Camille Sova, Humeurs printanières, extraits

sous le souffle du vent des feux rouges s’accumulent
longs sont ces mois d’hiver où le matin décline

l’enfant a perdu la joie
il n’est plus qu’un être de tissus
qui se souvient du mouvement

même si la soif s’éloigne de lui
il y a encore de l’espoir

dans la terre les fleurs apparaissent
mais c’est dans le ciel que naissent les bourgeons

dans sa coquille l’enfant déplie ses visages

il sait qu’une averse arrive

II

les beaux jours naissent dans le même fleuve
puis chacun d’eux revient toucher la terre

dans tous les sens je le vois
les indésirables les autres les moindres beautés

cette fille par exemple qui rappelle le métal

allongée même debout elle apprend à sentir
la foudre les forêts
la partie de la maison réservée aux secours

quand elle pourra éclore
l’au-delà sera déjà en nous

la canopée peut-être s’accorde au désir
mais ne soigne pas les pulsations

après tout
l’organisme ne se baigne jamais deux fois
dans l’eau qui brille

III

l’herbe est triste
elle réalise l’impermanence de l’arbuste

elle dit « j’ai quelqu’un à perdre
c’est le genêt
en sa compagnie le jardin n’est jamais solitude
il est l’infini »

elle observe les bois
demain sera fait d’un existe plus
la fraicheur perdra

elle pense « je me sens comme l’être humain
inutile et obligée de survivre »

elle verse un rayon
un frisson se colle à son oreille

c’est le vide qui s’amuse

IV

« les chutes qui m’ont ouvert la voie se révèlent à la terre
j’aménage le cordon pour me faire funambule
c’est le réveil d’une autre lumière
je me sens enfin être un seuil germé
quelque chose qui a faim et qui part à la chasse »

je m’imagine penser ça
mais je ne suis pas l’avril qui arrive

moi
j’habite le monde
où pour faire sa cueillette il faut ses ciseaux

moi
si je change ma main en nuage
resurgit l’envie de pulsion de geste d’écran
d’effondrement

moi
je ne suis pas le printemps

V

au plus profond du tambour je descends avec la sauge
ensuite le monde change
c’est un pansement naturel

peut-elle avaler pour moi
les animaux du sommeil ?

regardez dans ma bouche
j’ai le deuil chronique

sur le chemin un détail et on doit partir

il faut que le cerisier meurt
pour qu’on éprouve l’été

un nichoir n’est pas une vraie question

seule la nuit est à l’abri du crépuscule

 

Présentation de l’auteur




Clément Riot, Quatuor floral

Coquelicots

Vive les coquelicots
Qui ne vivent pas en pots
Sitôt cueillis
Déjà flétris
De plein champs ou des fossés
Toujours fleurs de liberté
Sitôt les blés moissonnés
Tache de sang sur lit doré
Pour mourir au champ d’honneur
Foulés sous des corps aimants
Suantes roulades de senteurs
Mieux le poids des amants
Que le bras du faucheur

∗∗∗

Bleuet

 Honneur au grand bleuet,
Qui bataillait jadis en caracole
Avec ses sœurs, les rebelles messicoles.
Toujours droit et  fier même en bouquet,
Insoumis, mauvaise herbe, feu follet,
Défolié, arraché, désherbé,
Pourchassé au milieu des prés,
Débusqué au bord des fossés.
D’apogée en périgée,
Grain de beauté azuré,
Rousseur des champs de blé,
Étoile des centaurées,
Des campagnes as-tu vraiment disparu ?
Roi des sauvageons, quand reviendras-tu…
Peupler mes rêves enfantins
Annoncer de bleus matins
Des aubes prometteuses
Des journées heureuses
Sans sacrifice d’adventices
Sur l’Hôtel-Dieu des artifices.

