Bernard Colas, Le Mot de trop et autres poèmes

Le mot
De trop

Il est un mot que je ne comprends pas
On le parle
On en parle
Il est sur toutes les bouches
Tout le monde se le donne
Je ne veux pas le savoir
C’est un mot qui ne va pas à la poursuite des idées
Ce n’est pas un mot qui va à la rencontre de l’autre
Ce n’est pas un mot bon vivant
Il se veut signe de connivence
Mais il est faussement sympathique
Il n’a aucun sens
Alors ne parlons pas de double sens
Mais quel est ce mot ?
Je l’ai oublié

L’homme avance
Il voit sa poussière
Au bord du jour les oiseaux font des nœuds à l’image de leurs nids
Le vent n’a pas ce goût sucré des vents d’été
Les arbres ne font pas mystère de leur âme
Sur la plaine anéantie mille objets oubliés
Il y a des sourires sur les affiches et des femmes prometteuses
A droite comme à gauche des morceaux de temps font des clins d’œil
L’homme qui pousse son corps a du sable dans les yeux
Il est nu
Une horloge hésite puis se décide à sonner
Elle a gardé le code
La ville flasque est presque belle avec ses tours coupées court
L’homme avance
Il glisse sur un reste de nuit
Les flaques ne reflètent pas son visage
Il s’essaie à des mots nouveaux mais sa voix recherche le silence
Alors il cherche un chemin pour taire son histoire
Il n’y aura plus jamais d’enfants dans les maisons

Oiseau voleur

J’ai rêvé d’un oiseau qui volait mes rêves
Dans un souffle essoufflé il parlait
Des mots qui portent au cœur et font rougir
J’étais nu et des maisons murées s’échappaient des états d’âme et quelques paroles en l’air
Un manteau bien trop grand cherchait quelqu’un
Mes poings frappaient le vide et mes pieds jouaient avec mes jambes
Mes mots arrachés de leur nid de ronces n’avaient plus guère de forme mais aucun d’eux ne voulait se changer
Ils se répétaient de peur d’être solitaires
Des gens nageaient sous l’eau une courte éternité et réapparaissaient comme au début de l’histoire
On m’attendait souvent mais c’est moi qui étais devant
Deux croissants de lune s’accouplaient et faisaient des ronds dans l’eau
Leur plaisir faisait plaisir à voir et les enfants n’avaient pas besoin qu’on leur fasse un dessin

Mots en tête

Je souffre de rêves excessifs
Sans nom
Sans verbe
Sans rien
Derrière des murs obtus
La nuit palpable ment
Et je lui mens aussi
Amoureux invisible
Ma peur sans abri
J’avance
Non
Les autres avancent
Je les vois sourire et dire
Ils respirent eux
Confiants en leur Je
J’aimerais tant respirer
Caresser leurs mains
Et vouloir qu’ils m’embrassent
L’indifférence est-elle mal
Qui sait
Je me lèverai demain
Ou plus tard
Avec d’autres mots en tête
Dupe
Abusé
Méchant avec mon sort
Un rai de lumière
Dessinera un trait brûlant sur la dernière page du livre que je ne lirai pas
Ton regard sera lointain
Et avec un peu de Moi
Je suivrai les autres
Heureux d’être comme eux
Dans une maison pleine de miroirs.

Annonce faite à Elle

Nue dans ta robe de peau
Couchée sur la page blanche
Cheveux oubliés
Mots prison
Souffrance délit
Tes mains sur les murs obtus
Paupières gonflées d’absence
Dans ma bouche les mensonges
Finalement nous ne sommes qu’un corps
L’oublier
S’oublier
M’oublier
Tout à coup l’épaisseur du temps
Elle te marche dessus
Demain est autre chose
Les autres ne sont que des dos
En noir et blanc
Leurs pas c’est ton cœur qui bat
Il n’y a que toi
Tu butes sur toi
Tu es pleine de toi
Tu es totalité

