Muriel Augry, Suite parisienne, extraits

 

Les lucarnes se hissent sous le ciel safran
A l’angle droit elles embrassent les nuages
De l’ angle gauche elles chahutent les écharpes de vent

Un cordon rutilant serpente
nargue les bâtisses
Histoires croisées
sous l’œil clément de la basilique

Les badauds se frôlent dans l’île de convoitise
en vagues séculaires
Le temps s’effiloche
au gré des déambulations
Sous le ciel safran

La dame bleue

La Seine joue sous les ponts
sans partition
une ritournelle
Elle porte dans ses flots
l’enfant à naître
le vieillard en devenir
Elle cache dans ses flancs
l ‘exilé de l’aube
Dame bleue
Dame grise
elle tend ses rives
pour une éternité
à l’ hôte de passage
Mais ce soir la Seine a revêtu des habits de gala
une péniche s’est invitée
à la recherche d’un compagnon de danse
la lune a allumé ses feux
le spectacle peut commencer

La bohème

La bohème n’a pas de terre
la bohème a un air
une note
une lettre

une ivresse
une étreinte

elle se chante
danse à la surface de la nuit
reprend souffle à la source du jour
A bras le corps elle dessine
ses contours
fuyantes limites
Odeurs de lointains

L’éloge des chimères

Les toits s’allument au grand soir
l’un suivant l’autre
En monologues ou dialogues
prières ou querelles
ils entonnent la mélodie du quotidien
l’éloge des chimères
en détaillent le déroulé menu
sur le cadran
inflexible
Les toits dressent la table
et attendent l’invité
à la ride joviale
Au sous-sol
le taciturne
demeure exclus des festivités
Les toits se racontent leur passé
nostalgies contagieuses
éphémères douleurs
En hommage

Sous la brillance de lune

Une pyramide de verre
à travers la vitre
casse la nuit
Les siècles courent à gorge déployée
dans la cour de pierre
Les réverbères saluent le promeneur
d’ailleurs
Le musée dort
L’heure est à l’écho
Aux souffles intermittents
Aux reflets de l’audace
Sous la brillance de lune

Un dancing s’allume

Arpenteurs
Inventeurs
ils franchissent les murs de leur chambre
pour toucher aux confins de l’inconnu
Place de Clichy la Butte s’agenouille
et prêche
et déclame
et chante
La brasserie accueille l’errance à sa table
la nourrit
Une boule de billard perd le Nord sur la rive droite
Un dancing s’allume dans la nuit solaire
Les coupes s’entrechoquent
au carrefour des arrondissements d’une ville
aux amours croisées

 

Présentation de l’auteur




Fabien Reignoux, Quatre poèmes

Plusieurs yeux plus contre le béton dont se désarme la main en corailleuses
déchirances rance le temps s'assiège
Peintures écaillées
Coups de gris
Mauvais temps
Ce sont les alertes vaincues du surmenage, quelqu'un parle et se lamenterait cent
fois si la fuite en bas n'arrachait sa peau et vaine
Bruits rouleurs
Lourds faux
Puits d'os
Regarde ces énormes carrés rouillés auxquels périt un constant instant consom-
mateur dont s'enfantent
Autres morts
Lointains ailleurs
SOS ténébreux
Le rail s'enfuit passe la ville trouve dans son regard absorbé la couleur sent
tressaillir devant le temps ses cils
États de misères
Absurdes sens
Fils époux
Mais bientôt parce que tout est dans un jour l'œil aura du lendemain la fade cendre
au cœur et finira de battre sous les neiges enfui belles d'inutile prison
Vents passeurs
Charrons poreux
Rets d'hormis

*

 

C'était près de ces nuits qu'ils marchaient
Le ciel étonnamment clair
Des morceaux de feuilles se déchiraient sous leurs pas
La veste bleue lui glissant aux coudes et la bretelle du sac
Glissait
Écoutant ils firent le dernier pas
Mais dans l'air froid leurs mains
Ne se rencontrèrent
Ils pensaient Peut-on imaginer peut-être que nos mains se touchent
Mais dans l'air froid ils n'auraient rien dit
Dans les millions d'années jamais ils ne se seraient dit une parole
Sous le ciel étonnamment clair
Sous la pollution lumineuse d'une grande cité trop proche
Eux trop près du monde

Un hurlement pouvait tuer

Se rêvaient seuls
Leurs yeux clairs regardaient leurs corps
Sans y paraître
Mais silencieux ils ne se toucheront pas
Ils ont passé trop de temps debout l'un près de l'autre
Ces perdus
Se rejoignent et ne seront pas
Tous deux
Ne seront pas

*

 

La table la chaise face à la fenêtre c’est où passe le jour.
Le jour éclaire tout,
Le jour, c'est la mémoire d'une nuit très longue froide mortelle
Les noms

S'il regarde par la fenêtre,
Le jour est un long moment et vertigineux de survenues,
Dont toutes les lumières les plus lointaines voltigeront et
Lui passeront de leurs doigts l'ancienne invisible braise
Que brûlèrent tant de lèvres

Sur les siennes il passe alors un charbon froid et noir
Il frappe lourdement le volet dans la croisée dont le verre se fend et
Lui a fait crisser les dents
Noires de cette chair ancienne du monde qu'est le charbon
Ce goût cette force en son corps
Vont toucher aux chairs vives
Elles sont les braises nouvelles des jours
Aux volets clos
Aux mains ouvertes pendant le long de la chaise puis
Puis soudainement serrées sur la table et
Il tient amoureux ce qu'il aime par-dessus tout sans tout en aimer
Comme on sent l'amour sans le connaître
Des nuits et des nuits tiennent entre ces deux mains serrées
Qui n'enferment rien que de libre et
D'où revit

*

 

Ils l'ont pris
L'ont noué sur un arbre
Un vieux pin aux branches maigres, au tronc maigre
Avec un lierre épars
Ils ont tiré leurs flèches et l'ont percé dans son corps
Il mourait devant eux, triste

Puis, ils l'ont
Détaché
Lui était mort.

