Joep Polderman, Passages , extraits

            1.

je recule
devant l’immense

image d’espace
parfois il manque

à mon regard
moi-même

de même que la forme
et la couleur du hasard
de ce qui m’environne

et je sais que je ne pourrais jamais accueillir en moi
qu’un quart ou moins

mais un quart
d’espace
c’est déjà la silhouette

déracinée des pieds
jusqu’à la tête
une fleur cueillie                    dans le temps

qui s’efface

c’est déjà un filament
l’étincelle allumée
par mon désir – du bûcher présent

 

les amours
soufflées. perdues.
un à un passé

sous mes pieds
la terre tremble
rugit sans traces

la mémoire les efface
jusqu’à la pâleur des pierres

je pleure je souris
c’est comme ça.

 

tout le monde part
dehors
même la vie
dedans
fuit

le temps passe
sans traces
que nous
devant l’immense
bouche béante

autour du nœud
« moi »
tout se détache

même la peau se relâche
et les nerfs se délient
« je » fuis

 

mon corps
un poids parmi tant d’autres
dans cet espace-là
présentement

mon corps presse contre les herbes vertes à Montsouris
sur une colline

le bleu du ciel est partout                je dirais

les herbes vertes pressent contre mon corps à Montsouris
dans une vallée

partout brille le bleu du ciel            je dirais

une impression condensée
nous submerge

elle à mes côtés
ou moi en corps
à côté d’elle

on meut en réalité
tout ce qui est présent
rythmé

aux accents
d'une surfaces et de secondes  
accidentels                                       – on respire  

quel soulagement de le ressentir     – on vit 
encore en corps
la pelouse pulse          fort

 

le souffle silencieux
centrifuge                               l’univers dans ses yeux
                                               / j’attends en mouvement
que l’étincelle du silex
révèle la motion des cieux

 

 

 




Cécile A. Holdban, extraits inédits de Toucher terre

Les certitudes nous maintiennent sur un socle précaire, flammes debout que bientôt les feuilles recouvrent, amenuisent, étouffent. Nous restons sans appui sur la terre nue, glacée, au seuil du vertige et de l’obscurité.

Notre seul viatique : l’espérance secrète du printemps.

 

 

 

Les migrateurs

Novembre noir, novembre gris
poème sans ciel sans ailes sans bruit
la rue se noie la rue est sombre
le vent tourne dans les manteaux
les visages gommés par la pluie

(en toi indivisible je reconnais
)

on dit que la joie
compose dans sa lumière franche
de trop faibles poèmes

(je ne peux taire le chant
qui le matin monte à ma gorge
)

on dit que la joie
est un leurre pour les oiseaux
que la vérité se situe
dans des zones entre gel et ombre
dans l’opacité de la rue

(je te sais, et je suis la source
comme la source
)

Novembre noir, novembre gris,
dans l’aube humide sur les ruelles
j’ai vu la joie ordonnant sa clarté
vers ce vol lointain que ton regard suivait.

 

 

 

Templum

les augures déchiffrent le vol des oiseaux dans un carré donné de ciel.
baguette de coudrier, bois de cerf, trompette de cuivre
tracent dans les airs l’angle d’une vision inaccessible

Sois l’espace entier, la fenêtre où voir est sans limite
l’horizon : on le mesure à ce qui tremble
par delà les lignes possibles. Le temple est transparent

 

 

 

Hirondelle

fends et strie le ciel de l’arc de tes ailes
présage, pulsation, boomerang
ailes noires, cœur rouge, ventre blanc
emporte dans la nue les couleurs du conte
et reviens, plumes empennées d’orage
de foudre, illuminer la nuit

 

 

 

Vivre c’est
entendre cette musique qui s’élève
parfois avec la douleur

Vénus annonçant la nuit

nos mains

(comme un pressentiment
             le mouvement suspendu)

sont tendres
et disent en se retirant :

grâce soit rendue à nos os de flûte
par qui la musique fut ailée.

Présentation de l’auteur




Adrienne Rich, Plongée dans le naufrage

PLONGÉE DANS LE NAUFRAGE

Après avoir lu le livre des mythes, chargé l’appareil photo,
et vérifié le tranchant du couteau, j’ai revêtu

l’armure de caoutchouc noir
les palmes absurdes
le masque grave et malcommode.
Je dois le faire,
non comme Cousteau et son
équipe zélée
à bord du schooner inondé de lumière mais ici, seule.