Une porte claque
Plus vraie que le monde

Présentation de l’auteur




Timba bema, Corps humains, Makossa

Corps humains 

Corps humains
Aimants aimés
Noyés, dérivés
Corps rivés, écartelés
Monolithes jetés à la face des soleils rouges
Pénitences

Dans ces labyrinthes froids du destin
Chemins de terre qui s’amorcent et se perdent dans leur propre haleine brumeuse
Où se précipitent ceux que la faim, ceux que la soif poussent comme des troupeaux sans bergers 
en quête de verts pâturages
En quête de bonheur, de communion, d’effusion
À la belle saison

Le ventre plein et le cœur satisfait

Ouvrent les douleurs de la digestion
Pénitences
Vous avez mangé l’herbe sur les versants rocailleux de la montagne
Vous avez bu l’eau de la source qui serpente ses flancs dénudés par les soleils et par les vents
A présent souffrez
Chaque seconde de bonheur, de communion, d’effusion
Qui vous sera accordée
Sera payée au prix du sang qui est le quintuple du prix des larmes

A présent souffrez !
C’est la belle saison, les tempêtes se sont calmées
La douleur est cet ancêtre qui ne sait pas se tenir sage
Elle refuse l’immobilité et appelle le geste, la gesticulation
Elle refuse le silence et appelle le cri rauque, le cri puissant, sauvage, de la bête transpercée par 
la flèche du chasseur
Lèvres ouvertes, gorge déployée, s’échappe de son corps pantelant la signature sonore du refus, 
de l’ultime révolte avant la disparition, l’effacement
Dans ces labyrinthes froids du destin

Pénitences
Monolithes jetés à la face des soleils rouges
Noyés, écartelés
Corps rivés, dérivés
Aimants aimés
Corps humanisés

Le temps de partir, poème et musique par Timba Bema.

Makossa 

Longue le mba ndutu bwambi
Essele mba, mola
Na dipa dipane
Lam dikossa

 

Les eaux grises du fleuve charrient des gerbes éparses de tristesse chlorophylle
Cuites et recuites par le soleil radial, comme ces crânes orphelins des coiffures anciennes qui 
portaient rêves, perles et imaginaires agencés selon les codes intimes de l’horizon
Et ces visages, ces torses, ces peaux que la lame affûtée du scarificateur, autre nom divin du 
poète qui, sur le papyrus des corps, écrit les signes qui alignent astres et destins dans une 
danse à cinq temps – murmuration
Ils étaient devenus, sans le savoir, des corps sans tête, des corps sans rêves qui s’échinent sous 
les eaux impassibles, sous les nuages
Le sable brûlait leurs pieds pour une moisson que jamais ne récolteraient leurs mains, encore 
celles des enfants nés de leurs enfants
Le jour était le règne du labeur, des coups de fouet, coups de pied, coups de gueule, le temps 
du sang vert et de l’angoisse, de l’arc bandé, du piège tendu, du filet rapiécé que l’on jette au 
hasard des marées pour quelques poissons qui dormiront sur la glace en attendant la faim du 
soir et ses charbons ardents
Le retour de la lune, vêtue de sa légendaire robe d’argent
Le bois empilé dans la cour brûle de mille feux – étincelles, claquements
L’accordéon
La guitare
Une bouteille en verre – deux baguettes – et c’est la joie !

Longue le mba ndutu bwambi
Essele mba, a dou
Na dipa dipane
Lam dikossa

Oublié le soleil
Le dos courbé
Oublié le lendemain, le recommencement de la douleur
Seule compte l’heure de la lune
La vérité de la nuit que raconte les pincements de la guitare
Ici la vérité des ombres que raconte la voix tiraillée de l’accordéon
Et celles des femmes témoins, femmes totems qui pleurent les larmes que les hommes n’osent 
pleurer par pudeur
Pleurez pour nous, mères ! Vous qui savez la douleur de l’enfantement, vous savez le prix de 
la vie
Pleurez pour nous, sœurs et chimères ! vous qui savez le secret des saisons et le goût de 
l’amertume lorsque l’orage qui précède la pluie ne balaie pas les feuilles mortes 
dans la cour
L’amertume que les corps soudain debout expulsent par les pores et les narines, les cris et les 
roulements des pieds

