Arthur Fousse, le vieil homme parle et les aubes ont toutes coagulé dans le sel et autres poèmes

autrefois les rives étaient si proches…

maintenant

dans le gué de mes larmes,

le chagrin transi,

les mots las,

la queue qui ne bande plus

et le triste assistanat des griefs, et la pension,

et aussi

les sédatifs,

les comprimés

et tout ça,

la mort travaille plus la matière

que le silence n’use l’esprit. dans ma main,

je lis mille sillons

plus profonds qu’une douve,

et j’y lis un écartèlement

que je ne peux franchir.

tous mes potes malades sont morts

et je suis le dernier sur le banc de touche.

la mort nous garde en réserve

et les joueurs comme des secondes

ne cessent de s’envoyer la balle.

nous nous sommes peut-être trompés.

peut-être n’étions-nous faits que pour tisser

le suaire d’un monde

qui ne devait que cacher la lumière

d’un faussaire.

peut-être devions-nous simplement nous taire

et attendre.

maintenant,

je regarde ces rides dans le coin de mes yeux, j’y lis des frontières qui ont croisé le fer

avec l’éternité

et qui sont restées closes à jamais.

des barbelés tristes sur un visage de honte.

et dans le noir,

parfois, j’entends un bruit venir de très loin,

de vieilles musiques jouent encore pour moi.

nous ne pouvions qu’apprendre à oublier

et disparaître

pour ne jamais nous souvenir.

les doigts, eux, tissent une autre honte.

 

 

vos corps sont sans prénoms, vos larmes sont sans merveilles, le conte du clodo fou pleure.

il suffit de regarder 
dans l’œil du cobra,
il suffit de regarder dans l’œil d’un mort, 
ou dans le pixel qui hurle dans le téléviseur. 
ou encore dans l’œil de bœuf de la terreur, 
ou dans l’iris pâle d’un clodo fou,
ou d’un épileptique maniaque 
hurlant pour plus de mort.
il suffit de regarder à la lueur d’une ampoule qui pâlit 
l’inconstant plafond
d’une larme qui s’effondre
sur le parquet plat d’un ciel mouvant.
il suffit de compter le glas d’une montre, 
d’une trotteuse lasse de courir
pour entendre tous les cadavres que la vie amorce 
d’une seule détente
courant sans faux pas.
il suffit de mourir dans le noir et de regarder dans un asile 
ces vitres de verre teintes,
il suffit de regarder la peau crispée 
d’un dépressif sauvage
pour sentir la bouilloire hurler 
d’un crissement sans nom.

mort et sans bruit, 
préalable sans frontière.
évangiles tonitruants d’un chagrin 
éternel, d’un enfer insomniaque, 
d’une pute borgne,
d’un terroriste amnésique de son amour, 
d’un paralysé n’arrivant à se sucer la queue 
pendant que rien ne répondra à son nom,
à ces mains lasses cherchant dans l’air
de quoi nourrir l’immobilisme du monde. 
la pauvreté de notre désir est sans limites.
et on nous apprend qu’un homme en bonne santé 
est plus puissant qu’un homme malade.
et notre système éducatif nous apprend 
qu’il faut comprendre pour ne pas hurler,
mais qui a entendu la larme de ciguë qu’un homme 
nourrit jour après jour, dans le noir
sans un bruit,
jusqu’à s’étouffer sous le grincement de larmes 
plus agiles que ses doigts…
qui a entendu un bipolaire cinglé hurler 
pour sentir son prénom palpiter

plus que son amour, 
plus que son cœur, 
plus que sa honte.
qui entend dans le noir
la clameur d’âmes évanouies
qui ne ressortiront jamais des ténèbres
de la noirceur ?
d’un vide si abyssal 
qu’il devient transparent 
au simple pas
dans un couloir ;
si noir, que l’on se noie 
dedans et qu’on n’en ressort jamais 
que trop tard
quand la lumière a abattu toutes ses 
cartes
et le ciel tous ses rêves.

mort
et sans épitaphe
dans une guerre du silence.

mort sans parafe,
signant en lettres de sang 
l’anonymat de l’air,
la constante du soupir, 
la terreur de la honte
et l’horreur de tout vivant.

nous mourrons dans le noir agitant des bras 
comme des draps brisés
aux plis échancrés comme des lèvres hurlantes.

nous hurlons dans le noir 
d’un silence si profond
que nous n’entendons même pas hurler 
la sirène du monde.

nous brûlons le quart de mégot 
en existentiels karmas,
nous fumons à la racine l’os 
qui nous tient d’égo,
un égo plus maigre qu’un rouleau de cuisine, 
un égo plus plat qu’une assiette brisée,
un égo si triste
que si les larmes pouvaient couler,
un rideau de sel entarterait toutes les fenêtres 
du monde d’un gris terrible.

non,
nous ne sommes pas heureux.
nous crions de ne pouvoir satisfaire
ce que l’esprit demande
à proportion de ce que la chair désire.

nous hurlons de satisfaire le bas branlant 
de la tour de Pise,
nous hurlons de nous esclaffer dans le noir 
en scarifiant des bras ridés
ne serait-ce que pour sentir la monstruosité 
de notre horreur
voiler le consensus 
même du monde.

nous pleurons, 
nous pissons, 
nous chions, 
nous saignons,

le bas des immeubles s’effrite sous un battement de paupière, 
les dunes s’abattent comme des automnes sur des vies
plus pauvres qu’un sablier de verre bâti dans une bouteille 
en plastique tranchée.

et on ne nous apprend pas
la terreur d’un homme seul entretenant une plante séchée 
dans la condamnation éternelle
d’une honte privatisée.

non,
nous ne sommes pas heureux.

nous pleurons, 
nous pissons, 
nous chions, 
nous saignons.

et dans le respectable réquisit d’une société qui tue 
sans signer de chèques
qu’au bas d’une mort à crédit pourvue à seule 
mention de drame,
nous abattons les rideaux,
nous sortons les couteaux, 
nous entaillons la chair, 
nous travaillons à l’esprit
ce que le monde ne peut user 
jusqu’à la moelle.

nous secondons le tonnerre, 
nous travaillons la pluie,

nous fanons sous le bruit des pas de nos maîtres,

nous sommes des mainates secouées par le tonnerre, 
nous sommes des singes jouant sur un bidon, 
cogitant pour l’élémentaire
dans la comédie politique de nos égos, 
travaillant le vide de l’air
et le plat du verre
dans un regard plus triste
que n’importe quelle nuit d’hiver.

SEUL.

SANS PRENOM.

ANONYME

ET MORT,

NOUS NOUS LEVONS.

et dans le noir
nous épelons le sommeil 
comme nous éplucherions 
un rêve
d’un baiser 
plus mortel
que n’importe quelle femme 
aimant
n’importe quel schizophrène fou.

nous nous taisons 
et mourrons.

il n’y a pas de réponses.

