Stéphane Casenobe, Peut-être me faudra-t-il une autre planète, extraits

Piéton sans voyageur

(Peut-être me faudra-t-il une planète à moi tout seul pour le mégalo que je suis ! »  

Et j’écris en faisant du hors-piste d’étoiles !

                        Stéphane C.

L’Art de l’épure et de l’évidement

Ici je réprime mes craintes mes angoisses d’auteur de poésie
Je me fais solitaire des mots
Je suis tout juste égal aux asticots
Mon œuvre est le bilan de ma chienne de vie
Je suis le poète de service   Pas vrai 
Je suis un peu vainqueur néanmoins
Car j’écris sans le moindre talent
Sans la moindre finesse non plus
Tout le monde sait que la poésie ne se vend pas
Alors pourquoi continuer
Le vingt et unième siècle n’a pas donné un seul poète considérable
J’incarne ce poète éminent
Et quand est-ce qu’il vient le poète sauveur
Le prince des banlieues
Qu’il se montre le Rimbaud des réseaux sociaux

 

Et inverser l’ordinaire !

La poésie pauvre m’accable
C’est toujours les mêmes conneries que j’écris
Il existe un monde à mesure d’accomplir des miracles
C’est l’univers poème
Un espace à écrire là où prier n’est plus nécessaire
Il me faut sans cesse réécrire au présent
L’écriture est sans retour
Suis-je foutu
Il ne me reste rien à restituer
Tout sera dit sans mots
Et je laisse pisser
Oui je suis un poète du peuple
Et la traduction de mes poèmes est mauvaise dans l’ensemble
J’écris pour qui ne fait rien dans la vie
J’écris du mauvais art en me satisfaisant du second choix
J’écris avant de refroidir
Et je ne fais rien d’autre

 

Rien ne change et en effet rien ne change

J’écris plus que cela n’est suffisant
J’écris dans l’instabilité de tout
Comment pourrai-je avec des mots rivaliser avec l’auteur lui-même
L’artisan en chef        L’instinct
L’Albert Einstein    de la poésie
Mes poèmes sont d’une exacte exactitude
Ecrire avec des mots de ce monde devient urgent
Casser le silence en heurtant le mur des mots par cœur
En bon explorateur je me déplace en marge du texte
Je sonde profondément les mots de secours
Ces crachats d’étoiles
Le recul du lecteur est total
Car j’invisibilise le poème lui-même
Instant final
Je veux que rien ne change et en effet rien ne change

Je redeviens sans doute infréquentable

Ecrire me manque quand j’écris
Je fais don de poésie
Je n’ai rien dit je n’ai rien fait qui mérite d’être publié à ce jour
Je ne le permets pas
Être soi d’être en vie voilà ce qui compte
Je porte en moi le deuil des anciens poètes
Ne m’en veuillez pas d’être cet homme là
De la pire génération qui soit
Rien de bon dans ces mots-là
Non rien de bon
Suis-je ce que je viens d’écrire
Assurément
Ceci fera l’objet d’un autre poème
Poème de trop
Les mots entre eux ne me sont plus d’aucun secours
Ma poésie s’étudiera au carbone quatorze ou pas
Je redeviens infréquentable mais heureux

 

De ces choses du jour

Je redeviens inaudible et intelligent à la fois
Je résiste à la nuit du réel et de l’utopique
J’écris à ciel ouvert
Il est vain de lire dans les yeux du poète je crois
Je redeviens visible
Tout silence est aussi intérieur
D’un huis-clos dans mes mots
Le code des ombres à craquer
J’ai craqué le code des ombres
D’un geste à l’autre tout change sous le bombardement des mots
Ecrire nécessite au moins une dimension de plus au poète
Je ne suis pas le temps qui passe mais le temps qui change
Je suis allé jusqu’au bout de la poésie
Je crois que la plus haute poésie arrive
De ces choses du jour

Je ne choisis pas d’écrire on me choisit

Car rien n’engendre rien en poésie moderne
Rien n’attend rien
La poésie est un accident de la vie
Une erreur d’actes
D’associations complexes
Poète imprévisible
Inutile
Infréquentable
J’entends ne rien m’interdire dans ce métier de prédation
Non
Je n’explique pas mon inclinaison et ma descente dans les bas-fonds des mots
Et tout ce qui n’est pas miroir n’existe pas vraiment
Ce que l’on quitte finit toujours par nous appartenir vraiment
La poésie n’est pas ici
La poésie n’est pas ailleurs non plus
Être entièrement soi et pleinement rien me suffit largement
En attendant que la technologie s’adapte

Et rajouter une dimension humaine

J’ai conscience d’une plus grande solitude  peu à peu
Seulement solitaire
Un espace blanc de mots blancs m’habite en continu
Je suis prêt à vivre le contraire de ma version d’humain
Je reviendrai vieux ou ne reviendrai pas
J’écris peut-être par pure peur de perdre
L’échec est fondateur
Tant à la déduction qu’à l’induction
Dans des futurs pressés de naître je pleure mon délaissement technologique
Mais de quoi ai-je mal
Ai-je écrit le poème de trop
Je ne suis qu’un détail de l’histoire
L’issue de l’illusion arrive
Est venue
La matière vierge peuple les mots
Les mots sont inutiles

 

L’accélération cède à mon art

Je ne suis ni mesurable ni quantifiable en poésie moderne
A mon geste d’écrire on me reconnaît
Non
J’écris sans dimension ni syntaxe
Je suis le grand absent des mots
J’incarne une évidence
Une option aussi
J’évolue dans des directions contradictoires
Jusqu’où aller pour voir
Et jusqu’où vont les signes
Ma guerre est mentale
Mon combat est total
Je libère un espace en écrivant
Je fais le guide aux nouvelles générations instables
Car il le faut sans doute
Avancer
Il me manque ce quelque chose à travailler
Ce mouvement rapide et droit
Porter le poids de pas grand-chose m’accable
L’accélération cède à mon art

J’écris parce que je me sens sale

Mon texte est blanc comme un silence blanc
Je suis l’instrument de mes mots
C’est moi l’ange défait
Oui l’ange malmené
Je ne suis rien de bon
Rien ne se passe dans mes écrits
Le bide
Ecrire est-ce être là
Plus question de lâcher prise si près du but
Les murs ne veulent pas céder entre eux
Les murs porteurs fléchissent
Plient
Et finissent par rompre enfin
L’équivalent du poids des mots pour le poète
Désormais je soigne mon langage et je cesse d’écrire par intérim
Mes mots ne sont plus quantifiables ni vérifiables
On ne transgresse pas la poésie on la dépasse
On la réprime aussi
J’écris pour aérer de l’intérieur

 

Le grand Ennuiement*

Pour écrire il me faut ce quelque chose à perdre
J’écris comme d’autres écrivent
Je plagie les petites frappes de poètes en herbe
Les cadors aussi
Oui
Je me la pète grave
Mais qui peut le faire à ma place
J’écris seul et ne m’en porte pas plus mal
Au fond j’écris pour me cacher le sexe avec des alphabets usés
Mécaniques
Je bande avec les mots des autres
Mes couilles sont sèches
Je m’en vais vers les mêmes départs tous les jours
Car je suis en retard de phase
Vers quel prochain suicide renaître
Un soir de sud
J’écris pour retenir le peu qui change
Et en effet le peu me change
Les civilisations de l’espace s’annoncent

*Néologisme d’ennuyant

 

Je m’égare magnétiquement

La gravité plombe mon âme
Les écrits de jeunesse bavent sur la page
On s’en fout
On s’en fout de l’auteur
On réclame ses mots
Ses poèmes
On peut blesser les mots d’enfant sans le vouloir
Puis-je être ailleurs et sans racine
J’ai un destin d’enfant
Comme un rien d’ordinaire
Un poème
Une vie
Les jeunes auteurs écoutent juste au-dessus de moi
Je les entends parler entre eux
J’écris mais pauvrement
J’écris par accident
D’ici ce soir mes mots ne compteront pour rien
Passage à l’acte de ne plus écrire
Revenir au strict nécessaire
Œuvrer dans les bas-fonds des plafonds bas
Jusqu’’à percer tous les secrets

 

D’une haute technologie d’écrire

La beauté de mes mots se dégrade avec l’âge
J’écris pour en tirer des présages heureux
Je m’égare magnétiquement
Je me perds des yeux et du regard
Mon langage intérieur n’est qu’un pauvre réflexe
Un réflexe de trop
Un code m’interdit d’écrire
Je m’exerce au rien
Rien de correct ne sortira d’ici
De ce poème
Et quoi d’autre
Je suis de ceux préposés au langage
Au style rétrograde aussi
Je doute d’être vrai
Pourtant j’écris à la source des mots
Car la fin du voyage est encore le voyage
Me faudrait-il séparer l’écume de la bave ?
Sans force d’expansion
Quel seuil faut-il franchir

Présentation de l’auteur




Leandro Calle, Le noyé, et autres poèmes

Traducción al francés por Bernardo Schiavetta

Le serpent de bronze

Moïse éleva le Serpent d'airain dans le désert
et tous ceux qui avaient été piqués
ont été guéris rien qu’en le regardant.
Et moi, transpercé par l'amour, que puis-je faire ?
Ciblé adroitement par le poison de tes yeux,
où dois-je regarder pour trouver mon salut ?

