Marie-Anne Bruch, Cristallins secrets (et Doubles traîtres)

Décrue

Les veines font
moins de bruit que les vagues,
Les cils portent
moins d’ombre que les silences.

La maison a encore maigri cette nuit,
à l’aube les combles se sont vidés de tous mes rêves exagérés, de toutes mes peurs
extrapolées.

Le sommeil traîne ses dernières loques derrière l’armoire, sur le plancher des réalités toutes
crues.

Je plante mes migraines dans le verger neuronal puis je coupe la poire en deux.

La lumière fait brûler le vide des vitres et le trop-plein des instants morts.

∗∗∗

Délectations mordorées

La lune avait répandu partout
son odeur de cire vierge, ses pâleurs de cierge vicié.

On ne croit pas que la solitude bien ordonnée commence par soi-même.

La chair encore striée de sommeil attend pour s’abreuver le soleil aigre-doux.

La fin de la nuit ouvre le ciel sur nos visages.

L’hôpital se moque du charivari de la nostalgie et les ambulances traînent des acouphènes
dans les caniveaux.

L’hémisphère gauche, pour prendre quelque altitude, a toute latitude.

La fin de la nuit fait tomber nos paupières dans le tiroir à gants.

∗∗∗

L’averse en vitesse

Le ciel perd son temps,
La voiture épaissit sa carapace.
Les essuie-glaces ont de plus en plus de caractère.
Le pare-brise peine à ramer contre le mal au cœur.
La grisaille en travers de la gorge, on voudrait dessiner des étoiles sur les vitres.
C'est la condensation qui fait pleurer le soleil.
Les gouttes couinent comme des vieux métronomes.
Le cœur navigue à vue et la buée enfile des perles.
Maintenant, le ciel tombe en panne.

∗∗∗

Chambranles et vantaux

La peinture s’écaille,
La porte s’écarte.

Accrochées au bout des cils
les fluctuations d’un sommeil,
les ondes d’une solitude.

Résister au réveil –
Sous la douleur d’un rêve amputé,
les paupières
se déchirent de l’intérieur.
La peau comme un paravent de pierre
dissout l’enchantement.

Tenir debout –
le bout du pied cherche
les terminaisons nerveuses
de cette nuit épuisée.
Subir les subites démangeaisons
du plafonnier tyrannique.

Le café se résigne sans délai
à sa noirceur clairvoyante.
Le marc de mon mal-être
n’arrive plus à filtrer
le futur qui décante.

∗∗∗

Focus sur le flou

La simplicité de la vie
est une vaste cacophonie,
la lumière provient
toujours de sources impalpables.
Nos vœux cognent sans cesse
contre une faiblesse implacable.

Les horizons les uns après les autres
se chevauchent et se confondent
avec les doutes du voyageur.

Le monde dessine des ellipses,
des astres glissent sur leurs éclipses,
nos champs de vision sont
moissonnés par les ténèbres.

À force d’attendre
la pérennité du désir,
il s'est couvert de mousses.

 

Présentation de l’auteur




Anna Malihon, Poèmes

Traduction traduction d'Ella Yevtushenko

 

Sans-abri

Notre maison est
un bateau abattu
qui continue à ramper sur la terre desséchée
comme un gros coléoptère confus
il remue les rames
fouettant la crème du brouillard

Et nous, nous habitions dans une ancienne machine à écrire
les braves bâtards de la grand-mère Cyrillique
le sang encore chaud sur nos pierres tombales
se souvient du style d’auteur

Et nous, nous étions des papillons célestes
vivant dans une cloche d’église
mais les sons noirs ont frappé
nous dispersant en cendres

Maintenant nous sommes
devant la porte rouge cerise
de l’église Saint-Paul-Saint-Louis
Et l’horloge du soleil nous fouille avec ses tentacules

Geneviève fait des bateaux à partir de demandes d’asile
les laisse descendre la Sequana
les lettres gonflent d’une moisissure lilas

Elle termine un appel important et hoche la tête
- Laissez-les entrer

 

***

Quel oiseau es-tu ?
                                Les yeux en sapphire. La poitrine en soie.
Toi, l’étoile de cartes postales, la reine de timbres…
Pourquoi restes-tu là, sur la ville assiégée, sans partir ?
Qui te prendra ? Ils ne sont que des êtres humains
habitués aux pinsons et aux canaris intérieurs.
Chantes-tu pour les nôtres ? Ou bien pour les autres ?
Quels enfants protèges-tu discrètement des pattes sales maraudeuses ?
Petit oiseau, étoile, sorcière verte,
regarde, la fumée recouvre ta maison…
Sur la carte déchirée une goutte de sang résonne.
Oiseau, chante. Lorsque les nuages noires s’écument,
que s’étend le fil, se répand le son,
que la lune se précipite au-dessus du jardin,
que les corbeaux lui apportent l’automne blessé sur leurs ailes,
ta chanson coule le long des flèches d’églises.
Tu n’as rien dans ton petit bec que des sons bleus
dont tu as hérité comme des malédictions.
Les humains ont pris ta gloire, ton amour, ta fortune,
ô oiseau voyant, – alors tu ne les laisses pas dormir,
incapable d’ailleurs de réveiller aucun d’eux.
Voici ton renard apprivoisé et ta rose,
voici tes forêts denses et le treillis des jours calmes…
Qu’attends-tu d’eux ? Ce sont des morts,
laisse-les dans leurs guerres parallèles, leurs rêves et leurs films.
Aime toi-même et dure jusqu’à l’été, dure
jusqu'aux premières convulsions pour ce pays déchiré.
Ne reviens pas… ils ont leurs propres lois.
Mais l’oiseau s’envole au-dessus des terrils,
laissant tomber dans la nuit une plume émeraude

  

***

Cette forêt sur la ligne de défense
plus de noir que de vert
plus de sibilantes que de voyelles
Les âmes allongées de couleuvres suspendues aux branches nues
comme des points d’interrogation
la mousse attaque et avale les bêtes
un oiseau tremble entre les détonations
telle un ton chaud
Quelqu’un parle aux arbres
en silence
comme des femmes solitaires parlent aux pots de fleurs
et quelqu’un d’autre met des bandages sur l’herbe brûlée
Tout devient jaune et solide comme du bois
les sols sableux se fracturent
comme des biscuits
Mais les serpents sauvés font des nœuds sur les fissures
afin que nous venions au moins encore une fois et fassions l’amour
comme des bêtes sauvages
de sorte que les aiguilles de pins collent à notre peau
ainsi que les lourdes pivoines des nuages en haut
Cette forêt sur la ligne de défense oh cette forêt infernale
si peu de vert

 

Présentation de l’auteur




Patrick Hellin, À feu coulant

A l’établi s’exsude...

A l’établi s’exsude la résine
l’âpre bourgeon du matin

silencieux sous l’écorce
un sang trop jeune encore

pour vivre d’ombres

sur des labours d’automne
Le grain vert nuit à la meule

les reins se brisent
à boulanger une avoine si pauvre

Mais ton regard est là
qui se lie à mes prairies

On s’exagère...

On s’exagère le précis

lorsque le flou préside à la vague

et que le ferme s’égare dans le souple

des rameaux pâles s’élèvent dans l’opaque
Miettes d’immuable 
cueillies aux avrils fraudeurs.

 

La terre brûle...

La terre brûle en amont
ta main cherche la cendre
noue la fumée
mais la gerbe est frivole

Les brumes fleurissent tard
lorsque les poussières sommeillent

En ta garenne rêvée et ses friches agrestes

 L’éclipse délie...

L'éclipse délie l’emmuré
Les serrures cèdent

Et l’ancien vertige

À nouveau l’arrime

Il fait nuit comme en plein jour.

La pierre à midi...

Comment interroger la pierre à midi
lorsque la lumière dissimule la lumière

On happe des contours
présume des profils

L’espérance est la foi en ce peu
Le rameau sauvage

Bien plus tard
au déclin

être enfin découvert
vu pour être invisible
tranquille en sa tanière

Illisible en sa lettre.

Présentation de l’auteur




Erica Payet, Du mal avec la terre et autres poèmes

1)

Du mal avec la terre

On a du mal à sonder la profondeur de la terre, la densité de l’humus fragile, friable comme
nos vies, malmené comme nos âmes.

On a du mal à décrire la couleur de la terre, rouge, exsangue, riche, brillante, d’argile ou de
bruyère, serrée entre mer et désert, parcourue de racines, comme le temps qui nous enveloppe
et nous dévaste.

On hésite à prendre la terre à pleine mains, nos ongles saillants comme un râteau mou,
comme une fourche chaude. Nos gants nous font croire à la terre propre, à une hygiène
étrange. Sa souillure a du mal à nous atteindre.

La terre nous recouvre, mais on a du mal à l’accepter. Nous vivons sous la terre, creusons son
corps à grands coups mécaniques. La terre chaude annule le soleil et produit le tout-blanc, le
lisse aveuglé, les animaux défendus des cauchemars blafards.

Le terrain de nos vies est l’espace d’une terre / notre terre dans l’espace. On atterrit toujours
d’un vol dispendieux, avide de retrouver la terre à tout prix.

