Au fil des mots : Rencontre avec Catherine Pont-Humbert

Catherine Pont-Humbert est une voix singulière dans le paysage poétique contemporain, dont la sensibilité et l’engagement se révèlent à travers une écriture à la fois raffinée et audacieuse. Figure incontournable pour ceux qui, comme nous, cherchent à redécouvrir le pouvoir des mots, elle a su conjuguer tradition et modernité, explorant avec finesse les méandres de l’âme humaine et les reflets de notre monde en perpétuelle mutation. Elle est également une figure essentielle dans la transmission de la poésie, qu’il s’agisse d’émissions radiophoniques ou d’animation de débats dont les invités, découverts ou mis en lumière par son professionnalisme, ne se comptent plus.

Dans cette Rencontre, nous aurons le privilège d’aborder avec elle les sources de son inspiration, son cheminement artistique et les questions essentielles qui traversent sa pratique poétique. Passionnée par la capacité du langage à transcender le quotidien, Catherine Pont-Humbert nous invite à repenser notre rapport à la poésie, à explorer ses dimensions sensibles et à célébrer la beauté des mots dans leur plus simple expression. Elle évoquera particulièrement son dernier recueil, Quand les mots ne tiennent qu'à un fil, épopée poétique,  prix Venus Khoury Ghata 2025.

Chère Catherine, tout d'abord, pourquoi, comment, la poésie ?
Depuis toujours je dirais. Je crois que mon désir de poésie remonte à ce moment décisif où l’apprentissage du langage m’a permis de comprendre que les mots faisaient exister les choses en les désignant. Or j’ai souvent ressenti un décalage entre le mot que l’on me proposait pour désigner une réalité et la façon dont je percevais cette réalité. J’aurais volontiers choisi d’autres mots si l’on m’en avait laissé la possibilité. J’en aurais volontiers inventé d’autres. Je presentais qu’une autre histoire, avec d’autres mots, pouvait s’écrire et qu’il m’appartiendrait un jour de le faire.
De ce premier élan est sans doute née la poésie. Et puis la poésie c’est aussi une manière d’être dans le monde, c’est un rapport avec la beauté, qui aiguise une sorte de vigilance et d’attention aux choses.
La poésie c’est d’abord cette ardeur ressentie très tôt dans l’enfance qui ne m’a jamais quittée, un élan pour réduire la distance avec le monde, les êtres, les émotions, m’approcher au plus près des choses, tenter de toucher le mystère. Les mots mystère et secret reviennent d’ailleurs souvent dans mes textes. C’est l’insaisissable qui m’anime.
La poésie je crois, c’est se positionner dans le mystère.
Tu as permis de faire découvrir la voix essentielle d’Edouard Glissant, et de nombreux autres poètes. Peux-tu évoquer comment tout ceci est arrivé ?
A l’époque où je travaillais à France Culture (pendant plus de vingt ans) j’ai eu de nombreux dialogues avec des poètes. Avec des romanciers aussi, et des peintres également.
Edouard Glissant, en effet, chez qui poétique et politique sont adossées l’une à l’autre. Son œuvre s’est développée au carrefour de la pensée et de la poésie, dans un mouvement d’émancipation poétique et politique (au sens large du terme) d’une grande puissance que j’ai très vite reconnu et voulu contribuer à faire entendre au plus grand nombre.

#64secondes c'est le bonus de #64minutes avec Catherine Pont-Humbert, TV5 Monde.

Mais aussi Andrée Chédid, elle pour qui le mot fraternité était un mot de passe, elle chez qui la réconciliation entre les contraires dominait toujours, elle m’est vite apparue comme une poète du cœur et du corps. Cette dimension « incarnée » de la poésie étant une des caractéristiques de ce que j’écris.
Je crois que cette époque de la radio a tout simplement nourri et enrichi un terreau sur lequel a poussé ma poésie.
En plus des rencontres avec des écrivains qui m’ont marquée (il faudrait ici ajouter le nom d’Henry Bauchau au nombre de ces rencontres marquantes), il y a eu les voyages nombreux qui ont entretenu la nécessité de l’écriture. Partout où je suis allée j’ai gardé l’écriture avec moi (Les lits du monde). Le monde m’a appelée. Je me suis frottée aux différences, et notamment aux diversités des langues, expérience fondamentale pour moi.
Dans quelles conditions as-tu écrit ton dernier livre, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil - Épopée poétique ?
Dans la réclusion absolue, condition indispensable pour me permettre de terminer un livre. Je dois pouvoir me détacher de tout ce qui constitue mes repères habituels pour achever un livre.
Au-delà de cette réponse factuelle, je crois que ce livre là, je le porte depuis des années. Il s’est nourri de toutes les expériences que les langues et les mots ont pu m’offrir, de toutes les « initiations » qu’ils m’ont apportées.
Il y a chez moi une sorte d’obstination à vouloir creuser, à forer sans cesse le langage, à chercher ce qu’il y a dessous que ce livre restitue bien.
L’interrogation sur les mots, sur le langage traverse de bout en bout Quand les mots ne tiennent qu’à un fil.

Pourquoi une épopée ?
Parce qu’il s’agit d’un voyage dans les mots, avec les mots, qui prend en charge aussi bien le temps que l’espace.
Le poème rejoint l’absence de temps déterminé et d’espace contenu. Il traverse le temps, le fait exploser, et enjambe les lieux clos pour ouvrir des étendues infinies.
Je tire un fil sur lequel les mots viennent s’arrimer pour entrainer dans leur sillage. Il y a un foisonnement de l’épopée qui me plait, et une vitalité aussi qui renvoie aussi bien à l’enfance qu’à l’ailleurs.
En quoi Quand les mots ne tiennent qu’à un fil constitue un tournant dans ton œuvre ?
Mais je crois que chacun des livres que je publie constitue un tournant !... parce que chacun représente une aventure. Pour répondre plus précisément, d’un point de vue formel, c’est la première fois que j’écris un livre de prose poétique. Conçu en sept chapitres avec un prologue et un épilogue, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil déploie un récit qui le rapproche de formes littéraires hybrides, là où prose et poésie se rencontrent, se bousculent, se relient.
Pratiquer le mélange des genres, décloisonner les esthétiques est important. Je me rends disponible à chacune des formes.

Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu'à un fil, épopée poétique, éditions La Teêt à l'Envers, 2025.

Et maintenant, une autre étape sur ce chemin incontournable qu’est l’écriture ?
Oui, deux projets très différents, un livre de poésie versifié d’une part, et un récit consacré à un peintre de l’autre. Un livre qui essaie de se confronter à une question : comment mettre des mots sur une œuvre picturale, la peinture est muette ou plutôt elle est une parole qui se tait. Alors j’essaie de toucher le silence, ce silence qui donne accès à l’invisible… Mais ces deux projets sont encore trop embryonnaires pour que je puisse en parler vraiment.

Présentation de l’auteur

Catherine Pont-Humbert

Catherine Pont-Humbert est écrivaine, poète, journaliste littéraire, lectrice et conceptrice de lectures musicales.

Productrice à France Culture de 1990 à 2010, elle y a réalisé de très nombreux grands entretiens (« A voix nue ») et documentaires. Depuis, elle programme et anime des rencontres littéraires à l’occasion de festivals de littérature en France et dans des pays francophones.

Elle est titulaire d’un doctorat de lettres modernes portant sur la littérature du Québec qui lui a valu une bouse de recherche du Conseil des Arts du Canada. Elle a vécu à Montréal.

Elle est par ailleurs membre du comité de rédaction de la revue Apulée (dirigée par Hubert Haddad) depuis sa création, membre de l’équipe du Festival de poésie de Sète, et membre du comité de direction du PEN Club français.

Bibliographie 

Elle est l’auteur d’essais, de récits, et de livres de poésie. Elle a notamment publié Carnets de Montréal, éditions du Passage, 2016, La Scène (récit), éditions Unicité, 2019, Légère est la vie parfois (poésie), éd. Jacques André, 2020, Les Lits du monde (poésie), éditions la rumeur libre, 2021, Chemins (livre d’artiste avec des encres de Jean-Luc Guinamant), éditions Transignum 2022, Noir printemps (poésie), éditions la rumeur libre, 2023, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil. Une épopée poétique (prose poétique), éditions La tête à l’envers, 2025 (prix Vénus Khoury-Ghata, première sélection du prix Mallarmé).

Sa poésie est parue en revues (Apulée, Les cahiers du sens, Siirden, Verso, Concerto pour marées et silence, Recours au poème), dans des anthologies (« Feu » éditions Henry, « Du corps du poète au corps poétique » jeudidesmots.com, « Europoesia », « l’Athanor des poètes », « Voix vives de Méditerranée » …). Elle est régulièrement invitée dans des festivals de poésie en France et à l’étranger.

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Une voix sur les voix : entretien avec Angèle Paoli

Dix femmes poètes, dont de grandes voix poétiques, qui ont choisi la mort violente, brisées par le poids des jours, sont convoquées dans le recueil d’Angèle Paoli, Voix sous les voix, éditions Al Manar, accompagnées de peintures de Marie Hercberg. Il s’agit de Virginia Woolf, Marine Tsvétaïéva, Sylvia Plath, Ingrid Jonker, Unica Zürn, Alejandra Pizarnik, Ann Sexton, Francesca Woodman, Amelia Rosselli et Ingeborg Bachmann. Angèle Paoli précise en quatrième de couverture : « Ces traversées m’ont conduite à rassembler ces voix dans un même élan, fait de lectures et d’écriture. En elles est la raison d’être de ce recueil ». Écrire sur un tel sujet confronte toujours à l’énigme d’un geste extrême et à la plongée dans un monde vertigineux qui met à nu d'irrémédiables failles. Il nous a semblé intéressant d’interroger Angèle Paoli au plus près de son approche dans l’amitié de ces voix poétiques.

L’idée de rassembler les voix de dix poètes femmes qui se sont donné la mort ne va pas de soi. Virginia Woolf, Marine Tsvétaïéva, Sylvia Plath, Ingrid Jonker, Unica Zürn, Alejandra Pizarnik, Ann Sexton, Francesca Woodman, Amelia Rosselli et Ingeborg Bachmann. Il ne s’agit pas ici en effet d’une monographie sur un cas unique, comme Christian Bobin a écrit sur Antonin Artaud dans L’homme du désastre. Placer le recueil sous le signe d’une dizaine de morts le rend difficile d’abord pour le lecteur. Peux-tu revenir sur ce projet ? Dire dans quelles dispositions intérieures tu te trouvais à l’origine ?
J’ai évidemment tout à fait conscience que ce recueil ne va pas de soi, ni pour les lectrices ni pour les lecteurs. Encore me suis-je arrêtée sur ces dix femmes, mais le nombre de suicides chez les femmes artistes et poètes est beaucoup plus élevé. Cela ne justifie en rien mon choix, qui n’en a pas été un tout à fait au moment où je me suis lancée dans l’écriture.
En effet, je me trouvais alors dans un contexte de vie tout à fait particulier. Car si le recueil a vu le jour en 2024, il s’est écrit dès 2019/ 2020, en pleine pandémie et qui plus est, dans une période où la vie de mon mari Y.T était en train de basculer. La période était donc très sombre, pesante, obsédante. Extrêmement douloureuse. J’étais enfermée, confrontée à un tête-à-tête mortifère angoissant et sans issue autre que la mort.
Ma bibliothèque avait été dépecée (par nécessité) et il se trouve que j’‘avais sauvé du naufrage les ouvrages de ces femmes, poètes et artistes. C’est avec elle que j’ai construit cet étrange « compagnonnage ». Je me suis donc plongée dans la relecture des œuvres que j’avais sous la main, et que j’ai toujours.
En cours de lecture, je crois avoir commencé par V.W, les autres ont suivi dans l’ordre, je me suis posé la question, qui a surgi comme une évidence : mais pourquoi ? Pourquoi ces femmes talentueuses ont-elles choisi la mort ? Y a-t-il quelque chose de commun et de sous-jacent, entre elles toutes ? Quel est le dénominateur commun ? Je ne suis pas tout à fait sûre d’avoir trouvé. Même s’il existe dans leur vie des motifs objectifs.
Quant à moi, cette plongée douloureuse s’est faite en apnée et l’écriture m’a saisie. J’étais embarquée.
Tu prends appui sur les poèmes de ces poètes. Tu les interpelles. L’on est frappé par le « tu » qui circule et revient au « je » ou au « tu » désignant l’autrice. Tu sembles incorporer l’autre en toi. On ne sait plus qui parle, Angèle Paoli ou bien la poète russe : « je rêve Marina / de ta terre natale   de cette langue de ». Dirais-tu que tu es habitée, hantée par ces voix ?

Angèle Paoli, Voix sous les voix, illustrations Marie Hercberg, Al Manar, 2024, 54 pages, 18 €.

Oui, je peux dire que j’ai été hantée par ces voix, qu’elles m’ont envahie, investie en profondeur au point que leur écriture est devenue le support de la mienne. Une symbiose. J’ai vécu cette expérience (elle ne se renouvèlera probablement plus) comme une sorte de mirage, de miracle. Au point que je ne sais plus, lorsque je relis ces poèmes où commence ma voix et où est la leur (sauf, bien sûr lorsqu’apparaissent les italiques). C’est redoutable mais très structurant. Il est arrivé un moment où je suis sentie sur le fil, capable de basculer… Fort heureusement j’avais encore la possibilité d’aller marcher pendant une heure avec ma feuille de route en poche. C’est ce qui m’a protégée.
Le recueil se présente comme la traversée d’un abîme d’émotions, amour, solitude, peur, folie, d’un vertige devant l’angoisse de vivre de ces grandes blessées de l’âme. Et en même temps d’une mise à nu de leurs perpétuelles résistances comme autant d’espaces de liberté. Que peut nous apporter le compagnonnage avec cette part de négativité, cette expérience limite, sombre, très bien illustrée dans les peintures de Marie Hercberg, qui existent, n’en doutons pas, en chacun de nous ?
Oui, il y a chez chacune de ces femmes, tout cela tour à tour. Et leur vie, leur survie qui s’est faite un temps par l’écriture, s’est aussi construite par la lutte permanente. Il n’est qu’à se confronter à leur écriture pour le comprendre. Qu’il s’agisse de textes en prose ou de poèmes   - je pense ici à La cloche de détresse de Sylvia Plath – ou aux très beaux poèmes de Rosselli - La libellule/ Variations de guerre – mais aussi aux recueils d’Alejandra Pizarnik, pour s’en convaincre. Cette part de négativité peut aussi être structurante. C’est ce qui s’est produit chez moi, à la lumière de ces œuvres.
Ton écriture est ici, comme souvent dans tes recueils et tes livres, protéiforme, riche, multiple. Elle va de la prose quand tu évoques Virginia Woolf ou Amelia Rosselli aux vers libres de Francesca Woodman, d’Ingrid Jonker ou d’Alejandra Pizarnik. Elle passe en revue des univers imaginaires très variés, le corps vu par Virginia Woolf engoncé dans l’empêchement victorien, l’apartheid afrikaner pour Ingrid Jonker, le nazisme en Autriche pour Ingeborg Bachmann. As-tu trouvé des invariants dans ces vies en lignes brisées ?
Très curieusement, mon écriture s’est adaptée à celle de ces poètes. J’ai suivi leur rythme, ou plutôt leur propre rythme s’est emparé du mien. Avec sans doute davantage d’empathie ou de réussite pour celles dont je me suis sentie la plus proche. Ingrid Jonker, par exemple est une découverte récente que je dois au poète Nimrod mais je n’ai que peu de textes à ma portée. Francesca Woodman, jeune photographe italo-américaine, reste une énigme. Elle est la seule dans ce corpus pour laquelle je me sois appuyée sur des photos. Elle s’est défenestrée très jeune, à vingt-deux ans, je crois et je ne sais toujours pas pourquoi. Comme on le dit dans les conversations courantes, « elle avait tout pour être heureuse ». En tous les cas ce que nous appelons « tout » : des parents fortunés qui l’aimaient, le talent la jeunesse la beauté… Il est des questions auxquelles il est impossible de répondre.
Cependant, parmi les invariants qui se sont présentés, il y a le rapport de ces femmes aux hommes, rapports houleux, conflictuels souvent, avec le père ou le mari, ou les deux, mais un rapport ambigu amour/haine. Parfois aussi avec la mère. Cette puissance obscure. Pour Anne Sexton, par exemple. Il y a aussi des tragédies personnelles, mais là, il s’agit plutôt d’une variante : Pour Amelia Rosselli, par exemple, qui enfant, a assisté en direct (à Paris) à l’assassinat de son père et de son oncle par les fascistes. Amelia Rosselli s’est défenestrée le jour anniversaire de la mort de Sylvia Plath.

 

Exposition d'Angèle Paoli et de Marie Hercberg Voix sous les voix, du mercredi 8 janvier au dimanche 2 février 2025, Château de la Forêt - 60 avenue du Consul Général Nordling 93190 Livry-Gargan.

Le tissage subtil des différentes voix opère dans ton recueil de façon remarquable. Laissant percevoir des « mouvements souterrains » de la « sous-conversation » qui font penser à Nathalie Sarraute et à des vibrations venues des zones de l’inconscient. Peux-tu nous éclairer sur comment se sont tramés ces poèmes en italiques propres à chaque poète et ta propre voix intérieure ?
Dans l’évocation de ces figures de femmes créatrices en danger, est-ce qu’il y a le regard d’une interrogation féministe ? Avec ce que tu nommes en 4è de couverture « cette lignée de femmes, de femmes de faille » ?
Le tissage d’une voix l’autre s’est fait de manière spontanée. Presque à mon insu. Je me suis laissé porter et l’écriture, la leur la mienne, s’est faite dans une permanent osmose. Sans doute que mon inconscient, ma part d’ombre, a trouvé un écho sororal auquel je ne m’attendais pas et pour lequel je n’étais ni préparée ni prévenue. Je ne pourrais par réécrire ces poèmes, jaillis sous mon crayon – à mon grand étonnement - avec une célérité incroyable. Mon mari m’observait, perplexe, et il n’a pas songé un instant à m’arrêter. J’étais « inspirée ». Même si ce terme a mauvaise presse, je peux dire que c’est d’inspiration qu’il s’agissait. Une force hors de moi, qui s’imposait à moi, une force ailée que rien ni personne n’aurait pu arrêter.
Il y avait les livres, les recueils, qui s’amoncelaient autour de moi, les phrases qui poursuivaient en moi leur cheminement, puis soudain, la nécessité obscure de fermer les livres et de laisser mon crayon courir sur les pages de mon cahier d’écriture. Après, bien entendu, dans un second temps, celui d’une reprise en main consciente, il y a eu le travail d’élagage. Puis de relecture. De reprise, de réécriture… Jusqu’à ce que je me reconnaisse (ce n’est pas tout à fait le bon terme) dans cette écriture qui était aussi la leur.  Ou l’inverse. Jusqu’à ce que se fondent les frontières, de l’une à l’autre. Il s’est passé quelque chose comme une assimilation. Une osmose. Une reconnaissance. Une proximité. Peut-être de femme à femme. J’étais davantage féministe alors que je ne le suis aujourd’hui. Sensible en tous cas à la tragédie inhérente aux femmes. Alors même que tout ce avec quoi, à partir de quoi elles ont écrit, je ne l’ai pas moi-même expérimenté. J’ai vécu pendant ces moments-là, une forme de sororité accomplie. Et je leur en suis reconnaissante. Infiniment. Parce que relire leurs recueils m’émeut toujours autant. Parce que de leur désarroi et de leur révolte, est née une œuvre. Une Œuvre !
Devant ces grandes vulnérabilités, qui font de la mort une sorte de basse continue de la vie, tu sembles te placer entre l’hommage empathique et l’élégie, « chant du hélas » en grec antique pour dire chant de deuil. Que t’a apporté l’écriture de ce recueil ?
 Oui, c’est tout cela en même temps. Ce « chant du hélas » continue de me suivre. Il m’habite en profondeur. C’est la face sombre de mon Gémeau, contrebalancée par une face beaucoup plus riante.  Mais au moment où j’ai écrit ces poèmes, la face sombre était omniprésente. La douleur traversée au jour le jour était arrimée à une forme de survie.
Toutes m’ont accompagnée dans ces moments terribles – il y a quatre ans exactement, j’étais dans le maëlstrom - et en définitive elles m’ont aidée à surmonter ma propre détresse. Et ce recueil, je crois, est le plus beau et le plus profond que j’aie pu écrire dans ma vie. 
Je remercie infiniment mon éditeur d’avoir accueilli Voix sous les voix et à Marie Hercberg de l’avoir accompagné par ces peintures. Merci à toi de m’avoir proposé cet entretien.

Présentation de l’auteur

Angèle Paoli

Terres de femmes, créée en décembre 2004 avec l’éditeur Yves Thomas et le photographe et architecte Guidu Antonietti di Cinarca.

Elle a publié de nombreux ouvrages, mais aussi des poèmes et/ou des articles dans les revues Pas, Faire-Part, Poezibao, Francopolis, Europe, Siècle 21, La Revue des Archers, NU(e), Semicerchio, Thauma, Les Carnets d’Eucharis, DiptYque nos 1, 2 et 3, Le Quai des Lettres, Décharge, Mouvances, PLS (Place de la Sorbonne), Recours au poème, Diérèse, Terre à ciel, Paysages écrits, Secousse, Sarrazine, Mange Monde, Bacchanales, Le Pan poétique des Muses, Souffles, Ce Qui Reste, ... 

Lauréate du Prix européen de la critique poétique francophone Aristote 2013, attribué par le Cénacle européen francophone de Poésie, Art et Littérature. Membre du jury du Prix de poésie Léon-Gabriel Gros (revue Phœnix) pour l'année 2013. Invitée en tant que poète au 17e Festival de poésie «Voix de la Méditerranée» de Lodève (juillet 2014). Membre du comité de rédaction des revues Sarrazine et Les Carnets d'Eucharis. Poète invitée de «Ritratti di Poesia - Fondazione Roma» (février 2016). 