 

 

/poème à une vieille dame.

 

j’ai lu mon magazine
d’acupuncture
ils disent
qu’on peut guérir le cancer 
en travaillant sur
ses émotions.

tu savais qu’on pouvait guérir 
de la schizophrénie en mangeant 
du chou-fleur ?

respirer,
cela permet de délivrer l’âme 
de ses terreurs.

ah ouais, je dis.

oh oui,
et il faut boire du jus
de coquilles d’œufs
pour hydrater tout le corps 
de potassium
pour nourrir la beauté de Dieu.

j’ai guéri mon genou 
en priant,

même les médecins 
ne savaient le guérir,

tu vois que je ne suis pas si folle.

et la vérité,
c’est la solitude enfermée dans une huître
avec des murs qui ne rendent pas de perle.

 

et la vérité,
c’est l’existence comme un compacteur d’ordure 
qui fait d’un cœur une bobine fripée
constipé de son rêve,
prête à chier son désir affamé.

je lui offre 
des fleurs

(parfois)

et j’essaie de la faire rire,

mais elle est perdue 
et seule

et dingue d’une folie banale 
qui tue tous les dingues 
cathos
et toutes les pauvres petites 
vieilles solitaires
de la vie qui meurt et qui pense.

 

un jour peut-être
les corps qui furent poussière 
redeviendront des roses,
et les cœurs
des chardons pleins d’épines 
que rongeront les ânes.

pas ce soir.

les jours comme des graviers
se jettent sur les tombes  
pour épeler les prières.

les désirs comme des tournevis
ne s’agencent pas dans le bon trou,

et la croix d’un mot
peut faire vivre un homme
jusqu’à ce que son existence s’assèche
comme les neiges bleues au sommet de la chance.

nous sommes tous voués 
à une paralysie complète, 
à un inceste de l’esprit
pour n’avoir pas à mourir trop tôt.

nous avons peur,

nous sommes effrayés sous les parvis de vos sourires, 
nous sommes terrorisés sous les abat-jours de vos visages, 
sous les frontons de vos esprits,
sous les abattements de vos dettes,

nous sommes constipés d’un manque de vie
et d’un désespoir plus prolifique que l’esprit 
d’un génie alimenté de homards jusqu’à la fin du monde.

nous sommes des grains de raisins que mastique la mort

en ricanant du manque à gagner à propos du crédit premier.

les mots s’usent, 
les vieux pensent,
les vieux élident leur peur avec la plume d’un rêve effrayé.

les morts cherchent, 
les vers trouvent.

les sommiers comme des corps s’affaissent

ils finissent jaunis comme nos esprits

et on les jette

pourvu que la déchetterie passe

et que nous mourrions tous,

ma pauvre et vieille Titi.

 

Présentation de l’auteur




Marc Alyn, T’ang l’obscur, Mémorial de l’encre, extraits

Paroles de T'ang

 

Le sommeil-confiait-il-est un lieu traversier
qu'empruntent nos géniteurs immémoriaux
nomades du clair-obscur
sujets à des absences
affublés d'oripeaux de pourpre rapiécés
porteurs de baluchons
que gonfle un passé rauque.

 

Les hors-venus des neiges morfondues
franchissaient d'une voltige les remparts
et l'eau serrée des douves
sur des radeaux de branchages.

Je parlerai encore-décrétait-il-
des espaces gordiens à l'intérieur de l'homme
où le désert s'unit aux vergers aux sépulcres : 
région de poussière et de suie
ultime retranchement de l'esprit en partance
au-dessous du niveau de la mort.

 

 

∗∗∗∗

 

 

La vie, songe éveillé, s'achevait par un sommeil
sans rêves ni rivages, au seuil des steppes, où croît
la solitude parmi chardons et ronces : barbelés du
règne végétal. Quand surgissaient, d'un vol acéré,
les oies sauvages dont l'aile nous frôlait hardiment
au passage, nous faisions halte sur les hauts pla
teaux de schiste noir afin de saluer les revenants
de nos vies à venir aux bras chargés d'icônes et de 
coquelicots. Un soleil flambant neuf nous guidait
vers les cimes. De l'autre côté de l'horizon s'éla
borait, dans des cuves gorgées de grappes écrasées,
la fermentation heureuse.

 

 

∗∗∗∗

 

L'au-delà ressemblait comme deux gouttes d'eau
à ces ombres chinoises
dont les doigts de l'aïeul peuplaient le papier
    peint
à la lueur échevelée
d'une lampe d'argile :
coq de bruyère errant dans le brouillard
chevreau de lait lapé par les ténèbres...

Á la fin
le loup dévorait la lumière.
Chacun demeurait seul
les mains sur ses genoux.

 

 

∗∗∗∗

 

Alchimiste inversé
sosie du Pendu des tarots
il restituait au brasier
l'or potable des chrysopées
à l'issue du Grand-OEuvre.

De son pinceau giclait
point-trait du morse des abîmes
flèche visant le coeur de la planète
au-delà des myriades d'années
et son oeil de huppe sagace
détectait les trésors dans le limon des fleuves.

Sisyphe de l'immatériel
nouveau-né du néant
agile gondolier
il édifiait des mausolées à la gloire de l'oubli
puis offusquait la nuit
d'un clignement de cils.

Présentation de l’auteur




Lambert Schlechter, Les dépêches de Kliphuis

Manuscrit de Lambert Schlechter

Manuscrit de Lambert Schlechter

 

 

5. 
Sur les pentes bien pentues des collines qui entourent Walker Bay, j’ai envoyé à ton assaut quelque mille messagers, il y aura d’abord les collines, puis les montagnes, puis les plaines, puis de nouveau les collines et les montagnes, ils vont mettre des jours, des mois, peut-être des années, peut-être des siècles, mille scarabées en route vers ton pays, ils portent le message, plié en quatre, sous leurs ailes, je leur ai interdit de voler, ils marcheront, c’est pour ça qu’ils mettront si longtemps, à mi-chemin vers le nord, ils auront tout le Sahara à traverser, ils portent tous le même message, il est plausible, même évident, entomologiquement, qu’ils vont mourir par centaines, ils vont mourir presque tous d’ici quelques jours, quelques semaines, il est probable, très probable qu’aucun d’eux n’atteindra le bord du Sahara, et s’il y en a deux ou trois qui atteindront le bord du Sahara, ils ne vont sûrement pas le traverser, j’aurais peut-être dû leur permettre de voler, mais c’est trop tard, ils ne m’entendent plus, ils sont trop loin, ou morts, je commence peu à peu à me résigner que tu ne recevras pas mon message, c’était juste une petite page, à peine mille signes, comme on dit, pour te dire que… , comment dire, dire que…

 

6. Que ce sera monologue, je le déclare sans trop de conviction, et plutôt par paumerie, et que tout le temps les mots m’échappent, quand je veux en attraper un dont j’aurais besoin, il s’échappe, juste au moment où je pense mettre la main mentale dessus, il s’échappe, j’avais besoin, pour ma phrase, de frêne, mais pas moyen de l’attraper, ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard que frêne m’est revenu, mais j’avais déjà biffé la phrase où frêne aurait pris sa place et son sens, que ce sera monologue, c’est une sorte de déclaration, sans trop d’engagement, un temps de monologue ou seulement une page de monologue, c’est pas dit, je n’ai jamais su me résoudre à faire des contrats, ça vous mène au bord du gouffre, il y avait un vent violent qui faisait anxieusement frémir les frênes, ça me revient maintenant, ça devait être une sorte de monologue avec des frênes qui frémissent anxieusement dans le vent violent, alors que les frênes n’ont pas vraiment des sentiments, c’est peut-être pour ça que j’ai biffé la phrase, les frênes ont seulement des feuilles qui par milliers paniquent.