Il y a une échelle.
L’échelle est toujours là
qui pend innocemment contre le bord du schooner. Nous savons à quoi elle sert, nous qui l’avons utilisée. Sinon c’est aussi
une pièce de floche marine un article quelconque.

Je descends.
Barreau après barreau et l’oxygène
me submerge encore
la lumière bleue
les atomes limpides
de notre atmosphère.
Je descends.
Mes palmes m’handicapent,
je descends de l’échelle en rampant comme un insecte et il n’y a personne
pour me dire quand l’océan
va commencer.

D’abord l’air est bleu et puis
devient plus bleu, puis vert et puis
noir je m’évanouis dans ce noir
mon masque est fort
il pompe mon sang avec force
la mer, c’est une autre histoire
la mer n’est pas une question de force je dois apprendre seule
à faire pivoter mon corps sans violence dans l’élément profond.

Et maintenant, il est facile d’oublier pourquoi je suis venue
parmi tant d’êtres qui ont toujours vécu ici

agitant leurs éventails crénelés entre les récifs
d’ailleurs

1

on respire différemment ici-bas.

Je suis venue pour explorer l’épave.
Les mots sont des intentions.
Les mots sont des cartes.
Je suis venue pour constater les dommages et les trésors qui prévalent.

Je caresse le rayon de ma lampe lentement le long du flanc d’une chose plus permanente qu’un poisson ou qu’une algue

j’étai venue pour cela :
le naufrage et non l’histoire du naufrage
cela même et non le mythe
le visage noyé regardant toujours
vers le soleil
l’évidence des dommages
usé par le sel et le balancement pour cette beauté râpée les membrures du désastre
arrondissant leur témoignage
parmi ceux qui rôdent timidement.

C’est bien ici.
Et j’y suis, l’ondine dont la chevelure sombre coule noire, l’ondain dans son corps en armure nous tournons silencieusement
autour de l’épave,
nous plongeons dans la cale.
Je suis elle : je suis lui
dont le visage noyé dort les yeux ouverts
dont les seins portent encore la contrainte
dont la cargaison d’argent, de cuivre et
de vermeil repose
obscurément dans des tonneaux
à demi enfoncés et abandonnés à la rouille nous sommes les instruments à demi détruits qui autrefois indiquions une direction
les bûches mangées par l’eau
le compas faussé

Nous sommes, je suis, vous êtes par lâcheté ou courage
celui qui trouve son chemin
de retour vers cette scène

muni d’un couteau, d’un appareil photo, d’un livre de mythes

nos noms ne figurent pas.

1972


Traduction Chantal Bizzini

Adrienne Rich, poème éponyme du recueil Diving Into the Wreck, Poems 1971-1972, traduction Chantal Bizzini, parue dans « Rehauts » n°11, printemps 2003. 

Le texte original, lu par l'auteure

Présentation de l’auteur




Jeanine Baude, Île corps océan — Isla cuerpo océano, Le Chant de Manhattan, (extraits)

3 fragments

 

C’est vouloir et ne plus connaître              
Rien est absolument Tout                          
Le corps l’océan la figure                          
d’un poème effacé

Esto es querer y no ya no conocer
Nada es absolumente Todo
El cuerpo el océano la figura
de un poema borrado

Attouchements d’espaces                      
Autant de sable dans la mie du pain      
Le paysage se met à table                      

Sur anatomie d’oiseau en vol              
le suprême banquet

Contactos de espacios
tanta arena en la miga del pan
El paisaje se pone a la mesa

En la anatomía de pájaro en vuelo
el supremo banquete

 

L’eau hennit lourde langue de bleu    
Accuse ton passage                             

La mitoyenneté serait île corps océan   
L’osmose de ce nu à la cheminée        
et de ton rêve mâcheur d’abeilles

El agua relincha pesada lengua de lo azul
Acusa tu paso

La medianería sería isla cuerpo océano
la ósmosis de este desnudo frente a la cheminea
y de tu sueño mascador de abejas

∗∗

 

 

 

traduction de Porfirio Mamani Macedo,  Belgique
L’Arbre à Paroles, 2007 ; réédition juin 2013.