Longtemps après, sur le corps du pin
L'on pouvait voir chaque hiver
Les longues coulées blanches de sève sèche
Pleurées de sous l'écorce en quelques points que la flèche a touchés

C'était aussi comme la cire d'une bougie mourante
La glace plue aux corps abandonnés
Le regret d'un vieux complice
Les larmes honteuses au vent trop aride
Que pleurent les survivants
Quand ils revoient la mort

 

Présentation de l’auteur




Paul Vidal, Mélodie des Villes et des temps, petit recueil

 

1) Ile méridionale

La grève défie le temps pendant que les poches de fruits sont retournées par le vent de
l’Orient.

Au port les bateaux s’enivrent d’un départ pour des côtes lointaines ou chavirent les sens.

Quelle est brève la vie pour contempler l’étang, affronter l’orage tapis sous un porche la nuit
me grisant ainsi du fumet des citrons et des palmiers et rêvant de gréements.

Au bord des canaux, je me délivre du regard lourd de mes fautes anciennes, je respire de
nouvelles essences.

 

Courant au milieu des avirons, les jouteurs s’arrachent au son des trompettes.

On attend une Antigone qui enflammera le théâtre qui surplombe les flots.

Garçons preux en pompons, ces acteurs aux airs bravaches rêvent chansons et conquêtes.

J'entends cette Babylone qui rit avec fracas de ces régates ou on dénombre tant de
matelots.

 

Sur la place du marché des négociants prennent le pouls de la ville en devisant autour d’un
café.

Les mouettes dansent une sarabande qui entraîne un ballet d’ombres sur les allées de
tombes blanches soigneusement rangées l'âme du poète s'est envolée.

L’Azur embrasse les orchidées, les accents se traînent d’un ton si doux et tranquille comme
un instrument qui marque le jour étoilé.

Des vaguelettes passent avec l’élégance d’une atalante, les sirènes divinisées sortent de la
pénombre pour une nature que Valery a célébré de manière si féconde de toutes ses
branches, onguents raffinés qui enflamment la vue des êtres abandonnés.

 

Les notes de guitare sonnent encore, ci git l’homme à la pipe qui à travers les âges versifia
un idéal.

À quelques encablures du troubadour est allongé sous la terre un héros qui a connu l'enfer.

Il escamote le brouillard des hommes qui emprisonne les corps, le Py dernier forum ou
s'agrippent les trouvères avec le rivage empli de magnolias comme seul égal.

Immortel malgré ses blessures, sa bravoure força le respect de ses pairs, autour de Thau il
parcouru encore d'innombrables hivers.

 

2) Aliénor des Merveilles

L'espace éphémère d'un soupir, je rebrousse le temps
le siècle oublié du fin amour me saisi comme une chanson par le bras
Une fleur occitane chantée par chaque troubadour, grave son nom dans l'Histoire avec fracas
Jeune héritière d'un empire, héroïne à la source de tant de romans

Loin si loin des rires et de la chaleur des couleurs poitevines
Aliénor la magnifique flanquée d'un bien triste sire embarque pour l'Orient lointain
Météore agnostique et enjouée promise à un moine copiste, elle chevauche son destin
Rêvant d'amour à bord d'un navire, la duchesse se meurt sur la route de Palestine

Soudain la rose d'Occident s'arrache aux rancunes d'une union délétère
Gagnant les cours enjouées d'Aquitaine, on crée avec frénésie sous la férule de la fougueuse mécène
Cependant les vautours l’assiègent par dizaines, de diplomaties en conciliabules, elle est peinte en Hélène
Un Angevin ambitieux et fringuant, vint lui proposer de partager sa bonne fortune, par-delà la mer

Noble dame tenant fièrement les rênes de ses fiefs, nonobstant la tyrannie royale et patriarcale
Affrontant sans faillir, les querelles de ses rejetons princiers, cœur de lion et sans terres
Tristes enfants à chérir, guerroyant sans pitié, uniquement freinés par l'ardeur et la passion d'une mère
Loin des vignobles de l'âme, Robin et Petit-Jean égrainent leurs griefs, passent les ans sans poésie, dans un dédale

Enfin l'écume des tempêtes de ce monde vint à s'apaiser, l’infatigable combattante sent que le soir de sa vie arrive
Gagnant la quiétude de sa chère abbaye ou dormait déjà les siens, elle pensait à Lancelot, penchée sur son écritoire
Trompant la solitude en narrant sa vie de merveilles, alors que résonnait dans le lointain les sanglots de la Loire
Jetant son enclume, la comète de Gironde tint à s'envoler, incontrôlable et trépidante ses victoires furent décisives

 3) Magnifique chevauchée

Du haut des remparts d'Alésia Vercingétorix contemplait les corbeaux tournoyant dans le ciel

Il y'a longtemps déjà le fils de Celtillus courrait et riait dans les champs lumineux du pays arverne

Pas un printemps ne passa sans que ne s'affermisse son respect d'Uranus, il arpentait les forêts,
s'instruisait en devisant avec les dieux convaincus que sa patrie n'aurait pas un rôle subalterne

Loin des assauts de César, la guérilla des gaulois atteignait son paroxysme, ils marchaient tel un
troupeau, beuglant leur fiel

 

Gobannito l'intriguant avait conduit à la perte de son frère.