On s’en prend à la terre, puis on l’achète, en terreau, en terroir, en terrain. On a du mal avec
nos pieds fichés dans la terre sale, nos sabots crottés de sale terre. On la troue, on la tue, on
s’y traîne, on la draine, on la drague. On vomit du terril.

Fi de l’horizon ! Imaginons le temps filant de bas en haut, surgissant de la terre profonde, où
l’arbre est l’avenir. Nous foulons le présent en chaussures, sans laisser la boue s’infiltrer entre
nos doigts de pieds.

2)

La patience

C’est ne pas prendre garde au temps écoulé. Le temps déjà vécu, l’air que ma peau a traversé.
C’est voir chaque jour les mêmes reliefs, les mêmes textures, poser chaque pied l’un après
l’autre sur la route devant chez moi et continuer malgré tout. Me résoudre à l’implacable
répétition de l’existence.

C’est fermer doucement les yeux sur ce qui vient après, résister aux feux brillants de ce qui
n’est pas encore, même si je les vois rouge derrière mes paupières. Accepter l’immobile
stabilité ; cajoler mon anticipation, qui réside là, sous le ventre. Inspirer le moment et
reconnaître que le moment suivant existera, à l’expiration, demain.

C’est chérir chaque mouvement, chaque réveil, chaque sanglot. Fermer mon imagination à la
dystopie qui tente mes angoisses. Renoncer à me représenter les bonheurs à venir, ces poisons
du présent.

C’est avancer solide comme l’homme embotté qui marche à longs pas dans l’eau : il génère
un courant qui engouffre les algues dans son sillage. Marcher vers l’horizon sans prétendre le
rejoindre.

3)

Le devenir joyau incohérent, foisonnement d’appels à la lune, de cris lunaires et d’ascenseurs
psalmodiés qui filent et déglinguent le plausible, aveuglés, traumatisés. Le rayonnement
traverse l’eau du lac chaud, bouillonnant, dans les profondeurs duquel on se transforme en
bijou-trésor démoniaque et jaloux, dont le chant nocturne se mêle à la remontée de velours
hydraulique en sifflet sourd mais possible.

Emerger du sommeil fatigué, meurtri, palpitant du voyage et sans rebond. Les genoux
remontés dans le ventre, le langage qui défile, déstructuré mais débordant, volontaire. Des
nuages, des nuages. Retiennent l’eau que l’on porte en soi, et quand elle est libérée, c’est
partout. Le soleil clignote derrière les briques de verre dépoli, malmené par les nuages
véloces. L’heure est à l’action, aussi l’ordre revient, forcé, forcément. Damnation nécessaire
du faire, de l’accomplir. Engrenage qui porte la vie, l’autre vie, éveillée, celle que l’on
partage avec les autres gens. L’autre face de la lune et du soleil que nous sommes à la fois.
L’altérité qui nous guide, nous espace, nous temporise. Mais le paradoxal revient toujours,
cyclique, tourbillonnant, impérieux.

Crac le train part, les couloirs se font longs, gémissants, l’angoisse souffle dans un bus de
visages de tous bords. Tous les temps s’entrechoquent, le dehors est dedans, car l’incendie
prend le large et le plan s’agrandit, se fait route, se fait rail. Embranchements compliqués de
béton sale, vite la rampe, la rampe. Mais nos valises. Nos sacs. Nos objets débordent aux
entournures, sous un escalier, oubliés. Le temps nous fait défaut, on ne peut que perdre à
présent, perdre ce qui est à soi, se perdre, manquer le transport, se noyer dans le mouvement
incessant des souterrains d’une grande ville qu’on ne comprend pas—que l’on comprend,
mais qui nous devance, nous dévaste.

Dans l’apogée d’une sirène l’interrupteur saute et le silence se fait. Les draps bleus chauds
dans le demi-jour enveloppant calment un cœur stressé, un corps tendu encore de sa course
lente. Un lent pépiement d’oiseau dehors et tout revient : l’océan calme derrière la clôture du
jardin, les bruits doux comme des vagues des voitures dans la rue devant. Nous sommes en
rez-de-chaussée, il n’y a qu’un plan, nous sommes sur la terre, et mes pieds, quand ils
quitteront le lit, se poseront sur du rassurant. De l’air, de l’air ! Du soleil sur mes joues. Du
réel dans ma tête.

4)               

La cire perdue

D’abord, je te modèlerai à ma guise. Je chaufferai de la cire entre mes paumes pour en faire
ton visage. Ton visage à température humaine. Ta peau, malléable, crédible.

Puis je t’étoufferai sous la terre. Ton visage, je le recouvrirai minutieusement. Il se perdra en
négatif, prisonnier de l’argile, immobilisé au sein de la terre réfractaire.

Ensuite viendra la chaleur, qui t’anéantira. Tes joues chaufferont. Ton teint de cire coulera,
comme le mascara d’une femme qui pleure. Tu te videras de ta substance molle, ton sourire
se liquéfiera, se tordra sous la brûlure. Tout glissera. Ne demeurera que la terre (comme
toujours), en creux. Planté de piques, partout transpercé, tu ne seras que béquilles. Ton âme,
évaporée. Ton vide sera complet.

Je coulerai alors en bronze ton visage : ta deuxième brûlure. Ta substance vraie s’infiltrera
brûlante dans tes interstices, entérinera tous tes défauts. Ton front et tes paupières, tes larmes
en bas-relief, ne seront que métal en fusion.

Puis nous te laisserons seul une nuit durant, pour laisser la tempête retirer sa furie. Le rouge
passer au noir. Le magma bouillonnant devenir son propre inverse. Quand le bronze dur et
sonnant aura pris ses fonctions, alors pour exister tu devras passer à tabac. Je frapperai ta
carapace avec force et précision jusqu’à ce qu’elle se fende et s’ouvre, je martèlerai la terre
sèche et brûlée de ton corset, au point de la réduire en fragments de poussière condamnés au
rebut.

Presqu’à la fin, je scierai tes prothèses. Des roues d’étincelles dorées te libèreront de ton
carcan. Il ne faudra pas alors commettre d’erreur, et distinguer, dans cet amas de ferraille, ce
qui est toi et ce qui relève de ton échafaudage constitutif.

Au terme de cet ingrat labeur, enfin je polirai ta peau, je gommerai tes défauts. Ma caresse
vigoureuse ennoblira le bronze, élèvera ton être. Je me dévouerai entièrement à la surface de
ton corps et tu resplendiras entre mes mains. Les poils de mon pinceau, l’extrémité de mon
ciseau, la flammèche de mes outils, tu auras tout subi. L’oxydation de ta patine, même, je
l’aurai contrôlée. Un jour je te finirai.

5)

Depuis la terrasse en caillebottis, comme un plateau d’échecs, en bois grisé par le temps—des
années de pluie, de soleil salé—, derrière le bijou turquoise de la piscine ridée, je vois
s’animer au vent d’avril les feuilles monumentales des palmiers. Ils ont grandi là, exilés,
plantés il y a longtemps—mais pas si longtemps : une génération ou deux. Ils poussent vite.
Ils impressionnent.

Je ne vois rien au-delà, depuis mon enclos de palme. Qu’y a-t-il derrière ? Notre héritage
culturel ? Des cultures de sel, de vent et de coquillages. Des piquets, plantés dans la terre qui
n’oublie pas. Des pierres molles, bouffées du salpêtre. Ce calcaire qui s’effrite, nous lâche,
défait les visages des statues du cimetière.

Je ne vois rien au-delà du grand travelling du ciel derrière les doigts crochus des yuccas, qu’il
est prévu que l’on arrache, car leur enracinement puissant, à eux, est à abolir. Je n’entends
que le souffle rond que fait le vent lorsqu’il se précipite entre les millions d’aiguilles des pins.
Et la sonnaille de la cloche, Marie-Henry, qui, depuis son gros clocher carré, nous livre une
volée digne et ponctuelle.

Présentation de l’auteur




Nohad Salameh, Quatre poèmes inédits

1

Tes mots se lèvent la nuit
comme les grandes verdures
à l’aube d’une mémoire intouchable
et tu te sens éternel
semblable à la caresse du feuillage.

Terrible envie de conserver sous ta peau
ce monde - rameur en filigrane
au plus souterrain de la chair !

Un Mage de verre respire en toi
blotti dans l’encrier de ton souffle :
il arbore ton visage futur
et se prolonge par tes syllabes. 

 

2

Tu demeures l’orphelin royal
qui chaparde les romances
dans les jardins de tristesse.

A l’aide d’une canne d’aveugle
tu secoues l’arbre de l’Origine
refuge privilégié de l’ermite céleste
puis à l’angle de la nuit
tu dissimules ta manne voluptueuse
comme la plus Belle de ton pays.

3

Pour celles qui rêvent sur ton épaule
et ramassent en leur filet d’or
les larmes de tes yeux
tu quêtes le souffle d’un dieu
porteur d’espace
sous un regard d’azur :
qu’il lui soit donné
d’une danse unique
de suspendre l’érosion de la terre !

