Davide Napoli, Jean-Yves Bosseur, Intragème (extraits)

Il y a toujours la durée d’un lapsus tic tac tic tac tic chute de la voix
basculement du souffle sans échange
là où le mouvement écho

C’è sempre la durata di un lapsus tic tac tic tac tic caduta della voce
ribaltamento del fiato senza scambio
là dove il movimento éco

 

Échapper à sa présence
plus un bruit ne tombe plus bruissement du paysage le temps
d’une faille
tic tac

Sfuggire alla sua presenza
più un rumore non cade più mormorio del paesaggio il tempo
di una breccia
tic tac

 

Dans la pluie du pli plus rien paysage distrait glissant dans l’eau noire au
bout de la lumière sa lame sa nature
souffle d’ombre en fuite
tic tac tic tac tic

Sotto la pioggia della piega più niente paesaggio distratto scivola nell’acqua
nera alla fine della luce la sua lama la sua natura
fiato d’ombra in fuga
tic tac tic tac tic

 

Seul seulement un lapsus seul en suspension gravité in-tension fluides en
errance tic tac tic tac tic
d’un seul trait chute des traces

Solo solamente un lapsus sospeso gravità in-tensione fluidi vaganti
tic tac tic tac tic
in un solo tratto caduta delle tracce

 

Détacher/« ensemence » ce silence du// rythme des ailes rupture de la forme
bruit du geste battement de l’informe dans la caresse du fond
parcours du vide/mur du temps
se lit passage de la ligne se vide

Staccare/ «seminare» questo silenzio del// ritmo delle ali rottura della forma
rumore del gesto battito dell’informe nella carezza del fondo
percorso del vuoto/muro del tempo
si legge passaggio della linea si svuota

Intragème avec Jean-Yves Bosseur et Davide Napoli, une performance réalisée à l'espace Rue Française.

Textes et images extraits d'Intragème  de Davide Napoli et Jean-Yves Bosseur, paru aux éditions Transignum, 2021.

Présentation de l’auteur




Anumid Smoune, Rêve mort

Inspiré de « Malone meurt», roman de Samuel Beckett

 

Pleure, verse des larmes 
n’oublie pas de rire à la fin 
toute fin est un début 
et tout début est une fin 
la fin et le début de quoi  
La fin d’un vacarme 
le début d’un autre
pire que le premier
ou l’inverse
une colère 
envahissante 
tombe sur le cœur 
sur l’esprit 
difficile à fuir 
et pourquoi fuir 
Assez lâche 
couard
exister pour cohabiter 
gémir sans cesse
lourde mission 
je te la confie 
je filoche 
quelle envie 
Envie d’une misérable envie 
un univers morose 
la tendresse braille
et la mélancolie sourit
elle chante même des fois 
un chant vrai 
celui d’un temps manqué 
d’un rêve vide
il faut apprendre à bien rêver 
à rêver de rien
pleure, verse des larmes
Jusqu’à ce que les yeux sèchent 
et mets-toi à rire 
regretter d’avoir inondé 
les champs mornes
de la vie 
il faut réussir 
à faire rire 
cette colère
et ne recommence pas 
les larmes sont inéluctables,
du réveil jusqu’au sommeil
et du sommeil jusqu’au réveil
tu n’auras jamais un instant 
soupirer et reprendre
ca ne sert pas à grande chose
tout reviendra 
attendre que tu ne respires plus
 c’est une bonne chose peut être 
Ca va recommencer
je les vois revenir 
les larmes pour se venger

 

 

 

TEMPS FIELLEUX 

Temps fielleux 
me voici traverser les montagnes douloureuses 
vie et plaisirs éphémères 
amours lâches
regrets et tempêtes chagrineuses 
sur mon cœur abattu
je m’en vais fragile aux îles de la rancune sur les itinéraires glaciaux de ma mémoire
je me souviendrai de toutes les afflictions 
tous les mots et les maux
ma tendresse proie facile
aux regards des gypaètes 
je m’en vais avec une immense déchirure dans l’âme
un vestige impérissable
et mes nuits cauchemardesques  
des symboles infinis

 