Son neveu brave guerrier fier de son sang et de sa lignée avait tracé son chemin

La chanson des tempétueux et graves sorciers avait marqué les temps, les troubles dans la cité
conduisaient les cavaliers au son du déclin
Le drapeau des insolents trouvait son agonie dans la découverte d'une nouvelle bannière

 

Rome était en lien avec de nombreux peuples de la Gaule depuis toujours

Vercingétorix s'imposa aux siens et fit le choix des armes pour que son intrépide pays trouve la
liberté

Tel un phénix il culbuta les romains à Gergovie suscitant émoi et alarmes, le recours aux oraisons
des druides avait guéri des brouilles et des malhonnêtetés
Les hommes s'armaient avec entrain, les valeureux peuples marchaient derrière leur icône dans une
nuit emplie de vautours

  

Le calvaire d'un siège infini s'acheva par une réddition pleine de gloire

Pour sauvegarder ses tribus des misères et de la faim il se sacrifia aux tribuns
Harassé par la vue de tant de disparus et de cimetières, il se livra à ses assassins en simple patricien
Un sévère sortilège l'avait vieilli, il trépassa un soir, ultime humiliation de celui qui avait les rênes

 du pouvoir

 

4)  Un jour viendra l’été

Les combats font rage sur les plateaux enneigés comme dans les plaines arides.

L’ennemi invisible est tapi dans chaque recoin, distribuant l’infortune.

Les rats pour seul compagnonnage, murs et barreaux souillés de l’opium des haines sordides.

Pari pénible que de jouer sa vie un opaque matin, priant pour revoir la lune.

L’aube fracassante vint réchauffer ces soutiers du crépuscule.
Arme au poing ils déferlent dans les villes et les villages désertés par l’oppresseur.
Le charme remplace le chagrin, les héros défilent avec des yeux qui pétillent, les visages
bouleversés, car enfin c’est l’heure.
Les Robes éclatantes de lin bleuté, ont submergé un pays encore incrédule.

Âmes tourmentées continuellement par un engagement sans failles.
Hommes de l’ombre venus des entrailles de l’Hexagone.
Femmes héroïsées se sacrifiant le cœur battant sous la mitraille.
Capharnaüm soutenu par Londres, fil tenu d’une maille qui s’étend dans le Rhône.

Combattants armés de leur seule foi en des lendemains meilleurs.
Artisans, employés et militaires se muent en missionnaires de la liberté.
Haletants, traqués seul l’honneur est leur loi, ils ont faim de grandeur.
Militants dévoués et sincères, ils remuent ciel et terre dans une intense fraternité.

   

5) Respiration Pastorale

Des nuages de sable, sertis de rouge s'égrènent sous nos pas.
Le soleil réchauffe les doigts dans un écrin de verdure sans âge.
Les ramages insaisissables comme sortis de gouges accompagnant le pouls de nos voix.
Pareil à une gaufre qui laisse coi, suivant un chemin à petite allure, croisant de paisibles pâturages.

Sur des terrains hyppiques les juments soigneusement pansées se frottent au mouvement des
Alysées.
Quelques arpents de neige défient encore ces vallées silencieuses.
Azur vaccin que cette promenande bucolique, le temps silencieusement arrêté, comme une note
parcourant l'été.
Comme un auvent qui protège la vie, de la boite de Pandore, les bosquets d' azalées
miséricordieuses.

Au loin les sonates résonnent tour à tour graves puis légères.
Les villages déploient artifices et lumières.
Soudain un tocsin bourdonne sans détours tel un vautour, il est temps de trouver un havre ou
fermer les paupières.
Des mages tournoient emplis d'une malice qui libère.

Enfants et adultes farandolent dans les rues.
Les esprits et les corps s'enjolent sans fin.
Les chants émergent des tumultes et des cabrioles, jusque dans les charrues.
La nuit plante son décor ou s'égayent les lucioles, en haut des s

Présentation de l’auteur




Marc-Henri Arfeux, Initiation d’amande

Seule est la maison seule
Environnée de neige
Et de distance épanouie,
Hurlant le blanc de son silence ;
Et seule offerte illimitée comme un désert 
Est l’étendue des vents premiers.
La nuit implore la nuit,
Le temps s’est entièrement vidé de ses viscères
Que le haut gel a résorbés.
Tu es dans la maison natale des nombres purs
Assis parmi le cercle en un,
Devant les fins esprits du feu 
Ouvrant au centre 
Un jardin spiralé.

Puis les paupières ébènes
Inversement,
Te conduisant 
Au lent couloir d’abolition.
Les voix se lèvent
Ainsi que des lueurs
Aussitôt résorbées,
Frôlant tes joues
Tandis que tu respires 
Dans l’abandon,
Laissant répandre tes lambeaux 
Parmi les ombres oublieuses ;
Et seuls frôlant la nuit
Les rameaux chuchotés,
Comme un brouillard marchant à pas de léopard.

Puis les appels froissés,
Le chant des talismans
Faisant trembler le vide entier
Qui te remplit,
Comme si tu n’étais rien qu’une simple flamme
Sur l’eau nocturne de l’absence,
Et les ténèbres autour de toi s’étendent à l’unisson,
Prenant ta forme écartelée.
Il n’est d’espoir au pli du rien
Que ce noyau d’exil,
Tel un visage demeurant clos.

Alors, en cercles de furies,
Les songes et les clameurs,
Les talons rouges battant le marbre du néant,
Et les lanières de lune ensorcelant tes souterrains.
Tu es renard, hibou, écorces amères,
Imploration d’étoiles trouées dans le grand gel,
Bourrasques de l’immense 
Annulant ton image.
Le thé bouillant du fer prend maintenant ta place.

Il te faudra franchir par abstention,
Livrer bataille sans un mouvement,
Offrir la poudre d’os de ta douleur
À la dureté du labyrinthe 
Murant l’amande
Où tu persistes
En un pétale.