∗∗∗

Ortie

De toutes les mal-aimées
Tu es ma préférée
Princesse des faubourgs
Tu veillais à tous les détours
Gardienne des potagers de sacristie

Ortie
Des terrains vagues tu étais la vigie
Reine Fée des ruines endormies
Veilleuse des chantiers inaboutis
Au moindre oubli tu reprenais tes droits
Repoussant partout sans foi ni loi

Ortie
Des tournois d’enfants tu étais l’épée d’ordalie.
Du temps des pantalons courts, les mollets rougis
Craignaient tes martinets punitifs fouettant jusqu’au sang.
Pour l’alchimie casanière, médecine de troisième rang,
Tu devenais en sorcellerie du quotidien,
Décoction, cataplasme ou purin,
Remède des poitrinaires et des jardins.

Ortie
Soupe de Romano
Soufflé de chemineau
Des banlieues de jadis tu étais le pavot.
Androgyne Seigneur magnanime et hospitalier
Tu accueillais en tes buissons ensauvagés
Tout ce qui était, comme on disait, jeté aux orties
Modeste détritus ou imposant encombrant
Ustensiles brisés cassés ébréchés déjà rouillés
Abandonnés délaissés oubliés dépassés.
Sous ton couvert protecteur et urticant
Tout déchet pouvait en paix finir sa vie.

Ortie
Encore mille mercis
Pour ton piquant écran, cachant
Nos jardins secrets d’enfants,
Friche de rêves  où des rebuts en répit
Nous tenaient lieu
De graal merveilleux.

∗∗∗

Chardon

Tu es ma rose à moi, chardon !
Habitant de lieux sans toit
Dans la sèche garrigue à moutons
Dressé bien haut, bien droit
Tu piques, griffes et cardes la laine
Discret soutien des gens de peine.

Chardon Carline
Cardabelle Cardoline
Au ras du sol, fleur de soleil séché
Cœur de lune asséché
En rosace desséchée
Crucifié aux portes des granges
Devenu immortel archange
Tu nourris les rêveurs
Tu écartes les rodeurs.

Sur le bois vieilli des entrées
Cloué en porte bonheur
Au seuil des demeures
Tu chasses les damnés
Les mauvais esprits
Tu veilles au sommeil des bergeries
Herbe démon des brebis égarées.

Des bergers et promeneurs
Serais-tu l’éclaireur ?
Calvaire végétal  sur ta tige,
Protecteur imaginaire,
Vivace force sorcière.
Hors nos voies royales sans repères
Talisman de peu, tu ériges
à la croisée de quelque chemin,
En nos temps incertains,
Une goutte rosée
De sérénité.

Photo de Une Ailes de verre © P Marchesan.

Présentation de l’auteur




Perle Vallens, Journey, extraits

La marche fauche dans les hautes herbes 
couche le vert dans l'ocre des terres 
chasse le plus petit vivant hors de

La coupe franche en travers du chemin 
ce semblant de cruauté à sauter sur le vif 

Abattre les épis d'un trait 
trancher à la lame de la semelle 
une armée de stellaires
écraser tout sur son passage 

L'arène est verte et la vie y saigne aussi 

 

***

 

Le ciel en roue libre
éternel nomade
court sans souffle
sans transpiration
sauf la masse en suspension
des nuages gorgés de leur eau
que rien n'a décidé de crever

Le ciel va visiblement
sans précipitation
condense l'air
comme poing refermé
repousse dans un courant
vertical l'art
de laisser passer le temps

 

***

 

Le visage s'en va seul sans le corps 
resté immobile 

L'œil parcourt bien plus qu'un paysage 
Un passage à gué de la lumière 
entre l'intérieur et l'intensité du monde 

***

 

La lumière a déplacé le paysage
Tout se trouve groupé
au premier plan
Tout s'entasse à la vue
Plus rien n'a quoi que ce soit de sensé
On serait en droit de s'interroger

Au fond de la mare il y a des yeux qui posent des questions
auxquelles je n'ai pas de réponse

 

***

 

Mouvements lents 
de tissu 
d'essuie-glace 
sur le ciel 
sans paroi vitrée 
pour appuyer

Le geste se perd
dans l'intempérie 
dans l'intemporelle poursuite 
du bleu

 

 

Présentation de l’auteur




Paul-Antoine Colombani, Lettres

« Donne-moi donc plutôt un art d’oublier »

 

Lettre de Bastelicaccia

 

Le royaume qui n’a pas de chemins.