La serpiente de bronce

Moisés alzó la serpiente de bronce en el desierto
y todo aquel que había sido picado,
la miraba y quedaba curado.
Y qué puedo hacer yo, atravesado por el amor
inoculado por el preciso veneno de tus ojos
¿A dónde debo mirar para salvarme?

∗∗

 

Attaché au fond de la maison

Ma parole est liée
comme un chien
à l'arrière-cour de la maison.
Au fil du temps
elle est devenue enragée
et a commencé à ne plus me reconnaître,
Je ne peux plus la laisser en liberté
car elle mordrait les proches et les inconnus.
J’approche avec un bâton
sa nourriture et son eau.
Elle aboie toute la nuit.
mais je ne saurais pas la laisser mourir
et je la nourris ainsi tous les jours.
J'y suis très attaché.
J'aurais préféré une parole
qui m'accueillerait par des bonds et des léchouilles
en remuant la queue
mais, en notre pays
nous attachons les paroles au fond de nos maisons
et avec le temps, elles deviennent hardies
puissantes
et il arrive un moment où l'on ne sait pas
qui des deux aboie le plus fort.

Atado al fondo

Tengo la palabra atada
como un perro
en el fondo de la casa.
Con el tiempo
se ha vuelto agresiva.
Comenzó a desconocerme
y no conviene soltarla
porque muerde a propios y a extraños.
La comida y el agua
se la acerco con un palo.
Ladra toda la noche.
No la puedo dejar morir
así que todos los días la alimento.
Estoy atado a ella.
Hubiera preferido una palabra
que moviera la cola
que me recibiera con saltos y lamidos
pero, en este país
atamos las palabras en el fondo de la casa
y con el tiempo se vuelven bravas
poderosas
y llega un momento en el que uno no sabe
quién de los dos ladra más fuerte.

∗∗

Les chevaux qui viennent boire

à Hugo Francisco Rivella

Il y a des chevaux en liberté
qui viennent boire
de l'eau dans mes yeux.
Je sens les museaux et les narines
le brouillard de leurs souffles
et je ne sais pas d'où ils viennent
ni pourquoi ils s’approchent de moi
pour coller à mon visage
pour m'insuffler une inquiétude
que je n’arrive pas à nommer .
Il y a des chevaux qui arrivent
de loin, très loin,
ils foulent ma mémoire avec leurs sabots
ils agitent l'eau de mon fleuve.
Puis ils s’en vont
en laissant des nuages de poussière
vibrant dans l'air.
Après tout cela se dissipe
et la soif survient,
elle m’enfourche tristement
les flancs de l'âme.
Ces choses m'arrivent
quand les chevaux viennent boire
de l'eau dans mes yeux.

Bajan caballos

a Hugo Francisco Rivella

Hay caballos sueltos
que bajan a beber
del agua de mis ojos.
Siento el morro y los ollares
el vaho de su aliento
y ya no sé de dónde llegan
para qué vienen hasta mí
a pegarse a mi cara
a respirarme una inquietud
que no adivino.
Hay caballos que llegan
de muy lejos
me pisan la memoria con sus cascos
alborotan el agua de mi río.
Luego se van
y dejan nubes de polvo
que parpadean por el aire.
Cuando todo aquello se disipa
viene la sed
y me galopa triste
los ijares del alma.
Estas cosas me pasan
cuando bajan caballos
al agua de mis ojos.

∗∗

 

Le kimono rouge de Miahru

Et maintenant, dans mes nuits d'insomnie, comme la lune se reflète dans le
lac, ton kimono rouge tremble dans les eaux de ma mémoire. Et une voix
lointaine, murmure comme le vent entre les feuilles, me fait dire
doucement : Miahru, Miahru. Notre pauvre français était si pauvre qu'il ne
nous suffisait pas et nous avons donc adopté le silence.
Un matin, tu es arrivée en portant le désespoir sur l’épaule. La carte bleue
perdue, la dame de la pension à l’affût quelque part et ton besoin d'une
oreille, d'un mur solide où tes insécurités pourraient rebondir. Il ne me
restait plus un seul franc. Nous étions pauvres et nous avions tout Paris à
parcourir.
Et peut-être, Miahru, le plus important, c'est que nous étions jeunes. Jeunes
comme le dit la chanson de Charles Aznavour : hier encore, j'avais vingt
ans, je gaspillais le temps en croyant l'arrêter
...et c'est ainsi que me
reviennent ton kimono rouge, ces yeux bridés et ce sourire qui réussit à
traverser le temps.
Nous sommes vieux maintenant, Miahru, et j'aurais aimé te dire que je
t'aimais. Te demander si tu avais regardé le mont Fuji autant de fois
qu'Hokusai. Te dire que je viens des plaines, d’un endroit où le ciel fond
quand arrive le soir. Rêver de marcher main dans la main sous les cerisiers
en fleurs et murmurer en silence le poème de Bâsho : la nuit s’en va, mais à
l'aube, les cerisiers en fleurs renaissent
.
Quand le sommeil se refuse, tu viens, souriante, tes mains portent une fleur
sur le point de s’effeuiller. Je reste muet et les mots chancellent dans ma
bouche aux lèvres verrouillés. J'aurais dû te dire que je t'aimais Miahru,
mais je n'ai rien dit.
J'imagine des cerisiers en fleurs tandis que je cherche des poèmes d'Issa et
d'Onitsura. Je parcours les estampes japonaises avec minutie jusqu'au
moment où le sommeil commence me lécher les genoux. Il arrive avec sa
cargaison de sable et je laisse tomber dans l'oubli ce morceau rouillé de
mémoire que je croque chaque soir.
La fleur que tu tiens dans tes mains commence à se faner. Le sommeil
arrive.
Miahru, pourquoi reviens-tu, pourquoi les étoiles disent et me redisent que
j'aurais pu t'aimer mais que je ne l'ai pas fait ?

El rojo kimono de Miahru

Y ahora, en mis noches de insomnio, así como la luna se refleja en el lago,
tu kimono rojo tiembla en las aguas de mi memoria. Y una voz muy lejana,
un murmullo de viento entre las hojas, me hace decir en voz baja: Miharu,
Miahru.
Nuestro pobre francés era tan pobre que no alcanzaba y entonces usábamos
el silencio.
Una mañana llegaste con la desesperación colgando de tu espalda. La carte
bleu
perdida, la señora de la pensión al acecho y la necesidad de un oído,
una pared segura en donde pudieran rebotar tus inseguridades. Ni un solo
franco me quedaba. Éramos pobres y teníamos todo París para andar.
Y tal vez, Miharu, lo más importante es que éramos jóvenes. Jóvenes como
dice la canción de Charles Aznavour: hier encore, j’avais vingt ans, je
gaspillais le temps en croyant l’arrêter
…y así vuelve a mí, tu kimono rojo,
los ojos rasgados y esa sonrisa que supo atravesar el tiempo.
Ahora somos viejos, Miahru y a mí me hubiese gustado decirte que te
amaba. Preguntarte si habías mirado el monte Fuji tantas veces como lo
miró Hokusai. Decirte que soy de la llanura, un lugar donde el cielo se
deshace por las tardes. Soñar con caminar de la mano bajo los cerezos en
flor y susurrar en silencio el poema de Bâsho: termina la noche, pero
cuando llega la aurora, renacen las flores del cerezo
.
Cuando el sueño no llega, venís vos, sonriente con una flor entre las manos
que está a punto de deshojarse. Permanezco mudo y las palabras se
atolondran en la boca sin ningún resultado ante el cerrojo de mis labios.
Tendría que haberte dicho que te amaba Miahru, pero no dije nada.
Imagino cerezos en flor mientras busco poemas de Issa y de Onitsura.
Reviso al detalle las estampas japonesas hasta que siento al sueño lamiendo
mis rodillas. Llega con su carga de arena y hundo en el olvido el oxidado
trozo de memoria que muerdo cada noche.
La flor entre tus manos comienza a deshojarse. Llega el sueño.
Miharu, ¿por qué volvés, por qué las estrellas me recuerdan que podría
haberte amado y no te amé?

