Rencontre avec Cécile Guivarch

Entretien de Cécile Guivarch avec Matthieu Gosztola

 

Matthieu Gosztola : – Peux-tu nous parler de la façon dont l'écriture s'est imposée à toi ? As-tu des souvenirs précis ?

 

Cécile Guivarch : – Quand j’étais enfant, en classe de CM1, la maîtresse nous avait demandé d’écrire une rédaction. Quand je l’ai rendue, quand elle l’a lue, je ne sais pas si sa réaction a été démesurée ou pas mais elle s’est exclamée tout de suite, l’a lue à toute la classe, est allée trouver sa collègue dans la classe d’à côté se gonflant d’éloges et disant que pour une enfant de cet âge c’était vraiment bien écrit, etc. Cette même maîtresse m’a ensuite beaucoup encouragée dans la voie de l’écriture, me faisant écrire des poèmes, des petits contes pour le journal de l’école. Je me souviens aussi d’un jour, un inspecteur des écoles est venu dans la classe, et ce qui est marqué à vie dans ma mémoire, c’est qu’elle m’a présentée à lui en lui disant « Voici Cécile, plus tard elle sera écrivain ». Avait-elle senti là une sorte de vocation ? En tous les cas, ces mots-là sont restés en moi, ne m’ont jamais quittée. Ensuite, j’ai poursuivi ma scolarité, sans forcément écrire en dehors de mes rédactions, et pourtant j’avais toujours la meilleure note et je ne me souviens pas d’une fois où ma rédaction n’avait pas été lue devant toute la classe. L’écriture s’est vraiment imposée à moi lorsque je suis rentrée dans la vie active et que j’ai commencé à lire de la poésie contemporaine. Il y a eu alors là comme un déclic ou plutôt un choc. J’ai mesuré qu’écrire, et surtout de la poésie, me permettrait d’exprimer ce que j’avais au plus profond. 

 

– Quels sont les premiers poètes, les premières poétesses qui t'ont marquée ?

 

– Roberto Juarroz est le poète qui m’a fait prendre conscience qu’il y avait autre chose dans la poésie que ce que l’on nous avait appris au lycée, c'est-à-dire une poésie rimée où tout avait une signification mais qui n’était pas forcément la perception que chacun d’entre nous pouvait avoir. J’ai suivi la filière économique, cela explique sûrement la raison pour laquelle le programme « poésie » était si basique. Mais toujours est-il que lorsque j’ai lu Juarroz, cela m’a profondément remuée et j’ai eu le désir, la soif de découvrir plus encore de poètes contemporains. A l’époque, au début des années 2000, cela m’a été facilité grâce à l’anthologie poétique qu’avait initiée Florence Trocmé sur le site zazieweb et aussi grâce au site de Silvaine Arabo. Après est venu remue.net et beaucoup d’autres sites.

Après Juarroz, c’est Fabienne Courtade, Denise Desautels, Antoine Emaz, Jacques Ancet, André Du Bouchet, Ludovic Degroote et Thierry Metz qui m’ont vraiment marquée. Je les relis régulièrement. Et aussi Amandine Marembert dont j’avais lu des extraits dans un numéro de Contre-allées http://contreallees.blogspot.fr/ acheté par hasard dans une librairie, car à l’époque je n’étais pas au jus de toutes les revues qui existaient. J’y ai vu alors quelque chose de différent par rapport à la génération antérieure. Des poètes du monde m’ont aussi marquée ou touchée profondément, comme Nazim Hikmet, Mahmoud Darwich, Alejandra Pizarnik et Marina Tsvetaeva (notamment ses correspondances et ses carnets).

 

– La poésie a-t-elle surgi dans ta vie immédiatement comme une nécessité ? Qu'en est-il de la prose ?

 

– La poésie comme nécessité ? Oui, très certainement. En fait au départ j’avais surtout envie d’écrire. J’ai commencé par la nouvelle. Puis j’ai commencé à lire de la poésie alors j’ai essayé et je m’y suis sentie plus à l’aise. Peut-être car elle est devenue une façon pour moi de vraiment exprimer ce que j’avais au plus profond. Et puis la poésie, n’est-elle pas tout autour de nous, dans toutes choses ? La prose, je ne la dissocie pas vraiment de la poésie. La poésie, elle n’a pas vraiment de limite pour moi. Je ne sais pas trop distinguer entre les deux. L’écriture du roman ou de la nouvelle, je tente de temps en temps, mais c’est toujours de la prose ou des poèmes qui me viennent. J’en suis comme intoxiquée et ne sais pas m’en défaire. Peut-être qu’un jour j’arriverai au roman. Mais sera-t-il vraiment un roman ?

 

– Ta poésie donne vie de très belle façon à un goût prégnant pour l'oralité. Est-ce façon de faire du poème un poème à deux battants qui battent sans cesse pour que la vie entre enfin en lui ? Pour que la vie en lui soit cette pulsation qui vient du plus profond, et du plus commun, et du plus habituel, et du plus rare aussi de nos vies ?

 

– Sûrement est-ce lié à tous ces moments que j’ai passés pendue aux lèvres de ma mère ou d’autres personnes, à écouter des récits de vie et surtout ce qui s’est dit. Ma poésie je la veux et je la sens proche de tout cela. Ces langues aussi de ma vie. Entre patois normand, espagnol et  galicien. Des chocs entre ces langues. Alors la langue, l’oral, viennent se choquer dans mes poèmes qui sont aussi une façon de se vouloir au plus près de nos vies. Je ne veux pas que mes poèmes soient hermétiques ou précieux, je veux qu’ils soient vie ou histoires de vie et que chacun puisse les lire, se les approprier, entrer dedans. C’est pour cela que l’oralité prend sa place. L’oralité, chacun peut la comprendre. L’oralité c’est aussi un ancêtre de la poésie avec les troubadours… 

 

– L'écriture a très fortement partie liée chez à toi avec la filiation. Écrire, est-ce d'abord reconnaître une filiation ? Ne jamais cesser de l'établir ?

 

– Je ne peux écrire sans revenir à la filiation. Ma filiation c’est un ensemble d’histoires de vies qui m’ont toujours bouleversée. Un grand-père jamais connu mais vivant à Cuba après avoir fui le franquisme, une tante en Argentine qui a fui le franquisme, une mère élevée par sa grand-mère et non par sa propre mère et qui a fui ses terres pour travailler autre chose que la terre, un père fils unique après avoir perdu sa petite sœur, un nom breton alors qu’on ne connaît rien de la Bretagne, une double nationalité et moi dans tout cela, je suis là. Et je suis là à me demander d’où je suis vraiment. Alors, reconnaître une filiation, certainement. Mais la fouiller, ça c’est sûr. Coups portés paru chez publie.net http://www.publie.net/fr/ebook/9782814502284/coups-portes, Le cri des mères paru chez La Porte http://www.e-litterature.net/publier3/spip/spip.php?page=article5&id_article=327 et Un petit peu d’herbe et beaucoup d’amour à paraître aux éditions L’Arbre à paroles en mai 2013 en sont les témoins (des extraits sont parus sur remue.net ). Mes chantiers d’écriture en cours sont également de vastes fouilles sur la filiation et tous ces gens dans notre sang et qui nous habitent (voir sur Sitaudis http://www.sitaudis.fr/Poemes-et-fictions/vous-etes-mes-aieux-extrait.php, Recours au poème  http://www.recoursaupoeme.fr/c%C3%A9cile-guivarch/que-vous-t-fait-mes-a%C3%AFeux et Incertain regard).

 

qui vous dira mes aïeux
« n’avons cessé de penser à vous »

vos silences écoulés de cœur en cœur
vos sangs mêlés de rivières

vous reteniez votre souffle

vous n’avez jamais été aussi proches
à frémir ainsi sur nos épaules

vous êtes nos morts
le ciel vous empêche de glisser

Un petit peu d’herbe et des bruits d’amour

*
**
*

 

cette nuit vous êtes venus me voir
je dormais j’ai fait semblant de rien

vous m’avez soufflé vos malheurs
j’ai tendu l’oreille je n’ai rien compris

vos langues anciennes
vos langues chargées de langues
de vos bouches des flots de paroles

dans vos voix j’ai entendu la terreur
je me suis blottie un peu plus

le matin vous étiez partis

*

c’est ainsi que je vais dans votre sillage
les foins sont coupés les rats sont partis

je marche le longs d’allées anciennes
la même terre toujours sous mes pas

elle aurait un peu durci
elle craque par endroit

j’y vois vos visages

*

vous me venez par bribes

je me souviens enfant
des lèvres de ma mère
en ce temps là

*

vous me paraissiez loin alors
vous êtes comme arrachés

nous avons quitté vos terres

comment revenir à vous
maintenant que nous nous sommes perdus
que nos langues ne vous disent rien non plus

Vous êtes mes aïeux, inédit

 

– L'écriture est-elle un geste à jamais recommencé d'enracinement ?

 

– Oui, l’écriture permet ce geste de recommencer toujours à fouiller dans les racines, qui pour ma part sont toutes à recoller car enracinement, je ne sais pas si c’est de cela dont il s’agit, ce serait plutôt une sorte de déracinement ou alors un gros fouillis de racines à remettre en ordre pour y voir clair dans les choix, les paroles et les silences de ceux et celles qui m’ont précédée. J’accompagne l’écriture de vieilles photos, vieux courriers et aussi de recherches dans mon arbre.

 

– Ton écriture a, me semble-t-il, des liens très forts avec l'enfance. En quoi écrire est-ce retourner la terre de son enfance ? Revenir à ce geste très lent d'être dans une quête éblouie qui s'ignore elle-même, quête toujours actualisée des premiers instants sans contours, des premiers instants à jamais premiers instants ?

 

– Cela a été un véritable choc de quitter l’enfance pour moi et de ne jamais pouvoir y revenir. Je pense que beaucoup sont comme moi. J’ai eu une enfance comblée. Sans grands soucis mais avec des histoires de famille à écouter. L’enfance, malgré tout, c’est une lumière. Elle m’habite au quotidien. Mes enfants me permettent de la revivre intensément.

 

– L'écriture est-elle toujours façon de naître ? De naître à soi ? De naître au monde ?

 

– Oui, l’écriture c’est une formidable naissance. Déjà par la naissance des textes. Toujours la joie de les voir arriver au monde, de les découvrir car ce que l’on écrit nous prend toujours au dépourvu. Parfois, je me relis et je me demande si c’est bien moi qui ai écrit tel ou tel texte. Bien sûr, l’écriture me permet également de mieux prendre conscience de certaines choses qui se passent dans le monde ou qui se sont passées. Un beau texte sur la naissance c’est La tendresse de Jacques Ancet http://www.publie.net/fr/ebook/9782814504042/la-tendresse. Je ne saurai peut-être jamais l’exprimer mieux que lui.

 

– Comment est né le site Terre à ciel  http://terreaciel.free.fr/ ? Comment s'est ressentie la nécessité qui a préludé à sa naissance ?

Terre à ciel est né car j’ai moi-même passé des heures sur le net à la recherche de poésie contemporaine et du monde entier. Comme je l’ai dit plus haut, il y a eu un moment où j’ai eu envie de connaître la poésie. Enfin quand je parle d’envie, cela serait plutôt une soif. Alors j’ai rassemblé sur un site le fruit de mes recherches. Mon idée : permettre à d’autres d’accéder à la lecture de poètes, donner des liens vers d’autres sites pour que l’internaute puisse en découvrir encore plus. Comme j’avais fait du bénévolat auprès d’un atelier d’écriture nantais (Coq à l’âne http://www.ouest-france.fr/actu/actuLocale_-Coq-a-l-%C3%82ne-l-atelier-d-ecriture-grandit-_44109-avd-20121001-63703193_actuLocale.Htm), j’ai pu bénéficier de quelques heures pour comprendre comment créer un site Internet et je me suis lancée toute seule dans cette aventure, créant le site de toutes pièces. Au départ j’étais seule. Puis des auteurs ont commencé à m’envoyer des contributions. Enfin, Sabine Chagnaud et Sophie G. Lucas m’ont demandé si elles pouvaient m’aider. J’ai alors ouvert Terre à ciel aux personnes motivées et ayant une vision de la poésie proche de la mienne. Maintenant, Terre à ciel, ce n’est plus seulement pour y lire des grands noms de la poésie d’aujourd’hui, mais aussi pour y donner à découvrir des voix nouvelles.

  

– Peux-tu nous parler de la façon dont Terre à ciel se construit mois après mois ?

 

Terre à ciel se construit au fil des rencontres que je fais moi-même ou que les membres de l’équipe  http://terreaciel.free.fr/angedemons/angesdemons.htm font. On reçoit aussi des contributions dans la boîte email que nous discutons entre nous. On m’envoie aussi des livres en service de presse ou directement venant des auteurs. Chacun, dans l’équipe, propose des notes, des dossiers, des traductions. Chacun au gré des envies et de la disponibilité. Nous proposons une nouvelle édition par trimestre. Cela permet entre chaque numéro de faire ce travail de recherche, de rédaction ou de traduction et surtout de faire les mises en page que je fais seule et qui demandent beaucoup de temps et d’attention. J’aimerais beaucoup trouver une personne qui m’aide sur ces mises en page.

  

– Terre à ciel est ouvert à la poésie contemporaine française mais aussi étrangère, au travers de belles traductions. Peux-tu nous parler de cette ouverture au monde qui caractérise Terre à ciel, dans la droite ligne de l'entreprise également sans cesse recommencée de Recours au poème ?

 

– La poésie n’est pas seulement française, et il y a de très belles voix dans le monde. La traduction elle-même est pour moi une activité poétique et finalement de création à part entière. Il y a aussi cette relation entre poète et traducteur que je trouve magnifique. La voix peut ainsi trouver résonance dans une autre langue et cela c’est important. Je suis attentivement les voix étrangères qui sont publiées sur Recours au poème et même il m’arrive de leur demander quelques contacts. A une époque, avant Terre à ciel, j’ai fait beaucoup de recherches sur la poésie de la négritude, la poésie palestinienne, roumaine, espagnole, inca, berbère, etc. J’animais alors un groupe yahoo, Voix du monde  http://fr.groups.yahoo.com/group/voixdumonde/?yguid=132401013. Puis je suis moi-même un petit mélange franco-espagnol, cubain, breton, argentin, normand, ce qui doit forcément avoir un lien avec mon attirance pour les voix du monde.

 




Conversation avec Jean-Marc Sourdillon

 

Second entretien entre Mathieu Hilfiger et Jean-Marc Sourdillon, auteur de Dix secondes tigre :
Naissance discontinue

 

 

1/ Le temps, la naissance

 

Mathieu Hilfiger : J’aimerais maintenant t’entretenir un peu de la question du temps. Le temps trouve une place bien singulière dans ton texte ; les marques du temps sont nombreuses, mais sa lecture reste complexe, je dirai pourquoi à mon sens.

            Tout d’abord ce que l’on découvre en progressant dans la lecture, c’est le grand cycle annuel que tu peins sur les pages de ton livre, qui se déplie saison après saison. Le cycle naturel offre certainement un ancrage important pour le poète, surtout pour celui comme toi qui entend parler de naissance. L’ensemble donne la sensation d’un chemin initiatique parcouru au fil de la plume, de pas qui déposent leurs empreintes délicates sur une voie qui doit conduire vers la naissance, vers sa meilleure compréhension, d’abord simplement car c’est elle qui donne vie, mouvement, et constitue alors le fil directeur de ton écriture. Tu es parvenu finalement à donner un dynamisme interne très profond à ton poème, une direction unifiée alors que c’est le plus fragile, le plus risqué qui est approché : la vie même.

            Ainsi, le poème qui ouvre ton livre s’intitule « Le poème du Nouvel An ». Il inscrit d'emblée dans le recueil l’image de la naissance, ses modalités fragiles : croissance, mouvement, transfiguration vers l’âge, souffle, etc. Puis tu évoques l’hiver dans le poème « Dix secondes tigre », au cœur duquel luisent d’autant plus intensément le pelage et l’œil du félin. Puis vient le « Ciel de mars », qui intime, presque menaçant, à revenir en pensée et en acte vers la belle saison. Le printemps jaillit ensuite avec le long poème « Forsythias », qui n’est donc pas le temps exclusif de la naissance, puisque les êtres ne l’attendent pas toujours pour venir au monde. Le mois de mai se lève dans les couleurs et les reflets de « Juste avant l’eau ». Puis déjà les premiers signes de l’automne, les prémisses de la mort dans « Ce que septembre déclenche », qui est autant l’annonce d’une nouvelle naissance, septembre, mois tout de mouvement comme le titre le rappelle, aux cieux variables et souvent mystérieusement beaux, et « l’été tout entier qui penche et qui bascule ». L’hiver enfin n’aura plus qu’à gagner le reste des territoires.

            Les yeux ouverts, abattant les calques et les cadres de la raison, tu as voulu suivre la trame de tes sensations. Celle-ci naturellement a été tissée par la main du temps, d’un mouvement universel, de (re)naissance. Parviens-tu à découvrir la naissance même au cœur de l’hiver ? Le monde ne serait-il justement pas, pour tout poète, une grande âme, à laquelle Platon donnait comme définition élémentaire celle de « principe de mouvement » ?

 

Jean-Marc Sourdillon : L’écriture est elle-même une initiation. Elle avance sans le chercher par étapes et dégage dans une vie le fil d’or qui l’unifie souterrainement et lui donne sens, ou la conduit. Suivre ce fil, sans idées préconçues, en se laissant guider par le seul sentir, presque fermant les yeux, faisant confiance, c’est cela, pour moi écrire, une sorte de risque intérieur, une façon de vivre à découvert, volontairement désabrité, vulnérable pour consentir, de ce « consentement insupportable et dur qui anime la passivité » comme dit superbement Lévinas, à ce que la vie nous propose. Accueillir les nouvelles que la vie nous donne d’elle-même et pour y parvenir déchiffrer ce que sans cesse les sens nous apportent sous la forme d’événements, micro-événements affectifs ou sensibles. Jean-Pierre Lemaire est parmi les poètes que je connais, celui qui incarne le mieux cette posture si difficile à tenir. C’est pourquoi, j’ai voulu placer son nom au centre du livre, à l’entrée du poème qui s’appelle « Dôme ». Le fil, les morceaux de fil qui ainsi se découvrent, lorsqu’ils se sont mis à scintiller dans ma nuit, se sont d’abord présentés à moi sous la forme d’une « déhiscence », c’est le nom qu’ils sont allés trouver dans la langue : c’est-à-dire ce moment où le regard du tigre, nécessairement primaire, prisonnier d’une vision unitaire et solipsiste, parvenu au bout de sa course, se brise, s’ouvre sur le plusieurs, la dissonance, la polyrythmie, la naissance plurielle et en tous sens. Le temps de la semence et de l’ouverture au devenir, de l’apprentissage de la danse… Il a fallu, pour cela que le tigre se découvre proie et se mette à saigner abondamment. Hémorragie d’être. L’issue était dans la blessure. On pouvait voir à travers. Puis, à l’étape suivante, le fil a pris un autre nom : la naissance. Petite révélation personnelle, presque une conversion, ce jour où l’événement de la naissance de mes enfants a retenti après coup dans mon imaginaire, dans mon histoire, dans le grand paysage ouvert des Cévennes, trouvant l’accès aux mots pour se dire. J’y suis encore, même si les choses de nouveau bougent.

 

M. H. : Et nous retrouvons de nouveau le mouvement infini, le voyage inachevé du vivant, quelque chose comme la foulée des pas qui se supportent l’un par l’autre.

 

J.-M. S. : Que ce mouvement approché, pressenti, suivi intuitivement dans une vie, dans ce qu’elle a d’unique, de plus singulier, rejoigne le mouvement d’autres vies, et même les mouvements qui parcourent le monde, son souffle, c’est ce que j’espère et que j’ai essayé de dire dans le dernier poème du livre « Le chemin de Gabriac ». Il était donc « naturel » que la découverte des saisons (ou plus précisément des mois) vienne s’inscrire dans le prolongement de ce chemin. Alors oui, il y a de la naissance même au cœur de l’hiver. Cela, quelqu’un l’a très bien dit : Walter Benjamin. « L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. »

            Ta lecture vigilante tombe particulièrement juste. Tu as l’art de mettre l’écriture des autres en valeur.      Je voudrais juste souligner ce fait que s’il y a du symbolique dans cette pratique de l’écriture, il est secondaire. Ce qui vient en premier, ce sont les sensations, les expériences. Il ne s’agit ni de voir les choses pour ce qu’elles sont, comme dans la démarche réaliste, ni de retrouver en elles les grands symboles, les grands archétypes qui structurent notre esprit (même si, évidemment, il faut les accepter lorsqu’ils se rencontrent), mais de voir à travers elles, leurs rapprochements, d’y lire en transparence notre vie telle qu’insoupçonnablement elle devient, de faire de la vie un vitrail où elle se révèle elle-même.    

 

 

2/ Retour sur le temps du tigre

 

M. H. : Je voudrais maintenant progresser dans la question du temps, mais en la reliant à notre échange sur celle de la prédation qui en était le coeur. Je parlais d’une idée complexe du temps, très intéressante dans ton texte : si le temps est un mouvement perpétuel de naissance et de mort, il se déploie par le truchement des seuils, de moments clés, de bascules, entre des périodes plus statiques et lentes.

