, on prononce « J’a-vance » en deux syllabes comme à l’oral, et pas « J’a-van-ce » en trois syllabes.

 

∗∗∗

Elza : Passent les jours et les années
Sur leur bicyclette légère
Regarde ta vie s’en aller
Pourquoi vivre

J’ai fait le compte et le décompte
Des quelques moments qu’il me reste
Les deux trois décennies passées
Ce que je pourrais espérer
Et tout ce que je n’ai pas eu
Ce qui n’arrivera jamais
Qui n’arrivera jamais plus
Tout ce que je n’ai pas vécu
Pèse plus lourd je vous le jure
Que les quelques pauvres plaisirs
Retrouvés dans mes souvenirs
Les tiroirs de mes souvenirs
Presque vides
Pourquoi vivre

Pourquoi lutter entretenir
Le jardin où ils ne sont pas
Les fruits pourriront sur les arbres
Seul’e le soleil’le nous voit
Ma jeuness’ qui attendait là
Personn’ personne ne l’a prise
Offerte ouverte à bout de bras
Sur tout’s les branch’s de tous les arbres
Ça fait si mal’e de le dire
Je voulais que quelqu’un m’embrasse
Me délivre
Pourquoi vivre

Maintenant l’été est fini
Les fruits ont pourri sur les arbres
Ça fait si mal’e de le voir
Plus personne ne va venir
Des gens mouraient le ventre vide
Les journaux parlaient de famine
Et tous les fruits pourrissaient là
Offerts ouverts à bout de bras
Oh que tout cela est stupide
Si stupide
Pourquoi vivre

Mon corps est une maison vide
Personne ne se souviendra
Il n’y a pas d’enfants qui rient
Pas de grands-parents qui cuisinent
Le four ne cuit aucune tarte
Et même les araignées partent
Triste triste
Pourquoi vivre

Mon corps est une maison vide
Personne ne se souviendra
Aucun lycéen ne s’y cache
Invite ses amis à boire
Ou passe ses journées à lire
Lorsque l’école le fatigue
Le silence a rongé le bois
Mieux que n’auraient fait les termites
Les gens qui passent devant moi
M’appellent par des noms jolis
Masure Épav’ Bicoque Ruine
Une ruine
Pourquoi vivre

Avec la mort à bicyclette
À bicyclette au bord de l’eau
Retournons donc à la rivière
Où ne passe pas un bateau
Avec la mort à bicyclette
À bicyclette au bord de l’eau
Au bord de l’eau de la rivière
Où coulent aussi les vélos

La vie depuis un bon moment
M’a dépassé sur son vélo
Je ne vais plus la rattraper
Je pleure mêm’ quand il faut beau
Passent les jours et les années
Sur leur bicyclette légère
Regarde ta vie s’en aller
La mort pédal’ juste derrière

Pendant ce temps moi je me traîne
Je me sens ridicule et faible
Et plus que vaincue humiliée
Presque souillée à chaque fois
J’sais pas comment vous expliquer
Que mes deux genoux me font mal
Chaque fois un peu moins vivante
La mort pédal’ juste derrière

Je regarde le défilé
Fusant sur les vélos légers
Des garçons et des jeunes filles
Comme un petit feu d’artifice
Un feu d’artifice vivant
Une giboulée de moineaux
La joie c’est de ne pas comprendre
Le malheur vient bien assez tôt  

Passent les jours et les années
J’avanc’ toujours au bord de l’eau
J’espère toujours rattraper
La vie si il passe un bateau  

Présentation de l’auteur




Adeline Raquin, La Chambre hexagonale et autres poèmes

La Chambre hexagonale

    Dans ma chambre hexagonale, haut perchée dans le ciel, s'est tapi entre les draps, un animal à l'humanité incertaine. Empêché de marcher, ses jambes garrottées se cachent sous le satin frais.