 

7.
 C’est entendu, on n’écrirait pas s’il n’y avait pas l’écriture de ceux qui écrivent, Monsieur Pinget saisit le râteau de cette façon-là pour traverser le potager de cette façon-là, personne n’écrit de cette façon-là, écriture en abyme d’écriture, démence des syllabes depuis Hésiode et Homère, et moi dans tout ça : amibe ventriloque trottinant pataudement depuis septante ans sur le boulevard de la Grande Aphasie, et du coup me verse encore un coup de « Black Tie », merlot / cabernet, soft & fragrant blend from Western Cape, tandis qu’une mite affolée virevolte autour de l’abat-jour, encore une nuit après toutes les autres nuits, je ne les ai pas comptées, il y en a tant, il y en a trop, il y en a assez, amibe mélancolique saturée de syllabes, je t’écrirai, promis, la 8862e lettre d’amour demain, la nuit prochaine, promis, parce qu’il y aura encore une nuit, assurément, c’est ce que me promettent les grillons affolés et les grenouilles affolées de cette nuit-ci, qui est encore une nuit où tu ne seras pas.

 

8. 
Hierher also, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ces mots, ou plutôt, ces mots ont surgi en moi quand je suis arrivé hier soir à cet endroit, sous cette tonnelle qui ploie sous un immense enchevêtrement de branches et de rameaux sans doute séculaires, pour la moitié flétris, desséchés et morts à l’intérieur, ce sont les premiers mots de la fameuse première phrase d’un fameux roman du début du XXe siècle, c’est un enchevêtrement proprement amazonien, c’est le mot qui m’est venu à cause de la sauvagerie incontrôlée du végétal, la poutre centrale ploie dangereusement, et le jour où elle sera suffisamment pourrie, toute la tonnelle s’effondrera, hierher also kommt man, écrivait Brigge, c’était l’année 1910, ce n’était pas un roman, je lisais ça adolescent, sans vraiment savoir ce que je lisais, mais déjà la mortifère mélancolie noircissait ma chimie, hierher also kommt man, um zu sterben, et il écrit son livre, compulsivement, dans la mortelle ville, écrit son livre, afin de moins mourir.

9.
 Au premier abord, et même avec une soudaineté étrangement abrupte, celle qu’on pointe dans un récit, mine de rien, en mettant dans la syntaxe le mot soudain, mot banal & commun, on a beau dire, mais qui a pour fonction de susciter, soudain justement, un surplus d’attention, soudain, donc, se manifeste ce contraste, en apparence anodin mais en réalité, soudain ahurissant, contraste entre la présence banale & familière de ces quelques objets sur la nappe, ce matin, de la table du petit-déjeuner sous la tonnelle, je veux dire : mes deux plumes, la sépia et la rouge, et un crayon Faber-Castell orange, objets-ustensiles qui toujours m’accompagnent où que j’aille, et que je pose sur chaque table où je m’installe, contraste donc entre la familière présence de ces objets, contraste avec tout le reste, moi y compris, contraste avec tout ce qui m’entoure, avec tout l’univers, c’est un abîme et un vertige, et du coup, soudain, tout se renverse, upside down, et c’est l’objective familiarité de ces objets, ces plumes et ce crayon, qui se fait étrangeté absolue, tout perd son sens et il n’y a plus de mots.

 

10.
 Étonnantes performances de l’esprit, lorsqu’il tente, par exemple, de penser l’infini, la question des étoiles et des galaxies, la question tout élémentaire des nombres, de la suite des nombres, comment ils ont fait, au tout début, dans leur tête, en Mésopotamie ou dans la vallée du Nil, raisonner à partir de la trigonométrie d’un champ, après le reflux de la crue, essayer de construire le concept d’un champ qui n’aurait pas de bords, d’une province qui n’aurait pas de bornes, d’un pays qui n’aurait pas de frontières, parmi les médiévaux, plus tard, il y en avait qui disaient qu’on peut penser l’infini, dans la mesure où il est possible de penser qu’on peut compter sans jamais s’arrêter de compter, ce qui, évidemment n’est pas possible, puisqu’on meurt et donc s’arrête de compter, et du coup aussi de penser, mais si on ne mourait pas on ne s’arrêterait jamais de compter, et donc on pense cette pensée-là, la pensée de l’infini, et elle reste valable, même si on meurt, je ne me suis jamais lancé dans des spéculations de ce genre, j’admire Duns Scot, infiniment, mais ne le comprends pas, mon esprit est bien trop infantile & fantassin, moi ce qui me passionne, c’est les files de rouges fourmis, spiar le file di rosse formiche, qui vont sans cesse nulle part, avec une solennellité désarmante, si j’avais vécu en Mésopotamie, je n’aurais pas eu de prénom, mais vu ma mine, on m’aurait appelé le Minable du bord des champs.

 

11.
 La Méduse de céans m’avait pourtant averti, dans ce microcosme mimétiquement amazonien, ça grouille facilement, sur milliers de pattes ou par toutes sortes de rampements, beware of the snakes, fermer la porte de ma chambre, au moins le battant inférieur, les portes ici ont quatre charnières et deux battants, par le battant supérieur, ouvert, circule l’air de la nuit, par le battant inférieur, fermé, on empêche l’invasion des serpents, s’il y a l’un ou l’autre serpent chez La Fontaine, faudra examiner, j’ai toujours eu le souci de vérifier dans les livres, l’occurrence de certains mots dans certains livres, et pendant que je feuillette dans les Fables, j’entends soudain grande alerte des oiseaux, ils s’égosillent et battent bruyamment des ailes : dans l’arbre au-dessus de l’étang serpente un serpent de plus de deux mètres, des oiseaux de toutes sortes, des grands et des petits et de toutes les couleurs s’acharnent sur le reptile, s’accrochent à lui, le frappent de leurs becs, ils pépient de façon aiguë et croassent rageusement, une espèce de gros corbeau verdâtre a enfoncé ses griffes près de la tête et donne de puissants coups de bec, ça semble traverser les écailles, et le serpent se déroule et se laisse glisser rapidement le long du tronc de l’arbre et disparaît dans les épais fourrés, disparaît à jamais de notre vue, de notre vie, et sa progéniture prolifère, en bleu foncé, sur la tête de Méduse.