Les « secondes tigre », ce sont d’abord ces instants d’intensité unique dans une vie, où le temps apparaît comme syncopé. Le premier mouvement du poème « Dix secondes tigre » nous dit ainsi : « Soleil d’hiver derrière les feuillages à l’instant de disparaître. » Puis : « D’un coup il a été sur nous. Sans un bond. » (p. 15). C’est une compression du temps, un écrasement sur lui-même ; le tigre brûlant c’est la combustion spontanée du temps, comme dans l’instant sublime, dont le paradigme serait peut-être la chasse prédatrice. Cela me fait penser au proverbe « Le lion ne bondit qu’une fois », dont Freud a affirmé la lucide vérité. Tu écris pour ta part : « Quand le tigre bondit, c’est une décharge. » (p. 17) ; puis nous lisons une autre comparaison : « Tonneau de poudre qui explose, se recompose » (p. 19) ; tu parles également du « ressort trop tendu » (p. 18, puis p. 20), comme si ce qui donnait l’impulsion à l’acte prédateur n’était pas (seulement) le muscle, mais une tension excessive dépassant la volonté animale, une mécanique pulsionnelle incontrôlable. L’esprit ne doit pas manquer le kairos, l’occasion opportune d’intervenir par la parole sur un objet, l’interprétant et lui donnant un nouveau contour conceptuel ; le corps ne doit pas la manquer afin de saisir sa chance : bondir sur sa proie à l’instant critique, ou faire le saut de côté pour éviter « la gueule hurlante, hérissée de dents et de crocs » (p. 17, que j'ai déjà citée).

            Ce temps syncopé produit une seconde sublime qui n’est peut-être qu’un instant. Pourtant, cette fraction sera déterminante pour l’être, positivement ou négativement ; en tous les cas elle le changera profondément. Il y a d’autres instants sublimes que tu évoques : certains états de la lumière dans l’œil, l’inflorescence printanière, l’amour, etc. Dirais-tu comme moi que l’instant ‘’tigre’’, ‘’l’instant T’’ dirais-je, est un temps sublime ? A moins que ces dix secondes-là soient précisément celles où l’on « cesse d’être une proie » (p. 21), où serait exceptionnellement suspendue la prédation universelle, l’immense chasse qui définit la relation dans le règne prédateur (auquel l’homme appartient). Je pense également ici à un fragment de Char : « Etre du bond. N’être pas du festin, son épilogue » (le fragment n°197 des Feuillets d’Hypnos qui me sont chers).

 

J.-M. S. : Question parfaitement posée, à laquelle il n’y a pas grand-chose à ajouter. Instants sublimes, oui, au sens où ils valent pour leur intensité, nous font faire un bond au-dessus de l’ordinaire, à côté du biologique, dans la clairière, visant autre chose que l’art, ou que le beau…. La poésie, ou plutôt la vie poétique, me semble-t-il, est faite de ces instants. « Minutes d’éveil », disait Rimbaud, « instants pulsatiles », disait Bachelard, si rares, où nous sommes présents au présent, éveillés pendant l’événement, suprêmement attentifs, où nous vivons en conscience. C’est là, en eux, quand ils s’ouvrent dans notre vie que nous rejoignons le courant discontinu de notre naissance (tu dirais peut-être, l’origine ?). Il faudrait ajouter que chacun d’eux exige de nous une totale présence, que nous allions jusqu’au bout d’eux-mêmes, de ce qu’ils nous proposent, que nous nous y accomplissions jusqu’à l’épuisement. Ce que traduit à mon sens la métaphore du bond. Le tigre est celui qui s’éveille au sommet de son bond et s’y découvre chevreuil, fontaine, oiseau, l’habitant d’un autre règne, étranger à la logique de la prédation.

Je ne te suivrai sans doute pas quand tu dis que l’acte poétique, dans sa visée interprétative, cherche à produire de nouveaux concepts. J’ai suivi les cours d’Yves Bonnefoy (que tu as interrogé) au collège de France, il m’en est resté quelque chose. Plus profondément, Jaccottet et María Zambrano m’ont appris à regarder. L’acte poétique, pour moi, n’a pas son modèle dans l’acte cognitif (l’acte de connaissance), mais dans la relation intersubjective. La question que pose la poésie n’est pas « qu’est-ce que c’est ? Quel est le sens ? », mais, comme le dit Jean de la croix au début du Cantique spirituel : « où t’es-tu caché », ou encore Rilke dans la première de ses Elégies : « Qui si je criais, m’entendrait donc ? ». Autrement dit, elle n’est pas la question que se posent les savants, les philosophes, tous les hommes avides de connaissance (on est encore dans la prédation) mais la question que posent les amis, les amants, les orants, les amoureux. Aussi, dans le poème, ce qui se dérobe à la saisie par le verbe, ne devient-il pas concept mais figure, apparition disparaissante, de la vie qui palpite encore dans les mots qui la désignent, qui cherchent à la dire. Et ce à quoi aspire du plus profond de lui-même celui qui écrit, ce n’est pas tant à concevoir, serait-ce pour y voir plus clair, qu’à être lui-même conçu, (ce qui sans doute lui permettra de voir autrement) ; bref à naître plutôt qu’à se rendre maître.

  Me touche beaucoup le fait que tu cites ce fragment de Char. Je l’avais appris par cœur dans mon adolescence (avec le n°5 des mêmes Feuillets d’Hypnos – qui vaut bien, en intensité sentie, celui de Chanel) et oui, il est derrière les Dix secondes tigre. Tu as visé juste.

 

M. H. : Certes la poésie n’est pas du côté de la pensée conceptuelle, mon ami Yves Bonnefoy nous l’a si bien rappelé et enseigné, maître au désamorçage des automatismes de la langue pour mieux débusquer les sources symboliques où s'abreuve naturellement le poème. Cependant, il me semble que la poésie reste une visée, au télos impossible, car nous perdons tout de même l’essentiel de l’objet dans le dire, malgré cet extraordinaire effort que produit la poésie, qui est le poème même. C’est en ce sens que j’osais le terme « concept » : je crois que le poète ne doit pas oublier que lui aussi, finalement, passe par les ciseaux des mots, qui ne sont rien d’autre que des concepts, des reflets des choses enserrées dans des grammes. Devenant langage, l’expérience fait sens, apporte sa pierre à l’élucidation de l’existence, mais s’est éloignée de la saveur éprouvée. Et malgré tout le poème est à l’œuvre, encore et encore, « quelque part dans l’inachevé ». Paradoxe du poète : s'enfoncer dans la langue mais pour mieux s'en arracher.

           

J.-M. S. : Ciseaux, oui, mais oiseaux parfois aussi, les mots, quand ils migrent ensemble, portés par le mouvement de la parole, vers la chose à dire sans être sûrs de pouvoir l’atteindre. J’établirai d’abord une distinction entre le concept et l’image. Le concept, comme le dit le mot allemand Begriff saisit selon la logique de la griffe ou de la prédation. Définir, c’est mettre un terme (un mot et une fin), tracer des contours, enfermer dans des limites, faire du langage une grille ou une cage. Connaître, c’est coloniser, maîtriser, rassurer, exercer un pouvoir. Ce qui est bien sûr nécessaire. L’image, à la différence du concept, n’enferme pas les choses dans leur définition, elle, ne cerne rien, ne captive rien ; au contraire, elle ouvre la cage, elle est du sens à l’état naissant. A l’image, dans l’usage poétique de la langue, s’ajoute le rythme qui est inscription de la présence vivante, singulière de celui qui parle dans les mots. L’essentiel n’est pas perdu dans le poème mais désigné dans le proche ou le lointain de l’expérience vécue. La lecture serait cette capacité de refaire en soi l’acte ou le geste de la désignation qui est dans le poème et de le poursuivre le plus loin possible, d’accompagner le mouvement de la parole (ou de la poésie) traversant les signes en direction de la chose à dire pour la laisser vivre.

            On peut distinguer deux rapports au langage qui dans la théorie s’opposent mais dans la pratique ne cessent de se mêler : l’un met l’accent sur les mots, ce qu’il y a de plus statique dans le langage (même si, quand on écrit un mot, on traverse plusieurs couches de significations et se relie par signifiants et métonymies interposés à tous les mots environnants qui se mettent à clignoter) ; d’une certaine façon, le mot immobilise la pensée, le regard, l’imagination dans une représentation arrêtée du réel. L’autre met l’accent sur la phrase, le discours, la parole en tant qu’elle est visée, mouvement, traversée des signes en directions de ce qu’il y a à dire.

            Moins mots que gestes qui désignent, pris dans le mouvement du vers, de la phrase, du rythme qui organise le mouvement de la parole, la poésie, sans être la musique elle-même, est du langage en dérive vers la musique. C’est de musique que parlait Rilke dans cette magnifique formule que tu cites, et que Jankélévitch avait choisie comme titre à ses entretiens.

 

 

3/ Genre(s)

 

M. H. : Tu me disais que de tout ce que tu as écrit, Dix secondes tigre est ce qui ressemble le plus à un livre de poèmes, et ce, même si de nombreux passages en prose y trouvent place. Dans les textes que j’avais pu lire de toi, en particulier ceux que tu m’avais donnés pour la revue Le Bateau Fantôme, nous retrouvions cette caractéristique, et il est évident que les appréciations formelles t’importent peu. Et finalement, il en résulte une impression de grande liberté expressive. La prose se mêle à la poésie, le visible à l’invisible, le concret au transcendant.

            Dix secondes tigre est sans aucun doute un texte de poésie, un long poème. Je pourrais dire aussi : un conte philosophique plein de poésie ou un récit poétique, celui racontant l’expérience initiatique d’un homme tâtonnant dans la vaste jungle du Bengale des sensations et des correspondances, à la recherche des perles de verre de ces sensations et de ces correspondances, l’œil en avant, attentif à tout sur les pistes bariolées d’animalité, incendiées de couleurs, vers une probable libération de son âme. Quelle relation entretiens-tu avec le genre du conte ?

 

J.-M. S. : Oui, un seul poème. C’est vrai, croisant poésie et prose.

            J’aime bien ce que tu dis des « perles de verre » (Hermann Hesse pas loin), d’autant plus que la lumière quand elle se pose sur l’œil du félin le transforme en bille de verre, le rend fluorescent.

            C’est peut-être moins le genre du conte que celui de la nouvelle qui m’est proche. J’écris surtout des poèmes et des nouvelles, de longs poèmes et de courtes nouvelles, croisant les genres. Baudelaire avait remarqué combien ces deux formes étaient voisines.

 

M. H. : La pensée philosophique nourrit-elle ta poésie ?

 

J.-M. S. : La pensée philosophique constitue un support irremplaçable lorsqu’il s’agit d’interpréter des textes ou de s’expliquer avec son héritage ; mais dans la mesure où elle est conceptuelle, elle bloque plus qu’elle ne nourrit l’activité imaginante de l’écriture qui nécessite une sorte d’indétermination ou de flottement dans les contours que María Zambrano appelait « la pénombre ». Les pensées d’Emmanuel Lévinas ou de Michel Henry, par exemple, dont je me suis senti proche parce qu’elles m’éclairaient sur les préoccupations qui sont les miennes, restent en dehors de l’écriture. Les choses ont été parfaitement nommées et n’ont donc plus besoin de l’être. En revanche, des pensées « poétiques », c’est-à-dire demandant intentionnellement à être complétées, ouvrant sur la vie en tant qu’elle est vécue singulièrement par chacun d’entre nous, sont au cœur de la pratique de l’écriture. C’est le cas par exemple de la pensée de Joë Bousquet, cette façon qu’il a d’envisager l’événement. C’est le cas aussi de la pensée de María Zambrano. J’ai rencontré son œuvre tardivement mais au moment où j’étais prêt pour l’accueillir. Cela a été un éblouissement. Elle était alors peu publiée en France et j’ai entrepris de la traduire pour moi-même, pour entrer dans son secret. Les amis à qui je la faisais lire refermaient souvent vite le livre en disant qu’ils ne comprenaient pas. Je dirais de cette pensée ce que Georges Perros dit de la poésie : qu’elle n’est pas obscure parce qu’on ne la comprend pas mais parce qu’on n’en finit pas de la comprendre. Ecrire a été parfois une sorte de va-et-vient entre cette œuvre et ma vie. J’allais, avec mes mots, au devant d’un double mystère vivant, l’un éclairant l’autre dans une même pénombre, « avec des repères éblouissants ».

 

 

 

Dix secondes tigre, L'Arrière-Pays, 2011.




Pierre Dhainaut

DE JOUR COMME DE NUIT

Extrait de l'entretien de  Pierre Dhainaut par Mathieu Hilfiger,
à paraître aux éditions du Bateau Fantôme.

 

Mathieu Hilfiger : Mon cher Pierre, dans notre correspondance de ces dernières années, il me semble que des thèmes ont émergé, avec une certaine régularité, et, ce faisant, une certaine cohérence : des points d’achoppements finissent par se préciser, et ainsi cristalliser une interrogation commune. Cependant, leurs contours véritables – ce qu’ils signifient pour chacun de nous, dans nos accords comme nos différences – ne laissent pas d’être flous ; c’est ainsi que le désir de préciser les choses avec toi et de mieux connaître ta pensée s’est finalement concrétisé dans la proposition de cet entretien que tu as acceptée. Et puis bien entendu, le questionnement constituant l’origine et le moteur de la réflexion, tes réponses – tu le disais toi-même – répondront à mon désir (de comprendre ta pensée) autant qu’au tien (de la préciser).

Ces thèmes, tu les connais, je pourrais les nommer : la nuit, l’enfance, l’écriture, la chambre (bureau de l’écrivain, chambre à coucher ou chambrette de l’enfant).

Aujourd’hui, au seuil de ce travail, un doute inattendu (mais tout de même prévisible ?) me serre, me freine : et si ces thèmes, dans leur existence conceptuelle, ne recouvraient finalement aucune réalité concrète ? Car certes ils détiennent jalousement une réalité, objective, idéale (j’allais écrire, en platonicien, « idéelle »), contre laquelle Yves Bonnefoy nous a souvent mis en garde, finalement dès son Anti-Platon. En tant que purs thèmes, ils nous laissent aisément au bord de la route, du chemin de sens et de dialogue, de méthode. Or, nous sommes appelés par notre vocation à penser en poètes, c’est-à-dire à donner écho à ce qui nous traverse de manière originale, à inventer une langue capable de transmettre quelque chose de la singularité d’une expérience, à l’écart de la disposition à la définition propre au monde intelligible.

Nous ne pouvons souscrire à une langue désaffectée. A contrario, le rôle du poète serait de réaffecter la langue, afin de lui rendre une part de vérité. Qu’en dirais-tu pour ta part ?

 

Pierre Dhainaut : Quel est le rôle du poète ? Nous n'en avons jamais fini avec cette question comme avec celle de l'origine du mouvement qu'il anime et qui l'anime, elles sont solidaires : essayons d'y répondre, lucidement et passionnément, faisons en sorte néanmoins que nos explications ne soient pas des justifications. Si le poète avait honte, il donnerait raison à tous ceux qui prétendent qu'écrire des poèmes ou en lire est une activité caduque. Depuis longtemps, certes, il a cessé de croire en la toute-puissance de la parole qui crée et qui guide, mais il continue, en dépit de la surdité générale, d'affirmer l'existence de cette parole, serait-elle vacillante ou plutôt parce qu'elle est vacillante, la seule à témoigner d'une vérité ou, si ce mot paraît trop fort, d'une dimension qui transcende ce que nous disons et le rend nécessaire. Que le poète ne ressente aucune honte, qu'il soit à la fois sans orgueil : à sa place, singulière et discrète, son rôle n'en sera que plus vif.

            Tout de suite, mon cher Mathieu, tu vas à l'essentiel en rappelant que si nous écrivons des textes qui sont plus que des textes, que l'on nomme poèmes, alors qu'il serait préférable de les laisser humblement dans l'anonymat, c'est dans l'intention, même si au début elle n'est pas explicite, de réaffecter la langue. La langue que d'ordinaire nous employons ou qui, à notre insu, nous emploie, comment nous y fier ? Elle est tellement abstraite et sèche, désaffectée, en effet, comme ces bâtiments devenus hors d'usage où par habitude, par paresse, nous restons cependant : nous croyons parler, nous répétons, pas plus que nous les mots ne respirent. Parfois nous le pressentons, ce que nous voudrions dire, qui est confus encore, ou bien ce qui voudrait être dit ne peut se frayer un passage à travers cette langue apprise, asservissante, car elle n'obéit qu'à des fins utilitaires, elle n'a pas d'horizon, et de plus en plus nous en prenons conscience : ce qui lui manque, il revient aux poèmes de le découvrir. N'est-ce pas ainsi que s'éveille une vocation que l'on qualifiera justement de poétique ? Elle naît du malaise. Nous ignorons d'abord quel désir nous brûle, nous porte, le saurons nous un jour ? Nous savons pourtant qu'il faut nous arracher de ce qui nous étouffe et nous entrave, la langue morte et avec elle nos comportements avares et nos pensées sans substance. Les poèmes, quels qu'ils soient, sont des protestations. À peine les mots s'unissent-ils, qu'importent leurs gaucheries, nous assistons à un soulèvement. Pour lui rester fidèles, pour ne pas avoir recours trop vite à des formules convenues, qui correspondent à des idées toutes faites, ne nous plaignons pas s'il nous semble qu'une vie ne suffit pas. Écrire des poèmes, entrer dans une voie qui ne connaît pas de terme, où d'avance nous refusons de nous accommoder d'un résultat. Dès qu'ils s'ébranlent, dès que nous nous mettons à leur service, c'en est fini des certitudes rassurantes, l'ordre se disloque, que maintenait la langue.

            Ces mots qui frémissent dans les poèmes, les reconnaissons-nous ? Ils appartiennent, Proust l'avait remarqué, à une langue étrangère. Écrire, en fait, leur offre une patrie. Que cherchent les poèmes, sinon l'inconnu ? Mais l'inconnu ne se trouve pas hors de l'espace et du temps : notre ici, notre maintenant, un mauvais usage de la langue nous les dérobe, les voici restitués à leur plénitude offerte. Au bord de la route, sur le chemin du sens, nous n'avons pas sursauté en heurtant une pierre, par exemple, ni écouté les arbres tressaillir au moindre vent. La vertu de patience aurait permis le saisissement, la rencontre, mais nous ne sommes que trop les proies de ces conduites fuyantes qui ne font que redoubler notre continuel bavardage. Et si nous disons pierre, arbres, nous nous contentons le plus souvent d'identifier ce que ces mots désignent, nous n'avons rien dit. Or les mots des poèmes ne définissent pas. De la discordance à l'accord, grâce au rythme ils prennent chair et ils s'aèrent, ils résonnent et ils rayonnent, et nous voici dans l'espace et dans le temps où les choses, les êtres, nous apparaissent en leur aura initiale, nous ne sommes plus devant eux, mais avec eux, tels que nous étions, enfants, quand nous touchions une pierre, quand nous levions les yeux vers la cime d'un arbre. Ces mots-là sont libres et légitimes. Les poèmes n'ont pas, comme je l'ai cru après bien d'autres, à saccager la langue, ils la réinventent en la déliant. Lorsque nous reprochons au vocabulaire et à la grammaire leurs artifices, nous oublions que les poèmes, loin d'atténuer nos émotions premières, les recréent, ils nous convient par leur vivacité à de nouvelles approches.

            Ils nous débarrassent du savoir contre lequel Yves Bonnefoy nous a mis en garde, le savoir conceptuel qui s'interpose entre le monde et nous, nous trompe, nous isole en son langage. Mais si l'auteur d'Anti-Platon a déploré la perte de la relation sensible, il nous a constamment incités à la retrouver à l'aide enfin des mots qui s'ouvrent. Il n'est pas le seul, tous les poètes que j'aime l'ont dit et redit, souvenons-nous de Rilke : « Nous qui sommes ici, peut-être est-ce pour dire : maison, / fontaine, porte, pont, cruche, verger, fenêtre », je cite la neuvième élégie de Duino d'après la traduction de Jean-Yves Masson, et il ajoutait : « mais pour dire, comprends-tu, / ah, dire avec tant de ferveur que les choses elles-mêmes en secret / n’ont jamais pensé être autant. » Nous qui sommes ici, ne rêvons pas d'un ailleurs : quelles que soient les circonstances de notre vie, nous avons ce devoir de « dire » ainsi, et les poètes, n'allons pas leur imaginer un autre rôle, nous offrent leur secours.

            Aussi la nuit, l'enfance, l'écriture, la chambre, ces mots sur lesquels portera notre entretien, ne crains pas, mon cher Mathieu, qu'ils deviennent des thèmes inconsistants. Il n'y a que dans les manuels scolaires que la poésie développe des thèmes. Elle n'exalte les mots que dans la mesure où elle ne s'y confine pas : les siens font appel en nous au plus intime comme au-dehors au plus large, l'intime et le dehors se régénèrent. Tant que les poèmes sont présents, la réflexion reste sur le qui-vive…

            À l'instant même où je le dis, c'est le matin, des cris prolifèrent, des mouettes s'envolent du toit de l'immeuble en face de la maison, et je sursaute, je ne les verrai pas, je ne ferai que les entendre : je m'avise d'un coup que cette première réponse est bien longue, trop pesante. Il y aura toujours des mouettes pour me ramener dans l'espace aimanté des poèmes : je n'écris que la fenêtre ouverte.

 

 

M. H. : En ces temps de doutes qui furent miens dernièrement (l’inquiétude restant habituelle, mais le fond d’angoisse, lui, plus insolite), finalement c’est autour de l’espérance que j’aimerais discuter avec toi nos chers « thèmes » ; c’est-à-dire en fin de compte, ce que nous pouvons espérer de la poésie, comme acte d’écriture et comme acte de lecture, en création comme en réception – à moins que ces frontières elles aussi ne sachent se confondre ou se retourner.

C’est le sens de la dernière lettre que je t’adressai, évoquant les épreuves et la souffrance. Car le poète est un homme, par conséquent il souffre – et cela n’a rien à voir avec une pose spleenienne –, et peut-être davantage que le commun de ses semblables : car son rôle n’est-il pas de catalyser les émotions et de les restituer dans le plus grand effort de vérité ? Que dirais-tu de la position éthique du poète vis-à-vis de la souffrance (la sienne, celle de ses semblables) ? Doit-il effectivement « gratter la plaie », comme tu le suggères dans le poème « Manière noire » (dans L’Âge du temps), reprenant le geste inlassable des anciens graveurs préparant patiemment leur plaque et, partant du noir profond, retrouver dans l’effort une forme de lumière au milieu de la « nuit d’encre », constellation fragile au firmament nocturne ?