INSTANT AUTOMNAL
 
Ça m’arrive 
écrire sur mes feuilles 
quelques mots 
fourbus 
une pensée ancienne 
très ancienne
faute à l’automne 
des fleurs harassées 
grandir dans une mélancolie 
insoutenable,
pourquoi j’accuse cette saison 
oui, je ne l’ai jamais aimée 
même allure qu’un amour enseveli 
sa naissance fut une erreur 
comme celle de ce grand pays
ce monde qui patauge dans les déchirures
je me mets du côté de l’érable 
je le pleure de ma fenêtre 
une vue grognonne
il devient tout rouge 
et ses feuilles tombent 
presque comme les miennes 
elles ne supportent plus
ces élancements 
graves
c’est assez grave 
elles tombent doucement 
et je tombe avec
jusqu’au dernier mot
jusqu’à la dernière feuille 

 

BELLE FOLIE 
À Samuel Beckett 

Quoi dire 
rien à dire et  s’il faut dire 
je ne dirai rien 
par ce que ça ne sert à rien
une plaine de rien 
posée sur rien 
folie
majuscule folie 
dans ma tête 
promène
et je me promène 
dans son ombre 
heureuse et malheureuse 
elle vieillit comme le temps 
et ce temps qui veut rajeunir 
sans être sûr de le vouloir 
folie 
belle folie 
je ne te quitterai jamais

 

BECKETTIEN 

Je me réveille avec une envie de me recoucher 
ressayer un bon réveil 
incapable 
des envies abondantes  
je referme l’œil 
un rêve 
dans un rêve sans le vouloir vraiment 
je deviens enfant 
deux adultes m’entourent et m’apprennent à jouer  
je joue j’arrête je reprends 
je cherche un goût dans leur jeu puis un sens
assez stupide 
les sens ne servent à rien 
il faut que ce rêve cesse 
je veux me réveiller  
je ne me recoucherai jamais 
les braves et sages gens je veux dire les adultes ont bien entendu mes mots 
ils me recouchent 
rassurez-vous toujours dans le rêve
prisonnier  
dans un rêve 
au début de mon histoire je crus qu’il s’agissait de mon propre rêve
j’ai réfléchi un petit peu sans être sûr d’avoir réfléchi 
c’est inutile
je n’ai qu’à continuer d’apprendre à jouer 
un désastre

 

 

Présentation de l’auteur




Joel-Claude MEFFRE, Trois poèmes (extraits)

L’HIRONDELLE ET LA TAUPE

 

Brodski  rapporte cette histoire russe,
celle d’une hirondelle et de son hôte, la taupe.  Cette histoire dit :
un vent de violence souffle sur la lande, et rabat
l’hirondelle sur le sol gelé. Elle sautille dans la neige, jusqu’à trouver
le trou de la taupe où elle vient s’abriter.  La taupe s’enfonce dans son trou
et l’hirondelle  alors s’endort. Elle a un lourd sommeil qui durera aussi  longtemps que la neige couvrira la terre. 
Telle est l’histoire russe.

Toi,  l’hirondelle, à quoi rêves-tu ? Iras-tu là-bas, au loin, reconnaitre  en ce pays au bout de l’air,
les fermes qui tremblent derrière les brumes, et les toits rouges des remises où tu pourras venir
bâtir ta maison de brindilles ?

Quand dirons-nous « visage », visage d’animal et gueule d’homme ?
Ainsi s’échangera toute douceur, de toi à moi, de moi au monde, du monde à toi,
en reconnaissance, de ce qui se pense, intimement, du rêve bactérien
au paradis simiesque.

Et toi, la taupe, dans quelles profondeurs t’enfonces-tu ? Tu creuses ta solitude
dans l’argile du sol. Tu avances dans  l’obscurité avec, au fond de tes yeux atrophiés,
une frêle lumière, comme de celles qui subsiste au creux d’une lanterne.

L’animalité, c’est ce qui illumine la mémoire des cris, les bruissements des ailes, nos ébats 
ininterrompus, l’écho des rugissements hérité des chasses révolues.

Dans la fraîcheur du temps resurgit « jadis » fondu dans maintenant où,
de mémoire, j’étais homme dans mon obstination à figurer avec le bout d’un charbon
tant de silhouettes et l’inflexible œil du lynx.

« Les hirondelles / Font des dentelles / Dans les étoiles. »
C’est ainsi que ma mère fredonnait cette comptine en regardant l’oiseau noir aux ailes blanches 
plonger et saisir de son bec un bout de laine  se tortillant sur le béton de la cour.