— Continue de descendre, jusqu’à la renverse de la Lune dans la mer oublieuse. Tu distingueras les courbes des premiers défunts, tu les reconnais à leur misère sur la langue, aux orbites où l’oeil manquant se confond avec les ailes iris de la mouche.  Les semi-morts, comme l’arbre arraché voit ses racines confondues avec les branches. Tiens-toi haut, car ils jalousent la vie, ne dis mots, car ils voleront ta voix. 

Aux lisières de l’immonde, le temps trébuche, dans la bouche de l’homme les mots dorment. Rien ne se nomme, tout existe dans l’image qui jaillit puis disparaît plus soudainement que le Verbe. Voilà le royaume qui n’a pas de chemins. Sans une route à prendre, tu ne peux aller ni n’errer.

Je suis Là, dans le mouvement fuyant de la matière. Le Là, qui va dans les directions opposées, sans une concorde. Là, qui marquera d’une balise les routes empruntées ou abandonnées ? Qui dit où je me tiens ? Je cherche en vain les pas des hommes initiés à la marche, lui a trouvé le chemin, lui l’a consolidé. Lui, enfin, s’est perdu. Là, meurt le passé commun des empreintes.

— Fils d’Anticlée, dois-je te le rappeler : les âmes sont sans traces. Abandonne tes armes au seuil de l’immonde. Au Là, on ne blesse les morts, comme les mortels abîment les anciennes statues. Au Là rien n’expire, rien n’en a le besoin. Laisse-moi ta ruse, tu ne peux duper les oublieux. Instruis-toi auprès d’eux, continue jusqu’à l’ignorance, la sagesse première. Au Là étonne-toi, comme l’homme, le premier sortant du bois profond, a vu du soleil les rayons s’étendre sur sa peau. Continue jusqu’à la ligne des cimes, à l’abîme, tu rendras ta Parole.

Je suis Là, dans le mouvement fuyant de la matière. Qui dit où je me tiens ? Je cherche les fleuves, les planètes, et les nations que d’aucun ont décrit. Dois-je laisser jusqu’à l’amour dans l’abandon des mots ? J’ai donné ma ruse, ma sagesse, puis ma Parole à l’abîme. Dois-je être l’ignorant de tout pour aborder au Là ?

— Tu ne sais rien, fils d’Anticlée ! Tu vois les ravages sur ton visage, dans la force tarie du cœur, l’espoir épuisé dans tes poumons. Tu dois oublier, comme il est usage pour les âmes de boire au Léthé. Les traditions vont au temps cavalier.

Je me tiens Là, dans le mouvement fuyant de la matière. Dans l’œil de Borée, le cheval s’élance, ceint de chaos. Je vois la terre expulsée, l’eau première, les pierres puis les forêts bruissantes. Est-ce ainsi que naît ? Les océans se divisent en mers, les nuages s’assemblent pour former le ciel, car les voûtes hautes ne sont que les fossiles précédemment unis d’un éther blanc. De la mâchoire ardente de l’hongre  jaillit le Soleil, puis les étoiles, forgées de ses coups sur le sol. Est-ce ainsi que naît ? Je vois les plantes, puis les animaux. L’homme, enfin, gravit l’abîme, paré des atouts mnémoniques. 

— Tout commence avec la poésie. Tout doit commencer par une première parole, celui qui regarde le ciel et laisse porter sa voix. Mon fils, tout existe selon un oubli. Tout existe selon une énigme.

∗∗∗

 

Lettre de Corte

 

Je me souviens qu’il est beau, de mourir en larmes.

Dans le ventre de l’animal, Ulysse écoute l’autan guerrier, les vents d’Arès éraflent son visage, affûtent de rouge les yeux des soldats mutiques. Dehors, la nuit attend pour apprêter le déchaînement d’une lune haute, tout concourt à la mort, à la raideur de la lance contre les corps.

La guerre est suspendue à la bouche fermée du marin rusé. Derrière le mariage de dents, les claquements de l’infanterie. Dedans, les coeurs dansent, dedans va la fureur des âmes laissées dans les tombes. Ô Ulysse, proclame l’autan guerrier, la rivière de sang, la razzia et le bûcher des trophées.