Voici l’esprit de l’aigle.
Il boit en toi la cendre
Et les éclats coupants,
Le gravier funéraire de tes membres épars
Et les anneaux d’épines
Entrelacés d’organes ;
Il brûle
En un grand cri qui se propage
Ton lièvre de blessures,
Rendant leurs seuils
Aux larmes dénouées.

Voici la mousse,
L’humus humidifié de ses constellations,
La fine enfance de l’herbe nue,
Et les cavernes des racines ensemençant 
Les souvenirs d’outre-nuage,
Et les masques d’ancêtres 
Soufflant l’ardeur dans les forêts du bronze,

Voici la nuit,
La haute nuit de la lumière
En sa vie ramifiée,
L’encens des résonances
Touchant les tempes,
Et le feuillage multiplié des doigts
Recomposant ta tête ainsi qu’un vase
Où sont versées les huiles de tes reflets 
Transfigurés
Et réunis
En une seule aube.

Elle a, tandis que tu éclos,
L’apesanteur des gouttes
À la surface d’une obsidienne.
Devant toi sont les lampes,
Aussi légères que les fontaines ressuscitées
De ton cœur jaillissant.

Présentation de l’auteur




Alain Brissiaud, Livres pauvres

La terre blanchie sous le pas
réprouve la trace laissée
air
l’air suffoque dans le paysage
comme aboiement le feu
dit l’ivresse tendue du retour

  

La terre cogne contre la porte
mais tu restes muet
de l’eau
l’eau des poussières inaudibles disent
l’improbable
tu sais cela

 

De la terre coule de tes yeux
dessinant une brèche
ligne
au fond du ciel
entachée

 

Terre immobile
bascule sous l’horizon
laisse venir
s’emparer des failles du langage
tes mains ne peuvent y parvenir
indécence

Me force à garder le visage ouvert
attentif
tenace comme la langue
la terre épouse le vent d’ici
où si peu de réalité

 

La terre marche sous ton pas
saisissant dialogue entre chemin
et
désir quand les mots
deviennent langue
alors l’espace a la taille de tes mains

 

La terre se penche
au chevet des pierres
surplomb improbable
discontinuité de la parole

 

Il y a une lecture de la terre
happée par le vent d’ici
failles et ruissellements
la façonnent

Reviens
reviens
terre d’encre
ultime tentative
mémoire bouche coupée
oubliée
qu’importe

 

Qui nous apporte un rêve
une tentation
sous l’ourlet de l’âme
abîmée
quelle chute pour cette
rédemption

  

Juste un regard
ivre
supplicié donne à voir
le désordre des choses
qui nous lient

  

Ce naufrage est une vapeur de feu
un frémissement de la peau
alors vient le silence
comme pierre sortie de
terre

  

Et nous prends
tout
brassée d’indulgences feintes
descendue des collines poussières
cailloux
innocence

 

Terre au souffle écorché
l’écho des apparences
noie la suie de tes yeux
délaye le souvenir
destructions et carnages
ce que l’on sait
ignorance

 

Ravins terre
meurtrie
talus     haies    broussailles
quand soudain muet
vient l’oubli

 

La terre qui se voit
archipel boueux
joliesse de ces moments
ensevelis

 

Terre improbable
tu cherches le repos
en vain
nue
elle est celle que tu ne vois pas

 

Alors
tu lèves ton regard
songe qui est un signe
où s’ensevelissent
les derniers incendies

demeurent les mots tombés à terre

 à rebours

Le poème est un ciel               

qui s’assombrit

en cours de route

Même décousu le poème

pousse au cœur de l’homme

avec une constance fiévreuse

Paroles de voix
sonnent et se souviennent
dessinent le chemin
vers toi
à la parole absente

viennent à mesure
de la marche
et buttent
sur la pierre
dans la vérité
de cet instant

il écrit
l’écriture du mot
ramassé accroupi
dans le souffle
effacé
il écrit

gratté
gommé
avec l’étoile du bâton
avec les ongles
en venir à bout

aujourd’hui ce silence
demain le cri
au-delà
un éboulement

Je feuillette l’album de photos de ma mère.
Ma grande soeur, Marie- Hélène paraît toujours fragile et Françoise la plus jeune, tellement espiègle.

Mon père pose debout, très droit, sérieux. Jamais il ne regarde vers l’arrière et s’enferme dans le silence.
Ma mère, une femme douce, disparaît souvent à l’intérieur jusqu’au lointain.

Les photos mentent et jouent.
D’elles s’échappe la tristesse.
Alors, mon regard se perd ; demain est déjà si loin.

Tu piétines sous le monde comme les pierres
et tes rêves basculent vers la nuit.

Cette jouissance s’ouvre sur un chemin de cendres.

Juste, tu enlaces mes membres apeurés.

Nous n’étions tenus que par la nuit
ainsi marchant
jusqu’au jour
séparés de peu
et pourtant si pleins de la tendresse
des choses simples