    Dans ma chambre aérienne, belvédère de solitude, on trouve mon corps déposé sur un lit moelleux. Au nadir du ciel, je me laisse écraser sous le poids de la pesanteur et de l'espace, des poussières d'étoiles et des sphères célestes. Je laisse la nuit sans fin de l'univers dessiner les contours de mon être, peser de toute son ombre jusqu'à la limite de mes cheveux ébouriffés, de mes crocs brillants aiguisés.
    Allongée comme un gisant dans sa chambre de cathédrale, les membres doucement s'enfonçant dans leur matelas marmoréen, je contemple, hébétée, sur les poutres et les linteaux vermoulus des graffitis hiéroglyphiques. Leur fine calligraphie exalte un mystère fallacieux, mirage d'un langage fuyant qui se love entre les stries du bois veineux.

    Dans ma chambre hexagonale, les fenêtres sont ouvertes.
    Y entrent l’autan et l’aquilon, le vent mouillé et la brise sèche qui râpe l’esprit jusqu’à le faire tournoyer en volutes d’élytres, tourbillons de copeaux de nacre projetés.
    Chaque objet, immobile en sa part d'ombre, est entouré de leurs souffles gras, et s'anime, frappé du reflet de leur éclat. Les vents déposent sur leur surface lisse une kyrielle de gouttelettes, pellicule moussue où se condensent les saveurs et senteurs de chants lointains, d’échos galopants, messagers perdus de terres immenses qui frappent d'étonnement l'oreille et réveillent le corps impatient. Tension de la bouche qui salive. Soif d'une aigreur inconnue.

    Il suffit de fermer les yeux pour que des mondes entiers projettent leur image dans la petite chambre, pour que ses parois se peuplent du cri des hommes dans le murmure des vents.
    On se les crèverait même, ses yeux, pour enfin voir. Pour enfin voyager, être ailleurs : marcher, trotter, voler. Être ailleurs à toute allure, ailleurs les pieds libres et le visage au vent.
    On se couperait même le souffle, pour se faire croire qu'on court sur la route, à perdre haleine, qu'on va rater son train, que le temps nous importe, qu'on va quelque part.

    Mais dans la chambre hexagonale, les cinq murs restent solidaires et la vie ne pénètre qu'à coup d'éclats de voix.
    En bas, au loin, on s’époumone. Jusqu'au dernier souffle. Vivant.
    Ici, dans la resserre, cave des nuages, caveau des vents, on camphrerait l'univers pour suspendre le temps.

∗∗∗

INSTANTANES BUCOLIQUES

Maison 1

 

    Il y a un poney et une balancelle sans coussins. Les herbes sont hautes. Elles donneront des graines aux oiseaux.

    Il ne manque qu'un enfant. Une petite fille. Elle ne naîtra jamais.

    C'est une vieille maison au milieu des pâturages. Les fenêtres aux volets rouges sont entourées de briques. Et dans l’œil vitreux du poney s'impriment furtivement l'image des carcasses de voitures, le chancre de la tôle rouillée.

    Le poney traverse la cour cabossée, patauge dans la boue jusqu'à la remise et s'ébroue en un souffle au milieu des odeurs de métal chauffé.

    Au dehors, les ornières recueillent l'eau glauque du ciel délavé et cireux.   
    L'enfant ne viendra pas. Qui le pleure désormais ?

 

L'Arbre 1

 

    Sous les noyers, on s'enrhume.
    Assieds-toi et tu verras.

    Tu les connais, ces chemises à carreaux, toutes trempées de sueur. Elles sont légères mais avec elles on va aux champs. Et c'est août.

    Mais si tu vas sous le noyer tu verras.   
    Tu attraperas la mort c'est sûr.

    Les vieux travaillent en pantalon. Les jeunes un short court, un T-shirt. Les jours sont longs, les jours de la moisson. Et c'est août et le soleil donne.

    Mais si tu vas sous le noyer, tu verras,  
    C'est sûr tu attraperas froid.