∗∗

Federico à New York

Il est là, le pédé,
il regarde les gratte-ciel et mâche des solitudes :
la solitude des foules
les rues bondées
(des bruits et des bruits et des bruits)
le cœur sous le soleil de la décrépitude.
Tout le monde danse au rythme des billets de banque
le roi de Harlem
–– portant une cuillère en bois ––
n'atteint même plus les crocodiles de ses coups
ni les singes,
il est le chef d’orchestre de la musique du monde
boum, boum, boum,
les bruits de votre cœur
boum, boum, boum,
et le bâton de la cuillère
se parfume des baisers de flics
la rivière se soûle d'huile d'usine
et ton cœur
reprend le rythme effréné
de cette ville qui sans être la tienne
est la tienne.
Il ne reste
qu’à ramener la lune
et l'accrocher sur le plus haut gratte-ciel du monde.
La lune, ta lune gitane
avec sa crinoline de fleurs blanches
l’enfant, la regarde, la regarde
l’enfant ne cesse de la regarder
Tu réalises aussitôt
que rien ne peut briller
sauf les dollars
et que ta lune
la lune de ton cœur
ne tient que dans ta poche
où elle est bien gardée.
Tu te places au milieu de l'avenue et tu cries
de toutes tes forces :
Oh Capitaine, mon capitaine
et alors il arrive
barbu et beau
avec une crinière pleine d'algues et de fleurs
il te serre dans ses bras et te dit :
c'est l'Amérique
et tu sens qu’il te palpe le sexe
et peu après tu découvres
que la lune, la lune de ton cœur
n’est plus dans ta poche
elle a été volée par ton capitaine.
Il court déjà par la Cinquième Avenue
en chantant la Marseillaise en anglais
...pars vite lune, lune, lune
si les gitans te voyaient
ils feraient avec ton cœur
des bagues et des colliers blancs...
Le pédé danse au milieu de la rue
et une larme verte tache la rivière des ombres.
Dans la ruelle
parmi les poubelles et les journaux empilés
une vieille femme montre du doigt le danseur
et le pédé imagine
le goût de la poudre à canon.
Le soir
en regardant la rivière
le Capitaine s'approche
et suspend la lune
au-dessus du Bronx entre des poulies bleu clair.
Sa barbe est transparente.
Capitaine, tu lui dis, quel son font les balles
quand elles pénètrent un corps ?
Le capitaine ferme les yeux
(il imagine)
boum, boum, boum, dit-il,
ça bat gaiment fort, comme bat ton cœur.

Federico en Nueva York

Y ahí está la marica
mirando rascacielos  y masticando soledades
soledad de las multitudes
calles repletas
sonidos y sonidos y sonidos
corazón al sol de la decrepitud.
Todos bailan al compás de los billetes
el rey de Harlem
-con una cuchara de palo-
no golpea ya ni a los cocodrilos
ni a los monos
ahora va directo a marcar la música del mundo
bum, bum, bum
suena tu corazón
bum, bum, bum
y el palo de la cuchara
huele a besos policiales
el río se emborracha con aceite de fábrica
y tu corazón
asume el ritmo frenético
de esta ciudad que sin ser tuya
es tuya.
Te falta solamente
traer la luna
y colgarla en el más alto rascacielos
la luna, tu  luna gitana
con polisón de nardos
el niño, la mira, mira
el niño la está mirando
De inmediato te das cuenta
que nada puede brillar
sino el dinero
y que tu luna
la luna de tu corazón
cabe solamente en el bolsillo
y la guardás ahí
te parás en medio de la avenida y gritás
con toda tu fuerza:
Oh Capitán, mi capitán
y él viene
barbado y hermoso
con la melena llena de algas y de flores
te abraza y te dice:
esto es América
y vos te das cuenta de que su mano te toca los testículos
y cuando querés darte cuenta
la luna, la luna de tu corazón
que estaba en el bolsillo
fue robada por tu capitán
que corre por la quinta avenida
mientras canta en inglés la marsellesa
huye luna, luna, luna
si te vieran los gitanos
harían con tu corazón
collares y anillos blancos
La marica baila en medio de la calle
y una lágrima verde mancha el río de sombras.
En el callejón
entre tachos de basura y diarios apilados
una anciana lo señala con un dedo
y la marica imagina
el sabor de la pólvora.
Por la noche
mientras mirás el río
se acerca el capitán
y cuelga la luna
por arriba del Bronx entre poleas de color celeste.
Su barba es transparente
Capitán, le decís, ¿cómo suenan las balas
cuando entran en un cuerpo?
El capitán cierra los ojos
imagina
bum, bum, bum, le dice,
suenan como tu puto corazón.

∗∗

Leandro Calle, Federico en Nueva York, Ediciones del Callejón.

Germán

Germán
est peintre.
Il m’a dit
qu’il ne s'est jamais ennuyé
qu’il peint toujours
qu’il aime voyager
qu’on lui fait une dialyse
3 fois par semaine.
Il m'a offert un tableau
Je l'ai raccroché directement
à ma langue
pour ne plus jamais me plaindre.

Germán

Germán
es pintor.
Me dijo
que nunca se aburrió
que siempre pinta
que le gusta viajar
que se hace diálisis
3 veces por semana.
Me regaló un cuadro
que colgué directamente
de mi lengua
para no quejarme más.

∗∗

Un noyé

La violence de l'eau est passée sur l'île
elle a tout transporté
jusqu'au dernier souffle
elle a pris aussi
la vie de ce garçon.
Après,
nous avons regardé l'eau brune de l'inondation
sachant que dans son estomac boueux
il y avait un corps.
Mais où ? Où chercher dans cette masse d'eau ?

Une femme a apporté un pain.
Elle a conseillé de le jeter à l'eau
car, là où il s’arrêterait
on trouverait le corps.
Quelqu'un a jeté le pain dans l'eau.
Il a d’abord coulé
sans laisser la moindre trace
et ensuite il est remonté.
Plusieurs nageurs
ont commencé à chercher dans cet endroit
J'ai touché quelque chose, a déclaré l'un d’eux.
Ils ont plongé plusieurs fois.
Il y a beaucoup de courant, a déclaré un autre.
Une corde est apparue
et ils ont plongé de nouveau.

Le garçon était boursouflé
et l'eau sur le rivage
lui léchait les ongles
comme pour dire ne m'oublie pas,
comme pour dire, merci pour le pain.

El ahogado

La violencia del agua llegó a la isla
para llevarlo todo
hasta el último suspiro
y así también
se llevó la vida de aquel chico.
Entonces
miramos el agua marrón de la inundación
y supimos que en su estómago de barro
había un cuerpo.
Pero dónde, dónde buscar en esa masa de agua.

Una mujer trajo un pan
dijo que había que tirarlo al agua
que allí donde flotara
estaría el cuerpo.
Alguien arrojó el pan al agua
primero se hundió
desapareció
y luego salió a flote.
Entonces algunos se lanzaron al agua
y comenzaron a buscar.
Toqué algo, dijo uno de los hombres.
Se sumergieron varias veces.
Hay mucha corriente, dijo otro.
Apareció una soga
y otra vez se sumergieron.

El chico estaba hinchado
y el agua de la orilla
le besaba las uñas
como diciendo no me olvides
como diciendo, gracias por el pan.