à ce moment
sans le savoir

vibrant lointain
oui
si loin

Partie de voix
cède
au ciel qui s’enflamme

le manche de la nuit s’en empare
et succombe
avec le silence comme équipage

mais bientôt
nous marchons sur la terre hostile

pour l’ultime embardée

Eau de roche ne veut pas venir
elle dort sous le siège
du grand cinéma

sa frayeur rejoint le ciel incertain
sous la nuit que je lui porte

alors de grandes idées l’encerclent
de leurs doigts féconds

plus tard nous reprenons
cette impensable discussion

je suis comme le livre
diras-tu

près de la bouche

Déjà je cours
juste au devant tu cris lâchez-moi
lâchez-moi
bras de fer dans le bois de bouleaux
vers quelle immensité
indéchiffrable immensité
et tu hurles le visage muet
parole contre parole
trop humain ton beau visage désaccordé

déjà ce visage
l’immensité persona
couché sur le soleil
tu cris lâchez-moi lâchez-moi
te lâchent
sous l’arbre
brutalisée
ta pauvre chevelure cette immensité
en finir juste un murmure
venez
venez voir
je suis trop faible j’exhibe ma sotte mélancolie

nos yeux désemparés

répétition répétition
ce petit corps en fuite
gisant au sol ainsi
ficelle d’herbe

immensité
Deux discordes accordées
mêlées
à ne plus voir
qui rançonne l’autre

deux vies mêlées
qui se chassent
ça n’est pas possible
une dérive
retournée ça n’est pas possible
tous les accords affirmés
ajoutés l’un à l’autre
sonnent et tressaillent
se raccrochent aux accords donnés

alors tu hurles
ta haute voix aux anges
aux anges survoltés
la vie
la vie
aux papillons ôtée raccommodée
aux mille instants saturés
et toute l’énergie vole de l’un à l’autre
ne laisse pas de paix les hauts les bas
ta voix
ta voix d’amour vie vie donne donne
voix voix ne laisse pas en paix
s’envole aux flots donnée

pur esprit

Il pleut sur ta voix c’est le matin
nous allons et venons dans la chambre
tout contre le miroir
j’ai entendu ton rêve frissonner
au creux de ma peau

avons-nous le temps

assise derrière ma main tu souris
comme un éclat de ciel
entre les branches
sans bruit le livre chute au bas du lit

aurons-nous le temps

dire l’autre parole de l’errance
sur quelles rives débarquer nos vies
est-ce la vérité cela
tes yeux se troublent et puis s’effacent
comme un unique bien

le temps donné

L’autre rive à bord de l’embarcation
suffoque de lumière
nous sommes allés chercher le passeur
l’éreintement
sa main tient fermement la corde
tirée de l’eau
des éclats de voix dansent dans l’air
les hommes marchent en silence jusqu’à la nuit
et s’éteignent un à un

abandonnés de ce coté-ci du monde
seule la terre liquide nous accueille
elle nous prend dans sa main et nous agite en riant
pauvres rien que de nous

nous sommes sous la voix en dessous
dans la contrainte du mot
un ciel de cendres nous tient lieu d’église
où nos corps désossés flottent au vent

 

Présentation de l’auteur




Philippe Tancelin, Autre jour dans la nuit

En quel temps..me diras-tu ?

Celui très tôt dans les ruines
quand se lève de la poussière
l’infatigable soleil éclairant
les songes de notre maison

Par quelle voie..me diras-tu ?

Celle des figures  de rosée
entre les corps massifs d’oliviers
et connurent tes pas sans las
Jusques aux portes closes du désert

Comment..me diras-tu ?
Sur un air de musique
dans tes cheveux en boucles
dressés sur ton courage
à démasquer l’impasse blême
dans ses formes invisibles

Pour qui..me diras-tu ?

Toi ou ton frère tant recherché
pour son cœur brisé sans guide
ce ressentir de promesse fatiguée
en la colombe que ne délivre plus
le rêve attesté de ses ailes

Avec quoi...me diras-tu ?

Si le miroir ne reflète plus le souffle
sur la terre ouvragée des amants
et que s’exile la noce des dieux
dans les bas quartiers d’étoiles
pour ne pas voir se mourir la mer

En quelle langue..me diras-tu ?

Celle de la pierre à nu à bout de  larmes
Cette autre encore des images disparues
que prophétise la soif ouverte sur la terre
sa capture en longs cris perdus dans le lointain
le bannissement des murs adossés aux légendes

Je vais te dire..quelle heure…

Portera le sang des espoirs simples
coulés à même la corde du luth
Lancera ce fougueux pas  du danseur
sur le fil-frontière aux senteurs  d’éden

Je te dis maintenant l’autre jour dans la nuit

Celui que dresse la langue conjuguée des mémoires
leurs témoins sabliers du devenir fou des choses

Je te dirai l’extrême brisant
des mots lucides
leur lumière gravissant
ton ombre complice
Ton âme d’enfant
à sa suite impénétrable

∗∗∗

 

Rien ne sera ravi à la lumière
qui crie de Gaza
le nom retrouvé d’un enfant
de l’espoir au milieu des ruines

Nous avançons sur le fil d’histoire
avec le visage incandescent du rêve
irréductible à la douleur du jour

Poèmes extraits du dernier recueil 2023 « l’in-sûr et certain aux marges débordantes »
Col,  Poètes des 5continents l’harmattan

Déclaration-Rempart

Quand s'infinit la vague
répétée dans l'image
de son mouvement surpris
le regard rallie ses semblables
sur la crête
et les mots à l'aveugle
survolent le sens
dépouillé de la mer

Ils errent dans l'oubli
des pays intérieurs de l'écume

Ce n'est ni la nuit
ni le jour
mais leur écart de givre
une lame invisible
insomniaque
guettant l'instant
d'une pure envolée
sous l'orage
et couvre sans las la plainte
de l'espace

vois l'arbre à son faîte
ll discerne
la clairière

Vois l'abeille
Ivre de parfum
elle séduit
la fleur hésitante

N'abandonne plus la langue
sur l'épave
de ton nuage

Sous aucun mirage
ne dérobe les sables
à leur château

∗∗∗

Les Naufragés

Ils sont mille
et huit cents
partis de loin
sur des barques pourries
pour un lointain plus inhumain
que la misère qui les poursuit

Ils sont mille
et huit cents
ce jour
à ne plus respirer l'air du large
ni entendre ce qui des abîmes
les attend tous ensemble