Longue le mba ndutu bwambi
Essele mba, a dou
Na dipa dipane 
Lam dikossa

Un extrait de la lecture performance de Les seins de l’amante, le poème de Timba Bema, à l’atelier de mademoiselle F lors du Miam Miam Festival 2019

Présentation de l’auteur




Anne-Laure Lussou, Quelques… tiens (extraits), suivi de Plus loin que nos paupières

Quelques..tiens (extraits 1, 2, 3 et 4)

Par moments

    le fleuve entier

    passe

Ça

   souci

Et puis   

   la

paupière

renoue avec le monde.

 

D’un coup

Laisser sur le seuil

les fêlures

D’un coup

Laisser faire

les verts les bleus

l’équilibre

la lenteur qui

d’un coup

ré accorde.

 

Être présente

- cailloux d’accord mais un peu moins –

tronc, voix, pieds

quelques cèdres dans un mouchoir

                                                 - force -

           Capitaine d’un alphabet.

 

Siffler

dans le vent

                        les gratte-ciel

brandir son

appeau personnel.

 

Plus loin que nos paupières

Tes poumons

dans la tempête

ta tête à la renverse

et maintenant

Il y a des ours

dans mes nuits

padre en exil.

Tourner, tourner

le regard

derrière la frontière

Là, les cailloux ont des ailes

les valises des yeux

l’immense

vogue.

Je me serre contre la nuit

le jour

Tu es là

Estas ahi

Je n’irai

pas plus loin

Tu chuchotes

accoudé au gouvernail

La ruisseau tisse

près du feu

les larmes sèchent

Estas ahi

J’ai vu les colombes.

Présentation de l’auteur




Laurence Lépine, Affleurements ( extraits)

moi aussi j'aurais aimé  comme elle  redevenir une  et sentir au soir venu  dans l'alignement des
portes  transparaître quelque chose  qui aurait ressemblé à la fois à la douceur et au courage qu'il
avait fallu pour se scinder en deux  sans bruit autre  que celui d'un chagrin incontournable  alors  la
premi
ère porte battit et le coeur éprouva la joie

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le couloir

 

 

frais comme le matin disant sa vague  son frôlement d'épines  le voici le léger couronnement de la
s
ève  la marche brûlante du souci  au fond d'une cache au nombre sans brisure  se tient
déjà froidement enlacé  serein et tendre comme neige  l'air badin du soir

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la montée

 

 

alimenter le feu en roses  écouter  entendre les pas de la montagne crisser sous ses propres
articulations  faire avec le jour le baume spécifique au jour  reconstruire la foi avec le feu des roses

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la rivière

branche de saule  équinoxe plurielle  à ton visage se superposent d'autres visages  le temps est court
qui court par l'arri
ère  la buée s'étale aux fenêtres  dans la salle de bains la porte meunière parle une
langue étrang
ère

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"la" Wanderlust

 

avant que l'olivier n'entre dans la chambre  le contour et le le faîte établis  avant que les cimetières
des villes ne prennent plus de place dans la mémoire   fantômes familiaux secrets  je bois à la saveur
du jour  le pain d'épices sur les genoux  la voix encore inédite de tout parcours

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la flamme

Présentation de l’auteur




Martine Audet, Des lames entières, extraits

un morceau neuf
c’est trop de ciel 
mais la douleur
- ces fleurs si simples
dans l’incendie
cherche ma main

 

Ce n’est pas le sud le nord

ni l’élastique sombre des préparations.  Je prends la tête avec un
tel charme, toute l’étrange raison du monde.  Je prends la tête si 
sérieuse.  J’emploie les mots bâches, ceux qui couvrent mes 
inexistences.  Je reste longtemps à regarder.

Ce n’est pas le jour la nuit

ni la femme à circuler dans les lettres.  Je prends de belles mains 
libres, toute la blessure du dedans.  Je prends la main si leste.  Je 
franchis n’importe quelle montagne et un semblant de mort.  Je 
sais la façon d’être triste. 