Le Chant de Manhattan (3 extraits)

Ça s’étire : les longues jambes jusqu’à l’océan, les bras vers le ciel. Un corps, une ville, une étrange composition totalement imaginée par l’homme blanc. Le Peau-Rouge lui vendit pour vingt-quatre dollars cette boue, ces collines, ce fleuve. Etrange transaction si l’on sait que pour un Indien la terre ne nous appartient pas. Seulement prêtée le temps d’une vie et ainsi de génération en génération. L’homme noir, ce fut une autre histoire. Le vent se glisse entre les tours, avec fracas. Il raconte : New York is black, New York is red, New York is yellow.

Auréolé, ce qu’il reste de nuit dans ce jour fade caresse la peau du survivant qui passe. Cela gonfle jusqu’au soir sur le zinc où la mousse d’un verre de bière déborde. La fille jette sa tête en arrière sur un rire de gorge. L’ennui, le ballet charnel croisent le chant, le rossignol, les notes. Le trompettiste souffle. La chanteuse écrase sa robe d’organdi entre les mains d’un “ guy ”. Les doigts, les jambes, le plancher, la houle dessinent, tracent sur Broadway ce sentier apache, défient la grille implacable de Manhattan. Sweet Brazil.

Dans les tunnels s’engouffrent les rails, sous la ville, la ville. Les piliers se dressent foisonnants. Diamant qui se renverse, complice suit les gestes quotidiens, lianes et racines touffues s’enchevêtrent aux courroies d’acier, aux vérins, aux mains qui se caressent. Le temple et les autels, les femmes s’asseyant leurs yeux bridés levés vers d’autres nuits. Les travailleurs ankylosés, le shit, une rame qui roule. Dieu est mort. Le manque et l’iris, les genoux qui se cognent. Les vitamines, les tranquillisants dans les poches, l’enveloppe de chair qui éructe sur les gravats, les immondices, les tags, la plainte d’un saxo. La foule se presse, regarde les horloges. L’express et le local suivent leur course, la rivière, les courbes, les collines, la puanteur. Les faïences, les mosaïques de Cortland Street, les coulures, Ravenne et Bursa, la mosquée verte, les tapis de prière, la septième année, le septième jour, le sabbat, une respiration qui se retient. L’enfant, ses yeux rieurs, sa peau, la couleur et la peur, la gangrène, la galère assis côte à côte et devisant. Sur les poumons qui s’étiolent, la brûlure des talons, la tempête sans bornes, l’argument d’une journée que l’on doit accomplir. Les signaux rassurent, immergent leurs faisceaux, cèdent à l’homme sa part de jeûne, aimantent ce qui reste de lumière dans les chairs, les vaisseaux.

 Éditions SEGHERS, 2006




Denise Desautels, Nuits

Mais Il y a des nuits en nous, il faut s’en occuper.
Nicole Brossard

Nuit I

Une salle blanche et une table
sept-huit têtes penchées masquées
vers une brousse de sang de boue d’organes.
Le Corps même. Ses ombres creuses.
Ce qu’on y fait ce qu’on y fouille – rêvons sous la torture.
Surtout ne pas l’abandonner à ses bourreaux.
Un jour il a été tout petit. Ses paupières fourmillent d’obus.
Mais laissez-le donc tranquille.
Manœuvrez-moi à sa place dit la mère
devant La Leçon d’anatomie.

 

 

 

Blessée.
Quelque chose se plaint, sans un mot.
Christa Wolf

Nuit II

Sur la table de survie le froissement des voiles
peau poussière et os – notre fatigue a tout noyauté.
Subrepticement c’est fou l’habileté chirurgicale
de ces mains sans mémoire qui ne faiblissent pas.
Face à sa fin ses nuits cernées l’enfant a grandi.
Une falaise – rêvons rose le corps debout. 
Quand l’effroi l’emporte dans les replis
de la phrase. Nos draps et nos bras soudain mobilisés.
Comme elle se sent ailleurs la mère.
Cinq peupliers centenaires abattus devant sa porte.