    Le grain se déverse dans la remorque en cascade. Il tape la tôle puis le bruit devient sûr et délicat.  
    Comme le temps passe et comme août s'égrène.

    Ne va pas sous le noyer.
    Tu attraperais froid.

 

Ferme 2

 

    Le meuglement des bêtes. C'était pour la Saint-Jean. Le meuglement des bêtes volait haut, déchirant.    
    Une fumée épaisse. Le fracas des tôles. La lune qui aimante les flammes rouge et jaune.

    On crie. Les hommes, les bêtes. On crie. On ne sait plus.
    Comment courir ? Les sabots, les veaux.
    Comment sortir ?
    Et l'air qui alourdit le poitrail
    qui, traître, vendu,
    étoile les poumons de grenaille.

    On crie. On ne sait plus. 
    où sont parties les bêtes que les murs ont retenues.

∗∗∗

EGAREMENTS LYRIQUES

Double voyage

 

Quoi de plus merveilleux
que le monde
qui reste coi dans sa rudesse profonde et qui
tout à coup se déplie
se déploie en tant de mystères que le langage n'y pourra rien
que les mots si polis et si rangés
si précis n'y suffiront pas.

Un autre voyage commence alors au creux des sons et des songes
Il faut racler les mots, les tanner à revers, les évider
pour que dépecés, écharnés de leur présence soyeuse
l'écho de leur fureur clame avant de disparaître
un monde
dont la trace haletante ne perdure
que dans le râle du vent.

 

 

Présentation de l’auteur




vasyl makhno, Quatre poèmes ukrainiens

Ces poèmes ont été  traduits  de l'anglais par Marilyne Bertoncini. Le premier a été publié sur le site de poésie en ligne Jeudi des mots.

 

∗∗∗

MON PÈRE 

vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
quand John chantait, c'était des batteries qu'il serrait
et le week-end, il en attachait lui aussi, comme mécanicien automobile
quelque chose se cassait toujours - les bougies pleines de gaz tombaient en panne
Les Beatles s'envolaient pour l'Inde - les hivers passaient
et les enfants des fleurs rompaient des tiges et des strophes

 vous savez,  une petite ville : quelques voitures – la mairie – la place du marché
des pavés posés au fil des siècles comme des vers rimés
les vitres des immeubles vibrant comme un déca de violon
fin des années 50 : les enfants de la guerre - une génération abîmée
en  manteau de laine et bottes en caoutchouc à hauteur de genou
debout à l'arrêt de bus c’était ma mère - une étudiante

vous savez,  ces écoles de musique  : accordéon guitare ou dombra1
la musique exige un sacrifice comme un don
l'école d’orchestre dans une ancienne synagogue
maintenant convertie en club de district - chauffée par un poêle à pétrole
dans son tout nouveau "hazon"2 en tirant sur sa cigarette -
mon père attend ma mère - au coin de la rue

après quelques années, n’est-ce pas, leur mariage raté s'est effondré
la musique avait soudainement changé – je grandissais et grossissais
John qui avait épousé Yoko poussait des foules de hippies
à chanter sur les fleurs - changeait sa garde-robe et son style
se faisait pousser la barbe/moustache comme un prophète dans la nature
séduit par la liberté et les gauchistes

vous savez, cette petite ville changera aussi quand des unités
militaires occuperont la caserne aviateurs et brancardiers
les recrues de printemps et d’automne aussi cycliques que les saisons
chanteront les chansons de John : à propos d'hier et d'avant-hier
sur l'amour non partagé - seul et en chœur -
sur  tout ce qui passe

vous savez, au coin de la rue où mon père attendait ma mère
la musique n'a pas changé elle sonne pareil pour moi
et j'entends cet orchestre qui joue faux
et John gisant sur le trottoir - abattu à New York -
avec ses lunettes noires désormais  Yoko vieillie
Et la musique pas plus que le divorce, je ne les comprends

vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
Je le vois jeune homme accélérant dans la cabine de son "hazon"
pendant que ma mère au coin de la rue l’attend en fredonnant "Let It Be"
c'est sa nana et il se dépêche de voler
il ne leur reste qu'un bref instant - en fait, le temps de cligner des yeux
mais leur musique et la musique des Beatles resteront avec moi