L’animal  ne  peut nommer, dit-on, mais l’innommable nomme l’homme quand l’animal, lui, 
en silence se terre à l’abri des haies.

Vieille taupe au pelage de soie tu viendras t’assoupir bientôt près des ailes aiguisées de l’aronde
qui s’est enfuie l’autre jour loin de la contrée délivrée de ses neiges.

Et les molaires de l’homme, décrochées de la mandibule, se dispersent 
une à une comme des graines piétinées sous les pas de l’ours.

 

Le loup, Le renard, le lièvre
...ronde éperdue

 

Ai vist lo lop, lo rainard, la lèbre
Ai vist lo lop, lo rainard dançar
Totei tres fasián lo torn de l’aubre
Ai vist lo lop, le rainard, la lèbre
Totei tres fasián lo torn de l’aubre
Fasián lo torn dau boisson folhat 

 ...Vieille chanson qui se chantait autrefois dans le Massif Central,
où trois animaux, le loup, le renard, le lièvre,
tournaient, tournaient autour de l’arbre.
C’était une danse folle qui ne s’arrêtait pas.

Ritournelle sans fin.

Et je me dis que tant qu’il y aura des hommes sur la terre
ils se prendront
à rêver de rondes d’animaux qui, d’ordinaire,
ne se rencontrent jamais.

Des rondes d’animaux étrangers les uns des autres,
entraînés par des rythmes étourdissants, par une mélodie ensorceleuse
dans une course folle autour d’un arbre,
dressé au fond d’une clairière.

Ces trois bêtes n’avaient pas été réunies par les hommes.
Et plutôt que de les croire envoûtées par une musique qui les subjuguerait
disons qu’elles se couraient après, de plus en plus vite,
dans le seul but
de s’attraper pour s’étriper,
sans jamais pouvoir y parvenir.

On sait, par tant de légendes
que le renard ne cesse de vouloir gruger le loup qui,
hargneusement,
n’a qu’une idée : faire sa fête au renard éternellement fûté et retors.
Quant au lièvre, lui,
il fuit le renard que poursuit le loup pour échapper
à la dent de l’un ou de l’autre.

Leur danse autour de l’arbre n’était donc qu’une fuite sans fin,
qu’une incessante course-poursuite
circulaire
faisant perdre haleine,
menant au vertige,
dissolvant dans l’indistinction les formes de ces animaux,
les réduisant à n’être plus qu’un mouvement éperdu
dans le temps terrestre.
Et on imagine mal comment cela pouvait cesser,
autrement que par l’épuisement du joueur de cabrette
ayant accéléré le rythme.

J’imagine aussi que des hommes
avaient pu attacher les trois animaux à une corde
pour les faire tourner autour d’un piquet
comme s’il étaient tenus en laisse.
C’eût été un manège, en quelque sorte,
une attraction de cirque.

Mais je préfère imaginer le loup, le renard, le lièvre,
et puis le blaireau, la belette, le daim, et puis d’autres et d’autres,
libérés de la ronde infernale,
se dispersant soudain, chacun de son côté,
et poursuivre leur errance à travers des territoires
sans limites.

De chacun d’entre eux, il nous reste les vivantes images
des symboles qu’ils représentent,
incrustés dans le temps des vieux mythes agraires,
d’où se dégagent des parfums de sauvagerie,
de mystère, de forces occultes,
des visions de crocs usés sous des babines humides,
d’oreilles ébréchées en constant éveil,
en constant mouvements de scrutation inquiète,
ou des fourrures luisantes, souillées, abandonnées sous les buissons.

Il est temps de rentrer chez soi !
Au fond de la clairière,
tandis que l’arbre seul s’épanouit dans le silence.

J’ai vu le loup, le renard, le lièvre
J’ai vu le loup, le renard danser
Tous les trois  faisaient le tour de l’arbre
J’ai vu le loup, le renard, le lièvre
J’ai vu le loup, le renard danser
Faisaient le tour du buisson feuillu. 

 

PIGEONS DE BAGDAD

 

Tous ces pigeons, dans le ciel de Bagdad,
qui tournent autour des minarets,
qui vont,
qui viennent au-dessus des toits,
dans la vieille ville,
nichant aux coins des fenêtres parmi les pots de géranium,
crient :  Haqq ! Haqq ! Haqq !