Ce n’est pas le oui le non

ni l’arrangement des certitudes.  Je prends la simple étoile, toute 
encre en train de se faire.  Je prends l’étoile si nette.  Je choisis les 
rameaux du sommeil, les côtés aussi le centre.  Je fuis plusieurs 
désastres. 

Ce n’est pas le haut le bas

ni l’éclipse des saisons.  Je prends l’œil nécessaire, toute la voûte des 
larmes.  Je prends l’œil en ses ténèbres.  Je cours parmi les bêtes, 
l’encensoir des glissements.  Je résiste aux sols et aux vœux.

étoile fissure
ou cette joie
des os lavés
- l’or vide du ciel
les corps
parfois
nous les ouvrons

 

Poèmes extraits de Des lames entières, dans La Société des cendres suivi de Des lames entières, éditions du Noroît, 2019.

 

Présentation de l’auteur




Louis Raoul, Refermer le souffle

Maintenant tu es partie
En emportant tous tes chemins
Nous ne savons plus
Le lieu de ta voix
Le lieu de ton ombre
Quand elle retombait en enfance
Au soleil de midi 
Il ne nous reste plus
Que ces longues nuits d’hiver
Avec leurs arbres sans paupières
Qui les empêchent de rêver
A tes oiseaux. 

∗∗∗

As-tu bien refermé le souffle
Derrière toi
Une poitrine se soulève encore
Et fait respirer la lumière
Dans le sens inverse de vivre
Des nageurs passent
Dans tes yeux
Ils vont vers l’iris d’une île
Qui porte toutes les couleurs du naufrage
As-tu bien légué
Les voiles de tes voyages
A la mémoire du vent
Maintenant
Il ne reste plus que ton nom
Ecrit sur la porte des jours
Et l’infinie patience
De qui viendra y frapper.

∗∗∗

Que pourrais-tu être
Maintenant
Sinon ce nuage arrêté devant la vitre
Ce poisson de pluie
Au fond de la transparence
Je te regarde
Essayer des oiseaux de passage
Il te faudra faire vite
Avant ce grand corbeau sans lune
Qui ne connaitra jamais ton ombre. 

∗∗∗

Que voulais tu dire
Quand ta bouche s’est ouverte
Juste avant l’immobilité du cœur 
Ton souffle
N’a même pas cherché
Cette petite voile
Qui te faisait marin
Dans la traversée des jours
Ta souffrance s’est perdue avec ta voix
Dans les plis de l’air qui avait froid
Tout soleil
Reste à réinventer.   

∗∗∗

Ce qui manque ici
C’est le froid d’une saison
Le marbre d’un décembre
Avec un nom dessus
Et qui n’en finirait plus
De geler tous ses soleils
Mais il y a juste
La légèreté de tes cendres
Sur l’herbe du jardin
En attente d’une pluie
Qui te fera hôte de la terre.   

Jardin du souvenir
Cimetière du Père Lachaise      

  

Présentation de l’auteur




Luc Marsal, Cinq poèmes

À L’ORANGE SANGUINE

J’ai vingt ans et des poussières
la musique n’a jamais pu s’accorder à mes doigts
– je suis du dernier cri

Des ombres rouges remontent le fleuve  
elles me fouillent du regard

Le silence des arbres me pousse jusqu’au ciel
je frôle la beauté des choses          la mémoire du vent
j’avale les couleurs

Des mots muets me parlent à l’oreille
d’étranges vers me trouent la peau

Je n’entends plus que le bruit des larmes 
je m’habille trop des autres         
je perds le contrôle

Des lambeaux de lumière tombent des fenêtres

je mange la nuit par le noyau          contre gorge serrée

Les langues amères se délient jusque dans mon cou
– je baisse la tête  

Au bord des précipices
je chine les morceaux de ce que j’étais
le froid me suit           à la trace

Je me nettoie à l’orange sanguine            au feu des sacrifices

J’ai fait ce que j’ai pu
je ne suis pas né – coupable
je le deviens

 