 

 

P. Dh. : Tes questions se ramifient : pour commencer à y répondre, je partirai du mot dialogue que tu avais du reste employé une première fois en l’associant à celui de sens. Ni l’écriture ni la lecture ne sont des activités solitaires qui nous retiennent dans la sphère des livres. Quand nous lisons, un dialogue s’instaure, où les frontières tendent à s’abolir entre les langues, entre les époques, comme entre les morts et les vivants : Bashô et Hölderlin sont parmi nous puisque nous n’avons pas épuisé leurs bienfaits. Chaque jour, nous pouvons renouveler le miracle de leur résurrection, et nous aussi nous renaissons. Ils nous font honte d’écrire si pauvrement, ils nous communiquent surtout cette « ferveur », comme disait Rilke, qui exige de nous que nous nous comportions différemment. Les poètes, indépendamment de ce qu’ils expriment, apportent une lumière qui n’est pas séparable de l’intensité de leurs mots, mais qui, au-delà d’eux, se prolonge : à nous de ne pas la quitter, à nous, par son intermédiaire, de délivrer nos existences de l’opacité qui nous fait croire qu’elles n’ont pas de sens ou, ce qui revient au même, qu’elles en ont un, établi. Un sens est possible, un autre, toujours.

            Et s’il faut des preuves, pensons à ces prisonniers des camps nazis et soviétiques qui ne savaient pas s’ils survivraient, ils nous ont donné une leçon que nous n’avons pas prise en compte puisque nous en sommes à douter de l’art, en particulier de la poésie, voire à souhaiter sa fin : ils se récitaient des poèmes, quelques fragments suffisaient à les redresser. Qui oserait les accuser d’illusion ? Qui, après cet exemple, affirmera que la poésie est vaine ? Plusieurs fois, je me suis retrouvé dans des couloirs d’hôpitaux où j’attendais que l’on me fasse entrer dans la salle d’opération : je revoyais des visages aimés, des vers me revenaient, tu sais, de ces vers que nous n’avons pas à apprendre pour les retenir, « Le pâle hortensia s’unit au myrte vert », pourquoi Nerval alors, Nerval de préférence ? C’est aux visages que j’en faisais le présent, plus proches. Une confiance, malgré l’angoisse, m’était rendue. Je ne remercierai jamais assez les poètes dont les vers retentissent ainsi. Les remercier, vivre moins mal.

            De même, il n’est pas vrai, comme le déclarait Mallarmé, que « quiconque écrit intégralement se retranche ». Un poète n’a pas à songer au public, il se voue exclusivement à ce qui surgit sur sa page : qu’il le fasse être, il ne peut agir autrement. Mais le plus isolé des artistes, ceux que l’art brut a mis en valeur, n’est pas à ce point captif qu’il ne puisse nous alerter. Des pires conditions matérielles, dans les asiles psychiatriques, de l’extrême souffrance, nous sont parvenues des œuvres d’une extraordinaire richesse, plus fortes que toutes les clôtures. C’est aussi, pour moi, une leçon, et c’est aussi un miracle de pouvoir partager, un peu, ce qui a permis à Wölfli, à Aloïse, de renverser les murs. À côté d’eux, je ne suis qu’un privilégié : qu’ai-je fait de ma liberté ? Wölfli et Aloïse ne pensaient pas à nous, et cependant ils s’adressaient à nous. Le monologue absolu est impossible.

            Cela dit, je suis bien obligé de constater qu’une œuvre n’est pas toujours capable d’arrêter pour son auteur la pulsion de mort. Je ne connais pas d’œuvre plus limpide que celle de Nerval : ces vers ou ces phrases de lui qui me visitent, qui m’allègent, ne l’ont pas visité, allégé, durant « la nuit noire et blanche » de son suicide. La poésie ne l’a pas sauvé. C’est un mystère qui ne cesse pas de me troubler, il remet en cause cette foi qui me vient des poèmes, selon laquelle rien n’est perdu, rien n’est stérile.

            Citons de nouveau Bonnefoy, le début de cet essai qui m’a tant frappé quand je l’ai lu autrefois, « L’acte et le lieu de la poésie » : « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir. » Il m’a frappé parce qu’il allait, du moins en France, à l’époque, 1959, contre la plupart des idées reçues, et je n’avais pas l’âge d’en saisir la portée.

            Peut-il y avoir des poètes ou des lecteurs de poésie strictement nihilistes ? Certains se disent tels, mais ils s’abusent. Écriraient-ils, liraient-ils s’ils n’étaient parcourus par un élan qui les dépasse, qui nie, dès qu’ils y cèdent, la misère où ils croient se trouver ? Aux premiers vers, à la première phrase, elle n’est plus irrémédiable, la confiance se ravive, une confiance à défaut d’une espérance, nous soutient, nous engage, un horizon s’entrevoit : « La poésie se poursuit dans l’espace de la parole », il est vrai, « mais », ajoutait Bonnefoy vers la fin de son essai, « chaque pas en est vérifiable dans le monde réaffirmé. » En règle générale, nous considérons le poème achevé une fois la page ultime écrite ou lue, achevée donc notre tâche, nous refusons d’accomplir les pas qui le réaliseraient, qui prouveraient qu’il n’y a pas de page ultime.

            Ne l’ai-je pas toujours cru ? Il faudrait que je revienne en arrière : pourquoi le livre qui fut celui de ma naissance à la parole, au monde, comme dirait Bonnefoy, s’intitule Le Poème commencé, pourquoi également j’ai remis en cause la ferveur initiale, ce serait trop long à expliquer. « Manière noire », le poème auquel tu te réfères, doit dater de 1980, où en étais-je quand je l’ai écrit ? Son titre est emprunté aux graveurs dont tu définis précisément la technique, qui est exemplaire, puisqu’elle correspond à toute démarche qui consiste à faire que de la nuit une lumière émane, elle n’est pas seulement celle de l’art, elle est celle de la vie cherchant son sens. Il y avait aussi dans le choix de ce titre un jugement adressé à tous ceux qui privilégient le négatif, le noir, qui s’y tiennent et se complaisent ainsi dans une manière : dans Au plus bas mot qui précède L’Âge du temps où figura la séquence de « Manière noire », je n’avais pas échappé à ce danger. Sauf à quelques-uns, très rares, en des siècles révolus, la lumière n’est pas donnée comme une grâce et elle ne demeure pas continûment, elle est gagnée ou, pour mieux dire, puisque nous ne sommes pas des conquérants avides de victoires, elle se forme selon un rythme qui lui est propre, toujours le même mais ingouvernable, où ne sont plus adéquates les catégories de vitesse et de lenteur, au cours d’un processus auquel nous participons entièrement, avec le corps comme avec le cœur, avec la mémoire comme avec l’imagination, un processus, une genèse, une œuvre, selon l’acception alchimique du terme. Gratter la plaque, gratter la plaie… préparer le terrain où poindra le jour. « Manière noire » n’a eu d’intérêt à mes yeux que parce qu’il a pris place dans un ensemble qui annonce ce jour. Nous ne devrions pas détacher un poème du recueil où il s’insère, nous ne devrions pas non plus envisager les recueils isolément, ils se contestent et ils se complètent : le sens, ici encore, ne dépend que du dialogue. Et ce dialogue ne se limite pas à l’auteur, l’auteur n’est pas seul.

            Ce n’est qu’après L’Âge du temps, l’âge où je n’ai plus renié le temps et la terre, que j’ai pu affronter enfin, dans Terre des voix, la vieillesse et la maladie et l’agonie de quelques-uns de mes proches. Je n’étais pas auprès de Jean Malrieu, mon très cher Jean, quand il mourut, sa mort a ravivé, si je puis dire, celle de mon père à laquelle j’avais assisté. Que serait la poésie si elle se détournait de la souffrance ? Soudain je me suis reproché de ne célébrer que les arbres, les vents, les plages : trop facile, le pur enchantement. La position éthique juste consiste à ne rien renier, la poésie n’a pas à choisir parmi les visages, elle les dit tous, sans exception, sans restriction, ceux des amants, ceux des mourants, ceux des enfants. Mon père est mort alors que venait de naître mon premier fils, d’autres morts plus tard allaient coïncider avec la naissance de mes petits-enfants : de ces événements tragiques et heureux, les poèmes se devaient de s’inspirer. Dire, interroger, comprendre inlassablement, vivifier, espérer, aller plus loin que le constat… Si le regard de la poésie n’est pas ample, son regard, son écoute, elle n’est qu’un exercice de rhétorique, elle est inutile.

            Le poète qui refuse les séductions de l’art, le « vrai poète », dit Bonnefoy, ne pense pas à lui, il se donne, il nous fait un « don », « Et dans la pauvreté, demeure son bien », quoi qu’il arrive.

 

 

M. H. : Dans un discours sur la fonction du poème (1972) présenté dans Le Nuage Rouge, Yves Bonnefoy évoque le processus créatif dans des termes d’épiphanie incertaine, de rapport plein de doutes à la nuit : « J’écrivais […], je voyais prendre forme une économie de mots, je coordonnais des images, j’étais le moi second qui se cherche et se trouve dans cette élaboration d’une langue – mais brusquement quelque chose de noir, de plombé, s’amassait dans cette clarté relative, et quelques mots nouveaux s’imposaient à moi, qui déchiraient, semblait-il, le parti premier d’écriture. En fait, il s’agissait, il s’agit toujours (car ces moments de rupture me sont encore habituels) d’associations obscures, par métaphores ou métonymies […], ou d’énonciations presque brutales de faits […]. Une telle effraction, suivie d’une restructuration tout aussi prompte, a causé le premier poème qui ait gardé sens à mes yeux […]. » Que penses-tu de ce double mouvement constituant l’écriture poétique que Bonnefoy décrit, « effraction » puis « restructuration » ? Dirais-tu également que le rapport à l’écriture est un rapport à la nuit, comme le graveur en manière noire faisant naître la clarté de la nuit totale ?

 

 

P. Dh. : Par quelles étapes les poèmes sont-ils passés avant d’atteindre leur version définitive ? Publiés, on dirait qu’ils ont jailli d’un seul élan sans ruptures, et l’on est surpris en examinant les manuscrits lorsqu’ils subsistent, corrections et variantes ne se comptent pas : leur épiphanie a été laborieuse, voire dramatique. En fait, les meilleurs poèmes laissent percevoir la tension qui les a créés, qui souvent a failli les détruire, qu’ils ont réussi à dominer, de peu d’ailleurs, ils n’imposent pas l’image de la perfection froide, l’épiphanie n’est qu’un équilibre précaire. Nous les aimons pour cela, par exemple ceux de Douve et d’Hier régnant désert

            Ces étapes, il est possible de les reconstituer, comme le fait Bonnefoy dans Le Nuage rouge, après coup : tant que nous sommes au travail, nous avançons à tâtons dans le noir, les éclairs sont rares et rarement compréhensibles, nous affrontons des forces contraires : qui se vante de les maîtriser, soyons-en sûrs, leur restera un étranger. Les poèmes pour grandir, pour mûrir, ont besoin d’une épreuve, qui réclame un comportement particulier, assurément scandaleux si nous le comparons à la plupart de nos comportements, la lucidité cette fois ne peut venir que de la soumission, la lumière que de la nuit. Ce que rappelle Bonnefoy ne le concerne pas exclusivement, j’y retrouve une démarche dont je ne dis pas qu’elle soit la seule authentique : je ne l’ai pas choisie, je l’ai acceptée.

            Les premiers mots d’un poème ou d’une suite de poèmes se pressent, écririons-nous sans cette pression ? (Quelle est leur origine ? Nous aurons à revenir sur ce problème.) S’ils me sont obscurs, je n’en ai pas moins le sentiment qu’ils vont vers une « clarté », mais « brusquement quelque chose de noir » les arrête : dans le meilleur des cas, « quelques mots nouveaux » les raturent, qui me réorientent quand ils ne m’égarent pas ou qu’ils ne me font pas régresser ; dans le pire, l’interruption entraîne la chute dans le mutisme, pour combien de temps ? Des heures ou des semaines durant lesquelles il serait illusoire de recourir au savoir-faire, jusqu’à ce que des mots, vraiment nouveaux ceux-là, veuillent bien mettre fin à la crise et entrouvrir des perspectives inattendues, la trame se recompose, le travail se poursuit… Au jaillissement doit succéder la rupture, l’ « effraction », elle intervient d’elle-même, la « restructuration » indispensable, hélas, n’intervient pas toujours. Tant de poèmes sont restés à l’état d’ébauche. Ai-je manqué d’attention ? Rien ne m’assure que je ne les reprendrai pas, le moment venu. J’aurais souhaité la certitude, je n’aurais pas écrit de poèmes. Avec les années je n’ai acquis aucune expérience : le souvenir des poèmes que j’ai déjà écrits ne m’aidera pas à traverser celui-ci. De ne pas ignorer les différentes étapes par lesquelles ils passent n’enlève rien à la difficulté du travail, de sa mise au monde. Elle en est même accrue.

            Une épreuve, je voudrais retirer à ce mot la grandiloquence, elle nous demande constamment l’humilité. Quoiqu’il en soit, quand il m’est arrivé d’être le secrétaire d’une voix qui me semblait dicter un poème, j’aurais dû me sentir comblé, j’aurais dû voir dans le jaillissement continu une garantie de sa vérité, puisque, sous peine de n’être qu’un divertissement, la poésie n’évite pas la question de sa vérité, mais, même à l’époque où je me recommandais du surréalisme, la spontanéité de l’automatisme me paraissait insuffisante. Le comportement le moins faux est double, paradoxal : la plus grande lucidité inséparable de la plus grande soumission. Nous ne serons actifs que si nous sommes passifs. Ne hâtons rien, ne précipitons rien, ayons la passion de la patience. Seules des figures de ce genre qui réunissent des contraires, les oxymores, sont capables d’exprimer ce genre d’état. Écoutons et sachons que nous le faisons, l’écoute est plus sûre que le regard, elle l’aiguise, et peu à peu nous admettrons que nous guide, cet oxymore est célèbre, l’obscure clarté. Que pourrait nous apprendre un poème de premier jet ? En profondeur, il ne nous change pas. Féconde, l’écriture qui engage toutes nos facultés, toutes nos ressources, elle nous métamorphose. L’épreuve importe davantage que le résultat auquel nous aboutissons. Elle ne s’y attache pas, elle persistera de poème en poème, de livre en livre, elle engage la vie entière.

            Ce qui m’a surpris dans cette page du Nuage rouge que tu m’as invité à relire, c’est le rapprochement qu’elle permet d’établir entre le poète et l’alchimiste. On a déjà comparé l’expérience du poète et celle du mystique, la comparaison avec l’alchimie me semble également pertinente. Bonnefoy, qui se réfère volontiers aux mésaventures des chevaliers de la quête du Graal, aux pièges que certains n’évitent pas, de la curiosité dangereuse ou de la parole trop tôt proférée, ne dit rien, à ma connaissance, de la quête du Grand Œuvre, une autre initiation. Et pourtant la page du Nuage rouge résume, presque point par point, les phases de l’opération alchimique qui obéissent à ce principe, « Solve et coagula ». La première, la désintégration, la putréfaction, s’effectue dans les ténèbres du deuil, de la tristesse, de la mort. « Cette putréfaction est toujours indiquée par quelque chose de noir dans les ouvrages des Philosophes. » Je cite le Dictionnaire mytho-hermétique dans lequel on trouve les allégories fabuleuses des poètes, de Dom Pernety : « quelque chose de noir », Bonnefoy lui a-t-il emprunté cette formule ? Il n’est pas indispensable de fréquenter assidûment les ouvrages des alchimistes pour nous rendre compte que leurs pratiques ont découvert des vérités générales dans l’ordre symbolique, il suffit de transposer leur langage : « si tu ne noircis pas », poursuit Dom Pernety, « tu ne blanchiras pas ; si tu ne vois pas en premier lieu cette noirceur avant tout autre couleur déterminée, sache que tu as failli en l’œuvre, et qu’il te faut recommencer ». Dissoudre, accomplir l’œuvre au noir : ne maudissons pas la nuit, elle n’est une fatalité que pour ceux qui refusent de l’assumer. Coaguler aussi (« restructurer »), la nuit est un passage, le poème est un passage, mort et renaissance.

 

[…]

RÉFÉRENCES DES ŒUVRES CITÉES DE PIERRE DHAINAUT

L’Âge du temps, Sud, 1984.
Au plus bas mot, J.-M. Laffont, 1980.
Le Poème commencé, Mercure de France, 1969.
Terre des voix, Rougerie, 1985.

 

            Pierre Dhainaut est né à Lille en 1935. Avec Jacqueline, rencontrée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa carrière de professeur).

            Après avoir été influencé par le surréalisme (il rendit visite à André Breton en 1959), il publie son premier livre, Le Poème commencé (Mercure de France), en 1969.

            Rencontres déterminantes parmi ses aînés : Jean Malrieu dont il éditera et préfacera l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bonnefoy auxquels il consacrera plusieurs études.

            Déterminante également, la fréquentation de certains lieux : après les plages de la mer du Nord, le massif de la Chartreuse et l’Aubrac.

            Une anthologie retrace les différentes étapes de son évolution jusqu’au début des années quatre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mercure de France, 1996).

            Ont paru ensuite, entre autres : Introduction au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Levées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Éditions des vanneaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de littérature francophone Jean Arp) et Vocation de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plupart sont dédiés aux petits-enfants.

            Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité critique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

            Nombreuses collaborations avec des graveurs ou des peintres pour des livres d’artiste ou des manuscrits illustrés, notamment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gregory Masurovsky, Yves Picquet, Isabelle Raviolo, Nicolas Rozier, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À consulter : la monographie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Éditions des vanneaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) préparé par Judith Chavanne en 2010.




Entretien avec Jean-Charles Vegliante

Gwen Garnier-Duguy s'entretient avec Jean-Charles Vegliante à propos de la récente parution de La comédie de Dante Alighieri...

 Jean-Charles Vegliante, la collection poésie, chez Gallimard, vient de faire paraître votre nouvelle traduction de La [Divine] Comédie, de Dante. Projet exceptionnel pour une œuvre monumentale. Pouvez-vous nous raconter l'histoire de ce projet ?
 Votre question concerne moins la chronologie – hélas plutôt longue – que les motivations de cette entreprise, je suppose. Celle-ci a commencé bien avant l’accueil amical d’un responsable d’édition auprès de l’Imprimerie Nationale, d’où vint la parution du premier volume, Enfer, en mars 1996 : très beau livre, composé aux plombs, illustré d’une miniature française (œuvre du maître de Coëtivy), laquelle correspondait curieusement au choix que j’avais fini par privilégier en français pour le terme « dificio » appliqué par Dante à l’effrayante apparition du mal absolu au centre de notre monde (à savoir : construction de type moulin, rouages et murs mêlés, massive et mouvante à la fois, d’où le mot ‘machine’ : « il me sembla voir alors une machine », p. 421 de cette première édition).
"La Comédie (Enfer. Purgatoire. Paradis)", Dante Alighieri, Edition bilingue, présentation et traduction de Jean-Charles Vegliante, NRF Poésie/Gallimard, 1248 pages.

La Comédie (Enfer. Purgatoire. Paradis), Dante Alighieri, Édition bilingue, présentation et traduction de Jean-Charles Vegliante, NRF Poésie/Gallimard, 1248 pages.

Une absolue inhumanité, tellement inconcevable que le voyageur ne parvient pas à interpréter ce qu’il voit devant lui : et splendide métaphore secrète du défi à la raison raisonnante que constitue cette poésie – cette pensée en poésie –, donc a fortiori la traduction d’une telle poésie, toujours au bord de l’impossibilité « radicale » (comme disent les logiciens), ou du paradoxe d’un véritable act of trust sémantique (et donc traductif) préliminaire, comme je préfère dire en forçant un peu l’optimisme herméneutique de George Steiner par exemple (mais, plus généralement, Greimas nous avait appris qu’un monde ne peut qu’être, pour nous, signifiant). Par ailleurs, je le dis en passant, la grande maison que fut l’Imprimerie Nationale accepta de prendre le risque, à l’époque, d’indiquer Dante ALIGHIERI comme auteur, et La Comédie comme titre de l’ouvrage (sur la couverture ainsi illustrée), ce dont apparemment certains distributeurs et certains critiques journalistiques ne se sont pas remis.
Pour répondre plus précisément à votre curiosité concernant l’histoire du projet, il me faut remonter encore en deçà, jusqu’aux premiers essais d’appropriation d’une langue non maternelle mais élue – le français – à travers une remontée aux sources karstiques de mon besoin d’écrire (j’ai essayé de l’exprimer bien plus tard par le poème géographique Source de la Loue, dans Rien commun, Belin 2000), tâtonnante expérimentation de rythmes impairs et de récritures d’une sorte de malgré tout ‘origine’, le grand Livre de l’Alighieri justement, laquelle devait aboutir finalement à une plaquette au titre transparent Vers l’amont Dante (L’Alphée 1986, Avant-propos de J. Risset). Dans l’alternance, à cette hauteur, de vers de 9 et de 11 syllabes, je cherchais le mètre dont une nouvelle traduction (après la voie ouverte par celle de Risset), un texte poétique capable de ‘tenir’ et se transmettre en français du XX-XXIe siècle, une traduction-texte à la hauteur d’intentions – sinon de résultat – de son texte originaire, avait d’abord besoin. Tout recommence toujours par la respiration. Par exemple, très clairement :

Alors la peur s’apaise un peu dans le lac
nocturne, le cœur que fait bruire la mé
moire écrite infinie. Il entend…
Et comme celui, à bout de souffle,
qui presse le sol au sortir de la mer,
tourné en s’apaisant vers l’eau périlleuse,
ainsi mon âme […] etc.