 

12. 
Cela aurait pu arriver au bord d’une rivière poissonneuse mais non identifiée, il aurait pu se noyer en essayant de pêcher le vairon, et on l’aurait trouvé huit jours plus tard coincé dans le barrage, c’est un biographème fantasmé, une anecdote funeste & fatale qu’il a notée telle 
quelle dans son petit clairefontaine bleu, pour titiller, comme il faisait souvent dans ses vieux jours, son hypochondrie et son angoisse des issues néfastes & funèbres, coquetteries inutiles & lassantes, quand je fais le relevé des dates de mes lecture de Monsieur Songe, ça nous fait une sorte d’exercice eschatologique : mai 2017, vignoble La Rasina sur la colline de Montalcino / juin 2017, Pension Tübli (ce qui signifie ‘petit pigeon’ en schwyzerdütsch) à Gersau, lac des Quatre Cantons / juillet 2017, chez moi dans le vignoble mosellan / nov. 2017, Hauptbahnhof Düsseldorf / nov. 2017, Café Waschsalon, Köln / janv. 2018, Kliphuis, à Riebeek Wes, Afrique du Sud où toutes les rivières, en cette saison, sont à sec, aucun vairon en vue, et je ne resterais coincé dans aucun barrage, puisque je ne me serais pas néfastement noyé --- et quand je pense, imaginez, que Monsieur Songe s’appelait Édouard…

 

13.
 Parfois, quand j’avais trop le trac au départ d’une page, soit à cause du sujet, soit à cause de l’absence de sujet, je commençais à écrire, non pas dans le cahier prévu, avec sa page prévue, mais sur un quelconque bloc à brouillons, à fatras, et le plus souvent, dans ces cas-là, ça foirait, après huit ou dix lignes, ça stagnait, et j’arrêtais d’écrire, parce que ça n’allait nulle part, c’était illisible, mais il arrivait aussi, plus rarement, qu’après ces premières lignes tâtonnantes ça se déclenche, que le non-texte devienne texte, grâce à tel mot, telle tournure, ça s’amorçait, et la vibration vaticinatrice, si infime soit-elle, dont tout texte a besoin pour surgir, commençait à fonctionner, et c’était gagné, encore une fois gagné, c’est une sorte de grâce gratuite, on ne sait pas vraiment d’où ça vient, mais ça vient, --- c’est vrai aussi que sans le trac de la contrainte ce ne serait probablement pas venu, l’aire de la page formatée, avec son tiers de marge et ses strictement vingt-cinq lignes manuscrites, cette aire aspire l’écriture, je n’écris pas sous la romantique inspiration, mais sous aspiration, strict contrat à remplir.

 

14.
 A l’intérieur, dans la tête, c’est un peu comme sur la table, c’est souvent encombré, il y a des choses qui traînent, c’est, comme disent les érudits : hétéroclite, je n’ai jamais eu la prétention d’être érudit, et d’ailleurs je ne le suis pas, on dira de quelqu’un qui a écrit 333 apostilles sur la cosmologie de saint Thomas que c’est un érudit, ou de quelqu’un qui lors d’un colloque à Toronto en 1931 a présenté une conférence comparative sur les tempéraments & les complexions des commentateurs montaigniens du dix-septième siècle tardif, j’aime bien les érudits, ils m’émeuvent, souvent ils m’instruisent, je n’ai jamais utilisé le terme d’érudit comme injure, et ça me plaît de dire que ma table est encombrée de choses hétéroclites, puis je dis pareil pour ma tête, au lieu de dire qu’il y a là tout un fouillis, un indescriptible capharnaüm, je dis concernant ma tête que dans ma tête c’est hétéroclite, et avant de me lancer dans une nouvelle étude que je considère comme indispensable, je dois d’abord désencombrer, ma table autant que ma tête, il y a là un strict parallélisme d’image et de souci, ce sera une étude historico-paléontologique où j’exposerai pour quelles multiples & irréfutables raisons les éléphants étaient sur terre longtemps, longtemps avant Dieu.

 

15.
 La carotide, évidemment, peut lâcher à tout moment, pourquoi le dire spécialement, explicitement, la sournoise permanente panique de sentir d’un moment à l’autre que la carotide va lâcher, on aurait juste le temps, peut-être une fraction de fraction de seconde pour sentir que la carotide va lâcher, puis quand elle lâche pour de bon, on n’est même plus là pour le sentir, et encore moins pour le dire, personne ne t’entendra dire putain ma carotide a lâché, on n’aura même pas le temps de le dire, je trouve ça rassurant de n’avoir pas à dire ces mots-là, de n’avoir pas à m’entendre dire ces mots-là, ce sont quand même des mots malsains et en quelque sorte néfastes, là, pour le moment je n’en suis qu’à la permanente sournoise panique d’avoir à dire ces mots-là, alors qu’en réalité tout va pour le mieux, quelques grappes de sauvignon se dandinent dans la brise, le serpent de l’autre jour n’est pas revenu, une invisible tourterelle quelque part dans les bougainvilliers fait sa mijaurée, et je me prélasse dans un vain & vaniteux mais légitime contentement parce que contre toute attente j’ai réussi ma quatorzième page, et la carotide pompe, pompe, comme elle toujours pompé.

 

 


Les dépêches de Kliphuis
à à paraître dans CAHIER NOIR HEMA
 (inédit)

Présentation de l’auteur




Frédéric Tison, Vesper et autres poèmes

 

C’est comme cela que règne le soir
Au loin, dans le ciel, versant ses arènes
Noires et ses derniers soleils.

Ta lampe est une étoile plus pâle
Ton visage un automne plus frêle
Sous la voûte où dérivent les êtres sombres.

Touche de ta main le soir qui vient
C’est ainsi que se brisent les miroirs.

 

(Poème inédit, 2013.)

La traque

Saisir la ville où l’ombre de toi-même est vague
Assez pour se confondre avec celles des arbres
Et murmurer… : l’empire où tout bruit est si vaste
Que tes lèvres en d’autres lèvres sont tombées ;
D’autres ici ont passé comme toi pour trouver
Au carrefour de branches et de pierre un visage.

Poème extrait du livre Les Effigies (Librairie-Galerie Racine, 2013)

Nos corps

C’était comme si nos corps s’effondraient dans le soir
Que les branches, plus haut, multipliaient
Comme si nos forêts trouvaient à boire
Dans l’ombre et comme si ce soir
Était pour nos regards un merveilleux visage
À embrasser et à aimer.

Nos hâtes heurtaient la nuit. Notre connaissance
Des matins et des soirs était si frêle encore
Que nous voyions à l’ange des ailes froissées.