LES EAUX PROFONDES

J’ai retrouvé les eaux glacées
les eaux profondes
d’où naissent les ombres

les couleurs de l’enfance

du temps où j’avais le cœur
aussi fragile
que la tête d’un oiseau

le torse couvert de ronces
et d’espoirs
à dévorer le monde

Maintenant
je ne crains plus la nuit
j’écris

 

AVIS DE TEMPÊTE

Les visages
prenaient leur air bouffi 
des jours de grandes marées  

Un silence 
–  et ce bruit 
qui revenait sans cesse 

Ça sentait les reproches
et la douleur qui traîne 
ventre à l’air 

Les mots cinglaient 
en larmes coupantes
noirs comme des trous d’aiguille 

J’écoutais leur écho
tournoyer sur mon front
cognant sur la terre molle

Et puis soudain 
plus rien 
que mon cœur d’enfant – abîmé

La mer 
avait avalé la dune 
il ne restait que les eaux 

 

LA BÉNÉDICTION

Et on répétait ce geste
en s’aspergeant la nuque
comme une bénédiction
qui nous sauverait des eaux

Nos âmes impatientes
se frôlaient du regard
avec leur air complice

Le large s’offrait à nous
noyé d’incertitudes
et de vagues remords

C’était l’été
bercé par l'insouciance
et les vaines colères

On s’étonnait de vivre
toujours
un peu plus grand

À pousser les frontières
– encore vierges
de la fin de l’enfance

 

UN GOÛT DE PÊCHE

Ses lèvres
avaient un goût de pêche

Il y’avait ce sable
qui se froissait sous mes pieds

Et cette lumière bleue
qui descendait de ses yeux

Je voyais bien que la vie
serait plus grande à deux

Présentation de l’auteur




Somaia Ramish, Trois poèmes

Traduction Cécile Oumhani

1)

Chargez la poésie comme un fusil
la géographie de la guerre est un appel
aux armes.
L’ennemi n’a pas de signes,
de signes par délégation
de couleurs
de signaux
de symboles !
Chargez les poèmes comme des fusils –
Chaque instant est chargé
de bombes
de balles
d’explosions
de bruits de mort –
la mort et la guerre ne respectent pas de règles
vous aurez beau transformer mille fois vos pages
en drapeaux blancs,
ravalez vos mots, ne dites plus rien.
Chargez vos poèmes –
vos corps –
vos pensées –
comme des fusils.
Les écoles de guerre se soulèvent
en vous.
Peut-être êtes-vous le prochain.

2)

Pour Farkhondeh. Ils ont dit qu’elle n’était pas une musulmane, alors ils l’ont tuée et ont jeté son corps dans le fleuve Kaboul. Son nom signifie bénie et joyeuse.

Une page dans le journal du fleuve Kaboul :

Quarante ans,
du sang,
du feu,
et maintenant ceci…
le corps de cette femme
qui se désintègre en moi.
J’en ai assez de couler.
L’Afghanistan n’est plus farkhondeh.

3)

Je suis en vie,
Malgré la balle que j’ai au cœur.
Je fuis vers la ligne Durand.
Les frontières ne reconnaissent pas ma vie.
Je suis en route vers Nimroz
moitié cendre
                      moitié feu
et maintenant
Je suis près de Khouzistan.
La patrouille des frontières iranienne en armes
est une balle de plus
et mon sang est sans valeur comme les eaux qui gonflent
la rivière Hari.
Je suis en vie.
Je traverse des déserts et des océans,
survis aux barbelés et
aux mâchoires des chiens affamés.
Je suis assise en face d’un agent de l’immigration
qui n’a pas un regard pour moi,
ne me tire pas dessus.
Au lieu de cela, il me résume
en un numéro à sept chiffres
Zéro -- Cinq – Huit – Quatre – Deux – Deux – Deux
Je cours dans six directions.
Stop !
Je laisse tomber mes numéros.
Je n’ai jamais été en vie
hors de mon pays natal.