Bibliographie : 

▪ Noir écrin, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007 
▪ 
Manfarinu, l'âne de Noël, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007 
▪ 
A l'aplomb du mur blanc, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, 2008
▪ 
Lalla ou le chant des sables, récit-poème, éditions Terres de femmes, Canari (Haute-Corse), 2008. Préface de Cécile Oumhani 
▪ 
Corps y es-tu ?, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, mai 2009 
▪ 
Le Lion des Abruzzes, récit-poème, éditions Cousu Main, Avignon, décembre 2009. Photographies de Guidu Antonietti di Cinarca 
▪ 
Carnets de marche, éditions du Petit Pois, Béziers, juillet 2010 
▪ 
Camaïeux, livre d’artiste illustré et réalisé par Véronique Agostini, éditions Les Aresquiers, Frontignan, septembre 2010 
▪ 
Solitude des seuils, livre d’artiste, gravure de Marc Pessin sur un dessin de Patrick Navaï, éditions Le Verbe et L'Empreinte [Marc Pessin], Saint-Laurent-du-Pont, octobre 2011 
▪ 
La Figue, livre d’artiste illustré et réalisé par Dom et Jean Paul Ruiz, avril 2012. Préface de Denise Le Dantec 
▪ 
Solitude des seuils, Colonna Édition, 20167 Alata, juin 2012. Liminaire de Jean-Louis Giovannoni 
▪ 
De l’autre côté, éditions du Petit Pois, Béziers, novembre 2013 
▪ 
La Montagne couronnée, éditions La Porte, Laon, mai 2014 
▪ 
Une fenêtre sur la mer/Anthologie de la poésie corse actuelle coordonnée par Angèle Paoli (anthologie bilingue corse/français), Recours au poème éditeurs, décembre 2014 
▪ 
Les Feuillets de la Minotaure, Revue Terres de femmes | éditions de Corlevour, collection Poésie, avril 2015 
▪ 
l’autre côté, livre de verre et papier, réalisé par Lô (Laurence Bourgeois) en 4 exemplaires au pays de Pézenas, juin 2015 
▪ 
Tramonti, éditions Henry, Collection La main aux poètes, septembre 2015 
▪ 
L’Isula, éditions Imprévues, Collection Accordéons, édition numérotée, novembre 2015
* Figure de l'eau, Al Manar, juin 2017
* La Maison sans vitre, La Passe du vent, mars 2018

Ouvrages en collaboration : 

▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), Aux portes de l'île, Editions Galéa, juillet 2011 
▪ Angèle Paoli et Paul-François Paoli, 
Les Romans de la Corse,éditions du Rocher, juin 2012 
▪ Anthologie 
Pas d’ici, pas d’ailleurs (anthologie francophone de voix féminines contemporaines)(poèmes réunis par Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli et Aurélie Tourniaire - en partenariat avec la revue Terres de femmes), éditions Voix d’encre, juillet 2012. 
▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), 
Fontaines de Corse, Editions Galéa, juin 2014. 

Collectif : 

▪ Calendrier de la poésie francophone 2008, 2009, 2010, 2011, Alhambra Publishing, Bertem, Belgique 
▪ 
Portrait de groupe en poésie, Le Scriptorium, Marseille, BoD, février 2010 
▪ 
Visages de poésie, Portraits crayons et poèmes dédicacés, Anthologie, tome 3 (dessins de Jacques Basse), éditions Rafael de Surtis, février 2010 
▪ 
Côté femmes, d'un poème l'autre. Anthologie voyageuse. Poèmes réunis par Zineb Laouedj et Cécile Oumhani. Editions Espace Libre, Alger-Paris, mars 2010 
▪ 
La poésie est grammairienne. Mélanges en l’honneur de Joëlle Gardes (responsables de publication : Claude Ber, Françoise Rullier), Éditions de l’Amandier, juin 2012 
▪ « 20 pages de poèmes », in 
Jokari, Nu(e) 52, enfances, 2012 
▪ Anthologie 
Instants de vertige Québec/France, coordonnée par Claudine Bertrand, Éditions Points de fuite, Montréal, 2012 
▪ Anthologie poétique 
Liberté de créer, liberté de crier,coordonnée par Françoise Coulmin pour le PEN Club français, Les Écrits du Nord, éditions Henry, 2014 
▪ 
Voix de la Méditerranée - Anthologie poétique 2014, éditions La passe du vent 
▪ 
Il n’y a pas de meilleur ami qu'un livre, éditions Voix d'encre, septembre 2015 
▪ (anthologie de voix poétiques françaises) Þór Stefánsson 
Frumdrög að draumi. Ljóð franskra skáldkvenna, Oddur, Reykjavik, 2016 
▪ “Rouge-forge, l’Éros de la création” in Rocio Durán-Barba, 
Regards croisés, peintres équatoriens et poètes français | Miradas cruzadas, pintores ecuatorianos y poetas franceses,Éditorial Allpamanda, Fundación Cultural Rocio Durán-Barba, 2016 
▪ « Éloge de la langue » 
in Pablo Poblète et Claudine Bertrand, Éloge et défense de la langue française, 137 poètes planétaires, 10 Lettres ouvertes, 5 peintres, Éditions Unicité, 2016 

Traductions : 

▪ Luigia Sorrentino, Olimpia/Olympia, Interlinea edizioni, Novara, 2013 | Recours au poème éditions, 2015 
▪ Luigia Sorrentino, 
Figura d’acqua/Figure de l’eau, aquarelles de Caroline François-Rubino (à paraître en juin 2017 aux éditions Al Manar) 

Préfaces/postfaces : 

▪ Préface de : Stéphane Guiraud, Le Cap Corse, Ghiro édition, février 2015 
▪ Préface de : Martine-Gabrielle Konorski, 
Une lumière s’accorde, éditions Le Nouvel Athanor, Collection Ivoire, 2016
▪ « Dans la ruche ouverte du poème, la parole traversière », postface de : Sylvie Fabre G., 
La Maison sans vitres, La Passe du vent éd. (à paraître au printemps 2017) 

Photo © Ph. Lisa Dest

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Dans l’archipel du poème : entretien avec Sabine Péglion

Auteure de nombreux recueils, Sabine Péglion est une poète au parcours déjà long, qui a résolument placé la poésie au centre de sa vie. J’ai toujours été émue par son extrême sensibilité, l’acuité de son attention au monde, sous tous ses aspects, qu’ils relèvent de l’humain ou de cette nature dont elle aime à se saisir à pleines mains au quotidien, pour l’observer, la veiller au fil des saisons. Ses livres les plus récents sont parus aux éditions La tête à l’envers et à L’Ail des ours.  Son écriture est marquée par la quête de la note la plus juste et de l’épure. Comme le cristal que l’on taille, ses poèmes s’ouvrent à la multiplicité des reflets et leur lumière vient nous toucher chacune et chacun dans la singularité de nos chemins et de nos expériences.

L’originalité de la recherche que mène Sabine Péglion vient aussi d’une double pratique. Elle écrit des poèmes qu’elle accompagne elle-même de dessins à l’encre de Chine, d’encres typographiques ou de peintures. Avant de nous arrêter sur L’espérance d’un bleu, son dernier recueil paru en juin 2024 chez La tête à l’envers, donnons à la poète l’occasion de parler des rapports qu’elle entretient avec la poésie ainsi que les arts plastiques. Écoutons celle qui a partagé longtemps littérature et poésie avec ses élèves, celle qui a animé avec passion des cafés-poésie où elle a reçu de nombreux poètes. Elle sait si bien l’importance des mots et de l’échange pour tenter d’approcher ce qu’est la poésie, ce qu’est une pratique de poète.

THE AUTHORS' VOICE - Un poème pour nos amis grecs, Sabine Péglion, TEXTO LEXIKOPOLEIO

On dit souvent que la poésie est une façon d’habiter le monde. Qu’en pensez-vous ?
Je parlerais plutôt d’un regard particulier que l’on porte sur les êtres, les choses ? Que ce soit la nature, les objets ou tout ce qui relève de l’inventivité de l’homme et le rapport qu’exercent ces différentes choses entre elles.
Pourriez-vous nous parler de votre histoire avec la poésie ? Remonte-t-elle à l’enfance ?
Du plus loin qu’il m’en souvienne j’ai toujours aimé entendre des poèmes et l’écriture poétique. Petite, je me souviens avoir recopié sur un cahier des vers de différents poètes, poèmes appris à l’école ou entendu dans des chansons. Est-ce les images ou la musique des mots, mais j’éprouvais un grand plaisir à apprendre des poèmes et j’adorais faire des dessins dans mes cahiers de poésie.
Vous avez consacré votre thèse de doctorat à Philippe Jaccottet. Comment se rencontrent travail de recherche universitaire et pratique de la poésie ? Se nourrissent-ils l’un l’autre ou l’un finit-il par prendre la place de l’autre ?
Pour moi un poème est un chant qui se construit à l’intérieur de soi, et peu à peu s’impose. Ce n’est ni une sagesse, ni un art de vivre mais une recherche d’authenticité dans la perception des images ou des émotions que l’on essaie de transcrire.

 

Dans un entretien que vous avez accordé à Pierre Kobel, vous dites de la poésie : « Elle fait appel à tout notre être, pas uniquement notre intelligence » En quoi cet engagement de la totalité de ce que nous sommes est-il nécessaire ? Devient-il une sagesse, une sorte d’art de vivre ?

Je n’ai aucun rituel, aucune organisation réelle mais je note sur un cahier ou sur des bouts de papiers (qu’il me faut parfois retrouver avec difficultés) des phrases en apparence très banales, qui m’ouvrent intérieurement une voie, un chemin sur lequel je vais m’avancer. Peut-être juste l’ébauche d’un paysage, un geste, un personnage qui passe devant moi et dont l’image s’imprègne. Par exemple le poème «Le Pont de l’Alma» tiré du recueil audio «Rumeurs du Monde» est né de l’image d’un SDF, au milieu d’une foule animée, poussant un caddie sur lequel s’amoncelaient différents sacs plastique.

Effectivement, une fois le poème construit, tout un travail est nécessaire sur le rythme, les sonorités, pour parvenir à être au plus juste avec soi-même et se rapprocher au plus près de ce qu’on ressent en soi.

 

Poème de Sabine Péglion illustration de Renaud Allirand, ARTS ET LETTRES vive les artistes !

Pouvez-vous nous parler de votre écriture ? Comment la vivez-vous au quotidien ? Diriez-vous qu’il y a un travail de la poésie ?
Les poèmes naissent à différents moments. Puis un jour on tente de rassembler ces notes éparses et là c’est toujours un étonnement, car un thème insoupçonné apparaît et le recueil se construit de lui-même, sans effort, les poèmes semblant suivre un fil conducteur qu’inconsciemment on déroulait.
Écrire certes mais pourquoi un jour écrit-on des poèmes ?
(Question que l’on m’a souvent posée, avec un petit sourire, car déjà oser se déclarer poète est une position pour le moins étrange !)
On ne se pose pas la question. Dans cette confrontation avec la page blanche les mots, au monde donnent forme. Ils existent, à la page s’accrochent, éloignent pour un instant l’insuffisance d’être. Un poème singulièrement ne se décide pas, il s’inscrit en nous, il s’impose.
Ni message, ni histoire seulement saisir ces instants rares où bascule la réalité des choses, où s’ouvre un chemin, où s’introduit, là, tout proche, quelque chose de l’ordre d’une transcendance, un tremblement à la surface du monde lui donnant plus d’intensité … Bachelard disait que « la poésie trouve sa dimension spécifique dans le temps vertical d’un instant immobilisé ».
Pas nécessairement un spectacle attendu, Plus un faisceau de circonstances, une soudaine concordance de bruits, de parfums, de lumière, une qualité, une intensité …temps soudain suspendu dans un bulle de silence.
Le poème s’impose car il offre, choisit une forme dense, où les mots résonnent entre eux, en nous, avec le lecteur, avec la page, où le « logos » s’efface devant le chant, «odos», on construit à la fois un sens et un « objet » («ob-jeu» disait Ponge).
Parfois une musique se crée et l’on s’attache à une contrainte qui peut soutenir cette musique, là, parfois, elle devient source de création.
Mais ne voyez pas dans le poète un être déconnecté du réel. Philippe Jaccottet, précisait avec justesse que pour le poète il s’agit d’« une  observation à la fois acharnée et distraite du monde et jamais au grand jamais d’une évasion hors du monde» La Promenade Sous Les Arbres p.38.
En effet il se doit quand cela s’impose de bousculer, de dénoncer, de témoigner. S’efforcer de ne pas s’enfoncer dans la banalité, le confort intellectuel de la certitude, de l’acceptation.
Le poète reste libre …Lorsqu’on crée ce qui importe c’est ce qui cherche à naître en nous, la contrainte c’est d’être au plus près de ce qui s’entend en soi !
Trouver le mot juste ! L’écriture poétique tient de la fulgurance et de la maîtrise. Rien sans inspiration, écoute intérieure, silence. Rien sans travail, rigueur, sévérité envers soi-même, nulle complaisance. Ne pas oublier qu’un poème est un dialogue, il n’est pas contemplation narcissique de soi-même.

Lecture par Sabine Péglion de son recueil Ces mots si clairsemés Éditeur : la tête à l’envers, LautreLIVRE CA.

Depuis plusieurs années déjà, vous faites vous-même l’accompagnement plastique vos   recueils. S’agit-il d’un besoin sensoriel auquel les mots ne peuvent répondre ? Ou de la voix d’autres instruments qui vient se marier à celle des mots comme dans un ensemble musical ? Le geste de la plasticienne vient-il toujours après celui de la poète qui écrit ou les choses s’inversent-elles parfois ?
Ce ne sont pas des illustrations. Il y a des périodes d’écriture et des périodes où l’art plastique s’impose. Ce sont deux activités parallèles mais curieusement je ne peins pas en pensant à un recueil où à un poème. Généralement ce sont les éditeurs qui choisissent parmi les aquarelles ou encres que je leur montre celles qui semblent pouvoir entrer en résonance avec le texte.
Où que vous alliez, vous aimez le partage, qu’il s’agisse de poésie ou de ces nourritures terrestres, où vous cherchez aussi à introduire une créativité qui rend chaque moment singulier et précieux. S’agit-il d’une forme de communion qui donne une valeur particulière à l’instant ?
Transmettre, partager mais c’est pour moi ce qui donne sens à notre existence !
Pouvez-vous nous parler du partage qu’est aussi la lecture ? Quels poètes lisez-vous et quelle place occupent-ils dans votre vie dédiée à l’écriture ?
Bien trop de noms ! Importance d’Aragon, d’Eluard, de Lorand Gaspar et bien sûr Jaccottet !
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes poétesses et aux jeunes poètes ?
Des conseils ? Être soi-même, trouver ce qui chante en soi ! Loin des modes et ... des conseils !

 

 

Présentation de l’auteur

Sabine Péglion

Née à Monaco, Sabine Péglion a étudié les lettres à Nice, soutenu un doctorat sur l’œuvre de Philippe Jaccottet à la Sorbonne, enseigné en région parisienne. A présent, parallèlement à l’écriture, elle intervient dans différents établissements scolaires comme poète, autour d’ateliers de poésie, permettant ainsi, à un public scolaire ou non scolaire, non seulement de découvrir le genre, mais également de s’exercer à l’écriture de poèmes, et de partager son expérience de poète. Par ailleurs elle a créé une association, Métaphores, dont le but est de promouvoir la poésie et de faire découvrir la poésie contemporaine. Depuis 10 ans, elle organise et  anime  des cafés-poésie. Le goût de la transmission et de la découverte de l’Autre, s’associent pour elle, souvent à l’occasion de voyages. Elle a pu ainsi mener des ateliers, faire des cours en Australie, en Grèce, au Maroc, en Algérie. En décembre 2016, elle a reçu à Milan le prix international de poésie « sur les traces de Léopold Sedar Senghor » et, en mars 2017, elle a été nommée ambassadrice de ce prix. En 2019 elle a été nommée Chevalier des Arts et des Lettres.

Bibliographie

Recueils

Sur les rives du lac Khövsgöl, Editions de La Margeride, gravures Robert Lobet, 2024
L’espérance d’un bleu, Editions La Tête à l’Envers, 2024, encres de l’auteur
Cet au-delà de l’ombre, Editions L’Ail des Ours, Decembre 2023, encres de l’auteur
 Australie, le temps d’un rêve, Editions V. Rougier, Août 2022, encres de l’auteur
 Dans le vent de l’archipel, Editions L’Ail des Ours, 2021, encres de l’auteur
Sillages de Lumière, Editions Bourdaric, 10 exemplaires numérotés, Œuvres originales de Bang Hai Ja, 2019
Rumeurs du monde, Editions Sous La Lime, 2019
Ces mots si clairsemés, Editions La Tête à l’Envers, 2019, encres de l’auteur
Elle m’avait demandé, Editions entre Terre et ciel, mars 2017, encres de l’auteur
Paroles de granit, Editions de la Margeride, gravures Robert Lobet, 2017
Faire un trou à la Nuit, Editions La Tête à l’Envers, 2016, encres de l’auteur
Connivence 3 Le mur Editions de la Margeride, gravures Robert Lobet, 2016
Un éclair de silence, Editions la Margeride, gravures Robert Lobet, 2015
Le nid, Editions La Tête à l’Envers, 2015, encres de l’auteur
Prière Minérale, Editions de la Margeride, gravures Robert Lobet ,2015
Ecrire à Yaoundé, Editions V. Rougier, 2015, encres de l’auteur
Des mots Des formes Une rencontre, sculptures M. Salavize, livre d’auteurs, 2014
Traversée Nomade, Editions Sous La Lime, 2013
Derrière la vitre, Editions V. Rougier, 2012
Australie, notes croisées, dessins de J. Bret, livre d’auteurs, 2011
Danse, deux regards poétiques sur des croquis de danse, en collaboration avec B. Moreau et J. Bret, livre d’auteurs, 2008
Métamorphoses, Editions Hélices Poésie, 2005

Revues

Poésie Terrestre (17,19)
Voix d’encre n° 33
Interventions à Haute Voix (n° 32, 36,38, 39,40), Encres vagabondes
Les Lettres Françaises, in L’Humanité, 07/07/07
Etoiles d’encre (n° 35-36 ; n°39-40, n°41-42,43-44, 45-46)
Etoiles d’encre, Recueil « Les étoiles d’Imoudal » in n°69-70
Etoiles d’encre, Artiste invitée du n° 75-76, « Epier le rêve »
Esprits poétiques (1,3)
Le 100 ème numéro de Ficelle, Editions de Vincent Rougier, a accueilli sa « dictée ».
Les carnets d’Eucharis mai-juin 11, fév. 2009, fev. 2013, fev. 2014, fev. 2015, (Comité de rédaction des numéros papier).
Virgules et Pollen
Terres de femmes, 1er juillet 2010
Francopolis mars, avril, mai 2012
Arpa, n°122, fev 2018
Décharges, 183, septembre 2019: Encres en couverture et dans la revue

Anthologies

Le courage, Editions Bruno Doucey, 2020, Anthologie de référence du Printemps des Poètes
La beauté, Ephéméride poétique Editions Bruno Doucey, 2019, Anthologie de référence du Printemps des Poètes
Du feu que nous sommes, Editions Abordo ,2019
Mai 1968, Editions des Cahiers de l’Asphalte, 2018
L’eau entre nos doigts, Editions Henry, 2018
Le rêve, Editions Unicité, 2018
Eloge et défense de la langue française, Editions Unicité, 2016
Quand on n’a que l’amour, Editions Bruno Doucey, 2015, Anthologie établie par Sabine Péglion et Bruno Doucey
Pas d’ici, Pas d’ailleurs, Éditions Voix d’Encre, 2012, Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines
Les voix du poème, Editions Bruno Doucey, 2013, Anthologie de référence du Printemps des Poètes
Instants de vertige, Éditions Point de fuite, 2013
Enfantaisie, Editions-sous-Lime, Mars 2012, Anthologie sonore, CD+ Livrets
Côté femmes, D'un poème l'autre, Anthologie voyageus , Éditions Espace Libre, Paris/Alger, 2010
Poètes pour Haïti, L’harmattan, 2011

Poèmes choisis

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La poésie, une liberté à arracher à la langue : Rencontre avec Émilie Turmel

En avril dernier, Montréal hésitait encore entre pluie et neige. Je me préparais à dîner avec quelques écrivaines et poétesses. Une jeune femme à la fois discrète et attentive a pris place à côté de moi. Nous ne nous étions pas encore parlé et les rencontres littéraires qui nous réunissaient commençaient seulement. Mais il existe des personnes dont la seule présence est déjà le début d’un échange.

Est-ce leur attitude, leur façon d’écouter ou de choisir des mots vrais, sans concession à ce qui ne serait qu’un échange superficiel et convenu ? J’ai tout de suite senti la qualité de son regard sur le monde, sans savoir que, parmi les nombreuses activités de son parcours déjà très riche, la poète Émilie Turmel avait étudié et enseigné la philosophie. Lorsque la conversation s’est engagée, j’ai été rapidement passionnée par ce qu’elle me racontait. Elle me parlait de Moncton, du Nouveau-Brunswick où elle vit depuis 2018. Elle répondait à mes questions sur cette lointaine terre acadienne qui me fascinait. Je l’entends encore m’expliquer que, contrairement à ce que l’on peut imaginer, l’eau de l’Atlantique y est assez chaude pour que l’on puisse s’y baigner. Puis elle a évoqué les différentes langues utilisées à Moncton, m’offrant presque les sonorités de ce qui est son paysage. La vie d’Émilie Turmel est toute dédiée à la poésie et aux arts, puisqu’elle est à la fois poète et éditrice aux éditions Perce-Neige, dont elle est la directrice littéraire à Moncton. J’ai été très touchée par ce questionnement du monde qu’elle poursuit avec authenticité et exigence, soucieuse à la fois d’écrire mais aussi d’explorer d’autres formes d’expression artistique, comme la sérigraphie. La poésie d’Émilie Turmel m’a émue et je la remercie chaleureusement d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Recours au poème.