 

 

 

tu marcheras comme un ange léger sur le rêve noir
Diane Régimbald

 Nuit III

Entre le ciel et le fond des eaux
les oies blanches retenues par la force du silence.
La peur a suffi – caresse venue de loin.
La mère vivante comme il l’aime. Debout.
Le désir enfin de ses doigts touche la chair
tatouée. Loin du gouffre de la chair ouverte.
Son désir masse sans retenue les lignes d’encre.
Une nature morte vibre entre le cœur et le poignet.
Raconte dit la mère debout qui veille
sans sa voix d’ombre. Comme il l’aime.

 

 

 

 

 

Chaque matin bouge la mort
dans la vie incertaine
Marie-Claire Bancquart

 Nuit IV

Un ancien bruit d’ouragan revient. Il tient
la barre seul avec sa peur – le ciel tout en bas
et la plus haute vague – voile sans amure. La mère.
Pietà au cœur en charpie au-dessus de l’irrecevable.
Elle voit le ventre béant de son fils qui tient la barre.
L’océan sous ses yeux. Se voit minuscule mais
dit ça va dit vivante. Comme il l’aime. 
Reclining Mother with Child II de Paula M. Becker.
Un jour il a été tout petit encerclé de bras.
Mère et fils face à face nus endormis.

 

 

 

Aujourd’hui
je deviens le riz froid du monde
Moon Chung-hee

Nuit V

Il a toujours eu peur des décors d’agonie.
Qu’on l’avale. Il fait froid. Jusque dans les coulisses
de la langue de celle qui le berce. Rien alentour
n’est assez vaste pour l’indéfini sans frontière
qui pousse en brouillard dans la chambre.
La scène. Un lit de violets sombres où viennent
se blottir des proies intimes. Elle les veille.
Elle aimerait dire beauté – quelle beauté.
Comme si elle avait perdu de vue tous ses repères.
Où est passé le petit corps d’océan se demande la mère.

 

 

 

Mort est une seule syllabe.
Isabelle Baladine Howald

 Nuit VI

C’est plus fort qu’elle – rêvons que tout brûle.
Le goût du gouffre planté dans sa nuit.
La nuque haute et jaune bien
au-dessus du bûcher. Et le ciel tombe de chaque côté.
L’écho encore de la lame et du mal. Et mort
prolifère dans ses vocalises mélancoliques.
Le fils dirait laisse-moi oublier laisse-moi être sans voix.
Endormi au milieu des algues filantes
et des grands oiseaux d’ombre.
Loin de la syllabe volubile.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Marie-Claire BancquartDe rêve en rêve, et autres poèmes

 

De rêve en rêve
le dormeur mâche un mot
qu’il peine à retrouver à son réveil

peut-être : « ostinato » ?

peut-être : « osmose » ?
Tout était simple. Des créatures
connues et inconnues
faisaient la queue avec les hommes
tous pressés de renaître en leur état ancien d’indivision

Ah , si compacte et douce, cette nuit,
l’étendue
indifférenciée
de la matière !

∗∗

Entre le blanc de lune et celui de la mer
le dormeur se faufile encore
avec d’autres rêves laiteux :
pain, visage, neige sur montagne.

Au réveil il regarde ses mains pâles .
Il soupire.

il n’a pas mérité
d’être le candidat de l’aube
ni de la fleur de cerisier.

Il vivra un jour comme un autre.

∗∗

… Même en plein jour, la pierre
encore tiède de soleil

l’odeur du romarin
doucement
allégé de ses vieilles branches

le pelage d’un chat
qui palpite
secret
sous ses doigts :

de quoi se mettre en place
au moins
dans un délicat côte à côte avec l’univers.

 

Présentation de l’auteur




Mireille Diaz-Florian, Ô ma joie lente à venir et autres poèmes

La rue avance de son flux continu
Je m’arrête au bord de l’horloge sans aiguille.
Je devine les failles du temps.

La nuit aura laissé ses traces ombrées
Dessiner le contour des choses.