 

4

Contre ton front ouvert
à l’épaisseur de l’Augure
tu accueilles celle qui arrive d’ailleurs
chargée de ses roses d’outre-jardin
et la moisson de ses récits.

Que reste-t-il au creux de sa paume d’amante
sinon ce jeu de cartes labyrinthiques
sur lesquelles se pose le papillon de la Prémonition ?

Je parle de la Voleuse de tes sourires
qui se tient sur ton seuil
pareille à un paysage extatique
afin de dissiper le désordre tapageur
des oiseaux de ténèbres.




Nicolas Jaen, CELUI QUI A VU LA TRÈS-DOUCE

Je ne vois pas mon visage quand je te parle mais
tout ce que tu as fouillé en toi pour en arriver là
à moi qui te parle toi qui m'écoutes et me
regardes écoutes et regardes maintenant avec tes
yeux avec ta peau avec tes habits sur ta peau
avec ta nudité dessous tes habits nudité un peu
honteuse outrée rentrée se cachant de plus en
plus sous plusieurs couches d'étoffes se cachant
le visage sur les photographies ou de temps à
autre le regard nu oui souligné par le trait du col
relevé sur la figure où cacher la bouche cacher
les joues cacher le nez dans le noir dessous nous
nous sommes rencontrés comme ça en ce huis-
clos à ciel ouvert le jardin tu m'as offert sur un
plateau un thé que je n'ai pas bu parce que mes
mains tremblaient je faisais des patiences avec
des cigarettes aux moments où tu t'absentais
pour un appel pour faire bouillir de l'eau pour le
thé il y avait du sucre roux celui que je préfère
le goût me venait dans la bouche comme
lorsqu'on voit un gâteau chez un pâtissier on en
a la saveur au palais son goût oui

tu appelais la maison « le château »

tu m'écrivais « rendez-vous au château, dimanche,
quatorze heure »

c'était le temps des murs le temps des enfermés
malgré eux je vivais à cent mètres de toi volets
fermés avec pour seule lumière l'écriture je
nageais dans une atmosphère de fumées
épaisses entendais chaque soir à vingt heure les
tambourinements des casseroles n'y participant
jamais car je pensais aux plus grandes heures du
totalitarisme des angoisses comme des
décharges électriques me tordant les boyaux et
je songeais déjà en une forme de rêverie à ce
que tu évoquais une après-midi dans le jardin
ton internement tu avais quinze ans peut-être et
tu te plaignais de douleurs au ventre personne
ne te croyait ta mère les médecins te prenaient
pour une folle et plus tard ils t'ont retiré trois
tumeurs « grosses comme des oranges » selon
tes mots à toi trois oranges malignes sorties de
ton ventre les enfants meurent ainsi à leur vie
d'enfant les jeux s'épuisent à force d'être joués à
dix ans j'ai décidé de devenir adulte en fait je
crois bien n'avoir jamais cru à l'enfance pas la
mienne en tout cas j'ai jeté mes jouets j'ai filé
rejoindre un ami en vélo mais que veux-tu

quelque chose s'est cassé avec l'os

et une fois seulement des années plus tard j'ai
osé poser ma main sur ton épaule t'embrassant
sur les joues et tu as fait céder ce que tu
considérais certainement comme une emprise un
geste déplacé d'un mouvement sec un Noli me
tangere et certainement ai-je appuyé trop fort
sur ton épaule moi qui ne maîtrise guère mes
élans émotions comme ils m'arrivent je n'ai pas
vu mon visage quand je t'ai dit « au-revoir »
mais plutôt un rictus sur le tien

ce jour-là ton regard dur m'a crucifié

 

au « château » je suis entré dans tes yeux ai
frôlé la pointe de ton regard me suis laissé
porter par lui l'instant d'après puis rejeter sur la
grève des bienheureux je t'écris depuis elle la
lumière coulait la lumière soudait il y avait des
murs d'ombres où penser tout bas des murs sur
lesquels crachaient les nues ils me  roulaient me
ruinaient et un jour écrasé mal j'appellerai un
ami pour qu'il aille m'acheter des cigarettes
sortir je ne pourrai plus ce sera comme mourir
en tout aussi grand cette angoisse-là ce jour-là
depuis je travaille lentement à ma disparition
dans le corps du texte des amis viennent ils
repartent pour revenir ce n'est jamais la même
couleur non c'est le fond du ciel celui des îles de
l'intérieur d'un long regard embrassant l'horizon
c'est l'ange brun de nuit à cause d'un instant
dans tes yeux c'est l'aile légère éclose égalité de
par le monde ta voix au téléphone le vendredi le
dimanche ta voix me parle de son travail de sa
musique

moi j'entends battre tes paupières 

 

ta voix au téléphone et il me faut recomposer
ton visage quand tu me parles toi là-bas moi ici
pas très loin du château tout compte fait toi
Paris son ciel baudelairien ses ciels lavés d'après
les pluies « la mélancolique lessive d'or du
couchant » sur le pont des Arts et puis un jour je
me suis perdu dans Paris perdu jusqu'à plus de
nom et dans l'oubli de mon propre visage oui
partout où je vais il me faut me dépouiller de
moi car je sais trop moi les nerfs les tendons les
veines la couleur rouge à l'intérieur oui un jour
j'ai vu le dedans de mon bras le gauche celui qui
n'écrit pas je me suis arrêté un temps au bord du
puits celui où l'on jetait les sorcières au Moyen-
Âge et j'ai regardé et je me suis penché pour
voir et j'ai vu le ciel et mon ombre en miroir

je me suis détaché de moi

je suis parti en laissant l'autre de moi au bord du
puits et quelque chose me dit que tu as eu un
puits où te pencher toi aussi que tu as également
vu le ciel et ton ombre posés là en miroir que tu
as commencé à marcher loin de ce que tu fus
dans l'oubli de ton nom dans l'éclipse de ton
visage t'es-tu mise pour autant à aimer tes rides
celles de ton nouveau visage je ne crois pas non
je ne crois pas or ce dont je suis sûr c'est que tu
vieillis avec toi une fois franchie l'épreuve du
puits épreuve commune à tous et sélective s'il en
est où une écrasante majorité de personnes n'y
voient qu'un puits un peu de ciel et un peu
d'ombre repartant tout de go afin de la dormir
cette vie infirme et attardée

et nous sommes de ceux qui marchent en avant

l'air a un fond d'une douceur déchirante j'écris
comme je suis entré dans tes yeux sur la pointe
des pieds je gagne sur le blanc ne dois pas faire
trop de bruits le grattement de la mine sur le
papier la nuit ne pas penser trop fort se
concentrer au maximum les experts en
télékinésie ont ce genre de méthodes les
télépathes aussi je suppose mais je n'entends
rien de ce à quoi tu penses et si je ne dis rien
c'est que je m'écoute rêver tout haut tous les
matins continuant le songe au réveil la
télépathie etc font la même chose j'imagine or
l'important n'est pas de tordre une cuillère par la
seule force de sa pensée ou de se faufiler dans
les pensées des autres mais bien d'établir une
grande paix autour de soi « les amis l'œuvre les
livres » un grand calme dans sa demeure et moi
qui ne suis ni télépathe ni expert en télékinésie
je sais ce que je sais l'amitié est un art une autre
forme d'amour plus serein plus beau en tout
puisqu'il n'y a pas le sexe pour la corrompre
cette amitié capitale (toi et moi) et que le simple
fait d'entendre ta voix au téléphone me comble
je me sens plein jeune et beau et tu dis des
choses qui me font rire ou sourire et tu ne sais
pas au téléphone quand je souris quand je me
tiens le front tu sais au clic du briquet quand
j'allume une cigarette pas si j'avais envie de
pleurer juste avant de t'appeler tu sais seulement
mon grand rire en rebond à certaines intonations
dans ta voix à un certain bagou chez toi alors
oui voici un grand rire un de l'esprit voilà nous
ne sommes en aucun cas aptes à tordre une
cuillère sans même la toucher mais cependant
nous sommes forts de cette Joie comme un
accord majeur  

un piano pour enfants

et j'ai dû te le dire un matin au téléphone elle
était d'ombres bleues-blanches et toute lumière
et j'avais dix ans peut-être et
elle est venue la
très-douce dans la chambre bleue avec sa robe
bleue et blanche et moi j'ouvrais les yeux
comme une fenêtre pour basculer vers une autre
aventure d'autres gens certains chapeautés
certains têtes nues certaines portant un fichu
d'autres en cheveux certains pour le jeu d'autres
pour le désarroi de plus en plus pour l'amour
tous dotés d'un cœur capable de passion et je
fixais le coin de ses lèvres la force de son regard
à elle j'étais tout à elle me rendant mes regards
avec des yeux douloureux mais me souriant
toujours d'un sourire triste en coin mais sourire
toujours il y eut comme un battement de cils elle
n'était plus là puis courir les élévations dans les
escaliers cette étrange sensation d'être
surnuméraire jusqu'à savoir où cacher ce secret

en ce cœur second qu'elle m'a donné là où
personne n'ira le chercher

écoute les battements de ton cœur dans la nuit
ne dis plus rien ne bouge plus ferme les yeux
ferme la nuit sens-tu battre ton cœur systole et
diastole et systole et diastole cette boucle aura-t-
elle une fin entends-tu ce silence entre systole et
diastole as-tu rencontré au moins un ange sur
ton chemin ou as-tu zigzagué avec et contre les
courants pour éviter les chiens de l'enfer à
l'indienne sans trop de bruit comme on parlerait
d'une nage comme un rayon peut émouvoir
parfois toujours par la diagonale et cette pensée
en mouvement j'en parlais déjà autre part tout ce
que nous n'avons ni marché ni couru durant le
jour nous le faisons la nuit dans nos rêves qui
nous agissent nous tuent nous ressuscitent dans
cette très vieille inconscience des êtres à eux-
mêmes alors oui dans ce sens je peux écrire
« nous sommes à nous-mêmes un puits sans eau
sans soleil pas une once d'ombre rien que cette
inconscience pour le moment reste à savoir
comment et dans quel état nous nous
réveillerons »

mais si tu viens viens avec toi

promis je ne poserai plus la main sur ton épaule
ne tenterai plus l'aubade  

 