∗∗

Le fils

Il y a deux ans
mon fils est entré avec nous
à la librairie
Le miroir
et il a pris un livre de Lénine
que nous avons ensuite
remis à sa place sur l’étagère.
Après
il a saisi l’un des tomes du Capital
et enfin
il est sorti en courant
vers la rue piétonnière
avec un livre de Hegel.
Je crois qu’il ne sait rien
encore
de la méthode dialectique
ni du matérialisme historique,
mais cependant
j’ai presque la conviction
que pour la CIA
mon fils serait déjà
presque un terroriste.

El hijo

Tiene dos años
y apenas entró
a la librería
El Espejo
sacó un libro de Lenin
que luego
devolvimos a su estante.
Después
agarró un tomo de El capital
y por último
salió corriendo
hacia la calle
con un libro de Hegel.
Intuyo que todavía
no sabe nada
del pensamiento dialéctico
ni del materialismo histórico,
pero sospecho,
sin embargo,
que para la CIA
mi hijo
es casi un terrorista.

∗∗

Ils émasculent le mot

Ils émasculent le mot
et que peut-on faire d'un mot mutilé ?
Un mot qui n'a aucun moyen
de s'accrocher à la terre
mot sans sperme
vide comme une coquille vide,
sans le blanc et le jaune de l’œuf.
Rien ne peut être fait
avec le mot châtré
mais un autre mot peut être conçu
une parole féconde et pleine
comme le mot arbre
que nous enracinerons au centre de la vie.

Ellos castran la palabra

Ellos castran la palabra
y qué vamos hacer con una palabra mutilada.
Una palabra que no tiene
manera de agarrarse a la tierra
palabra sin esperma
vacía como un huevo vacío
cáscara.
No se puede hacer nada
con la palabra castrada
pero se puede crear otra palabra
una palabra fecunda y plena
como la palabra árbol
y plantarla en el centro de la vida.

Présentation de l’auteur




Sara Cohen, Derrière la tête et autres poèmes

 

la poésie c’est ce
qui est
derrière la tête

tout ce
qui n’entre pas
dans le format
tête

un geste inachevé
de ton père
mort il y a déjà si longtemps

une conversation anonyme
qui t’arrive par hasard
droit aux oreilles

de ne pas savoir si
tu t’es trompé
ou non

des feuilles qui changent
des saisons qui passent

et une lumière
qui en l’allumant
au crépuscule
te donne envie
de pleurer

c’est un peut-être nous

l’inflexion d’une voix
le mot qui ouvre
la plaie dans la peau

des pas qui retentissent
rapides sur le trottoir
c’est peut-être une fuite
ou une urgence
de celui qui s’en va
à une rencontre
des hésitations
qui anticipent
quelque déception
ou qui mettent en doute
tant d’emportement

regard incomplet
que rien n’embrasse
dans la nuit
des sentiments

il n’y a pas de défense
pour ce qui se loge
derrière la tête
seulement des mots

tu t’assois sur un banc
qui dessine son ombre
sous l’éclairage
au risque de tomber
dans le vertige
des changements

les sens entrent
en contradiction
et alors tu cherches
dans le flash
de la photo
à rétablir
la primauté
de l’image

il n’y a rien pour s’alarmer
ce qui n’entre pas
dans le format
tête

reviendra dans la poésie

(de Detrás de la cabeza, Paradiso Ediciones, Buenos Aires, 2018. Traduction Louise Desjardins )

L’énigme de l’heure

à tant dormir
et rêver, le faible fil
du souvenir s’est frayé
un chemin vers lequel affluent
les visiteurs

des années et des années reviennent
et une certaine heure

l’heure de la peinture
de Giorgio de Chirico

est une énigme

une heure qui ne change pas:
trois heures moins cinq

je vis en parallèle
des souvenirs
petits papiers
pliés au vent
histoires du passé composé

je suis allée à tant d’endroits
petits couloirs sans but
qu’en vivant inaperçue
un appel
-courage de la parole-
frémit la flamme qui réveille
le désir et je cherche à savoir

ce que recèle cette peinture
flot sans limite de pensées
qui évoquent des heures qui ne sont
pas trois heures moins cinq

peut-être que cette heure immuable
héberge toutes les heures?

depuis que Paris s’est mis
à l’heure de Berlin
le cours des heures
a changé
pour ta mère
et le continent a changé
par l’entremise d’un bateau
et d’un voyage

tu t’es demandé sans certitude
aucune qui puisse te protéger
si ta mère avait gardé
l’espoir de revenir à Paris
une fois la ville libérée

si à tel point on peut
changer un destin
il est évident que
chaque heure est unique

le souvenir frappe
à l’intérieur
d’une coquille
au point de la briser

les photos éparses
sur un tapis persan
-celui de tes grands-parents-
dialoguent entre elles

rêves et visiteurs
jouent avec une plénitude
qui deviendra
absence

l’heure de Giorgio de Chirico
te questionne, de son immuable
aiguille
à trois heures moins cinq

(de El azar del recuerdo, Paradiso Ediciones, Buenos Aires, 2021. Traduction Louise Desjardins)

Beauté

Il s’endort au milieu de la conversation
voit une partie du film, n’est pas encore dans l’autre

Le train a changé de voie il dormait
et quand nous sommes entrés dans un tunnel il s’est réveillé
-mais non- a-t-il dit- ce n’est pas notre train
il y a une erreur

Il faut chercher cette correspondance
pour qu’on retourne
dans la bonne voie
si tan est qu’il y en a une

J’aime être perdue:
quand il croyait que nous étions
dans la bonne voie il dormait
maintenant qu’il est réveillé il cherche

Une plage ne ressemble pas à une autre
ni une gare à la suivante
les ponts nous désorientent
Les fils avec lesquels le Diable
tisse la toile sonrt ceux de la beauté

Je vibre dans la beauté qui me perd
je préfère ne pas savoir où je suis
lui pas. Il s’exaspère, il ne peut pas dormir
parce qu’il ne sait pas encore où il va

Le train ne s’arrête pas
moi non plus

(de El murmullo y la incertidumbre, Ediciones en Danza, Buenos Aires, 2009, et Les Éditions de la Grenouillère, Québec, 2019. Traduction Louise Desjardins)

Présentation de l’auteur




Christiane Simoneau, ENIVRÉE DE VENT … et autres poèmes

QUIJESUIS refait surface
submergée dans les abondances
elle étend
ses millions de pensées
sur ses kilomètres de peau
déjà étendus sur les sables chauds
de la détente

Par temps clair QUIJESUIS
vogue dans les eaux calmes
se laisse bercer par l'impulsion
de son intuition
où la transparence des évidences
annonce
une avancée prolifique 
revitalisant
ses neurones en pleine action

Profitant de vents favorables
pour donner de la voile
à ses milliers d'éoliennes
ventilant ses espaces
   QUIJESUIS se repose
honore la tranquillité
grimpe
au mat des échappées
se grise d’intimité
jubile de plaisir
en observant
la nature l’embraser
sous les ailes de la félicité
Quelque part ici
dans les hauteurs fragiles
murmures
de l’immuable

(À tous ceux et celles que la nature inspire …)

C. Simoneau, photo Roland Milette, peinture virtuelle Pablo Poblète, 2023

FRAÎCHEUR DE L’INNOCENCE

Je l’observe
enjouée
dépliant les pensées
comme on déplie
la souplesse
sur la couverture
des émerveillements

Elle s’étire
déroulant les aperçus
comme on déroule
un sentiment
pour en examiner
le galbe
des intensités

Elle conjugue
les similitudes
s’amuse d’étonnement
avec la longueur des imaginaires
parcours sensoriels
au carrefour des impressions    

Elle s’aventure tendrement
      jongle
avec les octaves
sans bagage de référence
multipliant
les ailleurs ici
les ici vertigineux
occupant ses terres fertiles

(En observant ma petite fille Sarah … Poème dédié à toutes les petites filles de ce monde)

 

 

Danse des multiples, Encre, C. Simoneau, 2019

CRÉER L’IMPENSABLE …

L’impression embrasse l’imaginaire
les yeux jonglent avec l’ingéniosité
dévoilant de mystérieuses constructions
soulevant
les interrogations d’abstractions
déroutant le réel ...
les lignes deviennent des corps à corps
les courbes des oasis de plaisir
les points des îles à découvrir

Les vides et les pleins
dessinent des musiques avec l’impulsion
faisant valser les rires
jazzer la théâtralité
ponctuant les interludes
dans les hauts et les bas
des raz-de-marée de la création
où le temps
oublie les lassitudes de la quotidienneté
nourrit les gourmandises d’évasion
suscitées
par la poésie de la matière