Dehors, Nyx tend la main à Érèbe. Dehors, Héméra attend. 

— Fallait-il exister pour accompagner les Enfers jusqu’au seuil d’Ilion, engorgée par les fleuves ? À la pointe de la lance la Vérité du Léthé, l’épisème aux colères du Styx. Les flots s’écrasent sur les hautes murailles, les Kérès frappent aux portes de la Cité. Nos guerriers ouvrent leurs gueules affamées, barbouillés du sang des corps laissés sur la plage. Dehors, les ombres emprisonnent les vivants, dedans les regards convergent vers le seul des hommes, car il revient à l’humaine nature de décider du sort des héros. Son souffle dessine le visage du roi Priam sur le fer, voilà la cible, voilà le coeur battant de Troie. Ô Ulysse, proclame la guerre, réclame les orages d’Éris.

— Ilion tombera, de l’esprit ingénieux qui fût mon fardeau, et je porterai jusqu’aux îles de mon errance les cendres en un terreau de souvenirs. Voilà la marque de ces dix années, passées dans l’ombre de la mort.

Dans le ventre de l’animal, Ulysse écoute l’autan guerrier. Moros descend le premier, Éléos se tient derrière les soldats.

Les flots de l’Hadès recouvrent les âmes encore bouillantes, d’une vie qui touche terre à chaque coup des Achéens. Dehors, les lances rentrent au-dedans. Dedans, les coeurs éclatent au-dehors. Les cris des Danéens remplissent le silence ; dans la nuit de Thanatos, une Cité s’endort. 

— Devant toi, Énée, je goûte au destin brutal des mortels. Pergame doit tomber, car chaque homme naît de la souffrance. Je sais que les orages d’Éris tonnent dans ton esprit, tu porteras la guerre, l’empire suivant s’éteindra dans le sang de tes enfants. Nous vivons pour construire des ruines, nous mourrons pour qu’elles accompagnent l’humaine nature. Fils d’Aphrodite, Pergame doit tomber. Maintenant, suis ton errance jusqu’aux terres ensablées, car dans ce festin des âmes je vais chercher ton Roi.

Au milieu de la nuit, il sent l’autan guerrier, il érafle son visage, ses lèvres frissonnent d’Héméra qui s’éveille. Il ajuste son bouclier, serre sa lance.

—  Souviens-toi, fils de Laomédon, il est beau de mourir en larmes.  

 

Présentation de l’auteur




Thibault Biscarrat, Joie

A Roya Denise H.

    Les phaleanopsis sont, au matin, odorants ; le soleil, d'une lumineuse caresse, pétrit l'espace de l'appartement. Le pain cuit lentement : il reste, sur le plan de travail, un peu de farine dont la blancheur éclaire, d'en dessous, ton beau visage de femme matinale.

   Nous étions, il y a peu, au réveil, blottis l'un contre l'autre. Nos corps, comme le blé, battus, vannés, serrés. Nos corps pétris : le sel, nos baisers, le levain, nos caresses. Les âmes, forme de notre corps, blutées.

   Une viole résonne. Un tableau mobilise nos regards.

  Le fond blanc, peint sur une toile de chanvre au grain apparent, réfléchit la lumière bien au-delà du cadre : ton visage, la blancheur, la farine. Légères craquelures du pain, du tableau.

  Une suite de couple, figurant une guirlande de fleurs, embarque pour une île. Certains ont cru y voir une progression dans les jeux de l'amour : persuasion, consentement, harmonie. Laquelle de ces femmes serais-tu ? Toutes, au même instant. 

   Les repentirs, les syntagmes corrigés, supprimés : correspondances, harmonies, volontaires répétitions. Le pain, ces lignes, la lumière, nos corps sont périssables. Dans le cadre, la proue est tournée vers le rivage et voilà que tu me souris. L'eau coule sur tes larges épaules, ton bassin étroit, Roya. Denise, l'eau sur ton visage : transparence, douceur, vitalité. Je te lave, l'eau décolle de vastes songes ombragés, cette seconde peau. Tes mains sont fortes, vigoureuses. Elles savent d'instinct les nœuds de mon corps, ta voix connaît les nœuds de l'écriture, Roya.  