(Encore que les lampes s’encombraient
De papillons et de rêves pour la pensée
Ou qu’elles semblaient s’illuminer
À la façon de lucioles et d’étoiles.)

Poème extrait du livre Les Effigies (Librairie-Galerie Racine, 2013)

Cette lampe...

Cette lampe quand nous étions à tâtons dans le noir
Avec le livre et nos ombres a brillé plus encore…
(Avec nos mots nous faisions l’ombre derrière nous)

N’avons-nous pas contemplé
Que cet oiseau se posait sur le vent

Nous ne sommes rien d’autre
Qu’une patience de nous-mêmes
Sans fleurs avec la fleur d’une pensée sans nous

Nous rêvâmes et nos corps ébranlèrent la douceur
D’un dieu qui est l’oiseau intime des vents.

(Celui des rivières de bruits.)

Poème extrait du livre Les Ailes basses (Librairie-Galerie Racine, 2010)

Le jardin de regards

Telle d’Écho la pensée splendide
De perdre à la fin Narcisse dans l’Eau
Je sais ce jardin où je me sème.

Si je brise ce jour la jeune image
Dans l’arbre – aux miroirs de moi-même
Reflétés dans le feuillage – et me devance

Souriant ! désenlacé des branches
… Où je me vois encore – traversé d’oiseaux lents.

Et m’allonger au jardin blanc – d’arbres encore
Comme de plus lentes fleurs – me délivre, encore

La geste des jours où me rêve déjà
Le calme vieillard en son jardin de regards.

Poème extrait du livre Les Ailes basses (Librairie-Galerie Racine, 2010)

Présentation de l’auteur




Philippe Jaffeux, L’OISEAU et autres poèmes

L'air et l'oiseau se confondent
toujours à l'unisson
Ils abandonnent le monde
avec une chanson

Un vagabond du firmament
quitte son royaume
Il se pose au bon moment
à l'endroit optimum
L'arbre sait comment accueillir
ce parfait passager
L'oiseau pourra toujours partir
Sans jamais le blesser
A l'aide du crépuscule
l'envolée se suspend
L'atterrissage bascule
Dans un rêve planant

L'air et l'oiseau se confondent
toujours à l'unisson
Ils abandonnent le monde
avec une chanson

Ce migrateur invincible
a vu tous les soleils
L'aube est imprévisible
à l'instant du réveil
La même chaleur anime
la terre et l'oiseau
Ils donnent chacun la rime
Sur la cime d'une branche
un cœur s'émerveille
L'éternel rêveur se penche
au-dessus du sommeil

L'air et l'oiseau se confondent
toujours à l'unisson
Ils abandonnent le monde
avec une chanson

L'oiseau libre trouve la clef
de l'éveil immense
Il s'ouvre au chant spontané
des mots du silence
De son bec la grâce jaillit
ornée d'un panache
Ce précieux élixir de vie
coule sans relâche
Une force inhumaine
pénètre l'animal
Sa performance sereine
révèle l'art astral

L'air et l'oiseau se confondent
toujours à l'unisson
Ils abandonnent le monde
avec une chanson

Un chantre donne le conseil
utile au bonheur
Le regard tourné vers le ciel
il attend son heure
Ce noble passeur écoute
l'appel de l'infini
L'oiseau dissipe le doute
Pour suivre son envi
Il s'envole vers l'inconnu
finir son récital
Sa chanson sera bienvenue
dans un lieu d'escale

Le silence vit à l'ombre
d'une soif d'harmonie
Il organise les nombres
d'un rythme infini

Un nomade pend la fuite
du sédentaire bruit
Dans l'espace sans limite
le silence fleurit
Sa fragrance enivre l'air
imbu d'élégance
L'absence de commentaire
fonde sa puissance
Le solitaire distile
l'occasion attrapée
Ce repère immobile
guide son échappée

Le silence vit à l'ombre
d'une soif d'harmonie
Il organise les nombres
d'un rythme infini

Dans la rencontre totale
le cœur est enchanté
Un rythme muet s'installe
dans la vie habitée
Selon ce chant inutile
la volonté se tait
Le fugitif immobile
entend sa liberté
Aucun objet ne sépare
le dedans du dehors
Le silence comble l'écart
de la vie à la mort

Le silence vit à l'ombre
d'une soif d'harmonie
Il organise les nombres
d'un rythme infini

La couleur du ciel attire
le parfum de la mer
L'horizon en paix respire
une sage guerre
Un cri ouvre le délire
enfermé dans les nerfs
Ce son parle sans rien dire
sous un masque de fer
Un fou entend le silence
à l'état magique
Son corps formule la danse
d'une loi rythmique

Le silence vit à l'ombre
d'une soif d'harmonie
Il organise les nombres
d'un rythme infini

L'image garde le secret
du silencieux sage
Il trace les mystérieux traits
de son seul langage
Sa pratique anonyme
dessine des miroirs
Le silence légitime
un intime savoir
Aux yeux de ce mot limpide
ma chanson est en trop
Seul ton sourire placide
dira le dernier mot

Au début la vie prononce
les notes du hasard
La main donne sa réponse
sur une guitare

Quand la corde pincée fleurit
le temps se transforme
Un musicien crée l'harmonie
l'octave se forme
La main glisse vers la source
au sommet du dedans
L'expérience fait la course
avec un innocent
Pour l'interprète lucide
l'instant est possible
Sa vie s'attache au vide
d'un fil invisible

Au début la vie prononce
les notes du hasard
La main donne sa réponse
sur une guitare

Le rythme transporte l'action
au centre de l'humain
Dans un monde en mutation
résonne le refrain
Le public répond en écho
à l'onde subtile
Le musicien joue en duo
avec chaque style
L'artiste obéit à l'air
Il crée un mirage
Sans aucun commentaire
est né un langage

Au début la vie prononce
les notes du hasard
La main donne sa réponse
sur une guitare

Le musicien joue sa chance
sur l'éternel départ
Il s'accorde au silence
pour oublier son art
Au cœur des cordes magiques
la cible résonne
L'univers suit la musique
l'inspiration sonne
Les auditeurs en osmose
partagent ce réveil
Des planètes se composent
à l'ombre d'un soleil

Au début la vie prononce
les notes du hasard
La main donne sa réponse
sur une guitare

Les sons viennent sur mesure
l'inconnu s'élève
La mélodie se fracture
un musicien rêve
Le souffle du hasard ouvre
la voie idéale
L'improvisation découvre
la fuite totale
Sur le sort de l'art mis à nu
le concert se finit
Mais le silence continue
à chanter l'infini

Le cœur fidèle retrouve
les états de la mer
L'esprit éclairé découvre
le sel de la terre

Un laboureur téméraire
entrevoir un trésor
Les longs sillons arbitraires
inondent son décor
La multitude des tranchées
abreuve la houle
L'agriculteur est attaché
à sa terre soûle
Dans ce pays de cocagne
la mer prend son essor
Le souffle de la campagne
arrive à bon port