 

Présentation de l’auteur




Martine Audet, Des lames entières, extraits

un morceau neuf
c’est trop de ciel 
mais la douleur
- ces fleurs si simples
dans l’incendie
cherche ma main

 

Ce n’est pas le sud le nord

ni l’élastique sombre des préparations.  Je prends la tête avec un
tel charme, toute l’étrange raison du monde.  Je prends la tête si 
sérieuse.  J’emploie les mots bâches, ceux qui couvrent mes 
inexistences.  Je reste longtemps à regarder.

Ce n’est pas le jour la nuit

ni la femme à circuler dans les lettres.  Je prends de belles mains 
libres, toute la blessure du dedans.  Je prends la main si leste.  Je 
franchis n’importe quelle montagne et un semblant de mort.  Je 
sais la façon d’être triste. 

Ce n’est pas le oui le non

ni l’arrangement des certitudes.  Je prends la simple étoile, toute 
encre en train de se faire.  Je prends l’étoile si nette.  Je choisis les 
rameaux du sommeil, les côtés aussi le centre.  Je fuis plusieurs 
désastres. 

Ce n’est pas le haut le bas

ni l’éclipse des saisons.  Je prends l’œil nécessaire, toute la voûte des 
larmes.  Je prends l’œil en ses ténèbres.  Je cours parmi les bêtes, 
l’encensoir des glissements.  Je résiste aux sols et aux vœux.

étoile fissure
ou cette joie
des os lavés
- l’or vide du ciel
les corps
parfois
nous les ouvrons

 

Poèmes extraits de Des lames entières, dans La Société des cendres suivi de Des lames entières, éditions du Noroît, 2019.

 

Présentation de l’auteur




Marie-Noëlle Agniau, Nuit. Tombe. Sur. Univers

Nuit. Tombe. Sur. Univers. Clair.

 

Jardin. Flux. Mécanique. Eau. Flux. Cascade. Soleil. Incessant. Chaleur. Épaules. Genoux. Pastilles. Jaune. Yeux. Pouces. Yeux. Feu. Trèfles. Bleu. Mouches. Vent. Là. Herbe. Tremblement. Léger. Gramme. Or. Creux. Main. Jardin. Flux. Mécanique. Incessant. Fort. Incessant. Faible. Cris. Chien. Enfants. Eau. Torrent. Véhicules. Lents. Véhicules. Vite. Flux. Cascade. Fleuve. Mécanique. Herbes. Couchées. Vent. Grand. Nuit. Tuiles. Feu. Herbes. Pli. Force. Courbe. Terre. Peur. Enfants. Fenêtre. Nuit. Pli. Bruit. Chien. Cris. Peur. Bleu. Nuit. Éclair. Éclair. Éclair. Image. Nuit. Vent. Feuilles. Courbe. Casse. Flux. Fluide. Mécanique. Eau. Soleil. Pluie. Chaleur. Poids. Chaise. Corps. Longue. Nuit. Courbe. Torrent. Boue. Feuilles. Vol. Claque. Porte. Panique. Fort. Faible. Jour. Tombe. Blé. Vert. Long. Mer. Roule. Vent. Courbe. Sol. Haut. Couché. Yeux. Eau. Flux. Tonnerre. Éclair. Bruit. Vent. Herbe. Roule. Mer. Vagues. Herbe. Yeux. Orage. Fenêtre. Casse. Vent. Gouffre. Sol. Herbes. Trèfles. Mouches. Bleu. Pouces. Yeux. Jaune. Soleil. Voir. Air. Vent. Peau. Chaude. Lourde. Chaise. Corps. Descendre. Herbes. Trèfles. Terre. Sol. Verre. Eau. Claire. Main. Fraîche. Vitre. Orage. Fenêtre. Cris. Question. Porte. Claque. Eau. Trèfles. Verre. Mouches. Air. Ombre. Yeux. Mouches. Air. Soleil. Chaud. Coton. Terre. Fleurs. Fraîches. Ombre. Acacia. Feuilles. Trous. Maximum. Air. Soleil. Ombre. Avance. Frais. Sombre. Épaule. Froid. Frisson. Nuit. Orage. Vite. Fenêtre. Pluie. Ouverte. Pluie. Fraîche. Sol. Herbes. Terre. Ombre. Vent. Feuilles. Jardin. Flux. Mécanique. Arbre. Feuilles. Ombre. Parasol. Trou. Visage. Chaud. Tête. Cheveux. Sentir. Bon. Eau. Flux. Gorge. Cascade. Eau. Sentir. Flux. Blé. Roule. Herbes. Hautes. Prairie. Grande. Herbes. Hautes. Maximum. Toi. Taille. Elles. Herbes. Hautes. Courbe. Casse. Herbes. Fleurs. Trèfles. Eau. Flux. Pollen. Yeux. Gloire. Ombre. Goutte. Eau. Pli. Yeux. Sérum. Nu. Mains. Flux. Incessant. Fort. Faible. Moins. Peu. Nul. Rien. Sol. Trèfles. Chaise. Longue. Peur. Corps. Remise. Tôle. Froid. Pluie. Vent. Tempête. Pluie. Eau. Bleu. Vert. Soudain. Nuit. Air. Électrique. Masse. Eau. Herbe. Verte. Nuit. Bleu. Blanc. Colline. Eau. Nuit. Tuile. Bruit. Toux. Poussière. Nul. Toux. Herbes. Bêtes. Plumes. Nid. Corps. Peur. Peuple. Nuit. Herbes. Casse. Vent. Clair. Frais. Nuit. Genoux. Eau. Flux. Cascade. Pré. Bêtes. Gros. Grasse. Herbe. Lait. Âge. Rouge. Blé. Nuit. Vent. Beau. Loin. Fort. Herbes. Hautes. Corps. Dedans. Feuilles. Carré. Ivoire. Boutons. Yeux. Pollen. Rouge. Creux. Parfum. Yeux. Terrible. Sol. Feu. Pré. Herbe. Grasse. Nuit. Vent. Soleil. Tombe. Nous. Corps. Ombre. Chair. Seule. Jour. Nuit. Terre. Seule. Ombre. Chaleur. Yeux. Main. Pluie. Lourde. Vent. Casse. Herbes. Tôle. Feuilles. Branches. Nid. Trèfles. Blé. Vert. Haute. Herbe. Rose. Pétales. Rouge. Noir. Nuit. Non. Eau. Bleu. Courbe. Brille. Vent. Noir. Dedans. Nuit. Clair. Fort. Seul. Flux. Grand. Ivre. Peur. Sel. Noir. Yeux. Nuit. Jardin. Flux. Soleil. Corps. Nul. Nuage. Sombre. Blanc. Oiseau. Haut. Meule. Chaud. Chaleur. Soleil. Roule. Corps. Sieste. Boule. Meule. Rien. Nuit. Jour. Herbe. Sel. Eau. Tremble. Tête. Front. Yeux. Bleu. Eau. Coule. Joues. Jardin. Flux. Mécanique. Juste. Nuit. Tombe. Sur. Univers. Clair.

 

Du sol vivant a surgi …

 

    1

 

Du sol vivant a surgi le doublon de l’homme et du poisson. La cordée d’une pêche miraculeuse. Loin la mer derrière la plage immense. Le pain par les miettes avance tout de suite. On tient le chapeau en papier volatile. Lui le grand innocent. Du sol vivant a surgi la ronde tambour et le cri droit – hélas, la perspective est close. Hauteur dont les genoux cognent. Ils marchent à l’abri du temps dans un linge usé et cette œuvre inédite ravale la face de Dieu. Ils avancent, un filet d’or sur l’envers. La nuque est tranquille avec son collier de vents. Du sol vivant a surgi la courbe d’un dos. Le poids de l’être. Le cuir d’un poisson. Ils n’ont pas eu peur de s’accoupler en ouvrant grand la bouche. Du sol vivant a surgi l’huile – le pigment pour écrire – la couronne et l’assise : rouge sang. Un bébé de neuf jours. Son crâne est mou comme une éponge. Les souvenirs s’agglutinent et perçoivent l’orée du fond.

