Béatrice Machet, BEST IF USED BY, et autres poèmes

Une série de poèmes publiés en août 2013.

∗∗∗

Mind you

here you are

kernel-hearted

 

bran germ and endosperm

 

by all means by whole means health benefits

 

 

antioxydants and vitamins sound great against breakdowns

 

 

broken pea and tree nuts unequal halves

 

unequalled sorrows heartrooted uprooted minerals

brown rice syrup in the eyes molasses turning evaporated cane juice

 

down the cheeks nervous drizzle chilly weather

to keep fresh

fold inner bag over and push down to level of

cereal

original

organicaly grown

 

saturday sounds like saturated

fatty acids and radicals

recommend that you up-date

bonds at room temperature

single or double it makes a big difference

solid melting to liquid

point-less sugar

 

continue beating

mixture must be slightly lump-ish .... liebe Dich

 

I loved you kernel-hearted

 

best if used

before breakfast.

 

 

 

A consommer avant ....

 

 

Imagine

tu es là

le coeur au complet

le son le germe et l'endosperme

 

tous les moyens tout signifie des bénéfices pour la santé

 

antioxydants et vitamines seront parfaits contre la déprime

 

cassées noisettes et branches  noix   moitiés inégales

 

chagrins inégalés dans le coeur enracinés minéraux déracinés

sirop brun dans les yeux molasse devenue jus de canne évaporé

 

traces le long des joues bruine nerveuse temps maussade

pour la conservation

replier le rabat supérieur par dessus le sac et pousser

jusqu'au niveau des

céréales

authentiquement

biologiques

 

 

samedi jour de Saturne ça sonne saturé

acides gras et radicaux

conseillaient une mise à jour

des liaisons à température ambiante

simples ou doubles c'est une différence énorme

solide fondu au liquide

conclue à une diminution des glucides

 

continue de battre

le mélange doit être légèrement épais-si je crois

je t'aimais coeurcomplet

 

 

meilleur si consommé avant

le petit déjeuner 

on a shelf
a lonely vase
in it
a lonely flower

a solo sorry love
wobbling
a slow evening

a loss
what else could it be

a self less loved

woebegone
a Penelope
musk-scented white rose
sending vowels to ask

who sells vows
who solves owes

I just don't know                     I just wove

14 février, Saint-Valentin, bouquet de mots

sur une étagère
un vase esseulé

dedans
une fleur solitaire

solo branlant
d'amour désemparé
dans la lenteur du soir
une perte sinon
quoi d'autre
un soi moins aimé

vieillissante
une Pénélope
blanche rose musquée
lance ses senteurs
pour demander

qui vend les voeux
qui solde les dettes

je n'en sais rien                  je ne fais que tisser

He says black and white are death
so the sun never shines when he shots

he says the colored ones are always taken with/
under overcast skies
in order the colours are silenced are
muted by all kind of greys
he says
Germany is this land where photographs speak for him
he says black people against blue and red and yellow walls appear
as burnt
he says
a cap on his head is the only artefact he needs
to work successfuly

the more he speaks the more growing is
her thumbprint on his camera
the only thing she would give
a round of life
a web symbol of a plain reservation's spider-woman

a last flash
a last shot
of memories

once upon a time there was a shield
it was a spidershield
her great grandfather's personnal flag
her great grandmother's vision
beyond its appearance you find the deepest being the
warrior's meditation
- the woman's love so close to the sun at dawn
when its beams are spread abroad from the horizon
look at it
the sun is drawing a web
and the shield is the sun and the web as well as long as his lungs draw breath

years later
she saw him on a TV program
an international cultural channel
he was the well-known photographer
and foreboding foreshadowing was the shield on the screen
her spider's work her woman's love spread abroad from the horizon

look at it

BOUCLIER sacré

Il dit noir et blanc sont la mort
donc le soleil ne brille jamais quand il photographie
il dit les gens de couleur sont toujours pris avec/ sous
des ciels couverts
de telle sorte que les teintes soient réduites au silence
par toutes sortes de gris
il dit
l’Allemagne est le pays où les clichés parlent pour lui
il dit les personnes à la peau noire contre un mur bleu ou rouge ou jaune paraissent
brûlés
il dit
une casquette sur la tête c'est tout ce dont j'ai besoin
pour bien travailler

le plus il parle le plus
ses empreintes digitales sur l'appareil
s'incrustent la seule chose qu'elle puisse lui donner
un anneau de vie
un symbole réticulé de la femme-araignée sur une réserve indienne

un dernier flash
une dernière prise

il était une fois un bouclier
représentant une toile d'araignée
c'était la bannière personnelle de son grand-père
la vision de sa grand-mère
au delà de son apparence vous y trouviez la méditation la plus profonde
l'être profond du guerrier
à savoir l'amour d'une femme complice du soleil de l'aube
quand ses rayons s'etalent généreusement sur l'horizon
regardez
le soleil dessine une toile
et le bouclier est le soleil et la toile aussi bien
aussi longtemps que les poumons du guerrier respireront

Des années plus tard
elle le vit à la télévision
un programme international
il était devenu un célèbre photographe
et son pressentiment au premier plan envahissait l'écran
le bouclier son œuvre de femme son amour distribué généreusement
au delà de l'horizon

regardez

Here she is

had she always been there

occupying the same room ....

The only way to see her

is eyes wide open going to water

when things are about to blur

run your arm through her body

feel her

so hot

not solid

torrents of days torrents of nights

that never wanted to be flesh

physical world in her spirit

is just pulsing-colors-beating-sounds constantly running

a noumenal voice in a near phenomenon

substantial is not the word but slight touch

tender fog leaning on white sheets

she's not inert

she’s strong

her will won't flinch

a volcano's inside her

torrents

deluging you in her glance

rains drumming against your skin to make you understand

she will be in

a steam

of thoughts and feelings

you won't forget

ANOREXIA

Et la voici ...

a-t-elle toujours été là

dans cette même pièce ....

La seule façon de la voir : yeux grands ouverts

au bord des larmes

dans le flou débutant

des choses

                       enfoncez votre bras dans son corps

ressentez sa chaleur

brûlante

déjà fluide

des torrents de jours et de nuits

qui n'ont jamais désiré être chair

le monde physique dans son esprit pulse des couleurs

des sons battants sans cesse traversent

une voix nouménale pour un presque phénomène

substantiel n'est pas le mot mais touche légère

tendre brouillard penché sur des draps blancs

elle n'est pas inerte

elle est forte

sa volonté ne flanchera pas

un volcan en elle

dans son regard des torrents

vous inondent

des pluies tambourinant contre votre peau

vous font comprendre

qu'elle sera jet de vapeur

un courant de pensées

de sentiments

que vous n'oublierez pas

Présentation de l’auteur




Michel Host, LES JARDINS D’ATALANTE

Publié en Juillet 2013, ce long poème en mémoire et en hommage à Michel Host.

 

LES JARDINS D’ATALANTE

jusqu’aux portes des villes

 

« Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens)
Sur maints charmes de paysage,
Ô sœur, y comparant les tiens. »

Stéphane Mallarmé, extrait de Prose

 

« Un ciel pâle, sur le monde qui finit de décrépitude, va peut-être partir avec les nuages : les lambeaux de la pourpre usée des couchants déteignent sur une rivière dormant à l’horizon submergé de rayons et d’eau. Les arbres s’ennuient et, sous leur feuillage blanchi (de la poussière du temps plutôt que de celle des chemins) monte la maison en toile du Montreur de choses Passées… »
                                                                                     Stéphane Mallarmé, extrait de Le Phénomène futur

 

 

Ces douze poèmes, issus d’un songe d’années  - jetés la première fois sur le papier en 1972, à Saint-Auban-sur-l’Ouvèze, réécrits de mois en mois, jusqu’en 2012 -, disent aussi la cruauté des Jardins abandonnés.
 