Ô ma joie lente à venir1

Tout frémit sous la pourpre du jour
Je franchis lentement le seuil
J’écoute la pulsation de la ville

La lumière aura laissé ses touches vives
Dessiner le contour des choses

Ô ma joie lente à venir

Les ponts enserrent le fleuve
Je viens de là-bas où pèse le chagrin
J’inscris mes pas dans le silence   

Le vent aura laissé ses courbes amples
Dessiner le contour des choses

Ô ma joie lente à venir

Tout s’efface dans le sable
Je lie mes mots sur la courbe des dunes
Je tends le fil du labyrinthe

Le temps aura laissé ses plis tenaces
Dessiner le contour des choses  

Ô ma joie lente à venir

 

Déjà

Déjà tu es seule
Dans l’attente du jour

Tu regardes monter la lumière
Sur la toile de l’aube

Une porte lourde a tourné sur ses gonds.
Tu écoutes sa plainte

Des rues se perdent aux croisements du temps
Tu déchiffres les pages

Déjà tu avances
Sur les routes de sable

Une nuit a duré bien au-delà des heures
Tu as compté tes pas

Des courbes amples ont soulevé le vent
Tu as saisi l’envol

Des pierres dressées ont tracé la frontière
Tu as franchi le seuil

 Déjà tu danses
A l’horizon de l’île

 

De bleu et d’oiseaux

Ce fut un temps où le temps
S’ouvrait
Sur portes closes
Sur pesanteur de silence

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À regarder le ciel
Longtemps

Ce fut un temps où le temps
Glissait
Sur la surface du jour
Sur l’entaille de l’ombre
Sur la présence du vent 

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À filer les nuages
Longtemps

Ce fut un temps où le temps
Me parlait
De neige piétinée
D’aubes glacées
De mort annoncée

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À écouter la nuit
Longtemps  

Ce fut un temps où le temps
Estompait
La ligne d’horizon
Le bruit des lointains
Le vif du chagrin   

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À guetter l’ange  
Longtemps

 

Elle

Il était resté longtemps
À guetter le passage de l’ombre sur le chemin.
Puis la nuit était venue s’emparer de l’île.
Même la frange d’écume sur le sable
S’était assombrie.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Il songea alors aux longues années d’exil,
Aux traversées impitoyables,
Aux bateaux démembrés sur les roches à nu,
Aux cris de ses compagnons engloutis.

Il s’étonnait d’en avoir fait si souvent le récit.
Tout désormais lui paraissait si vain.
Les mots qu’il avait choisis,
Les rythmes accordés aux percussions. 

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Revenu dans l’île, il avait retrouvé sa démarche royale.
Il calmait en lui le désir de celle
Qui chaque jour soulèverait les  tentures de l’alcôve
Pour l’accueillir.

Il avait pénétré dans le patio.
Il avait pressenti dans les corridors silencieux
La lente destruction du passé
Que rien ne comblerait.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Dans la chambre désertée
Il avait aperçu sur le métier
La  toile toujours recommencée
Sur la trame des jours

Il était sorti sur la terrasse
Pour chercher la trace de ses pas
Les vents avaient balayé
La poussière de mémoire.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube  

 

A l’amie sans regard, je parle du printemps

Ton regard
Désormais
Se pose indifféremment sur le monde
                Alentour.

Je dois te dire
Pourtant
Ce qu’il en est sur la rive
                Ici.

Veux-tu
Encore
Savoir le mouvement des choses
                Peut-être.

Je sais
Je devine
Que tu avances dans les couloirs
                Vers où.

Mon regard
Pour toi
Se pose sur l’arbre en fleurs
                Là.

Ma main
Doucement
Effleure le souffle du vent
                Tout près.

Sens-tu
Maintenant
Le léger glissement du jour
                Déjà.

Tu regardes
Ainsi
Tournée vers la lumière dorée

Enfin.

Note

  1. Saint Augustin.

Présentation de l’auteur




Sandrine Cerruti, méduses, la défaite des cages

méduses

 

lors                             il apparait                              
le lieu des suspensions                                              toutes            

le ponton                                          
celui de l’entrer en marche vers l’ignoré

au surgissement                     se laisser pousser en attraction
quitter le sable à mesurer le temps ordinaire
et depuis les pieds devenus les seuls guides            entendre                     écouter eux seulement
et happée                               oui être happée en direction de l’interstice            
celui de l’appel au ponton apparu
sa structure polie                  
suivre à l’aveugle les veinures du bois
elles sont le balisage éphémère                                le chemin                               chemin d’aller-voir
celui de la révélation
révélation là
       
oui à l’entrebâillement                                 
là où la lumière ne s’annonce pas                                                                         intervalle à la vision
 