 

               2

 

En marchant avec toi qui marches lent. Non loin de la verdure, l’avant-dernier jour d’un nom. On rajoute à minuit ce qu’il faut de secondes – la masse lourde d’une Terre surchargée d’elle-même. Témoin : la vie muette.

Dites – quelle forme avons-nous ? Un corps semé de particules luminescentes. Nous voyons trouble. Que voyons-nous ? La patte d’un insecte soudain fractionné. Est-ce une seconde ? Peut-être moins ? Lichen de feu ? Dès qu’on y pense. Quel est ce corps qui happe les collisions ? Un sentiment dans l’être humain.

                        3

 

Et les méduses changent de couleur.

Est-ce que ça flotte les billes ?

 

Est-ce que ça flotte les billes ? Se demande celui qui regarde à travers comme on cherche à voir l’entrechoc des mondes. Est-ce que ça flotte avec la lumière et son tilt indéchiffrable ? Est-ce que ça flotte les billes dans l’eau claire d’une rivière ? Dans la main de l’enfant qui joue à Jonas saisissant la baleine ? Est-ce que ça flotte comme une feuille ? Comme la lotte ? Est-ce que ça flotte comme le sens ? La répétition des leçons ? Est-ce que ça flotte comme le mime qui balaie tout langage ? Ou bien l’ombre qu’on bouge pour s’éloigner de soi ? Se rapprocher ? Est-ce que ça flotte ? Comme les noms que ça porte ? Les agates ? Les araignées ? Les tornades ? Les dragons ? Est-ce que ça flotte depuis longtemps ? Depuis toujours ? Depuis qu’on joue ? La première roue ? Est-ce que ça flotte dans les parois ? Avec quelle main ? Est-ce que ça flotte avant de couler ? Combien de temps ? Peut-on le voir ? L’instant d’avant ? Avant de couler ? Est-ce que ça flotte ? De quelle couleur ? Faudrait-il un filet ? Pour les garder ? De couler plus bas ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on partage en deux tas ? Est-ce que ça flotte comme la nef qui sauve Hélène ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on jette en colère ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on n’a pas ? Qu’on a perdues ? Qu’on palme entre ses doigts ? Pour nager avec ? Est-ce que ça flotte les billes en terre cuite ? Qui ne cessent pas – jamais – de jouer. Est-ce que ça flotte ? Comme une toupie ? Multicolore.

 

Marelle

 

De la terre jusqu’au ciel, marelle, rien ne défait le jeu noir ni la nuit ni le vent. Les enfants ont grimpé à cloche-pied sur le sol. Sont tombés plusieurs fois en jetant les cailloux. Fallait-il ou non mordre la ligne ?

Tu n’es pas rentré alors que j’avais un récit à te faire. Celui de ma journée – désormais en souffrance. Tu vois, il y avait des abeilles ou peut-être des guêpes dans un crâne de chien. Le nid était sûr. S’agitait furieusement à l’approche des enfants. Au Muséum d’Histoire Naturelle, une jeune fille dont j’ai su le prénom, disait d’un ton décidé à son petit ami que les dinosaures – non vraiment – n’ont pas pu exister. Il n’y avait pas d’hommes alors et les hommes ont tout inventé. En plus, les squelettes sont des faux et comme la verrière est cassée, il pleut sur les os. Moi, je préfère les bocaux avec les fœtus. La leçon de vocabulaire fut atroce. On installait un cirque d’hiver pour les animaux. Dans les grandes villes, on cherchait de quoi manger. S’achetaient parfois des grillons et des fourmis grillées à l’épicerie fine. Il y eut un incendie au moment des travaux : une étincelle, des grésillements, un feu de prise et puis de l’eau. On jouait à trap-trap dans les écoles. Un coup de vent a fait chuter les marronniers et sous les coquilles d’œuf brisées – une paire de chaussons taille 28. Le sang fuse dans mes petites artères. Partout la paille brûlait et des humains coulaient au fond des mers depuis le canoë. Ailleurs, de gentilles personnes s’occupaient des ancêtres à les faire manger et boire, les langer comme des bébés et leur parler comme aux braves bêtes. J’avais perdu mon doudou dans les rayons d’un grand magasin. Le temps était maussade : il fallut remettre à la maison le ronron du chauffage au fuel et comme toujours en ce début d’automne, on s’étonnait à l’avance de voir les décorations de Noël accrochées aux fenêtres. Mais qui peut hâter les jours ? Au fond d’une cour – un jeune homme eut l’œil perforé par un morceau de verre. Les raisons de l’attaque sont restées troubles avant d’apparaître comme une histoire de cœur. On ramasse à la pelle des insectes tout secs, un bout d’aile de papillon jauni par le manque d’oxygène. Le démantèlement des centrales nucléaires terminait à peine. Des êtres hybrides poussaient leurs cellules. De jeunes cancers couraient partout. À l’hôpital, le plus ancien organisait les courses de bolide. Dans les couloirs, le jeu du requin faisait des ravages avec la taie d’oreiller. Sur un fil à linge, les cintres tintinnabulaient comme les ô ma d’un catamaran. En un mot, fallait dire, l’orthographe s’effondrait. Dans mes cahiers d’école, tous les émoticônes pleuraient. On installait au bord des routes des groupes électrogènes. Un bleu de ciel kilowatté. Je n’ai pas vu Didi tomber de la voiture. Les gens ne savent plus lire et rêvent pourtant des anneaux de Saturne. En chemin, les cinémas montraient la plus belle des fictions : la guerre rendait les armes et les morts se relevaient au jardin d’éden. La lampe solaire du colibri vibrait la nuit toutes les 5 secondes. Il y avait des graffitis sur la table, gravés peut-être au compas. Des écritures obscènes ta race ! Les enfants avec des bouts de bois fabriquaient des ponts. Pimpon. Pimpon. La bibliothèque bruyante disait 1, 2, le vol de livres n’est pas autorisé. Les ondes harmoniques cherchaient des portes dans les ordinateurs et la suprématie quantique. Le tambour des machines tournait très vite et la douleur est un circuit supraconducteur, logique ! Des conflits militaires agitaient toujours la même bande de terre. Entre deux raids, les mamans lavaient les enfants dans une jolie bassine. L’eau n’était pas bien comestible et des poupées à la tête coupée regardaient le ciel. Nul ici ne se connait. Ce sont d’autres enfants que les mères nettoient. Et d’autres mères que les enfants enlacent. Au passage à niveau, j’hésitais entre vertige et rouge phare. Dans le train, paraît-il, une grande sœur consolait son petit frère de la longueur du voyage. J’avais dans mes oreilles le bruit du IPod. Les oiseaux n’existaient même pas. Les hommes se partageaient le souvenir de la Terre à travers des tablettes. La poussière collait aux écrans et la pulpe des doigts. Un bébé naissait sans visage mais les jeunes aiment bien faire de la glisse urbaine et descendre en vitesse les éléments du skate-park. Mon sac à dos pesait lourd et les affaires d’école. J’eus même l’idée de peser chaque mot mais seules les choses ont un poids : mystère et boule de gomme.

Présentation de l’auteur




Joep Polderman, Passages , extraits

            1.

je recule
devant l’immense

image d’espace
parfois il manque

à mon regard
moi-même

de même que la forme
et la couleur du hasard
de ce qui m’environne

et je sais que je ne pourrais jamais accueillir en moi
qu’un quart ou moins

mais un quart
d’espace
c’est déjà la silhouette

déracinée des pieds
jusqu’à la tête
une fleur cueillie                    dans le temps

qui s’efface

c’est déjà un filament
l’étincelle allumée
par mon désir – du bûcher présent

 

les amours
soufflées. perdues.
un à un passé

sous mes pieds
la terre tremble
rugit sans traces

la mémoire les efface
jusqu’à la pâleur des pierres

je pleure je souris
c’est comme ça.