C’est qu’ils n’avaient cessé de tourner au-dessus du gibet
où Hallaj, martyrisé,
clamait vers les hommes et vers le ciel :
ANA HAQQ !
(Je suis la Vérité !)

Ces pigeons, ils ont toujours le cri d’Hallâj dans leur gorge
et répètent, jour après jour,
de siècle en siècle,
comme en écho :
Haqq ! Haqq ! Haqq !
(je suis la Vérité).

 

Présentation de l’auteur




Gérard Bocholier, Les fleurs de l’amandier volent, et autres poèmes

Des poèmes de Gérard Bocholier publiés en janvier 2014.

Les fleurs de l’amandier volent
Les cloches soudain se taisent
Le vent passe au cimetière
Soulever l’obscur des tombes

Tout est prêt un inconnu
Vient guetter à la fenêtre
Il disparaît sous des palmes
Dans un jardin de lumière

Psaumes de l’espérance (Ad Solem, 2012)

Plus fidèle que la brise
Au jasmin les senteurs d’ombre
Aux vergers après l’automne
Tu ne quittes pas ma main

Chaque instant que je reçois
Bel inconnu comme un hôte
Porte en secret ton visage
De grâce penché sur moi

Psaumes de l’espérance (Ad Solem, 2012)

Le bon berger m’a jeté
Son manteau sur les épaules
A l’heure où la main du soir
Sonde l’âme en chaque plaie

Les chiens aboient dans les granges
On ferme toutes les portes
Bientôt ne va plus rester
Que ce manteau plein d’étoiles

Psaumes du bel amour (Ad Solem, 2010)

Le manteau usé des herbes
Achève de disparaître
Au bout du chemin le vent
Se dresse en apparition

Le mort retourne la pierre
Qui bouchait la vue du ciel
Son âme boit tout entière
L’avalanche de soleil

Psaumes du bel amour (Ad Solem, 2010)

Aimer sans aucun retour… Aimer ce qui arrache en nous les dernières esquilles que notre conscience égoïste resserre… Laisser le passé se blottir dans ses lambeaux funèbres…
Ce tilleul, je le sens, vient à ma rencontre, ce nuage, cette rosace radieuse. Ils ne ressemblent à aucun autre, non plus alors que moi à moi-même. Que tout exil, que toute souffrance soient tremplins vers eux !
Plus loin s’annoncent la rive, et puis la mer, la mer allée avec le feu.

Abîmes cachés (L’Arrière-Pays, 2010)
 

Le mystère s’appuie aux limbes
Mais la lucarne attire
Soudain l’étoile
Dans une extase de neige

Glisse des tuiles
Le livre ouvert
Laisse une parole d’aubaine
Dans l’embrasure avec le feu

Belles saisons obscures (Arfuyen, 2012)

Les murs ne bougent pas
Les portes restent closes

Une cime se courbe
Sur le bois et la plaie

Tu souffles sur la braise
Et fais tout apparaître

La Venue (Arfuyen, 2006)
 

Présentation de l’auteur




Pierre Tanguy, Ai-je tout dit ? et autres poèmes

Un ensemble confié à recours au poème en décembre 2013.

Renoncules d’eau
dressées comme des cierges
sur la table des nénuphars.

Fleurs mauves des ronciers
pâlissant le long du sentier.

Ai-je tout dit de ce pays
quand l’oiseau lance ses trilles
au faîte des peupliers ?
N’y-a-t-il dans les sous-bois
que l’orchis à l’ombre des fougères ?
Dois-je attendre pour me lever
le départ d’une fourmi
dans son labyrinthe d’herbe ?

Le printemps tergiverse aujourd’hui.
Mon visage tourné vers le ciel,
je capte seulement le message
des nuages bas qui partent nonchalants
vers l’intérieur des terres.

Les clairières de soleil franc
sont toutes minutées.

La girolle est une pépite
dans le talus de mousse.
Je ramasse des brindilles
pour ma cheminée.

Il coule il coule
le ruisseau dans la prairie.
Les taureaux sont ébahis.

Sous de sombres futaies,
pays de fougères et de frênes,
la marche est sévère.

Petit chat à l’écluse,
tu t’ennuies et tu pleures.
Tu viens salir tes chaussons blancs
sur le sentier boueux.
 

La chute d’eau
n’est pas un torrent de montagne.