Ils sont mille
et huit cents
abreuvant de leur rêve
l'indifférence de l'autre monde
qui s’étend invisible
à leur espoir

Ils sont mille
et huit cents
martelés par la soif
sur les miroirs brûlants
dont les flots accompagnent
leur danse à corps et cris

Ils sont mille
et huit cents
à scruter au-delà
l'horizon qui les cache
à ce côté pour eux perdu
consentant à la fatalité

Ils sont mille
et huit cents
peu à peu
peur à peur sans demain
leurs paumes serrées
contre la nuit qui s'offre
intense et éternelle

Ils sont mille
et huit cents
ni les mêmes ni autres
qu'ils voulaient devenir
une ombre dessine
en-deçà de leurs barques
leur âme vendue aux requins

Ils sont mille
et huit cents
détaché déchirés
largués en pages du naufrage
qu'écrivent à l'infini
nos rivages protégés

Ils sont mille
et huit cents
confondus sur la mer-encre
murmurant entre midi minuit
l'adieu des humbles
qui perdent en silence
la nudité de leur espoir

Ils étaient mille
et huit cents
combien seront demain après demain
dont leur mort arrime nos lits
bat nos lèvres muettes
défient les mots
accourus de l'amour

Ils sont par milliers
anonymes, interdits
sur la grève
relégués à l'écume
puis happés par les fonds
où triomphe leur supplice
entre hélices de tankers
et de bâteau-plaisance

Leur fin dernière n'annonce plus
ses chiffres d'infortune
elle suit la bourse des pertes
et profit de nos passeurs de calme
siégeant parmi les dieux nouveaux
qui les broient en toutes nos certitudes

Nous voici parvenus 
au moment extrême
de vos lambeaux de ciels
dispersés par les vents prédateurs

Quel oiseau de ses ailes translucides
réfléchira les ombres
de vos mers d'embarque?

Quel horizon sous vos doigts tendus
trace encore vos  exils
attache sur nos cils
vos mémoires
du grand large souffert !

Quelle de nos mémoires
devant vos clairs perpétuels
d'autres mondes
saura donner vos noms
de vivre aux mers étrangères !

∗∗∗

Dit de l'aimer

 

Au surgir du désir
tes courbes d'absolu
où j'aborde de mal-monde
nos temps d'innocence
croyant en l'horizon
de rêves qui ne mentiraient pas…

Au surgir de tes détresses
quand la nuit
passe à ton cou
son collier de silence
pour adoucir les larmes
de noces qui ne saigneraient plus…

 

Que voyons-nous l'inséparable
de toi
de moi
nous confier ses croquis
aux couleurs de vertiges
pour la mémoire ensemble
d'aimer sans lèvres            au rouge
de quelques braises           retournées

 

L'authentique nuit d'amour
monte à l'abordage mystérieux
des grands fonds de confiance
que ne double sur la vague
aucune ombre de formes

Aucune esquisse
d'aucune nuit
n'éclaire la chose étreinte
et le dit ne retient
que les plis en mémoire

 

Je ne crois pas l'amertume
savoir abuser la beauté
pour lui donner séjour parmi les défaits
Je sais le ressentir d'infini
consoler le cœur de ses brisures 

Je nous vois plus loin qu'à portée de poème

∗∗∗

Dit de l’incessant

Est-ce l’œuvre d’un jour
de décider si la fenêtre donnant sur le jardin
est libre de s’ouvrir
et la lumière de bercer les fleurs
les nourrir de la rosée
percer le vrai visage
qui rallierait les chants
de l’ineffable ?

Assis à ma table
qui ne dessine aucune frontière
entre la conviction et l’espoir de défier la raison
J’apprends de chaque mot
tous les matins
le grand détachement qu’ils couvent en moi
et l’inséparable brisure
de mon ombre sur les choses

Est-ce feuillet vierge battu d’un souffle d’ailes 
l’éphémère accueillant l’infini ?

                                           Je n’en ai pas fini de la ronde enfantine
maintenant mon séjour

Présentation de l’auteur




Claire Lajus, Aperçus indisponibles, extraits

salle d’attente

derrière des portes vitrées

arbustes au vent ou corps convalescents ?

*

les pensées s’arrêtent

pile sur un point du lino

plus rien autour plus rien

*

dossier dossier poupées russes

coups d’œil sur des clichés

moue sourcils haussés feuilles mal classées

le docteur retarde sa parole

mais son corps a déjà tout dit

*

couloirs fléchés bandes de couleur

au sol et sur les murs

un jeu d’enfants

qui s’amuse à nous perdre ?

Sur le mont Janus, demeure secondaire du dieu des Portes, passent des silhouettes éphémères.
Ces ombres cheminent entre sapins et crevasses, à mi-corps parfois dans la blancheur muette.
Elles empruntent des sentiers défendus et des chemins gardés. Janus n’ouvre aucune porte.
Il observe. Qui pousse les portes et comment ?
La nuit tombée, les pistes abandonnées se peuplent. Ne pas se perdre ni dormir là où gèle le
sang et même le cœur. Avancer en flairant les pas de ses prédécesseurs. Franchir les distances
le souffle court, bousculer la peur qui gifle sans arrêt. Janus n’offre aucun abri. Bardé de nuit,
un long chemin reste à faire.

À l’orée de la vallée attendent accueil ou renvoi, matraque ou sourire.