Étendue sur les fragilités
l’expression joue avec les audaces
caresse les subtilités
fertilise l’ivresse des possibles
      glorifie
la liberté de créer

(Poème écrit pour mon grand complice, poète-artiste multidisciplinaire, dramaturge, dans le cadre d’une exposition et du Festival international de la poésie)

 

 

 

Construction mystérieuse, photo C. Simoneau, 2023

UN MONDE À DÉCOUVRIR

Dans ce monde à découvrir …
les saisons se dévoilent
brillent dans les yeux
courtisant les réalités
voguent
dans les ondes évasives
d’instants imprégnés
d’ambiances

Dans ce monde à découvrir …
les saisons
mettent en scène
des univers parallèles
suscitent
l’éclosion
la matérialité immatérielle
      créent
des pèlerinages
gantés de mondes

Dans ce monde à découvrir …
les saisons se racontent …
les reflets
s’affichent …
dans une mer multidimensionnelle
à l’intérieur
d’une multitude de fresques
d’humanité en transit …

(Durant une résidence d’écriture en Guadeloupe, en 2024)

 

 

 

 

Un monde à découvrir, photo C. Simoneau, 2022

HABILLÉ D’IMAGINAIRE

Habillé d’imaginaire
mon corps parcourt le monde des pensées
           en explorant
la MAGIE des interrogations cousue d’insondables
avec des airs de liberté
débordant de virtuosité
pour prendre le large des idées fixes

Habillé d’imaginaire
mon corps effleure
l’immensité des territoires à découvrir
voilées d’intempéries
coiffées d’amour avec soif de créer
brave les jours
remplis de mystères
pour défier le temps
vêtu de mirages

Habillé d’imaginaire
mon corps résiste
à l’heure où le jour se lève
s’allonge à l’ombre des réalités
dans le hamac des sublimations
s’envolant
à l’aventure …

(Écrit dans le cadre du projet ‘Habillé d’imaginaire / 50 ans - 50 bannières - 50 artistes et poètes’’ que j’ai organisé dans le cadre du 50e anniversaire de la Galerie d’art du Parc, Trois-Rivières, Québec)

Magie des virtuosités, photo C. Simoneau, 2022

À FLEUR DE PEAU                                                                       

Abandonnant sa terre natale
asséchée
par la maltraitance
les pensées cadavériques
se posent
sur le radeau des espérances
la vie
recherche terre d'accueil
propice
à la floraison des idées

Déraciné
au plus profond de ses convictions
réfugié
dans ses territoires intérieurs
l'espérance entrevoit l'espoir
dans le regard des enfants étoilés
brises de renaissance

Habitée d’agitations
la terre
secoue les horizons
le soleil
attise les ardeurs
le vent
calme les blessures
le printemps se réanime
le cœur bat
aux rythmes des audaces

(En réaction à toutes les guerres qui se déroulent partout dans le monde …)

 

 

 

 

 

Terre natale, photo C. Simoneau, 2021

JEU D'OMBRES

En cherchant
l'ombre
de mon ombre
j'ai trouvé
l'ombre
de l'autre

L'ombre de son ombre
portait
l’apparence discrète
de son refuge
à l’abri des ombres errantes
évitant de perdre son ombre
dans les apparences

À son insu
un intrus d'occasion
s'aventure d'aventure
projetant des ombres étranges
faisant ombrage
à sa timide vraisemblance

Sans l'ombre d'un doute
l’ombre de son ombre
aperçut
l’ombre de mon ombre
en pleine exploration
des ombres de passage

En cherchant l’ombre
de mon ombre
j’ai entrevu
l’ombre des ombres
allongée
sur l’univers des univers

(Entre réalité et virtualité … le jeu de la vie)

L’Ombre de moi-Même, Encre C. Simoneau, 2020

REFUGE

J’ai mal à mon HUMANITÉ …
j’étouffe dans ce brouillard d’être
je crie des soupirs, hurle des larmes
de m’être trahie, abandonnée maintes fois
dans l’immensité de mes univers intérieurs

Prisonnière en cavale envahie de doutes
qui momifient trop souvent les intentions
je marche en QUÊTE d’affranchissement
dans l’étendu infini des magnificences
clignotant à l’horizon de QUIJESUIS

En errance momentanée, portant mon refuge
parfois léger, parfois lourd de sens obscurs
je vagabonde dans les sentiers de ma destinée
explorant les fécondes INSPIRATIONS créatrices
en appétit de vie, de survie existentielle

Je m’aventure sur des territoires sauvages
avec fougue, enthousiasme, amplitude
dans les méandres de la quotidienneté
triturant les curiosités de ce MONDE
où par temps clair, j’aperçois les joyaux
enfouis dans les abîmes du temps

Seule maître à bord, solitaire à l’affût
amarrée dans les ports psychologiques
des rencontres, je sillonne les CHEMINS
en appétit de nourritures essentielles
j’observe, apprivoise, apprend à aimer
à semer la vie par vents et marées

J’écris, je sculpte mon quotidien de pourpre
forge des alliages, des alliances
compose des suites parfois déconcertantes
avec les cohérences, incohérences du moment
IMPROVISE des embrasures déstabilisantes
dans les ancrages qui m’habitent 

Assoiffée de QUIÉTUDE, de latitude, de sublimation
Je chevauche le présent, ensemence les secondes
parcours amoureusement les douceurs lumineuses
Avec des rires cristallins, j’écume les instants
brise les barrières de l’obscurantisme
crée des ouvertures dans la BEAUTÉ des imperfections 

De passage, je MÉDITE, espère en silence
le printemps des libertés …

(Poème composé dans le cadre du projet de Lise Barbeau - Denis Dion D’encre et d’acier, ainsi sois-tu,
présenté au Musée québécois de culture populaire, Prison de Trois-Rivières, Québec)

 

Refuge, photo C. Simoneau, 2022

Présentation de l’auteur




Samir Moinet, EFFONDREMENT

Il n’y a pas d’effondrement

Des civilisations

Des bourses

Des relations diplomatiques

Des écosystèmes

Du climat

Des règnes

Des bâtiments civils

Des avancées sociales

Des identités

Du langage

Du bon sens

 

Il y a

L’effondrement

Permanent

De l’humain

 

Les pansements manquent

À couvrir l’artère perforée

Par la graisse

Pour accompagner

La mort lente et vulgaire

De l’humain

 

Nous devrions le bâillonner

Qu’il arrête de se vomir dessus

Dans un flot d’injures et de couteaux

Il faudrait créer un pays EHPAD

Qu’on en finisse

Sans visite sans moyen sans bonheur

Il faudrait qu’on se parque

Dans un de ces foutus camps

Aux États-Unis, en Tunisie, en Allemagne, en Russie, en France, en Espagne, en Namibie, à Cuba, en Chine…

Traître humanité sale humain sale

Il faudrait qu’on se donne

Au fusil automatique

Pris en photo par une balle argentique

Immortaliser le moment

Il faudrait cet hiver

Qu’on fasse une bonne bataille

De boules de napalm

Il faudrait enfiler nos bottes

Sur ce parterre de dents cassées

Prendre le chemin des ossements

Sans école sans concorde

Cimetière humain

Notre temps

Est un cimetière humain

 

Il faudrait pour sourire que je déchire mon visage en un large horizon nouveau

Ne plus être

Humain

 

La cage thoracique n’enveloppe plus rien

            Défaitisme !

Les yeux ne pleurent plus

            Mensonge !

La Terre va-t-elle cesser sa rotation ?

            Un jour

            Éclipsera

            Nos traces

 

Au bord de l’œil du gouvernant

Une larme peut-elle encore tomber ?

Faut-il la chercher à la bêche

Quand la complainte ne suffit plus ?

Faut-il pelleter dans son regard froid de bœuf ?

Et nous les fourmis rouges d’amour

Sommes-nous des bœufs en puissance ?