*Nimroz. : Le nom d’une province en Iran à la frontière afghane.
*Fleuve Hari : Le nom d’un fleuve à Hérat. Hérat est une province à l’ouest de l’Afghanistan.

Présentation de l’auteur




Mirko Boncaldo, Sans titre. Subverses

Traduction (Senza titoli. Sovversi)

 

*

De l’utérus à la tombe sonde 
dans les fibres effilochées du temps
pour résoudre les derniers, le vivant et l’arrivant 
en attente de la flamme : fait la navette 
de l’autre bord en atteignant
élimé à la vie comme une ceinture 
ou la toile d’araignée.

*

comme un funambule pret oscille
sur la fourche mince attendant de diverger 
entre le vide et l’inconnu, scindé 
à double tranchant jusqu’à ce qu’il se renverse, ubique
comme sur de l’eau tiède, douce.

*

avec les bouts des doigts, rosée  
comme givre sur l’étendue fissurée
viens  
et incites ataviques sédiments 
des fleurs inconnues et incandescentes  
incrédules ombres  
que l’eau ne règne pas, lointaine 
qui baigne : 

 suffragette, partisane, femme 

*

élève: c’est  vocation
qui de ta voix immense
bouleverse et en moi reste
provocante consomption
t'écouter parler à nouveau 
dans le silence absolu-abîmé, 
enchanteresse invocation,
voleuse des mots.

avec toi je me gaspille.

*

 

Avide brûlure
                     comme l’astéroïde
                                             fend  la peau en couches
                                                                                     en émulsion
                                                                                                          lèche avec nouvel élan
                                                                                                                                            sur le dos
                                                                                                                                                comme décharge répétée
                                                                                                                                                                             Brûle, brûle
                                                                                                                                                    et mute l’orbite
                                                                                                                               sérendipite
                                                                                reçue à peine en immersion
                                            extraite en subversion
                                      élue
                      pour une
             seul
     fois
en rhapsodique mélange.

 

Coup de fouet,
abrasion à la bouche
du vorace gyre convulsif.

 

Et puis l’onde
       sur l’onde
                    et des ondes crêtes
                                                     et des crêtes cimes
                                                                                        un bûcher au milieu de la mer.

 

 

 

*

génération chrysalide :
sous le poids du monde
placé pieds nus
comme des racines sur une terre drainée
vous avez suturé vos ailes – des rêves trop vifs -
et vous avez plané des crises.

Personne ne pouvait vous dire ce que vous étiez, tordus
semblables à une bouteille Klein
et comme un saule vous êtes soulevés
vous déraciner.

Le corps sec descendit étouffé
l’entomologiste était passé à l’appât :
non enregistré.

*

pour chaque fragment écorcé
que l'histoire ne raconte pas

Je collectionne chaque souvenir.

est le stock de ferraille accumulé
supprimé
aveugle
qui ne se dit plus.

Annulé :
Rongé
massacré

c'est le dernier pas le dernier mot de révolte
celui qui est perdu
celui qui n'est pas trouvé.
apatride.

Présentation de l’auteur




Cyrille Guilbert, Des êtres

Un insecte est posé près de la baie vitrée qui donne sur le jardin.

On doit s’approcher prudemment.
Ne pas éveiller de méfiance.
Marcher avec une nonchalance étudiée.
Venir se poster près de la vitre afin d’observer le jardin, la haie, le ciel.

Le jardin, la haie, le ciel.

L’insecte est posé près de la baie vitrée, sur la partie en bois teint du cadre.
Il ne bouge pas à l’approche de l’observateur.

Ces phrases ne sont pas émouvantes.

Il a passé la nuit ici, caché dans le noir, fondu dans le bois du cadre.
Très seul dans la pièce.

On considère ce guetteur au corps longiligne, aux ailes comme des copeaux de plastique.
La vitre donne sur un jardin aussi sagement délimité qu’un fond de boîte.
Le cadre de bois teint, sombre, suggère opportunément un cadre de tableau pour l’œil qui veut du net.