 

∗∗∗

Le bitume est noir et brille de pluie, la petite route serpente légèrement ; entre deux hameaux,
un bosquet sombre. La brume a préparé la venue du crépuscule, au-dessus de la verticalité
singulière de chaque tronc, le feuillage foncé couvre le sol. Masses roussâtres, des vaches
marchent là, à pas lourds, ignorant superbement la pluie, elles s’avancent hors du bois, vers
l’herbe humide. De puissantes cornes font balancer leur front, dans leur sillage l’obscurité se
magnétise. Elles passent sur les mottes mouillées, enfoncent leurs sabots, les soulèvent, la peau
de leur cou pend et leurs cornes se balancent, ivoire-signes dans le sous-bois plein d’ombres,
leurs cornes renferment un langage. Je les observe attentive comme devant un film en langue
inuit. Elles me tiennent à distance. Brutes et sauvages.

 

∗∗∗

Imprimé dans la vase comme une patte de grue, un arbre couché à marée basse.
Jouet du fleuve et perchoir des échassiers, dans la lourdeur de la glaise, il sommeille sa mort.

Ses racines, quelque part, s’étirent
loin de lui.

La vase ne cherche pas à l’avaler, écharde échouée dans l’épaisseur de son ventre.

 

∗∗∗

La rivière coule entre ses berges étroites, à chaque coude accélère, cavale en petites cascades.
Elle chantonne et badine comme une volée de moineaux. Ses tonalités, soudain, entrechoquent
mes tripes et réveillent un chant. Je sens toutes ses notes jaillir en moi, elles sortent de leur
conque où l’âge les tenait cadenassées. Ce chant oublié dans les hautes herbes de mon enfance,
je le connaissais par cœur.
La rivière riante, aux fonds sombres, au corps brillant, m’accroche comme si j’étais toujours
l’enfant qu’elle a nourrit de ses balbutiements.
Je m’assois à son bord et

bute sur le temps comme un oiseau sur une vitre.

 

 

 

« Aperçu indisponible », c’est ce qu’indique une fenêtre sur l’ordinateur quand le système n’a pas réussi à ouvrir la photographie demandée. Je suis partie de là pour élaborer un recueil autour de l’idée de l’image.

Ce ne sont pas des images qui exigent d’apparaître. Ce sont des images qui sont chacune unique, ne peuvent être démultipliées, car elles sont chacune liées à une émotion particulière.

Ces poèmes représentent une forme de défi. Ils amènent à mettre de côté l’image hyper pixélisée, à la ringardiser par l’imaginaire personnel de chaque lecteur. Donnant à voir tout en laissant imaginer, ils accompagnent le regard, l’entraînent dans un apprentissage rebelle. Ils invitent aussi à voir l’écho de chaque image et à sentir leur pulsation, leur vie.

Par la poésie, le langage refuse ici de n’être qu’un médium, opérateur de visibilité. Le langage travaille à faire apparaître une image qui est aussi une émotion.

 Poèmes extraits d’Aperçus indisponibles, à paraitre février 2024, La Crypte.

Présentation de l’auteur




Jean-Yves Guigot, La Traversée du Silence, extraits

L’ENVERS DE L’HISTOIRE UNIVERSELLE

 

            La nuit seule éclaire les silences…

            Il n’est qu’elle pour elle-même se précéder et porter sa mémoire

            jusques-en sa source.

 

            L’immobilité se fait mouvement

            se continuant dans la plénitude

            là où se perpétue l’écoute

            du mystère.

 

            Le marcheur ne fait l’expérience

            que du non savoir

            de tout pourquoi

 

 

            Contempler ce rêve réel de la voûte

            éveille l’âme à l’absence

            de sens

            autre que le pur vécu.

 

***

Nuit universelle… L’impossible expérience…

            Contempler la vaste ténèbre ravive une forme originelle de vertige

            où se déroule le mouvement titubant de la plongée cauchemardesque

            la plus noire…

            Celle où le déracinement,

            l’obscur sol de la bouche océanique

            avale le réel tel un Dieu aveugle.

 

***

 

            Seules quelques brumes y énoncent quelque alphabet

            pour l’adepte de l’avenir

            qui en devinera le maniement de l’archet…

            qu’il lui faudra inventer.

 

***

            La voute céleste s’unifie à la courbe des lèvres dont les murmures

            se taisent, désormais…

 

            Énoncés dans la vaste nocturne, eux-mêmes

            me deviennent moins moi-même que le silence.

 

            L’antre du silence sauve l’antre du néant…

 

***

            Sur la cime la plus haute je m’allonge,

            et l’absence de toute lune laisse déployée

            la vaste obscurité de l’infini.

 

            Je n’en peux être…

 

            Les rares ondées lumineuses ravive le souvenir

            de ce qui fut.

 

            Mimant la geste continuelle de

            ces frères nés de leur éclat passé

            sans doute roulant vers quelque perte future

            et s’empoussiérant et glissant dans

            l’infini cimetière du réel.

 

            En serai-je peut-être quand rien ne sera plus ?…

 

***

            Mais ici-bas demeure le lien

            d’où s’écoulent

            les mythes et les dévoilements.

 

            La chair ploie le réel

            où l’âme délie le mouvement

            vers la vision

            de la substance.

 

            La peau métamorphose la nuit, sans l’arrêter.

 

***

            L’homme errant se sent écrasé

            par la perte, percevant l’aube

            dont la substance déborde

            sa vertu.

 

            Le sommeil justifie l’abandon – quand le plongeon nie l’éveil…

 

            Est-ce frisson angoissant que la fuite

            face à l’effort

            de faire par le Verbe

            la saisie de l’aube ?

 

            L’ivresse, précédant tout principe, nourrit l’angoisse des cimes.

 

            L’humilité est la lucide vision de l’ombre où s’enfonce le monde des profondeurs –

            où s’enracine la vie…

Présentation de l’auteur




Pascal Boulanger, L’amour malgré (extrait)

Expérience immédiate
connaissance.

Quelque chose arrive, je deviens
je ne deviens qu'en tant que quelque chose arrive
sur la rive
dans le sentir
dans le rêve & son ombre
sur ces lèvres qui goûtent les miennes.