 

Le temps est fini de demander

 

Je suis coupable

Gonflé vorace obèse

De ce pays

Je mange l’électricité jusqu’à déplacer le soleil et violer la nuit

Je mange l’autre et ne suis pas à sauver

Ma parole

Ma révolte

S’embourbent

Ma bouche est pleine d’une bouillie infâme

Qui m’étouffe et m’affole

Il faut bien cracher et n’ai pour crachoir

Que mon visage semblable si semblable

 

Ma voix de farine se veut bien blanche

Pour le bon pain à rompre

Mangeons ceci est ma voix

Mangeons de l’oreille et de la langue

Ma voix ne s’effondre pas

Elle s’esseule

Et s’essaie

Et pourtant

Rien !

 

Une voix peut faire pleurer

 

Ô mes lèvres alourdies de peine

Molles et lâches

Guimauves rouges étendues

Les roses sont mortes

 

Pouvez-vous dire encore

Le brin de l’espoir dans un bouquet au cimetière ?

Pouvez-vous faire de l’autre

Une voix qui s’anime ?

 

Rotation claire de la respiration

Horloge mal réglée du cœur

Bombe giratoire Bombe attendue

Comme le messie

Fanatiques de la paix

Explosez votre cœur

Là-bas plus rien que du bruit

Et des cris violents

Qui tempêtent s’abîment s’éboulent

Dans le silence lourd des truands

 

Le truand

C’est la silhouette épaisse

Où l’on ne distingue plus ou trop

L’humain

 

Terreur ! Ô mes lèvres alourdies de peines

Molles et lâches

Déchirez mon visage

En un large cri

Horizon perpétuel

De notre Troisième millénaire

 

Moi tas de chair vieux de milliards d’années

Le moindre atome qui me traverse

A la fièvre

La fièvre de ses frères atomes

Tremblant sortant

Des dépossédés

Partout pleurant mourant

Des tas de morts aux atomes fuyant

 

Tambour de nos visages écartelés et joints

Frapper sur nos yeux nos nez nos bouches nos cheveux

Battre la marche chaotique des chamois

Que l’ordre ne soit plus jamais un avantage

Le rythme neutre et ferme des politiques à abattre

Par la même occasion emmenez ma voix qui n’ose pas aux dépotoirs des lâchetés là où repose
mon cerveau dysfonctionnel

 

Et partout la fuite des peuples

On a pris leurs maisons pour des bougies

Voulu allumer la mèche

Chanté pour le bien la sécurité le bon sens

Nous n’avons entendu qu’un cri sourd

La chouette n’hulule plus

Il n’y a plus de jour plus de nuit

Ils s’enfuient quand on voudrait nous couper les bras dire non ne venez pas trop tard trop sales
trop sombres

Ils n’ont plus de jour plus de nuit plus de terre

 

Ô mes lèvres alourdies de peines

Cernes du ciel et de la terre

L’horizon de mes dents

Creuse une langue intérieure

 

Mansarde sur deux épaules

Nous ouvrons les fenêtres

Face au cosmos

Silence

Le néant puis quelques étoiles

Descendent et s’installent

Dans notre tête

 

Nous n’avons plus de jambes pour piétiner

Plus de jambes pour nous tenir debout

Nos jambes elles sont illusoires

Nous rampons

Ne vous fiez pas à notre corps

Nous longeons le sol comme des blattes

Ou des vers luisants

Nos jarrets on les a coupés broyés

Dans les écrous de l’ascenseur social

Ils en feront du carburant

Nous n’avons plus de bras pour écrire

Plus de main pour tenir un stylo

Nos lettres sont fausses

La langue on nous l’a volée

Stérile la langue est stérile

Nous avons imagé une voix

Avec nos yeux révulsés

Une voix qui regarde par la mansarde ouverte

Le néant puis quelques étoiles

 

Humanité-cul-de-jatte

Humanité-tronc

Le soleil peut-être va-t-il nous donner la lumière

Et la pluie nécessaire

Pour que nous repoussions ?

Mais nous n’avons rien à attendre

Ni de la matière

Ni d’un dieu

Nous n’avons rien

 

On nous roule comme des ballots de paille

Nos révoltes ne leur font pas plus peur

Qu’un épouvantail au fermier

Nous sommes la tête coupée d’Orphée

Qui persiste et chante et pleure

Sa mansarde ouverte

Le vent passe et râle quelques souvenirs

Glacés

Nous avons froid dans la pensée

Froid dans les os

Nous avons ouvert le haut de notre mansarde

Pour nous enfuir si nous le devions

Et nous restons

Nous restons

 

Humanité-tronc vulnérable

N’importe quelle poussière qui entrerait

Par le haut de notre conscience

Nous détruirait

Mais l’ennemi est trop gras de ses billets

Et ne passe pas notre porte

Humanité-tronc nous ne pouvons

Que nous affaiblir davantage

Nous affaiblir

Totalement

Nous nous effondrons pour n’en avoir plus rien à foutre

D’être à terre au fond sans bras ni jambes

Nous nous effondrons pour être aussi vastes

Et insaisissables

Que ce néant dans notre mansarde

 

Nous nous allégeons davantage que le corps

Pour être plus léger que la torture de nos frères

 

Mansarde sur deux épaules

Nous ouvrons les fenêtres

Face à l’autre

Une voix point à point

Le néant puis quelques étoiles

Lumière des feuilles automnales

Éclat du déclin

 

Pour ceux qui désirent encore

Remonter de leur corps de chenille

J’ai assemblé vingt-sept pierres

Et vingt-sept colonnes

Pour notre ennéagone

Pour ceux qui peuvent encore

Saliver de leur peau de chenille

Arriver en haut des colonnes

Là où la mansarde s’ouvre

Au néant puis quelques étoiles

Peut-être

L’être

Présentation de l’auteur




Jules Masson Mourey, Arlet

Ainsi Arlet mon enfant chéri t’ai-je donné – pardon oh mille fois pardon c’était sans y penser vraiment ! – une âme horriblement furieuse et charitable
le lendemain matin du Mardi Gras qui est l’exact jour du calendrier où il fallait bien que tu naisses enfin de ma chair car j’avais mis dessus dès la chose faite une image découpée de la douce figure de la Très Sainte Vierge Marie de La Mer des Antilles
c’était là donc que tu devais naître avec les deux confettis en or coincés derrière chacune de tes paupières collées et ta peau qui sentait bon la salive et le sang comme celle des très jeunes chiens-tonnerres
déjà au fond de ta bouche acérée et de tes oreilles grandes ouvertes il y avait loin depuis très loin oui oui le goût des fastueux soupers de viandes de barracuda de porc sauvage d’écrevisse et d’eaux de canne et les gros bruits de bombes et les étincelles mauves et vertes des feux de Bengale montés plus hauts que les plus hauts arbres quadricentenaires de toute la Confédération caraïbe
ah quel office Bon Dieu !

il fallait voir les chars dressés façon tentes et véhicules aux coins des petites rues noires les beignets farcis jetés en moulins à la foule primitive les caraques accostées retour de pêche et cette fanfare extravagante faire rebondir jusqu’à l’agonie les organes trop frêles des céphalopodes de la baie de Saint-Pierre
(les vivats)
il fallait voir les montreurs d’anacondas – d’anacondas femelles bien entendu puisque les mâles sont beaucoup trop réputés pour leurs méchantes sournoiseries – les vendeuses de crèmes glacées multicolores les meurtriers et les arnaqueurs encravatés fleur à la boutonnière crachée comme une dent rouge les faux éclopés les cheveux si sombres si bien peignés en raie de chaque côté des avocats sortis de leurs études pour regarder béatement le grand ciel éclaboussé
il fallait voir les quarts de melons engloutis à toutes dents les toutes petites chaussures et puis le traditionnel et bestial linge à fleur de lys maculé de jets limpides mis à la fenêtre passé minuit par les nouveaux noceurs
(les rosaires les toupies et les minuscules poissons)
il fallait voir enfin les têtes de diables croqueurs fichées dans le sable nocturne
après le charivari

revenons plus exactement à toi Arlet mon enfant chéri mon trésor que sais-je encore
pardon oh mille fois pardon pour les épouvantables promesses que je dois te faire bientôt
mais je crois qu’il y en a aussi certaines un peu moins navrantes et même de très joyeuses !
d’abord regarde voilà ton portrait peint sur bois de violette comme personne que moi ne t’a
jamais vu
les yeux maintenant bien ouverts calmes et durs comme ceux des fauves enfermés le nez plat
les lobes troués la taille étroite avec de longues jambes de coureur qui montent jusqu’au cœur
ainsi donc voilà aussi ton destin