Le cœur fidèle retrouve
les états de la mer
L'esprit éclairé découvre
le sel de la terre

La tempête sert à boire
à la vie champêtre
Les poissons chantent victoire
l'eau fonde l'ancêtre
Le campagnard émerveillé
retrouve sa source
La vieille mer a réveillé
l'éternelle course
Ce fermier est le jardinier
de la couleur des cieux
L'océan a peint en premier
la planète en bleu

Le cœur fidèle retrouve
les états de la mer
L'esprit éclairé découvre
le sel de la terre

Au-dessus de la nature
la mer est au niveau
Une vague immature
préserve le chaos
Sur sa charrue aquatique
un marin laboure
L'imagination indique
le point de non-retour
Un destin se cristallise
dans un corps ébahi
Le grain de sel dépayse
un paysan conquis

Le cœur fidèle retrouve
les états de la mer
L'esprit éclairé découvre
le sel de la terre

Debout sur son champ retourné
un témoin prospère
L'océan est déraciné
sa mémoire prolifère
L'esprit des vagues pénètre
une chair propice
Un va-et-vient de bien-être
berce un novice
Sur la terre régénérée
un homme s'oriente
Le mystère est démontré
la mer est vivante

La danse enflamme le vent
des gestes irréels
Le silence en mouvement
sculpte un modèle

Sur une plaine infinie
un corps vit en suspend
Il attend d'être recueilli
par la force du vent
Ses muscles nagent sur terre
versés dans la masse
Corrigée par l'éphémère
la pensée s'efface
Le ciel alors s'épanouit
les prévisions cessent
Un nuage s'évanouit
le danseur se dresse

La danse enflamme le vent
des gestes irréels
Le silence en mouvement
sculpte un modèle

Un marcheur s'ajuste à l'air
le premier pas est dit
Pour s'envoler dans la sphère
une danse suffit
Le courant d'air inspirateur
rythme l'inattendu
La nature chante en cœur
le trajet imprévu
Un acrobate virevolte
à l'ombre du vide
Avec son corps désinvolte
il lâche la bride

La danse enflamme le vent
des gestes irréels
Le silence en mouvement
sculpte un modèle

La vibration est accrochée
un danseur circule
La marionnette est lâchée
le cœur s'articule
Un ballet de chastes ondes
chante l'impossible
La vie et l'air se confondent
dans l'un invisible
La gestuelle palette
réunit tous les arts
Musiciens peintres poètes
dansent en fanfare

La danse enflamme le vent
des gestes irréels
Le silence en mouvement
sculpte un modèle

Après l'extatique fête
l'euphorie s'impose
Dans la plaine satisfaite
le calme explose
L'homme aux gestes captivants
a livré son charme
Avec la retraite du vent
son art rend les armes
Le grand frisson de l'univers
pétrifie le danseur
Dans son corps il a découvert
la pierre du bonheur

Présentation de l’auteur




Charlotte Delforges, Chapelles – Entre rêves et réel

    J'écris dans des chapelles de pierre et de chair où poser mon regard et écouter. Dans
ces lieux de calme et d'impassibilité la vie semble se réfugier et se laisser écrire, contourner,
entre rêves et réel.

    J'écris pour tenter de distinguer ce qu'une présence absente à elle-même ne peut
révéler : les songes éveillés de l'intériorité et cette perception approfondie de la réalité que l'on
appelle parfois le réel.

    Alors dans l’inouï de l'instant et au-delà de l'absurdité qui nous inonde jaillit une
source nouvelle prête à étancher la soif en moi du poème.

    Ces textes sont comme des herbes gorgées de cette eau souterraine entre visions
oniriques et épiphanies quotidiennes, des petites proses à la voix de poème.

    Les sujets en sont divers, plus ou moins imbibés de nuit ou de lumière. Glanés au fil
d'une écoute attentive, ils cherchent à évoquer la limpidité d'une certaine beauté méditative.

Chapelle intérieure

 

    Au flanc de la grotte incluse lézarde le lierre blanc du premier mutisme. Il porte des
grappes de sang divin qui mûrissent hors du temps et leur jus de lumière perle en résonant.
C'est ici que ce tient le silence. Ici, la semence est invisible, tout croît d'une balle d'ange à la
main radieuse.

    La prière baigne ce lieu de paix où l'oiseau jette un cri muet qui touche l'âme comme
s'il chantait.

    La pierre est tendre et claire de grain, sa chair est meuble à l'esprit sain. C'est à son
souffle que s'abreuve l'antre et sa matière s'émeut sous cette brise ardente.

    Au fond de cette grotte première, un mystère étincelle, c'est la source dont s'éclaire
cette nuit vibrante. Des roses de flamme sanglantes écartèlent leurs pétales pour empourprer
le brasier d'un baiser de vestale. Leur carnation s'enflamme à ce foyer silencieux, diaphane,
dont la chaleur est visible pour mon âme seule.

 

    Dans mon cœur, les mailles subtiles d'un filet d'or percalisé de visions plus que réelles
s'étend sous le soleil.

Aube

 

    Je me souviens, j'avais dans la bouche tout un fouillis de roses blanches qui s'ouvraient
en moi, et ma parole gelait avec l'aube.

    Sur le rougeoiement encore limpide s'apposait les doigts blêmes de mes visions.

    La lumière hésitait à se lever devant l'aumône consumée de mon silence.

    Ma chair livide prenait sa couleur à la gloire purpurine d'un jour aussi vierge que les
origines.

Résurgence

 

    Dans la gorge de la nuit, une émeute de rêves s’engouffre par l'artère écarlate du
songe. Profusion de vie qui bat contre la membrane obscurcie de l'âme. Nuée pâle bousculant
les astres comme une armée levée au cœur de la tempête. Ruée qui rompt mes veines, saignée
de fantômes et de fer.

    La reine des roses au ciel coagulé salue mon retour d'un claquement bleu de pétales.

    Dans l'éther enfin ouvert, jaillit de ma bouche le glaive de l'aube à la lame régurgitée.
Ma tête rejetée en arrière, je crache un sang d'étoiles dans une strangulation de lumière.

Après-midi d'été

 

    Les yeux mi-clos, je plonge dans le bourdonnement du cosmos, noir comme l'insecte,
blanc comme l'éblouissement. Deux nuances pour faire sourdre l'essence de la vision,
l'incandescence de la vibration. Sur ma rétine les ombres se fondent au zénith, mes yeux mi-
clos dénudent les antonymes. La lumière est crue, je sombre.

    Le brasier immole mes sens. Dans cette chaude accalmie l'incendie calcine ma chair et
blanchit mes os. Ma craie s'effrite contre les panoramas obstrués des mirages balnéaires. Des
particules de cendre surexposées s'envolent vers la mer. Dans l’éparpillement, mon corps
s'imprime en négatif. Je vis l’envers du décor. Je me focalise... je m'évapore, la crémation
s'opère.