 

tout le monde part
dehors
même la vie
dedans
fuit

le temps passe
sans traces
que nous
devant l’immense
bouche béante

autour du nœud
« moi »
tout se détache

même la peau se relâche
et les nerfs se délient
« je » fuis

 

mon corps
un poids parmi tant d’autres
dans cet espace-là
présentement

mon corps presse contre les herbes vertes à Montsouris
sur une colline

le bleu du ciel est partout                je dirais

les herbes vertes pressent contre mon corps à Montsouris
dans une vallée

partout brille le bleu du ciel            je dirais

une impression condensée
nous submerge

elle à mes côtés
ou moi en corps
à côté d’elle

on meut en réalité
tout ce qui est présent
rythmé

aux accents
d'une surfaces et de secondes  
accidentels                                       – on respire  

quel soulagement de le ressentir     – on vit 
encore en corps
la pelouse pulse          fort

 

le souffle silencieux
centrifuge                               l’univers dans ses yeux
                                               / j’attends en mouvement
que l’étincelle du silex
révèle la motion des cieux

 

 

 




Christian Monginot, L’Insecte du placard, Un jour d’exercice sur la terre, textes inédits

VANITÉ DES VANITÉS

            Tu empiles dare-dare tes livres sur ta table. Achevés, pas achevés. Édités, pas édités. Tes notes, tes brouillons, tes chroniques. Tu mets ton crâne par-dessus, style presse-papier. Un zeste de musique pour lier le tout. Luth, viole, flûte. Et ton globe terrestre pour dire d’où tu viens. Au cas où. Mais, vite, vite ! La lumière est en train de flancher. Ta chandelle est morte. Il n’y a plus de feu ! Toutefois, quoi qu’en dise l’ami Pierrot, dans l’état où tu es, frapper chez la voisine serait un manque flagrant et littéral de savoir vivre. Même si, dans sa cuisine, on bat le briquet. Viennent le peintre, le photographe, l’interviewer. Souris leur ! Pas comme ça. Non. Les deux mâchoires bien serrées et synchrones. Pas pendantes ni disloquées. Cheese ! Un dernier effort, oui c’est ça, autrement ça fait peur ou désordre et la postérité n’a pas besoin de ça. Hélas, hélas, pauvre Yorick ! Te voici donc nature morte et bien morte, crâne épinglé comme un gros scarabée au milieu de cette « vanité », le reste de ton squelette disparu, dispersé aux quatre vents comme les miettes du petit Poucet.

            Ce sont les peintres hollandais, humoristes à leurs heures, qui inventèrent au XVIIème siècle ces joyeusetés qu’on appelle « vanités ». Par gros temps calviniste, il était de bon ton de faire chuter le prix des séductions terrestres et de rappeler à tout un chacun qu’il n’est qu’un peu de chair rêveuse sur un bout d’os friable, le tout coincé entre deux blocs d’éternité sévères. Un coup d’œil sur la mort matin, midi et soir, pensait-on, ça aide à patienter entre les repas et ça remet les idées en place. Tu tombes raide devant certaines de ces œuvres. Celle de Pieter Van Steenwyck, par exemple. Qui semble faite exprès pour toi. Il ne manque au tableau que ton ordinateur. Le reste, sur la table, est pareil. Mêmes objets, mêmes empilements, même désordre. Sauf que ton crâne est encore accroché sur tes épaules. Ce qui n’est pas vraiment gênant.

            Jacques-Bénigne Bossuet, catholique impénitent, sermonneur de génie et évêque de Meaux, humoriste lui aussi à ses heures, stupéfia la cour du Roi Soleil, dans un de ses fameux stand-up, en ouvrant devant elle une boite surprise : « Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre? » C’est ainsi que commence son sketch. Tu aurais payé très cher ta place pour voir la tête des Ducs et des Duchesses, des Marquis et des Marquises ! Un tombeau ! Autrement dit, une boite à vanités, destinée à illustrer cette leçon de chose épiscopale sur la mort et ses vertus thérapeutiques.

            Vanité des vanités. Tu t’es aussi, quant à toi, très souvent retrempé dans l’humour sublime, grinçant et sans fond de l’Ecclésiaste, tu y reviens sans te lasser. Buée de buées. Tu nages entre ses lignes en retenant ton souffle. Tu tentes de plonger chaque fois plus profond pour en rapporter quelque étoile de mer, quelque coquillage inconnu. Fumée de fumées. La pratique régulière de l’apnée poétique donne à ton souffle ce petit coup de pouce qui te permet à chaque fois de ne pas rester au fond. Se pourrait-il que la joie paradoxale ressentie dans ces moments de plongée en eau amère et profonde découle d’une équation unique dont les termes incluraient tout ce que tu n’es pas au point d’en faire la pupille même de ton œil et le cœur palpitant de ta propre évaporation ? La mer mélangée avec le soleil. Les poissons avec les oiseaux. Les pierres avec les roseaux. Les jours gris avec les jours clairs. La présence avec l’absence. L’amour avec la blessure. La solitude avec ses reflets. Est-elle vraiment retrouvée ? Quoi ? L’éternité ! Mais ton chat miaule dans le couloir. Tu lui donnes quelques croquettes contre un bout de la réponse.

 

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture de Christian Monginot : L’insecte du placard.

Illustration : une « vanité » du peintre hollandais Pieter Van Steenwick (1615 – après 1656). Titre du tableau : « ars longa, vita brevis », soit : « l’art est long, la vie est brève », formule extraite d’un aphorisme d’Hippocrate. L’aphorisme entier dit : « L’art est long / la vie est brève / l’opportunité fugace / l’expérimentation faillible / le jugement difficile ». Qui dira le contraire ?

HABITER POÉTIQUEMENT

 

            Il suffit d’un instant, celui d’un premier pli dans le temps de la chair, pour que ton lieu te soit ouvert. Tout est là. Aussitôt. Tout. Tu touches d’un coup aux bords obscurs et muets de ton ignorance. De ta province. L’infini s’est fait un nouveau corps. Lumière. Nuit. Velouté d’étoiles. Carnaval de formes. Explosion de couleurs. Déluge de sons. Tourbillon d’odeurs. Été des saveurs. Brise des caresses. Tout est venu dans ce choc et dans cette stupeur que tu appelles « corps ». Rien ne reste dehors. Rien ne stagne dedans. Le vent emporte tout, le vent rapporte tout. Le vent qui est l’âme inquiète de toutes les poussières et la dictée secrète de ce qui te fait et te défait sans cesse.

            D’aussi loin que tu voies, d’aussi loin que tu entendes, d’aussi loin que tu t’ignores, tu es déjà venu et revenu par lui. Il ne te manque que les mots pour le dire. Et ce manque sera, si tu le veux, ta vie. Un retard infini sur toi-même. Dans lequel s’engouffrera et parlera le vent. Quand tu verras l’oiseau, tu diras « l’oiseau », mais du mot à l’oiseau qui passe, tu te verras toi-même comme un puits sans fond. Un gouffre à peine aménagé avec de frêles passerelles et de pauvres échelles de corde qui se balancent dans le vide. Tu diras : voici tout ce que je peux faire pour combler mon retard et faire fructifier ce vide, je n’ai pas d’autre art poétique que ces cordes et ces planches. Et ceux qui croient en savoir long sur le « profond » se moqueront de toi.

            Arrivé avant de partir, tu n’as plus qu’à trouver les actes et les questions qui mènent de la fin vers le commencement. La réponse est là et bien là. Depuis toujours. Comme un insecte prématuré, un papillon volant à l’envers, une perfection sans normes. Le voyage déjà achevé cherche parmi ses braises l’étincelle d’un départ avorté. Mais entre le voyage qu’absorbe l’horizon et l’horizon qu’aveuglent les désirs, toi tu cherches ton pas, ta façon de marcher, un chemin réversible où les mots ne seraient plus séparés de leurs actes ni de leur chair mais avoueraient enfin le poudroiement théâtral d’un monde étrangement continu dont les coulisses seraient la propre nudité des corps et des voix.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Tableau d’Henri Rousseau, Le rêve, huile sur toile, 1910.

 

 

 

HEUREUX LES PAUVRES EN ESPRIT

            Certains matins, tu te lèves et la richesse te submerge. L’autre richesse. Pas celle des comptes en Suisse ou aux îles Caïmans. Non. Celle du goût. Du goût des choses. Du goût d’aller. Du goût de vivre. Cette étrange saveur dont tu ne sais quelle est l’épice, mais dont tu peux retrouver sans peine les ingrédients de base. Une certaine fraîcheur, par exemple, qui est musique et danse pour le corps. Une certaine lumière, déjà présente dans le noir. Une sorte de légèreté élastique et digressive, qui semble se propager autour d’un centre vide se déplaçant sans cesse entre les objets, les pensées, les émotions. Le tout composant un trésor impalpable qui se confond avec le jour qui vient.

            Mais parfois, comme par sortilège, enchantement, malédiction, alors que tu touches au cœur de ce trésor, tu butes contre un roc. Celui de la plus sévère pauvreté. Voici le rêve d’amour du Prince réduit à une pantoufle. Voici Cendrillon rendue à sa citrouille, à ses souris, à ses haillons. Le conte tourne court. As-tu rêvé comme eux ? Te voici soudain perdu dans la brocante des mauvais jours, courbé sous le vieux bric-à-brac des monotonies, l’insipide poussière de l’ennui, les toiles d’araignée du temps qui passe. Se peut-il que le cœur de la merveille fusionne ainsi avec le silence des pierres ? Est-il possible que le trop devienne synonyme du rien ? Par quel « sésame » communiquent donc l’envers et l’endroit du bonheur ?