                                                           vision en voute inversée
celle des constellations aquatiques gélatineuses du par-delà-du-dit des méduses

elles viennent

altesses mutiques sans squelette ni poumon pas de cerveau
leurs  déplacements en agrégats toxiques                          
le silence fluorescent des globes visqueux
manifestation de leur persistance fossile                
leur obstination d’organisme résistant à l’incommensurable
celui de tout avant                 de tout après              des par-delà à évider tous les possibles
là est leur révélé                    le sans commencement                     ni fin                          
sans extrémité

plus de centre

infinités                                 
le dévoilé à l’espèce observatrice entre deux planches

 

la défaite des cages

 

fixe bien
bien riveter ses yeux à son cerveau ça va aller très vite
ne pas rater le murmurer du petit secret inspiré-expiré au travers du coton gris              celui des intermittences nocturnes (oui le secret reste secret à cause de sa petite taille)
regarde bien depuis ta cervelle
pour commencer surtout ne force pas         ne rien forcer en imprudente (il y a plus important pour dorer cette grande règle)
apprête-toi à entrevoir le secret
celui des cages
de la porte des cages (oui rien que ça)
la porte des cages s’ouvre depuis l’intérieur            le mouvement s’effectue toujours vers l’en-dedans
surtout ne pas chercher à la pousser            pas pousser la porte en direction de l’en-dehors des choses                                                                                             jamais
ce serait partir en dissolution                       perte malheureuse
                                                                       éventée                      oui                  attention
c’est sans forcer que s’opère l’ouvre-monde           souplement
via l’en-dedans
lors la béance facile celle de la circulation-dedans-hors-monde est à tout jamais obtenue
garde-le bien ce secret dans ton cerveau qui a tout vu (oui c’est furtif c’est le secret des cages il passe vite comme seuls savent filer les vrais secrets)
c’est vrai pour toutes les cages
il n’y a pas plus simple à forcer
c’est ça le secret
                                                                                             celui de la défaite des cages

Présentation de l’auteur




Julien Blaine, Poème inédit

Présentation de l’auteur




Éric Chassefière, 5 poèmes

AU PARTAGE DU CORPS

 

Le vent, le vent toujours, la parole des arbres, l'oiseau qui se pose, le corps qui s'ouvre,
la caresse du vent, sa fleur lointaine, l'onde légère de ces voix dans le silence proche ;
ce qu'on entend du vent, la naissance d'un feuillage, le chant caché de la tourterelle,
vol déployé à la cime de l'absence, tout ce grand mouvement des choses, cette
fragilité, cette impermanence du désir, déposant alphabet de l'ombre sur la peau,
toute cette nuit se libérant d'elle-même, cette obscurité qui se fait lumière, clarté
simple du premier rêve, premier dessin du corps dans la pensée. Cette lumière qui
cache pour mieux révéler, sentir comme nous y prenons visage, comme le vent s'en
fait la main qui éclaire, dégageant ce front, ces yeux, de l'encore pénombre du miroir.
Se laisser sculpter par ce vent et cette lumière, là, sous le portique des vieux arbres, à
guetter l'apparition dans les mots de la pensée. Mots que ce vent, cette clarté du vent,
ce flux de l'ombre dansante sur la peau, sont premiers à accueillir au partage du corps.
Ces mots, les dire si bas, en garder si longtemps le sens caché, que c'est le vent qui
parle et oublie. Laisser en nous respirer cette nature qui nous porte, écouter à perte
de silence, faire que les mots écoutent, parlent d'écouter. Tenir l'éclat, la lèvre, la
pierre douce du chemin.

 

*

PREMIER ÉVEIL

 

 

Ces hauts frênes dressés dans le vent, feuillages tout miroitant de lumière, prennent
transparence du souffle qui les anime. Tout n'y est que vibration de ciel, légèreté de
silence de la peau, clarté caressée aux veines de l'ombre. Ce vent, sentir comme il
embrase l'écoute, comme la flamme en est légère à la couleur, l'effacement s'y fait
source de l'apparition ; comme la main y tremble qui, à l'inconnu de ce silence partout
enlaçant le corps, trace ligne d'écoute et de parole, s'y invente le délicat chemin de
l'oiseau ; comme tout, dans ce vent, respire en tout, le lointain se cache dans le
proche, la distance est écriture de la lisière. Longtemps ne plus entendre que le silence
du vent, ne plus voir que l'immobilité du balancement qu'il imprime aux choses,
respirer de la même transparence, du même désir de donner souffle à l'instant qui
nous traverse, prendre vérité de l'arbre qui est en nous. Sentir comme l'arbre nait du
vent, comme son murmure est celui des mots. Venir, à la source légère du premier
éveil, écrire le silence, l'ombre, la pierre, tout ce que le vent pense et oublie. Éveiller
pour que l'ombre tremble, se souvienne l'éclat, la fleur.