    Je ferme les yeux et c'est l’éclipse. Le disque de mes paupières recouvre le
ravissement qui s'évanouit. Illuminée du dedans j'entends les chants de transe des barbares de
basalte couverts d'ivoire. Je touche l’albâtre des dunes sous la vasque des nuits d'ébène.
J'entrevois des plages aux pieds des volcans qui crissent de nacre sous le pas du vent.

    Noir, blanc, noir, blanc...

Ici

 

… Et je reviens toujours ici...

 

    Là, dans ce lieu apocryphe où les choses irradient, tangibles comme le battement de
mon pouls, non pas sous mes yeux mais dedans brillant de la fusion retrouvée, de l'instant qui
se dilate jusqu'à l'éternité.

    Et je tire le fil tortueux de ma pensée pour que sa courbe se hiératise et qu'à sa
rectitude réponde chaque ligne pure du monde.

    Alors, je peux lire dans le réel comme dans des hiéroglyphes familiers. Mon cœur
seul, attentif et neuf, est ma pierre de rosette. A mon oreille s'écoule l'encre fleurie du
mystère.

 

    Ici, dans ce lieu utopique, le vert de la feuille éclate avec la ferveur guerrière du métal.
Sa chlorophylle coagule comme le sang du temps contemplant sa joie de n'être.

    Là, le cri de l'hirondelle s'est perdu et bourdonne longtemps après dans la maille fine
du vent, à l'aube du réveil, au soir approchant.

    Ici, sous l’œil d'une rose trémière qui me regarde marcher, les traits rentrés dans ses
plis de vestale, le chemin passe sans s'étonner.

    Ici, la mort surgie a la magnificence à peine voilée d'un soleil de printemps dont le
glaive salue notre folie.

    Ici, l'amour malade nous déchire mais son parfum est plus puissant que le bruit, et son
ivresse désespère la nuit.

    Là, dans l'eau lumineuse aux squames d'étoiles, des pensées marécageuses mouillent la
coque d'une barque dans la nasse du temps.

    Ici, la lettre est le cœur du dieu errant qui nous cherche sur la page, le signe de tous les
présages et de tous les saisissements.

    Ici...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Rémi Froger, Ciel et terre

Marche

Ou bien marcher le long de l’eau, un peu ruisseau ou lac, d’un pas indifférent, indiquant d’un geste
la branche tombée, la feuille levée, le bambou d’un jour.

Ou bien il s’est assis sur un bloc de pierre taillé, il s’est assis, il a plongé les yeux dans un livre et
tout se passe dans ce pli d’un homme et d’une pierre, et rien n’y fera.

Ou bien un dessin donné par la main derrière la nuque, une lente lumière au long de la pente aux
oliviers, la main et cette courbe.

Ou bien celle qui serait la même régnant sur le milieu des végétaux, tout cet ailleurs tenant la terre

droite, la statue parfaitement reine, les passés et bien d’autres faits.

Ou bien un peu de jeu, franchir un désert, franchir la lumière brûlante, la barrière brûlante et
continuer jusqu’à la prochaine ligne où roule un ballon.

Ou bien sait-on ce que nous sommes, une course brève sur un sol battu et rebattu, les arbres, les
façades, parallèles, courir droit ou de travers en descendant vers la porte verte.

 

Le sens se glisse

Le sens se glisse le long des flancs, des torses, des hanches. Le sens se plie, se niche – c’est une
phrase qui ne vient pas d’autre chose, une esquisse – une phrase que nous ne comprenons pas
autrement que l’enfant qui fait des ronds sur le sable avec ses pieds, que la femme qui passe la main
dans son cou pour réunir ses cheveux, que l’éphémère rayon de lumière entre les buts – une phrase
que nous effacerons plus tard quand d’autres signes arriveront.

 

Un autre sens

Un sens ou bien l’autre ne serait qu’un brouillon. Les signes fument, les images apparaissent à la
renverse, des branches séchant à terre, des cheminées d’usine encore improbables, facettes de
paysages d’hier, d’hiver, tout en brouillards, en givres, en fossés – images retenues par quelque
barrage entraînant le mouvement des turbines, la production d’une énergie invisible, inaudible,
impalpable mais mortelle. Le sens n’en est pas plus éclairci s’il n’est que conséquence de toutes les
péripéties, passages d’un format vers un autre, conséquences fixant et encadrant le déroulé, le défilé,
le brouillon.

Sollicité, c’est à dire arrêté dans la marche, nous nous efforçons, mais d’automatismes et non
d’efforts, nous cachons le signe dans la circonstance quelconque. Ou bien dans sa
circonstance, sa venue et son allée. Le signe, ou le sens qui serait cette chute.

 

Boue

La boue, personne ne la connaît, elle n’a pas de lieu particulier. Nous nous efforçons de nous y
adapter.

De la boue sont sortis les noms et les lettres, et le nombre des morts, et les tâches accomplies.

De nos mains sont sorties les positions des étoiles dans les cieux, et celles qu’elles tiennent quand
elles tombent sur les champs.

Nous n’avons pas parlé. Nous avons simplement réagi aux terminaisons des doigts, aux vibrations
du manche en bois.

Nous comptons les choses, nous les disposons devant nous, et les rayons d’un trait fin.

Nous avons grandi avec les noms. Nous n’avons pas fini de les chercher.

Celui qui avait scié la pierre connaissait bien cette falaise. Son visage était humide. Les chèvres
broutaient les chardons.

 

Faire autre chose

Voir et faire autre chose. Une longue coulée verte entoure le canapé, atténuée sur la gauche par la
lumière tombant de la fenêtre. Faire autre chose où le vert est plus pâle, la coulée bien plus floue. Le
rectangle est ainsi fait qu’il est le canapé cerné d’une bande verte. Sur la droite est posée une
commode basse. Le tableau posé dessus est éclairé par la fenêtre, nous le voyons mal. Au-dessus du
rideau la lumière est la même mais teintée d’orange, elle va plus bas vers le pied du fauteuil posé près
de la commode.

Tunnels de lumière. Faire autre chose n’est pas aisé. Si l’on fendait légèrement les bordures, les
murs et les portes, planchers et plafonds, le travail serait facilité. Ou si l’on glissait vers un autre angle,
montait sur le fauteuil, ouvrait les portes et les fenêtres, pour voir autrement ou voir d’autres tunnels.

Mais traiter une autre chose, comment traiter une autre chose, cette autre chose, depuis quand est-
elle rouge ?

Présentation de l’auteur




Nastasia Rugani, Je ne sais plus qui est mort et autres poèmes

Je me rends aux funérailles
Fleurs au bord des phalanges imprimées de pistils
Je te regarde toute de bois vêtu, grise et striée
Le corps contenant, l’âme slave cerclée de fleurs
Broderie sur les yeux de la grand-mère
Broderie de part et d’autre de la rivière, entre elle et toi,
La Drava, les tombes et l’iris,
Macabre boudoir saupoudre la chair sous la pierre et les mots,
Reliefs d’un père au bord de la fosse
Petite fille blanche, yeux de satin,
Miroir tendu à mon cercueil
Je ne sais plus qui est mort.