(Pour recommencer, 1984-86)

Cette forme d’enchaînement par alternance, appelée à s’infléchir au cours des essais de traduction précis du texte, allait me fournir enfin la clef dont j’avais besoin : un mètre, je l’ai dit, qui ne devait plus varier (sinon bien sûr par son rythme interne et environnant) au long des 14 233 vers que compte l’œuvre. Le reste fut affaire d’amour et de longue patience.
Vous évoquez la dénomination de l'œuvre : non plus La Divine Comédie, acception jusqu'ici commune en France mais La Comédie. En quoi ce choix est-il pertinent ?
Tout d’abord, il faut rappeler que les ouvrages anciens ne portaient pas à proprement parler de titre. On les désignait généralement par leur matière (mot à mot : ‘Traitant De…’), et plus souvent par leur début ou incipit, du reste souvent latin même quand l’ouvrage était rédigé en langue vulgaire. Dans le cas présent, Incipit Comedia Dantis Alagherii (‘La Comédie’, donc, avec parfois simplement : Capitolo primo del libro di Dante etc.). Même après que Boccace eut inventé le syntagme à succès « Divina Commedia » pour ses propres copies, la première édition imprimée (Foligno, 1472) portait encore un sobre fronton Comincia la Comedia di dante alleghieri di Fiorenze. Ensuite, chaque fois que notre auteur nomme son œuvre, à l’intérieur de son propre texte, il emploie le terme de Comédie, ou de Poème Sacré – ainsi que je l’ai indiqué non pas sur la couverture (déjà chargée) de la présente édition, mais au moins sur la page de titre : La Comédie, Poème sacré. Je pense que c’est le titre qui convient le mieux à ce pur diamant de la Littérature universelle, que l’Alighieri compare aussi au chant religieux biblique ou Théodie (un sous-titre possible aussi, mais moins compréhensible de nos jours), sur le modèle de « l’humble psalmiste » David.
Reste la question de la ‘comédie’ comme genre, sur quoi des livres entiers ont été écrits. En bref, la comédie n’est pas une tragédie (à fin âpre, négative) et n’exige pas un ton – voire un style – uniformément haut ; dans la célèbre lettre, en partie apocryphe, à son protecteur Cangrande della Scala, seigneur de Vérone, vicaire impérial, chef reconnu des Gibelins partisans du pouvoir temporel de l’Empereur, auquel il dédie le Paradis, Dante ajoutera qu’un langage simple et varié est aussi le moyen d’être entendu du plus grand nombre. En fait, proche au début d’un chant villageois, son parler vulgaire est idéalement celui dont usent entre elles les femmes du peuple, pour s’élever peu à peu vers le passage du Purgatoire et puis vers sa partie la plus parfaite, en Paradis justement (et donc en une fin heureuse). Au passage, je souligne qu’une certaine forme de sourire médiéval, sinon de véritable comique au sens où nous l’entendons, n’est jamais absent de cette œuvre. On le voit, ces options rendent d’emblée cette œuvre ‘inqualifiable’ (la dimension romanesque, pas plus que le dialogisme n’en sont absents, par le biais de la ‘comédie’). Pour nous, dans la langue autre de traduction, l’essentiel était donc de préserver l’extraordinaire diversité, parfois l’hybridation linguistique – sur un socle, certes, de florentin illustre, sensible en particulier par la syntaxe et dans certains discours directs particulièrement soignés – jusqu’aux dialectalismes, aux inventions, aux néologies : création libre et souveraine, par laquelle s’est construit d’un même jet le Livre et constituée la langue italienne naissante, en l’absence (faut-il le rappeler) de toute forme d’État central.
Vous parlez de "pur diamant de la Littérature universelle". Posons la question simplement : en quoi cette œuvre est-elle un chef d'œuvre inépuisable et quels enjeux se sont-ils joués depuis qu'elle existe et à partir d'elle sur le plan universel ?
Je sais que je me suis un peu trop avancé sur un terrain mouvant, contesté, à l’évidence relatif, tant au plan historique qu’à celui de la culture (y compris en ses manifestations religieuses) ou du gender comme on aime à dire maintenant. Si Béatrice Portinari avait écrit sa version de la Vie nouvelle – rencontre avec un petit garçon à peine plus âgé qu’elle, prénommé Dante etc. etc. – il en serait allé tout autrement j’en suis bien persuadé. Et nous aurions sans doute un tout autre texte (même chose, a fortiori, si tout cela s’était passé en Amérique pré-colombienne ou dans l’Asie du sud-est). Cependant... peut-on prétendre que cette rencontre amoureuse, l’exaltation, les souffrances, l’espoir, la sublimation et la promesse de ne jamais se résigner à la disparition de l’être unique-pour-soi et au néant d’un peu de terre gâtée eussent été radicalement différents du point de vue féminin, ou caribéen ? Il faudrait pour m’en convaincre de longues et sérieuses études d’anthropologie comparée, démontrant qu’un tel cas de figure – et le récit qui pourrait en être fait – serait absurde voire inconcevable sous d’autres latitudes et dans des cultures radicalement différentes. Que donc le texte qui en est issu, puis s’est transformé et amplifié jusqu’à dire de cet être unique-pour-soi « ce qui jamais ne fut dit d’aucun(e) » (telle sera La Comédie), à travers un individu pensant nommé Alighieri, serait radicalement intraduisible (il s’agit là, comme l’on sait, d’une aporie logique aussi incontestable qu’indémontrable). Or la traduction n’est pas, ne doit pas être « radicale », mais au contraire relative, transformative, vivante c’est-à-dire bien sûr inventive et tournée vers la transmission ; elle est, je veux croire, et parfois avec des difficultés incroyables, toujours possible. D’autant plus possible que l’œuvre originaire est plus haute, exigeante, appelant ses toujours nouvelles « traductions », comme œuvres destinataires de cet appel à être traduite. C’est à travers le voile déformant, heureusement déformant de la version étrangère, écrivait à peu près W. Benjamin il y a près d’un siècle, que s’entrevoit le fantasme de la langue parfaite. Je l’ai entrevu derrière La Comédie de Dante Alighieri, tout en sachant la contingence de maint détail, de telle croyance, évidemment de toutes les illusions politiques du citoyen poète, parfois si envahissants il est vrai que Saint-John Perse a préféré parler de chef-d’œuvre occidental – ce que j’ose contester. Mais bien sûr, le “pur diamant” n’était là qu’une métaphore (j’ai insisté autant, à l’inverse, sur le caractère hybride et pluristylistique de l’expression dantesque), nous pouvons mettre “fruit merveilleux” à la place, si vous préférez… Pourvu que l’on accepte de donner, en particulier pour ce qui est de la sacralité déclarée de ce Livre, la primauté absolue à sa poésie.
Vous dites avoir entrevu la langue parfaite derrière La Comédie. Pouvez-vous nous dire plus précisément ce que vous avez concrètement entrevu ? Et préciser pourquoi vous contestez la parole de Saint-John Perse sur la dimension uniquement occidentale de l'œuvre de Dante ?
Je crois avoir entrevu le “fantasme” de la reine Sprache benjaminienne, car il s’agit d’une forme rêvée de langue unique (alors que – Mallarmé – les langues imparfaites en cela que plusieurs exigent justement d’être infiniment traduites), au fond la langue de la poésie même, non pas derrière La Comédie mais derrière le travail de traduction d’un texte qui échappe à sa propre intention, à son temps, aux genres (cette fois au sens rhétorique traditionnel), à la langue « municipale » de son auteur au profit d’une création linguistique dont les différentes régions de la péninsule italique – je dis, dans ma version, les Ytailles – seront pour des siècles tributaires et subjuguées (les italophones peuvent encore, à peu de chose près, lire ce texte aujourd’hui, sept siècles après sa rédaction). À sa tension théologale enfin, puisque je crois qu’un athée peut le lire aussi profondément et légitimement qu’un croyant chrétien – ou d’autre foi. En un mot, il s’agit d’un texte à ce point ouvert dans une infinité de directions, horizontales et biaises et abruptement dressées, que le simple jeu des déplacements / compensations / récritures en traduction donne au moins une image de ce paradis de vérité que serait la langue parfaite.
En introduction au troisième livre, du Paradis, je cite Saint-John Perse quand il reconnaissait à Dante le génie colombien, pourrait-on dire, d’explorateur d’espaces inouïs, absolument vierges (en même temps qu’infiniment savants), tel un ouvreur « occidental » de nouveaux mondes. C’est sur cette détermination particulière, songeant aux avancées maritimes impressionnantes de voyageurs chinois (Tchang Heu) ou arabes (Ibn Battuta), ou encore aux voyages orientaux de Marco Polo ou d’Ibn Khaldûn que j’ai voulu nuancer tout à l’heure la formule suggestive de Saint-John Perse. Il m’a semblé, si nous revenons un instant sur votre question précédente, que le pôle « occidental », quelle que soit objectivement sa puissance d’attraction progressive – et ce, au moins de 1492 aux dernières années du siècle à peine écoulé (disons par exemple 1991 ? un demi millénaire serait un chiffre bien intéressant) –, cette aimantation dominante, donc, reste encore un axe réducteur eu égard aux potentialités concentrées dans l’œuvre qui nous occupe. Autrement dit l’ampleur universelle visait davantage dans mon esprit cette capacité à se renouveler et à s’éployer, par d’infinies nouvelles lectures, que dans un vague universalisme dont nous savons à présent, un peu tard, toutes les limites culturelles, cette fois, oui, occidentales.
Depuis votre première lecture de La Comédie jusqu'à votre traduction de celle-ci, qu'avez-vous découvert dans cette œuvre ? Qu'avez-vous découvert pour vous-même, c'est à dire en quoi son approfondissement vous a-t-il été bénéfique, mais aussi qu'avez-vous découvert des secrets de cette œuvre, car La Comédie, si elle est une œuvre populaire, contient une dimension profondément ésotérique ?
  Pardon, mais je n’ai jamais cru à la dimension ésotérique de La Comédie ; c’est curieux, d’ailleurs, que vous me demandiez cela, car ma première approche non scolaire de Dante fut pour répondre à une très généreuse offre de collaboration faite par René Nelli, sur la poésie du Dolce stil nuovo (Cavalcanti, Lapo Gianni, Davanzati, Cino, Dante…), et justement orientée vers l’idée d’une sorte d’école de “Fidèles d’Amour” plus ou moins sectaire. J’obtins du grand occitaniste que le titre fût infléchi finalement en “Poètes de l’amour et de l’obscur”, que la revue Sud publia en effet (nous sommes là en 1974 et Saint-John Perse était également au sommaire) ; pour mon adolescente incroyable fierté, inutile de le dire – à l’époque, la parution sur papier était sentie comme un vrai privilège. Encore s’agissait-il du jeune Alighieri, entouré de ses amis, et plus largement de ceux qu’il appelait lui-même « tous les fidèles d’Amour » (où l’adjectif “tous” semblerait surprenant s’il s’était agi d’une secte, comme dans le cas peut-être d’une branche du soufisme), dans le plein bouleversement de la découverte amoureuse existentielle et intellectuelle : la lecture des troubadours occitans en l’occurrence, et indirectement de la poésie amoureuse des Arabo-Andalous (le rapprochement entre la Vie nouvelle et L’interprète des désirs d’Ibn ‘Arabî a été bien sûr souvent fait – voir du reste http://autresvoix.blogspot.fr/2009/11/desir-et-elevation-de-ibn-arabi-la-vita.html ). La Comédie, œuvre de pleine maturité, si elle échappe – encore une fois – à toute contrainte autre que celles de la poésie, est bien trop contrôlée, en tout cas au niveau conscient, construite et structurée jusque dans le moindre détail, soucieuse de son “utilité” pour le lecteur immédiatement impliqué (incipit célèbre « À la moitié du chemin de NOTRE vie »…), qu’elle doit aider concrètement sur la voie du salut, et attentive à la vérité dénotative des faits rapportés (c’est son niveau littéral, à prendre toujours au sérieux) pour se permettre si j’ose dire un quelconque ésotérisme. Pour Dante, au contraire, tout homme est « citoyen » du monde (Paradis, VIII) et doit pouvoir – savant ou ignorant, à la limite même païen – être sauvé. S’il/elle le veut.
Vous évoquez la lecture des troubadours occitans. Pouvez-vous nous parler de l'influence d'Arnaut Daniel, que Dante reconnaissait comme le "meilleur", et quelles influences dans La Comédie l'inspiration d'Arnaut Daniel et la sextine eurent-elles ?
  Vaste problème ! Toute la poésie européenne d’une certaine façon a été précédée – sans oublier pour autant la tradition arabo-andalouse, les premiers Minnesänger et les plus anciens trouvères – par celle des troubadours, en particulier occitans, et influencée par elle en ses différentes expressions (lyrique amoureuse, mais aussi guerrière, élégiaque, etc.) : ainsi, pour ce qui concerne l’aire italique, des troubadours tels Lanfranchi da Pistoia, Sordello da Goito (que l’on trouvera en Purgatoire VI-VIII), Lanfranco Cicala ou ses compatriotes Doria, mais aussi des isolés comme l’auteur anonyme de la canzone Quando eu stava in le tu’ cathene… (fin du XIIe s. – voir par exemple http://nositaliesparis3.wordpress.com/2012/06/27/frontiere-marches-8/) ou encore les poètes de l’école sicilienne autour de l’empereur Frédéric II, parmi lesquels fut inventé le sonnet (sans doute à partir de Io m’aggio posto in core… de Giacomo da Lentini) ; dans l’Enfer, nous faisons mieux connaissance avec l’un des plus importants d’entre eux, Pier della Vigna, notaire impérial. La langue poétique italienne, issue d’une koinè elle-même mixte à partir des formes les plus nobles du sicilien, naît en cohabitant parfois chez le même auteur avec le latin, les langues d’oil et d’oc, et des variantes archaïques de l’italien. C’est dire à quel point, bien avant l’effort d’unification toscan – dont les textes les plus aboutis sauront s’affranchir à nouveau, par l’ouverture à d’autres régions de la Péninsule et aux registres les plus variés, comme dans La Comédie qui nous occupe –, et bien loin de la relative normalisation future du Pétrarque vulgaire, le paysage littéraire était accueillant, divers et contrasté en Italie. Dans ce cadre, Arnaut Daniel est admiré et pris pour maître, désigné à l’attention de Dante (le voyageur de l’au-delà, et l’écrivain Alighieri aussi bien) par celui justement qui venait d’être reconnu comme exemplaire modèle, Guido Guinizelli – l’autre Guido, par opposition à l’ami de jeunesse Cavalcanti. Le poète Guinizelli, vrai précurseur donc du Doux style nouveau (et une autre grande figure d’amoureux, un troubadour encore, sera Folquet de Marseille rencontré au Paradis), confie à celui qui se déclare son disciple :
Ô frère, dit-il, celui que je t’indique
du doigt – et il montra un esprit devant –
du parler maternel fut meilleur maître.
Soit vers d’amour, soit prose de romans,
tous il surpassa ; et laisse dire aux sots
s’ils croient que le Limousin vaut davantage.
Ils prêtent l’oreille au renom plus qu’au vrai
et forment ainsi leur opinion avant
que l’art ou la raison soient écoutés.
                                                              (Purgatoire XXVI, vers 115-23)  
Au passage, sont égratignés les critiques un peu trop sensibles à l’opinion – nous dirions médiatique – de l’époque (le Limousin nommé était Giraut de Bornheil, Maître des Troubadours) ; la raison est une fois de plus mentionnée aux côtés de l’art (surtout d’harmonie), et l’excellence du « parler maternel », sans particularisme ni exclusion, à nouveau exaltée. Arnaut Daniel, considéré auteur difficile par ses contemporains, artisan de rimes rares et de romans raffinés (tous perdus), domine nombre d’imitateurs par la richesse de son inspiration : il perfectionne la forme noble de la canzo, souvent enrichie de rimes intérieures, et en développe une configuration singulière, où les mots-rimes de chaque strophe se retrouvent dans un ordre fixe (de rétrogradation circulaire) au long des six retours – plus un envoi final où ils se concentrent en trois vers seulement – de la sextine ainsi constituée. La permutation vertigineuse des 6 ´ 6 (+ 3) a été qualifiée de métaphysique et suscité des essais d’émulation jusqu’aujourd’hui (Ungaretti, Fortini, le catalan Brossa) ; Dante n’en a usé qu’une fois (Al poco giorno…), sur le modèle de Lo ferm voler d’Arnaut, mais la considère, avec ses « stances sans rythme » (à savoir sans rimes) comme la plus haute des canzoni concevables. Il semble toutefois s’en être un peu éloigné, après la fin extrême du XIIIe siècle ou le tout début du XIVe auquel appartient cette sextine ; en faisant parler le personnage d’Arnaut Daniel en provençal, il lui rend un dernier hommage dans le chant du Purgatoire cité, en mêlant d’ailleurs des stylèmes d’Arnaut et d’autres de Folquet.
Chez Pétrarque, huit sextines plus une double (rendues récemment disponibles en français dans la belle traduction de François Turner) vont asseoir la prédominance de cette forme dans la très longue période du pétrarquisme européen, et au delà. Par exemple, encore chez W. H. Auden aux États-Unis. Il faut remarquer pour finir que la tierce rime, choisie finalement par Dante pour son grand œuvre, est par nature dirigée vers l’avant – ou l’en-avant, comme dira Rimbaud –, avec un pas marchant infini, et un élan comparable à celui de la prose, structure aussi ouverte que celle de la sextine est close : forme fixe et perfection d’un côté, poésie narrative en mouvement, libérée de tout “genre”, de l’autre.
Votre traduction de La Comédie ne comporte aucune note, à l'inverse de la traduction de Jacqueline Risset parue chez Flammarion. Pouvez-vous nous expliquer ce parti pris, qui est un choix très fort, comme si nous entrions nus dans une forêt, ainsi que d'autres choix pour lesquels vous avez opté pour accomplir votre traduction ?
 Vous aurez remarqué que la première nouveauté de cette édition est de figurer dans la collection NRF de Poésie, généralement dépourvue de notes, et non, mettons, dans Folio classique qui m’avait également sollicité : il était fondamental, pour moi (et je pense pour André Velter qui la dirige), de réinscrire le grand Livre, parfois ressenti comme intimidant, réservé aux spécialistes, dans le flux vivant de la poésie de tous les temps, magnifiquement représenté par cette collection-là. Dès les premières lignes de la première des courtes préfaces (à l’Enfer, donc, mais aussi à l’ensemble de l’entreprise), je précise d’ailleurs avoir travaillé au jour le jour non pas sur la monumentale édition critique de Petrocchi en quatre forts volumes, mais sur le seul texte qui en a été repris dans une édition de poche sans notes, chez Einaudi. Autrement dit, le texte originaire peut être diffusé et lu sans notes ; pourquoi pas le texte destinataire, si la traduction “tient” dans la langue d’accueil ? Je n’ai pas à en juger bien entendu, mais les lecteurs nous l’indiqueront. Ensuite : prenez l’édition que vous citez, ou d’autres encore plus fournies de notes infra-paginales (celle de Pézard par exemple, pour moi exemplaire, dans la Pléiade) et trouvez une Note du Traducteur réellement utile – ne disons pas indispensable – : j’ai quelque doute, si nous parlons bien de ces fameuses NdT et non de précisions para-textuelles ou philologiques sur le texte originaire (celles-ci figurent bien dans les brèves notices et leurs gloses, en tête de chaque chant de mon édition). Mais pour ces dernières même, il faut savoir se limiter et ne pas alourdir l’objet de plaisir que doit être aussi une œuvre poétique : je m’en suis tenu strictement, en ce qui me concerne, à l’espace circonscrit d’une page, en tête de chaque chant. Pour les autres, un exemple suffira, chez Pézard justement, envers lequel on ne me soupçonnera pas d’irrespect. L’allégorie, dite du grand vieillard pleurant (statue figurant la décadence des époques de l’Histoire humaine), s’achève par la description des larmes qui s’en écoulent,
le quali, accolte, fóran quella grotta
à savoir finissent par percer la grotte qui abrite la statue et, à la fin de leur parcours souterrain, par former les fleuves infernaux immondes. Tout le malheur du monde finit dans le royaume du mal absolu dont nous avons déjà parlé. Or Pézard – qui traduisait d’après la leçon la plus répandue [questa grotta], à laquelle revient par exemple l’édition récente de Lanza – a cru bon d’ajouter la NdT suivante : « on voit ici que l’enfer est une profonde caverne (mais Dante ne dit pas caverna en ce sens), et que toute la première partie du poème est une vaste “allégorie de la caverne” renouvelée du mythe platonicien » (Pléiade, p. 968) ; ce qui ne peut qu’accroître la perplexité du lecteur, lequel ne sait plus s’il faut entendre la grotte de la statue (en Crète) ou la vaste grotte de l’Enfer où se trouvent à ce moment du récit Dante et Virgile. Que l’on choisisse quella “celle-là” ou questa “celle-ci”, celle dont on vient de parler, il s’agit bien de la grotte crétoise – les éditeurs alternatifs comme Lanza le précisent d’ailleurs –, et le rapport à la caverne platonicienne ne va pas de soi (il y faudrait alors une autre note). Vous voyez combien le problème est complexe, et peut-être sans réelle nécessité à cette complexité…
Au chant XI d’Enfer, le personnage Virgile explique à son élève que le Cercle de la violence (le 7e) est divisé en trois « gironi » (mot à mot “grands tours”) ; le mot se retrouvera du reste au second livre, pour les corniches entourant le mont Purgatoire. Il contient donc indifféremment les sèmes /convexe/ et /concave/, ou saillant et rentrant. L’habitude a été prise, en français, d’utiliser le calque “giron”, qui rend nécessaire une NdT, et éventuellement une autre encore lorsqu’un autre mot « grembo » sera rendu, plus loin, par l’exact “giron” (aussi bien “la pente fait d’elle-même un giron” que “viennent du giron de Marie” : Purgatoire VII, 68 et VIII, 37). Un sens approchant, en français, de ce “giron” abusif pourrait être la partie des marches d’un escalier qui, pour tourner, sont coupées en trapèze – voire en triangle – entre deux contremarches : ce qui, sans doute, par son caractère spécifique (ou sectoriel), nécessiterait derechef une nouvelle NdT pour les lecteurs non experts en menuiserie. N’est-il pas plus raisonnable, alors, d’essayer de trouver des termes différents, aptes à éviter cette impasse, du genre de “anneau”, “vire”, “enceinte”, etc. ? C’est ce que j’ai toujours tenté, de même que – pardon pour la comparaison indue – l’avaient fait Klossowski pour L’Énéide (Gallimard 1964) et Chouraqui pour La Bible (Desclée de Brouwer, 1989) : celui-ci avec de rares indications philologiques ou de renvois internes, celui-là sans aucune note ni notice ni glose (je ne suis pas allé jusque-là). J’aime terminer par cet hommage à deux modèles idéaux pour moi, mais je répète que Pézard est constamment resté, lui aussi, sous mes yeux : et il a été, tout de même, le dernier et quasiment le seul occupant d’une chaire d’italien au Collège de France, nous ne l’oublions pas ; et il ne fut pas très élégant (mais très parisien), il n’y a guère, de prétendre le liquider aussi vite.
Reste une perplexité, je suppose : ne vaudrait-il pas mieux, du point de vue de la cohérence lexicale, conserver un seul et même terme “giron” (le calque, et l’autre) en face de girone ? J’ai beaucoup réfléchi à cette question, étant en général très attentif précisément à une telle cohérence, bien souvent seule garante de la constitution en texte de la version étrangère proposée, garde-fou à la dispersion incohérente de nombreuses traductions. Les instruments informatiques, désormais, nous y aident puissamment. Pourtant, ainsi que j’ai essayé de le dire il y a longtemps dans mon D’écrire la traduction (PSN, 1996) au titre assez explicite, il y a toujours priorité du texte destinataire, avec son inscription possible dans une Littérature d’accueil et sa nécessaire autonomie sémantique. Les langues « doivent » exprimer des réalités différentes, même si – au prix de petits coups de force à la marge, sans doute – elles « peuvent » tout traduire (je cite scrupuleusement Jakobson) : la traduction se meut courageusement entre cet impératif et cette totale disponibilité. Elle ne saurait, à tout le moins, être si peu que ce soit terroriste. 
Dernière question, cher Jean-Charles Vegliante. Au sortir de cette version - mais peut-on sortir d'une telle entreprise ? - vous avez traduit La Comédie à travers laquelle Dante traduisait autre chose, la Poésie elle-même, peut-être, pourrait-on dire. Cela fait-il de vous un autre Dante ? Nous voulons dire : La Comédie, dans le corps à corps que vous avez joué avec elle en la réécrivant, a-t-elle agi comme une échelle paradisiaque ?
 Voilà qui risque de me mener tout droit parmi les orgueilleux de la première corniche, là où Dante lui-même craignait de se retrouver (il répond à une femme envieuse punie, elle, dans la deuxième : « plus grande est la peur qui tient mon âme / en suspens pour la peine expiée dessous, / dont je sens déjà la charge m’opprimer » – Purgatoire XIII, 136-38) ! Mais je ne puis supposer que vous me tentez, cher ami interlocuteur : aussi vais-je vous répondre très simplement oui. Ce travail, cette joie de plus de dix années, ont été une montée presque constante, malgré quelques moments d’abattement et de fatigue, certes : un exercice (ascèse) d’ascension en effet, non pas de retrait du monde et de ses laideurs mais au contraire de compréhension et de tolérance, et d’un certain détachement aussi, suivant le sourire médiéval de “comédie” au sens que nous avons partagé plus haut. Je vous avoue d’ailleurs que plus le texte est riche et beau, plus sa traduction est en réalité facile, car offerte à d’infinies possibilités de recréation. Et puis vient le partage (pour la Vie nouvelle, nous avions travaillé d’abord collectivement, en séminaire à la Sorbonne Nouvelle). Mon entourage, mes étudiants, quelques vrais amis m’ont beaucoup aidé ; les plus jeunes, qui voient devant eux tellement de difficultés s’amonceler, sont merveilleux. Quant aux aigreurs dont j’ai laissé entendre un pâle écho dans la réponse précédente, le bon guide Virgile aurait dit : « Viens après moi et laisse dire les gens » – ce à quoi le disciple répondrait pour nous : « Que pouvais-je redire, sinon “Je viens” ? » (Purgatoire, chant V). Donc, vous le voyez, l’échelle paradisiaque est encore loin ; mais, en traducteur avisé, j’essaie de rendre le moins pour suggérer le plus.

propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy 

 




Rencontre avec Sheida Mohamadi

Interview With Writer Sheida Mohamadi

By Marissa Bell Toffoli

An introduction to Iranian journalist, poet, and novelist Sheida Mohamadi. For almost a decade Mohamadi has made her home outside of Iran, ever since investigative journalism caused her to lose her job and have her own life threatened. No longer feeling safe to fight for women’s rights through writing in Tehran, where Mohamadi was born and raised, she has since rebuilt a life for herself in the US, where she is free to write about the issues that are important to her. Mohamadi’s most recent collection of poems, Aks-e Fowri-ye Eshqbazi (The Snapshot of Lovemaking), was published underground in Tehran in 2007. Giving a voice to women’s rights issues has roused many people to respect and appreciate Mohamadi, but others wish to tame her into silence.

Living in the US means battling censorship from abroad to continue to reach a Farsi-speaking audience in Iran. There is the double-edged sword of translation when marketing Mohamadi’s poetry to non-Farsi readers—it may reach more readers while sacrificing some poetic language. Fellow writer Mehrdad Balali described Mohamadi’s poetry as deceptively simple, and challenging even for Farsi speakers:

“Her language is very fluid, and it keeps changing shape. It throws words and expressions at you in way that you haven’t thought of before. That’s really the magic of her poetry—it brings out something new in you; it propels you into a new realm. It is so intelligent, but at the same time so simple.”

Sheida Mohamadi Photo By Marissa Bell Toffoli_0
Quick Facts on Sheida Mohamadi
Sheida Mohamadi’s website: http://www.sheidamohamadi.com
Home: Monterey, California
Top reads: My favorite books and authors change all the time because they depend on my mood, the books that I am reading, and my own writing. However, there are authors whom I admire and enjoy regardless: Rumi, Hafiz, Omar Khayyam, Charles Bukowski, Sylvia Plath, Milan Kundera, Jorge Luis Borges, Forough Farrokhzad. My favorite books include modern collections of poems, and The Little Prince by Antoine de Saint-Exupéry.
Current reads: The Best Poems of the English Language by Harold Bloom
What are you working on at the moment ?
I have suspended the publication of my fourth literary work, a collection of poems, for two reasons: The first is that I am still in the process of editing it, something that I haven’t really done before with my other works. I want to make sure to get the best result. Secondly, I haven’t been able to find the publisher I want. This book cannot be published in Iran due to its erotic content, and also because of its feminist undertone. A couple of literary houses in Iran offered to publish it a few years ago, but they later chickened out for political reasons, in the wake of the massive crackdown on free speech that followed the disputed 2009 presidential election in Iran. Since then, most independent publishers have gone out of business or slipped underground. In the present climate, no one is willing to take the risk of publishing such a controversial book that deals with the taboo subject of sex.
Moreover, I’m reluctant to have the work published only outside Iran because I would not gain as wide a readership. So I am in a state of limbo now, until I finally make a decision about publication.
What would it mean to publish your work under censorship ?
An interested publisher has asked me to revise the book manuscript and let some poems go because they can’t get permission to publish the collection as is. I have to wait and see for sure how many poems or lines the potential publisher wants to delete. I know myself, and if they want to make big changes, I’d prefer not to publish my poems yet.
What kinds of poems are you being asked to remove from the book ?
The poems that have erotic imagery or talk about societal issues. Anything about the woman’s body, or if the poem explains or imagines lovemaking. It seems with anything that comes from love or femininity they’ve asked me to change the point of view, the narrator, or how it reads. Those topics are seen as too dangerous, and the publisher cannot get approval to print these things. But for me, love is everything. Without love, life is empty.
Do you believe writing can affect change ?
Yes, I believe literature is important and can change people. Right now in Iranian universities and schools, the government has cut classical poetry with even mild themes of erotic love from the curriculum. I think it’s because they are afraid of a literature that liberates. Poetry can be revolutionary—think of the Beat Generation poets in the city of San Francisco. The literature of every country is what makes the culture of that country.
Over time, how do you feel the threat of censorship has changed your work ?
When I lived and worked in Tehran they censored all of my work—my short stories, my novel, my poems. But I kept writing. When I came to the US, I felt freer. That’s why in my first poetry collection most of my poems are feminine, erotic, and socially conscious. I don’t care about making political judgment. I write the things I feel strongly about. This is something that I owe to my parents. Both my parents are very open-minded, and they taught me and my sister to be strong and independent-minded. They shielded us against the prejudices of our society, a society that teaches children from early on that female is the inferior sex. But millions of other girls in that country are not so lucky.
Do you have a philosophy for how and why you write ?
There is a thought behind every piece of writing and that is something that gives impetus to the author. What looms large in my work is the woman. I come from a land where being a woman is in itself a liability. It is the censored gender, conveniently repressed. The laws of this land openly seek to hollow women out of their spirit, and mold them into obedient matrons.
In general, every poem I write springs from my subconscious mind. It happens in a flash and then suddenly goes dark. More often than not I try to reconnect with that mystical moment, but it cannot be done through conscious effort. It is hard to go back and find the poet Sheida and her mood in that fleeting moment. For me, it is a third world, somewhere between the inner and outer world. I do not make conscious decisions what to write about, even if it deals with some social or political issue that preoccupies me—famine and starvation in Africa, the massacre of children and innocent people in wars, or the plight of women in the Third World. For me, poetry is about pain and longing. The two together make a recipe for that delicate moment when I become overwhelmed with the need to write.
When and why did you leave Iran ?
I left Iran in 2003 and came to the US in 2004; and I have not been able to go back ever since. My name is on the blacklist as a result of my journalism. When I started my career as a journalist, I discovered that my passion was with Iranian women’s trampled rights. I especially felt for runaway young girls from the countryside. They fled their oppressive small town lives in search of a dream, but most ended up on the street and eventually dead, either from murder or suicide. These were the subjects that I was interested in, and that’s why I decided to become an investigative journalist. But the Islamic republic is not a place for that kind of thing. I was thrown out of one newspaper after another for trying to write about these women, and eventually had to flee the country.
Before I left Iran, when I was publishing those stories about abused women, the censorship department of the culture ministry called me three times, seeking an explanation for my work. One day, I arrived at my office and found all of my things packed and stacked up by the elevator. When I asked what was going on, nobody would tell me anything. Finally, at the end of the day I was told, “We don’t need a women’s page anymore.”
Anonymous people from the government even called some fellow journalists to ask about me. They warned if I continued to publish my articles my family would find my dead body out in a forest. I was seriously alarmed. At that time my sister was living in London, and she was able to get a visa for me to visit, thinking it would be a good idea for me to leave Iran for something like three weeks, and then when things quieted down I would go back. So I left in a hurry, without even saying goodbye to my family or my friends, not knowing I wouldn’t be able to return. The pain of separation was too much, and it was only two months ago when my parents were finally able to get a visa to come and visit me in the US.
What do you hope readers will take away from your work ?
I believe poetry is for enjoyment. It is meant to induce a deep inner pleasure in the reader, and uplift their spirit. It has the potential to awaken a previously unknown, novel feeling in the reader—a feeling of love, pain, loss, or whatever it is that prods one to action. For me, reading a good poem is always marked with a new dawn, a great sense of satisfaction.
Who do you picture as the ideal reader of your work ?
There was a time when I had a limited readership among merely the literati, but now my poems are reaching a wider audience. When a poem comes out, it takes its own independent identity and I, as the poet, like to stand back and watch how it affects the reader.
What is the translation process like from Farsi to English ?
Poetry, like jokes, does not cross over. Poetry is the most condensed expression of a land, pulsating with all its music, color, and cultural nuances. It is tough to bring off this whole experience in a new tongue. When I write, for example:
My husband
who is the husband of the world’s roofs
every night sleeps with the sky at the
             other end
             of my window
and in the morning
spreads the smell of onion, perfume and 
             my roommate
My husband
whose understanding of Islam only is
             its four wives
and from Judaism, Men’s left rib
and from Christ
the purity of the virgin
for all of the neighboring women
elementary school friends
and my office co-workers
he has full attention
devotes time
and talks about the beauty of their eyes
and breasts
and every time he shakes the leftovers
above my head
He says :
“This Spring, you need to be with child!”
This draws upon the native culture of a land where a woman is prone to be humiliated for her infertility by allowing her husband to take more wives.
But sometimes poetry can be universal, like:
Nothing matters outside this flowerpot  
Not the brushfire in Malibu
Neither the slogans on the walls of Kandahar
Nor the sizzling corpses of Bagdad
Oh my love!
If the meaning comes through translation accurately, do you mind if the sounds are different? How much do you worry about translating the music of your work ?
The sounds of the lines and the music are a translation problem. I use a lot of sounds together on purpose, and with repetition, so they sound pleasing in Farsi. It creates internal rhyme. Sometimes I include sounds that aren’t really words, but are a commonly understood sound or song in Iran, and there isn’t necessarily an equivalent in English. It’s hard to recreate that part of the experience of the poem in another language and get the exact meaning in the translation. Here’s an example of one poem in English and in Farsi:
The sun moves slant (Poem by Sheida Mohamadi, Translated by Sholeh  Wolpe)
Too late now,
too late to undo your buttons
and let loose my liquid blue fingers
on your chest,
to turn the lock in my throat
and hear the halla halla halla
of your coming
from among apples and lemons.
Your shadow moves slant through mine.
Why is it that your kisses no longer leave
their mark on my purple dress?
Why is it that your body’s tangerines
no longer swell from sucking my breasts?
Your voice no longer sends frogs
crrrrrrrrrrrroaking along my thighs.
Now, each time your voice grows cold-blue,
you snuff out your cigarette in my eyes
and half the clock’s circle face
sinks to sleep in the ashes of my hair.
رفتن اریب آفتاب
دیگر دیر است
برای باز کردن دکمه هایت
و خنده انگشتان آبی ام بر سینه تو
و چرخیدن قفل
در حنجره من
و هلا هلا هلا
در آمدن میان لیمو و سیب ها
و سایه ات که
اریب می رود از سایه من.
چرا دیگر بوسه ات بر پیراهن بنفشم لک نمی اندازد؟
و نارنجی های تنت ازمکیدن پستانهایم
باد نمی کند ؟
دیگر صدایت
قورباغه ها را در ران هایم  غو غو غو غوک نمی
حالا هر وقت
صدایت کبود شود
سیگارت را در چشمان من خاموش می کنی
و نیم دایره ساعت
در خاکستر موهایم
به خواب می رود.
شیدا محمدی
نوامبر 2006
 
For now, I think maybe the mood and meaning of the poem is more important to me in translation than the exact words or poetic language. But it is hard to sacrifice one for the other. This is a difficult issue for me; I have heard some people say that a bad translation can be worse than not being translated because it can generate a false reputation for my work. People may not want to read my work if the translation is poor or ineffective.

 

Do you ever write poems or stories in English first ?
No, only some haikus in English.
Where and when do you prefer to write ?
I don’t like to be grounded. I like to be always on the move, to explore and make new discoveries; and my best writings come out when I am mobile. My mind is more fluid when I’m on the move, whether driving, flying, or riding in a train. I have composed many of my poems while driving. But I also must have my privacy, and it is in my room that I feel most at peace.
Where would you most want to live and write ?
As I said, I am a gypsy girl. If I stay in one place for too long, I get bored. I prefer to travel. Moving has helped me to write a lot of poems. But, I would love to live in a place with a mix of Eastern and Western cultures, the best of the two worlds.
What advice would you give to aspiring writers ?
Just as I am not a follower, I do not like to have a cult of followers. I just tell aspiring writers to follow their dreams and their hearts, and to also be aware that creative writing is a painful process.
What is the best advice you were given as a writer ?
To edit my work before submitting it for publication.
Is there a question you find surprising that people ask about your work ?
What used to surprise me and doesn’t anymore is that many of my readers mistake the poet with the narrator; and since my work contains erotic elements, something that Iranians’ puritanical mindset is not used to, they often become shocked by the directness of my language. There have been few erotic works in Persian literature and almost none by a woman until Forough Farrokhzad broke big taboos with her daring poems back in the sixties. It was an exercise in rebellion by a free spirit feeling suffocated in a deeply traditional and male-oriented culture, a society where women were assigned a set role to play and were not allowed any spontaneity.
For me as well, erotic poems are an attempt to break free, and reveal that restless side of my soul. I want to freely express myself, and if I end up shocking or angering some prudes, then let it be.
What do you find most challenging about writing ?
Finding the discipline to write.
When you are not writing what do you like to do ?
I live.

 

About Sheida Mohamadi

Sheida Mohamadi is a journalist, poet, and writer of fiction born in Tehran, Iran in 1975. While living in Tehran, Sheida edited and wrote for the women’s page (Safheh-ye Zanan) at Iran newspaper in 2002-2003, and at Farhangestan-e Honar Monthly Review in 2003. She published her first book, a work of poetic prose titled Mahtab Delash ra Goshud, Banu! (The Moonlight Opened its Heart, Lady!) in 2001, and her second book, a novel titled Afsaneh-ye Baba Leila (The Legend of Baba Leila) in 2005. Her third book was Aks-e Fowri-ye Eshqbazi (The Snapshot of Lovemaking), a collection of poems published underground in Iran in 2007. In 2010, Sheida Mohamadi was a Poet-in Residence at the University of Maryland. Her poems have been translated into different languages, including English, French, Turkish, Kurdish and Swedish. She has lived in the US since 2004, and continues to maintain her weblog, www.sheidamohamadi.com, which she launched in 2001.

Source

Toffoli, Marissa Bell. "Interview With Writer Sheida Mohamadi." Words With Writers (August 24, 2011),
http://wordswithwriters.com/2011/08/24/sheida-mohamadi/




Björn Larsson, “Les poètes morts n’écrivent pas de romans policiers”

Lecture et entretien 

Le titre du roman de Björn Larsson attire le regard, éveille la curiosité. Comment ? Il serait question de poésie dans un roman ? Aujourd’hui ? Pincez-moi, je dois rêver !
On pénètre dans le bureau de Karl Petersén, le directeur littéraire d’une prestigieuse maison d’édition suédoise.
« Vous connaissez bien sûr Yan Y Nilsson.
– L’un des plus grands poètes de notre pays, dit Berg.
– Mais aussi l’un de ceux qui ont le moins de succès sur le plan commercial, ajouta Sund. […] »
Petersén se lance alors dans une longue diatribe dans laquelle il condamne la tendance des éditeurs à accorder trop d’importance au succès commercial et prononce des mots que ceux de la profession devraient se répéter en boucle chaque matin, au saut du lit :
Publier à grand renfort de publicité des livres qui ne sont pas à la hauteur, c’est saper la confiance du public et, au bout du compte, creuser notre propre tombe.
N’avez-vous pas, vous aussi, dans vos tiroirs, une liste rouge d’éditeurs qui ont consacré trop d’énergie à faire venir dans leur écurie telle actrice, tel présentateur de journal télévisé ? Nous sommes nombreux je crois. Nombreux à être convaincus de ce que dénonce Petersén et désolés de voir arriver chaque année sur les tables des libraires les mêmes historiettes sans intérêt, les non-livres. Car, malheureusement, il en est beaucoup d’autres qui continuent à acheter en masse ces produits frelatés, ce qui encourage les éditeurs à poursuivre dans cette voix qu’avec Petersen nous savons sans issue.
La littérature était devenue un produit de consommation, avec date de péremption, comme la viande et les légumes des supermarchés. Même les bibliothèques avaient commencé à faire le ménage sur leurs rayonnages pour privilégier les nouveautés que tout le monde lisait.
Quelques éditeurs parisiens, ceux qui sont issus de la publicité ou ont je ne sais quel diplôme lié au commerce – et auraient pu vendre des voitures, des produits surgelés, des séjours à Majorque –, sortiront de cette lecture avec quelques égratignures à l’âme. Car ce qu’ils ont fait à l’édition, en plaçant au centre l’image médiatique, est à plusieurs reprises sévèrement et à juste titre critiqué. Il se peut aussi que ces éditeurs n’éprouvent aucune honte.
Petersén se lance sans doute dans une croisade perdue d’avance. Il s’est mis en tête de relever le niveau d’un genre littéraire en demandant à un poète d’écrire un roman policier.
La poésie n’a pas été choisie par hasard. Elle est sans doute ce qui, dans le champ littéraire, se tient le plus catégoriquement aux antipodes des impératifs commerciaux. Elle place au centre le sens de la parole alors que le commerce se moque du sens, se pose seulement la question de l’efficacité et de la rentabilité.
Voici un extrait d’un courrier d’universitaire (l’auteur lui-même peut-être) :
La poésie est capable de tout bouleverser. « Je ne suis pas vide, je suis ouvert », dit Tranströmer, à la fin d’un de ses poèmes. Cela peut servir de devise pour l’être humain curieux, réceptif et disposé à transgresser les limites, mais difficilement pour celui qui tient dans sa main les rênes du pouvoir pour se protéger de l’humain, de l’ouverture, du changement.
Le roman de Björn Larsson n’est pas seulement un roman policier. Il est même avant tout un manifeste. « La poésie n’est pas simple ornement » nous susurre-t-il à l’oreille. Elle nous emmène sur des chemins de traverse, nous transforme, nous oblige à poser sur le monde un autre regard… L’enquête policière est un prétexte pour dire sa grandeur.