 

∗∗∗

SIGHETU MARMATIEI


A Sighetu Marmatiei l'odeur des pommes verreuses
Et les gitanes t'attrapant par les manches pour lire ton avenir
prétendant tout savoir sur toi
dans un relent d’eau-de-vie faite à la maison entrelacée d’oignons mâchés le matin
et de cigarettes ukrainiennes
passées en contrebande par le pont frontalier plusieurs
fois par jour

les brumes du matin envelopperaient la ville jusqu'au cou
descendant des montagnes - comme les villageois du lieu - au marché de Sighetu
et s'attardant dans les rues
puis blottis contre les immeubles avec la tête
comme les chiens errants
de cette ville

Je me tenais au croisement
où le panneau indiquait la direction de Baia-Mare
tout près d'une synagogue restaurée
une église orthodoxe la mairie et de quelques maisons en boites d'allumettes
renversées par le vent attestant de la chute
de toutes les Europes et des empires
et seul le chemin de fer construit à l'époque de l’Autriche
se dirigeait au moins quelque part en tirant les voitures
comme un enfant désobéissant par la main
et le train
entrant dans les montagnes y disparaîtrait à jamais
ayant emporté les Juifs

car il leur était impossible de vivre ici
c’est-à-dire de prier dans leur synagogue
de traire leurs chèvres et vendre du poivron rouge
se rendre à Baia-Mare et en Hongrie
et chanter leurs chants funèbres chaque sabbat

il était impossible de vivre ici en général
parmi les églises en bois aux inscriptions cyrilliques
avec les images de Sainte Barbe et du Jugement Dernier
avec les évangélistes tenant chacun au garde-à-vous, l’index
comme une clé
et le veilleur de nuit probablement
en fermant l'église et la porte du cimetière pour la nuit
grommellerait que les clés et les serrures étaient rouillées

Et Sighetu Marmatiei sentait aussi les prunes écrasées
avec leurs noyaux comme les yeux bruns d'une vache morte
et  mouches et des fourmis rampant sur elles
et il était évident que le train de nuit approchait de la gare
locar bien avant l'arrêt, le mécanicien signalait
à ces montagnes aux pommes aux prunes et aux gitans fatigués
qui buvaient du vin à la taverne en bord de route
et vidaient des truites grillées de leurs mains sales
en criant à l'aubergiste
de servir plus de pain blanc
à toute vitesse

Car ils devaient atteindre la frontière au moment où
leurs femmes rentraient à la maison
avec des cigarettes de contrebande

 

∗∗∗

DACIA 13003

 c'était pendant le règne de Ceausescu quand les vieux bâtiments s'effondraient
que les habitants de Bucarest voyageaient dans des chariots tirés par des vaches
et que seuls les oiseaux tournant au-dessus de la campagne étaient libres

 la voiture avait été achetée par son père avec sa paye mensuelle
de la Securitate comme informateur
à l'époque c'était nouveau et jalousé de tous

 cette nuit-là, il conduisait avec sa copine pour éclairer la ville
parce que l'électricité était vendue à l'étranger
de même que le droit des Juifs à l’émigration était monnayé contre des devises fortes

 alors tout le monde voulait être juif pour fuir
et tout le monde voulait vivre à Paris puisque tout le monde savait le français
pas moins bien que Tristan Tzara ou Mircea Eliade

 elle était assise à côté de lui en larmes car sa grossesse l'avait irrité
il lui a demandé d'allumer sa cigarette
puis il s'est arrêté, est sorti de la voiture en courant et a donné de toutes ses forces un coup de pied dans les pneus

 aussi ronds que son ventre

 