La nuque dans le trèfle
que butinent les abeilles,
j’entends les joueurs de boules
qui poussent un peu loin le bouchon.

La chute d’eau
n’est pas un torrent de montagne.
Je peux même entendre
des mères penchées sur des berceaux.

Cathédrale de verdure,
son parvis de trèfle et d’épilobe.
Gloire du peuplier,
son chant dans le ciel bleu.

Une branche de chêne
me protège d’un soleil ardent.
Un nuage se disperse
comme un troupeau de moutons.

Le chemin transpire,
il a bu les ondées.
Des hommes s’affairent
autour des moissons.

A flanc de colline,
les chevaux blancs à l’ombre.
Éclat bleu de la libellule
sur la feuille d’ortie.

J’explore des parfums,
des goûts de miel.
Les vaches tranquilles
s’approchent des abreuvoirs.

Campagne ardente
rafraîchie par le ruisseau brun.
Les papillons blancs
ont droit de cité.
 

(cinq haïkus)

Chapelle de la Palud
Sainte Anne instruit Marie
Au son de la bombarde

Jardin des moines
Les pommes anciennes
Mûrissent en silence

En fleurissant
Les plants de giroflée
Ressuscitent ma mère

Dans la mare
Traversée par un rayon
Un bigorneau tranquille

Du sang sur mes lèvres
Je mouline
Ma confiture de cassis

Présentation de l’auteur




Lucien Wasselin, Saint Didier, et autres poèmes

Un ensemble publié en 2014.

Richard
ces fameux problèmes d'hommes
ils sont venus s'ajouter
à ceux de fin du mois

quel est le plus dur
de la mélancolie ou du manque
même aux heures les plus pâles de la nuit
je n'ai jamais su

et le temps venu
on se dit qu'on a raté sa vie
qu'on n'a pas su lutter
qu'on a seulement cassé son âme

à regarder aujourd'hui les morceaux
dans le caniveau
les camarades sont devenus rares

les rêves sont intacts
on se révolte encore
on refuse de s'allonger sur la pierre
et d'offrir sa gorge au couteau
demain s'éloigne toujours
et nous le poursuivons

Richard
ces fameux problèmes d'hommes
ils sont venus s'ajouter
à ceux de fin du mois

quel est le plus dur
de la mélancolie ou du manque
même aux heures les plus pâles de la nuit
je n'ai jamais su

et le temps venu
on se dit qu'on a raté sa vie
qu'on n'a pas su lutter
qu'on a seulement cassé son âme

à regarder aujourd'hui les morceaux
dans le caniveau
les camarades sont devenus rares

les rêves sont intacts
on se révolte encore
on refuse de s'allonger sur la pierre
et d'offrir sa gorge au couteau
demain s'éloigne toujours
et nous le poursuivons

La fiancée du pirate
le chant qui s'élève
est une voix qui troue l'espace
et le fait trembler

je me souviens de Chant public
devant deux chaises électriques
c'était début soixante-six
Pia Colombo jouait Union maid
le souvenir me déchire encore
comme un écho de Woody Guthrie
elle chantait deux chansons
que le théâtre était beau
j'ai toujours le livre de Gatti
dédicacé de deux têtes de chats
et c'est la même nuit
de sueur et d 'agonie

puis ce fut
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
et ensuite
le récital Bertolt Brecht et Kurt Weil
j'écoute encore le disque
je n'ai jamais vu
Il faut rêver dit Lénine
mais je rêve toujours
aujourd'hui que la nuit
de sueur et d'agonie
semble recouvrir le monde

pas de nostalgie
mais la rage et la hargne
d'encor durer sans me renier
I'm sticking to the union 'til the day I die
la nuit de sueur et d'agonie
se déchire
Public song before two electric chair
fut joué à Los Angeles
pour commencer le millénaire
sans Pia Colombo

et le passé revient au jour
à l'ordre du jour

mais un soir il y aura des cris dans le port
et on dira : Que sont ces cris-là ?