Très vite, nous quittons l’éditeur pour rejoindre le poète, apprenons quelle existence – misérable, en apparence – il a eu, à ses débuts, comment les premiers vers sont nés…

Un livre de Rilke l’accompagne.
« Nous savons peu de choses » avait dit Rilke dans ses Lettres à un jeune poète, posé en permanence sur sa table de chevet, « mais il est une certitude qui ne nous quittera pas, c’est que nous devons nous en tenir à ce qui est difficile ; il est bon d’être solitaire, car la solitude est difficile ; qu’une chose soit difficile doit être pour nous une raison de plus de l’accomplir ».
Le poète a accepté la proposition de son éditeur à contrecœur, parce qu’il n’a pas osé l’envoyer promener, puis il s’est pris au jeu, après avoir trouvé son angle d’attaque : la finance internationale. Cela bouscule ses habitudes. Car ce qui le passionne depuis des années est sans lien avec les gros titres des journaux. Il tente de saisir ce qui est insaisissable, la beauté de l’aube. Il vit – plus pour très longtemps – dans un port. Un autre poète – complètement méconnu celui-là – exerce la fonction de commissaire au même endroit et c’est lui qui sera, tout naturellement, chargé de l’enquête, quand Jan Y Nilsson sera retrouvé pendu dans le carré de son bateau de pêche.
Le roman dans le roman est une attaque frontale contre le monde de la finance internationale. On y croise quelques voyous se prenant pour des princes. Et pas seulement dans la finance. Quelques autres reçoivent, en passant, un ou deux coups de dents : les magnats du pétrole, quelques chefs d’Etat (à la tête desquels Berlusconi), les PDG auxquels on offre de jolis parachutes dorés… Le roman dans le roman propose une liste de noms, dans laquelle un Français a l’honneur de figurer (il était PDG de Elf en 1999).

Les poèmes attribués à Jan Y sont tous d’Yvon Le Men, un poète breton. Moins connu que le PDG de Elf, je le crains… Il vit à Lannion et publie des livres depuis 1974. Une trentaine de recueil ont été édités chez Gallimard, Rougerie, Flammarion, La Part Commune... Pierre-Jean Oswald, l’éditeur qui a publié son premier recueil, dit de lui : « Yvon n’est que poète. Il vit sa poésie et c’est très rare ». «Joyeux compère au regard noir, ajoute Fabrice Lanfranchi (dans un article paru le 6 décembre 1997 dans l’Humanité), Yvon Le Men trimbale ses années de galère en bandoulière. Pas de plainte, juste quelques anecdotes, pour rire, sourire.»
Le poète du roman de Björn Larsson lui ressemble beaucoup.

 

Rencontre 

Björn Larsson, bonjour. Vous êtes l'auteur d'un roman policier que plusieurs rédacteurs de Recours au Poème ont  lu avec grand intérêt, Les poètes morts n'écrivent pas de romans policiers, à travers lequel vous laissez entendre que la poésie se tiendrait à la marge du commerce littéraire. Un recueil de poésie, en effet,  n’a pas la possibilité de devenir un best-seller, faute de lecteurs. La poésie serait pour vous plus authentique ?

Absolument pas. Une pièce de théâtre ou un roman peut être aussi « authentique » qu’un recueil de poésie (d’ailleurs, il faudrait s’entendre sur ce que signifie « authentique »). Il faut se garder de mettre un genre littéraire intrinsèquement devant un autre. Il y a autant de mauvais poèmes que de mauvais romans ou des mauvaises pièces de théâtre. Dante serait-il plus authentique que Cervantes, Baudelaire plus authentique que Balzac, Ronsard plus authentique Montaigne, Prévert plus authentique que Camus ? Évidemment non. Tout dépend de la qualité du texte, non du genre en soi.

Il est également faux qu’un recueil de poésie ne puisse pas devenir un best-seller. Même avant de recevoir le prix Nobel, les recueils de Tomas Tanströmer se vendaient par des dizaines de milliers d’exemplaires. L’autre immense poète suédois, Harry Martinson, également prix Nobel, avait vendu plus de cent mille exemplaires de son épopée spatiale, Aniara, tout en poésie. Il y a quelques années, un éditeur a publié l’œuvre poétique complète d’un des poètes les plus aimés du Danemark, Benny Andersen, qui a dépassé cent mille exemplaires de vendus en quelques mois. N’oublions pas non plus que Baudelaire, Rimbaud, Rilke, Yeats et d’autres grands poètes se vendent et sont toujours lus.

Vous avez raison, le “genre poétique” n’est pas plus authentique que le théâtre ou le roman. D’ailleurs, Rimbaud définissait Les Misérables de Victor Hugo comme un fantastique poème. Cependant, les exemples que vous donnez marqueront nos lecteurs français, car aucun poète vivant, en France, ne vend autant que Tranströmer, ce qui donne une idée du lieu ou est reléguée la poésie hexagonale. Vous qui connaissez bien la France, et le reste du monde, avez-vous des pistes pour expliquer cette particularité française ?

Non, pas vraiment. Je ne sais même pas s’il s’agit d’une particularité particulièrement française. Quelle est la situation de la poésie en Russie ou au Japon par exemple? Je l’ignore. Il faut toujours se garder de juger l’état d’une littérature au seul niveau national. Aujourd’hui, par exemple, il y a des écrivains en France qui déclarent allègrement que ”le roman est mort” sans se rendre compte qu’il s’agit là d’une myopie nationale, si encore cela est vrai. Ce que j’ai senti dire, cependant, c’est que le genre de poésie pratiqué par des poètes comme Prévert et Yvon Le Men, par exemple, c’est-à-dire une poésie existentielle sans jargon et allusions intellectuels, est assez peu représentée dans le paysage poétique français actuel, que la poésie en France est donc généralement élitiste. Est-vrai? Est-ce cela qui empêche la poésie de trouver un public plus large? Je ne sais pas. A vrai dire, vous êtes mieux placés que moi pour  répondre.

Vous écrivez : "La littérature était devenue un produit de consommation, avec date de péremption, comme la viande et les légumes des supermarchés. Même les bibliothèques avaient commencé à faire le ménage sur leurs rayonnages pour privilégier les nouveautés que tout le monde lisait." N'est-ce pas contradictoire avec le fait de publier un roman policier, genre hyper commercial aujourd'hui ?

Cela le serait peut-être si j’avais écrit un policier qui respectait les règles du genre, ce qui n’est pas le cas. Le défi que je me suis lancé est en plus de faire lire quelques beaux poèmes à des lecteurs qui sinon n’auraient peut-être jamais ouvert un recueil de poésie. Mais aussi de leur poser les questions suivantes : Pourquoi lisent-ils ce que tous les autres lisent ? Pourquoi ne partent-ils pas à l’aventure pour découvrir des écrivains et des textes dont personne, ou peu s’en faut, parle dans les médias ? 

Ce qui nous a beaucoup plu et interrogé est justement cette danse entre le sommet où certains de vos personnages placent la poésie, et la dévaluation littéraire contemporaine. Vous mettez en scène un poète assumant la misère pour vivre pleinement en poésie, à qui son éditeur propose d'écrire un roman policier. Le poète finit par accepter, attiré entre autres choses par l'aisance financière que cela lui apportera. Mais ce poète - Jan Y - se trouve une bonne justification pour écrire son polar : il va taper là où ça fait mal, il va écrire contre la corruption financière du monde. En acceptant d'écrire ce polar, le poète accepte de n'être plus incorruptible. Il va mourir au début du livre, et son roman, inachevé, va pourtant paraître. Qui gagne dans cette danse, la figure du poète assassiné, ou le romancier que vous êtes ?

Qu’entendez-vous par « gagner » ? Je peux vous rassurer sur un point: mon genre de policier ne sera pas un best-seller. J’ai eu la chance d’avoir écrit quelques long-sellers, mais les tirages n’ont rien à voir avec ce qu’on appelle d’habitude des best-sellers. Mais au-delà de cela, je vous demande de remarquer que les trois personnages qui représentent et défendent, chacun à leur manière, la bonne littérature, celle qui n’est pas écrite à des fins commerciales, à savoir le poète, l’éditeur et le romancier, finissent tous par succomber. Ce n’est pas un hasard bien sûr, mais n’a rien à faire avec le genre ou le métier qu’ils exercent. Il existe toujours des éditeurs courageux à conviction, tout comme il existe des écrivains – poètes, romanciers et dramaturges – de toutes sortes qui écrivent sans lorgner le marché du livre et des modes (d’ailleurs, votre propre action pour la poésie en est un exemple !). Disons donc que ceux qui perdent dans mon roman sont précisément ceux qui persistent à croire que la bonne – ou la grande – littérature a une valeur irremplaçable dans les affaires humaines, tout à fait en dehors du genre. J’ajouterai qu’un écrivain de policier comme Stieg Larsson, avec sa trilogie Millénium, n’était aucunement un écrivain corrompu par le désir de vendre ou d’avoir un succès commercial. Quand son premier policier a été publié, de manière posthume, il était un illustre inconnu comme romancier, et un journaliste courageux qui luttait contre les extrémismes et les néonazis. Ce n’est donc pas « de sa faute » si ses romans se sont vendus à des dizaines de millions d’exemplaires. Je ne place donc pas la poésie sur un quelconque sommet de la littérature, mais je dis que la poésie a son mot à dire qui n’est pas très écouté ces jours-ci. On peut se demander pourquoi cependant. Les écrivains, que ce soient des romanciers ou des poètes, qui ne trouvent pas un public, même restreint, ont tendance à d’abord accuser les acteurs sur le marché du livre, les éditeurs, les libraires et les critiques en premier lieu. Je pense cependant que parfois les écrivains auraient intérêt à s’interroger eux-mêmes sur ce qu’ils écrivent. Si, par exemple, on écrit une poésie à des années lumière d’un Prévert ou d’un Yvon Le Men, c’est-à-dire une poésie intellectuelle, remplie d’allusions érudites et parlant des préoccupations d’une petite élite de convertis, pourquoi devrait-on s’étonner que le public ne répond pas?

Dans notre magazine Recours au Poème, nous distinguons la Prose du Poème. La Prose, pour nous, englobe le roman actuel, mais aussi la finance que vous attaquez dans votre roman, et tout ce qui empêche l'homme, dans le monde d'aujourd'hui, de se rapprocher du Poème, c'est-à-dire de la porte basse le faisant entrer dans le Réel que l'homme actuel déconstruit.
La Prose participe de la fabrication de l'humain en tant que code barre, le Poème est le lieu permettant à l'humain de jouer sa marche vers la réalité de la vie. Les superbes poèmes de Jan Y, dans votre roman, sont écrits par Yvon Le Men, poète se définissant comme professionnel. Votre roman se met-il ainsi au service de plus grand que lui : le poète ?

J’avoue ne pas souscrire du tout à l’opposition que vous posez entre le poème et la prose, au détriment de cette dernière. D’abord, c’est comparer les pommes aux poires. Le poème doit être comparé, plutôt qu’opposé, au roman et à la pièce de théâtre. Je n’aime pas non plus que vous écrivez poème avec majuscule, comme si le poème était un genre supérieur aux autres genres littéraires. Il ne l’est pas. Chaque genre a ses qualités et ses limitations, et tous sont nécessaires, même le roman policier, quand il est bien fait.

Ensuite, l’idée de mon roman – et d’ailleurs du projet commun avec Yvon Le Men tel que lui le raconte dans son dernier livre Existence marginale mais ne trouble pas l’ordre public (Flammarion) – est d’essayer de trouver une forme qui relie la poésie et la prose romanesque, pour un profit mutuel. Ce n’est pas facile, mais nous sommes convaincus que les lecteurs auraient tout intérêt à ne pas seulement lire des poèmes ou des romans. Yvon s’y est essayé depuis des années. Il a inséré des poèmes dans ses récits de prose et il a écrit des poèmes qui racontent une – petite – histoire. Votre généralisation au sujet de la prose, à mon avis, n’est pas seulement erronée, mais elle est en plus dangereuse. Pour vivre dans le monde réel, nous avons tout autant besoin de vérité que d’imagination. Ce n’est pas un hasard, par exemple, que les tyrans font assassiner les journalistes, les scientifiques et les écrivains quand ils arrivent au pouvoir. On ne peut semer ou se révolter, éduquer les enfants ou construire des maisons avec des poèmes, après tout, pas plus qu’avec des romans. 

Nous avons écrit Poème avec une majuscule, mais aussi Prose avec une majuscule. Par Poème, nous entendons tout ce qui contient l’esprit poétique, c’est à dire la capacité de construire le monde et de ne pas détruire l’homme. Cela est lié au Réel, c’est à dire ce qui se cache derrière les apparences trompeuses du monde, derrière le voile. Bien sur, le Poème peut être un roman, un livre de philosophie, une peinture, un film, une politique même sans doute etc. Par Prose, nous entendons aujourd’hui l’objectif consumériste faisant loi de tout, l’esprit nihiliste de notre époque.

Je pense là qu’il s’agit d’une manière de détourner la signification des mots et des concepts qui risquent de vous éloigner encore plus du commun des mortels. C’est, pour moi, une rhétorique qui ne servira pas la poésie que vous défendez avec ténacité et honneurs. À la rigueur, votre usage des mots pouvait se défendre s’il y avait un consensus assez large sur ce que constitue concrètement l’esprit poétique. Cela n’est pas le cas. La seule manière de défendre la poésie - et la littérature – et d’écrire et de faire connaître de beaux textes, pas d’en parler, et encore moins d’opposer un genre à un autre, un discours à un autre. Je répète: il y a de la prose qui n’a rien à voir avec le commercial et dont nous avons pleinement besoin pour vivre bien en communauté, la prose scientifique par exemple, qui explique comment nous pouvons profiter de l’énergie renouvelable, comment résoudre les problèmes de la faim dans la monde, comment lutter contre l’effet de serre. La poésie et ce que vous appelez l’esprit poétique, même si je ne sais pas bien en quoi il consiste, est nécessaire, mais cela ne suffit pas.

Il y a un autre poète dans votre roman, c'est le commissaire qui va résoudre l'enquête. Cet homme rapproche son travail de policier de l'exigence de la bonne poésie. Bon policier, il écrit pourtant des poèmes médiocres, ce qui induit ainsi une hiérarchie littéraire. Ce commissaire semble rêver d'une autre vie, n'avouant à aucun de ses collègues son goût pour la poésie. Il vit la poésie comme inavouée, à l'instar d'une personnalité schizophrène oscillant entre deux pôles. Croyez-vous que le "rêve de poésie", comme "rêve d'absolu", soit la marque schizophrénique vécue par nombre d'humains aujourd'hui, étouffés par les conséquences de la finance internationale ?

Non! Le rêve d’écrire de la littérature a toujours existé, depuis au moins deux mille ans au moins. C’est d’ailleurs là l’un des mystères de la création artistique en général, pas seulement de la littérature, de savoir pourquoi tant de gens rêvent de devenir artistes. Un sondage récent avait montré que quatre Français sur dix rêvaient de devenir écrivain ou de publier un livre, non pour l’argent, mais pour le prestige attaché au rôle de l’écrivain. J’aimerais bien savoir d’où vient ce prestige, difficile à expliquer et, me semble-t-il, complètement exagéré en France où l’écrivain est trop mis sur un piédestal. La littérature doit être prise au sérieux, c’est sûr, mais l’écrivain non.

Vous avez obtenu le prix Médicis étranger, pour Le capitaine et les rêves. Que pensez-vous des prix littéraires ?

Cela dépend entièrement du jury. Je fais actuellement partie du jury du prix Nicolas Bouvier - Les étonnants voyageurs pour la littérature du voyage au sens large du terme. Et je peux vous assurer qu’il s’agit d’un jury honnête qui lit, qui ne tient aucunement compte des pressions éventuelles des éditeurs et qui choisit librement le lauréat du prix. Nous avons ainsi donné le prix à des écrivains complètement inconnus, même pour un premier livre, ce qui a représenté non seulement un grand encouragement pour l’écrivain, mais également quelques milliers d’euros qui pourraient lui permettre d’écrire plus. En plus, l’argent vient d’un sponsor extérieur à la littérature: ce n’est donc pas de l’argent volé aux autres écrivains, tout autant méritoires. Dans de telles conditions, je suis pour le prix littéraire, même s’il faut toujours rappeler que la littérature n’est pas une compétition. Malheureusement, il y a beaucoup de jurys – et j’en ai fait l’expérience – où certains membres ne lisent pas, où leur vote est stratégique, voire pécuniairement intéressé. Là, bien sûr, je suis contre. En ce qui concerne le Médicis étranger, je n’en sais pas assez pour juger. On m’a dit que le Médicis étranger est moins soumis aux pressions des éditeurs, étant donné que c’est un prix qui se vend moins et ou les membres du jury votent selon leur conscience. Je l’espère. En tout cas, j’étais heureux de recevoir le prix, tout en sachant que cela appartenait à l’éphémère.

Vous enseignez la littérature française à l'Université de Lund. Pourquoi cette vocation de la littérature française, et quel est votre domaine de prédilection ?

Un peu par hasard. Je suis parti à Paris à l’âge de 19 ans pour réaliser mon rêve romantique de devenir écrivain, dans le sillage de tant d’autres: Hemingway, Miller, Strindberg, Orwell, Marquez. Je les avais tous lus et pensais naïvement qu’il suffisait de s’installer à un café pour écrire et que le reste du temps serait consacré à des rencontres avec une foule d’artistes et de bohèmes intéressants. Cependant, j’avais compris – entre autres pour justifier mon séjour à l’étranger auprès de ma mére – que je devais faire quelque chose de sérieux à côté. Rien de plus normal que de commencer à étudier le français à l’université, par correspondance en fait. Mais ce n’est qu’arrivé à la fin de ma licence, d’anglais, de philosophie et de français - chez nous on étudie plusieurs matières avant de se spécialiser – que j’ai découvert la richesse de la littérature française. Non dans le sens où la littérature en langue française - il ne faut pas oublier le Maghreb et le Québec par exemple – est plus riche ou plus « grande » que d’autres littératures, par exemple celle suédoise ou russe. Mais simplement parce qu’en creusant plus profondément dans une matière, on découvre toute la complexité existentielle - et esthétique – de la vie. Il faut préciser d’ailleurs que ma recherche et mon enseignement ne portent pas seulement sur la littérature en langue française, mais également sur la langue. J’ai publié deux monographies dans le domaine de la sémantique et de la philosophie du langage, et plusieurs articles de linguistique.

Sur la 4ème de couverture de votre roman, il est dit qu'avec ce roman, vous signez un "genre de roman policier". Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est un "genre de roman policier" ?

Un genre de roman policiers est un policier qui rompt avec et détourne les règles stéréotypes du genre, pour le renouveler et pour l’interroger, un peu comme je l’avais fait avec le roman de pirates dans Long John Silver. Déjà le fait qu’on trouve dans mon roman une vingtaine de poèmes, pas seulement de la main d’Yvon, mais également des prix Nobels Harry Martinson et Tomas Tranströmer, est une infraction aux règles du genre, tout comme le fait que le roman finit par un meurtre, sans que l’assassin soit arrêté et condamné. Je n’ai pas non plus joué la carte du suspense à fond.

Vous êtes un navigateur chevronné, et le poète, dans votre roman, est un homme vivant sur un bateau à quai. Vous voyagez. Votre poète ne voyage pas. Enfin, pas de la même manière. Pourquoi ce choix de le mettre à quai, entre la terre, et l'eau ?

Je pourrais répondre simplement en disant que le poète du roman, Jan Y Nilsson, n’est pas moi ! Mais il ne faut pas y voir un symbolisme caché, plutôt une expression de la fascination exercée par les ports industriels, rarement visités dans la littérature et le fait que le port de Helsingborg est à deux pas de ma maison.

Dernière question, cher Björn Larsson : pourquoi avoir choisi les poèmes de Yvon Le Men ?

La première réponse serait parce qu’il a gentiment voulu me les prêter et parce qu’il est le seul poète parmi mes connaissances qui est aussi un ami proche. Mais il est évident que l’autre raison est que je considère Yvon comme un très bon poète, parfois même un grand poète. Puisque Jan Y Nilsson, le poète du roman, est dit l’un des meilleurs poètes suédois contemporains, il fallait bien sûr des poèmes qui soient à sa hauteur.

 

 

Björn Larsson est né en Suède en 1953. Il est professeur à l’université de Lun (Suède). Il a écrit plusieurs romans. En 1999, il a été récompensé par le prix Médicis étranger pour "Le capitaine et les rêves".

Les poètes morts n’écrivent pas de romans policiers. Roman de Björn Larsson, traduit du suédois par Philippe Bouquet, en collaboration avec l’auteur, Editions Bernard Grasset, 2012, 492 pages, 22 €.




Conversation avec Jean-Marc Sourdillon

De la prédation à la déhiscence

1/ La prédation

 

Mathieu Hilfiger : Jean-Marc, ce sur quoi je voudrais m’entretenir en premier avec toi, concerne la figure du tigre. A la vérité, c’est cet animal coloré et quelque peu exotique, d’une rare beauté mais aussi fascinant et effrayant, qui m’a d’abord attiré, conduit à m’interroger sur sa présence dans ton recueil Dix secondes tigre. J’ai voulu, peut-être imprudemment, suivre sa trace dans la jungle claire de ton livre, tout comme lui l’aurait certainement fait avec une proie. Mais il est vrai qu’à l’abri des pages et de ta voix douce, je ne risquais pas que le tigre se retourne et me fixe de ses yeux implacables, exigeant du temps restant de ma vie – car sa gueule est mortifère – une intensité qu’elle n’aurait peut-être jamais connue. En outre, cette figure de pure violence rejoint les travaux que je mène sur les questions de la violence prédatrice et de l'origine – nous y reviendrons peut-être.

Quel est ce tigre dont tu parles ? Tu lui donnes présence dans le titre même de ton ouvrage, Dix secondes tigre, formule extraite des Poteaux d’angle de Michaux, que tu cites en épigraphe : « Qui en toute sa vie eut seulement dix secondes tigre ? » A la lecture de cette question de Michaux et des premiers poèmes du recueil, nous pensons assez naturellement au poème The Tyger de William Blake, dont je rappelle la première strophe : « Tyger ! Tyger ! burning bright / In the forests of the night, / What immortal hand or eye / Could frame thy fearful symmetry ? ». En effet, le tigre que tu dessines lui ressemble comme deux étincelles : il est lui aussi « burning bright », « brûlant brillant », lui aussi sa « terrible étreinte » (dread grasp) demande qui pourrait oser « enclore ses mortelles terreurs » (its deadly terrors clasp). Tu écris ainsi : « Ton cri, son hérissé de flammes et de vent, grand paon enflammé dans sa cage, c’est toi, tigre, dans ta nuit triste – ton annonciation. » (p. 16), ou « la fureur dans la fourrure, la terreur sur fond obscur », « gueule hurlante, hérissée de dents et de crocs. » (p. 17). Lui aussi rôde et feule dans la nuit, « son ombre mélangée à sa flamme » ; « C’est cette nuit, n’est-ce pas, qui te tient et pour qui tu chasses. Chien de la nuit. » (p. 18).