 

 

JANVIER

Infortune du vocabulaire cette année
misère de la syntaxe
muets de charme   secs  défoliés  abolis
dépouillés  plumés  nuls
les arbres

Le fond de la fontaine s’est crevassé
l’eau goutte à goutte a traversé
parois  capes  couches  strates
pour dessiner un lac  une cuisse
en bas  dans la vallée désirée d’ombres

Nous  notre soif  déclinons
les crêtes  grattons le rocher de nos doigts cassés

Sans crier gare la femme a remué
le grand lac salé se vide de son sang 
les pores s’obscurcissent
les habitants de la vallée jouissent d’un coucher de soleil
génital
visible entre les jambes d’Albane
car goguenards les bergers  - là -
troupeau aux yeux rayés 
aux quatre coins
démons de l’antique jardin
en elle satisfont
des peurs séminales longtemps
enchaînées

Mais veille Atalante la chasseresse
qui sur leurs rires referme ses genoux coursiers
écrase leurs têtes de liqueurs gelées
ô craquement croissance décimale
loin propagée sur les eaux
Atalante se tourne et se rendort 
des mois des semaines
laissant au lac l’usage de recourir au sang

Et meurt le soleil sur ces hauteurs que le froid envahit
et jusqu’au cœur de nos ossatures se loge le gel
cependant que l’autre fontaine sourd doucement
entre tes cuisses qu’elle lave toute la nuit

Tu t’appelles Albane et le moi braconnier
entre dans ta nuit  

 

 

FÉVRIER

Amère amande altère mes os 
Amarante ô
tu devins la sereine amante de
celui qui jonchait le val de cadavres ennemis
et crucifiait les femmes sur les portes des sanctuaires
arrachait aux ventres des mères
le fœtus violacé les vives entrailles
qu’il livrait aux crocs des chiens

Si limpide Toi
plus suave que le clavecin des armistices
Toi couchée dans l’arc incendié
de ses cuisses
Toi ployant sous la masse
de son obscénité

Je me déchire à ton soupir
m’écorche au râle d’amour 
comment peux-tu ? comment peux-tu ?
Moi  retiré de ta bouche je vais sans clocher
ni maison dans l’ornière des égorgés
parmi ses victimes  tes victimes maintenant
ô Amarante trop aimante
moi fol insensé qui me désespère
mais empli de rêves où tu baves et gémis
et râles embrassée de flammes verges brandies
redoublantes lacérations de l’air
inscrites en griffes bleutées
à tes bras à tes seins lactescents
quand déjà les bourreaux hurlent tout excités
autour du brasier de tes yeux
dressant les poteaux où ton agonie finira
dans les saccades inondées du plaisir

Amarante ô mon innocente
tu avais cessé de lui plaire
à la traverse de ton ventre
sur tes seins déchiquetés
sur la neige
avec des gestes lents ils étendent
- que du supplice fort l’on jouisse  -
leurs filets  le désir  un oubli de colombes

 

 

MARS

Atalante s’éveille sous la roche amadou
salive et lait aux coins de ses lèvres
alimentent l’éparpillement des soleils dessous
les ruisseaux de vitrail  et  - dodécaèdres – les
jets de ténèbres se prennent
les pattes dans l’iris de son ventre

Semblable courbure n’est pas de la nuit
             ni dicible à l’oreille de l’Aveugle
sans que la plaie d’amour ne se dévore
brûlis de feuilles sèches à l’orée de sa veille

Atalante s’éveille sur la couche des murmures
plus haut découvrant sa nudité de rivage
buste où l’écume amoncelle perles songes
et cendres et silences enfin

Sur ton corps délivré au matin
organdi des larmes de pierres givrées
sur ton buste de roc cascades enluminées
chardons rouges  Atalante ô

Atalante
dévoreuse de lunes
cœur de liberté brisée dès l’instant
qu’ils te captureront pour te planter
trophée dérisoire
noire dépouille de silence
sur leurs cheminées
pagne aux reins arc bandé contre
l’absent mais visible
animal qu’en vain ils traquent tout le jour

Atalante ensevelie dans les bronzes sans écho
             futur de légendes figées
qui te reconnaîtra dans ces caricatures bourgeoises
évolution au néant aboutie

Atalante ma toute sanguinaire
ne te laisse exiler par le mauvais sang
défends-toi de la fureur de l’artiste
de son imaginaire sans oxygène
déploie ta chevelure entre les doigts de l’étoile
elle veut dormir sa nuitée dans ton lit de roseaux secs
jusqu’à l’extinction du feu de tes chariots

 

AVRIL

Jardins des Alpilles
de la Drôme et du Var
             au langage des cimes il n’est de nom que le vôtre
nom de mon amour et de ma confusion
             longtemps clamés au soleil levant

Voix divine amoureuse mourante voix
entre les bras du vent
renouant autant de fois l’étreinte
sinon Amarante
que ton désir m’anéantisse et me laisse
évanoui sur le sable de l’extase

Jours d’autrefois tombes d’amours déçues
sombrent dans la vague d’herbes qui meurt
à son tour pour ne plus rien dire
de ce qu’il en fut de ces adorations

Amarante ô meurtrière
mes ossements secs ne s’arrachent plus du tertre
- Étrange printemps !  -
où ils pierrefendent leur hiver absolu
ils ne diront non plus ce que fut la caresse fluviale
de tes hanches
à ta gorge ce flux reflux roulant de rapide
en rapide l’écume de nos sens

N’ai-je pas connu joies et peines d’algues mêlées
aux plumes gongorines de ta chair
fontefroide dont la mémoire me désaltère encore
quoiqu’en mon étroit réduit de roc seule la fièvre
de tes dents amandes nuageuses explore lente
l’image de mon sexe

In memoriam matins bleus poudre et cendre
dans la flamme de tes mains rassemblent
l’ombre de tes râles nos paroles vagues ces mirages
châteaux villes contrées verdoyantes prairies
d’amour ensevelies
hétéroclites images
d’un livre d’aventures
livre autre toujours autre

 

MAI

Éveillée maintenant mon Atalante chasseresse
à la course chassée selon le renouveau de ton désir
non promise mais livrée à tes amants furieux
de n’avoir si longues saisons déjoué tes pièges de paille
ton cri maintenant s’éteint dans leurs mains paysannes
pauvres mains exultantes
                                                  Ô Atalante
sur tes épaules portée la faille nocturne asile

Je vais et viens t’appelant
du val à la plaine de la plaine à un siècle d’aiguilles
inaccessibles
ton cri s’est éteint mon cri se brise opacité de pierre
c’est en vain que me reste mémoire des lieux des odeurs
de terre mouillée sous tes cheveux de menthe
pistes fragiles que nous courions tous  les deux
or ma folie jalouse
             me les montre tels que peut-être ils ne sont pas
voraces commensaux assis au banquet de ta chair
assouvis écœurés de cristaux de pétales

Qui t’arrachera à leurs gueules à leurs mains
mendiantes aux chemins de ton corps lié
aux montants du lit ô gémissante humide Atalante
déjà ne disant mot

Atalante de soupirs peuplée pareille
à la nonnain de la chapelle du désert abattue
- c’était Vercoiran le lieu!  -
en son damier de jupes noires de jupes blanches
m’assurant n’avoir connu ni dieux ni déesses sinon
              issus des masques de la peur et des théâtres
de la fantaisie