 

*

CE CIEL

 

Intense lumière de l'après-midi. Le vent toujours, la légèreté de l'ombre,
de la couleur qui se mêle à l'ombre à la surface de cette eau vibrante, animée de mille
mouvements contraires, mince ruban de ciel cernant l'enfance, où toujours viennent
se perdre les pas ; douceur de cette berge bordant l'eau calme, que constelle l'ombre
des frênes et des peupliers, qui en est aussi le murmure dans le silence de l'herbe
d'été. C'est là qu'entre le cours paisible du canal et le tumulte du petit bois d'absence
creusé de pénombre, on vient reposer son pas, glisser avec les ombres légères des
oiseaux, traçant aux méandres de l'herbe la mouvante profondeur de la lumière qui
les porte. Ce ciel venu battre la terre, pareil à celui, tout près, que l'eau reflète, il faut
s'y laisser apparaitre avec ces oiseaux, par instant venant au-dessus du champ donner
ballet de leur présence. Sentir comme la liberté du regard, en ces instants de transe
joyeuse, allège le corps et libère l'esprit. Voir ces lignes lointaines d'arbres légers, de
montagnes enneigées de rocaille, de nuages aux falaises dressées sur l'horizon.
Habiter de son pas, foulant l'herbe baignée de ciel, tout ce grand cercle de la 
sensation, s'y perdre comme autrefois l'enfant au terme des chemins du soir.

 

*

LES DEUX ARBRES

 

Sombres silhouettes des deux frênes jumeaux irradiant le ciel de l'immense vitrail de
leurs branchages joints : tout n'y est que profond déploiement de l'espace, feuillage
de ciel, balancement de la pensée, vert pâle venu se mêler d'argent quand le soleil du
soir, en de rares instants, vient caresser de ses rayons les fluides grappes du feuillage.
Se laisser éclairer par la rosace des deux arbres, sentir, cette lumière qui filtre à travers
les branches, comme la source en est profonde, le tracé délicat, comme à chaque
instant l'arbre double redessine son lointain, en refait lisière, présence de ce
balancement qui en accorde les mouvements, comme la voix dans le silence en est
unique, le dessin dans la lumière équilibré. Sentir, ces deux arbres, comme ils n'en
font qu'un, chacun enclos dans le désir de l'autre, comme dans le vent du soir s'en
joignent les souffles, comme est un l'arbre de ciel qui les unit. Voir s'illuminer le toit,
savoir que l'ombre est miroir, nuit l'ouvert de la fleur.

 

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ÉCRIRE

 

Chat léger au trait de la berge, venu entre nuit et nuit s'écrire dans la lumière. Son
pas, on ne l'entend pas ; le vent est silence, qui emporte mots et chemins. Marcher
du même pas léger, des mêmes mots silencieux du corps, de la même distance dans
le regard. N'entendre qu'avec le corps ces mots que seul rythme le pas, écrire du
rythme de son pas sur cette terre aux mille chemins d'enfance, écrire dans l'écho du
£vent, la fleur de silence de l'écoute, l'eau calme de l'ombre caressant le ciel, écrire
comme on lance la pierre, écrire à l'avant de soi-même, sans répit perdre et retrouver,
ramasser et relancer la pierre. Le chemin est en nous, on n'entend pas sa voix dans
le vent ; le vent est la voix, le silence de la voix, des mots qui parlent la voix.
Longtemps arpenter la berge, puis s'installer là, au creux du temps, dans la distance
légère du matin. Écrire l'ombre, le silence, la trace, comme ce chat dont l'apparition
fut dans son effacement même. Savoir que les mots renaissent ailleurs, que devenir
est mémoire, le vol de l'oiseau, silence, chant qui s'accomplit.

 

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