           

Jean-Marc Sourdillon : Merci, Mathieu, de m’offrir l’occasion de m’expliquer avec ces Dix secondes tigre. Il ne s’agit pas pour moi, bien sûr, de proposer un commentaire ni de dire quelle signification ce texte aurait pour moi, mais de répondre à tes questions de façon à approfondir avec toi le mouvement qui nous conduit l’un et l’autre, sans doute d’une manière différente, vers l’écriture : sa « voix d’expérience » pour reprendre ton expression, ou, « sa voie basse » comme on dit dans les salles de travail au moment de l’accouchement.

            Tout part toujours de ce qui se vit. C’est la première, la primordiale leçon de Philippe Jaccottet et de María Zambrano. Au commencement de ce texte donc, comme des autres, quelque chose de très concret, une sensation, un heurt bref avec le réel, un micro-événement qui déclenche le geste d’écrire. J’étais avec mes enfants, très jeunes (deux, trois ans), un soir d’hiver à Thoiry dans la région parisienne. Il y a là, comme chacun sait, un espace protégé où les animaux sauvages vivent en semi-liberté. On peut parcourir cet espace en voiture. Mais il y a, également, un zoo traditionnel situé dans le parc du château. Nous revenions du zoo, en remontant vers la sortie. C’était un très beau crépuscule d’hiver, le parc, des allées, la pelouse, les statues étaient déjà plongés dans l’obscurité. Nous étions les derniers visiteurs, les gardiens nous avaient pressés mais les petits enfants, tu le sais, marchent lentement. Nous longions une haie près du château quand soudain à côté de nous, mais vraiment tout proche, de l’autre côté de la haie, nous avons entendu un hurlement. La suite, tu la connais, elle est dans le texte. Je tenais chacun de mes enfants par la main, tous les trois nous n’avons plus été qu’un seul sursaut, qu’une seule stupeur en suspension dans la nuit. Je me suis senti dans ce cri aussi petit, aussi vulnérable qu’eux ; pour le dire autrement, je me suis senti très exactement proie.

            Pendant ce bref instant (après il a fallu rassurer et montrer ce qui se cachait derrière la haie), le réservoir depuis longtemps refermé des terreurs d’enfance s’est rouvert. L’écriture est venue dans le sillage de cet événement, me plaçant simultanément sur ses deux versants : l’adulte et l’enfant, la proie et le prédateur.

 

M. H. : Je me suis justement rendu à Thoiry l'été dernier, et il était frappant de constater que les félins opéraient de loin la plus forte attraction. Une sorte de passage en verre de forme ronde, alors encombré de personnes fascinées – adultes comme enfants –, traverse leur territoire : il est ainsi possible de voir des lions rugir, jouer, s'accoupler, se nourrir des quartiers de viande qu'on leur lance (moment particulièrement attendu de la foule), et surtout de ressentir le frisson devant le bond d'un animal sur la nef transparente, le regard fixé sur vous, ou le coup de patte sur la paroi. Les spectateurs se rendent acteurs du jeu ancestral de la prédation, ils approchent l'instant critique dont nous devrons reparler, celui où la vie est en jeu, instant fait d'effroi et de fascination. Mais bien sûr, sans le danger critique : il s'agit encore d'une mise en scène domestiquante, où l'animalité carnassière garde à la patte la chaîne invisible de l'homme ; et cependant, il semble que l'instinct prédateur subsiste (désirs et réflexes de chasse), soit plus fort que le conditionnement aux habitudes alimentaires (la viande servie d'elle-même à heures précises par les maîtres). Je vois encore ces jeunes femmes, le regard fasciné par les parties génitales du lion dressé au-dessus d'elles sur le dôme de verre… Peut-être les prédateurs se reconnaissent-ils entre eux, ou bien l'homme recherche le frisson de la chasse (ou de la proie ?) qu'il a abandonné quelque part dans une steppe néolithique. Ou bien, nostalgique, il observe à travers les attributs primordiaux son animalité perdue.

 

J.-M. S. : Voilà pourquoi l’événement a eu lieu dans l’ouïe et la presque nuit, c’est-à-dire dans le totalement inattendu, le non programmé. Ce n’est que là que la sauvagerie féline pouvait se déployer intégrale, intacte, comme, peut-être on l’appréhende dans la jungle ou la savane.

 

M. H. : Ton tigre semble tenir de Michaux et de Blake. Il tiendrait de Michaux, qui entreprend une tentative, radicale et dangereuse, pour réapprendre puis enseigner la fulgurance animale que l’homme a perdue, qui chemine sur la voie d’expérience (experire : l’épreuve, le danger) devant mener à une renaissance, à une nouvelle appropriation pleine de soi-même. Il tiendrait de Blake par les couleurs de son pelage, par l’enseignement de la place toute singulière que tient le regard dans la relation prédatrice, par l’enseignement également de l’instinct, cette force supérieure qui pousse la bête à exercer la prédation la plus radicale ; « Proie toi-même », écris-tu (p. 18), « Fauve libéré par son bond, que sa cage reprend » (p. 19) : tu pressens que le tigre ne serait que l’agent ou le ministère d’une énergie archaïque plus forte que sa musculature et sa volonté, une forme d’instinct, la part pulsionnelle peut-être. Est-ce que les lectures de Blake et de Michaux ont alimenté ton texte ?

 

J.-M. S. : Ce ne sont ni Blake ni Michaux qui se sont présentés dans le courant de l’écriture, même si Michaux a beaucoup compté pour moi, mais des histoires venues du profond de l’enfance. Ce sont elles principalement qui ont fourni les images nécessaires à la configuration de l’expérience. Je voudrais évoquer au moins l’une d’entre elles qui n’appartient pas à la littérature enfantine (Le Livre de la jungle…) mais à la mémoire familiale. C’est une histoire que j’ai entendu raconter souvent par des voix familières et dans des versions différentes. Elle est arrivée à mon arrière-grand père, Edouard Saladin, ingénieur des mines en mission au Tonkin. Lors de l’une de ses prospections, les habitants terrorisés d’un village lui avaient demandé, à lui et à l’ingénieur qui l’accompagnait, de tuer un tigre qui ensanglantait la région. A l’endroit qu’on lui avait indiqué, Edouard s’était accroupi, son fusil chargé entre les mains pour guetter le tigre. Celui-ci a surgi dans son dos, bondissant sur lui, littéralement le terrassant sous son poids. Edouard n’a eu que le temps de lui fourrer le fusil dans la gueule (comme dans Tintin). Un coup est parti, inutile. Son ami étant posté aux aguets de l’autre côté du fourré, il s’est retrouvé seul, le tigre sur lui, qui mordait la crosse de bois et le lacérait de ses griffes. Alerté par le coup de feu, l’ami a fini par arriver et loger trois balles dans la tête du tigre. La plus petite erreur d’appréciation, au moment du tir, aurait été fatale à Edouard. J’ai toujours vu au cou de ma grand-mère l’une de ces griffes que mon arrière-grand-père avait fait monter en pendentif : énorme pour mes yeux d’enfant. Il existe une version de cette histoire rédigée par Edouard pour la revue de l’Institut National de Géographie. Je n’en ai eu connaissance que très tard, après avoir écrit « Les dix secondes ». Les images nées de ce récit s’étaient durablement déposées dans la mémoire de l’enfance et attendaient la première occasion pour ressortir.

            L’extraordinaire « Tyger, tyger » de Blake n’appartient pas à ma culture. D’autres références auraient été plutôt les miennes, mais je ne sais pas si elles ont joué au moment de l’écriture : Rilke et Borges (peut-être est-ce lui qui a inspiré Michaux), les chasses aux tigres de Delacroix ou « Le Vieux qui lisait des romans d’amour » de Sepulveda.

            Ce sont donc plutôt les images venues de l’enfance qui ont permis de donner forme à l’événement qu’explorait l’écriture et de l’évoquer avec cette voix douce, si tu veux, ou peut-être « sourde » (à cause de mon nom).

 

 

2/ Origine et violence

 

M. H. : Que pourrais-tu dire au sujet de cette violence et de son origine ? Joue-t-elle pour toi un rôle dans l’acte poétique ?

 

J.-M. S. : A l’origine de l’acte d’écrire, dans ce texte, il y a bien, comme tu le dis si justement, cette rencontre originelle avec la violence, sa propre violence, la fin de l’enfance, « le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle », la découverte effarée de la puissance pulsionnelle qui constamment nous rejette dans l’archaïque. Tout part de là. C’est à partir de cette découverte, contre elle, pour s’expliquer avec elle qu’il a fallu écrire. Et pas seulement ce texte. Tout ce qui s’est écrit depuis le début. C’est pourquoi tu ne pouvais trouver meilleure première question. Sans doute parce que c’est aussi, par d’autres voies, d’autres événements, ton expérience (?). Ecrire, cela a d’abord été débattre avec « ça », qu’on sent en soi et hors de soi, ce trouble à l’origine de soi (« l’origine rouge » comme dit si parfaitement Valère Novarina), qu’au départ on est pour soi, qui nous sculpte de l’intérieur, effaçant le visage de l’enfance, littéralement nous défigurant. Le premier texte « achevé » que j’ai écrit (à 20 ans) s’appelait « Feulements » et était déjà une sorte de débat avec « ça », le feu, la brûlure, l’urgence de bondir. Mais il fallait sans doute une certaine maturité, la distance et les instruments nécessaires pour reprendre le débat et le porter plus loin.

            Il y a du tragique là-dedans ; peut-être ce texte a-t-il été une façon d’essayer une écriture tragique aujourd’hui (mon histoire personnelle, mon héritage, me conduisent du côté du tragique et de l’humour alors que l’époque préfère la mélancolie et la dérision), d’interroger ce qui pourrait rester dans nos vies d’une certaine forme du rapport au sacré.

Tu cites dans ta question ce passage qui évoque « la nuit triste » du tigre. Cette expression, « la noche triste », est le nom que les compagnons d’Hernan Cortés avaient donné à l’une de leur défaite. Les Espagnols avaient profité de la nuit pour fuir Mexico mais certains des leurs avaient été faits prisonniers par les Aztèques et offerts en sacrifice par leurs prêtres au dieu Huichilobos. Après les avoir fait danser, on leur avait ouvert la poitrine avec des couteaux de pierre et arraché le cœur et les entrailles pour les présenter au soleil au-dessus des autels. La peau de leurs visages, avec les barbes, avait été transformée en masques et leurs chairs dévorées.

            Ce qui est ressorti de l’écriture de ce texte, c’est d’abord une conviction. La conviction qu’il ne faut pas craindre d’aller remuer le trouble au fond de soi, parce qu’il se peut qu’il y ait, mêlé à ce trouble, quelque chose qui, bien que lié à lui, n’est pas lui, et peut-être n’est même pas soi mais qui est le plus précieux et qui éclaire. Il faut, pour parvenir à le voir, opérer une décantation. C’est à cela qu’une « figure de la pure violence », en tant qu’elle est figure, peut aider. Mais on court le risque de se laisser emporter par la parole et la pulsion qui la guide, de ne pas sortir du désir, de la projection, de cette façon de tout ramener à soi, d’assimiler, d’absorber, d’effacer ou de réduire. Pour sortir du solipsisme, il faut aller jusqu’au bout du bond en se faisant prédateur et se débarrasser du prédateur en se faisant proie, ou plutôt en le faisant proie, en lui rappelant qu’il n’est lui aussi qu’une proie, la proie de cette puissance, instinct, pulsion qui le gouverne. La violence, sa violence, il est le premier à la subir et il ne peut rien sur elle s’il ne lui donne pas la parole. Et lorsqu’il la lui donne, il découvre que sa voix, sa propre voix devient pareille à celle de sa proie. Que se passe-t-il alors ? Ce qui advient et s’explore dans le reste du livre : la puissance de projection une fois neutralisée par la parole qui la dit, la vision s’ouvre – et même se fend, douloureusement, se déchire - sur cette révélation de ce qu’on ne voit jamais parce qu’il est trop fragile ou vulnérable pour être discernable : le naissant. Par la violence de notre désir nous nous le cachions, faisant sur lui de l’ombre avec notre moi, notre appétit, le transformant en proie. Il fallait donc briser cette image comme on le fait d’une noix pour qu’à l’intérieur se lève un « toi » : quelqu’un paraît sur le pas de la porte, avec des yeux très clairs et, dans un souffle, avant de se retourner, simplement dit : « allez, viens ! » Au bout du bond, s’il est suivi fidèlement jusqu’à son terme, le désir de prédation se renverse incompréhensiblement en désir de protection. Alors qu’on était sur le point de fondre sur l’autre, nous voici d’un coup en train de fondre devant lui, de craindre pour lui comme si constamment il était menacé. Retournés comme un gant, toutes entrailles dehors, le désir renversé, nous sommes tout entiers traversés par cela, ce mouvement : le besoin de protéger. Nous naissons de là. Toute parole ne peut plus être désormais qu’adressée, on sort du « je », d’un état premier du lyrisme pour passer au « tu », à l’appel, à l’adresse, à la prière, à d’autres formes d’intensité moins hallucinées peut-être. Tel est cet instant que j’appelle « la déhiscence », qui se confond tout simplement avec la découverte de l’amour comme on peut le lire dans « Le Poème du Nouvel an » ou « Ciel de mars », par exemple. Ecrire le tigre a donc consisté à chercher dans la figure de la force, l’amoindrissement, le lieu possible de l’effondrement de la force.

            Il faut avoir intensément désiré pour en arriver là. Ce n’est que du sein du désir, du désir traversé, que peut naître un regard qui ne juge ni ne dévore. Une certaine force, celle qu’avec toi j’appellerai « douceur » (on peut la découvrir en posant la main sur la fontanelle d’un enfant), est nécessaire pour assumer sa faiblesse. C’est le don de la maturité à l’adolescence, la main qu’elle lui tend pour qu’elle se transforme sans renoncer à ce qu’il y a de plus pur en elle, l’intensité de son désir, qui n’est autre que la très profonde aspiration à naître, la forme singulière que prend pour un individu, dans son destin, le désir que la vie a d’elle-même.

 

M. H. : Tu parviens ici, très justement je crois, à rendre manifeste l’articulation occulte entre l’enfance ou le naissant et la prédation. Nous vivons accompagnés de la dépouille infante : l’enfant que nous étions, et au-delà, l’arrachement à la sécurité maternelle, la blessure rouge incicatrisable, et la liberté naturellement attachée à la vie animale. Epoque non datable, archaïque, qui appartient de ce fait (hors du temps humain calendaire), à l’enfance : infans en latin, c’est la vie pure sans parole, pré-scripturaire, pré-familiale, pré-nationale ; c’est le tonus (tu parles de « ressort ») à l’origine du bond, c’est le bord perdu duquel l’homme a bondi vers le bord adulte, sans retour possible, avec l'apprentissage de la parole ; c’est, certainement, notre origine commune au règne vivipare. Il me semble que l’acte de la création, ce sont ces sursauts bondissants issus de cet âge enfoui, et dont il ne reste que des traces en nous. En cela, la création a trait à la prédation, elle procède d’elle. Ce qui peut paraître paradoxal si l’on n'y regarde qu’avec la lunette morale, puisque l’art exprime ou reflète ce qu’il y a de plus profondément humain en l’homme. Créer aussi, c’est retrouver un peu par miracle ce fond de liberté en acte qui est propre à l’enfance avant la domestication familiale et nationale. En littérature, cette origine infante de la création me semble particulièrement propice à être devinée : pour créer, l’écrivain doit opérer un « éloignement du monde » (dirait Bobin), un retrait du social, un pas de côté (un bond de côté ?), et se retirer dans les contrées balayées de silence de son être, en somme « disparaître » (dirait quant à lui Quignard). Ce n’est que là que peut ressurgir les figures qui reviendront ensuite dans le champ de la parole – mais par cette porte du silence, par l’écriture.

            Tu précises à très juste titre je crois qu’une manière de jeu de cache-cache se met en place entre soi et le fond prédateur. Il faut traquer le prédateur, comme il nous traque, et en cela nous sommes également partie prenante de la relation prédatrice. Dans mon texte Nuit Primitive auquel je mets les dernières touches, il est question de tout cela, de ce fond de violence, du rapport à l’enfance, du fond nocturne de l’animalité vivipare. Dans ce « fond trouble » que tu évoques, je vois à l’œuvre une fonction psychotique, une hallucination parfois vécue dans le réel (dans les actes prédateurs) et propre au rêve. Le chapitre intitulé « Prédateurs proies », par exemple, commence ainsi : « Echapper au rêve sans trêve, terrassé par l’effort pour le fuir.

            On ouvre les yeux, plein de l’angoisse de la proie, et l’on ignore que l’on passera le jour à chasser ; le jour sera jour pour le pouvoir au soleil aride et nuit pour la douceur. On ouvre des yeux débordants de la violence du prédateur, et l’on ignore que l’on passera le jour à fuir ; le jour sera nuit pour le corps transpirant, et jour pour la douceur.

            C’est la relation prédatrice qui se joue dans cette course réversible. Victime et bourreau échangent les rôles selon les circonstances. Le chasseur trébuche, donnant au chassé l’occasion d’extérioriser la violence qu’il a intériorisée. Je crois qu’il existe peu de vérités aussi insupportables.

            Nous devons trouver le courage d’envisager, en opposition avec une philosophie éthique humaniste, d’abord que l’homme est l’animal devenu animal humain, ensuite que l’Autre n’est pas d’abord l’alter ego, le semblable, mais l’étranger, le différent. Si le Visage (Lévinas) existe, ce n’est peut-être que dans le désir de parer à la survenue de l’effroi qui assigne le corps à la blessure et la mort. Il est possible que notre rencontre avec autrui passe premièrement par la violence. Aucune idéalisation ne devrait nous interdire a priori de penser la nature prédatrice du psychisme humain, et donc des rapports humains. Une philosophie de l’instinct peut-elle s’imposer sur l’agora ? »

 

J.-M. S. : Oui, tout à fait d’accord avec toi quand tu décris les moments de création comme des surgissements de l’origine. Je ne suis pas sûr que la liberté soit attachée à la vie animale, entièrement déterminée par l’instinct – en revanche, oui, la vie animale peut, dans l’ordre de la représentation et du symbolique, figurer pour nous ce que nous entendons ou voulons entendre par « liberté », le dégagement des contraintes sociales ou culturelles, l’oubli de la mort, la plongée dans l’ouvert.

            Ton texte est très beau, il dit quelque chose de vrai, qui rappelle Nietzsche, en jouant sur les antithèses, mais avec tes mots, donnant une existence physique aux idées. Par ton écriture, ce que tu penses est incarné dans une présence…

            Il me paraît nécessaire que des écrivains, aujourd’hui comme avant, accompagnent le bond, cette possibilité du bond – l’instinct prédateur –, qu’ils sentent frémir en eux, par leur écriture – là où l’on ne tue personne. Mais il faut aller jusqu’au bout de ce bond. On peut envisager deux manières d’accomplir le bond : l’une est de le suspendre ou de s’en extraire à sa cime, l’autre est d’aller loin au-delà de lui, trop loin ou trop tard et de s’en apercevoir une fois que les choses sont faites. La première, la compassion, est pour ceux qui ont la chance d’avoir suffisamment d’imagination pour anticiper la suite et « se sentir dans l’autre ». La seconde, qui passe par le meurtre, c’est-à-dire la pulvérisation réelle ou symbolique de l’autre, son assimilation au moi, est la culpabilité, le retentissement dans la conscience de l’irrémédiablement accompli sur le mode du trop tard. C’est l’horreur, le véritable Enfer dont on ne sort que très difficilement, comme l’a montré Camus dans La Chute. C’est ce qu’il y a aussi peut-être dans l’histoire du Graal : la souffrance de ne pas pouvoir remonter le long du bond pour le suspendre là où il le fallait.

            Cette cime du bond, je la retrouve dans cette scène hyper célèbre du Kid de Charlie Chaplin, où l’on voit son personnage de vagabond, assis sur un trottoir, au-dessus d’une bouche d’égout, hésiter : y jettera-t-il ou non le bébé qu’il tient dans les bras et qui lui est littéralement tombé du ciel alors qu’il n’en voulait pas ? La logique de la prédation voudrait qu’il s’en débarrasse : donner cette bouche à nourrir à la bouche d’égout pour ne pas être englouti soi-même. Pourtant il y a hésitation, suspension de l’ordre naturel. Egalement dans cette anecdote, moins connue, que l’on raconte à propos de Kafka, tout à fait à la fin de sa vie : cette rencontre qu’il fait, dans un parc de Berlin, d’une petite fille qui pleure parce qu’elle a perdu sa poupée. Il lui donne rendez-vous le lendemain pour lui donner des nouvelles. Et chaque jour, pendant plusieurs semaines, il retrouve cette petite fille, au même endroit dans ce parc, pour lui apporter une lettre de sa poupée, rédigée par lui la veille. Ecrire sert à cela : à protéger et non à dévorer, parce que le désir de dévorer a été surmonté, traversé, laissé de côté. Parce que l’on a su projeter sa crainte d’être dévoré dans ceux que l’on s’apprêtait à dévorer. Il y aurait d’autres exemples à donner chez Dostoïevski, par exemple. Je me souviens aussi de ce professeur de philosophie, excellent grimpeur qui avait abandonné tout ce qui faisait sa vie, philosophie et montagne, pour venir vivre aux côtés de son fils handicapé à l’hôpital Raymond Poincaré, à Garches, où j’enseignais alors. Mais peut-être, celui qui a le mieux su saisir l’endroit où dans le bond, il faut s’extraire pour ne pas tomber dans le festin, c’est Rimbaud :

            « Moi, moi qui me suis dit mage et ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre. »

            Pour en arriver là, Rimbaud avait compris que ce qui fait le bond n’est pas une simple translation (un saut dans l’espace ou le temps), mais une transformation. Nous ne sommes pas les mêmes au début et à la cime du bond. L’essor n’est que la forme ou l’effet d’une profonde métamorphose intérieure (comme la fusée ou la navette spatiale qui se détache de certaines de ses pièces et se transforme au fur et à mesure qu’elle progresse dans l’espace) et pour cela il faut se travailler le long du bond, se hisser le long de son désir ou de sa pulsion en leur résistant. Est-ce un tel trajet que propose ton texte « Prédateurs proies » ? Tu n’en cites que le début.