Toi qui raillas tes erreurs des premiers temps
et laissas éclater ton sexe
au cœur de l’ostensoir de nos plaisirs
instants que tu murmurais incomparables
les jours n’ont pas tant filé que tu ne saches
m’appeler ouvrir tes lèvres tes portes arcanes
ne point me tenir au dehors
folie de mort murmure épinglé
oh je t’implore
victime tienne
cruelle Atalante
lève-moi de ce roc

 

JUIN

Retrouvés le fil perdu l’ouragan de la cascade
la raison de ses yeux les jours de ses bras les nuits
le sens m’est restitué de ce qui est la vie et ne l’est pas
entre l’arbre et le nuage au flanc blessé de l’étoile

Le poème vient doucement puis se recompose là où
les rhétoriques s’époumonent se dissolvent
sur les lèvres d’Amarante qui de trois mots bas
à ma gorge le renoue que
je l’écoute bruire et couler

Un matin saisi par l’indolence de la mer
fraternité légère lente à s’offrir aux caresses
Amarante s’est faite amante et pour longtemps nous n’eûmes
plus disputes que de fleurs ou de songes

Dans sa déchirure la syntaxe dispose d’inventifs baisers
en débandade le vocabulaire de cent langues mêlées
dévale ses seins ses hanches corridors blancs
où s’inscrit le poème vivante morcelée morsure
et pour la rime et la césure à l’hémistiche c’est
- Amarante aimante –
le piano des cimes étourdissant
le clocher son ventre  - place des Fêtes -  dénudé
d’oriflammes en spasmodiques soubresauts

Le village de l’an s’éteint
bourgeois paysans tout dort la première nuit
puis s’ouvrent d’Amarante les yeux mi-clos
sourciers du feu que virent sur la côte
les compagnons d’Ulyssse retour des nuits barbares
feu attentif à la course du marin qui se rassure à le voir

Mes yeux s’y consument
ce n’est pas tourment ce n’est pas géhenne
car bientôt je boirai l’eau de ta fontaine
ainsi le chien se désaltère
avant se remettre en chemin

Long chemin humble itinéraire des vallons
aux coteaux des vignes des seigles aux troupeaux
aux fermes endormies là où je serais un fleuve italien
pour y tremper tes lèvres sucre et violette
pour t’y roidir au plaisir
y retremper la brûlure des anciennes nuitées
t’y laisser emporter sur un rivage de plumes
et l’été devenir

 

JUILLET

Hors leur écrin de satin tes flancs s’allument
mon regard te détache à l’aube où tu te faisais prendre
des chasseurs montés de leurs vallées
                                                                     Tu es Amarante
aussi belle en dépit de la sanie des étreintes
                                                                     d’abord
ce papillon triste au coin de ta lèvre emporte
le souci de tes yeux ma rancune tout ensemble
sauf cette source de sang dont mes mains n’ont su
dévier les courants mais qu’y faire si tu accordes
plus que pain et feu à plus de prétendants
que n’en affronta le Grec
                                    et  - penses-y – moi une Ombre
que pouvais-je contre leurs poings leurs fusils
leurs chiens l’alcool blanc qui les imbibe leurs plaisanteries
grasses herbes dont ils savent se repaître

Je te vois qui descends au torrent
antienne couchée sur une page de ciel toute
amertume déserte ma pensée cela suffit à combler
l’attente de la lumière rais jetés pluriel hommage
à ton corps elle est sur toi et peu à peu t’immacule
ô Joie

C’est d’une princesse solitaire future reine d’États
délimités sur des portulans que j’invente
c’est le premier bain d’un matin de création
où des oiseaux virevoltent autour de tes épaules
mes yeux seuls les doigts roux des joncs s’y posent
leur caresse mon regard
font tes gestes pudiques et neufs
                                                             quand déjà
tu te penches sur le miroir inversé et contemples
les rides de l’amour sur fond de sable blanc

Parmi l’étrange songe
pour plus de lenteur en l’accomplir
j’accoste voiles amenées aux baies aux dunes aux étangs
que tu révèles et ouvres à mon esquif
j’y erre à loisir lynx agile je te contemple toute
de branches en rochers de mousses en vergers
en silence y pourchassant le lièvre du frisson
à l’entour de tes seins
je fuis tes cimes effraction qu’un orage m’interdit
te propose dans l’éclair notre longue petite mort
notre course nouvelle et de poursuivre le jeu

 

AOÛT

Août de rigueur solaire août de violence
novembre approche je poursuis mon périple
de l’Une à l’Autre indécis  - nourri d’herbes moi aussi –
vous les herbes  - menu des mystères -  sanguisorbes
peucédans par les racines bien que je n’en pisse guère
qu’images en avalanches tarots amers
mais Aucune ne parvient à fourgonner ma cendre
à combiner cette chimie la joie la mort

J’envie d’impossibles orgasmes in partibus
unions de l’esprit de la chair foutaises de cadavre
comme dans cette carte postale de l’an 1903 où
la jeune fille en son innocent sourire même montrait
qu’elle ne l’était que photographiquement
                                         -  c’est ainsi que le monde est  - 
             entre une tenture coloriée de velours cramoisi
             et la potiche d’époque Ming grosse d’un fœtus aléatoire

Ô jeune fille inclinée des plaques photographiques
                           -  c’est ainsi que le monde change  -
telle Albane tu prends la pose 30e de seconde
tes yeux s’emplissent de violettes
sont-ce des lacs crevés d’éclairs à la veille de l’automne
quand s’avançant se découvrent tes rôdeuses qui
sur mon sexe voudraient rompre des lances

Je souffle les plumes de ta jupe à l’instar
de tel professeur allemand sur tes bas céruléens
alors que s’élèvent   - bal d’ardentes mappemondes –
deux tours dévorantes jointes au faîte
où exulte et tremble le blason

Ton sourire s’interpose  vision délire
et se superpose à mes mains qui semblent recouvrer
couleur et dextérité quand bien même demeure
l’illusion

Ô Albane nouvelle ô petite vertu soulevée sur les boulevards
ne t’indigne pas ma respiration est si pauvre et d’esprit seul
retrouve ta virginale posture ta nostalgique neutralité

Comment saurais-tu qu’ici enfoui au très profond
au très froid des Terres je suis silence ruine du souvenir
de mon amour
tes craintes ne sont-elles pas songes de tipule
sur le voile obscur des eaux

Va liberté à la libre lumière  plus jamais
Nous ne nous chercherons vers cette souffrance

 

SEPTEMBRE

Or Atalante demeure si me reste mémoire
de ses paroles pour moi en moi obscures proférées

Fenêtres de l’automne s’ouvrant sur un lac rouge couteau
dans la poitrine du vent ou fuselage de chair vive

Oubli vite tu viendras brouillant nos images
contre mes tempes les feuilles ne retiennent leur vie
dentelée qui les brûle à sa flamme
oubli demain sans doute il faudra régler nos comptes
à moins que déjà tu n’aies réglé le mien mais
le présent là nous requiert habillé de vendanges
rosée transie où se prennent regards et pensées 

Atalante ô flèche nocturne m’écoutes-tu
près d’un feu de broussailles ta course a-t-elle pris fin
tes bras rompus harassés de lits tes jambes lasses d’écarts
alourdies de caresses et de férocités
toi toute enfin es-tu donc finie
les miens les miennes depuis un siècle ou plus encore
rivés aux roches friables poudreuses désormais
ne savent plus la morsure des ronces ni les doigts nacrés
des amantes
et au séjour où je m’achève les deux poètes ne m’ont pas visité

De mon sexe mort nul souvenir
mon cœur déserté poussière seul tremble
sous Orion et Cassiopée
au faîte de leur peur sans aurore les dieux leurs oripeaux
les hommes leurs parades
où sont-ils