Il n’y aura pas d’été

Je retiens le blanc de mars posé sur les branches amaigries,
Encore saisies d’hiver,
Déjà les visages ocres et le soleil alangui.
Il n’y aura pas d’été.
La cendre aura recouvert jusqu’à la mémoire des fraises avalées.
Les pantalons bruns - d’avoir essuyé la terre semblable à des rivières d’argile - ouvriront les tibias décharnés.
Il n’y aura pas d’été pour les enfants
qui oublieront les pères et leurs noms, et les murmures de leurs barbes
sur leur joues étanches – oubliés, les baisers.
Il n’y aura pas d’été.

Se souvenir de la morsure

Tu portais la dentelle haut sur le velours de ton crâne
Tu courais d’un costume à l’autre,
Tes mains encore collées de meringue et de praline.
Dans les siennes, immenses à broyer,
Tu te repliais,
Monnaie-du-pape asséchée.
Combien de bouquets se sont fanés sur ta tombe ?
Visage posé dans le blanc du sommeil,
Mensonges sous les ongles.
Larves de coléoptère remuant le macérât qui a vu tes pieds grandir,
Statue friable,
Maison de séismes,
Où est la petite fille ?
Le cadre penche en haut du mur,
Mouche morte sur la plinthe dégarnie,
De la peinture sur les pieds nus ;
Tu avais déménagé.
Tu avais changé la maison et le nom du pays,
Avais gardé le langage ennemi.
Tu avais bu une autre mer et craché un autre sable,
L’œil sur le fil toujours décousu.
Tu as raccommodé les jacquards et les flanelles
Ton nom pris dans le sien ; morsure éternelle.

Nena

Tu es morte, hier
Et avec toi, l’Algérie.
L’Algérie avec toi, main soucieuse sous le bras flasque de chair tendre.
Le monde entier se souvient de tes mains,
Digitales posées sur les autres.

 

Présentation de l’auteur




Wald, Cinq poèmes inédits extraits de trouble

restant là
prétendant muet
corps fumigène
pluie d’yeux refusés
nulle part
abandon
restant immobile
gris aux lèvres

à nu vers ce moment
vues trompeuses
coup de marteau dans
nous voudrions léger mais
que voit-on
que ressentons-nous
que faisons-nous
vraiment ce que

je veux faire quoi
sauter dans
couper la laisse
bousiller
cangaceiro
un morceau départ

dans l'envol
un dire
brisé le temps
corps figé torse plâtre
vieux sur l’écho
atours fendus

que vas-tu faire
devant ça
renier ton chemin
gîter
manquer de rythme

Présentation de l’auteur




Alberto Comparini, Fribourg

9.

encore tu cherches mes adhérences dans le monde
tu distingues l’ostéosynthèse des tissu cicatriciel fibreux
allongée sur le lit tu peux percevoir les frontières effleurées
acceptes ses effets touchant les autres coupures superficielles
sur l’omoplate droite tu saisis un autre point d’ancrage
je fuyais moi-même quand je parlais en allemand et anglais
le médecin voulait m’appeler syndrome douloureux régional
c’est une dystrophie sympathique réflexe chronique complexe
il m’avait diagnostiqué la recherche de ce champ de sens
nous sommes vêtus de chair et paroles tu te souviens scrutais
les formes sur le canapé ensemble nous avons tracé un angle
convexe il ne faut pas deux côtés pour en mesurer l’amplitude
en degrés la solution appartient à la prolongation de tes mains

 9.1.

C'est libre cet endroit si tu veux tu peux t’asseoir
l’espace s’est rétréci tu viens d’accélérer les temps
verbaux les pauses les pronoms au dîner-conférence tu
me demandes qui je suis ce que tu es devenu pourquoi
nous nous sommes rencontrés avec deux ans de retard

9.2.

je suis passé aussi par Bologne pour plusieurs mois j’avais partagé
une chambre double avec quelques colocataires du Sud d’Italie
presque tous sont restés au deuxième étage de l’Institut Rizzoli
tu le connais pourquoi je devrais te parler d’eux écrivez-vous
encore dans le groupe Alberto Comparini est le seul survivant

9.3.

il est tard comment le sais-tu la montre est arrêtée
sur le fuseau horaire d’une autre vie ça te dérange
si je mesure le rayon de tes hanches la cuisine
ferme à 21 heures nous devons nous dépêcher
Alberto est-ce que je peux caresser tes cicatrices

9.4.

sur le bord de la route les fumées montaient haut entre les filtres les câbles
les aiguilles et les engrenages en filigrane le plomb fondu de tes cheveux
réchauffait notre grille de parole comment ils auraient pu ignorer le reflet
des pupilles nous sommes seuls les secours ne seraient jamais arrivés

9.5.

ce dimanche matin c’était encore l’hiver sur le quai de la gare de Fribourg
il faisait un froid typiquement suisse-allemand derrière les portes automatiques
d’un train prêt à partir nos doigts essayaient de s’exprimer avec une grammaire
floue de gestes privés peut-être que seul le chien en laisse aura remarqué
les chaussettes dépareillées le frottement des vêtements froissés les corps
fatigués et consumés par l’incertitude des pas avant de monter à bord

9.6.

tu adhères au lit comme une silhouette de verre
la jambe trace un arc maladroit
autour des draps
pas de plis d’échappatoire
les voisins
ont tout entendu peu importe de savoir
où tu as caché les traces de ton séjour à Trente
le cou l’épaule le bras engourdis sous ton poids

9.7.

décembre la troisième vague le retour de la maladie les premiers contrôles sont
prévus en Janvier je ne pense pas m’en sortir pour la session d’été ça te dit si
on se voit en piazza Maggiore les masques ont bien fonctionné tu es positive
je suis négatif si tu veux on peut passer Noël à Bologne pour la quarantaine
j’ai encore un peu de pesto un livre de poésie une traduction de Paul Celan

9.8.

une soirée au K comme dans quelle local avec vue sur la Sarina en voiture
tu écoutais les fragments d’os s’accumuler dans les reflets des verres vide
les récits avaient pris une forme liquide sur tes vêtements ils n’appartiennent
plus au présent le dernier rapport et les verdicts terminaux maintenant nous
nous sentons suspendus sur la ligne à grande vitesse entre Bologne et Trente

9.9.

après un voyage en Espagne le 21 avril 1960
Frank O’Hara a écrit Having a Coke with You
en 2008 un utilisateur américain a téléchargé
une vidéo sur YouTube l’amour dure presque
deux minutes on peut le répéter en boucle
il suffit d’avoir une connexion internet

Présentation de l’auteur