  Tes robes sont des fleurs. Nous n'aimerons jamais assez les fleurs. Les fleurs échappent aux yeux des hommes, honteux, peut-être inquiets d'y lire une trop grande fragilité qui serait la leur. Des fleurs : tes robes ont le charme suranné de peintures choisies, de prénoms rares, exquis et ce sont pétales, sépales qui ondulent et soulignent l'élégance de la marche. Denise, jamais nous n'aimerons assez les fleurs.

  Le vin coule allègrement, mais d'un geste précis, retenu, dans l'ovale géométriquement imparfait du verre. Il faut d'abord en observer la robe ou bien peut-être laisser l'un de nos sens en saisir le parfum, les effluves. Ce que tu aimes, ce que nous aimons, ce sont, il me semble, les échos, les accords, correspondances. Choisir un vin c'est exercer son goût. Or le goût est de toutes les opérations de l'esprit peut-être la plus cruciale. C'est à travers le goût que l'on opère des choix, qui nous définissent.

  Les feuilles de chênes, Denise, les taches d'or du soleil, je rêve aussi de fleurs. Je rêve : l'alvéole de feuillage, l'enfant, beau, qui chasse les vipères. Ta respiration, les livres, une rose séchée entre les pages, un herbier, tu es là, ton souffle : genévriers, fougères, hêtres. Je rêve aussi de fleurs. Tu es belle : tes joues, senteur de la pluie, ton cou, le parfum de la rosée, Roya. Tu es là mais tu sais ce que sont les rêves : quelque uns baignés de lumière, d'autres plus frêles, obliques. Roya, ne me réveille pas.

 Ta langue n'est pas la mienne. Dans ta langue, la lune est cerclée de ténèbres : c'est l'aura de l'homme ; le soleil est une femme : astre, chaleur, naissances. Denise, tu dis : « les mots sont source de vie ». Ma voix est la forme de ton corps.

   L'odeur du café et le rituel qui le précède ; nue, ou vêtue d'une simple chemise. A droite, sur l'étagère, en grain, moulure épaisse ou plus fine : arômes de vanille, de noisette, de caramel, c'est selon. Ta main précise, ton souffle régulier. L'eau, la vapeur qui monte de la tasse, les effluves : parfums de forêts, arômes floraux, épicés. Et puis, surtout, nous parlons.

  D'une voix, il faudrait en retenir les inflexions, pouvoir en retranscrire l'accent, les couleurs. Ta voix, donc, est baignée de douceur, et tu as cette façon de faire rouler les sur ton palais, avec joie, comme l'on fait danser un vin sur sa langue. Tu fais fondre ce langage qui, à l'ouest de la Norvège, est souvent bien trop lourd et guttural.

  Les cinq sens, c'est l'amour. Entendre un parfum : tu murmures à mon oreille, je me plonge dans ta chevelure. Je te regarde alors que tu t'effeuilles. Nue, ma main parcours cette géographie. Ta peau a ce goût subtil, tout juste perceptible : légère acidité, quelques notes de sucre, à peine poivrée.

  La juste mesure pour la joie, c'est la communion, puis la distance. Te laisser vivre, séduire : jeux. Puis, instants : il s'agit de protéger notre amour de ce monde. L'amour, principe de délicatesse. Ton corps contre le mien, le mouvement de tes lèvres : dictions, caresses, labiales sonores. Délicat, le moindre de tes gestes. Précis, le rythme tracé sur le papier.

   Dans cette pièce, avec toi, je fais le tour de mon cœur, et c'est un monde que l'on parcourt : chaud, humide continent de tes hanches ; baisers, frais comme neige à tes lèvres ; dunes, sables qui s'élèvent. Je frôle tes lèvres, Denise ; le sang afflue vers mon cœur.