Les bêtes aussi dernières compagnes
soudain faites ennemies s’en sont retournées
ici rien n’en donne réponse

L’ubac le vois-tu l’ubac pour toujours
et toi amour brûlé
où vas-tu indéfinissable amour

Ô Atalante des parcs et des fontaines
quand s’épuise le soleil à ranimer le jour
sourire-miroir sur la bouche du temps
nulle haleine ne s’inscrit
où que se tourne le regard il n’est de chemin
que tes pas n’aient effacé

Les ténèbres sur nous
déversent l’écume des jours

 

OCTOBRE

- C’est ainsi que le monde change  -

Sous la carapace verre et cobalt des rouges cités futures j’entends
le martèlement de ses talons gardiens d’une nuit texane
entre les brownings couchés sur les trottoirs
défilant à  sept kilomètres heure les cadavres conditionnés
vont debout vers les centres crématoires High Tech

J’entends ses talons battements solitude
sur l’acier limpide soyeux

S’allument les flammes électroniques idéogrammes
japonais de base ustensiles de la pensée numérisée
- chiffres, chiffres… -  dernières propositions du vide
soldats de lumières mais aussi ombres un peu chinoises
sur ton corps ô Amarante fluorescent qu’ils ne regardent pas
ou innocents ou idiots ou barbares

Des trains de cristal écorchent les paupières de cette nuit
qui s’effiloche à grande vitesse
c’est la mort  - béatitude -  c’est la mort

Ville dressée hurlante sur son lac de sang
c’est de l’or  - divinité – c’est de l’or
ville des manipulateurs de la matière brute loin pourtant
rejetée aux frontières de la méduse blanche
là ou l’air n’est qu’oxyde de plomb acide particules
irrespirable

Le sphynx désormais aux périphériques aux radiales
planté aux carrefours des voies-express reste muet  

La cathédrale de Bourges se décompose dans le hall
de la Chase Manhattan ses orgues mandées par ordinateur
diffusent les données corrigées des variations saisonnières
des valeurs et changes  - oh bonheur -  sous l’amiante
dans les murs s’entasse le monde intraduisible que décodent
des machines aux doigts véloces armés de bistouris :
- opérations boursières opérations boursières –

Mon Amarante sans mémoire sans programme
il n’est plus à te reconnaître
qu’un chien vrai chien crin noir terni
truffe grise de fièvre famine
clandestin sur ce paquebot gelé pour lever un instant
ses yeux d’homme trahi sur tes seins vernissés siliconés

Et toi égarée de l’éternel printemps chimique errante
aux rayons de l’aube parmi les oiseaux mongols
            de la Deutsche Grammophon qui
à l’heure des corn-flakes répandent leurs pépiements
sous un firmament de plexiglass et modernité pure

Tu t’éloignes Amarante tu meurs à mes yeux
ma mémoire canine ma mémoire humaine ne te retient plus
tu es femme sans odeur  mon flair ne peut imaginer tes pistes
mes mains se détachent de ton insaisissable matière
ma langue
la dernière fois qu’elle t’a léchée n’a léché que du verre
et tu as crié fous le camp ! fous le camp, que je n’te voie plus !
je t’obéis
je rejoins les louves dans les forêts d’oubli  

 

NOVEMBRE

Novembre déjà novembre ton avance s’épuise
Atalante
ô chasseresse entre les lignes de neige
d’un seul coup tu tomberas
des fauves obscènes te rattrapent et bientôt t’accablent
pourquoi davantage t’épuiser à courir

C’est l’aube  je ne ris pas
de tes joues de cendre où s’efface le souffle
ô toi beauté quand la vie décide de se fuir
quand il n’est plus de main pour retrouver ta main

Triste je te croyais déesse préférée aimée des dieux
comme ils aiment  - ensauvagés -  ma rage les taillait
dans une belle rumeur de sabres de balles
et tu restais corolle blanche en d’éblouissants sacrifices
soumise  - oh je rêvais – à d’acharnées délices
mes caresses musicales caresses des lèvres
caresses de tout le corps que tu ne méprisais pas allant
à ton secret refuge à cette jaillissure plumes et myosotis
oh que cette vie était belle et comme tout palpitait
dans l’avant-coureur futile premier temps de l’accointance

Atalante ô 
l’hiver maintenant te poursuit ses mains
ne jettent l’or d’aucune pomme mais contre le verglas
le sel les rayons brisés
de l’astre publicitaire planté sur les talus des autoroutes
c’est le terme du parcours ridicules humiliés
les dieux périssent dans les gaz d’échappement

Chasses perdues animaux agenouillés tu fermes les paupières
se vide le sablier de tes forces
une dent sournoise vois-tu s’aiguise aux chevelures aux cœurs
aux arbres à la montagne des fables
les sèves organisent leurs retraites sommeilleuses
le champ de bataille va au silence
tu es à ta toilette de givre

Atalante ô
nul n’ira plus épier les nudités surprises
plus de tourments vient l’heure je t’attends
tes mains ne tremblent pas
pour toi c’est assez dit
je t’appelle sans voix sans écho sans chair
au bord d’un Guadalquivir gelé

Des oiseaux paisibles veilleront ton visage
ta barque maintenant traverse le fleuve
approche-toi  je t’attends… viens… viens…
le passage est une douceur et je t’ai tant aimée

 

DÉCEMBRE

Récusez mes belles ces visions de néant
le discours des cadavres quittez vos tombes
ouvrez les yeux sur ce désert notre domaine
un autre soleil bondit c’est la pensée qui ne meurt
d’autres sur vous jetteront leurs yeux baisers flammes
sur chaque branche de vos corps franges illuminées
ressaisies par les doigts du zodiaque
gradins nouveaux pour des amours autres
je ne sais je crois
et le pourrez-vous ? le pourrons-nous ?

Là était le rêve là était la vie l’an s’achève
et proche le vent enclôt tout soupçon
éclat des paroles amours souffrances gestes
brûlés enlacements regards à merci soupirs
embrassements rien tout ne se tirera donc d’oubli ?

Chairs frémissantes chairs désirantes des délires
à l’instant rien un peu de poudre un peu de vent ?

Terreur  insolvable dès l’aube du temps
n’auras-tu de cesse que nous ayons trouvé le port ?
L’injure est profonde et s’il y eut des fêtes
elles ne surent que masquer l’angoisse et l’attente

Fini de rire fini de danser sur la corde des délices
fini de boire aux fontaines que nous avions tant cherchées
- je le dis -  nous n’étions que sable et trop vains
mais vous femmes éprises attentives ténébreuses femmes
vous saveurs des dires multiples grâces d’esprit
beautés tantôt secrètes innommées tantôt lisibles
c’était bien partout vos mains inquiètes tant aimantes
vos sourires les orages violets sur les villes où vous respiriez
autour de vos yeux les tendres navigations amours ici
amours là-bas qui tous étaient désirés choisis gagnés
du moins me l’aviez-vous laissé croire très belles
et nocturnes amantes
et sur vos doigts vos lèvres je dépose
des bouquets de solstices

Jour était Albane Terre était Amarante
Atalante de ses cris fauves déchirait les rivages
les pensées nues vos chevaux blancs allaient s’abreuver
à vos sources
de l’iris de vos yeux se détache l’oiseau insaisissable
du désir ennemi amical
un cri d’alarme se répand l’océan est gris sous le nuage
Albane Atalante Amarante ô épars le rêve la vie
ouvrent la porte à leur premier hiver 

 

Fin de Les Jardins d’Atalante

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Marie-Hélène Prouteau, Masque kanaga et autres poèmes

Trois poèmes de Marie-Hélène Prouteau, publiés en mars 2017.