5 mai 1981 Bobby Sands

gloire dans les siècles des siècles
et dans une journée de sa vie
à Bobby Sands mort de faim
dans la geôle de Long Kesh
par la cruauté du fossile
symboliquement deux fois décapité
qui régnait alors à downing street
et qui finit par perdre la tête
 

Présentation de l’auteur




Denis Heudré, Une couverture noire (extraits), et autres poèmes

Des poèmes publiés en 2015...

les chevaux s'emparaient des fenêtres
et les jetaient au fossé

dans la maison
une femme de quelques nues
n’avaient plus que ses livres pour pleurer

la vie renaîtrait sûrement
de la parole et tout près

***

pardon
pulsation

il ne faut pas laisser
un rythme sans surveillance

dans mon cerveau hurleur
s’évapore une naissance

l'amour une onde en soi
 

***

poème d'outre incantation

arbitrer les silences
en tracés de langage

mouvements monologues
en sous-absence

inter-prétention du savoir
des âmes

écrire
est terre
vierge

***

et l'Homme
se sent plus petit
chairs en friche
en lit desséché
chemins rebroussés
et paroles en l'air

ne lui est acquis
pas même le jour
que cette peau de paille
qui s'enflamme
à peine étreinte
et qu'il abandonnera
                                         un jour

***

prend bien soin de tes semelles
il ne faudrait pas revenir
avec un pas égaré

les fossés ont des oreilles
et tu ne saurais
y échouer tes rêves
 

Un ensemble de poèmes confiés à Recours au poème en septembre 2013.

trahi par l'eau d'une berceuse
un enfant se replie
dans son regard
cache-cache
dans le bâti du dedans

souffre-souffre
la fable enfantine
 

 

ce temps de chien qui pue éparpille ses épines autour du monde
eux n'ont pas de chaussures et leurs dents brillent
on les voit de télévisions en visions télépathiques
j’ai froid au flanc de tous ces mots
en dégoulinant de mondes

une averse encore vivante m'attrape par le gris
pour se déjouer de ma jeunesse

 

instants bâtis d'envies mal en dérive insufflent les nuages de nos tourments
bonheurs repliés en lassitude à la révolte
j'aurais voulu de grandes eaux improbables
pour tarir le cri collé à ma chaussure
des velours des corps des sentiments

le jour avance avec un caillou dans son nuage
le cœur avant l'orage
 

 

instants bâtis de tous ces soupirs solubles dans les rêves
trop bête pour le grand écart trop grand pour la fable enfantine
j'aurais voulu l'univers tout débraillé
construire des remparts contre les dieux
machicoulis des humanismes contre les flèches-imprécations

le temps ne bouge que de quelques fleurs dans la bagnole
quelques saisons dans l'ignorance
 

Présentation de l’auteur




Carole Carcillo Mesrobian, Derelinquens mundi

sur la dérobade barbare
des formes
flambent
à la fenêtre
un rideau flotte qui vacille
avec le paradis

et toujours cette ombrelle
curviligne  la vie
lisse et claire et frugale
rassemble ses essaims
de blond distinct de blé dans le feu des étables

notre monde est l’oiseau pris dans les plis du vent

∗∗∗

 

Nous étions là où je suis seule

Habillés de ton rire

dans ce que le temps n’atteindra

que s’il disparait

et je t’ai regardé

comme on essaie enfant

d’attraper le savon des bulles

mes mains ont grandi

mais pas mes rêves

 

∗∗∗

 

Il faisait chaud

l’air était le clos d’entre nous

et tu n’osais rien regretter

encore

ni la suffocation

ni l’encre oubliée

des ridicules amas de traits apeurés

par la substance immaculée

de cette plaie de lumière

qui emportait nos visages

lorsque nos bouches se taisaient

∗∗∗

 

tu verses dans cette vie des rêves
sur les cheveux du vent
et dans tes paroles
tu appelles la trace
où ta langue ouvrira les abysses des mondes
enfouis dans la texture  
des routes dans tes mains
nues comme la ligne d’elle
qui viendra reconnaitre
chaque sillon comme un trait de chemin
où sera sa demeure

 

∗∗∗

 

Je vais partir
Tourner sur le chemin
Et disparaitre
Jusqu’ailleurs
une autre fois
nous ne savons
ni toi ni moi
si se ressembleront encore
ton épaule et ma nuit
on ne sait jamais rien
de ce que l’impossible épargne

 

J’ai tenté de traverser ta peau
avec une épée de silence 
pour t’entendre exister
j’ai suivi le passage
d’insidieuses patiences
morsure d’un loup sans fin
comme une traversée
sur un étang de glace
même si l’immensité 
inouïe
de ta nuit
demeure mon désert
j’ai ramassé le feu 
comme le vent des lisières 
efface les épicentres
dans l’allure 
d’ignorer ton visage
comme un guillotiné son corps

 

Présentation de l’auteur




Éric Pistouley, PÉPINS DE PASTÈQUE (extraits)

Des poèmes parus en septembre 2015.