tu es le marronneur des premiers jours de la saison sèche
et à cause de ce travail abrutissant il te faudra courir sans t’arrêter c’est-à-dire en fait jusqu’au
bout
sauf évidemment devant les oratoires pour te signer en bon chrétien pour étancher ta soif et pour
fractionner le pain de cassave
il y aura des solitudes et de l’ennui ça vraiment beaucoup et l’araire aiguisé et les deux bœufs
énormes qui rayeront systématiquement tes épaules en vomissant leur langue – ils n’arrêteront pas
il y aura des muretins à enjamber en te cachant le regard pour ne jamais voir à travers la forêt
les terrifiantes maisons illuminées de l’intérieur gardées par d’immenses nègres osseux devenus
tout à fait sordides
il y aura des massacres et des processions pour s’en repentir en projetant des bannières
vers le haut et en balançant des encensoirs
par-dessus tout ton malheur il y aura la belle grande fille aînée du gouverneur d’Esnambuc avec
son parler de coulie
elle qui pour garder serrés dans son hamac brodé de motifs de coqs et de soleils couchants les
amants des villes frotte pendant sa toilette d’après l’amour au creux du large delta d’entre ses
seins lourds comme des sacs de café un quart de gousse de vanille – elle qui a l’attrait oh ça oui
pour les pierres et les métaux de gros carats que toi seul pauvre bourricot aura la veulerie de
poser sur ses cheveux et autour de son nombril 
jamais elle ne t’aimera pour rien au monde rien de rien
et tu n’y pourras rien
sache-le
et tu en seras parfaitement fou de rage

mais toujours je sais qu’il y aura ta main condoléante dans la mienne
et aussi pitié envers les grandes mendiances
et toujours il y aura avec toi le boum-boum familier du cœur des anciens défunts foudroyés à
l’horizontale une fois deux fois trois fois et même réduits à l’état de squelettes sous les gravures
des pierres tombales
il y aura la mer bleue qui suçote en rêvassant le bout des vieux membres rhumatiques de notre
île
je te dis que l’adoration des frères et des amis sera malgré tout ta fortune
mais songe à les adorer correctement en retour – ni trop ni trop peu

maintenant Arlet mon enfant chéri mon trésor mon prince
souviens-toi que la terre-perdue c’est la terre-aimée à jamais
et souviens-toi que cela ne fait rien
tout a déjà eu lieu et tout recommencera
tu y penses parfois toi-même
le seul et unique salut réside dans cette foi-là
l’eau de la Grande Anse qui t’asperge ce lendemain de jour de fête est la même eau qui à la fin
te reprendra

Présentation de l’auteur




Etienne Pinat, Acquiescement et autres poèmes

 

Dans le blanc
la vie dit oui avec ses yeux
éclaircie de neige nue
pâquerette fanée se dévore.

Le monde posé sur la tranche
au rebord même des choses
basculé dans le jaune.

Le sol liquide terre-éther
présence de l’absence
dans la dissipation.

Partout la transparence accueille
pleine lumière dans son creux.

Dans l’effacement solitaire et clos
c’est l’ouvert qui éclot.

Jamais l’acquiescement
n’a tant brillé qu’ici.

*

À CIEL OUVERT

Vivre
                       dans l’étonnement de l’eau
là où surgit
             la mousse d’une absence

Laisser
laisser poindre cela

Seul saura
ouvrir le ciel
avec cette absence échue

*

ÉCLOSION

Ouvert
le bleu du ciel

Le point du jour s’allume
sur le faîte de la lumière

Aérée dans le blanc
La passée du nuage

Le calme éclot
dans l’absence

*

Noir de la nuit
gorge nouée.

Approche du vide
à l’étrangère exquise.

Tu sais cela :
l’angoisse bat le sang.

*

Dès lors que l’épaisseur de l’apparence trop dite
fond dans la mémoire
le creux du monde est-il parole pour personne ?

Pourtant troué
le mot recueille encore
ton monde sur ma page :

Toujours l’écho
du sein dédié
à la part tue du monde.




Présentation de l’auteur




Isabelle Lagny, Les Mots et autres poèmes

1 - LES MOTS

Et si le silence
Etait mon langage…

Avide de savoir
Tu récoltes mes cils
La tempête qui me traverse
Tandis que je dessine ton nom
A la craie sur des miroirs

Mais si je penche la tête
Comprendras-tu ce geste-nuage
Perdu dans le bleu du jour ?

Alya, in Journal derrière le Givre, 1ère Ed. L’Harmattan, 2002, puis Ed. La lune bleue, 2018, et choix de poèmes d’Isabelle Lagny, recueil bilingue, Ediçoes ¼,  Belem, 2019.

2 – LA BLESSURE

                        à Salah Al Hamdani

Il est des gouffres qu’on ne peut franchir
On s’élance sans répit
On retombe immanquablement

Depuis dix jours
la radio se tait
Plus de nouvelles à entendre
rien d’autre que les drames d’ici
que l’on attise et que l’on éteint

Qui comprendra l’existence à notre place ?
qui retroussera ses manches
qui se jettera au feu 
au brasier de l’aube ?
Il faut du courage
pour éclairer les sillons du labour

Je voulais être l’unique
ta douceur volatile

Des pierres sous nos pas se sont mises à trembler
Un torrent de pierres
a dévasté
l’après-midi de notre vie

Je me suis agrippée à toi
suis tombée tant de fois
tandis que tu me cherchais ailleurs
perdu à l’horizon (…)

Blessure in Contrejour amoureux, Ed. Le Nouvel Athanor, 2016.

3 – RETARD

                        à ma mère

Tu  as oublié de revenir
Cela fait trente ans de disparition ocre
De plis infinis et de lignes blanches
Autour des paupières de ma mémoire

J’ai gratté le fond du fleuve avant de te quitter
L’ai déposé au fond de mes poches d’enfant

Où s’accumulaient crayons de couleur neufs
Et dents de lait

J’ai compté combien de fois tu m’avais embrassée
Puis j’ai plié des quantités de bateaux
Avec la même feuille
Pour attendre ton impossible retour

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

 

4 – VALLEE

Se laisser captiver par le remugle gris
Du ciel
Sonner des semailles au carillon des noces
Partout dans les boucles du fleuve décoiffé
Par l’orage
Tu rampais comme un crocodile éteint
Comme un géant épuisé par l’adversité

N’était-ce rien d’autre que le beuglement de l’hiver ?
La grande fatigue scintillante
Au-dessus de notre chemin dense ?

Gavotte d’un rouge-gorge atteint par la flèche
Dans une mare de ville
Pour conter la vie et la mort du fleuve
De la faune, de ses rives
Quand glacées d’incertitude
Elles annonçaient au voyageur
La fin du chemin embourbé

La Risle d’étiole ce matin
Autour des libellules en réunion
Le verger rend compte des pertes de l’été
Des fruits piquetés habitué à l’humus

Puis les nuées s’écartent
Comme deux paupières automnales
Et tu me souris enfin
L’idée irriguée par un bourgeon de lumière

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

5 – DES NOMS AU BOUT DES BRANCHES

                                   A ces millions d’hommes déplacés
                                               A Laurent Gaudé, écrivain

Exhalaison de feuilles roussies
Liste de noms
Flottant au bout des branches

La forêt ce matin est un concert de plaintes
Un refuge de poèmes exilés

Le blanc est tombé
Comme une lame
Sur le cœur de l’obscurité

Les cris des jacinthes des bois
Ont ridé le sang bleu du lac
Désormais elles nous donnent
A voir
La folie du vent

Ici nous sortions du noir
Et grâce à toi
Je capturais les cimes

Puis ils ont triché
Avec l’automne
Alors que perlait encore
Au bout du regard
Le souvenir de la louve

L’enfantement ne vint plus
Cheveux dressés
Robes lacérées
Nous avons appris
A refouler ces peuples
Dans des zones
Dépourvues d’amour

Depuis un rideau de grêle
S’abat sur les enfants nus

Jamais on n’aurait cru
S’habituer
Ici
A cette détestation de soi

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

6 – LE CHEMIN DES LUCIOLES

                                   à Lucienne, ma mère

J’ai égaré tous mes instants
Et ces champs de bataille
Qui gardaient
Mes soldats rangés
Dans le récit