   Le soleil sur ta peau : vent, printemps, peau souple et satinée, lisse. Le silence : langage des fleurs, vols de pollens, pistils parfumés. Le silence, le soleil, être là, Roya. Denise, dans ce verger, sous un pommier, nos mains, baignées de soleil et de silence, enlacées. Je t'aimerai là où ta mère fut abandonnée. Grâce, songes, douceur.

  Mon regard est tout en toi : paradis des sens, souffle de l'air. Dans la nuit sereine un enfant joue, qui chassait les vipères. Dans la nuit, pleine, où l'amour fait se mouvoir les étoiles, ton souffle donne forme, sens à mon corps : paradis du langage, souffle de l'aimée porté à l'oreille de l'amant. Au loin, en contrebas, l'eau de la rivière redit la course des étoiles.

 L'amour, les jeux, la jeunesse : c'est la saison des roses Denise. Le vin au goût agréable, Roya, les bains, les caresses. Les livres traversent les âges ; un chant, qui est doux, s'invite dans ma page.

 Tu m'enseignes la joie Denise : c'est à dire saisir le monde via le truchement des sens. Essence du moi intime, du monde ; analogies, correspondances. Et ce chant, qui est doux, s'écrit sur cette page.

 Des paroles baignées de douceur, dans la lumière et l'amour. Des paroles : délicate douceur ; l'amour : flamme vive parmi les fleurs. Te voilà de dos à la fenêtre, Denise : la pluie s'en est allée.

  La joie c'est aussi s'aimer, au matin, dans la distance : les corps baignés de fatigue, se toucher à peine, apprécier le silence. Puis : regards, ravissement, rires. La joie, Roya, c'est aussi chercher un mot dans un livre : un mot qui relit le chant à l'intime.

 Ton doigt éprouve le grain du papier, puis ta main, éclairée par la lumière diffuse des bougies nocturnes, se promène dans ta chevelure : délassement, mèches défaites, sculptées. Roya ton sourire redit, d'un instant à l'autre, la course du soleil.

  L'amour Roya : secrètes étreintes, distance, enlacements. Dans les livres : un même tronc unit le tilleul et le chêne ; la rose et le cep de vigne enlacés. Dans les livres Denise : ici nous choisirons la distance, nous choisirons le vin, les jeux, nous dirons l'espace où s'accroît l'étreinte ; c'est que nous parlons le langage de l'amour et des fleurs Denise !

  L'amour, c'est être là, Roya ; c'est aussi te laisser vivre, ici, là-bas, dans ce lointain, mais proche, verger d'éclair.

Présentation de l’auteur




Anne-Sophie Dubosson, dernière sentence et autres poèmes

dernière sentence

des cataclysmes de bouches à la frontière du ténu  

 partance de nuit rouge

débordant du lit proche de l’effondrement

de la résistance : les murmures convoitent la mise

à mort la mise en mues  

le silence qui nous raille tout effilé dans le mur d’en face

 

∗∗∗

l’essentiel

désirer le jour l’étourdissement le corps-miel que je sépare des autres

 du charabia bien cru donné dans les salons j’invective 

une dent contre eux

 lancée à toute vitesse dans l’œil du curieux 

c’est un fuseau horaire que je grignote 

dans ton visage endormi 

le creux de ma nuque sur tes lèvres

 

∗∗∗

à la criée

ça sourde ce qu’il faut d’impatience ce sourire vendu à la criée 

l’éphémère fendu d’un poing fait tomber de tes paupières 

un rêve évident

 tu dis je vais craquer la noix des contingences, ça suffit de pardonner à tout-va !

 et puis on rit de toi, intérieurement, dans le petit puit des ignorances

 qu’ils ont creusé à la main

 

Présentation de l’auteur




Raymond Farina, La porte rouge (conte)

J’entrerai, moi aussi

dans ce dessin d’enfant,

dans ce train minuscule

tracé par un crayon

sur l’ennui carcéral.

Trois sifflets insolents,

trois flocons de fumée

et je prendrai  le large

en narguant mes gardiens

ébahis de ma fuite

vers la gare fictive

d’un Ailleurs aquarelle !