 

∗∗∗

Le FILS PRODIGUE

lorsque dans cette parabole de l'évangile – qu’on lit en ce moment dans la petite église du village -
le père se précipite pour accueillir son fils en ordonnant aux serviteurs de lui mettre la meilleure robe et de tuer un veau pour lui

Devrait alors briller pour moi au moins une faible lumière dans l’une des chambres du sixième étage

mais il fait noir - personne n'attend : ou bien  ils dorment - car il est minuit passé – ou bien  ils sont partis
et n'ont pas laissé leurs clés aux voisins

peut-être devrais-je aller chez mes plus proches amis : ils étaient si contents de m'héberger pour la nuit
avant de se marier et ils écoutaient ma poésie avec tant de gratitude
mais la douane a confisqué mon carnet d'adresses (guerre contre le terrorisme)
et je ne me souviens ni de leurs adresses ni de leurs numéros de téléphone

s'ils lisent la parabole de l'évangile sur le fils prodigue dans cette petite église de village
alors quelqu'un doit ressentir les mots les plus cuisants
et rester dehors tête nue
sous la neige qui tombe

 

 

∗∗∗

Notes

  1.  Dombra - un instrument à cordes kazakh

       2. Hazon - un camion soviétique

       3. Une voiture roumaine fabriquée pendant la guerre froide

∗∗∗

Photo de Une © Mileny Androshhuk

Présentation de l’auteur




Ivan de Monbrison, Trois poèmes traduits du russe

Texte original et traduction Ivan de Monbrison

 

J’écris à l’envers pour qu’ils ne me lisent pas.

Je dois écrire.

Nuit Jour.

Mais j’ai peur d’être lu.

Des loups à tête humaine agissent dans la rue, tuent.

Je vois des cadavres de ma fenêtre.

Le silence est fait de mots

qui n’ont jamais été prononcés.

 

Я должен написать.

Ночь, день.

Но боюсь, чтобы меня прочитали.

Волки с человеческими головами

действуют на улице, убивают.

Я вижу трупы из своего окна.

Молчание складывается из слов,

которые никогда не произносились.

 

∗∗∗

 

Le ciel, blessé au couteau, saigne.

Tu pleures derrière le mur.

Le silence est un verre plein de sang.

Je bois lentement.

Tu chantes une chanson que je ne connais pas

Mais ça me rappelle mon enfance.

 

Небо, раненное ножом, истекает кровью.

Ты плачешь за стеной.

Молчание – это стакан, полный крови.

Я пью медленно.

Ты поешь песню, которую я не знаю.

Но это напоминает мне о моем детстве.

 

∗∗∗

 

L’oubli, l’exil, la nuit, toute

La violence du monde.

Vous mourez sans savoir qui vous étiez.

C’est un drame.

Demain j’irai chanter parmi les loups,

j’irai danser avec eux.

Et puis ils me mangeront sans dire un mot.

 

Забвение, изгнание, ночь, все

Насилие мира.

Вы умираете, не зная, кем вы были.

Это драма.

Завтра пойду петь среди волков,

пойду с ними потанцевать.

А потом они меня будут есть , не говоря ни слова.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Pierre Warrant, Poèmes

1.

t’ont-ils confié ce qu’ils disaient entre eux

ils parlaient de choses
que tu ne pouvais comprendre
de chemins indécis
de clairières trop lointaines

ils recueillaient des signes sur la table
pour préserver l'aurore et le silence
en s'arrêtant sur une feuille
et tant de nuits penchées à la fenêtre

tu les voyais border le ciel de flammes et de pétales
ce n’était pas une parenthèse
rien de tout cela ne leur appartenait
leur travail était ici et faisait d’eux des hommes

sinon leurs yeux et leurs poitrines
que garderas-tu de tous ces noms
la cendre de la pluie ?
le poids d’une rose qui les vit naître ?

les mots d’une femme tombés de leur visage ?
une trouée une brûlure
le bruit des choses inquiètes
qui s’accomplissent et se prolongent ?

peut-être la mélancolie du vent
quand ils s’en vont un peu plus loin
blessés par la lumière
courbés en toi chassés d’eux-mêmes ?