J’ai égaré les livres
Les illusions de la sagesse
Et les manèges de l’enfance

Et je me suis trainée longtemps
Le long d’un chemin cahoteux
Comme la robe insoumise d’une mariée distraite

Puis tout au bout j’ai clamé
Que je voulais ma mère
Dans un souffle de réminiscence
Car elle n’était plus là

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

7 – LE SOMMEIL DU POETE

                        à Ivan et Ariane, mes enfants

Le sommeil est une brique
Déposé sur les draps
Des pensées arrosent le jour
Et amarrent les plaies de la nuit

Autrefois
Avec ma mère
Dans mes bras béants
Je reconstituais le monde
Pierre après pierre

Et je l’y faisais vivre
A ma guise
Elle et son sourire
Exhumé des décombres

Il y a ici
Dans les fractures de l’air
L’explosion du calme
Un déficit de violence
Et un nid pour la pensée

Il y a ici
Une porte
Qui claque doucement
Puis une voiture souffle l’aube
A travers ma fenêtre
La chaudière bourdonne
Et mon front se pose
Sur la traîne de l’obscurité

La respiration de mon bien aimé
Flotte sur les choses
Sur la plénitude des choses
Elle chérit le chant
De la tourterelle
Sur la table du printemps
Explore les draps frémissants
Dans le lit déserté
De la chambre nuptiale

Et au petit matin
Quand le jour
N’est encore qu’une lumière bleue
Les guerres sont finies
Les puissants sont morts
Et une coccinelle habite mon cœur 

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

8 – RIRES GORGES DE LUNE

                                   à Ariane ma fille

Mon étoile tremblante des vergers
Du feu et des collines
Rétive dans mes filets

Apprends-moi ta danse effrénée
Et étanche ces larmes d’insouciance
Incrustées comme des coquillages
Sur l’oreiller du jour

Qu’il me plait de sautiller avec toi
Sur les trottoirs brillants !

Mon adorée ma féline
J’ai chassé les fantômes de tes nuits
Avec des rires gorgés de lune
Et saupoudré ton aube
De mes espoirs fugaces

Tu te tisses un destin
A rebours de ma vie
A rebours ton empreinte
Sur les lignes de ma main

Oser encore – Hommage à Andrée Chédid pour le centenaire de sa naissance, Ed. PO&PSY érès, 2020.

Présentation de l’auteur




Gérard Cartier, Histoire naturelle

 

Le monde recommence        & volage
se perpétue        sur l’horloge arrêtée
à midi un pigeon solitaire        louant
le soleil & le vent        laudato si’
per aere        à rester sans voix…

*

Les couleurs oscillent sous le vent        gentianes
lis sauvages        troupeaux de chasse-mouches
& 100 rochers usés par le temps        nul désir
ici à nous harceler        l’éventail seulement
          des états de la matière        en quoi tantôt
pierre & tantôt herbe        se réincarner

*

Enseveli parmi les livres 3 longs murs
poèmes & romans La vie pensive
& l’aventure Tout à la fois l’ermite
& l’amant & tous les êtres inférieurs
de messieurs de Buffon & de La Cépède
qui bénissent le ciel ou sous la terre grasse
cherchent un instant l’improbable bonheur
Seul au monde & multiple

*

Grand soleil nomade enlève-moi Ma vie
m’est trop étroite Un jardin de curé
où un merle captif écoutant au loin
les oies s’enfuir imagine & se plaint
Trop étroite pour mes ailes de 7 lieues
aux plumes rognées…

*

À la tombée de la nuit les courtisanes
sur leurs patins de bois qui vont en riant
chasser les lucioles un lumignon rouge
& un long bâton pour attraper leurs proies
je ne sais qu’en dire si c’est de la débauche
ou de l’innocence allégorie…

*

Un parfum épais Cacao Criollo À nous
les colonies de palmes de nègres bons
comme avant la philosophie Eldorado
où de lourdes gousses pendent odorantes
dissimulant dans leur moite pénombre
des serpents tachetés férus de morale
& des filles aux seins pointus Qui s’y frotte
devient si faible qu’il en oublie de vivre

Poèmes extraits de Les bains-douches de la rue Philonarde (à paraître, Obsidiane, 2025)

Présentation de l’auteur




Antoine Loriant, provençale

Il t’est un voyageur fidèle qui, loin dans le matin,
boit à la corne de tes yeux.
Et, l’étoile t’hommage,
publie ses pensées sur le sable.

L’exil est une conviction avec laquelle tu nais.
Bête de psaume dans le tintement des cloches
elle danse sa joie avec les épées, là, dans la digue, au-dessus.

Une moitié de lance,
bonne qu’à délirer les aveugles et les marées,
qui, foulée dans ton réveil,
habille chaque coquillage en oracle.

 

Provençale

Carillon dans le bois le feuillage osseux
plein de claquements de langue
saluent le cortège pourpre des étoiles.

Aux murs de l’été, tardives, elles viennent semer la rosée mauve
dans les ombres aux articulations mauvaises
et sur le rêve des marcheurs oubliés.

Sous le marteau de l’azur tombent des coins du ciel des alarmes
et avec le débris fou des pastoureaux.
Les voûtes de plumes abritent encore le secret des légendes perdues et le prix des mythes.

Bruns le jardin et la paille et les heures, humbles, qui somnolent sur les genoux du désastre.
Du vin des tournesols ayant perdu son or, coulé loin dans les astres,
Se tordent les fronts brisés au-dessus d’un matin précoce, oraison de poussière brune.

Cette constellation-là s’ouvre en signe mauvais
et fait bleuir le soleil du soir à l’image des jours anciens.
Le lendemain sombre en silence meurt dans la pierre.

Les larmes du blé viennent peser sur les épaules de la saison pour toucher au soir.
Un éclair rouge court dans les flaques de la nuit,
et un vitrail, là-bas, éclate de mutisme.

Les marcheurs d’omissions

Réduite entre les poings blancs des nuits successives,
Sous la poussière de l’astre lunaire, tour à tour,
le voyageur devient errant et le errant pèlerin.

À la sortie des cercles de leurs feux,
ils guettent dans le loin son visage dissous.
Leur joie chante le pourrissement noir du silencieux,
Chaque jour, avec leurs lèvres.

Des araignées s’encerclent à son cœur,
et ses mots déjà sont gagnés par la viscosité de la soie.
Comme phalènes penchées sur le vide ils viennent confesser leurs aiguilles,
et lui reproche le manque de lumière qu’ils lui dévorent.

Le devance un soupir qu’il ne souvient pas avoir poussé.
Le nœud de ses mains bouleversées se referme sur un orchestre
Dont lui seul suppose la gratuité.

 

 

Jus absentis

Juste au front de la loi,
juste,
les régiments avariés
t’accordent du bas de leurs hivers passage.

Juste derrière le verre du jour,
juste,
celui qui toujours parvient le dernier
aux quatre coins du sang, la forge.

Sans mots ce qui monte de la vie,
sans mots.
Les sépultures en file se passent la laine
gardée dans le coffre bleu de leurs bottes.

Tu jettes tout au feu de forge
juste.
Où gonflent les rivets d’or dépareillés
tu frappes et démontes et laboures l’héraldique mordu à blanc.

Ta main glisse juste entre le sommeil et l’enclume,
juste.
En vain tu t’es promis des armes contre le temps
Et les régiments te saluent de sous le charbon.

Sans mots ce qui monte.
Juste.

900 secondes et quelques kilomètres

Aux sommets du doute, nous glissions sur la pierre fendue de lumière.
Carburant d’ozone, le souffle pris dans un air à défaut sur un pur à vibrations de vaste.
Cible des couleurs polymères, soleil contre-soleil
Comme un éclair frappant la neige.

Un langage                                             - soupir
                                   de brandons                               en feu

Fusillant nos ombres contre l’enclume des duvets               mauves-
bleus,
                        fourrure des montagnes

L’odeur hachurée des convulsions […]

L’œdème-faisceau, rasant à fleur de silence l’oblique de la lande. C’est la fatalité de notre poussée qui nous devance et nous attend. Nous portons son action en nous, et malgré nous.

Nous ne croyons plus en son alignement parfait avec la limite de notre monde. Nous élisons son souvenir afin de pouvoir en parler sans jamais l’aborder.

Les freins amorcent la descente, et nous devenons les dolents de la cible.

Présentation de l’auteur