Émilie Turmel, comment êtes-vous venue à la poésie ?
J’ai commencé à écrire des poèmes lorsque j’ai découvert la poésie québécoise contemporaine, vers la fin de l’adolescence. Jusque-là, on ne nous avait enseigné que quelques classiques français dont la forme, lourde de règles et de contraintes, me semblait rébarbative. Puis, au Cégep1, un professeur de littérature nous a fait lire Moments fragiles de Jacques Brault (Noroît, 1984). Il nous a demandé de tenir un journal de lecture et d’y noter nos impressions, les passages qui nous avaient émus ou ceux demeurés hermétiques, notamment. C’était la première fois que je lisais un texte en vers libres. C’était la première fois que j’écrivais librement sur la poésie. Et tout naturellement, dans mon journal, je me suis mise à répondre aux poèmes de Brault, à les poursuivre, à les pasticher, à les réécrire. Graduellement, j’ai compris que l’écriture de la poésie était une permission à se donner, une liberté à arracher à la langue et à ses normes, une manière de résister à l’ordre établi. Et la poésie ne m’a plus jamais quittée.
Le féminin est un de vos thèmes récurrents. Pourquoi ?
Dans Chasse à l’homme (La Peuplade, 2020), Sophie Létourneau écrit : « Comme tout le monde, je ne me suis jamais intéressée aux femmes jusqu’à ce qu’à vingt-six ans, je découvre que j’en étais une. Comme tout le monde, moi aussi, je voulais être un grand homme. » Je me reconnais dans cet aveu. Jusqu’à la fin de mon parcours universitaire en philosophie et en littérature, je n’avais étudié presque exclusivement que des œuvres d’hommes. Je voulais être un grand écrivain. Quand j’ai réalisé que mon cursus m’avait privée de toutes ces grandes penseuses et artistes qui auraient pu devenir pour moi des modèles, j’ai éprouvé à la fois une grande colère et une terrible honte. Comment se faisait-il que la moitié de l’humanité n’ait pas voix au chapitre, soit réduite au silence ? Et surtout, comment avais-je pu contribuer à cette invisibilisation, même inconsciemment, même involontairement ?

Émilie Turmel, L'Avenir à qui, lu par l'auteure.

Je me suis alors promis de lire les femmes et de relayer leur parole ; et j’ai commencé à combler les cases vides de mon arbre généalogique intellectuel, à retracer ma lignée artistique matriarcale. Ce faisant, j’ai buté sur certaines influences moins heureuses que d’autres ; des modèles que j’avais imités en pensant correspondre à une certaine idée du féminin, pour entrer dans le moule de la bonne élève, de la femme fatale, de l’épouse, de la mère, etc. La poésie s’est alors avérée une arme de choix pour sortir de ces cadres étouffants, pour questionner et déconstruire les rôles traditionnellement attribués aux femmes dans nos sociétés patriarcales.
Dans Vanités, il y a du feu et de la colère rentrée. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce recueil ?
Vanités est mon second livre de poésie. Il aborde la notion de transmission entre une mère et sa fille, ce qu’on lègue à la génération suivante, parfois malgré soi. Si certains passages relèvent de l’autobiographie, la figure de la mère doit aussi être prise au sens large de tous ces modèles (privés ou publics) qui forgent notre idéal de la féminité et des rôles que doivent endosser les femmes pour y correspondre. Dans Vanités, je m’intéresse à l’image, à la réflexion que nous renvoie la société de notre propre corps. Le livre aborde notamment le besoin de plaire et les contradictions qui habitent une femme souhaitant tout à la fois être convoitée comme objet de désir et s’émanciper comme sujet agissant. En cherchant des « coupables » à la honte que j’éprouve de m’être moi-même retrouvée prise au piège par certains diktats de beauté, j’ai pris conscience que le processus de réparation ne passe pas uniquement par une révolution du monde extérieur et le changement de mentalité d’autrui, mais aussi par une sorte de désintoxication personnelle. Il s’agit en fait d’expurger la misogynie internalisée pour se réconcilier avec la Mère, toutes les mères. Le souhait du recueil est donc que la colère se transforme éventuellement en une solidarité et une bienveillance envers toutes les femmes.
Berceuses, comme le titre le suggère, évoque beaucoup la maternité. Est-ce que vous la ressentez comme l’espace d’un retournement possible dans ce qui nous est transmis de génération en génération ?
Mon troisième recueil, Berceuses, est le premier où le « je » (parfois camouflé sous l’adresse à un « tu » impersonnel ou plus universel) se retrouve dans le rôle de la mère. Lorsque j’ai eu mon premier enfant, en 2021, mon rapport à la maternité s’est approfondi. J’ai entamé une longue réflexion sur l’être et le devenir mère. J’étais notamment habitée d’une peur viscérale de transmettre à mon enfant des traumatismes familiaux dont j’avais hérité et dont je n’avais pas encore entièrement su me débarrasser ; et d’une peur de ne pas réussir à le nourrir adéquatement – d’abord au sens littéral, mais surtout au sens spirituel et intellectuel –, une peur d’élever un garçon qui perpétuerait les cycles de la violence patriarcale plutôt que de s’en émanciper grâce au féminisme. Ce sentiment montre que quelque chose de crucial se joue au moment de passer le flambeau à la génération suivante ; que la maternité, voire la parentalité en général, est bel et bien un espace de retournement possible, un espace de réparation, de guérison. Et tout ceci passe selon moi par le langage, par le fait de nommer, de raconter… pour que le vécu des femmes entre dans la grande histoire, dans la grande mémoire.

Émilie Turmel, Journée du poème à porter.

Vous évoquez aussi le chêne, ce bois dont on fait le berceau. Quelle importance donnez-vous aux arbres en général ? Appartiennent-ils seulement au mythe et à notre imaginaire ou sont-ils aussi pour vous une préoccupation particulière ?
Dans Berceuses, le chêne est évoqué comme symbole de la transformation du vivant et comme témoin du passage du temps. L’arbre devient chaise, devient plancher, devient maison. Ainsi, même « mort », le bois continue de nous bercer, de nous soutenir, de nous protéger ; tout comme nos ancêtres. Le chêne – ses branches, ses veines, ses racines – nous rappelle que nous faisons partie d’un cycle immuable, que nous faisons partie de la nature, que nous sommes soumis à ses lois au même titre que ce les êtres qui pourraient nous sembler « inanimés ». Le chêne nous rappelle aussi de porter attention à la trace laissée par celles et ceux qui nous ont précédés : de ne pas voir la chaise comme simple meuble inerte et anodin, mais comme le résultat d’un travail, d’un soin apporté. Le chêne nous dit cet amour trop souvent invisibilisé. 
Quelle place a la sérigraphie dans votre chemin de poétesse ?
J’ai découvert la sérigraphie dans le cadre d’un programme universitaire de deuxième cycle en création de livres d’artistes auquel je me suis inscrite après avoir terminé ma maîtrise en littérature française. J’avais alors pris la décision de ne pas poursuivre mon parcours académique au doctorat parce que la pratique artistique m’interpellait davantage que la recherche, et je me suis offert ce cadeau pour entrer pleinement dans cette nouvelle étape de ma vie professionnelle. Quelques années plus tard, j'ai obtenu une bourse de perfectionnement professionnel du Conseil des arts du Canada afin d'approfondir mes connaissances et ainsi être en mesure de réaliser des projets d'estampe-poésie. J'envisage la sérigraphie comme une pratique me permettant de pousser plus loin ma réflexion sur la répétition et sur la trace, déjà entamée en poésie, en plus d'explorer de nouvelles contraintes formelles, tant du côté du texte que de l'image. En effet, le poème ne se déploie pas de la même manière sur un écran d'ordinateur ou sur la page d'un cahier que sur une estampe. Cela m'amène à réfléchir à l'aspect visuel et matériel des mots (geste de l'écriture manuscrite, lettrage et calligraphie, typographie et police d'écriture, encre, couleur, taille, espacement, blancs, etc.). Ces considérations d'ordre esthétique entraînent également des réflexions d'ordre sémantique et sémiotique. Autrement dit, je me demande toujours comment le signe est relié au son ou au sens. En estampe-poésie, je privilégie l'espace négatif plutôt que l'encre pour mettre le texte en valeur, ce qui me permet d'explorer le « con-texte », c'est-à-dire ce qui vient avec le texte, voire carrément ce qui lui permet d'exister dans un espace donné.
Quelles poétesses et quels poètes ont nourri votre œuvre ?
Je suis une lectrice avide. Et j’aime créer des espaces d’intertextualité où me lover. Je nomme donc quelques influences en rafale (des poètes, mais aussi des romancières et des essayistes) comme autant de clés de lecture pour mes recueils : Carole David, Sylvia Plath, Martine Delvaux, Nelly Arcan, Geneviève Desrosiers, Catherine Lalonde, Josée Yvon, Denis Vanier, Daria Colonna, Denise Desautels, Georgette LeBlanc, Jacques Brault, Hector de Saint-Denys Garneau, Louise Dupré, Anne-Marie Desmeules…

Nutri, Vidéopoème. Poème / Voix : Émilie Turmel. Vidéo / Performance : Annie France Noël. Ce film fut réalisé lors d'une micro-résidence à Caraquet (NB) dans le cadre du Festival acadien de poésie. © Annie France Noël & Émilie Turmel - Tous droits réservés - 2022

Comment naissent vos recueils ? Écrivez-vous au jour le jour pour construire ensuite ? Ou suivez-vous des chemins déjà esquissés au préalable ?
Mes recueils naissent dans les marges des livres de ma bibliothèque. Depuis ce fameux exercice de journal de lecture qui remonte à mes dix-sept ans, j’ai pris l’habitude de lire avec un crayon à la main. Je n’ai pas de routine d’écriture au quotidien. Cela vient par vagues, par bouillonnements, après une lecture ou un événement auquel je réagis. C’est très impulsif. C’est pourquoi j’écris d’abord directement dans mes livres, au dos d’une facture, sur un dépliant promotionnel, dans mon téléphone, etc. Puis, quand je sens qu’un projet demande à naître, qu’un fil doit être tiré, je commence à transcrire les marginalias et les annotations dans des carnets. J’accumule ainsi beaucoup de matériel brut que je retravaille d’abord à la main. Lorsque les brouillons commencent à dialoguer entre eux, j’en fait un tapuscrit. Puis, quand le fruit me semble mûr, j’imprime l’ensemble des poèmes et je les dispose sur une très grande surface plane (un plancher, un mur) afin d’avoir une vue d’ensemble. À partir de là, je parfais l’architecture du livre : je peaufine les symétries, boucle les boucles, comble les vides, etc. C’est un processus assez instinctif et très visuel.
Vous habitez à Moncton, au Nouveau-Brunswick. Vivre en Acadie donne-t-il une dimension particulière à votre quotidien de poétesse ?
Je suis née à Montréal et j’ai grandi à Hull, Laval et Cap-Rouge avant de quitter les maisons familiales et de déménager dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, puis à Donnacona, et ensuite dans le Vieux-Québec… pour enfin atterrir à Moncton, au Nouveau-Brunswick. Après avoir passé trente ans au Québec, ce changement de province a été une étape décisive de ma vie professionnelle et personnelle. Il faut savoir que le Nouveau-Brunswick est la seule province officiellement bilingue du Canada. La ville de Moncton, dont la population compte environ un tiers de francophones, est l’épicentre de la culture acadienne. J’ai donc la chance de vivre au cœur d’une communauté artistique vibrante et tissée serrée. En raison de l’histoire du peuple acadien, qui a été marquée par le Grand dérangement2, la question identitaire y est omniprésente et passe inévitablement par la défense de la langue française dans toute sa pluralité et sa complexité. En Acadie, les auteurs et les autrices utilisent plusieurs variantes régionales du français dans leur écriture : le chiac dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick, le brayon dans le Nord-Est, l’acadjonne à la Baie Sainte-Marie (Nouvelle-Écosse), le cadien en Louisiane, etc. La littérature est donc abordée de manière beaucoup plus décomplexée et libre qu’ailleurs. La proximité avec l’oralité ainsi que la découverte de nouvelles graphies m’ouvrent des perspectives fort stimulantes du côté de la poésie, tant comme autrice que comme éditrice. La proximité avec l’océan Atlantique et le rythme de vie des Maritimes influencent aussi mon écriture ; le paysage qui m’habite et m’inspire n’est plus le fleuve St-Laurent, mais plutôt la baie de Fundy, là où se produisent les plus hautes marées du monde…

Vous êtes aussi éditrice. Pourquoi avoir choisi de s’engager aussi dans cette voie ? Pouvez-vous nous parler un peu de votre maison d’édition ?
J’ai commencé à travailler pour les Éditions Perce-Neige en septembre 2022 et j’en assume la direction littéraire depuis mars 2023. Fondée en 1980, il s’agit de la plus ancienne maison d’édition acadienne toujours en activité. Il faut savoir que la littérature acadienne a une histoire relativement récente ; la première maison d’édition acadienne, les Éditions d’Acadie, a ouvert ses portes au début des années 70 en publiant coup sur coup trois recueils de poésie fondateurs : Cri de terre de Raymond Guy LeBlanc (1972), Acadie Rock de Guy Arsenault (1973) et Mourir à Scoudouc d’Herménégilde Chiasson (1974). Cette maison a fermé ses portes au début des années 2000, ne laissant dans le paysage littéraire que les Éditions Perce-Neige, basées à Moncton, les Éditions La Grande Marée, basées dans la Péninsule acadienne, et Bouton d’or Acadie (jeunesse). Chez Perce-Neige, je succède aux poètes Gérald Leblanc et Serge Patrice Thibodeau, qui ont respectivement tenu la barre de l’organisme de 1991 à 2005 et de 2005 à 2023.
C’est un grand privilège de prendre le relais pour continuer à développer la littérature acadienne et la faire rayonner dans toute la francophonie. Mon rôle d’éditrice me permet d’être continuellement en contact avec les artistes, immergée avec elles et eux dans une démarche créative. Je les aide à donner corps à leurs idées, à donner vie à leurs émotions. C’est un rôle qui se rapproche de celui de la sage-femme, de la maïeutique socratique. Je donne tout autant que je reçois ; c’est un travail très gratifiant, mais aussi très nourrissant.
Quels sont vos projets en tant que poétesse et en tant qu’éditrice ?
En tant que poète, je travaille actuellement sur une exposition permettant à mon recueil Berceuses d’aller à la rencontre d’un nouveau lectorat par l’entremise de l’estampe et de l’installation audio. J’ai aussi entamé la phase de recherches et de lectures qui mènera à l’écriture de mon quatrième livre de poésie.
Du côté de la maison d’édition, avec mes collègues, je travaille notamment sur la publication d’une importante anthologie thématique pour souligner le 45e anniversaire des Éditions Perce-Neige, que nous célébrerons en 2025. Nous souhaitons également développer notre réseau à l’international en participant à des foires comme celles de Londres et de Francfort et à des événements comme le Marché de la poésie de Paris et le Poetik Bazar de Bruxelles. Bref, nous avons l’ambition de faire connaître la richesse de la littérature acadienne par-delà les frontières parce que nous croyons qu’elle est résolument singulière et inimitable.

Présentation de l’auteur

Émilie Turmel

Émilie Turmel est née à Montréal en 1988 et a grandi à Québec. Elle a obtenu une maîtrise en littérature et un diplôme en création de livres-objets de l’Université Lavalet a été enseignante de philosophie.

Elle a travaillé en tant qu’adjointe à la programmation à la Maison de la littérature de Québec. À partir de novembre 2018, elle est directrice générale du Festival Frye, le plus grand festival littéraire du Canada atlantique. Basé à Moncton, ce festival bilingue, nommé en l’honneur du critique littéraire Northrop Frye, se déroule depuis l’an 2000 et a accueilli plus de 800 auteurs provenant de la région et de l’étranger4. En mars 2023, les Éditions Perce-Neige annoncent sa nomination au poste de directrice littéraire de l'organisme.

Bibliographie 

  • Casse-gueules, Montréal, Poètes de brousse, 2018.
  • Vanités, Montréal, Poètes de brousse, 2020.
  • Berceuses, Montréal, Poètes de brousse, 2023.

Distinctions

  • 2019 - Finaliste du prix Émile-Nelligan, Casse-gueules.
  • 2019 - Récipiendaire du prix René-Leynaud, Casse-gueules.
  • 2020 - Lauréate du prix Louise-Labé pour Vanités.
  • 2024 - Finaliste du prix Émile-Nelligan, Berceuses.

Poèmes choisis

Autres lectures




Mise en mouvement, entretien avec Jacques Réda

La version complète de cet entretien réalisé par Mathieu Hilfiger publié en 2015 sur Recours au poème est paru aux éditions du Bateau Fantôme

Mathieu Hilfiger – Arpentant les multiples chemins de votre œuvre, je me suis dit que pour initier notre entretien, cher Jacques Réda, il serait propice de préciser un peu sa situation, non pas par rapport à je ne sais quelle histoire ou courant littéraire, mais vis-à-vis d’elle-même, précisément dans ce qu’elle peut dire du lieu et du besoin de se situer. En chemin, j’ai eu confirmation, je crois, que cette question était centrale chez vous, que l’exploration, le cheminement, parfois le voyage (je pense que vous le distinguerez quelque peu), bref le mouvement ou sa seule dynamique, constituaient proprement chez vous l’acte poétique, en tout cas le cœur de votre inspiration.

Avant de vous donner la parole, je m’en tiendrai donc à quelques considérations au sujet d’un recueil publié en 1982 chez Gallimard, intitulé Hors les murs. Mais j’aurais aussi bien pu évoquer d’autres œuvres, dont les titres seuls sont déjà révélateurs : Le sens de la marche, Ponts flottants, La course, Un voyage aux sources de la Seine, Recommandations aux promeneurs, Moyens de transport, etc., une large partie des autres évoquant directement des formes de voyage et de mouvement.

« Hors les murs » : de prime abord, le lecteur candide croit recevoir la promesse d’une escapade vivifiante hors de l’enceinte aliénante de la ville, extra muros, de son quotidien bruyant et répétitif. Mais les titres des premiers poèmes déçoivent immédiatement cette inopportune attente, ils désignent en effet des lieux de Paris, et non les plus propices au rêve : Javel, Bercy, Montparnasse, etc., en somme, des quartiers. Au lieu d’une fervente communion avec la nature, vous évoquez très directement les choses les plus indigentes d’une ville – boulevards, immeubles et autobus, stade, etc., et ses habitants le plus indigents. Notre lecteur candide se sent dupé, désorienté – pourtant, il ne sera pas longtemps déçu s’il consent à vous suivre plus avant.

Ce recueil présente le résultat de sortes de relevés topographiques méthodiques de lieux parcourus, essentiellement à Paris intra muros et à proximité (finalement on approche même la campagne). Or, tout relevé de ce genre nécessite une mesure – et celle-ci est ici celle du mètre de la versification – et des jalons – et ceux-ci sont ici les rimes ; mesures et jalons subjectifs qui se substituent aux balises qui emprisonnent l’espace infini que nous partageons tous et qui le marquent avec douceur et respect : « Non, l’espace n’arrive pas à comprendre pourquoi de toutes parts on s’acharne, c’est le mot, à le traquer et parquer en entrepôts […]. »[1] Aidées par une myriade d’images fortes et d’inventions facétieuses à chaque carrefour de vers, ces formes classiques que vous employez, à l’épreuve d’un réel apparemment aussi commun et mobile que celui de la vie et des rudes paysages urbains, produisent un étonnant contraste qui nous bouscule, avant qu’on finisse par ne plus percevoir ces « lieux communs » de la ville comme inutiles et mornes. Oui, ils s’animent, prennent place dans le jeu foisonnant du vivant d’où ils tirent eux aussi leur épingle métallique. La métaphore (ce mouvement, métaphora, que j’évoque) qui les dit, ou qu’ils redeviennent, leur rend une dignité que les poètes leur accordent rarement de bonne grâce. La plupart trouvent plutôt matière et joie dans le chatoiement de la campagne, où le mouvement vital de la nature serait plus aisément perceptible, ou plus authentique.

Faut-il un mouvement pour activer la mécanique poétique ? Ici, un mouvement nous porte de l’intérieur vers l’extérieur, intra puis extra muros, sans d’ailleurs qu’on puisse distinguer une prégnance supérieure. Oui, sans prendre garde à distinguer des hiérarchies, vous continuez à arpenter, n’excluant rien, considérant tout, et chemin faisant vous parlez de ce que peut signifier voyager, laisser son empreinte dans des lieux, inscrire ces rencontres dans son vécu, dans sa mémoire et son corps. Qu’en diriez-vous ?