-

J’entrerai, moi aussi,

en suivant le chemin

jusqu’à la Porte Rouge,

dans un lieu féérique :

un verger idyllique

plein de pommiers en fleurs

et de palais de jade.

-

Puis, sortirai du conte,

ayant tout oublié,

n’ayant à raconter

qu’un calme autodafé

de graffiti nocturnes

allègrement brûlés

au feu des insomnies.

-

Pas de page finale

où disparaît l’artiste

en faisant ses adieux.

-

Rien qu’une page blanche.

Un point.

Un point, c’est tout.

-

(Extait de  La vie en prose, poème inédit)

 

Présentation de l’auteur




Sibylle Bolli, Ce qui t’espère

I

ânonnement
jours recuits
tu enjambes les mots gris
accumulés aux fissures
tu sais les roses
qui gémissent à la nudité du désert
il suffirait de prendre forme
puiser aux chaumes
aux ventres des futaies
il suffirait de tirer naissance
du brin oublieux
frémissant
sous le dais du grand ciel

II

sous tes pas défleuris
que le temps essaime
cette couleur sombre
qui estompe les feux
affamé d’été
aux joues de mûres
soif de ces eaux
où musait ton reflet
tu écoutes s’assoupir
la vague du premier jour
trembles au passage
amoureux de l’aile
redevenu seul

III

quel crépuscule
grisaille à pas de loup ?
tu cherches
dans l’ossuaire des mots
éclairs de sang de sève
offre ta chair
à la morsure
le chemin s’effrite
sous ta main
tu restes ainsi
fendillé de silence
comme arbre
traversé d’orage

IV

il s’agira
d’ébranler la pierre
à la seule buée des mots
comme un roi découronné
rendu aux bouches de la nuit
le goût du ciel vivra
aux lèvres veuves
ton cœur
assailli de neige
évidera le tombeau

V

ou l’enfant
ou la promesse
rassemble l’horizon
à tes bras d’argile
tu décages l’oiseau
qui bouleverse le poème
transparence d’un ciel
qui t’advient
rien n’est plus
que ce chemin sans traces
où rosée pèse sur les os
où ton empreinte délivre

 

Présentation de l’auteur




Andrea Moorhead, L’étrangeté du regard

Déboussolé

 

Je veux t’inviter à partir, quitter la terre ce soir, 

entrer dans le royaume des pertes et des conflits invisibles. 

Tu y verras l’échange des gaz volcaniques 

le reflux de la conscience qui s’égare facilement

parmi les souches brûlées et la canopée de vitres cassées,

à la lisière de la parole où la vision s’enflamme

tu verras des tours lointaines

des océans asphyxiés couleur de plomb,

tu n’auras pas d’ailes, tu seras dans un bateau sans rames

tes veines soyeuses allongées sur le vent

comme une voile pour l’âme meurtrie,

tu verras l’absence et la perte

à travers un brouillard de fantaisies et d’angoisses,

seule la nuit te soulagera,

ses sortilèges roulant au rythme des étoiles,

tu chanteras une vieille berceuse

avant de t’endormir 

les braises de l’aube sous ta langue affamée.

 

 

∗∗∗

Témoin complice 

 

J’aurais déplacé le poids

sur ta poitrine

le bruit percutant

qui bouche ton oreille

détourne ton regard rêveur.

L’après-midi blanchit

les reflets sur la fenêtre,

tu y guettes le passage des moineaux

l’illumination des passages de rêve,

mais la syncope ne permet aucun retour

ton regard restera à jamais

parmi les branches des buissons

et la lumière écrasante de la réalité.

 

 

 

 

 

∗∗∗

Dans un rêve diurne

 

Je monte sans penser aux consignes,

l’ascenseur vide, l’escalier en mauvais état,

la salle est loin de l’entrée

personne à la porte,

j’y traine des arcs-en-ciel

des papillons bleus et blancs

tout ce que tu aimes voir et entendre

la musique des arbres

par un soir de velours, 

le parfum exquis des orages 

qui nous mènent loin

de ce silence incongru 

figé au bout des lèvres.

 

 

∗∗∗

À hôpital

 

Endormie. Des taches de soleil sur le lit.