Masque kanaga

Quiétude au jardin sur la table le livre Poèmes du poète ivoirien Bernard Dadié
à côté la petite fille d’une amie
ses yeux glissent sur le logo de l’éditeur Présence africaine
figure en double croix qui l’emmène crayon en main
sur un chemin visible d’elle seule
qu’est-ce que tu dessines ?
toi avec les béquilles.
Ce masque Kanaga d’un homme debout
découvert il y a longtemps dans un livre de Marcel Griaule  
je me souviens de l’étrange Renard pâle.
On sourit de ce double de soi
qui relie aux esprits de la parole claire des grands sages
sublimation des béquilles dans le monde analogique d’une petite fille.
Temps venu de raconter une histoire de ce pays où les hommes
sont les parents des animaux des rochers et des arbres
c’était au temps où le ciel était très proche de la terre
les femmes dogons décrochaient les étoiles pour les donner aux enfants
quand ils n’avaient plus envie de jouer les mères reprenaient les étoiles et les replaçaient dans le ciel.
Elle rit comme si son ancêtre était une antilope ou un guépard
au fond de lui chaque enfant est animiste l’âme à hauteur des légendes
et doucement elle va et vient rêveuse vers la glycine.
Le silence au jardin promesse de voyage en poésie
c’était la belle année 1971
 dans la librairie Présence africaine
l’affiche de Picasso 1956 visage nègre
pour le congrès des écrivains africains 
on lisait les poètes Senghor Césaire Depestre Glissant et les livres d’ethnologie
des heures à accueillir l’enchantement
sur le chemin du lycée étudiante à Fénelon
au quartier latin il y avait quatre choses que l’on aimait
la librairie la Seine la statue de Montaigne la devanture du Vieux Campeur
et une musique « Mon pays » de Gilles Vigneault
entendue au Théâtre de la Ville.
Lectures nomades pour cœur empli de tout
« Mon pays c’est l’hiver » emmenait au Canada
avec The Immigrant l’ancêtre breton parti jadis
et le masque Kanaga vers d’autres lointains
 les hautes falaises du pays dogon.
Petites pensées amusées d’aujourd’hui
par la simple magie d’une parole enfantine comment dire ?
On se fait totem vivant
corps-kanaga
le défaut physique soudain nimbé de la grâce d’une légende.
Merveille cette force vitale le nyama
 de la terre et celui de la jambe
qui circulent s’échangent dans l’empreinte au sol
merveille la transaction du « Grand Masque »
qui donne force au grand tout
la vie revient 
plus forte encore
et je crois bien que je danse.

Poème inédit

Madame Keravec

C’est un peu après l’exposition « En guerres », au Château des Ducs de Bretagne.

Si violent, le choc qui s’impose à la lecture de cette légende : « Madame Keravec, quatre fils tués à la guerre de 1914-1918 ». Un couperet qui glace subitement toute pensée. Cette terrible histoire ne lâchait plus. Il fallait en savoir plus. Rechercher et rencontrer sa petite-fille. Il y a des destins qui ensorcellent par le feu noir qui brûle en eux.

Démence de l’Histoire qui a permis ça : le meurtre accompli d’une mère.

On se prend à imaginer l’année 1914, cet avis qu’elle reçoit par trois fois, qui fait entrer le malheur à la maison. Insupportablement. Le souffle coupé, le corps tout entier foudroyé devant le courrier bref, froid, porteur de catastrophe. Noire Annonciation. Ne plus jamais les tenir dans ses bras ? Le mari malade, atteint de tuberculose, se mure dans son silence.

Elle, il lui faut bien se remettre à vivre. Malgré la mort. Tellement là, la mort. Madame Keravec habite le quartier Chantenay et travaille aux bateaux-lavoirs. Alors on devine. L’attente. L’espoir pour le dernier fils. Peut-être y aura-t-il une lettre de lui ? Quatre ans que ça dure. Et voilà qu’un nouvel avis vient dire qu’il est mort des suites de ses blessures. La même année, le mari de Madame Keravec meurt.

Cette mère des douleurs, Marie-Anne Keravec, a perdu André, en 1914, à Fère-Champenoise. Jacques, en 1914, à Zonnebeke. Pierre, en 1914, à Erbéviller-sur-Amezule. Boniface blessé, meurt à Quimper en 1918.

Saisons à vie des douleurs.

Tués pour des raisons qui échappent à Madame Keravec ; les appétits féroces des empires, le mécanisme des alliances, l’implacable géopolitique, elle ne sait pas ce que c’est. C’est loin la Fère-Champenoise et Zonnebeke ? Ça fait une longue route vers Erbéviller ?

Tout ce qu’elle sait, c’est que ses quatre garçons, on les lui a arrachés. Et que sa vie, on l’a détricotée à l’envers. On lui a défait son ventre rond, on lui a défait ses accouchements. Comme si ces quatre corps de nouveau-nés n’étaient jamais passés entre ses jambes.

Là-bas, quelque part vers les frontières belges, allemandes, il n’y a plus ni buissons ni bois, ni forêts.

Et l’âme humaine, peut-on la reboiser ? Celle de Madame Keravec est dévastée.

Quatre obus pour une vie chavirée de peine et de silence.

Extrait de « La ville aux maisons qui penchent »
La Chambre d’échos,
Paris, octobre 2017.

Le rire de la mer

 

Dans ma poche, le carnet où je prends des notes. Ces lignes de Matisse : « À force de voir les choses, nous ne les regardons plus. Nous ne leur apportons que des sens émoussés […] Turner vivait dans une cave. Tous les huit jours, il faisait ouvrir brusquement les volets et alors quelles incandescences ! Quels éblouissements ! Quelle joaillerie ! »

 

Nous avons tous un lieu familier dont il faut par moments ouvrir les volets. Juste un instant alors, le regard invente le monde. Juste un instant alors, le cheminement du désir irrigue nos vies.

 

Ce lieu familier, pour moi, c’est la petite plage. J’y ai vécu selon les déplacements des vacances, par intermittence. L’éclipse d’une présence. À la fois et indistinctement, toujours réelle, toujours rêvée. L’imagination jouait à cloche-pied dans cet entre-deux. Une chance pour voir les choses autrement qu’à travers le regard de la vie ordinaire. Ce qui attise le manque est un aiguillon.

 

La distance a du bon, elle préserve le sacré.

 

Mystérieuse tension où l’absence séduit la présence. L’empreinte de la petite plage en est cent fois plus tenace. Comment dire ce qu’elle a transmis ? Elle donne, généreusement, à sa manière rugueuse et tendre. Ses leçons d’énergie continuent d’opérer sans réserve, continûment. Une manière de code intérieur imprimé dans l’esprit, dans les sens. Une tournure de l’âme.

 

Au large, le surfeur encore. À chaque vague, tel une boule élastique, on le voit surgir, décollé des appuis et assises de ses membres, délivré de la pesanteur. Oublieux de l’Homo erectus, il se transforme en un ludion empli de virtualités. Corps solidaire de la vague dans un mouvement de lutte et de séduction à la fois.      

 

Depuis la première adolescence quand la maison du bord de mer a été vendue, je suis sans résidence ici. Mais pas sans demeure.

 

Après toutes ces années, toujours le même appétit de vagues, d’iode et de rochers. Appétit plutôt que faim. C’est l’acte de se porter vers quelque chose de vital, d’essentiel et cela s’est tramé il y a longtemps. La petite plage est l’épicentre naturel indéfiniment revisité.

 

Ce sentiment de la demeure est ancré si profondément que j’ai l’impression que je pourrais habiter la petite maison du douanier dans les rochers et que rien, ni personne, ne pourrait venir m’en déloger.