 

2.

à l’autre bout de ton silence
je me mêlerai à l’eau de ton visage
au rire de ta présence

j’accrocherai des confidences
aux pierres posées sur ta patience
à tes joues fraîches comme l’enfance

j’écouterai la femme et le ruisseau
la bouche de nos aurores
l’ombre féconde de nos fatigues

ensemble

nous laverons nos mains dans la lumière
le vent léger dans les cheveux
l’ivresse ouverte à l’invisible

notre maison avec les fleurs
sera offerte aux heures passées
aux rêves d’éternité

aux jours à venir sous le feuillage
je t’écrirai un seul poème
pour approcher ce qu’il dira de toi

et les mots au repos
tomberont plus loin
entre chacun de nos espaces

 

3.

l’air vibre
tout chante tout respire
le silence a rejoint
le feuillage et le pré

la mémoire creuse l’horizon
le temps nous reconnaît
la fenêtre du regard
tremble près du chemin

il y a tant de sourires
dans le bleu de l’instant
tant d’écoute
tant de fleurs

on s’assied à la table
de la lumière
on lâche l’ancre
de nos îles

à recueillir le bruit
de l’eau dans la rivière
on pourrait presque
se blesser à ce qui passe

on ramasse
des bribes sur la rive
on moissonne
l’invisible de l’eau

on dénoue
les visages perdus
posés pieds nus
sur chaque pierre

où irons nous en solitude
quand le soleil
sera couché
sur notre joie ?

 

4.

la main est pluie
sur le corps des amants
offerte au feu de vivre
livrant le chant du monde

sur elle reposent
les chagrins de la terre
la pensée en mouvement
le désir du soleil dans les arbres

sur elle se glissent
les secrets de chaque voix
la beauté et les sons
aux clartés déchirantes

on la regarde
comme une louange
plongée
dans l'eau de la rivière

et on ne saurait dire
de la rivière ou de la main
laquelle s’en va
laquelle reste

pour nous offrir
la transparence
la lumière
et la mer.

 

5.

ils parleraient
dans l’élan indécis d'un matin
d’une soif sans remède
où l’âme confuse
se cache auprès des feuilles

pour n’avoir pas dormi en vain
pour s’être nourris aux étoiles
ils ouvriraient les mains
aux visages inconnus du silence
au bruit léger des sources

ils parleraient
à la splendeur de ce qui vient
d'une parole libre
plus vaste que le sang
en équilibre sur le miracle ou la fatigue

d’être encore là
vivants
pour le rester
dans le frisson
de ce que la langue ignore.

 

6.

ils se demandent

mais que serait la fin de l’été
si elle n’apportait son lot
de sable et de prières

la mer s’en va revient
comble les trous
ramasse les souvenirs

échappée du grand large
brûlant des sourires tièdes
ou encore bleus

l’heure veille courbe et creuse
les mots étendent sur l’eau calme
une mélodie plus tendre qu’une larme

ils se demandent encore

serait-ce cela
le pinceau sans limite de la joie
ce manque qui nous reste

ce fragile espoir
d’apprendre à naviguer
de ne plus fuir la solitude

cette vague sans promesse
gonflée aux cris et aux silences
livrant sa soif comme la partie d’un Tout.

 

7.

on portera plus loin
la flamme de la nuit
l'eau des rivières
et le silence de chaque peur

à quels printemps
se soumettront les certitudes
l'avenir de nos louanges
et cet espace de trop de mots

on mélangera aux fleurs
la terre à bout de souffle
la soumission des morts
les choses muettes qui nous guettent

la joie chauffera
une autre nécessité
la phrase inachevée de ce qui nait
dans le parfum des mimosas

 

8.

des yeux parfois questionnent la douleur
les profils perdus
la tendresse trop avide
ce temps qui tue enrage et file
mais sous nos pieds
des bateaux vont et viennent encore
l’eau trouble vient battre et réveiller nos tempes.