Ses paupières glissent vers le noir,

Il est impossible de lui parler.

Un bocal de miel, de l’eau chaude.

J’ai mis du citron dans une tasse.

Un peu d’eau, du miel. Ma gorge est blanchie

par l’effort de parler au vide.

Ses joues ondulent sous la lumière

mais aucun mouvement de la peau.

L’après-midi dans le silence.

Les vitres poussiéreuses, striées par

le regard manqué.

 

∗∗∗

L’étrangeté du regard

 

Une voile blanche étendue vers l’océan

la silhouette indistincte d’un homme qui marche

sans rien dire de ce qui se passe autour de lui

veines élastiques, poumons en feu

le résultat des scans déchirant

il parle d’une voix de feuille

de la profondeur de son angoisse 

des fissures luisantes de sa vie

sa perte sa désillusion 

ses mains blanches dans le vent

cherchent des cordes pour hisser la voile

des chutes de feuilles des larmes des mots brisés

son regard en braises, son corps disparu.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Amália Cardoso, hérédités

à retenir

Une orange sur la table de la vieille maison
habite tout l’espace,
la concentre sur sa peau.
Il y a des assiettes au mur
et un vieux plancher en bois.

Mon clan éparpillé de pensées
se déverse en sac de billes ouvert.

La lanterne laisse dans l’ombre
un pan entier de mémoires
il ne faut pas tout dire
tout dire trop vite.

J’égoutte quelques pensées
je garde au creux de mes mains
ce que je tiens à retenir
ce qui tient
sans couler
sans tomber.

Les rebords des champs, blancs,
la vie contenue dans un aller-retour
qui cherche à s’étendre
à chaque fois qu’elle touche la paroi

choisir les meilleures mains
pour lire les pierres.

 

∗∗∗

débuts

Au début mon nom je ne voulais pas
l’éclater blanc dans la lumière
de tout et de ce qui grandit sans cesse.

Les pommes en quartier tombaient sur le sol,
les allumettes se cassaient avant d’avoir lancé le feu
les mains ne savaient pas faire
les miennes, trop petites et gauches
encore bourgeons, mon ventre
se tordait en lui, noyau muet
flanqué dans les côtes.

Je courais tout autour de mon enfance
les genoux se fendaient dans la terre,
un bain lavait mes blessures
le vent aussi séchait les querelles
et les échardes ça passait,
ça finissait toujours par passer
une nuit suffisait pour réparer
l’orgueil et le rouge aux joues.

J’observais mes pensées
au bord de la fenêtre
quelques-unes devenaient jeux
les autres fanaient au rythme du regard
qui allait jusqu’au fleuve.

Maintenant j’allonge le pas qui va
vers le rivage, ramasser.
Les pieds foulent leur vie
c’est comme cela que
commence et s’envoie
le retour vers soi.

 

∗∗∗

hérédités

Oublier ou se souvenir
c’est avancer vers
avancer vers sa mémoire.

Revenir à celles des anciens
lire entre les lignes
tracer des lignes sous les mots
pour soutenir le souvenir.

Parfois, on oublie de se souvenir,
on n’y arrive pas
Parfois, on se souvient qu’il faut oublier,
on n’y arrive pas non plus.
J’ai oublié d’oublier, je me suis souvenue de me souvenir
la tête pleine d’images, comme des films super huit en boucles
pour adoucir, la pellicule un peu trop rose
je m’inviterai à les regarder une nuit de belle étoile
quand le temps aura passé.

Au milieu de mes souvenirs et de l’oubli
mes pensées éparpillées reviennent et s’enfuient
ont leurs vies propres,
un fleuve et d’un côté la source, de l’autre l’estuaire
c’est un peu comme ça que j’imagine la mémoire
éparse, épaisse
un crocodile et ses larmes tapie à la surface de l’eau
une petite barque
une submersion une sécheresse.

Au creux de l’oubli dans le plein du souvenir
qu’est-ce qui se cache
est-ce que mes aïeux ont transmis leurs souvenirs, leurs oublis
dans mes tissus
dans mes os
est-ce que ça ricoche d’enfants en enfants ?

 

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