 

Demeurer, c’est habiter un lieu et habiter un temps. Un temps qui n’est pas uniquement le présent. Un lieu qui n’est pas uniquement un espace.

 

François Cheng parle de « sentiment-paysage » pour dire la connivence entre l’esprit humain et l’esprit du monde. Oui, s’il y a une joie à communier ici dans la beauté des choses, elle a un goût de force sauvage et douce à la fois. C’est un champ d’attentes et de tensions que ce lieu a ouvert en moi. Des poussées de vie ininterrompue travaillent de même façon l’affolement des oyats, les gesticulations des tamaris, les passes d’armes du vent. L’énergie catapultée par les vagues gonflées d’écume, je la sens passer au plus profond.

 

 

Extrait de La Petite plage, Editions La Part Commune, 2015.
Le titre « Le rire de la mer » est emprunté à Mario Luizi

 

Présentation de l’auteur




Marilyse Leroux, Cinq roses pour ton jardin

Ces poèmes ont été publiés en juin 2014.

∗∗∗

 

Écoute
tout ici parle
pour la douceur

La fleur se cherche un nom
sur une couleur du ciel

La source a un parfum
d’herbe neuve

Le jour peut naître
d’une parole très claire
sur la peau

Tout se tient
près du premier souffle.

 

*

 

Une fleur t’appelle
dans le jardin de solitude

Tu te penches sur elle
et donnes tes yeux
à la couleur de l’instant

Tu la pares d’un nom
plus doux que la douceur
afin de préserver cet espace
entre vous

Tu te penches sur elle
elle avale ton ombre
et s’ouvre à ta pensée.

 

*

 

Elle voyage
à l’intérieur d’elle-même
pour le bien d’une abeille

Nourrie de l’autre
au seul besoin d’aimer

Elle invente un cercle
où vivre son histoire
entre repli et don de soi

Si le temps le permet
elle pourra se défaire
sans le moindre tremblement.

 

*

 

Cette fleur de l’air
devant la vitre
a le parfum d’un autre lieu

Forte et fragile
sous le soleil trop lourd

Tu cherches à retenir d’elle
tout ce qui t’échappe

Sa chair colore tes mots
d’un bref incendie

Corolle de nuit
mangeuse d’ombre
lorsque tu fermes les yeux

Seule image
d’un jour trop vaste.

 

*

 

Toi qui rêves
de confondre la lumière
pense à la chair miraculeuse
des roses

A l’éclair blanc
qui traverse la pierre
en plein midi

Pense à l’enfance des corps
dans la joie de l’air

A tout ce qui brûle d’éclore
dans l’espace entrouvert

Un feu s’allume
au bord de ta maison

Invente un seuil
à sa mesure.

*

∗∗∗

 

Les seuils ont viré bleu
sous la fumée des orages

La terre à bout de source
nous attend

Nous tend ses lacets

Et partout sur les seuils
la sandale sèche du désir.

in Herbes, Donner à voir 1995

*

La lumière voyage
de place en place

D’où venue ?

Circule dans nos corps
aussi loin que s’ouvre la vie

L’espace est si grand
entre nos yeux

S’il n’a pas de nom
nous le baptiserons
de la couleur du feu
sur l’eau.

in Grains de lumière, l’épi de seigle 1999.

*

Tout s’allège dans la lumière

Le ciel étire les yeux
en double récompense

Le chant se faufile entre les ronces
comme un oiseau chercheur d’air

Il sème des graines de joie
d’une friche à l’autre

Un parfum d’herbe sauvage
annonce sa venue
jusqu’à ce nid d’ombre
où s’arrondit l’œuf du jour.

in Grains de lumière, l’épi de seigle 1999.

*

Vendez-moi
des graines de silence
à faire germer dans la profondeur
des chambres

Vendez -moi
le temps dormant des feuilles
et les chemins de force
où surprendre la lumière

Le pas doux du cheval
en travers de la route
ses sabots de fer à même le cœur
comme une cognée

Vendez-moi
du silence par paquets
je vous paierai en monnaie de paille
en souffle heureux.

in Le fil des jours, Donner à voir 2007.

*

La fleur a croisé
son poids de soleil et d’eau

Tout silence lié
dans les feuillages du jour

Le ciel lui est devenu parole
Parole sa couleur

Et la voici Rose
debout dans la clameur solaire
épelant la part de lumière
qui la crée.

in Quelques roses pour ton jardin, Atelier de Groutel, 2011
Tirage limité sous presse typographique

*

Je la vois
à l’intérieur de sa chair
amour dont le silence
est la seule parure

La nuit l’enveloppe
sans la cerner
comme une main
le ferait d’un visage

Au matin
elle donne ce qu’elle est
sans effusion
comme on respire.

in Quelques roses pour ton jardin, Atelier de Groutel, 2011
Tirage limité sous presse typographique

*

Tu entres
au cœur de l’espace
comme dans un nid
où tu poserais les ailes

Un duvet de rose
à tes pieds
pour te consoler
du poids de la terre

Et toujours
autour de toi
cette douceur de l’air
qui te dit
que toute chose
est habitable
ici-bas.

in Le temps d’ici, éditions Rhubarbe 2013.

*

Nous aimons toujours pour la première fois
l’œil plein d’un premier soleil à venir

Le réel nous soulève au-dessus des herbes
là où viennent boire les bêtes
du cœur des sources

Une coulée d’air nous retient
entre deux visages
comme une parole en route vers la mer.

Nous aimons toujours pour la première fois.

in Le temps d’ici, éditions Rhubarbe 2013.

*

C’est un petit jour
qui rayonne
du peu qu’on lui demande

Juste assez
pour le bonheur du dos
et l’allant de la marche

On suit la route
qui va d’elle-même
où il faut aller

Semblable au panier
que l’on porte

Si on lui demandait plus
où irait-on ?

 (inédit)

*

Entre rire silence et pensée
nous ne savons ce qui s’écrit

La magie se donne sans filet
dans l’afflux des vagues

Elle passe pour passer                             

Nous rejoint parfois
où nous sommes.

(inédit)

Présentation de l’auteur




Marilyne Bertoncini, AEONDE, extrait, Les Noms d’Isis

AEONDE, (extrait), publié sur Recours au poème en novembre 2014

 

 

I choose a mournful Muse

 

Au jardin une grive draine
frotte
de la pointe du bec
les écailles rouillées de la grille fermée

La bruine ce matin a brûlé les parterres
et des fantômes d'arbres secouent leurs bras en pleurs

Au tremblé de la voix se figent les images

Eprise de reflets
l'eau givre comme le tain
dans  le miroir où s'éternise
la mercurielle floraison

Le réel ondoyant glissant
sur la surface
se greffe au filigrane
des fûtaies endormies
sous le grenu grésil du vif-argent terni

*

A ces images entée
je franchis les confins qu'aux choses assignent les paroles

Le monde spéculaire ouvre sur l'infinie
blancheur
où naissent les étoiles

L'éclat d'anciens désastres y meurt en des lueurs
de soleils incendiés

et des visions parfois
fugitives
s'y lisent

Mais fuis à la nuit close
le miroir à ton âme
tendu

Lors apparaît
sous tes traits résiliés

Ange sombre

              Aeonde

*

Fatale semeuse dans l'orbe des planètes
son sillage en l'éther est veine de bitume

A l'écho de son pas se brise le ferret
dans le coeur
de la pierre

et l'étoile gravée sur le front des prophètes
est l'empreinte du bronze
de sa main