 

9.

tu portes
la source d’un murmure
l’essence d’un paysage
nourri au blanc du vent

porterais-tu
à l’étoile claire
l’empreinte
de son errance ?

 

10.

l’air lourd et chaud
remue le bleu
et le chemin

on demeure là
stupéfaits confondus
prenant le risque de la lenteur

on ne sait plus
on s’approche
on pleure doucement
on brûle des vestiges

un affolement
une volupté sublime
un désir de rupture

on doute

on fait silence
on ruse avec le monde
on entre dans la présence

une attention nouvelle
aux gestes aux rencontres
à la matière dont nous sommes faits

on se réconcilie

au vivant en marche
doux rugueux
visible ou invisible

on se lave au présent
au temps qui nous relie
nous porte nous emporte

 

 

 

Présentation de l’auteur




Daniel Birnbaum, Poèmes

 

L’aurore

pas tout à fait couleur

pas tout à fait pinceau

 

peu de lumière encore

sauf à l’est

le long des crêtes

 

sous le ciel élastique de l’aube

on cherche le flou

pour se libérer du sur mesure

 

le doute est chemin

la certitude étape

 

∗∗∗

 

La suite des jours

comme un accordéon

 

le sens du crépuscule

souvent replié sur lui-même

 

laissant trop facilement

la place au noir

 

mais en haut de la montagne

la tristesse du monde

se perd dans le ciel

 

il ne reste que la beauté

des choses qui ne sont pas des choses

 

∗∗∗

 

Un murmure

l’eau s’écoule

dans un sens connu d’elle

 

comme un instinct

qui se ferait voir

 

un éclair

l’oiseau s’élance

 

on dirait le hasard

prenant son vol

 

il est tant de choses admirables

 

∗∗∗

 

Elle regarde

de ses yeux clos

le lointain

 

et l’étranger

qui n’existe qu’en soi

 

comme s’il n’y avait rien

rien au-delà du sol

rien en dessous

 

et qu’il fallait rire

à se coucher par terre

qu’il fallait aimer jusqu’à ramper

 

pour effacer la frontière

 

∗∗∗

 

Rivage

si bien nommé

 

la rive qu’on atteint  

plus ou moins tôt dans l’âge

 

et le constat

que l’on ne fait jamais

 

fourrure écailles plumage

nous n’avons rien de tout cela

 

pour nous mieux toucher

 

Présentation de l’auteur




Martin Payette, Blocs de torpeur malaxée

 

LE MALAXEUR

Le malaxeur est un accessoire utilisé par la vie pour nous décomposer dans de nouveaux tourbillons riches en tunnels et aquariums pleurnichards. Les sentimentaux qui lorgnent un bonheur naïf doivent passer par ce stade de décompression, ils en sortiront pasteurisés comme des fruits tropicaux vidés de leur jus succulent. Le broyeur s’occupe des plus volontaires, pulvérisant tout destin planifié. Un mal nécessaire pour saisir le message : ta destination finale n’est pas de ce monde.

Confronter le projet, son pur solide à la souplesse des déceptions possibles.

 

AU PETIT MATIN

Je ne demande aucun baiser, je quémande à sa bouche de m’engloutir complètement. Ses lèvres tortueuses font plaisir à voir, comment elle se débrouille pour survivre m’excite et j’espère tirer de sa maladresse un maximum d’irréel. La technique habituelle, en somme.

 

TOUR DE MAGIE IMPROBABLE

Nous adhérons à ce monde, entrons dans sa fureur, broyés par une torpeur sans merci pour en ressortir intacts et propager une sorte de petit manuel traitant de résurrection pour débutants mal dégrossis dans ce domaine.