            Heureux les pauvres en esprit, dit-on. Et non les pauvres d’esprit, comme disent certains. Un trésor leur serait promis. Un Royaume. Durable écho de la montagne aux Béatitudes. Rumeur d’un temps où la ronde des pauvretés entraînait tous les pauvres à danser d’un même pas autour d’un même vide voilé d’amour et de stupeur. Mais toi, lorsque tu joues à saute-mouton de merveille en pauvreté, quel est ton bond, quel est ton vide ? Quels sont les enjeux, les désirs, la formule ou la destination qui te poussent à naître, à marcher, à écrire, écrire encore ? Toujours est-il que le bond se produit, que l’abîme est franchi, que l’incroyable advient. Tantôt dans un sens. Tantôt dans l’autre. Le moins changé en plus. Le plus changé en moins. Et ainsi de suite. Le miracle en est si familier qu’il semble l’air que tu respires. Tu ne sais par qui, par quoi, ni où, mais, de toute évidence, la recette est écrite quelque part en toi. Chimie ? Alchimie ? Magie ? Où donc se cache l’étrange Docteur ? Le Faust de ces métamorphoses ? L’alchimiste ou le sorcier de ces inexplicables torsions du goût des choses ? Où sa diabolique recette ?

            Ta richesse a la couleur des fleurs, des fruits, la couleur des paysages luxuriants que le hasard vaporise parfois dans le vide qui sépare l’œil et le mot, le frisson et la forme, l’attente et la rencontre. Ta pauvreté a la couleur du givre, la couleur de ce qui s’éloigne et s’absente, mais que l’on sent un jour renaître à l’intérieur de soi à la façon d’un printemps discret, d’un conte que l’hiver aurait confié à la terre endormie et dont celle-ci se souvient en s’éveillant. Mais de l’une à l’autre n’a cours qu’un seul et même commerce, dont l’objet, le bénéfice et toute la magie consistent à rappeler à l’une ce qu’elle veut oublier de l’autre, afin que l’une et l’autre puissent reconnaître, par-delà espoirs et déceptions, dégoûts et fascinations, ferveurs et coups de blues, l’étrange unité du monde fou mais sans couture qui s’ingénie à les rêver ainsi, toutes deux, en les opposant.

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Wang Wei, période Tang, 701-761.

LES SAVOIRS D’APRÈS

 

            Il est des savoirs amers. Des savoirs qu’on refuse. Des savoirs d’après. Des savoirs dont l’amertume brouille le goût qu’on a de vivre. Des savoirs que l’on frôle toute une vie durant sans pouvoir leur prêter la moindre part de soi. Savoir ce que tu aimes, savoir ce que tu refuses, savoir comment, pourquoi : tu en admets tant bien que mal brumes et flottements, mais lorsque tu t’approches de ces savoirs d’après qui te glacent le sang, tu doutes soudain de pouvoir en accueillir le tranchant sans te vider de toi. Que feras-tu, que vivras-tu, qui seras-tu après ? Peux-tu même imaginer le moindre après de ces savoirs d’après ? La poésie elle-même, celle qui ne recule pas, celle qui obéit sans défaillir au flux silencieux de ce qui dicte, la poésie possède-t-elle quelque double des clefs de ces savoirs d’après l’après ? Qui le dira ?

            Or, y a-t-il pire savoir d’après que celui de la perte présente ou prochaine d’un être aimé ? Peut-être celui de sa souffrance, te dis-tu. Mais l’un ou l’autre revient au même, tu es touché en ce point où ce que tu vis se heurte au mur désespérant de ton impuissance. C’est au pied de ce mur, toutefois, que se dévoile à toi la pleine valeur de l’écho. Ce que tu te désoles de perdre se mesure à ce que tu n’as jamais possédé et qui t’a pourtant si fortement tenu. Devant ton impuissance et l’aller sans retour de la nuit, tu te dis que l’amour est un art infini de l’écho, et le monde, le simple fruit musical de cet art : mais pourrais-tu savourer le moindre fruit sans le perdre à l’instant même de sa cueillette ?

            Les savoirs d’après ne sont pas de ceux qu’on acquiert par l’effort ni le talent. Ce ne sont que savoirs âpres distribués par le hasard ou la fatalité. Sans l’avoir désiré, tu en as reçu ton lot, et d’autres, pas moins saumâtres, se rapprochent de toi. Tu n’as pas choisi. Tu ne choisiras pas. Mais si tu regardes autour de toi, face au fil vibrant de ta chair s’étend l’immensité de ces monts, abîmes et merveilles d’effacements et résonances, pavée de ces savoirs amers que nul n’a désiré. Les disparus et les vivants y prospèrent d’une même vie et d’une même mort dans la seule chair des vivants. L’amour et la mort s’y abreuvent d’une même eau faite d’échos et de reflets qui s’entretissent entre les quatre coins du vide.

            Chacun tient le fil à son tour. La tapisserie se déploie, s’étend et vit sa vie d’ombres et de lumières, de cailloux et d’étoiles, de saisons et de couleurs, flottant comme une oriflamme parmi les plis invisibles de la grande innocence. Des mains lâcheront le fil. D’autres le reprendront. Feu, miel, cendres à volonté. Tiens donc ce fil. Travaille vite. Bien si tu peux. Puisque c’est ton tour et que rien d’autre ne justifie les dix doigts de tes mains.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Edward Hopper, Sun in empty room, 1963.

Un jour d'exercice sur la terre

 

 

Introduction

UNE CERTAINE INTENSITÉ

 

            Quelques jours après la mort de Pascal, un domestique de sa maison trouva dans la doublure de son dernier pourpoint un parchemin et une feuille de papier, auxquels il ne put accéder qu’en défaisant la couture intérieure de l’habit. Ces documents furent aussitôt remis entre les mains de Madame Périer, sœur ainée du philosophe. Le texte écrit sur le parchemin, l’avait été avec grand soin de la main de Pascal, et figurait en double sur la feuille de papier, comme une copie ou un modèle du premier. Il était daté du 23 novembre 1654. Presque huit années s’étaient donc écoulées entre sa rédaction et la mort du philosophe, survenue le 19 août 1662. Compte tenu de l’endroit où il avait été découvert, du temps durant lequel il n’avait probablement pas quitté celui qui l’avait écrit et du caractère lapidaire mais intense de son contenu, on pouvait imaginer avec vraisemblance qu’il n’était destiné qu’à un usage personnel et constituait, à ce titre, une sorte de mémorial d’un moment très fort et très précieux dont le philosophe souhaitait conserver la trace tangible au plus près de lui. Écrit bref, énigmatique, succession de phrases courtes, d’interjections, exclamations, supplications, témoignant d’une crise spirituelle profonde, mêlant les accents de la contrition, de la prière, de la révélation et de l’extase, ce texte est connu aujourd’hui sous le titre posthume de Mémorial.

            Tu avais seize ans lorsque tu découvris cet écrit dans une vieille édition des œuvres de Pascal. Sans que tu puisses alors comprendre vraiment la nature de la crise profonde qu’il évoquait, son intensité te frappa et te parut étrangement familière. Ce feu dont il témoignait, et dont ses mots semblaient autant de braises, te renvoyait à ces moments singuliers où tu avais toi-même, tout au long de ton enfance et de ton adolescence, connu de tels embrasements. Oui, cette intensité par laquelle un homme ou un enfant s’évadent parfois des signes et des cadres de son existence en déjouant la surveillance de sa propre raison, ne t’était que trop connue et t’avait depuis toujours autant fasciné qu’inquiété. Au fil de tes expériences de la vie et de tes relations avec la poésie et l’art en général, il t’a semblé que cette intensité contenait une aspiration à un mode de communication différemment orienté entre les hommes et esquissait, entre ceux qui en étaient porteurs, par-delà le temps, l’espace, les langues et les croyances, un embryon de communauté où cette communication trouvait non seulement une manière anticipée d’application sociale mais devenait ainsi disponible à tous ceux, qui pourraient dès lors, s’ils en ressentaient le désir ou le besoin, s’y associer.

            Une telle communauté, liée de façon très improbable par un certain type ouvert et assumé de débordement symbolique, où quelques vivants de chaque époque auraient côtoyé quelques morts parmi les plus vivants des époques précédentes, aurait donc été faite, par les singularités respectives de chacun de ses membres, dépositaire d’une intuition de valeur universelle touchant à quelque limitation et inversion matricielles de la communication humaine et à la possibilité de faire et de dire plus et autrement. Tout ce que tu as pu écrire jusqu’à aujourd’hui n’aura, au fond, obéi qu’au désir d’approfondir cette intuition et de renforcer ta propre participation à l’effort de cette communauté dispersée, pour la mettre en pratique et la vérifier. Tu t’es très tôt senti aspiré et lié par cette intensité que tu éprouvais toi-même et retrouvais dans les Pensées ou le Mémorial de Pascal, dans la rage d’Une saison en enfer, la flamme noire des tableaux de Goya, la puissante révolte d’Artaud le Momo et dans bien d’autres œuvres, expériences ou façons de vivre déterminées par ce type de débordement raisonné.

            Le poème présent ne fait pas exception à cette règle, bien au contraire, puisque, comme le dit le choix de son titre, extrait du Mémorial, il aspire à mieux faire ressortir encore et agir cette règle dans et contre le cadre de ta propre existence. Ce poème t’a été suggéré, entre autres choses, par ton insomnie chronique et ce qu’elle t’a appris du monde qui t’entoure et de toi-même. Ses couleurs varient selon l’heure de ses séquences. Poème de la ville, des gens qui l’habitent, de leur multiplication, de leurs métamorphoses, du trop qui les consume, du vide qui les nourrit, il s’est écrit au gré des flux et des reflux qui font communiquer entre eux les corps et les lieux, les heures et les couleurs, à la façon d’un vagabondage où intérieur et extérieur avoueraient leur nature commune et l’étrange continuité dans laquelle ils sont pareillement embarqués.