À votre rythme, vous faites votre bonhomme de chemin, considérant que le chemin fait le bonhomme. Et tout cela en feignant la désinvolture ! Voici l’incipit de notre recueil : « La péniche, tiens, s’appelle Biche, vide elle avance la proue en l’air, doucement. »[2]. Quelques mots sur cette phrase. Celle-ci prend place dans un texte liminaire, « Deux vues de Javel », le seul en prose du recueil avec le texte final. Dès cette première phrase, vous êtes en route, actif, en mouvement ; nous vous accompagnant in medias res. Sommes-nous, comme vous ici, toujours déjà en chemin ? Mais il faut un moyen, mécanique ou non, pour se transporter, et c’est une péniche qui retient votre attention. Cette attention aux moyens de transport (je rappelle qu’un de vos livres porte précisément ce titre-là) qui ouvre le recueil n’est pas anodine, elle me paraît même déterminante pour comprendre votre œuvre. Cette péniche-ci n’est pas à quai, elle aussi a levé l’ancre pour se mouvoir, elle est en mouvement, peut-être sort-elle, comme vous bientôt, « hors des murs », peut-être quitte-t-elle doucement Paris par l’ouest (sûrement : elle part ventre vide de la ville)… Vous semblez vous arrêter à un détail incongru (le baptême un peu dérisoire d’un bateau) en baissant le regard vers le quai – mais là encore il n’en est rien. Le contraste entre le nom de l’animal sauvage traqué et le contexte urbain provoque une puissante évocation poétique. Les homonymes en noms propres ne le démentiraient pas (le thonier-dundee de 1934 et l’affluent de la Loue)… Cette « Biche » filant sur la Seine et sur sa rime avec « péniche », c’est une sorte de « rus in urbe », d’élément ou de vision de la nature dans le milieu urbain. Ce mot de « biche » annonce-t-il le voyage à venir, de la ville vers la campagne, de l’urbain vers le rustique ? Suggère-t-il de manière un peu dérisoire et comique l’absence de supplément ontologique de la « nature » vis-à-vis de la « culture », ou de l’incongruité de leur opposition ? Ou bien est-il simplement l’un de ces jalons parmi d’autres digne d’être retenu et inscrit dans votre carnet de voyage ?

Jacques Réda – La Biche : Je crois simplement avoir été retenu par ce nom de cervidé attribué à un type d’embarcation dont la vitesse et l’agilité ne sont pas les qualités principales. Ou y avoir reconnu un de ces termes affectueux que marins et mariniers emploient souvent pour baptiser leur propre moyen de transport sur les eaux. Tout comme il m’est arrivé de considérer mon deux-roues comme un vrai compagnon de route. Il me semble que dans ce texte, ou ailleurs, j’ai mentionné « un chaland baptisé Paulhan »[3], comme si son patron avait été un fervent lecteur des Fleurs de Tarbes. Ce sont un peu des manifestations du « hasard objectif » des surréalistes, et résultant d’une rencontre de deux cheminements subjectifs particuliers. « Paulhan » n’avait sans doute pas le même sens pour moi que pour le parrain de cette autre péniche.

Pour le reste, votre question porte sur le mouvement, et je la trouve si bien circonstanciée que vous semblez y avoir répondu pour moi.

Qu’il s’agisse de « mécanique poétique » ou de tout autre domaine, je crois que nous n’avons pas besoin de vouloir activer le mouvement : nous y sommes inclus et, resterions-nous parfaitement « en repos dans une chambre », nous continuerions de nous mouvoir dans le temps, pendant que la chambre elle-même, à son niveau, poursuivrait sa course dans l’espace avec la galaxie qui contient le système solaire qui contient notre planète – etc. Prendre conscience du mouvement et vouloir le gouverner d’une certaine manière n’ont à mon avis, et selon mon expérience, que deux motifs : ou tenter d’abolir l’espace, par exemple en allant plus vite que la lumière, et du même coup suspendre le temps (mais c’est une intention de nature prométhéenne tragique) ; ou – autant que faire se peut – accéder en quelque sorte au mouvement pur, au pignon central d’où se démultiplient tous les autres, par l’effet de relativité qui nous fait voir prodigieusement lente le déplacement vertigineusement rapide des étoiles. Disons le « la » fondamental de tout ce qui bouge et ne peut que bouger. Et parfois en effet la musique nous permet d’entrer dans ce chœur qui est en même temps quelque chose comme un progrès en suspens ou, si l’on préfère, le suspens qui avance. J’ai appris cela à l’école élémentaire des « riffs » de l’orchestre de Count Basie. L’univers me paraît à la fois une catastrophe incohérente et une danse jubilatoire réglée au moins provisoirement à la perfection. On peut s’y associer à peu de frais harmoniques et mélodiques, puisque l’élément rythmique y est déterminant. Le surcroît lyrique est notre contribution propre, la réponse de notre émerveillement, de notre désespoir ou de notre révolte. C’est pourquoi nous tentons de lui donner un élan qui réponde à la démesure des faits. Mais celle-ci peut rester perceptible dans la pratique d’une mesure qui figure celle qui les règle aussi, et y adhérer sans abandon ni refus pathétique de nos limites.

Ma prédilection pour l’emploi du vers régulier provient sans doute de cette façon de ressentir plutôt que de concevoir aussi extensivement que possible ce qui est. Et, peut-être, ce qui n’est pas, l’illusion n’étant au réel que ce que l’antimatière est à la matière. Donc le vers est une sorte de « riff » aux nuances rythmiques secondaires infiniment riches, et qui me donne au moins l’illusion de me glisser dans le mouvement d’une mesure souple et rigoureuse de tout. Même quand je ne fais que me rendre à la poste pour y expédier ma réponse à ce premier volet de notre entretien.

M. H. – Certes, nous évoluons toujours déjà in medias res, dans le cours incessant du fleuve (j’allais dire, de la Seine, à moins que ce ne soit le Nil[4]), ou plutôt nous sommes d’emblée partie prenante liquide de ce fleuve universel du mobilisme héraclitéen auquel vous faites parfois allusion, par exemple dans Battement[5] (mais je reviendrai sur cet ouvrage). D’ailleurs, nous le sommes dans les deux aspects de la phénoménalité : l’espace, donc, mais aussi – et vous faites bien de le rappeler – le temps, l’un n’étant que le mode de la présence de l’autre, qui lui a en quelque sorte donné lieu

Mon intuition initiale, celle de la prégnance dans votre œuvre de la vibration du lieu en tant que mouvement et sonorité, a reçu dans votre première réponse non seulement une confirmation, mais une précision très intéressante, somme toute logique : l’écriture elle aussi ne saurait être générée hors de cette dynamique ; peut-être en est-elle aussi bien, simultanément, un moteur et un épiphénomène, un aspect de son procès autant qu’un résultat, une dunamis et une énérgéia. À ce titre, vous parlez, trop modestement je crois, de la « mécanique poétique ». Car il me semble que c’est tout le mouvement de votre écriture qui, par votre nature et votre écoute, bref votre personne, reçoit les bénéfices de cette mobilité universelle. Qu’en pensez-vous ? D’ailleurs, si cette tentative de « prise du poult » de notre monde, battant de la présence des êtres qui le constituent, se retrouve si farouchement dans votre œuvre, n’est-ce pas aussi celle de toute la littérature ?

Mais certes la poésie, dans son rapport musical à la langue (emploi du vers, de la rime, etc.) permet de mieux donner écho au rythme intime de « ce qui est » ; d’abord ces révolutions astrales que vous évoquez, puis les pas des promeneurs à qui vous avez voulu livrer votre riche expérience personnelle[6] et dévoiler là, et presque sans vers ni rimes, votre passion pour les voyages au sens le plus large. En est-il de même pour la musique ? Selon vous, cherche-t-elle comme la poésie à saisir ou à nous inscrire dans le mouvement perpétuel produit par le grand moteur à explosion de l’univers qui nous transporte, dans tous les sens du terme ? C’est bien : partant du lieu, nous évoquons le mouvement, et nous gagnons l’espace ; poursuivant dans cet espace, nous évoquons le temps et, ce faisant, le rythme.

J. R. – Comme la première, votre deuxième question me paraît si buissonnante que je ne sais trop par quel bout la prendre, et c’est très bien, car elle reflète vos propres interrogations. De sorte que nous nous entretenons de « quelque chose » qui nous est commun mais que nous abordons de deux différents points de vue. Qu’est-ce que c’est ? On en aura peut-être à la fin une idée. Causons toujours.

            C’est vous qui avez employé le terme de « mécanique poétique », et je l’ai repris parce qu’il me semble approprié malgré son allure a priori rébarbative. En effet ce mécanisme n’exclut ni la fluidité ni l’aléatoire, à l’image de la mécanique quantique dont il est un aspect particulier.

            Puisque nous sommes en tête à tête, et qu’aucun tiers ne risque d’accompagner mes propos d’un gloussement ironique ou d’un hoquet réprobateur, je vous dirai que cette affaire du temps et de l’espace relève pour moi du phénomène que j’appelle « battement ». Leur interdépendance a été rigoureusement démontrée, après un long flottement dans les catégories d’une théologie trinitaire qui prouve bien l’insuffisance d’un dualisme. L’Un ne peut être sans une conscience de soi qui le dédouble, mais ce dédoublement, qui n’est pas division, maintient étroitement le rapport de ce qu’il sépare, et constitue une troisième instance que la théologie nomme Esprit. Je ne le ravale pas en attribuant son rôle à la matière, car le processus qui s’enclenche à partir de l’évolution de la matière paraît la conduire à une sublimation. Autrement dit, la matière est en somme le témoin, le garant, de l’unité préservée de l’espace et du temps. La matière ou bien l’énergie, puisqu’a été établie l’équivalence des deux.

            Est-ce que je déraille ? Oui, dans la mesure où ces majestueuses questions posées et, chacune à sa façon, plus ou moins résolues par la théologie et la physique, passent de beaucoup les réponses qu’y apporteraient mes petites excursions dans la banlieue parisienne. Mais je ne pense pas dérailler en estimant qu’il n’est rien de notre activité qui, en quelque mesure, ne reflète ce modèle fondamental du « battement ». Mais il faut dire que j’ai aussi un sens assez prononcé du comique, et que ce n’est pas non plus, au moins sans sourire, que je me vois circuler à bicyclette entre le chaos suburbain et les monuments de Thomas d’Aquin et d’Einstein…

            Ah, et puis la musique : eh bien, c’est pareil. J’aime surtout Bach et les autres baroques, et Mozart, Chopin, Ravel. Mais on ne peut pas ignorer, tant je me suis appliqué à le mettre en évidence, le goût tout à fait particulier que j’ai pour le jazz. J’entends le jazz dit « classique » par ceux qui jugent que l’abandon de ce qui foncièrement le caractérise, autorise quand même des emplois abusifs de cette dénomination. Si vous l’estimez nécessaire, je reviendrai sur les motifs de cet intérêt. Il suffit peut-être pour l’instant de préciser que, sans du tout négliger le trait élémentaire de ses origines mélodiques (la pure et simple merveille humaine et pour ainsi dire algébrique du blues), il est pour l’essentiel rythmique. Et je me suis efforcé de montrer comment ce rythme est lui-même un reflet spécialement fidèle du « battement ». Presque une mise en gloire de ce phénomène, dont il capte à sa façon l’énergie afin de nous la communiquer, recharger en somme nos batteries, nous donner à la fois le sentiment de la célébrer et de nous soustraire, en dansant, au caporalisme de la gravitation universelle, voire à ce renversement de la « récession » que Hubble a découvert.

M. H. – Je m’entretenais hier soir[7] avec ma mère au sujet de la forme de dialogue que poursuit Kertész dans ses journaux, et des évolutions entre les différentes époques de ceux-ci[8]. Comme de nombreux écrivains, le romancier accompagne son quotidien de cette écriture diaristique (comme on dit aujourd’hui), il s’y livre, y énonce sa pensée et son opinion, s’y dénonce, etc., sans renoncer à cette forme de parole introspective ; pratique courante, mais où l’introspection – terme ô combien galvaudé – est à entendre à la lettre, comme un regard plongé dans la profondeur impénétrable du soi, toujours en quête de quelque chose, quelque chose de caché, mais dont il reste malgré tout (ou justement) l’intense sentiment de la présence derrière l’ombre des choses, objet a ou autre chose, je l’ignore… Ma mère m’a demandé pourquoi j’avais ce léger sourire aux lèvres après lui avoir répondu à ce sujet : j’aurais pu aussi parler de mon orgueil, mais je lui ai répondu que ma parole n’utilisait que le mode de la « pensée littéraire », question ou « scope » tournant avec souplesse et souci autour de son objet, qu’elle considérera jusqu’au bout ne pouvoir être certaine de connaître. Se rappelle-t-on que le scepticisme constitue une sorte de suspens du jugement permettant à la réflexion de s’épanouir, peut-être le seul rapport valable à la vérité subjective ?

Excusez, cher Jacques, cette digression un peu incongrue, mais là encore, je m’en tiens à cette manière d’avancer (puisqu’il semble que nous parlons du rythme, cette présence du mouvement), quitte à me priver de la garantie de progresser. C’est cette anecdote qui m’est venue là, à la lecture de votre réponse, dans laquelle vous évoquez avec beaucoup de subtilité ce « quelque chose » qui nous soucie positivement, qu’on ignore encore, mais qui semble nous être « commun ». Ti, quelle chose ? « Ti esti », qu’est-ce que c’est ? Ce serait magnifique d’en conclure que les poètes ont mieux compris Platon que les dignes philosophes…

            Poursuivons donc avec notre méthode, elle est fragile mais bonne, nous le sentons réciproquement comme il se doit dans tout véritable dialogue.

Vous voyez, je vous prête même maladroitement mes propres mots (ceux de « mécanique poétique », que nous entendons pareillement) ! Ne rejetons ni les poètes, ni les philosophes, ni le jazz, ni le « classique », ni les banlieues, ni les campagnes, ni le métropolitain, ni Saint Thomas d’Aquin… Et puis, avec cet humour délicieux et impossible qui vous est propre, vous vous assurez qu’ « aucun tiers » ne viendra interrompre notre « tête à tête », avant de parler de « théologie trinitaire » ! Je ne sais encore qu’en penser. Recherchez-vous ou rejetez-vous le « tiers », la triade ? À moins que celui-ci doive être là, mais en creux, discret, bienveillante colombe descendant du ciel pour nous bénir de sa médiation, pour mieux dynamiser duel ou dialogue ? Et qu’est-ce que ce tiers ? Pourrait-il être ce « quelque chose » que j’ignore comment nommer, fatalement peut-être, ce ti qui serait l’essence conditionnant le sensible (Platon), ou cet objet a (Lacan), ou cet inframince (Duchamp), ou ce boson de Higgs, ou que sais-je encore ? Pourrait-il correspondre, dans votre pensée, à cette syncope dont la force semble perpétuer la mécanique de ce que vous appelez en effet le « battement » ? Faut-il trois pattes à l’homme pour qu’il y ait un –dia, pour qu’il avance ?

J. R. – Je dois vous avouer que je suis très sensible au vertige. Un jour où je circulais à pied, j’ai dû me résigner à faire de l’auto-stop pour traverser un pont sur la Loire. Même à Paris, quand il s’agit de passer d’une rive à l’autre, il m’arrive de choisir incommodément le Pont-Neuf dont la largeur permet de marcher à distance prudente du parapet. Cela pour dire que la substance de vos questions me donne un peu le vertige. En me penchant dessus, j’y découvre, dans votre réflexion et votre savoir, une ampleur, une profondeur et une allure du courant qui m’obligent, si je ne veux pas reculer trop vite, à me cramponner. À quoi ? Je n’ai aucune vraie culture philosophique, aucune conviction religieuse et ne suis pas même certain de posséder une identité. Donc le réflexe de me cramponner me met sous la main ce qui lui paraît le plus proche, le plus solide ou le plus familier, et c’est encore la question du trinitaire. Bien entendu, elle est un héritage de mon éducation catholique. Je ne sais pas si j’y ai jamais « cru ». Mais le bric et le broc dont ma petite spéculation s’est alimentée, m’a conduit à cet axiome (ou postulat ?) : l’Un me semble inconcevable sans une conscience de soi qui fatalement le dédouble, mais en le maintenant uni à soi par un rapport qui non moins nécessairement le fait trin (j’aime aussi ce mot parce qu’il m’amuse : le trin ou le train des choses – vers quelle destination, sur quels rails…).

Quel rapport avec la syncope ? Le fait qu’elle met en jeu deux éléments d’un rythme – le temps faible et le temps fort – et que simplement elle les inverse. Le faible devient le fort et vice versa, sans autre indication de solfège qu’une sorte de parenthèse horizontale entre deux notes et qui ne se ferme pas. Si bien que l’ordre de la durée s’en trouve lui-même modifié, puisque le temps fort précède normalement le faible, et qu’en tout cas se produit entre les deux un échange d’énergie immédiat et sans déperdition, un pur changement d’état de la « masse sonore » des deux notes, un pur transfert non moins garanti par une autre définition de la syncope en tant que prolongation du temps faible sur le temps fort. Or prolonger est une opération qui exige une certaine durée, ce qui semble contrevenir au principe d’un transfert immédiat. Pour me tirer d’affaire, je ne vois rien moins que la célèbre équation d’Einstein sur l’équivalence de la masse et de l’énergie, où intervient la notion de vitesse – celle de la lumière portée au carré – soit, si je compte bien, environ quatre-vingt-dix milliards de kilomètres à la seconde, et ça ne nous laisse pas le temps de dire ouf.

            En somme, la syncope est aussi parfaitement insaisissable dans sa fonction que le lien qui unit les deux autres hypostases de la Trinité.[9] Il serait alors tentant d’élaborer toute une théorie à partir de ce modèle fondamental, et je pense l’avoir amorcée avec le concept du « battement ». Mais, Dieu merci, je ne dispose pas de l’équipement intellectuel qui risquerait de la rendre ridiculement dogmatique.

Ce n’est qu’une hypothèse « de travail », si tant est que le mot convienne à mon activité décousue. Et, de fait, je crois que l’on pourrait, trop facilement sans doute, retrouver le phénomène partout, y compris – vous avez raison – en physique où le fameux boson de Higgs a tenu longtemps ce rôle d’intermédiaire, bien que la découverte de sa « réalité » soulève en fin de compte presque autant de problèmes que lorsqu’il n’était que conjectural.

M. H. – Vous vous baignez très bien, soyez tranquille, dans ce fleuve où j’ai ajouté mon eau, mais dont le flux, sinon le lit, est d’abord vôtre. Et peut-être qu’en reculant sans toutefois être emportés par nos réflexions, nous parviendrons ensemble à une idée plus satisfaisante du mouvement, ce « quelque chose » qui n’est pas simple, mais plutôt multiple : à plusieurs temps, suspens et vitesse, rythmé, énergie produite par un moteur.

Vous posez bien modestement dans votre réponse certains linéaments d’une « théorie sensible » (j’utilise ce quasi oxymore à dessein, en vue de ma question) du mouvement – non, plus généralement encore, de l’être : une manière d’ontologie ou de « métaphysique » ancrée dans l’expérience sensible (une phénoménologie ? Presque une physique). Ontologie d’abord « héraclitéenne », en tout cas très empirique, à la fois proche et lointaine des Anciens (présocratiques et platoniciens). Loin d’être anodine, je crois que votre conception ontologique traverse votre œuvre, elle mériterait une étude à part entière.

Cependant, c’est certainement dans votre curieux (étrange et drôle) ouvrage intitulé Battement qu’on la trouve la mieux dessinée. J’avais promis d’y revenir. « Battement », c’est le terme clé (vous parlez de « concept ») de votre pensée et le nom que pourrait prendre cette doctrine – très personnelle, aussi hétérodoxe qu’elle n’est pas dogmatique, « hypothétique » comme vous dites. (Mais Platon n’a-t-il pas élaboré sa doctrine des formes intelligibles d’abord comme une hypothèse permettant de donner une norme absolue et stable pour fonder la possibilité de savoir – épistémologie –, et par suite de bien agir – éthique ?). Dans la première partie de ce texte surprenant, vous discutez (avec) ces métaphysiques grecques à la lumière d’expériences vécues et les rendez plus proches, du moins de notre représentation, déroulant sous une forme originale une sorte de doxographie : genre typiquement antique, qui chez vous devient divertissant et efficace. En effet, dans la digne assiette théorique moniste de Parménide, vous picorez et déposez votre graine, de même dans l’assiette mobiliste d’Héraclite ou celle, dualiste, d’Empédocle… Ne recherchez-vous pas « l’unité du battement », c’est-à-dire, d’une certaine façon, l’origine du rythme, dans une voie tierce ? Je vous livre également un mot de Quignard auquel vos réflexions m’ont amené à repenser, et qui devrait vous intéresser : « Je pose que le temps n’a pas trois dimensions. Il n’est que ce battement, ce va-et-vient. Il n’est que ce déchirement désorienté. Ce qui reste du fond du temps originaire dans l’homme est un battement à deux temps : perdu et imminent. »[10]

Ces Anciens se prennent eux aussi les pieds dans les filets joviaux de votre « empirisme sceptique ». Il me semble qu’ainsi vous recevez votre part de chacune de ces théories, que vous moulez à la mouture de votre goût, tout prêt à un usage pratique renouvelé… Plus qu’à Platon lui-même[11], c’est à Socrate que vous me faites penser (un Socrate à mobylette) : grand dialecticien l’air de rien, maniant une ironie feignant l’ignorance, poisson-torpille qui dynamise vos sens en vous engourdissant…

J. R. – On peut bien sûr, à tout propos, convoquer les plus vénérables figures de la pensée, et relier le fait le plus futile ou le plus banal aux plus majestueux objets de nos inquiétudes. Je ne m’en prive d’ailleurs pas. Mais j’apprécie que vous ne me compariez à Socrate qu’avec un moteur à deux temps, à la fois pour ménager ma modestie et rester dans le sujet, puisque le Temps lui-même est un phénomène à deux temps, comme la citation que vous empruntez à Quignard le précise. Elle dit aussi que le Temps a trois dimensions, ce qui se discute, parce que le passé n’existe plus, le futur pas encore, tandis que le présent que nous vivons demeure insaisissable. De ce point de vue le Temps n’existe pas. Et le présent ressemble beaucoup à la syncope qui relie les deux temps inversés d’un rythme, si j’appelle « faible » celui du futur (dans la mesure où il reste hypothétique), et « fort » celui du passé où, bien qu’à l’état de souvenir progressivement moins solide, nous trouvons un appui pour rebondir. Ce n’est donc qu’en devenant sans aucun délai du passé que le futur prend une consistance. Le « batteur » a toujours raison, de quelque nom qu’on l’appelle, et j’aime lui donner ceux de Jo Jones, Sam Woodyard ou Zutty Singleton. Platon, Parménide, Héraclite, Empédocle ou bien d’autres, je reconnais que je les cambriole plus que je n’écoute et médite leurs leçons, mais ma précipitation est due à une urgence, je pare au plus pressé. J’ai d’autre part cette conviction intime et que rien sérieusement ne fonde, que nous possédons le savoir absolu : il nous manque seulement une méthode pour y accéder. Le rythme en est une, mais elle nous confond avec lui et ne se prête pas à une objectivation intellectuelle qui jusqu’à présent nous en a plutôt séparés. C’est pourquoi je ne suis intéressé à la physique et à ses développements récents : ils semblent aller parfois dans le sens où je patine sur mon pauvre acquis.