∗∗∗

Noirs, scintillants comme des yeux dans la gaze aqueuse et rose. Énervants, mais on les chercherait si on n’en voyait pas. Ne pas les enlever, de peur de gâter le meilleur du fruit. Les cracher pour finir et n’y plus penser.

°°°

Des griffes poussent au cerisier :
Va, tu agripperas le ciel
tu lacéreras le bleu du printemps !
Pointe ! Pointe !
Dresse-toi, envoie, à la faveur du vent, tes pattes de chat
monte aux étoiles cachées par le trompeur azur.

Mais soucieux de plaire aux hommes qui l’ont greffé, il ne sortira de ses griffes que fleurs fragiles et fruits sucrés.

°°°

Il y avait un grand parc où les derniers à jouer au cerceau sont aujourd’hui morts et incinérés. Mais ça restera un parc. Les immeubles s’appelleront Parc Quelque chose, et même Pâââaaaark, n’est-ce pas ?
On gardera la maison de maître comme preuve que le passé vit à travers le présent.
— Mais qui habitera la maison de maître ? Pas les maîtres, ils sont partis.
Nous hésitons : habitat social ou espace culturel.
— Entre le bon et le beau, entre le bien et le chic. Œuvres dans les deux cas, ennui garanti par les pouvoirs publics.

°°°

AVANT LA CONFÉRENCE

Je remercie, je remercie les institutionnels, les professeurs de l’École des arts, Marie-Amélie avec qui on prépare depuis un an, et un grand merci à Mama Maria de la Maison de retraite, et merci, merci vraiment à vous public qui êtes venus malgré les intempéries, merci aux murs qui nous abritent, à la charpente, aux solives, poutres et traveteaux, merci aux maîtres verriers, double verriers si isolants, merci aux chaises, aux tables, à la bouteille d’eau, aux forêts et aux sources qui irriguent les urinoirs. Un grand merci à Dieu qui fit la terre que l’on a cuite pour faire les tuiles du toit, merci au temps, qui nous manque.

°°°

Cet opus de Schubert dont seule une bonne connaissance des rythmes anciens rappelle qu’il fut composé à partir de danses entendues dans des cabarets de la campagne autrichienne. Que reste-t-il de ces gens qui mettaient dans ces airs leur jeune force et dont les rêves ne dépassaient guère l’horizon des champs sombres, là, juste devant ?

°°°

Au beau milieu de la campagne, la station d’épuration. Il faut passer devant la cabane, celle qui a été faite à partir de l’enseigne d’un supermarché disparu. Même ce nom s’est perdu, tellement il était laid. Encore quelques dizaines de mètres, on l’entend de loin, les pales tournent sans s’arrêter, triant la merde et l’eau régénérée.

En chemin, les chardonnerets, leur tête trempée dans le sang, m’ont ignoré, tout à des graines vaporeuses que leur offre l’avant printemps.

Aucune mauvaise odeur, l’hygiène a vraiment fait des progrès : toute la ville se déverse dans une conduite au tracé invisible. Pas de panneau pour venir ici, ni de temps de parcours, ni la faune et la flore expliquées.

J’ai trouvé une patte au pelage délicat, une belle patte de cervidé adulte, à la rupture peu nette, un os broyé, rouge, qui dépasse. Quelque chose de la nuit.

°°°

 

Je choisis un hamburger au bœuf Origine France et au Cantal aop. Avec un peu de chance, c’est la vache dont les muscles se trouvent juste dessous, sous forme hachée, qui avait fait le lait du fromage.

Il n’est pas exclu que la salade provienne d’un bout de prairie du Cantal mise en maraîchage dans le cadre d’un Programme Européen d’Incitation à Diversifier les Activités (peida).

Et là c’est fantastique ! Entre deux buns vous croisez un, puis deux, puis toute une foire de paysans auvergnats protégeant amoureusement leurs appellations.

Et, puisqu’on y est, une école de peinture locale qui fut florissante au milieu du XXème siècle, dans un beau village classé autour de son château, lui-même classé. L’un des animateurs de cette école était un excellent cuisinier, et son fils tient toujours le restaurant.