Nous voulons vous initier à travers ces liturgies, nous récupérons tranquillement l’enfant après nous ciblons l’utérus réparons les contrecoups d’un paradis perdu à la naissance.

Nous sommes seulement perplexes côté artistes convertis en ouvriers du sable et des pyramides.

Nous ne savons comment convertir l’horizon bloqué.

 

DÉSIR MAL DÉGROSSI

Désir cherche porte de sortie pour apaiser sa soif. Désir cherche à s’éteindre afin de calmer créature désirante au bord de la crise. Désir d’en finir avec les désirs, désir brut tout court. Désir opposé à un autre, désir puissant mais futile, lutte et rechute dans l’absence de vainqueur. Désir de feu affronte désir de paix, désir trouble parie sa chemise contre désir tranquille, rien ne va plus faites vos jeux.

Désir se masturbe, se frotte contre la porte, beugle ses pulsions bovines mais conscience passive déteste cet animal auquel elle est rattachée par l’énigmatique connexion de la couille à l’esprit.

 

MATÉRIALISTES ET VOLATILES

À la base de toute cette consommation, à la naissance majestueuse de cet esclavage, il y a forcément une forte attraction envers les biens concrets, objets, argent, la conviction que s’entourer de toutes ces choses rajoute de la masse, de l’ampleur à son individualité. Un désir certain de s’installer, creuser son nid dans la matérialité.

Mais que dire des volatiles, les planeurs, ceux qui ont toujours perçu la possession comme un alourdissement ?

 

LE POURQUOI DE L’ATTRACTIF

Si tu veux connaître le pourquoi de l’attirance, observe son envers, la répulsion. Parmi toutes les questions que tu te poses, la plus brûlante n’est-elle pas celle de l’aimant, qui te magnétise et te garde en son pouvoir? Une forme ne fait que passer et pourtant elle t’aspire jusqu’à la moelle. Ta conscience s’incline sans une once de résistance devant le désir de posséder une créature, puis une autre, et encore une autre. Tu peux faire quelque chose pour ça ?

Tu as trouvé un livre, une méthode pour dompter la bête sans l’emmurer dans une éternité de castration ?

 

TENTATION

Le thème de la tentation, jamais anodin, souvent rencontré durant cette existence. Cette personne, substance ou pouvoir qui semble contenir un paradis perdu et qui se dessèche comme une tapisserie gluante lorsqu’on parvient à l’atteindre, pour aussitôt redevenir séduction lorsqu’on fait un pas vers l’arrière.

Incapable d’éviter le mirage, de le contenir. Tenir debout, vouloir passer à autre chose tout en l’ayant constamment sur le bout de la langue.

Tu es le créateur de cette illusion montée de toutes pièces, abusé par nul autre que toi-même dans ce fantasme où la pulsion est un boa qui t’avale.

 

ÂGE D’OR ASIATIQUE

Malgré son hyper-productivisme et sa modernité, je n’arrive toujours pas à dissocier l’Asie d’une civilisation spirituelle et heureuse, une sorte d’Âge d’or antérieur dont il reste encore des traces. À chaque voyage, je me retrouve comme baignant dans une sorte de plasma paisible, une contemplation lucide des gens et de l’existence m’est possible dans ces villes polluées et surpeuplées.

Il y a là une sensation de « retour heureux », je reviens à une paix, un repos. Derrière tout cela, le bonheur tranquille que procure le féminin asiatique. Je m’ennuie d’elle, nostalgique que je suis de cette femme antérieure, intérieure. Mais l’Asie d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier, de même que ces sociétés qui ont muté au contact de l’Occident. Je vois une couleuvre circuler dans ses yeux, une avidité souterraine qui vient gâcher ce beau décor originel. Je prends une chose pour une autre, et je superpose une réalité évanouie sur un monde qui a depuis longtemps enterré le grand féminin réceptif dans sa supposée sagesse industrieuse.

Présentation de l’auteur