M. H. – On voit bien que chez vous, cet intérêt central pour la mobilité ne doit pas être considéré simplement comme un goût prononcé et une curiosité pour l’évasion ou le voyage. Ce serait, là encore, réduire le vivre poétique à une dimension onirique ou « romantique » trop étroite. L’homme a en commun le transport. Transport comme moyens (ses jambes, ses mécaniques) ; transport comme élan d’enthousiasme le rapprochant d’un objet aimé (ex-altation) ; transport comme capacité imaginative à penser les choses (métaphore). Trois situations fondamentales auxquelles il faudrait sûrement celle du transport comme mesure harmonieuse (la musique) – excusez mon allant, tout ce jazz m’emporte à lancer une définition ; vous n’y êtes pas pour rien, revenant régulièrement à ce sujet de la musique, comme un batteur bat passionnément le rythme. Dans et avec ces situations, l’individu sort de lui-même pour mieux revenir à lui, à la fois plus dense et présent…

La question que vous posez à vos lecteurs, et, préalablement bien sûr, à vous-même, semble être de savoir si l’on va prendre position par rapport à cette mobilité universelle, si l’on va, oui ou non, décider de prendre le « train en marche » et participer au rythme écumant des choses. Oui, parfois il faut se lancer et chevaucher la Biche, se faire biche. Car les choses sont toujours déjà en mouvement, et l’animal immature que nous sommes a à se situer par rapport à cela. L’expression de cet infini mouvement naturel des choses, parce qu’il est distancié par la « raison », peut se nommer « événement ». C’est un terme que l’on retrouve souvent chez vous, par exemple dans votre roman policier L’affaire du Ramsès III. Pour enquêteur, vous mettez en scène un jeune historien, un peu veule, qui considère les événements avec la confortable distance rationnelle propre au scientifique. Par tempérament, il préfère considérer les événements à distance raisonnable, mais à y mieux regarder, sa relation à l’action est assez paradoxale : par exemple, il s’intéresse aux hommes entreprenants et prépare une thèse sur Bonaparte, homme d’action par excellence. Cet anti-héros choisi par le hasard (encore que) est conduit à se positionner vis-à-vis d’événements qu’il considère de prime abord tout à fait extérieurs à sa personne.

Cependant, il va trouver dans sa libido (son attirance pour une jeune femme séduisante et intrigante) le moteur qu’il lui faut pour passer à l’acte, entrer en mouvement, activer son « –dia ». Peut-être retrouve-t-on ici le tiers si nécessaire de tout à l’heure ? Vous écrivez : « […] alors que mon vœu le plus profond était de m’endormir aussi paisiblement qu’à Auxonne en contemplant l’image du navire (mais cette fois j’étais aussi dedans) […]. »[12]. Voici notre homme dans le navire et plus seulement hors de lui, à regarder de la rive la biche rejoindre sans lui sa vie aventureuse… Nous allons suivre avec plaisir ses aventures, car il ne sera pas lâche, alors même qu’au gré des dangers, on aura envie de répéter comme Géronte : « mais que diable allait-il faire dans cette galère ? »

Là encore : il faut un moyen pour se déplacer. Il suffit de peu pour vivre des choses, finalement. Un petit encouragement du désir, une parenthèse autour de ses scrupules objectifs, pourtant solidifiés par le leurre de la mauvaise foi (« Mais je suis homme à préférer, aux démarches laborieuses et aux paperasses que suppose un dédit même avantageux, le saut vers l’inconnu que représente une obstination déraisonnable »[13]). Et de spectateur, on devient acteur ; de la chambre, on entre en scène. La même gravure se retrouve ainsi, simplement retournée, à l’envers, dans la chambre de l’hôtel prête à l’usage et dans la cabine du navire où se joue l’action. Au début du roman, le héros déclare : « J’ai souvent été inventé par les événements. » Il s’est laissé aller au gré des flots ; mais l’histoire raconte précisément cet événement-ci, que cet homme plutôt passif donne un coup de pouce à son destin ; et à la fin, peut-être ne ferait-il plus la même déclaration.

Enfin, vous concluez votre roman avec une allusion au courant héraclitéen des événements, semblant nous dire que l’on peut (plus ou moins) décider d’y tremper le pied : « Mais je m’étais replacé dans le courant du fleuve qui arrose une Égypte intérieure à l’abri des touristes et des pilleurs de sépulture. »[14], posant l’expérience authentique (cette « Égypte intérieure » qu’est la vallée du soi) en opposition avec l’expérience artificielle et brutalement arythmique des profanes et des profanateurs…

J. R. – C’est pourtant vrai que j’ai écrit ce petit roman qui parodie l’un des plus connus d’Agatha Christie. Je me demande encore pourquoi. Peut-être à cause d’un bref séjour à Auxonne, où j’ai tâché d’imaginer ce qu’ont pu y être les rêveries du futur empereur. Et sûrement pour servir de cadre à certaines scènes qui me trottaient dans la tête depuis longtemps, et dont je ne comprends pas mieux maintenant quels peuvent être le sens et la provenance. Cela m’arrive assez souvent et m’incite à supposer que nos « moi » ne sont pas toujours aussi étanches et structurés que nous l’imaginons.

Partout et sans arrêt, des images, qui peuvent s’organiser en scènes de ce genre, s’échappent de tel ou tel cerveau où elles ne se sentent pas à leur aise, et cherchent un refuge dans un autre cerveau où elles comptent la trouver. Comme en rêve, il en va peut-être ainsi de tout ce qui, nous hante et que nous jugeons le plus personnel, mais simplement parce que nous nous sommes accoutumés à elles. Au lieu de les laisser se naturaliser progressivement, je les ai mises à contribution et m’en suis débarrassé dans cette histoire assez loufoque (on ignore en général que Pierre Dac a été mon premier vrai lecteur, voici près de quatre-vingts années). Je n’ai pas relu L’affaire du Ramsès III qui n’en a qu’une douzaine, et j’admire la façon dont vous l’analysez. Elle prouve le contraire de ce que je disais tout à l’heure à propos du caractère évasif de nos « moi ». Et les contradictions prouvent toujours quelque chose ou, au moins, qu’on a presque toujours tort d’affirmer ou de nier – deux faces de la même attitude. Car la réalité se révèle et se dérobe à la fois dans le rapport – d’union ou de séparation – qui existe entre les deux termes contradictoires. Si peu sérieux que soit le Ramsès, il y a du sérieux au fond de cette affaire, la seule question restant de savoir s’il est convenable de traiter avec frivolité le sérieux, comme si au fond il en manquait lui-même. Parce qu’il n’y aurait de fond à rien. Dès lors un événement en vaudrait un autre. Il ne reste plus alors qu’à danser, puisque, faute de fondement, subsiste quand même un rythme dont les différents tempos se superposent d’une façon qu’on a cru longtemps stable et harmonieuse. On ne peut que ressaisir ce qu’ont peut-être en commun les phases diverses d’un détraquement qui, de manière fugitive, a dû connaître celle d’un équilibre parfait. Le ressaisir quelquefois à l’état sauvage pour ainsi dire, par exemple dans un paysage ou un ciel nuageux ; ou – voulu – dans la structure d’œuvres d’art d’ambitions inégales : un silo à grains et une cathédrale, un graffiti et une toile de Poussin, le blues et un choral de Bach, une contre-rime de Toulet et la terza rima de Dante. Electivement enfin pour moi ce battement, propre au jazz, qui – d’une simple glissade syncopée – a transformé le pas de notre marche, si aisément caporalisable, en libre et jubilant accord avec ce point où la nécessité a connu elle-même une résolution du conflit entre le suspens et le mouvement. Ça ne dure en général que deux ou trois minutes, bien sûr, mais on peut toujours (ou en tout cas longtemps) faire repartir le disque…

Je me demande si vous ne vous montrez pas quelquefois trop subtil. Mais je respecte trop Héraclite pour lui refuser de monter à bord du Ramsès III. Et il est probable que tout le fret qu’on a embarqué en cabotant ici et là, occasionnellement en fraude, fermente dans les cales et en laisse des émanations monter jusqu’au pont de la première classe. Je me souviens que l’éditeur de ce petit roman avait choisi de le présenter sous cette bande : « un bateau ivre ». Rimbaud rejoint Héraclite, et le Nil l’indistinction des fleuves impassibles. Qui a raison ? Laissons-les en discuter ensemble.

M. H. – Retrouve-t-on dans ces œuvres si diverses, dans un poème, ou pour vous par préférence dans le jazz, ce « quelque chose » que nous essayons vainement de saisir, et qui, dites-vous, leur est cependant « commun » ? S’agit-il d’autant de tentatives impossibles de capturer (ressentir) dans la coulisse de l’être cet événement sauvage qui met toutes choses en mouvement, ou les fait apparaître présentes dans notre existence ?

J. R. – C’est parce que j’avais l’impression d’avoir déjà, d’une façon ou d’une autre, répondu à cette question, que je suis resté muet. Mais vous êtes un inquisiteur intraitable. Il est vrai qu’il s’agit du Saint-Esprit. Ou de la syncope ou, en effet, du boson de Higgs, particule intermédiaire. C’est le mot. En théologie orthodoxe (pas au sens d’Athènes ou de Moscou), l’Esprit est bien l’hypostase intermédiaire entre le Père et le Fils. Vous retrouverez cette configuration dans quantité d’opérations de physique, de chimie, de logique, de musique et de la vie courante. Même l’athée le plus convaincu agit et pense selon ce mode trinitaire.

Cet entretien a été réalisé entre fin décembre 2014 et mars 2015. Sa version complète est à paraître aux éditions du Bateau Fantôme


[1] Exode, p. 107.

[2] P. 9.

[3] Ibid., p. 15.

[4] Cf. L’affaire du Ramsès III.

[5] Pp. 26-27.

[6] Cf. Recommandations aux promeneurs.

[7] 20 janvier 2015.

[8] Un autre (1999), Journal de galère (2010), Sauvegarde (2012), et récemment L’Ultime Auberge (2015).

[9] À quoi il convient d’ajouter que, dans la rythmique du jazz, chaque temps se décompose lui-même en un triolet symptomatique…

[10] Abîmes, p. 28.

[11] À la lecture de votre réponse, je repense cependant à ce passage cosmologique du Timée (37d), où le temps de l’âme, qui scande le rythme du monde, se retrouve tendu entre le mouvement sensible des astres (multiples) et l’immobilité de l’éternité (une) : le temps sera ainsi « une image mobile de l’éternité ».

[12] L’affaire du Ramsès III, p. 33.

[13] Ibid., p. 22.

[14] Ibid., p. 86, avant-dernière phrase.

 




Par-dessus la guerre, la poésie : entretien avec Gili Haimovich

Gili Haimovich est poète, traductrice, psychologue et art-thérapeute. Elle écrit en hébreu et en anglais. Ses poèmes ont été traduits en 30 langues et publiés dans des anthologies et dans des journaux internationaux. Elle vit de plein fouet la guerre horrifiante qui sévit au Proche-Orient. Elle a confié à la poésie la mission de dire non aux haines séculaires, et d'énoncer grâce à une anthologie qui réunit les poèmes d'auteur-e-s israéliens et palestiniens opposés à la guerre le lien fraternel qui les unit, car toutes et tous refusent ces massacres épouvantables.

Chère Gili, la guerre laisse les êtres humains impuissants, et vous vivez tous des moments terribles, qu'il s'agisse de vos compatriotes ou de la population de Gaza, c'est une catastrophe ! Vous êtes poète, alors que peut faire la poésie, que peut faire l'art, en ces temps terribles ?

La poésie est un moyen viscéral, intime et direct d'exprimer et de communiquer des expériences que les mots ne parviennent pas à exprimer, comme c'est le cas de l'art. C'est un rappel et l'expression de notre humanité. Le simple fait de l'avoir à portée de main, de savoir que c'est une option, un choix à faire, aide à vivre. Peut-être ne pouvons-nous pas vraiment "nous mettre à la place de quelqu'un", en quelque sorte, dans des circonstances aussi extrêmes, mais la poésie fait quelque chose d'un peu différent qui est plus que cela, elle permet à votre propre esprit, à votre psyché, d'avoir ses propres réponses à ces rencontres plus intimes de réalités différentes et de se connecter par ce biais.

La poésie est capable de donner place à un spectre complet et nuancé d'expériences et d'émotions humaines et vous donne une perspective différente. Elle peut exprimer l'agonie, la frustration face à l'injustice ou même la haine de manière non violente. Le poème peut tolérer tout cela et ouvrir la voie pour que nous puissions nous y connecter d'une manière qui n'est pas répréhensible. C'est plutôt le contraire. Voici un de mes poèmes à titre d'exemple. (Mes Espèce,  tiré de Soleil hésitant, p.46, traduit par Marilyne Bertoncini, paru chez Jacques André éditeur).

My Species \ Gili Haimovich (Promised Lands, Finishing Line Press):

If I was any other animal but a human one,
I wouldn’t have survived so far,
in this habitat, too faltering to be called a jungle,
merely a savanna.

My happiness is untrained, unpracticed,
therefore tamed, actually.
I should have been a gazelle at least
so I can run away
and not be chased.
Or a snowman, woman
to melt away to the touch of heat.

If I was any other being but a human one,
I wouldn’t have survived.
If I did, it’s only thanks to the kindness of others.
And there’s not enough human in my being
to be thankful for that back.

Mes Espèces

Si j’étais n’importe quel animal autre qu’humain
je n’aurais pas survécu jusqu’à ce jour,
dans ce milieu, trop chancelant pour être appelé jungle,
à peine une savane.

 Mon bonheur est sans expérience, sans pratique,
donc insipide, en fait.
J’aurais dû au moins être gazelle
pour m’échapper vite
sans être attrapée.
Ou une bonne-femme de neige, femme
qui font au contact de la chaleur.

 Si j’étais n’importe quel animal autre qu’humain,
Je n’aurais pas survécu.
Si j’ai réusssi, c’est seulement grâce à la bonté d’autrui.
Et je n’ai pas assez d’humain en moi
pour remercier suffisamment.

Vous avez récemment coordonné une anthologie, pouvez-vous nous parler de ce projet ?
Le lancement et la création de l'anthologie ont été davantage une envie qu'une décision réfléchie. C'est arrivé assez tôt dans la nouvelle réalité de l'après 7 octobre. J'avais le sentiment que si je devais mourir, et même si ma famille et moi devions nous en sortir, je devais laisser une trace, un chemin, qui soit différent de tout cela, qui me distingue de ce qui se passe et qui fasse écho, d'une manière douce, à l'opposition à la violence qui éclate de toutes parts. Plutôt que de donner de l'argent ou des produits de première nécessité, j'ai pensé que contribuer avec quelque chose qui porte mon empreinte aurait un effet plus retentissant à long terme.
La guerre en Ukraine m'avait déjà alarmée au plus haut point en tant que juif, car elle me ramenait à l'histoire de certains des pogroms les plus violents contre les juifs dans ce pays. J'ai senti que ce passé pesait, et m'alarmait, car personne ne doit subir de telles agonies, peu importe qui il est, de quelle religion, de quelle origine. J'étais douloureusement consciente que, contrairement à l'Ukraine, ici, pour nous, tout serait différent. Et que cette bataille autour de notre histoire serait presque aussi dure que celle qui tue physiquement des personnes des deux côtés de la frontière. En tant qu'Israélienne, je savais qu'Israël était sur le point de perdre cette bataille. Je l'ai senti avant même que l'antisémitisme ne prenne l'ampleur effrayante qu'on lui connaît aujourd'hui. Pourtant, il se cachait déjà sous les critiques légitimes du gouvernement israélien, que je critique moi-même. Je me suis toujours perçue comme pro-palestinienne, ce qui signifie pour moi que je suis en faveur de la paix et de la cohabitation, et le discours polarisant me semble toxique, et souvent énoncé par des personnes qui ne sont même pas originaires de cette région. 
La conviction initiale que j'ai eue en lançant cette anthologie, avec les qualités uniques de la poésie, était que nous n'avons pas besoin de comparer nos blessures, de compter les corps ou de mesurer qui est le plus affligé, qui a commis les atrocités les plus impressionnantes ou les plus insensées, ou de nous extasier devant la pornographie de la douleur et du sang. Il ne s'agit pas de calculer qui a perdu le plus d'argent, d'extravaguer dans la douleur, mais plutôt l'inverse, de se faire petit et de partager nos les expériences personnelles et intimes et leurs expressions. Rien de bon n'est sorti de ces calculs ou de ces querelles puériles pour savoir qui a commencé. Comme l'écrivait Tolstoï dans Anna Karénine, 101 ans avant ma naissance, "les familles heureuses se ressemblent toutes ; chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière". N'est-ce pas déjà, en soi, une preuve que la littérature est importante et qu'elle résonne d'une vérité éternelle ? N'est-ce pas également vrai lorsqu'il s'agit de nations ? Et des individus, dans leurs singularités, qui constituent l'une ou l'autre nation ?
En tant que poète, je crois que j'ai tendance à agir par intuition. J'ai eu la forte intuition que Pablo Poblète, qui dirige la collection Poètes francophones planètes aux éditions Unicité, était la bonne personne avec qui établir un partenariat. Il y avait quelque chose dans sa conviction et dans la chaleur avec laquelle il a édité une anthologie en faveur de l'Ukraine, à laquelle j'ai participé, qui m'a fait m'attacher à lui, même si nous ne parlons pas la même langue. Je sais que je peux lui faire confiance et qu'il ne me décevra pas, contrairement à certains de mes collègues internationaux qui se sont autoproclamés experts du Moyen-Orient et qui ont soudainement choisi de prendre parti, d'adopter une attitude "politiquement correcte" et en cela de participer à nous affliger, alors que nous nous trouvons tous dans cette région déjà brisée par la douleur.
Comment évolue ta poésie, alors que tu assistes, impuissante, au déroulement de ces crimes de part et d'autre des frontières ? Continues-tu à écrire et comment tes poèmes reflètent-ils ces horreurs ?
Oui, j'écris, il le faut. Ce qui m'intéresse avant tout, c'est d'explorer les limites du langage, ses capacités à exprimer les atrocités, et de trouver où je me situe dans tout cela, de témoigner de ce qui s'est passé, non pas d'une manière informative, mais plutôt comme un moyen de rendre compte de mes sentiments et de mes sensations, de ma vie intérieure, et de ce que je ressens en ce moment.
Le développement de mon utilisation des animaux comme métaphores m'aide énormément. Parfois, je trouve que les animaux sont plus fréquentables, ils partagent avec nous le besoin de survivre mais ne tuent pas et ne torturent pas, ils ne tuent que s'ils doivent vraiment le faire, pour survivre ou protéger leur progéniture, contrairement à ce qui s'est passé ici avec ce qu'on appelle les êtres humains. Et j'élabore mes poèmes à partir des attributs spécifiques que je leur trouve et qui ne sont pas toujours évidents, mais qui relèvent davantage de mes propres perceptions subjectives.
Étonnamment, je trouve aussi que j'écris sur les fêtes juives. Je ne suis pas religieuse, mais cela me donne un accès unique à l'exploration des questions d'identité en ces temps ténébreux, et permet de nous interroger sur la manière dont est constituée notre identité. Puis-je choisir d'être juif même si je ne crois en rien au départ ? Ou puis-je choisir de ne pas l'être même si je suis né avec cet héritage sans avoir eu le choix ? Et bien sûr, les histoires bibliques nous rappellent que nous avons tous été une grande tribu issue du même sol. En outre, ces textes sont à l'origine de plusieurs fêtes communes ou autres occasions de partages qui sont censées être heureuses, mais qui nous rappellent douloureusement à quel point la réalité est devenue insupportable et persistante.
Quels sont tes projets pour l'avenir ? Et demain ? Tu te bats grâce à cette anthologie, et après ?
Mon projet est de survivre, sans perdre mes enfants et mes proches, sans perdre la compassion, sans perdre la foi en l'humanité. J'aimerais bien sûr continuer à écrire et à publier et j'espère de meilleures conditions, même minimes, pour le faire. Il est difficile de faire confiance à l'avenir maintenant et de  faire des projets. Je reviens d'Estonie où j'ai lancé mon livre, ce qui m'a beaucoup plu et m'a encouragée à poursuivre cette aventure. J'ai également publié récemment un livre en Israël, Experiment in Parting. J'écris désormais davantage en anglais, ce qui me donne plus de recul par rapport à ce qui s'est passé. J'espère continuer à créer et à recréer du sens grâce à l'écriture et aux projets de collaboration avec d'autres personnes, afin que nous puissions nous soutenir et partager le travail de chacun. Ces partages sont une route commune pour que nous puissions marcher sur les ponts de papier sur lesquels nous écrivons vers un avenir différent.
Merci Gili !

Image de Une © Zaki Qutteineh.