Sur la case vide,
pleine d'ici & de maintenant
dans le cours du temps, tel qu'on le parle.

∗∗∗

Là-bas
si cet arbre ou ce voilier n’est plus
le point-origine d’horizon
debout à travers tout – jusqu’au vertige
je deviens la proie.

Mais au sortir, le champ du regard
est l’espace qu’il habite & m’invite
dans le lointain,
dans ces bras-là.

∗∗∗

Je saisis ce qui me saisit
dans l’errement,
jusqu’au couchant.

Le pain qui occupe la table
entre rien & tout
frappe d’évidence.

Penseurs privés : Job & Abraham
ne s’embarrassent ni de raison ni d’éthique
ils ont le cœur présent à l’Autre
qui s’adosse au néant
ou se lance dans le ciel.

Avant qu’une flamme ne se courbe
dans la porcelaine
& dans l’abri du familier
quand même sur le baiser d’amour
règne la finitude.

∗∗∗

D’une rive du monde jusqu’à l’autre
l’amour se console-t-il de l’exode
du confort, de l’inconfort
du temps long, de l’exploration fervente ?
Spacieusement en vues ardentes
il ne respire qu’au vent très fort
soulève les flots puis retombe
dans les méandres, les abimes
jusqu’à l’île mouillée en un baiser
jusqu’à la mer immense en un toucher.

Présentation de l’auteur




Linda Maria Baros, Le pistolet d’insémination et autres poèmes

Le pistolet d’insémination

Tout comme cette lumière qu’on exfolie de la rétine
           dans un sous-sol occulte, un projecteur dans les yeux,
            c’est ainsi que j’imagine la mort de la poésie.

Puisque ce n’est pas la combustion de la mort qui noircit
les os, mais, encrassés, le code de barres et les foreuses
                                                           des décorations,
les verres que les invités lancent, joyeux, jusqu’au plafond
                                                           – phosphorescents ! –
            et les musiciens sauvages qui viennent les attraper
                                                           avec leur bec.

C’est pour cela que j’écris le meilleur poème
                                                           que je puisse écrire.
Le poème qui trépane, brise les sutures en surjet
            et laisse ses artères, comme des tuyaux
            sous pression, se débattre, libres, autour du cou.
                        Qui taillade les poignets de l’air
                                               et en libère les dieux, les pierres.

On pratique les plus grands raclages sur la feuille de papier
et sous les armes.
Mais la main avec laquelle j’écris se sépare du corps,
                                   comme les mains des détenus sibériens
           cachées parmi les rondis empilés dans de longs trains                               
                                   glacés qui partent dans le monde.
Rien, pas même un geignement ne résonne
à travers le tunnel métallique de la langue.

Je tends la main, gardée par les volets de la clinique,
            par les mâtins blancs des volets,
                        juste assez pour qu’elle écrive le poème qui lave
                                   tes pieds fatigués dans son urine.
Aucun sein, aucun nuage ne tremble.
                        Peut-être les armes d’assaut.
                                                          Les rues.

Ma main attachée comme une menotte
                        à la vision qu’elle a de la poésie.
La main – détachée du corps – flottant par-dessus le monde.
            Un pistolet d’insémination dans son champ d’action.

 

Le circuit de la récompense. Dopamine et plaisir

 

Chaque nuit, le nœud pubien se desserre petit à petit.
           La peau s’élime.
Avec quelques outils mous, de chair,
nous essayons de défaire la haute couture crânienne de l’esprit,
            d’ouvrir les boîtes noires des plaisirs.

Commence ainsi le circuit de la récompense. Avec
            la courbure d’une viole qui garde dans la chambre
                        acoustique les halètements des instrumentistes.
Nous nous mentons. Nous cherchons une autre combustion,
une nouvelle étreinte – une sorte de loupe
à travers laquelle le monde se montre autrement,
                                   les choses telles qu’elles ont été faites.
            Que la chair ne pende plus au-dessus du lit
                        comme si elle suintait d’un crochet.

La nuit, nous gaspillons tellement d’insistance.                  
Le bruissement du drap, l’étincellement nocturne
                        de la peau qui sécrète beaucoup de tristesse.
                                   Le silence la langue qui s’entêtent
                                   comme un pont à rapprocher les gens.
Tous les nœuds se desserrent progressivement,
                        selon le mythe du recyclage stérile.
Dans l’éternelle et désespérée quête de l’amour.
                        Et les choses se donnent à voir, après tout,
telles qu’elles sont.
                        Déshabillées des noms translucides qui les
            désignent, nettoyées de la vessie de tout concept.
                        Pures, inévitables, d’une cruauté infinie.

Et le fleuve cogne, sous les fenêtres, contre le pont.
Comme s’il nourrissait ses noyés
                                               du dernier étage.

 

Les gens sortent dans la rue en tranches fines

Chaque soir, je descends dans la rue
           et la rue s’enroule autour de moi
            comme le bandage sur la plaie.

Je passe le fleuve. Ses chiens infidèles
            me lèchent la main.
Par-dessous les ponts,
            coule la chair de mes ennemis,
                                   en grands quartiers, bleuâtres.

C’est ainsi que je marche à travers la ville,
                        comme un dieu paresseux et cruel.
Les rues s’enroulent, poisseuses,
                        l’une après l’autre, autour de moi,
et cet enroulement, c’est la ville même,
            sous les hardes militaires du matin.

Toujours plus mince, toujours plus lucide.
C’est ainsi que je marche à travers la ville.
Comme un doigt qui tourne dans la plaie,
                                                           qui l’élargit.

Poèmes extraits du recueil La nageuse désossée. Légendes métropolitaines (Le Castor Astral, 2020).

Présentation de l’auteur