*

LES NOMS D'ISIS

Hiératique et obscure détentrice du Nom Secret

Iris lancéolé

Iridescente Isis

grave

fleur

de poésie

enclose au coeur de la parole

réfrangible cristal

du souvenir

*

Azur ou safran

métalescente soie

mince et flexible flamme

palpitante et fugace

aigue-vive

tu

t'élances

sur le fléau

du

vide

et dans l'instant

Tout

disparaît

miroitant et spectral souvenir de la page

*

Iris

Messagère à l'écharpe

            dont

            réfracté

            le nom

           au tremblant prisme de la pluie

                                                           écrit encore

Isis

Déesse au Lien et Soeur-Epouse

coeur éponyme

du

roi

mort

soleil

nocturne

Dans les limbes du temps

                                                                       suivant

                                                                                  le vain et fluvial ondoiement

                                                                                                                                  du Nil

                                   elle cherchait

                                               sparsiles graines étoilées dans le chaos des mondes

            ses membres

dispersés

*

Au limon où vacantes

                                                                       les formes s'anihilent

elle inventa alors

ce qui manquait au nom

d'O

siris

la ronde outre d'où croît

filial et coalescent

le grêle iris

ou

Rien

signe à l'état pur

            Abîme

            sans principe ni fin

            miroir au fond duquel

                                                                       oiseau-pélerin

                                   tu comprends que ce nom

était déjà

le Tien

*

Inchoative et fugitive

toujours

il faut

ultime instance

comme l'étoile des bergers du fond des déserts appelés

saisir

La Lettre

dont l'instable clin

est l'état d'écriture

au coeur infiniment de l'iris

le vide

l'O

-rigine

*

Nourri de sa double nature

sois

le temps du livre

l'un

et

l'autre

avant

l'entaille de l'iris,

le blanc-seing donné au vide

*

De l'absence sans lieu

d'au-delà des déserts

de par-delà les mers où le temps ne s'écoule

suivant les obscures blessures de la page vierge

cherche, incis, l'élément secret

que sinueusement trace

la lettre

avec lenteur

à travers ses détours

dans le flot de l'imaginaire

et ses remous

comme une houle

De l'autre rive du souvenir

écoute

en l'oblitération

oblique réson affaibli

la pensée effacée

l'altération même de

l'imaginaire

qui s'y soumet

L'Oubli

pur

en dehors du temps

en-deça du souvenir

Oblat sacré qu'expose l'ostensoir

Vérité absente

soleil

sans

iris

*

Deviens

ce cadre et ce reflet

fragment lumineux et doré

gouffre où se perdre et se trouver

ravissement

solitaire

et méditatif

Jeu

enfantin et savant

qui capture

dans la lumière diaphane

le paysage de l'écran de porcelaine

révélant à peine son contour

sous le doigt qui l'y trace

sur l'inégale table

Lithophanie

souvenir                   pétrifié

englouti

           pétri

dans l'opacité

de la pierre

Ainsi

ton visage

Lilith

le dessinent à même la blancheur de la page

les caractères de chaque livre.

Paru dans La Dernière œuvre de Phidias, Jacques André éditeur.

Présentation de l’auteur




Philippe Leuckx, Lumière nomade (extraits)

Un ensemble de poèmes parus en mai 2014.

 

1

Avec le soir, avec l'air et les parfums du soir, sur les collines, dans les parcs, on sent le poids des choses, de cette journée qui a cueilli juste un peu de vent au milieu même de la chaleur.
On est là, la ville sous les yeux, les rumeurs qui montent.
On ne sait presque plus le bonheur d'être au plus près des autres.
La fatigue vient comme l'ombre, nous occupe jusqu'à la fraîcheur.
Rome est sous la paume, proche comme un corps.

 

 

2

Vers le soir, vers les ombres, quand le bleu se défait sous les premières lampes et que la lumière recule encore aux lisières, quand nous nous terrons sous le grand arbre de la cour, dans une attente comme une prière d'épaules, avec la grande nappe de ciel sombre qui nous sonde, avec un cœur qui commence à s'épancher dans le noir survenu, ce soir des confidences avec les astres, ce soir à compter les grains éclairés au-dessus, sans espérer rien d'autre que le sable et le sommeil.

 

 

3

Les briques sont encore chaudes. Tout dort. Entre les barres, des espaces noirs. Beaucoup promènent leur solitude derrière des vitres sombres. Sinon, des soirs habituels, avec des rectangles jaunes, éparpillés, des lueurs, des ombres. Que savons-nous des silhouettes qui se déplacent comme des calligraphies. On imagine seulement des repas qui se prolongent, des fins de journée et la fatigue avec.
Parfois, les bruits sont de larges soupçons qui guettent dans le noir et font sursauter.
Parfois.
En passant la main sur le corps des choses, la vie bouge. Remue.

 

 

4

Les immeubles prennent l'ombre et d'impossibles enfants continuent de marquer dans la poussière les nœuds de leur vie.
Parfois, un chat les déroute ou une moto trop vite lancée vers le soir.
Mais peu savent les secrets dans le sable. Peu savent cette lumière d'entre, qui fête la fin du jour et dans laquelle nous disparaissons sans laisser d'autre sable que la semelle taillée dans le vif des jours.

 

 

5

Nous nous retrouvons adossés au soleil qui décline, lourds d'une journée qui fut d'été et d'éclats, nous avons promené nos carcasses efflanquées
au flux des rues et des ruelles, happant les ombres, maraudant plus qu'il n'en faut , mordant la lumière à pleine bouche, sûrs que le jour est notre
source.
Dans la nuit qui vient à plus de densité, nous n'avons plus que du silence
en poche et le ciel peut baratter le noir infiniment.
 

Présentation de l’auteur




Tomasz Cichawa, Aperceptions

amour est rêve

 

l'amour est un rêve où mon amoureuse

s'envole par la fenêtre et s'écrase au sol

l'oiseau détesté sans nid sans clarté

que sa mère vendit pour quelques prières

 

triste comme un poète mon amour est inquiet

mon désir est diffus et borgne il me rend      

furieux et latent mon amour n'est pas complice

les victimes n'ont jamais sauvé l'espoir

 

ce songe est sans avenir son espoir est vide,

le mur du réveil fera plier les ailes — l'ermite du rêve

cultive la plante de l'espoir dans le désert de pierre

tant qu'il y aura la pluie qui irrigue ce rêve

 

si la fleur se mute en fruit je le porterai dans le monde

et nous parlerons au monde de l'amour sans bornes

et nos conversations changeront le monde

j'attends ta parole avant que le monde ne se brise

 

mon amour est fragile mon rêve terne mon oiseau muet

les paroles l'effraient et blessent l'amour sans paroles

dont les jours sont indescriptibles — silence  est absence

les seules paroles qu'il connaît sont trauma  et fin

 

rêve  est blessure  silence  est mort

 

corps

 

puisque mon idéal me trahit

avec la pute aux cheveux verts

 

au milieu de la nuit vêtue

je laisse place

à l'inconnu

 

je t'offre le papillon

qui s'ébat en moi

 

ma lyre électrique s'épuise

le néon vomit son vif-argent

la chape de froid écrase

 

j'ôte des jupes et des bas

parasites de la séduction

 

            mon corps sage

 

cycles des nuits

 

Désormais, mes nuits durent quatre-cent-quatre-vingt-quinze minutes.

En fin de chaque cycle de sommeil se révèle à moi l'image d'un livre

aux prophéties opaques.

L'ensemble de glyphes ressemble à un archipel, dont les terres, immergées

par la grâce d'un déluge, commencent à peine à resurgir de sous les eaux

qui cèdent.

Le texte est lisible par zones, difficilement, mais chaque nuit, il se dévoile davantage.

L'eau trouble se retire. L'énigme de la vérité se décompose

à chaque réveil.

La clé du monde cherche la serrure.