Présentation de l’auteur

Gili Haimovich

Gili Haimovich est une poète et traductrice israélienne bilingue ayant vécu au Canada. Elle est l'auteur de dix livres de poésie, quatre en anglais et six en hébreu ainsi que d'un livre multilingue de son poème Note. Ses ouvrages les plus récents sont le volume en anglais, Promised Lands (2020) et Lullaby (2021). Elle a remporté le concours international de poésie italienne I colori dell'anima du meilleur poète étranger (2020), le concours international italien Ossi di Seppia (2019) et une bourse d'excellence du ministère de la Culture d'Israël (2015) entre autres prix et bourses. . Ses poèmes sont traduits en 30 langues, dont des traductions de livres en serbe et à venir en français, intitulé Soleil hésitant et traduit par Marilyne Bertoncini, ainsi qu'en bengali. Ses poèmes et traductions sont publiés dans le monde entier dans des anthologies, des festivals et des revues telles que: World Literature Today, Poetry International, International Poetry Review, The Literary Review of Canada, 101Jewish Poems for the Third Millennium, Tok - Writing the New Toronto et New Voices - Écrivains contemporains face à l'Holocauste ainsi que des publications majeures en Israël telles que Les plus beaux poèmes en hébreu - Cent ans de poésie israélienne et Une reine nue - Une anthologie de la poésie de la protestation sociale israélienne.

 




Les couleurs du poème : entretien avec Germain Roesz

Germain Rœsz est peintre, poète, enseignant chercheur à l’université de Strasbourg, et éditeur. A la pratique des arts plastiques, il joint, donc, la poésie et de la recherche théorique. Son expérience, ses publications ainsi que ses productions plastiques et éditoriales, le placent donc au cœur de ce sanctuaire mystérieux qu'est l'Art. Il a accepté d'évoquer son parcours, et ses avancées, si précieuses, avec Recours au poème

Germain, tu es plasticien, et écrivain. Pourquoi la poésie ? Quel lien avec ta discipline première ?
La peinture et l’activité d’écriture sont nées d’une immobilisation de 2 années faisant suite à un accident de voiture. Ce genre d’épreuves (je mets au pluriel) au moment de l’adolescence modifient complètement nos trajectoires, nos systèmes de pensée, et plus sûrement encore notre rapport à la vie. Cet accident pour fracassant qu’il fut (et qui m’a bien entendu poursuivi tout au cours de ma vie par la nécessité de nombreuses interventions chirurgicales jusqu’à récemment) a aussi ouvert de nombreuses portes sur l’art en général et plus fortement sur ce que peut signifier une vie d’engagement. C’est ainsi que j’ai fait irruption dans le monde de la peinture, de l’écriture. D’abord en autodidacte (j’avais 16 ans), ensuite par l’étude universitaire dans des domaines multiples. Cela m’a conduit à enseigner en théorie pratique et sciences des arts à l’université de Strasbourg après une thèse consacrée à la création collective. Il faut bien sûr des éléments fondateurs pour s’inscrire dans une pratique de l’art.
Pour moi ce fut une expérience avec la lumière, à la sortie du coma, que j’ai mis des années à élucider mais qui m’a plongé (ce terme est le bon mot) littéralement au cœur de la création (dans ce que Breton appelait cet infracassable noyau de nuit).
Mon parcours a toujours été mis en éveil par la pratique de la peinture, de l’écriture de la poésie et de textes théoriques (sur l’art bien entendu). Je dois aussi rappeler que j’ai participé à la création de plusieurs groupes artistiques (Attitude, le Faisant, Vis-à-vis, PlakatWandKunst et le duo l’épongistes avec Jean-François Robic) qui sont souvent à l’origine de l’existence même de l’art contemporain dans ma région. Ces groupes avaient aussi une forme structurelle qui se constituait autour de la création plastique, de l’écriture, de la recherche théorique voire de revues créées en commun (Feuilleton’s, Compresse, Scriptease). 

Exposition : L'Art monumental, Germain Roesz crée des oeuvres monumentales pour faire danser la couleur. Il a même créé des oeuvres inédites pour son exposition à Montigny-le-Bretonneux. 2018.

Dans l’effervescence des groupes des années 70 la dimension politique aussi était fondamentale. Et gérer des lieux d’artistes (nous en avons géré plusieurs), intervenir dans le débat théorique et politique était une manière nécessaire et presque unique de montrer et de faire exister la création contemporaine. Une donnée nouvelle aussi s’était imposée à nous, celle d’opérer en plusieurs domaines, un peu comme ce que thématisait Christian Dotremont, l’inventeur de Cobra avec Joseph Noiret, d’une déspécialisation. À partir de ce moment-là un peintre pouvait toucher au cinéma, un cinéaste à la musique, un musicien à la peinture, etc. Non pas dans un principe d’équivalence mais bien comme une série de portes qui s’ouvraient pour dire le monde autrement que celui qu’on nous imposait.  
Peux-tu évoquer la création de ta maison d’édition ? Les raisons pour lesquelles tu l’as créée, et sa structure ?
De par mes activités de peintre, de poète, de théoricien de l’art j’étais entouré d’un milieu fertile, bouillonnant et bien sûr parfois et heureusement contradictoire. J’ai créé la maison d’édition en 1994 tout simplement parce qu’il me semblait qu’il y avait autour de moi bon nombre de poètes qui n’avaient pas la réception qu’ils auraient dû avoir (à mon sens) et surtout une réelle difficulté à pouvoir être édités. C’est évidemment aussi une question d’amitiés fortes avec cette idée immédiate d’associer la poésie et les arts plastiques. Cette association évidemment ne cherche en aucun cas une illustration mais bien une succession d’échos toujours pour augmenter la compréhension commune. La maison d’édition a donc d’abord commencé avec des livres de bibliophilie (rares d’une certaine manière et à peu d’exemplaires). Cela s’est fait en premier lieu avec Jacques Goorma, Bernard Vargaftig, Henri Maccheroni, Patrick Beurard Valdoye, Patrick Dubost, Sylvie Villaume. Assez rapidement et en observant le lectorat, l’envie de faire en sorte que plus de lecteurs pouvaient accéder aux livres il s’agissait de réaliser des objets moins onéreux. Et c’est ainsi que sont nées plusieurs collections (Jour&Nuit, Contre-Vers, les cahiers du loup bleu, les parallèles croisées, Bandes d’artistes, Duos, DessEins, 2Rives). Chaque collection développe une certaine spécificité (textes courts, ou textes plus expérimentaux, ou textes longs, relations plastiques et poétiques immédiates, parfois partir de la pratique plastique même, etc.) et peut se développer grâce aux collaborateurs suivants : Claudine Bohi, Jacques Goorma, Haleh Zahedi et Arnoldo Feuer.
Pour ce qui est de la structure l’ensemble fonctionne sur mon activité d’artiste.

Lecture poétique de Germain Roesz à la Galerie Nicole Buck - partie 1, autour de son dernier livre La part de la lumière ainsi que quelques inédits - 28 septembre 2019.

Comment se porte le marché de la poésie ? Et celui de l’art ?
Vaste question. Il faudrait un livre pour y répondre. Pour l’art en général la substitution de l’œuvre comme possibilité de transformer le regard, de le porter plus loin, de respirer mieux, d’avoir des hauteurs de vue, et je pourrai poursuivre cette énumération, la substitution (comme on dirait d’une confiscation) donc de tout cela fait le lit de l’argent facile, d’une rentabilité immédiate, et d’une marchandisation de l’art. Les œuvres qui se constituent dans le long terme avec du côté de l’artiste tout d’abord l’approfondissement de son art s’effacent lentement de l’horizon ! Le constat que l’on doit faire c’est que la connaissance qu’ont les gens de l’art est parfaitement limitée à quelques connaissances médiatiques. Je défends l’idée que l’art que l’on voit est porté par une histoire plus profonde, plus dense, et parfois peu visible. C’est cette histoire que j’ai envie de porter et non pas celle qui est fabriquée à partir de systèmes de réception qui omettent l’épaisseur des débats, des conflits et des possibles. Et puis, pour l’art on voit bien que la légitimation (de manière générale) des œuvres se fait (ne se fait qu’) à partir de l’argent, du prix et de son corollaire la spéculation. L’enrichissement qu’on doit tirer d’une œuvre ne tient pas au bénéfice monétaire qu’elle peut rapporter mais à la force de ses représentations, des idéaux qu’elle véhicule, des modifications de pensée, des ressentis qu’elle produit en nous !

Angles couleur 10, recto, 30,7x26,1 cm, 2023.

Angles couleur 10, verso, 30,7x26,1 cm, 2023.

Mais ta question a débuté avec marché de la poésie. Et curieusement j’entends marche de la poésie, une sorte de cheminement qui opte pour les différences, un chemin pour monter plus haut. La poésie, si l’on cherche à la fréquenter dans sa diversité échappe parfois à une institutionnalisation, et d’une certaine manière à l’argent. Je connais peu de poètes qui vivent de leur poésie (contrairement à la littérature du roman en général). Évidemment ce constat doit se faire en signalant un paradoxe. Pour ma part je pense que le fait que les poètes ne sont pas assujettis à l’argent leur donne (et montre) une force de liberté sans égal. Cependant cela signifie aussi (parce qu’ils n’en vivent pas) que la lecture de la poésie est restreinte, que les médias ne la parlent pas assez, ne la convient pas justement pour permettre, ce qui est ma ligne de combat, de montrer sa diversité de sens, de lieux qu’elle entrevoit, d’écarts qu’elle fait par rapport à l’hypercapitalisme qui nous avale, qui avale tout d’ailleurs. La poésie qui m’intéresse est diverse, mais c’est toujours celle qui est authentique, je veux dire qui se tient dans une singularité. Un ou une poète ne se doit pas à la totalisation du monde, à faire croire à sa compréhension d’un tout qui nous échappe, mais bien de témoigner de la multiplicité des constellations de pensées, de réflexions. Claudine Bohi a cette phrase que je trouve d’une justesse absolue, la poésie est la chair de la philosophie. Et c’est bien pour cela que certains philosophes, et non des moindres, nous disent que ce qui compte le plus c’est la poésie. Il y a, dans l’association des mots, lorsqu’elle est réussie, une urgence brûlante qu’il faut, qu’il faudrait pouvoir montrer. Il faut ajouter à mes remarques, et le marché de la poésie place St Sulpice qui a lieu chaque année le prouve qu’il y a plus de 300 éditeurs de poésie en France. On les dit petits éditeurs ! Cet attribut est inadéquat, ils sont justement la sève même de la poésie, ces petits éditeurs en plus d’éditer des livres, de faire découvrir des poètes, de permettre à certains d’avoir enfin un lectorat, d’organiser des lectures, de se battre avec l’aide des libraires pour que les livres soient disponibles, font le travail en profondeur que l’histoire ne devrait pas oublier.
Pour ce qui est de Les Lieux dits il y a un lectorat de plus en plus important. Cela s’est fait avec les poètes et les artistes eux-mêmes. Par le bouche à oreille et grâce aux recensions dans diverses revues qui ont relayé le travail que nous faisons.  

Lecture poétique de Germain Roesz à la Galerie Nicole Buck - partie 2, autour de son dernier livre La part de la lumière ainsi que quelques inédits - 28 septembre 2019.

Y a-t-il des lieux alternatifs qui permettent à un art et/ou à une écriture non « institutionnalisés » d’être aisément accessibles au grand public ?
Je crois justement que les dits petits éditeurs sont ces lieux alternatifs. Beaucoup d’entre eux sont aussi poètes, et de nombreux poètes œuvrent dans des professions totalement diversifiées et font eux-mêmes promotion de la poésie par des manifestations, des rencontres, des lieux, des revues. Ils le font souvent avec peu de moyens dans une sorte de sacerdoce souvent incompatible avec la théorie de la rentabilité mercantile envahissante. Ces lieux sont à protéger, à sanctuariser. Bien entendu, je regrette que la poésie ne soit pas davantage convoquée dans la sphère médiatique, qu’on ne donne pas assez la parole aux poètes. Dans la poésie contemporaine toutes les questions qui traversent la société en général sont présentes, mais ne le sont pas forcément sous l’angle d’un simple constat, ni sous la forme d’une solution impérative. Les questions sont présentes comme un écart, comme une suspension qui donne au sens la priorité fondamentale. La poésie n’est pas la communication, elle vise plus haut pour montrer un espace plus élargi, toujours plus large que la réduction capitaliste, que la réduction de la pensée dominante. D’autre part elle permet pour qui la fréquente d’accroître sa conscience quant à l’histoire, quant à l’écologie, quant au corps, quant à l’amour, quant à l’altérité, quant à l’invention d’un à-venir partageable. Cette conscience que donne la poésie appelle évidemment la curiosité des lecteurs, et plus fortement encore un engagement qui ne délègue pas au tout technologique la prise en mains de nos vies.  

Lisière, acryl past. s. arches, 23,5x29,4 cm, été 2023.

Tu enseignes l’art, à l’université. Comment, et pourquoi ? Tes étudiants lisent-ils de la poésie, est-elle associée à leur démarche artistique ?
Je n’y enseigne plus. Je suis aujourd’hui professeur honoraire. Cependant, j’ai gardé pas mal de contacts avec de nombreux étudiants. Certains sont passés par un cours de poésie sonore que j’avais créé. Ils ont pu y découvrir les figures historiques, et parfois ont été confrontés à des poètes vivants au cours de rencontres inoubliables (avec Bernard Vargaftig, Odile Cohen Abbas, Patrick Beurard Valdoye, Julien Blaine, Serge Pey, Patrick Dubost, Henri Meschonnic, Bernard Noël, et j’en oublie). Ils ont été amenés aussi à écrire de la poésie, et surtout à la dire, à la produire en public. Nous avons pu ainsi faire plusieurs spectacles au sein même de l’université et même à l’extérieur. Pour des étudiants en arts plastiques et en arts du spectacle cette initiation poétique et expérimentale a été fertile. Ensuite, c’est un chemin personnel. Il faudrait pouvoir donner beaucoup d’exemples personnels. J’ai le souvenir de textes poétiques dits et proférés par mes étudiants qui étaient extrêmement justes et émouvants, qui parlaient autant de leurs engagements politiques que de leurs ressentis les plus intimes. Cela montre bien que d’ouvrir une porte permet d’en ouvrir bien d’autres. L’exemple le plus proche concerne Haleh Zahedi qui a fait une thèse sous ma direction, qui est une artiste remarquable et qui vit aujourd’hui à Bruxelles. Elle gère la collection bandes d’artistes (justement une des collections qui associent œuvres plastiques arrivant au départ et poèmes en échos à celles-ci). Cette collection compte aujourd’hui 110 duos artiste/poète.
Ajoutons qu’aujourd’hui nous ne sommes pas loin de 500 ouvrages publiés depuis le début de l’aventure de Les Lieux Dits.  
Tu publies des poètes accompagnés par des artistes plasticiens. Comment sont-ils associés ?
Au départ l’association était faite par moi, et grâce à la connaissance du milieu artistique et poétique que j’avais. Aujourd’hui, c’est devenu plus complexe grâce aux collaborateurs de Les Lieux Dits, mais aussi grâce aux artistes et poètes sollicités qui me rendent attentifs à telle ou telle œuvre, à telle ou telle forme poétique. Cela finit par relever d’un jonglage difficile à tenir.
Cela a aussi créé une synergie (un nombre considérable de manuscrits, des propositions tous azimuts, une demande à laquelle je ne peux plus répondre) passionnante, épuisante. Dans les associations qui se forment la question du désir est essentielle. Les poètes ont, la plupart du temps, à choisir parmi des propositions artistiques et donc des artistes qu’ils découvrent (qu’ils ne connaissaient pas forcément). L’idée est évidemment qu’ils répondent sans procéder à l’illustration de la peinture, du collage ou du dessin. C’est cela qui est passionnant parce que du côté du peintre par exemple la demande est de répondre dans une contrainte en toute liberté, et du côté de la poète ou du poète la demande est contrainte pour un nombre de pages, par un format spécifique, etc. mais aussi dans une totale liberté. 

Performance Germain Roesz Fondation Fernet-Branca. 13 février 2015.

C’est au fond deux libertés qui se joignent pour ouvrir un espace inconnu (cela concerne la collection 2Rives que dirige Claudine Bohi, la collection DessEin et Duo que je dirige, la collection Bandes d’artistes que dirige Haleh Zahedi). Les autres collections sont davantage dans l’espace du seul texte poétique, mais toujours sous l’angle de la liberté (J. Goorma pour les cahiers du loup bleu et Jour&Nuit ; Arnoldo Feuer pour Parallèles croisées). Pour les cahiers du loup bleu nous sommes dans un texte qui oscille entre 30 et 50 pages, et le loup (bleu) qui figure en 4èmede couverture est choisi par moi dans tous ceux que j’ai en réserve et pour lesquels j’ai sollicité de nombreux artistes (je crois qu’à ce jour il y a trente deux artistes différents qui ont proposé les loups).
Existe-t-il une dynamique sémantique spécifique préétablie entre l’écrit et l’image lorsqu’ils sont réunis dans un recueil ? Qu’apportent l’un à l’autre, et vice versa ?
Heureusement que la dynamique sémantique n’est pas préétablie. Le sens est justement dynamique. Il roule de l’un à l’autre, il fait - par ces allers et retours - comprendre ou le texte ou la peinture, à chaque fois différemment. Il s’agit toujours de faire confiance à l’artiste et au poète. Comme peintre et comme poète j’ai bien entendu des préférences, et au départ je choisissais des artistes dans mes champs de référence. Je faisais de même pour les poètes. En éditant de plus en plus le champ s’est agrandi, les amitiés se sont accrues et diversifiées. La dynamique s’est installée comme un refus des clans, comme une ouverture salutaire à la diversité. En ayant aussi observé (pour mon travail théorique) scrupuleusement le fonctionnement des duos je peux évoquer rapidement une sorte de typologie (qui relève d’une sémantique). Il y a des duos qui associent deux différences, qui les mettent en lutte, en duel pour produire un événement particulier. Il y a des duos qui fabriquent un autre qui pourrait à terme avoir un fonctionnement autonome, une signature singulière. Il y a des duos qui en saisissant leurs points de force et en observant leurs faiblesses s’associent pour une œuvre augmentée. Il y a ceux qui juxtaposent, d’autres qui s’observent et se répondent comme font des musiciens de jazz qui improvisent. Il y a ceux qui s’écartent de ce qu’ils font fréquemment, et souvent alors dans leur pratique personnelle quelques choses évoluent. Il y a ceux qui s’agglomèrent en connivence, en reconnaissance d’un terrain commun, d’un partage d’idées et d’idéal. La période de l’Ut Pictura Poésis est évidemment dépassée. Lorsqu’on y associe la formule du poète Simonide de Céos « la peinture est une poésie muette, la poésie est une peinture parlante » on peut penser qu’il y a une équivalence. Dans le temps d’aujourd’hui il me semble que l’association image (qui n’est pas une image) et poésie, lorsqu’elle n’est pas illustrative, fait advenir un territoire nouveau, ou qui était inaperçu. Cela veut dire à mes yeux que le projet est d’inscrire une série d’échos tout comme fait une pierre lancée à la surface de l’eau fait des ondes. Ces ondes provoquent un ensemble et déterminent dans le même temps des complexités singulières. Voilà le projet de ces associations, ambitieux mais magnifiquement stimulant.
Et maintenant, quels sont tes projets ?
Il faudra que je fasse comprendre que la structure artisanale de la maison d’édition doit encore continuer ainsi, mais ce sera au prix de nombreux refus d’éditer. J’ai trop de demandes aujourd’hui, et je dois me restreindre pour des raisons de temps, et bien sûr de budget. Mais le plus important est le temps. Si Les Lieux Dits sont ce qu’ils sont aujourd’hui, je le rappelle, c’est grâce à l’amitié indéfectible de ceux qui m’aident mais aussi à cette énergie que j’ai encore. Je veux dire que la volonté de tenir haut (cela n’empêche nullement de se tromper parfois) la forme poétique et plastique nous isole, et fait croire quelquefois qu’on ne répond pas à la demande de l’autre. Cela produit une grande solitude. Je veux dire que rester dans une authenticité de pensée isole, que de mettre l’exigence au cœur de notre travail produit une grande solitude et fait souvent souffrir. Mais, c’est à ce prix que nous gagnons à mieux faire comprendre ce que c’est que l’art. Pour ma part c’est un travail théorique que je fais dans mes textes (souvent publiés dans des catalogues) consacrés à des artistes où je m’impose de parler des origines souterraines de leurs œuvres, des partis pris nés de rencontres fortuites, improbables et encore de leurs engagements de vie. Je l’ai tenté aussi pour la poésie dans un essai au titre provocateur Où va la poésie ? chez Vibration éditions où j’évoque plus de 50 poètes de notre temps. Bien sûr, personne ne sait où va la poésie mais témoigner de sa diversité permet de comprendre aussi qu’on peut saisir l’art non pas dans ses imprécations impératives mais bien dans une structure dynamique et contradictoire qui active l’intelligence (comme celle d’être en bonne intelligence avec les autres).
Tu me demandes mes projets, j’aurai tendance à dire à ralentir, mais de ce ralentissement qui permet de mieux faire comprendre, de mieux réaliser aussi mon travail de poète et de peintre, et peut-être, pour un temps encore, de mieux accompagner les poètes qui déjà ont publié chez Les Lieux Dits. J’en suis à chercher une rareté de sens, une qualité de monde inaperçu qui ne sera pas que le miroir du virtuel, une exigence qui nous mettra encore en relation avec la vraie nature des choses (un tactile surprenant, une caresse réelle, un sens revivifié dans un monde si inquiétant). Cela relève bien sûr d’une position éthique. L’enjeu est énorme et la vie n’y suffira plus, mais reste comme un témoignage de ce qu’on peut, comme être humain, pour continuer à faire tenir debout ce que nous appelons humanité.