            On pourra le lire, selon sa préférence ou sa disponibilité, de façon continue, comme une aventure, une quête, une histoire, un conte, ou bien de façon désordonnée, en disjoignant et séparant les séquences les unes des autres. À moins qu’on ne préfère accorder l’heure et la lumière de la séquence choisie à l’heure et à la lumière du moment de sa propre lecture. Il est vingt-deux heures trente à l’instant où tu poses le point final de ton livre, c’est peut-être l’heure à laquelle le hasard aura fait que le lecteur l’ouvrira : pourquoi ne te rejoindrait-t-il pas, par exemple, à la séquence correspondante ?

SÉQUENCE N° 1 : commençons par la fin [20 : 00]

Commençons par la fin,
Te dis-tu,
Car désormais l’ordre n’est plus l’inverse
Du chaos,
Et la fin pourrait bien être
Ce qui se rit de toi au fond de toi,
Cette chose dernière qui s’absente des mots
Dès la première phrase
Mais veille dans les blancs et n’en pense
Pas moins ;

Rira bien qui rira le dernier,
Comme on dit,
Et rire bien est sans doute
Ce qui peut t’arriver de meilleur ;

Tu t’assois sur un banc
Dans un minuscule jardin public,
L’air est doux,
Le monde semble endormi,
Des noms flottent dans l’atmosphère,
Tu t’efforces de déchirer la membrane invisible
Du temps
Pour entendre plus distinctement le murmure
De cette chose appelée fin ;

Entre la fin des haricots et celle
Qui justifie les moyens,
Entre la fin des fins et la fin de tout,
Se dissimule la plus discrète,
La plus silencieuse,
La plus opaque et charnelle des fins,
Celle qui tourne et vire dans ta tête et n’a cure
De tambours ni trompettes
Pour donner à chacun de tes mots
Cette pincée de vertige qui le sépare
Des brumes originelles ;

Chaque jour n’est-il pas d’ailleurs, comme celui-ci,
Le jour qui la précède,
Et chaque instant, celui qui la mélange au flot
De ce qui n’a jamais cessé de commencer ?

 

SÉQUENCE N° 13 : le « oui » où tu te perds [23 : 00]

Parfois, la nuit devient celle de tous,
Elle reconnaît son propre fil
Dans le tissage de chacun,
Nuit noire,
Nuit blanche,
Son pas devient audible,
Pour le dormeur, pour l’insomniaque,
Le noctambule, le somnambule ;

Tu crois la traverser, l’explorer,
Mais c’est elle qui musarde en toi,
Faisant cueillette de tes questions, de tes doutes,
De tes raisons de dormir ou de ne pas dormir,
Elle sait être une seule et même nuit,
Elle sait en être mille et une,
Elle est tienne parce que tu te fais puis te défais
En elle comme se font et se défont tes songes ;

Au matin, tu jurerais avoir rêvé,
Mais qui te dis que ce que tu crois avoir été ton rêve
N’est pas la pensée nue de cet arbre aux lucioles
Qui a trouvé en toi le nom de « nuit » ?
La nuit n’est-elle pas toute ton ignorance,
Mais à l’envers, vue de dehors,
Sa face non humaine si tu veux,
Visage exposé à l’absence dernière de regard ;

La grande image de la nuit n’est aucune image
Et toutes à la fois,
Elle est ce que tu ne vois pas
Dans tout ce que tu vois,
Elle est en même temps le point autour duquel
Tournent tes pensées les plus intimes
Et l’horizon où se dessinent
Les figures de ta stupeur ;

Le visage de la nuit résume-t-il ces visages tiens
Qui te restent étrangers,
Figures animales, végétales, minérales, divines ?
Son sourire n’est-il que ta façon
D’apparaître ou de disparaître,
Son silence, le « oui » où tu te perds ?             

 

SÉQUENCE N° 14 : l’impasse matricielle [23 : 15]

Sur la chaîne préférée du patron,
Les informations tournent en boucle,
L’Apocalypse suit son bonhomme de chemin,
Mais les clients ne regardent plus, ils préfèrent
Échanger les fumées de leurs têtes plutôt que d’inhaler
Celle des commentateurs ;

Toi, tu regardes, au-delà de l’écran,
Cette foule immense que nul ne peut plus dénombrer,
Une foule venue du tréfonds de la vie,
Parlant des langues inconnues,
Serrée, pressée, affolée autour du vide qui aspire
Les cœurs, les esprits, mais ne donne à chacun
Ni le moyen ni la façon d’identifier
Le lieu à atteindre, le mot à dire,
La chose à désirer, la réalité à étreindre ;

Comme chacun,
Dans ce petit bistrot,
Tu es venu te délester des significations dernières,
Celles qui pèsent sur ta pensée, sur tes mots,
Tu t’amuses de voir ici,
Pour un instant,
La Fin trinquer et jouer aux dés sans façon
Avec le Commencement ;

Tu as appris à écouter, au gré du temps,
Un homme après l’autre, mais qui peut,
Restant dans sa propre mesure, écouter sans broncher,
Le grondement de ce torrent où les hommes roulent
Comme des galets ?
Le flux se mettra-t-il enfin à parler ou cela ne sera-t-il
Que subterfuge de ventriloques stipendiés
Contrefaisant les voix
De l’actualité, du temps, de l’histoire ?

Dans leurs habits déchirés, poussiéreux,
Ces foules viennent sans doute, te dis-tu,
De la grande impasse matricielle,
Celle qui durcit la matière du rêve afin de nier
La soif du rêveur et promouvoir obstinément
L’absurde tautologie du veau d’or et de son signe…

 

SÉQUENCE N° 26 : habiter la stupeur [02 : 15]

Ce n’est pas assez de s’étonner, songes-tu,
En terminant ton verre,
Ce n’est pas assez,
Il faut,
Un jour ou l’autre,
Sortir de l’étonnement passager,
Du doute méthodique, 
De la perplexité de circonstance
Et investir,
Sans regret ni retour,
Poétiquement et pratiquement,
Le territoire hors dimensions de la stupeur ;

Ces corps qui vont et viennent sans but,
Ces bouches qui s’ouvrent sans parler,
Ces désirs qui tâtonnent dans la nuit des organes,
Ces rêves qui débordent les mots,
Ces intuitions qui griffent le silence,
Ces cris jetés au-delà du dicible,
Ces actes qui trouent la comptabilité des actes,
Tournent tous
Autour
De cette terra incognita ;

Ni l’ivresse, ni la violence,
Ni le mensonge, ni le déni,
Rien ne peut faire que l’instant
N’irradie désormais comme le cœur de braise
D’un astre aride où se vivrait
L’expansion d’une soif orpheline
En quête de sa neuve innocence et des lueurs
D’une insécable alliance ;

Celui que le temps oublie sur le bord du chemin,
Celui qui s’oublie sur le bord de lui-même,
Celui que mille vies aspirent, disloquent et abandonnent
À chaque pas,                            
Celui-là le sait mieux que n’importe qui,
Car sa chair est
La stupeur même,
Et sa pensée, une main tendue dans le noir
Vers la pensée naissante de ce qu’elle touche… 

SÉQUENCE N° 95 : feu [19 : 30]

Vers le couchant, le feu hisse ses voiles,
Et la ville s’embarque avec armes et bagages
Dans ses ors et ses rouges ;
Les immeubles échangent leurs reflets,
Les arbres redorent leurs feuilles,
Les nuages prennent des poses,
Tandis que les visages se font tournesols
Et les désirs, cartes postales ;

Mais c’est un autre feu qui parle
Depuis le fond noir que masque
L’agitation inquiète des beautés simples :
Un feu d’épines,
Un feu de pierres,
Un feu de miroirs brisés,
Un feu de solitude et d’os voué à d’impossibles
Buissonnements,
Ou aux buissonnements de l’impossible ;

Ce qui brûle dans l’attente obscure des choses,
Fait briller le noir qui circule en toi
Et ouvre dans ton corps
Des allées rouges et blanches qui mènent
Vers des clignotements d’herbes électriques
Et des phosphorescences criblées
De lettres brunes signalant
Les opacités indépassables du paysage
Et les fausses
Interruptions du flux ;

Aussi, cherches-tu en toi et autour de toi
L’instrument
Le mieux adapté aux équilibres et aux tensions
De cet instant où se dévoile
La nécessité de faire un trou dans le décor ;
Mais tu devines que cet instrument ne sera
Ni question ni réponse,
Ni même cri ou silence :
Pourquoi ne pas miser alors, te dis-tu,
Sur cette tendresse idiote et sans objet
Qui n’a jamais jugé utile de demander
Sa route ni sa destination à quiconque ? 

 

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