Je lis les mots à l'endroit :

 

…amère vie…

...empreintes des miroirs ...

…hisse-toi jusqu'à la ligne bleue…

…éructe en larmes devant un ange gai…

…marche seul la nuit…

…déflore des idées de la femme lubrique…

…invente le tarot dont tu ignores les règles…

…souviens-toi de l'ortie chromée…

…livres vierges…

…à corps ouvert crâne ouvert…

srevne'l à stom sel siv ej

atelier

 

1.

jusqu'aux confins des jours il œuvre

devine le relief au-delà de l'atelier

— limes gouges pointes planes

wastringues complices

 

il hume l'huile rance sent le bois rouillé

creuse l'âme de l'idole creuse l'âme de l'idole

flambent avec horreur copeaux avortés

le sol se déchire le toit se déchire

 

2.

démiurge ivre aux mains sectionnées

nourri de silences d'intuitions incultes

renonce à la gloire molle qui compte des écus —

la poussière se pose attentive

 

l'art l'emporte la vie s'absente

ne subsistent que des entailles dans la peau des souvenirs

 

le roi poète

 

le printemps est admirable et le parc resplendit

le soleil bienveillant invite à la promenade

dans le jardin secret où court un ru fébrile

le roi aime à s'asseoir et à s'inspirer

il ne se sent libre que seul

les servants se dissimulent

 

le roi compose un poème, exerce son regard,

goûte aux pâtisseries boit le vin d'automne préféré

envoie les coupes vides dans les veines du ruisseau

elles tournent et se heurtent leur tintement

surprend des grues qui pêchent —

le pinceau trace : ce qui n'est pas écrit ne pourra être lu

 

le roi dit son affection pour le peuple dont il est inséparable

comme le poisson et l'eau comme la lune et son reflet

il parle à une absente qu'il ne veut contraindre de l'aimer

même s'il dispose de tous les pouvoirs dont celui de la mort

mais l'amour ne se commande pas ne se met pas aux fers

le roi soupire : ce qui n'est pas dit ne pourra être entendu

 

le soir quand la reine s'occupe à parfaire ses gammes

le roi tâche d'oublier des affaires du pays il ferme les portes

se mire dans la solitude des nuages merveilleux

le temps est imperceptible la pensée se fait chair

et pendant que les copistes multiplient le poème

il joue aux dames chinoises

 

Présentation de l’auteur




Adeline Baldacchino, Théorie de l’émerveil

Voici, me levant ce matin, ce que je vois quand je regarde la mer :

le cortège de tous ceux qui savent
qu’on s’en va plus vite qu’il n’est temps de le remarquer

la foule immense de tous ceux qui ne voulaient pas
mourir de travailler
puisqu’on a bien assez à faire
de vivre pour mourir

la grande marée des indifférents
calfeutrés dans leur cabane
en attendant que passe
le temps des maudits

le déferlement des coléreux
qui n’en pouvant plus
de se faire taper dessus
se levèrent à leur tour
et sans taper
sur ceux qui tapaient
s’en allèrent crier
« ça suffit »
voilà tout

je vois encore la masse des planqués
qui se disent la mort nous oubliera
qui triment et qui trament des lâchetés
à l’ombre de leur masque
et se disent
l’argent nous sauvera
mais les sauvés ne seront pas
ceux qu’ils croient

je vois la multitude
qui se lève en sifflotant
sur un air de printemps
qui se dit : tiens, je n’irai pas ce matin
je n’irai pas
l’école est buissonnière
le rail est plein de fleurs
l’amour n’attend pas
ni la mort

c’est la grève.

 

Présentation de l’auteur




Joep Polderman, Passages , extraits

            1.

je recule
devant l’immense

image d’espace
parfois il manque

à mon regard
moi-même

de même que la forme
et la couleur du hasard
de ce qui m’environne

et je sais que je ne pourrais jamais accueillir en moi
qu’un quart ou moins

mais un quart
d’espace
c’est déjà la silhouette

déracinée des pieds
jusqu’à la tête
une fleur cueillie                    dans le temps

qui s’efface

c’est déjà un filament
l’étincelle allumée
par mon désir – du bûcher présent

 

les amours
soufflées. perdues.
un à un passé

sous mes pieds
la terre tremble
rugit sans traces

la mémoire les efface
jusqu’à la pâleur des pierres

je pleure je souris
c’est comme ça.

 

tout le monde part
dehors
même la vie
dedans
fuit

le temps passe
sans traces
que nous
devant l’immense
bouche béante

autour du nœud
« moi »
tout se détache

même la peau se relâche
et les nerfs se délient
« je » fuis

 

mon corps
un poids parmi tant d’autres
dans cet espace-là
présentement

mon corps presse contre les herbes vertes à Montsouris
sur une colline

le bleu du ciel est partout                je dirais

les herbes vertes pressent contre mon corps à Montsouris
dans une vallée

partout brille le bleu du ciel            je dirais

une impression condensée
nous submerge

elle à mes côtés
ou moi en corps
à côté d’elle

on meut en réalité
tout ce qui est présent
rythmé

aux accents
d'une surfaces et de secondes  
accidentels                                       – on respire  

quel soulagement de le ressentir     – on vit 
encore en corps
la pelouse pulse          fort

 

le souffle silencieux
centrifuge                               l’univers dans ses yeux
                                               / j’attends en mouvement
que l’étincelle du silex
révèle la motion des cieux

 

 

 




Sandra Lillo, Poèmes

Le bar est fermé

alors les gens boivent un café
dehors

devant la boucherie

Je ne m'arrête pas

je ne connais personne

mais je regarde

Ça fait comme des petits horizons
qui s'ouvrent

comme si le ciel d'été tournait sept
fois sa langue dans nos bouches

De l'autre côté de la rue

on ne voit plus les mères de famille
et les gens qui reviennent du travail

On dirait que le matin a disparu

 

Il est seize heures trente

je pensais qu'il était plus tard

Il pleut depuis ce matin

la pluie pénètre dans l'âme et
les jardins

Je m'ennuie

On dirait que je ne suis jamais
sortie de la chambre

à côté de celle de mes parents

Je me suis sans doute endormie

sinon j'aurais une maison avec un toit
rouge

entre les arbres d'hiver et les soleils
couchants

et en la voyant de loin les gens diraient

C'est une boîte d'allumettes

 

 

Dimanche

Un corbeau marche sur l'herbe

On dirait qu'il pense

C'est peut-être un savant ou un
philosophe réincarné

Je me demande ce que se disent
les fleurs

quand elles ne font pas la sieste

Le ciel est de la couleur de la fonte

Les cheminées crachent des
bouillons de fumée

Je regarde

comme quand je jouais à la
marchande

le petit bout du monde

un centimètre peut-être

 

J'écoute Johnny Cash

il parle de rêves brisés que rien ne
peut réparer

Moi je couds encore

même si le tissus se déchire et ne
tient plus

Je parle avec ma liberté mais des fois
je me fâche

et j'ai envie de casser quelque chose

parce que ici c'est pas très grand

surtout l'hiver avec tout ce silence

Alors hier comme le ciel était bleu sec

j'ai étendu ma chemise sur la corde à linge

et maintenant mon tiroir sent la nuit

 

 

Je relis toujours les mêmes poèmes

Je mets des petits billets
entre les pages

et puis je les enlève pour ne rien
rater

La lumière depuis est descendue
et le livre est posé sur la table

J'espère qu'un peu de moi y est
resté

mon souffle ou quand j'ai levé
les yeux pour te regarder

Quand je suis revenue les mots
faisaient

comme des blouses remplies
de vent

et comme tu continuais de me
regarder

je me suis cachée

 

 

 

 

Présentation de l’auteur