STRASBOURG, PRESQU'ILE MALRAUX : PARCOURS SONORE EC(H)O, 30 janvier 2020, intervention du poète GERMAIN ROESZ durant la conférence de présentation du parcours sonore (poésie/musique) par l’agence d’ingénierie culturelle CAPAC.

Présentation de l’auteur

Germain Roesz

Germain Roesz est peintre et écrivain. Professeur émérite de l’université de Strasbourg. Il vit et travaille à Paris et Strasbourg.
Son travail plastique cherche aujourd’hui un lieu entre chaos et organisation, entre origine matricielle et projections à venir. Depuis plus de 30 ans un protocole coloristique est à l’oeuvre qui produit une continuité dans les ruptures formelles et stylistiques engagées. C’est toujours la peinture qui est visée dans ses liens à toute l’histoire de la peinture, dans son sens politique face au monde contemporain. Faire monde face au monde, écart, pas de côté.
Comme auteur il a publié une trentaine d’ouvrages théoriques, poétiques. Il est représenté à Paris par la Galerie Cour Carrée. De nombreuses expositions personnelles et collectives dans le monde entier.

Bibliographie

Parmi les publications de G. Roesz on peut citer Paysages discontinus, textes de J.-P. Brigaudiot, J.-F. Robic et G. Roesz, Publ. Université des Sciences humaines de Strasbourg, 1996; Le jeu de l’exposition, actes du colloque de Beaulieu en Rouergue, septembre 1997, ouv. collectif sous la dir. de P.-D. Huyghe et J.-L. Déotte ; Sculptures trouvées, espace public et invention du regard, en collab. avec J.-F. Robic, l’Harmattan, 2003, 155 p. ; Pas de deux, avec Sabine Brand-Scheffel, publ. du Centre culturel franco-allemand, Karlsruhe, 2004, 56 p. ; Il dit c’est une poème d’amour, éditions Ipsa facta, Paris, 2005, 76 p.

Parmi les catalogues et les présentations de l’œuvre, mentionnons: Germain Roesz, Secret, catalogue pour l’exposition au Centre régional d’Art contemporain et au musée d’Altkirch, 1991; Germain Roesz, Stries Sites, textes d’A. Pignol et de G. Roesz, Carnets d’instants, n° 4, 2006: L’épongistes, L’année prochaine ça ira mieux, éditions Apollonia, 2007.

Autres lectures

Germain Roesz, La collerette était rouge

Germain Roesz est plasticien, il sait donner du corps à la langue ; ici égrenée sous forme de distiques dans un format à l’italienne, 6 centimètres de haut, 20 de large, que l’on feuillette [...]

Les couleurs du poème : entretien avec Germain Roesz

Germain Rœsz est peintre, poète, enseignant chercheur à l’université de Strasbourg, et éditeur. A la pratique des arts plastiques, il joint, donc, la poésie et de la recherche théorique. Son expérience, ses publications [...]




Nous avons perdu Michel Cosem, ne perdons pas Encres Vives ! Rencontre avec Eric Chassefière

Éric Chassefière est l’auteur d’une quarantaine de recueils de poèmes, et a publié dans de très nombreuses revues. Membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix, il a animé avec Jacques Fournier l’action Poézience de la Diagonale Paris-Saclay, destinée à permettre des interactions entre poètes et scientifiques. Une carrière de poète, un dévouement entier, pour porter la poésie, qui aujourd'hui le mène à  prendre le cours de la vie de cette si belle revue, Encres Vives, crée par Michel Cosem, disparu le 10 juin dernier. 

 

Eric Chassefière, vous reprenez Encres vives. Pouvez-vous nous parler de ces éditions ?
Encres Vives, c’est à la fois une revue mensuelle publiant des recueils de poèmes, chaque numéro consistant en un recueil d’un seul auteur, et une maison d’édition éditant des recueils dans deux collections : Lieu, proposant des poèmes liant un poète à l'un de ses lieux favoris (voyage, rêverie, méditation, quotidien, biographie, reportage), et Encres Blanches, plus spécialement réservée aux nouveaux poètes, ou aux rééditions de recueils publiés dans la revue. Ces recueils ont été longtemps calibrés sur 16 pages au format A4, qui vont devenir en 2024 32 pages au format A5.
Certains numéros de la revue sont particuliers, comme des anthologies consacrées aux poésies régionales, issues notamment du pourtour méditerranéen, ou à des maisons d’éditions, ou des numéros spéciaux dédiés à présenter l’œuvre d’un poète. Les recueils publiés dans la revue Encres Vives sont distribués aux abonnés, ce qui garantit aux auteurs un socle stable de lecteurs, tandis que ceux publiés dans les deux collections Lieuet Encres Blanches, à un rythme irrégulier dépendant du flux de tapuscrits reçus jugés de qualité suffisante pour mériter publication, sont proposés notamment, mais pas seulement, à la vente aux abonnés de la revue, qui reçoivent régulièrement des catalogues mis à jour des parutions dans les deux collections.
Il n’existe pas à l’heure actuelle de catalogue complet d’Encres Vives et de ses collections. Le catalogue établi par Jean-Marie David-Lebret sur le site web d’Encres Vives, bien que déjà fourni, présente des lacunes, d’autant plus nombreuses que l’on remonte dans le temps. Georges Cathalo m’a envoyé il y a quelques jours un catalogue chronologique recensant plus de 150 recueils de poèmes publiés par Encres Vives dans la période 1963-1983, 400 numéros environ étant paru dans la période postérieure. 
Le numéro de janvier 2024 sera le 529ème, suggérant d’ailleurs qu’un nombre significatif de recueils de la période 1963-1983 ont été publiés dans des collections annexes, hors série principale. Il faut savoir que dans les années 1970, Encres Vives était aussi une revue d’idées, prise dans les débats qui agitaient la communauté littéraire, notamment autour de la revue Tel Quel et de ses évolutions rapides à travers différents courants de pensée et orientations politiques. Cela n’est qu’au début des années 1970 qu’Encres Vives se stabilise, à travers notamment la relation nouée avec le GFEN (Groupe français d’éducation nouvelle), et l’arrivée dans le comité de rédaction de Gilles Lades, Michel Ducom, Chantal Danjou, Jean-Louis Clarac, Annie Briet et Jacqueline Saint-Jean, personnes qui pour la majorité sont encore présentes dans le comité de rédaction d’aujourd’hui.
Vingt ans plus tard, au milieu de la décennie 1990, apparaissent les deux collections Lieu et Encres Blanches, totalisant au jour d’aujourd’hui, respectivement, ≈400 et ≈800 recueils de poèmes, écrits par, resp., ≈160 et ≈300 auteurs. C’est au total plus de 400 poètes qui ont été publiés dans la revue et ses collections depuis le début des années 1980, le bilan global, incluant les vingt années précédentes, tournant autour de 500 auteurs (une recension exacte reste à faire), dont un nombre non-négligeable se sont fait un nom dans le milieu poétique. Plus que les chiffres eux-mêmes, c’est la constance avec laquelle Michel Cosem a mené son entreprise de diffusion de la poésie pendant plus de 60 ans qui impressionne. Encres Vives, au même titre d’ailleurs qu’un certain nombre de revues de poésie au long cours encore en activité aujourd’hui, c’est l’entreprise d’une vie, s’enracinant dans une démarche militante de libération de la parole par la poésie, revendiquée comme outil de désaliénation de la société de consommation imposée par la classe dominante. Car, pour Michel Cosem, c’est la Parole avant tout ! Et Encres Vives, en tant que lieu de création de la Parole libre, et malgré la modestie de sa présentation, en est la parfaite incarnation.
Pourquoi avez-vous décidé de reprendre Encres Vives ?
Comme de nombreux poètes qui ont dû leur élan initial en poésie à l’existence d’Encres Vives, je n’ai pu m’empêcher, apprenant la mort de Michel Cosem (décédé le 10 juin 2023), de me dire qu’une pareille entreprise méritait d’être reprise et poursuivie, si ce n’est encore amplifiée. Encres Vives est un monument dans le paysage de la poésie française, tant par la personnalité de son fondateur, à la sincérité et à la générosité éprouvées, que par la dimension cyclopéenne du corpus de poèmes réuni en son sein. Beaucoup doivent leur persévérance à écrire et publier à Encres Vives, sans laquelle ils se seraient rapidement découragés dans un paysage éditorial par nature contraint du fait des coûts de fabrication élevés du livre classique (qui ont encore bondi), et du faible nombre d’acheteurs potentiels. Grâce à Encres Vives, une brochure bon marché permettant une publication à bas coût, et offrant aux auteurs un lectorat d’abonnés par définition fidèles, le paysage poétique français est plus riche et diversifié qu’il ne l’aurait été sans cela. Paul Sanda qui, avec sa compagne Rafael de Surtis, fait de magnifiques livres, m’a dit un jour m’avoir édité après avoir téléphoné à Michel Cosem. Encres Vives a été pour beaucoup d’entre nous un tremplin et, ne serait-ce que par respect pour son fondateur, et par foi dans l’avenir de la poésie, dans une époque qui reste désespérément sombre, il m’a paru impensable que quelqu’un ne reprenne pas le flambeau. La proximité de la retraite, avec plus de temps disponible, m’a incité à tenter l’aventure. Quelques échanges téléphoniques avec Gilles Lades, puis, en octobre dernier, une réunion chaleureuse à une petite dizaine dans la maison Lotoise du poète près de Figeac, accueillis par sa compagne Annie Briet, ont fait le reste. Nous allons tenter de maintenir l’élan.
Quelle est la ligne éditoriale actuelle ? Combien y a-t-il de collections ? Allez-vous conserver ces éléments ?
Parlant de l’Encres Vives d’aujourd’hui, voici ce qu’en disait Michel Cosem : « Tout en demeurant dans un format modeste Encres Vives continue d’attirer, de retenir, d’influencer des générations nouvelles, en faisant preuve à la fois d’exigence et d’ouverture. C’est là je pense une volonté affirmée qui regarde plus certainement vers l’avenir que vers le passé. » Cela sera aussi notre ligne éditoriale : exigence et ouverture, loin de toute chapelle et de toute idée préconçue. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls, de nombreuses revues aujourd’hui peuvent s’honorer de maintenir le flambeau allumé, dans un esprit d’indépendance et de liberté. Nous essaierons de nous inscrire au mieux dans le concert de la Parole poétique d’aujourd’hui, dans une démarche qui ne peut être que collective. Pour les collections, elles resteront Lieu, que les voyageurs impénitents que sont de nombreux poètes apprécient tant, et Encres Blanches, ouvrant la voie de la publication à de jeunes poètes. La seule différence est que nous inclurons dans l’envoi aux abonnés des numéros de la revue, trois par trois tous les trois mois, alternativement un Lieu et un Encres Blanches, histoire de faire découvrir les collections et inciter les abonnés à acheter, à tarif réduit, d’autres numéros de ces collections.

Pourquoi la poésie ? Pourquoi vous être engagé dans cette aventure ?
Pourquoi la poésie, c’est une vieille histoire, qui remonte à l’enfance. Une joie ineffable à revenir, après mes études, passer mes étés dans le mas de famille, entre Avignon et Arles, sous l’emprise d’un sentiment d’émerveillement au sein de cette nature bruissant au vent, ces grands platanes du jardin berçant de leur souffle la mémoire des nuits. Des états frôlant l’extase, sur le fond d’une passion pour la musique de Bach, favorisée par la pratique du piano, et de la lecture de quelques poètes qui ont marqué ma jeunesse : Éluard, puis Char, puis Bonnefoy, surtout Bonnefoy, ce poète des clairs-obscurs qui m’a tellement intéressé. Je n’ai pas beaucoup lu de poésie, mon métier de chercheur m’a longtemps absorbé. Et finalement il n’y a que dans le « faire » que je me trouve bien. J’ai créé un master de planétologie, proposé des missions spatiales à destination de Vénus ou de Mars, un instrument pour une mission en cours vers Mercure, élaboré des hypothèses pour un changement climatique précoce sur Mars, créé pour un temps un département « Sciences de la Planète et de l’Univers » à Paris-Saclay réunissant astrophysiciens, géophysiciens et climatologues d’une dizaine de laboratoires de recherche, dirigé un laboratoire de géosciences à Orsay. Et jamais, durant toutes ces années, je n’ai cessé d’écrire de la poésie, même si j’en lisais assez peu par manque de temps.
Cette aventure, en poésie, est de la même nature que celles que j’ai tenté de mener dans ma vie de chercheur, avec plus ou moins de réussite. Fédérer autour de grands projets, faire rêver, agir en dehors des circuits institutionnels trop rigides (avec tous les inconvénients que cela comporte en termes d’efficacité immédiate). La poésie, dans ma vie, rejoint en quelque sorte la science. C’est une nouvelle étape, dans un autre champ. Là aussi, il y a un groupe à fédérer, des talents à révéler, des ponts à construire, en particulier entre poésie et musique, cela me tient à cœur. On verra bien.
Peut-on dire que la période est difficile pour les petits éditeurs ? Encres vives est-elle en danger ?
Je n’ai pas les chiffres en tête, mais la poésie, me semble-t-il ne se porte pas si mal. Il doit paraître pas loin d’un recueil par jour en moyenne, ou de cet ordre, non ? Et je crois que les ventes sont en hausse. En tous cas, la flamme brûle, même si elle n’éclaire qu’une toute petite minorité de citoyens. Il faudrait voir plus grand, que les éditeurs et revuistes se fédèrent au niveau national et trouvent des relais au plus haut niveau de l’État, des relais pour promouvoir un vrai apprentissage de la poésie à l’école, je parle de la vraie poésie, celle qui a la réputation d’être difficile et qui est au contraire celle qui part du plus profond et du plus vrai en nous, celle qu’entendait et parlait Michel Cosem immergé dans la pulsation de son Occitanie tant aimée. Souhaitons que notre ministre de la culture entende cette poésie-là. Mais c’est peut-être une utopie, sans doute la poésie ne sauvera-t-elle pas le monde malheureusement. Alors entretenons juste la flamme pour des jours éventuellement meilleurs.
Je ne crois pas qu’Encres Vives soit en danger. On n’a pas pour l’instant tout à fait autant d’abonnés qu’on l’espérait, même si l’on se rapproche de notre objectif. Cela va aller, on va repartir de toute façon, c’est l’essentiel. Nous avons déjà quelques beaux projets de recueils dans nos tiroirs. Et puis nous sommes une équipe : Annie Briet, la compagne de Michel Cosem, Catherine Bruneau, ma compagne, Jean-Marie David-Lebret pour le site web, et encore les compagnons historiques d’Encres Vives que sont, outre Annie Briet, Gilles Lades, Jean-Louis Clarac, Jacqueline Saint-Jean, Christian Saint-Paul, Michel Ducom. On réussit mieux à plusieurs que seul, pourvu que l’atmosphère soit bienveillante, et elle l’est.
Quelles seront vos premières actions ? Et les suivantes ?
Reprendre le fil des publications de la revue, calibrer un peu mieux la fréquence de publication des collections en fonction des recueils reçus et de notre capacité à les diffuser efficacement, identifier des médiathèques intéressées. Se rapprocher de la Maison de la poésie Jean Joubert de Montpellier, si possible aussi du festival Voix Vives de Sète, mettre en place des événements, lectures ou lectures-concerts, avec les recherches de financement que cela impose à l’échelle du territoire. Donc, tisser la toile, également d’ailleurs en région toulousaine. Les actions suivantes, je ne sais pas encore, nous verrons. À chaque jour suffit sa peine.
Mais en premier lieu, dans les semaines qui viennent, recueillir d’autres abonnements pour être mieux ancrés dans la communauté, et pour que nos auteurs aient plus de lecteurs.

Continuer Encres Vives

 

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Présentation de l’auteur

Éric Chassefière

Né en 1956 à Montpellier, Éric Chassefière est astrophysicien, spécialiste de l’étude des planètes, et historien des sciences. Il est Directeur de recherche au CNRS, et a
été Professeur chargé de cours à l’École Polytechnique. Il écrit depuis l’enfance, et a publié une cinquantaine de recueils de poésie. Il a obtenu le prix Xavier Grall en
2022. Il est membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix, chroniqueur régulier pour la revue Diérèse, et membre du comité de la revue en
ligne Francopolis.

Bibliographie

Ses derniers recueils publiés sont, chez Rafael de Surtis : Sentir (2021), La part d’aimer (2022), Palermo (2023), chez Alcyone : L’arbre chante (2021), La part silencieuse (2023), chez Sémaphore : Le jardin d’absence (2022), Faire parler son âme (2023), chez Encres vives : Le partage par la musique (2019), Moments poétiques (2021).

Autres lectures

Éric Chassefière, La présence simple des choses 

Composé de cinq « déplacements », eux-mêmes composés de 2 ou 3 suites (dont le titre compte toujours trois substantifs) parfois d’une certaine longueur, le recueil est consacré à la simplicité des choses ce qui [...]

Éric Chassefière, Le peu qui reste d’ici

Quatre suites composent Le Peu qui reste d’ici : Serrer le poing comme le poème, Une vie dessous, Rejoindre la mer et Os et souffle mêlés… Même si l’instant est avare de compliments, [...]

Éric CHASSEFIÈRE, Échos du vent à ma fenêtre

Le éditions Alcyone ont publié là un très beau petit livre, que les proses poétiques d’Éric Chassefière méritent tout à fait. N’ayant pas toujours le temps de lire les livres qui, je l’avoue, [...]




Rencontre avec Cécile Guivarch : De la terre au ciel

Cécile Guivarch est poète, et créatrice d'une revue de poésie incontournable, qu'elle diffuse généreusement, et où elle crée le lieu d'u. travail pluriel, et de publications ouvertes à de multiples voix, Terre à ciel. Elle a publié plus d’une dizaine de recueils depuis 2006 ; parmi ses dernières publications, citons : Un petit peu d’herbes et de bruits d’amour, éditions l’Arbre à paroles, 2013, Du soleil dans les orteils, éditions La porte, 2013, Renée, en elle, éditions Henry, 2015, S’il existe des fleurs, éditions l’Arbre à paroles, 2015, Sans abuelo Petite, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2017, et dans de nombreuses revues comme Contre-Allées, Décharge, Sitaudis, Incertain regard et participé à plusieurs anthologies et recueils collectifs. Nombreux sot donc ses engagements, limpide son sourie. Elle a accepté de répondre à nos questions. 

Cécile, tu as créé le site de poésie en ligne Terre à ciel. Quand, et surtout pourquoi ? Comment t’est venue cette envie de porter et d’offrir ainsi gracieusement la poésie ?

Chère Carole, Terre à ciel est née en 2005. Dix-huit ans ! Cette aventure est donc arrivée à sa majorité. Je n’en crois pas vraiment mes yeux, mes oreilles. Et pourtant. Au départ, j’avais pour projet d’offrir aux internautes un site de poésie dans lequel on aurait pu trouver une grande majorité de poètes contemporains. J’imaginais une sorte d’encyclopédie. En cliquant sur le nom d’un poète on peut lire des extraits de ses livres, sa biographie, sa bibliographie. J’avais envie de donner envie aux internautes de lire de la poésie.

De découvrir des auteurs, des univers. De leur donner la soif d’en découvrir plus. De pouvoir assouvir leur soif. Cela m’est venu de mes propres recherches en poésie. Au début des années 2000, j’ai découvert l’œuvre de Roberto Juarroz puis celle de Paul Celan. Ces poètes m’ont éclairée sur ce que la poésie pouvait m’apporter, sur ce qu’elle pouvait apporter à d’autres. A partir de ce moment, j’ai voulu tout savoir de la poésie, alors je suis allée dans les librairies, les médiathèques et j’ai cherché sur le net tout ce que je pouvais lire. J’avais surtout envie de découvrir des poètes contemporains et au début des années 2000 il n’existait que peu de sites de poésie. C’est de ce manque qu’est née Terre à ciel.    Je pensais qu’en quelques mois j’aurais répertorié tous les poètes contemporains existants, mais dix-huit ans plus tard ce n’est pas vraiment fini ! Et c’est bon signe ! La poésie est vivante ! La poésie est en mouvement.
Comment conçois-tu tes numéros ? Et comment Terre à ciel a-t-elle évolué ?
Au départ, Terre à ciel était donc conçue pour être un site personnel, un répertoire de poètes contemporains. Mais vite j’ai eu envie de parler de mes lectures, d’y intégrer des notes de poésie, de publier des voix amies émergentes… Des personnes ont commencé à m’envoyer des contributions que j’ai accepté de publier. Je trouvais que cela permettait d’élargir ma vision de la poésie. Puis vers 2009, je crois, des amis poètes, je nomme Sophie G. Lucas et Sabine Chagnaud, m’ont demandé s’il était possible de m’aider… C’est comme cela que Terre à ciel est devenue une équipe… C’est comme cela que nous avons commencé à fonctionner comme une revue. D’autres personnes nous ont rejoints par la suite… Sabine Huynh, Roselyne Sibille, Armand Dupuy, Roland Cornthwaith, Christine Bloyet, Mélanie Leblanc, Jean-Marc Undriener, Clara Regy, Isabelle Lévesque, Florence Saint-Roch, Françoise Delorme, Sabine Dewulf, Olivier Vossot  et tout récemment Justine Duval… Certains membres ont été de passage et ont apporté énormément à la revue. D’autres traversent les années à mes côtés et c’est un plaisir. Nous concevons les numéros tous ensemble. Déjà par le choix des jeunes poètes que nous mettons en avant. Nous recevons des contributions par la boîte de contact du site ou parfois nous sollicitons des extraits auprès de poètes que nous remarquons. Puis nous concevons les numéros au fil des rencontres, dans les festivals, les salons, au fil de nos lectures, de nos découvertes.  Des contributeurs extérieurs nous font également des propositions. Nous restons ouverts, c’est cela qui fait l’esprit de Terre à ciel.