Le vent, ce matin, n’existe pas.
Pour preuve, le haut sapin du jardin voisin qui ne tolère aucun chahut de branches.

°

Il y aurait peu à faire pour basculer du côté où la vision devient l’œil, du côté où le froid de l’œil accapare tout pour lui. 

Sans doute, les yeux de l’insecte ont la faculté de voir froid.
Sans doute, il y aurait lente et laborieuse épopée pour le rejoindre.

Posé sur le bois sombre du cadre, il existe.

Ses yeux dans le matin sont des espions.
Ils voient la pièce sous un angle qu’on ne peut qu’imaginer.
Ils voient la silhouette immense et proche qui peine à atteindre le même niveau de perfection.

Sur ses ailes, on distingue une minuscule cartographie : marais salants, étiers, contours fins de bassins.
L’ensemble est étonnamment précis, comme une armature de vitrail qui tiendrait entre deux pétales.

Il est vêtu d’un léger justaucorps vert, les antennes fusant de la tête à la façon de deux filaments d’ampoule.
Un nom doit figurer quelque part sur une liste, un mot qui désigne et définit cet être.

En le regardant, on imprime en rétine sa structure sobre et sûre.
L’esprit la gardera captive un temps.

°

Un mot, nettement écrit, en suit un autre avec une sorte de bonne volonté.
Pas un fil d’émotion ne se glisse entre ces petits modules accointés.
C’est de bien autre chose qu’il s’agit.

Un être. Un lieu.
Un autre être. Le même lieu.

Et des yeux qui tentent la liaison. 

Se projeter dans le cercle infime de la vie de cet être, quelques millimètres d’une vie condensée dans l’attente, fixée sur le bois en six points de contact.
S’embarquer dans le tout autre et dans le même que soi.
Voilà l’irraisonnable.

La présence de cet être dans la pièce n’est pas émouvante.
Le début d’histoire qu’on pourrait esquisser s’amuït de lui-même. (Que les histoires courent les rues !)
Nous sommes, ici, du côté d’un jardin aux dimensions modestes que le regard peut embrasser d’un coup.
Tout près de l’insecte.

On imite sa posture immobile, cherchant à correspondre au mieux à cette apparence de sagesse qui n’en est pas, cette froideur située au-delà du froid connu.

Le souvenir, en lui, d’une vie larvaire lui confère ce maintien de guetteur.
L’homme en nous trépigne, écorche une pensée après l’autre.
Il oscille sans savoir se fixer dans l’effrayante liberté du vide.

°

Il n’y a pas ici un chemin de sagesse, de récompense.
Il y a mieux : une liberté sans fin.

La vision du jardin entre dans l’œil comme un tout.
Pelouse, haie, abri de bois, palissade, pruniers en fleurs.
C’est l’effet d’une longue imprégnation de l’esprit, chaque jour, à chaque orientation du regard vers ce tableau.
Un trop-plein d’objets embarqués dans la valse des illusions, puis délaissés au profit du vide.

La lumière de ce matin paraît sourdre à la fois du ciel et du sol.
Lumière aussi nette que la sclérotique d’un œil éveillé.
Pas de sagesse ni de morale, seul l’abandon de filtres qui couvraient la vision.

Le bois de l’abri de jardin est sombre.

Cette phrase, posée dans sa justesse, rassure et déçoit. 

°

Un corps étroit comme la silhouette d’une ballerine que le pouce pourrait écraser.
Savoir si l’attente affleure à la surface de ce corps d’un vert clair, ou si elle gît dans des profondeurs insoupçonnées.

Sur les yeux, à fleur de tête, se compose peut-être un puzzle d’images d’une cohérence vertigineuse.
Une vision à laquelle on ne peut avoir aucun accès sinon par un effort d’imagination, par la projection d’une part de soi vers autre chose que soi.

La vue du jardin, de la pièce aux meubles rares et propres, au carrelage lisse, prendrait un autre aspect.

On verrait les dômes et dépendances d’un monde monumental mais résumé dans l’œil. 

On y vivrait.

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