Il y a des risques que le pain supérieur soit alors déformé à cause de ce château qui, vous vous en doutez, est bâti sur un tertre. Il y a aussi le risque de confondre le hamburger avec une grosse madeleine. D’autant que la madeleine a une aop bien à elle.

°°°

GOÉLAND SOCIOLOGUE

Jeter un bout de tarte au flan dans les flots. Attendre deux trois secondes. Un goéland venu d’on ne sait où le recueille dans son bec crochu.

Ce qui m’étonne, c’est sa confiance dans tout ce qui flotte, parce que la rivière en charrie, des cochonneries.  Un reste de pâte à tarte aurait une forme prédéfinie dans son programme cognitif ?

À moins que :

tout individu d’une société post industrielle soucieuse d’environnement en train de manger debout accoudé à la rambarde du pont ne peut jeter dans l’eau que des choses comestibles sucrées ou salées.

C’est cela, je suis dans le programme, moi tout entier, dès mon arrivée avec un sachet à la main : ma façon de m’accouder et de regarder les façades frappées par le soleil de midi, mon attentionnée ouverture du sachet dont les plis sonores excitent l’appétit.

Peut-être même la couleur élimée de mon paletot sport & chic et quelques autres détails, comme La Quinzaine littéraire dans la poche droite du susdit paletot, me donnent-t-ils le profil d’un qui a horreur de s’emmerder à table avec tous les chichis du service et les noms prétentieux des plats, du jour ou pas, et préfère manger sur le pouce, en plein air.

Mais il est des fois où je mange tout, sans laisser une miette.

☐ on n’est pas obligé de se prononcer.

°°°

LE BOULOT DE MÈRE DE FAMILLE

L’agneau qui a échappé au grand massacre pascal bêle d’une voix plus grave et tète à grandes embardées au pis de sa mère.

Alors te voilà encore, dit-elle, grand couillon, va donc brouter. Tu ne seras pas allé en Amérique avec les autres, faire fortune et banqueter au milieu des grands œufs et des flageolets. Tu sais ce qui t’attend ici : l’herbe âcre, les longs jours de pluie sans abri, pas de télé et pas de pape non plus. Et la tonte au moment où tu commenceras à être beau, beau comme les grands béliers sauvages, ceux qui étaient maîtres de ces vallées avant l’arrivée des Ciseaux. Mon pauvre petit, je l’avais senti dès le départ que tu ne serais pas un aventurier comme tes frères.

 

Lire Eric Pistouley chez Recours au Poème éditeurs :

Les tours de magie de Gérard Macé, collection L’Atelier du Poème

Présentation de l’auteur




Ghislaine Lejard, Sous le carré bleu du ciel (extrait)

Des poèmes publiés en mars 2014.

 

1

La pluie sur les tuiles
une perle sur un pétale de rose
une flaque sur le trottoir
une larme sur la joue
le ciel rythme nos pas.

Les fleurs du cerisier
subtiles fragiles
à peine entrevues
dans l’éblouissement
d’une pluie de printemps
nos jours passent.

 

2

Sur le vieux mur du jardin
la pierre est chaude
le chat attend
confiant la caresse du vent
ou la main amie.

Douceur de lumière
le mur murmurillie
ses siècles d’histoire
dit le vent la pluie
la chaleur des étés
et le givre.

( murmurillier v,1278 Sarrazin, murmurer tout bas)

 

3

Pas une ombre
sous nos pieds
la dune le sable
au loin palmiers et tamaris
promesse d’un peu de fraîcheur

Dans le jardin
le gel fend la pierre
le froid le givre
mais le crocus et la fleur de camélia
promesse d’un éclat de soleil.

 

4

Sur l’herbe le bassin
posé donne à voir
aux visiteurs les reflets changeants
puits de lumière il relie
la terre au ciel.

Sur l’herbe fraîche
se répand le parfum
soudain l’envie de s’arrêter
dans la lumière nouvelle
l’envers des choses.

 

5
Lecture silencieuse
de l’homme assis
devant la fenêtre
la lumière en équilibre
éclaire son visage
au loin le paysage
ouvre l’espace
laisse entrevoir le vol de l’oiseau
la page tournée
le livre se referme.

                                   extraits de Sous le carré bleu du ciel éditions Henry

Présentation de l’auteur