Clip a été réalisé à partir du recueil Tourner Rond écrit par Cécile Guivarch et édité par la ©ollection Petit Va ! En 2023. Lecture par l’auteure enregistrée en 2023. Création sonore Rémy Peray. Réalisation et montage L'écrit du son.

© Centre de créations pour la jeunesse Collection Petit Va !

Tu es poète. Pourquoi la poésie ?
La poésie car elle sert à exprimer ce que je ne pourrais faire sans elle. La poésie est le moyen de rendre compte des plus profondes émotions et sensations. De les libérer. Elle est l’écriture du corps autant que celle de l’âme. Elle permet également d’avancer, d’ouvrir l’esprit, d’accepter ce qui fait peur. Elle garde l’empreinte du présent mais se souvient aussi du passé, de ceux qui nous ont précédés. Elle permet une grande liberté et un constant travail sur la langue. La poésie est vraiment riche et vivante. Elle aide à mieux vivre.

La poésie peut-elle affirmer, et donner à voir, une fraternité, est-elle le lieu d’un rassemblement humaniste qui dépasse toute frontière ?
Oui, j’en suis assez convaincue. La poésie permet de rassembler. La poésie n’a pas de frontière et en même temps elle rend compte de ce qui se passe dans le monde. La poésie est un relai, elle témoigne. Je suis presque convaincue que si tous les enfants lisaient de la poésie, peut-être il y aurait moins de haine dans ce monde, moins de guerres. Je dis « presque convaincue » car est-il possible de refaire l’homme ?
Que peut-elle transmettre ?
Elle peut transmettre de beaux messages. Aider à mieux vivre. Accepter ce qui est inacceptable. A comprendre. Elle aide à réfléchir. Car si on ne comprend pas toujours un poème, il infuse en nous une réflexion. Nous amène à nous questionner là où on ne se posait plus de questions. Elle nous prépare à perdre aussi. La poésie parle de la vie mais aussi de la mort.

La revue de poésie en ligne Terre à ciel - https://www.terreaciel.net/

Penses-tu qu’elle soit lue, et fréquentée, surtout par les plus jeunes ?
Pas suffisamment à mon goût. Déjà remarquons que les rayons poésie dans les librairies ne sont pas forcément les plus garnis, et ne représentent pas toujours ce qui s’écrit de nos jours en poésie. Heureusement au programme du bac de français est entrée la poétesse Hélène Dorion. Certains professeurs font du bon travail auprès des plus jeunes et ont compris l’intérêt de le faire. Je pense par exemple au travail que Michel Fievet, professeur de poésie et éditeur à L’Ail des ours, a fait avant son départ en retraite auprès des jeunes. Mais je pense aussi que la plupart des professeurs de français ne connaissent pas suffisamment la poésie contemporaine, ou n’osent pas assez sortir du programme de l’Éducation nationale. Or la poésie, c’est un entrainement.
Et les jeunes auraient bien besoin d’elle. Je salue le beau travail du Central National pour l’Enfance de Tinqueux qui organise des événements autour de la poésie pour les jeunes et publie revues et livres qui leur sont dédiés. Je pense par exemple au travail de Bernard Friot qui écrit pour les jeunes. Sabine Zuberek Kotlarczik et Sabine Dewulf ont également créé le Prix Pierre Dhainaut du Livre d'artiste dans l'Académie de Lille, qui s'adresse à tous les élèves depuis la primaire (CM1-CM2) jusqu'au lycée, en 1ère. C’est une superbe initiative pour faire lire de la poésie aux jeunes, surtout lorsque l’on sait qu’elles voudraient l’étendre au niveau national. Et j’oubliais, j’ai été lauréate du Prix Poésyvelynes en 2017 pour mon livre S’il existe des fleurs, paru aux éditions L’Arbre à paroles, ce prix est l’occasion pour des collégiens lecteurs de décerner un prix à un livre de poésie et donc de la diffuser. Nous avions été heureux avec mon éditeur quand nous sommes allés à la remise du prix de constater qu’un élève avait dérobé un livre sur l’étalage, nous aurions pu crier « Au voleur ! » mais non ! Nous étions heureux que la poésie intéresse cet élève. Je pense aux salons, aux festivals de poésie, mais qui ne sont peut-être pas assez fréquentés en dehors d’un public d’avisés… mais l’espoir n’est pas vain… car dans ces endroits parfois des rencontres se font avec des personnes qui ne connaissaient pas la poésie. Espérons gagner ainsi de nouveaux lecteurs !    
As-tu des témoignages, des retours de lecteurs ?
Oui, de nombreux témoignages. Les lecteurs de Terre à ciel sont contents d’y trouver beaucoup de choses à lire. Notamment on me parle beaucoup de l’esprit d’ouverture de Terre à ciel et d’y trouver des idées de lectures.
Comment diffuser la poésie, plus encore, et permettre aux gens de se rassembler autour du poème ?
Déclamer dans la rue ! Distribuer des poèmes dans les boîtes aux lettres. Lire un poème chaque soir au JT de 20 heures ! Mettre à disposition des poèmes dans les salles d’attente. La RATP le fait déjà avec son concours de poèmes. Je trouve cela formidable ! Il devrait y avoir un poème affiché à chaque coin de rue, dans toutes les vitrines, sur toutes les boîtes aux lettres ! Soyons nous-mêmes des poèmes !
Les guerres se multiplient sur la planète. Comment la poésie peut-elle aider à l’édification d’un monde pacifique et serein ? Que peut le poème ?
Les guerres… Nous poètes nous assistons. Impuissants. Témoins. Nous écrivons. Crions. Décrions. Dénonçons. J’ai l’impression que nous sommes si petits face à ces horreurs, face à ces guerres qui sans cesse recommencent. Je ne sais pas si le poème peut beaucoup pour la pacification. Ou alors il faudrait que ce soit la poésie qui passe au JT de 20 heures. Et non pas la guerre. Notre monde, les médias, ne nous font voir que les mauvaises choses, on nous maintient dans un climat constant de peur et de haine. Je suis convaincue que si les médias nous montraient la beauté du monde, la richesse des interactions entre les hommes, la bienveillance et l’altruisme, le monde serait bien plus beau. Car le monde est beau si on le regarde de plus près et dans ce qu’il a de beau.  
Et demain ? Des numéros particuliers en vue, des actions ? Ta poésie ?
Cela continue. Le prochain numéro est pour mi-décembre. Il y aura notamment une anthologie organisée par Florence Saint-Roch : « Brasser les cartes ». Ensuite ce sera le numéro d’avril puis celui de l’été. Nous sommes passés de 4 numéros annuels à 3. C’est du travail, de l’investissement et nous avons nos vies personnelles et professionnelles. Pour ma poésie, je viens de publier trois livres cette année : Tourner rond, dans la collection Petit VA ! du centre national pour la poésie jeunesse de Tinqueux, un livre qui a été écrit notamment en réaction à la guerre en Ukraine. Sa mémoire m’aime, aux éditions des Carnets du Dessert de Lune, un livre sur les deux dernières années de vie de ma maman atteinte d’Alzheimer. Partir vient tout juste de paraître à L’Atelier des Noyers, un livre en collaboration avec l’artiste Alexia Atmouni, très beau. Et voilà, la suite s’écrit en marchant. Merci Carole !     
Merci Cécile ! 

Présentation de l’auteur

Cécile Guivarch

Cécile Guivarch est franco-espagnole, née près de Rouen en 1976. Elle vit actuellement à Nantes où elle anime le site de poésie contemporaine Terre à Ciel.

Bibliographie

Prix Yves Cosson 2017 pour l’ensemble de l’œuvre

  • Terre à ciels, Les Carnets du Dessert de Lune, 2006
  • Planche en bois, Contre-Allées, Poètes au potager, 2007
  • Te visite le monde, Les Carnets du Dessert de Lune, 2009
  • Coups portés, Publie.net, 2009
  • La petite qu’ils disaient, Contre-Allées, Collection Lampe de poche, 2011
  • Le cri des mères, La Porte, 2012
  • Un petit peu d’herbes et des bruits d’amour, L’Arbre à paroles, 2013
  • Vous êtes mes aïeux, éditions Henry, 2014
  • Du soleil dans les orteils, La Porte, 2013
  • Regarde comme elle est belle, Le petit flou, 2014
  • Le bruit des abeilles, La Porte, 2014 (avec Valérie Canat de Chizy)
  • Gestes printaniers / Xestos primaverais, Amastra-n-gallar, 2014 (traduction Emilio Araúxo)
  • Felos au galop / Felos ao galop, Amastra-n-gallar, 2014 (traduction Emilio Araúxo)
  • Renée, en elle, éditions Henry, 2015
  • S’il existe des fleurs, L’Arbre à paroles, 2015, prix des collégiens Poesyvelynes 2017
  • Sans Abuelo Petite, Les Carnets du Dessert de Lune, 2017
  • Cent au printemps, Les cahiers du loup bleu, Les lieux dits éditions, 2021
  • C’est tout pour aujourd’hui, La tête à l’envers, 2021, Sélection Prix francophone international du Festival de la poésie de Montréal 2022
  • Tourner rond, Petit Va !, Centre culturel de la poésie jeunesse Tinqueux, 2023
  • Sa mémoire m’aime, Les carnets du dessert de lune, 2023
  • Partir, L'atelier des Noyers, 2023

Participation à des anthologies et recueils collectifs :

  • Avec tes yeux, éditions en forêt, em verlag
  • La fête de la vie n°5, éditions en forêt, em verlag
  • Creuser les voix, éditions Samizdat, 2012
  • Métissage, L’arbre à paroles, 2012
  • Momento nudo, L’arbre à paroles, 2013
  • DUOS – 118 jeunes poètes de langue française né.e.s à partir du 1970,
    Anthologie dirigée par Lydia PADELLEC, Bacchanales, 2018
  • Sidérer le silence – poésie en exil, dirigée par Laurent Grison, éditions Henry, 2018
  • La Beauté - Éphéméride poétique pour chanter la vie, Editions Bruno Doucey, 2019
  • Le Système poétique des éléments, 118 poètes, éditions invenit, 2019
  • Polyphonie pour Antoine Emaz, Hors série 2019 N 47 Revue de poésie, 2019
  • Nous, avec le poème comme seul courage – 84 poètes d’aujourd’hui, éditions Le Castor Astral, 2020
  • Le désir en nous comme un défi au monde – 94 poètes d’aujourd’hui, éditions Le Castor Astral, 2021
  • Quelque part, le feu, éditions Henry, 2023

Autres lectures

Cécile Guivarch, Renée en elle

« Renée, mon aïeule », ce sont les premiers mots du récit bouleversant que nous livre Cécile Guivarch et déjà avec ce titre Renée, en elle, toute la présence puissante de cette aïeule dans le corps [...]

Le prix Yves Cosson 2017 : Cécile Guivarch

La rencontre de Cécile Guivarch avec l’écriture du poète argentin Roberto Juarroz a été fondamentale, ce fut pour elle la découverte de la poésie contemporaine facilitée ensuite grâce à des sites comme celui [...]

Cécile Guivarch, Sans abuelo Petite

Cécile Guivarch dans nombre de ses recueils creuse la question de la lignée, des transmissions d’une génération à la suivante. Comment existe-t-on dans ce mouvement ? Comment à partir des absences ,des silences,  des [...]

Cécile Guivarch, Cent ans au printemps

Se souvenir nous met au monde Pour Cécile Guivarch Comment garder ceux qui partent à jamais, si ce n’est en voyageant encore avec eux, les invisibles, dans « la barque » des [...]

Cécile Guivarch, Cent ans au printemps

C’est presque rien. Pendant trente pages, avancer la main dans la main de Dédé Guivarch, ou plutôt : Grand-père marche vers moi me cueillir dans le verger C’est son souvenir [...]

Cécile Guivarch, Sa mémoire m’aime

Le livre, de totale empathie, eût pu s’intituler « Le livre de ma mère » car ici respire l’hommage d’une fille à sa mère, dont l’attachement précieux a subi, en fin de parcours, le travail [...]

Rencontre avec Cécile Guivarch : De la terre au ciel

Cécile Guivarch est poète, et créatrice d'une revue de poésie incontournable, qu'elle diffuse généreusement, et où elle crée le lieu d'u. travail pluriel, et de publications ouvertes à de multiples voix, Terre à [...]




Rencontre avec Fawzia Zouari : Écrire par dessus les frontières

Ecrivains et journaliste Franco-tunisienne, Fawzia Zouari est l'auteure de nombreux romans et récits dont Le Corps de ma mère (Joëlle Losfeld, 2016), Gallimard, Folio, 2018, qui a obtenu le prix de la Francophonie. Elle a obtenu également le grand prix tunisien de la littérature, le Comar d'or pour son roman La Deuxième épouse en 2007. Elle interroge le rapport à la tradition et le statut des femmes dans les pays du Maghreb, condition féminine qu'elle soutient et promeut en fondant le Parlement des écrivaines francophones, dont le première réunion s'est déroulée à Orléans, les 26, 27 et 28 septembre 2018, en présence de plus de 70 écrivaines venues des cinq continents venues pour débattre sur la condition des femmes dans le monde, et leur place sur la scène publique, politique. 

Faouzia Zouari, vous êtes romancière et journaliste. Vous avez publié de nombreux romans, certains distingués par la critique et des prix prestigieux. Tous ont pour socle la condition des femmes dans le monde musulman. En quoi et comment la littérature vous a-t-elle permis de dénoncer leur place dans une société patriarcale ?
Je ne me souviens pas, ni ne crois avoir demandé expressément à la littérature de « dénoncer » ou de revendiquer. Cela s’est passé tout seul. De part mes origines, mon itinéraire, ma condition de femme du Sud, les mots disaient spontanément mon être au monde, mes peurs ancestrales, mes craintes et mes espoirs. La fiction se faisait d’office l’écho de la réalité. En cela, elle dénonce toute seule, entre les lignes, en dehors de tout engagement conscient.
C’est cela-même sa magie. Et c’est de la sorte que le roman des femmes insère automatiquement et naturellement le combat des femmes.
Pour le reste, et alors que je n’osais même pas me dire « féministe » au siècle dernier, l’actualité, le retour du bâton, l’islamisme et, plus particulièrement, le recul des droits des femmes dans beaucoup de pays m’ont poussée sur le « ring » si je puis dire.  Via le journalisme et les essais, cette fois. J’y ai pris part aux débats, aux manifestations, au militantisme actif. Romancière et essayiste, ce sont là deux casquettes pour une même tête.
Écrire est-ce résister ? Est-ce tenter de changer le monde ?

Rencontre avec Fawzia Zouari au Parlement des écrivaines francophones.https://www.parlement-ecrivaines-francophones.org/

L’été dernier, je marchais tous les jours avec un ami le long de la plage en bavardant. On a appelé ça « Les entretiens de la mer ». Et l’ami en question me disait, chaque fois que je développais une théorie ou avançais une réponse aux problématiques et aux crises actuelles : « Tu es sur les chemins de l’impossible ». Et l’impossible pour lui, c’est affirmer qu’on peut résister à la déferlante du religieux, c’est croire que la paix s’imposera, c’est avoir foi en l’universalisme, en l’altérité, en une révolution laïque dans le monde musulman.  Ecrire c’est probablement mener cette bataille de l’impossible et cette utopie de changer les choses un jour...
Est-ce que l’écriture romanesque diffère de l’écriture poétique ?
J’ai toujours aimé la poésie que je trouve supérieure à la fiction. Voilà un genre qui dit tant en si peu de mots, qui résume l’essentiel en une strophe, qui pêche le sens en un seul bond dans les profondeurs. C’est la musique de fond du monde sans laquelle nous mourrons de désharmonie.

Fawzia Zouari, Rencontre lors du festival Littératures Itinérantes au Maroc, à Fès. en octobre 2022.

En 2018 vous créez le Parlement des Écrivaines Francophones à Orléans, une plateforme qui a pour objectif de « faire grandir et de promouvoir la cause et la voix des femmes ». Pourquoi cette initiative ?
Il s’agit avant tout d’une aventure intellectuelle regroupant des auteures qui ont en commun le fait d’être femmes et d’écrire française. Son but est de mettre en exergue la littérature féminine, créer une solidarité entre les auteures, affirmer qu’il existe un écrire- ensemble au féminin et une voix commune habilitée à défendre la cause des femmes mais aussi à s’exprimer sur les affaires du monde. C’est en cela que nous publions régulièrement dans la presse des tribunes pour soutenir des écrivaines ou des journalistes emprisonnées ou en danger, ou pour dénoncer le sort fait aux femmes dans des pays comme l’Iran ou l’Afghanistan. Mais nos combats se situent aussi sur d’autres terrains : nous dénonçons les guerres, les intégrismes, le racisme, les saccages de la nature, par exemple. Nous avons également à notre actif plusieurs publications dont trois volumes d’anthologies listant les écrivaines et un ouvrage collectif, Corps de filles, corps de femmes, publié aux éditions des Femmes. Sans compter certaines « prestations » comme le « cabaret des écrivaines » ou le « Procès » qui met en scène une quinzaine de parlementaires autour du thème : « Les écrivaines sont-elles des femmes dangereuses ». 

Clôture des Voix d'Orléans, le 11 octobre 2021. 

Et demain, quels sont vos projets, personnels, mais aussi ceux du PEF ?
Pour le moment, nous sommes sur deux grands projets : le premier est un ouvrage sur l’histoire féminine des migrations, l’autre une rencontre en Martinique autour de l’œuvre d’Aimé Césaire. L’un et l’autre projet s’inscrivent dans la volonté du PEF de parer à l’inégalité mémorielle qui a fait en sorte que l’Histoire (y compris celles des migrations) a été jusque-là écrite et racontée par les hommes, et de revisiter la pensée de certains grands intellectuels d’un point de vue féminin.
Quant à mes projets personnels, je termine un livre qui s’intitule Rebelles d’Islam et commence un Dictionnaire amoureux de la Tunisie.  En attendant le retour au roman, ce territoire de liberté et de rêve total portant en lui ce beau paradoxe : il repose de tout, et engage à tout, laisse les mots penser à la place des idées (sic).

Présentation de l’auteur

Fawzia Zouari

Fawsia Zouari naît à Dahmani, à une trentaine de kilomètres au sud-est du Kef, au sud-ouest de Tunis, au sein d'une fratrie de six sœurs et quatre frères. Son père est un cheikh, propriétaire terrien et juge de paix. Elle est la première des filles à ne pas être mariée adolescente et à pouvoir mener des études. En 1974, elle obtient son baccalauréat, puis poursuit ses études à la faculté de Tunis.

En septembre 1979, elle s'installe à Paris pour son doctorat en littérature française et comparée de l'université Sorbonne-Nouvelle.

Elle travaille durant dix ans à l'Institut du monde arabe — à différents postes dont celui de rédactrice du magazine Qantara — avant de devenir journaliste à l'hebdomadaire Jeune Afrique en 1996.

La Caravane des chimères, publié en 1989 et qui reprend le sujet de sa thèse, est consacré au parcours de Valentine de Saint-Point, petite-nièce d'Alphonse de Lamartine, égérie du futurisme, qui a voulu réconcilier l'Orient et l'Occident, et s'est installée au Caire après s'être convertie à l'islam. Ses ouvrages suivants évoquent, pour la plupart, la femme maghrébine installée en Europe occidentale. Ce pays dont je meurs, publié en 1999 et inspiré d'un fait divers, raconte de façon romancée la vie de deux filles d'ouvrier algérien, déracinées aussi mal à l'aise dans leur société d'origine que dans leur pays d'accueil. La Retournée, roman publié en 2002, narre sur un ton ironique la vie d'une intellectuelle tunisienne vivant en France et qui ne pourrait plus retourner dans son village natal. Elle imbrique dans ce récit des termes arabo-berbères, sans équivalent sémantique exact en français ; cet ouvrage est réédité en version de poche en 2006. La même année paraît La Deuxième épouse, mettant en scène trois femmes maghrébines fréquentées simultanément par le même homme, et inspiré là encore d'un fait divers.

Le 6 décembre 2016, elle reçoit le prix des cinq continents de la francophonie, pour son livre Le Corps de ma mère. Elle avait déjà reçu une mention spéciale dans le cadre de ce prix en 2003, pour le roman La Retournée. La Deuxième Épouse se voit décerner en 2007 le Comar d'or, principale distinction littéraire en Tunisie.

© Crédits photos Bruno Klein.

Bibliographie 

En allemand

  • Das Land, in dem ich sterbe : die wahre Geschichte meiner Schwester, Berlin, Ullstein Taschenbuchvlg, 2000, 169 p.

En français

  • La Caravane des chimères, Paris, Éditions de l'Olivier Orban, 1990, 345 p.
  • Ce pays dont je meurs, Paris, Ramsay, 1999, 189 p. 
  • La Retournée, Paris, Ramsay, 2002, 320 p. 
  • Le Voile islamique : histoire et actualité, du Coran à l'affaire du foulard, Lausanne, Éditions Favre, 2002, 196 p. 
  • Pour en finir avec Shahrazad, Tunis, Cérès, 2003, 137 p. 
  • Ce voile qui déchire la France, Paris, Ramsay, 2004, 268 p. 
  • La Deuxième épouse, Paris, Ramsay, 2006, 321 p. 
  • Pour un féminisme méditerranéen, Paris, L'Harmattan, 2012, 102 p. 
  • Je ne suis pas Diam's, Paris, Éditions Stock, 2015, 158 p. 
  • J'ai épousé un Français, Paris, Éditions du Rocher, 2016.
  • Le Corps de ma mère : récit, Paris, Éditions Joëlle Losfeld, 2016, 231 p. 
  • Douze musulmans parlent de Jésus, Paris, Desclée de Brouwer, 2017, 161 p. 
  • J'avais tant de choses à dire encore : entretiens avec Fawzia Zouari, Paris, Desclée de Brouwer, 2017, 124 p.
    Entretiens avec Malek Chebel

Poèmes choisis

Autres lectures