            Lévinas, que tu nommes (mais pour t’opposer à lui puisque pour lui le surgissement du visage d’autrui, dans le concret de la rencontre, est immédiatement – avant toute pensée – perçu comme absolu, c’est-à-dire premier, inconditionnel et incontournable), évoque une faim qui se nourrirait, s’augmenterait d’elle-même et non d’une nourriture, sujet transformé en objet, toi en proie… Artaud dit qu’il préfère les poèmes de la faim aux poèmes de la nourriture. C’est cette faim d’où naît le poème qui à la fois nous fait bondir et écrire, non ? Que dis-tu dans la suite de ton texte ?

 

M. H. : L'appel à l'humanisme résonne d'autant plus fort lorsque le temps démontre l'extraordinaire capacité humaine à réaliser des actes barbares envers lui-même. Cela est bien naturel, et nécessaire. Cependant, cette tradition humaniste à laquelle je faisais référence, cette correspondance hyper-civilisée des lettrés où s'inscrivent sous formes de lettres et de signes sophistiqués le désir d'arracher l'homme à la sauvagerie, semble manquer le fond radicalement pulsionnel de l'homme : l'homme est un animal, même si on lui ajoute la raison (animal rationale) – jusqu'à ce que, dans le discours humaniste, la ratio prenne le dessus sur l'animalitas… En cela, l'humanisme serait proprement une disposition littéraire : l'éternel et impossible mouvement "d'humanisation" de l'homme, c'est-à-dire d'apprivoisement. L'humanisme manquerait le coeur instinctif (ou pulsionnel) de l'homme, son fond prédateur. Mais je fais l'hypothèse que ce travail permanent des lettres qui ont manqué leur destinataire (l'Homme), définit l'humanisme, et au-delà, la littérature. Ne s'agit-il pas toujours de détourner la libération pulsionnelle de l'homme vers une direction moins sauvage ? Concernant Lévinas, sous la forme du visage, l'être-pour-l'autre délivrerait de l' "il y a", l'effrayant phénomène de l'être impersonnel : je pose qu'il faut oser envisager que c'est non pas le visage, c'est-à-dire précisément la relation éthique (une parole ordonnant "tu ne tueras point" dans son dénuement), qui définit premièrement la relation interpersonnelle, mais plutôt l'étrangeté de l'étranger, quelque chose plus proche de l' "il y a".

            Presque phylogénétique, mon travail consiste en effet, pour reprendre tes termes, à descendre le plus bas possible le long des trames pulsionnelles, des réseaux de nerfs, vers ce fond archaïque de l'homme où vibre le "ressort" qui fait "bondir". Nuit Primitive est cette première tentative, littéraire et "méta-littéraire" puisqu'il s'agit également de dire le bond comme tel, correspondant tout à fait à la première « manière d'accomplir le bond », que ta formulation propose. J'y hallucine même un rêve paléolithique au titre éponyme. La suite du chapitre évoqué dit, après une étoile : « Il n’y a que des nuits et des veilles de nuit, soirs tourmentés par le vol de charognards patients comme l’agonie.

  Les lueurs nocturnes (étoiles et lune, lucioles et vers luisants, minerais phosphorescents et reflets aquatiques) ne servent pas les prédateurs dans leur chasse. Elles rappellent à ceux qui prennent sereinement le temps de voir passer le temps (les contemplateurs) que c’est la nuit, et que la nuit est une longue veille. Lumière comme ponctuation du temps. (Et puis, dans le monde moderne, le loisir de contempler constitue un luxe antique, alors que le pouvoir s’exerce jusqu’à la mi-nuit de la réflexion. Nous retrouvons alors dans la constitution du savoir lui-même l’exercice du pouvoir. N’y a-t-il pas là un savoir-faire de la prédation – une téchnè qui est une mètis, une intelligence de la ruse ?).

*

  Le règne animal seul est à la mesure de l’instinct chasseur. La chasse ne connaît pas plus de suspens que les quelques reflets qui parsèment le champ de la nuit. L’innocence est l’éphémère, c’est-à-dire la somme des instants que met la lumière du soleil à parvenir sur la noire paroi de notre pupille. Existe-t-il quelque part une pupille mammifère qui s’ouvre plutôt qu’elle ne se ferme devant la lumière qui la pénètre ? »

 

 

3/ Terrible tigre

 

M. H. : Le tigre est une puissance ambivalente : pure violence (« gueule hurlante ») et pure hétéronomie (« Proie toi-même »). Il représenterait pour l’artiste la terrible exigence de l’absolu : ni le surmoi, ni Dieu, ni le temps s’écoulant, ni un Malin Génie, ni le Beau, mais peut-être l’image de l’indicible douleur d’exister qui reste pourtant toujours encore à dire. Qu’en penses-tu ?

 

J.-M. S. : Je l’ai cru… L’absolu dans la figure de la violence, du déchaînement de la puissance, la projection de la pulsion. Cette image est à traverser. Elle est peut-être un leurre pour nous conduire là où il faut. Elle cache en fascinant, c’est-à-dire en coupant le souffle, la circulation du sens et de la pensée, ou de l’imagination ; l’absolu véritable est celui qu’on n’arrive jamais à voir parce qu’il est toujours trop loin, trop vulnérable et imperceptible et qu’il faut passer par une kénose pour le voir. (On se construit dans la résistance à la pulsion, à ce mouvement qui emporte et qui fascine, parce qu’intuitivement peut-être – c’est déposé en nous – nous savons que c’est contre elle, au-delà d’elle que se fera la véritable révélation : le fait que l’autre existe et palpite indépendamment de nous, selon lui et non pour nous, toi et non proie). La beauté et la fragilité vont ensemble, la blessure et la splendeur, c’est par la blessure qu’on voit. C’est ce que j’ai essayé de dire dans « Les chevaux du plan de Fontmort ». Toute la difficulté est de maintenir le souffle dans la fascination, l’amour dans le désir ou la terreur, l’imagination active dans le figement de l’image ou de l’imaginaire constitué. L’écriture aide à cela : à contempler la fragilité de la beauté dans la terreur. On est là tout près, dans l’expérience, de quelque chose que l’on pourrait appeler de ce mot perdu : miracle. Je me souviens de cette image prise par le couple de vulcanologues Katia et Maurice Krafft, la dernière qu’ils aient prise. Ils sont sur une île au sud du Japon. Le mont Unzen est entré en éruption. Ils sont face à la montagne, le dos à la mer et filment une immense coulée de nuées ardentes en train de glisser silencieusement vers eux. Les pentes de la montagne sont d’un vert intense, le nuage est gris avec des reflets roses, orangés, et en avant du nuage, sur la route, un camion rouge vif se dirige vers la mer. Devant, lui ouvrant le chemin, un homme en combinaison d’amiante court en agitant les bras. Et eux, ils sont là, ils voient cela, ils savent qu’ils vont mourir. Sans doute ne sont-ils plus là exactement, derrière la caméra, mais elle continue de filmer. Et nous, voyant l’image comme si nous étions à leur place, nous respirons, nous n’avons pas peur puisque nous sommes protégés, nous regardons à l’intérieur de la terreur et nous nous disons qu’il faudrait atteindre à cela, cette sérénité dans un pareil moment : nous voyons que c’est très beau, ce phénomène naturel, que cet homme qui court, le conducteur du camion, Maurice et Katia Krafft eux-mêmes sont très fragiles, très vulnérables, et intensément vivants à cet instant, que leur vie est incroyablement belle comme ces gouttes d’eau qui se sont déposées à la surface de l’objectif, ou comme un filament de tungstène dans une ampoule de verre, qui s’allume, qui s’éteint, qui continue de brûler même quand l’ampoule se brise.

 

M. H. : Evoquant finalement la relation au tigre, tu nous dis : « Et si le beau, comme on l’a dit, est vraiment le commencement du Terrible, alors, Seigneur, tu en es la suite, la suite irrévocable ? Le feulement dans sa langue le dit mieux que nous : Etwas schrecklich. » (p. 23) Nous retrouvons semble-t-il ici une autre réminiscence freudienne et de sa pensée du Schreck. La langue allemande reste-t-elle la langue du Terrible, des bourreaux, pour toi comme pour Celan et d’autres, la langue où la poésie cherche à faire émerger une « contre-langue » ?

 

J.-M. S. : Comme toi sans doute, je ne crois pas que le nazisme soit inscrit en creux ou programmé dans la langue allemande. Goethe, Hölderlin, Rilke, Kafka, Musil, Walter Benjamin, Hannah Arendt ont écrit en allemand. Mozart parlait en allemand. Wim Wenders a fait des films en allemand. Que de douceur dans cette formule, « ich liebe dich », faite pour être chuchotée au creux d’une oreille. Heureusement pour moi, l’histoire de Paul Celan n’est pas la mienne. Je ne peux pas juger. Simplement faire ce constat qu’il y a dans les langues étrangères certains mots pour dire les choses qui sonnent plus juste que ceux que nous propose la langue française. Par exemple, je trouve beaucoup plus beau le mot « violence » quand il est prononcé en anglais. Le mot « tyger », également, a beaucoup plus de détente, d’étendue sonore que le mot « tigre » (le rock s’en est servi : « Eye of the tyger »). En espagnol il existe des verbes, c’est-à-dire des mots chargés d’énergie, pour dire le lever du jour (alborear, amanecer) qui manquent cruellement en français, où l’on est obligé de passer par la pesanteur des substantifs. J’aime ces mots aussi, « lost in the translation » : désengaño, madrugada, neidich… Ce n’est pas original. Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, Apollinaire ont utilisé des mots étrangers, et Paul Celan aussi, du yiddisch, de l’espagnol, du grec, du latin : « unde suspirat cor »…

 

 

4/ Inflorescence, malgré tout

 

M. H. : Après le surgissement du terrible, tu évoques, dans le poème « Forsythias », celui de la beauté naturelle. Pour cela, tu choisis l’arbre à fleurs le plus commun, mais aussi celui qui offre aux regards et aux abeilles les fleurs parmi les plus précoces : l’inflorescence du forsythia, c’est le début du printemps. Cet arbre se retrouve dans les haies, les parcs, les cours des immeubles. Dans ton poème, c’est la banlieue parisienne que tu décris, souvent associée à la morosité et à la répétitivité quotidienne du labeur et des transports en commun. Le poème commence ainsi : « Dans la géométrie lâche des villes / dans l’ébranlement des trains, du R.E.R, / avant d’aller au travail, / avoir vu, juste avant de partir, / là, sur le balcon, dans un jardin / dans l’ouverture des stores / la trace de la blessure, / l’essor de la journée. » (p. 31). Même au cœur métallique de la ville trouve sa place la mécanique naturelle, la naissance dont les signes nous touchent et nous soutiennent dans nos luttes ordinaires. La naissance gagne-t-elle un supplément de vérité au sein de ces environnements plus froids, de réputation moins poétiques ?

 

J.-M. S. : Je crois que je ne me pose pas la question ainsi. La poésie, plutôt qu’un lieu approprié, nécessite un milieu qui lui soit propice. Ce milieu ne saurait être que la vie de celui qui écrit, quel que soit l’endroit où il se trouve : la vie telle qu’elle s’invente ou se découvre, produisant sous la forme d’événements sensibles les signes par quoi elle se révèle et se relance. J’ai passé une grande partie de ma vie en banlieue et j’aime ces paysages. Combien d’heures passées sur les quais de La Défense à me sentir exister par le frôlement de tous ces gens qui passaient autour de moi en murmurant au pied des tours. Il faudrait passer une journée entière dans la station des Halles pour y noter tout ce qui s’y passe : gestes, regards, croisements, passages, bribes de conversations… Peut-être, oui, voit-on mieux dans l’architecture froide et nette de ces décors ce qui balbutie, en train de naître, et qui nous conduit ailleurs, dans un autre paysage, intérieur cette fois où il nous est demandé de naître nous-même et tout à fait.

 

M. H. : « Forsythias » est ton poème de printemps, de la renaissance. Paradoxalement, ce que l’on ressent à sa lecture c’est, davantage qu’une lyrique joie vivaldienne, un recueillement à la tenace nuance mélancolique. Tu écris par exemple : « Et si ce qu’on avait oublié / là-bas de nouveau naissait ? » (p. 48), ou encore, « Ils sont morts / il y a bien longtemps / Et toi, qui viens après, / tu ne sais pourquoi /tu te sens à leur côté / plein de joie. » (p. 50). Tu précises que le poème a été écrit en mémoire de tes grands-parents et de ceux qui les ont cachés et sauvés, en 1942. Le printemps, ce « premier temps » du cycle naturel, est-il propice à la réminiscence du passé, à la remémoration des temps et des êtres révolus, de ce qui a connu son dernier temps ? Le poème s’achève ainsi : « Forsythia, / le don d’une force : / un je gréé de nous, / l’énergie venue des graines / pour qui depuis toujours / se désintègre / et qui s’aliène. » (p. 54).

 

J.-M. S. : Il est vrai qu’un poème comme « Juste avant l’eau » qui a pour cadre le mois de mai explore un sentiment proche de la mélancolie : la possibilité de renoncer à naître, ce que Kafka avait résumé ainsi dans son journal : « Ma vie est hésitation devant la naissance ». Cela dit, je n’associe pas dans mon esprit, du moins pas consciemment, un contenu symbolique particulier à tel ou tel mois de l’année. Par exemple, pour le texte intitulé « Forsythias », c’est ce printemps-là, ce forsythia-là, de cette année-là. Nous venions d’emménager dans notre petite maison et nous avons découvert deux grands forsythias en fleurs dans le jardin. Pour la première fois de ma vie, j’ai fait attention à cette plante que je n’avais jamais vraiment regardée et je l’ai retrouvée à peu près partout, comme les éclats d’une bombe explosée, dans les jardins de banlieue et le long des lignes de train ou de RER. Par elle, j’ai pu m’inscrire dans une certaine durée, dans un temps plus long que le seul instant présent qui est celui de l’écriture, et être raccordé à d’autres temps, d’autres personnes qui m’avaient précédé dans le temps, mes grands-parents, ou qui allaient devant moi vers l’avenir sans que je connaisse leur visage. C’est ainsi, grâce au forsythia, que j’ai pu relier la naissance toute récente de mes enfants avec cet instant incroyable où mes grands-parents ont décidé, dans la minute, de tout quitter, tout ce qui faisait leur vie à Paris, pour sauver leur vie et celle de leurs enfants, et avec ce geste tout aussi incroyable de ces gens ordinaires, en Corrèze, qui sans rien savoir d’eux, les ont accueillis, protégés au péril de leur vie. Au moment de leur arrivée, par exemple, le maire du village a séance tenante déchiré leurs papiers officiels (qui portaient la mention « juif ») pour les remplacer par des faux, où mon grand-père prenant le métier d’agneleur (il était ingénieur) devenait indispensable à la vie du village. Ces gestes-là, ces instants-là, de pur risque, éclairent, donnent envie de vivre.

            Tout le travail de l’écriture est de tenir ensemble la blessure et la naissance, la blessure (le plus souvent narcissique) permettant la naissance, la naissance réparant, justifiant la blessure et la transformant en fenêtre (qui fait tout ensemble naître et voir ce qu’est le fait de naître).

 

 

5/ Blessures

 

M. H. : Tu cites Kafka : j'aime à croire qu'il trouva dans les dernières années de sa trop courte vie, en particulier dans sa rencontre avec Dora Dymant, ce qui lui permit de dépasser cette hésitation qui fut à la fois je crois une blessure profonde, morbide, et une capacité d'amour extraordinaire (évoquant certaines scènes du Procès, Max Brod écrit : « Seul celui qui aime la vie du plus profond de son être peut conter de la sorte. »). Avec combien de nuances apparaît le naissant à l'homme blessé !

            J’ai remarqué que ce motif de la blessure se trouve dispersé dans tout le livre. Par exemples, dans « Forsythias » encore, la trace de la blessure jaune des fleurs dont je parlais déjà ; dans « Dôme », le verre qui se fêle ; dans « Juste avant l’eau », les failles, et de nouveau cette fêlure du verre ; ou encore, dans « Le mutisme des moutons », les gorges et les entrailles des bêtes sous le couteau. Ces lézardes des corps, elles sont tremblantes et incertaines, fragiles et mutiques ; ce sont elles que tu suis tout au long de ton poème, elles semblent symboliser les sensations dans leur terrible (de tremere : trembler) réalité insaisissable, menaçant toujours de se briser. Mais c’est apparemment ainsi que tu conçois la naissance elle-même, comme nous le disions : l’émotion par laquelle nous venons à nous-mêmes, mais qui comme telle ne dit rien de nous ; ce qui dans le poète attend d’être recueilli et comme poursuivi dans l’écriture. N’y a-t-il pas là une poétique déterminante, la tension au cœur de la pratique littéraire, cette vibration à l’intérieur du fragile dôme de cristal de l’esprit ?

 

J.-M. S. : Oui, on naît, me semble-t-il, par ses propres blessures qui sont des brèches faites dans la fermeture du moi, les contreforts de l’être. C’est de cette façon que l’autre nous entre dans le corps, se rappelle à nous et, ce faisant, nous appelle à naître. Les yeux sont comme des blessures. Nos joies, elles-aussi, sont comme des blessures. Il faudrait constamment s’inventer d’autres yeux, d’autres joies pour naître encore et pour cela accepter de s’exposer, d’endurer la passivité, se faire volontairement vulnérable.

            Un de mes cousins hante régulièrement les brocantes pour y trouver des verres dépareillés. Chaque verre qu’il rapporte est unique et tous présentent des défauts : ébréchures, fêlures, irrégularités diverses. Il les range dans une grande armoire en bois dont la porte est vitrée et qu’il a conçue spécialement pour les accueillir. Quand il reçoit un invité il lui propose d’aller choisir son verre pour le dîner.

            J’imagine cette armoire de verre les jours de grand vent, les soirs d’orage ou simplement quand le plancher de la maison pour telle ou telle raison se met à trembler… Quel extraordinaire instrument de musique ! Tous ces verres si différents se mettant alors à vibrer ensemble chacun avec sa taille, son volume, ses fêlures, émettant un son à lui, bien particulier. Un orgue de verre. Je me figure la poésie comme cet instrument : un assemblage de fêlures et de blessures dans la chair et le verre de l’expérience devenue langage… La transparence des mots blessés par la vie. Il faut que ça tremble quelque part dans sa vie pour qu’aussitôt l’instrument se mette à vibrer, à chanter dans le silence, à dire quelque chose de nouveau, à faire exister ce qui n’était plus entendu ou qui n’avait pas encore été dit. « Il y a le destin / Ce qui ne tremble pas en lui n’est pas solide » écrivait le poète tchèque Vladimir Holan.

 

 

6/ Voyage

 

M. H. : Conduit par un souffle, grand vent du Temps ou bourrasque de l’éphémère, ta poésie chemine, de lieux en lieux, de saison en saison, de seuil en seuil. Les mots se déposent sur ta page comme le pollen, fécondant la suivante et ainsi de suite, dans une découverte sans cesse renouvelée des formes variées de la naissance. Dans une dialectique avec les choses, c’est-à-dire avec les sensations qu’elles provoquent, l’écriture elle-même devient l’instrument privilégié de la naissance, et finalement une expression de la naissance.

Il existe cependant des failles, des douleurs, donnant ainsi la double sensation de la rencontre, gardée authentique par le truchement du hasard, et de l’initiation, elle aussi préservant la saveur des êtres. Mais finalement, ce voyage aboutit-il ? Ne se confond-il pas avec le temps de la vie, pour finalement ne jamais aboutir ?

Les paysages des Cévennes, ta région mentale, que tu as découverte à l’âge de quinze ans, surgissent au dernier détour de ton livre. Ils témoignent d’un pôle l’attraction, d’un lieu non pas idéalisé, mais qui donne direction, perspective. « Peu importe d’ailleurs / que l’on arrive / ou qu’il y ait une destination / pourvu qu’on passe par lui / et qu’on soit au bord / d’y parvenir, que cela / ne soit plus une question. » (p. 99). Ce lieu-là donne-t-il effectivement un élan à ta marche, une perspective à ton temps ?

Remarquons que les Cévennes, c’est une beauté simple et cachée, mais aussi vertigineuse parfois et faite des obstacles des failles. La beauté gît-elle dans ou derrière les failles ? Peut-on jamais savoir ce qui se tient au-delà de la fameuse faille des Cévennes ?

 

J.-M. S. : Oui, tu décris parfaitement à mes yeux le caractère de suite de ces poèmes où l’on progresse de deuils en seuils. Je m’étonne qu’on veuille parfois ajouter à tout prix un complément au verbe naître, « naître à soi-même », comme si le verbe « naître » ne pouvait plus s’employer absolument après le jour de la naissance, ou comme s’il ne portait pas en lui cette question infiniment déclinable en fonction des dispositions et des histoires personnelles : « naître à quoi ? ». Ne pas aboutir n’est pas un objectif en soi ; c’est une manière d’être fidèle au mouvement en nous de la naissance, au développement de cette question qu’il porte.

            Quant aux Cévennes, elles se sont révélées pour moi comme le pays où naître. Paysage réel, qui a cette particularité de correspondre point par point, ou peu s’en faut, avec mon paysage intérieur – sans doute parce j’ai eu cette chance que sa découverte coïncide avec mon adolescence et que depuis ce temps, je l’ai choisi, j’ai voulu qu’intérieurement il me façonne. Je ne suis pas Cévenol, je suis entièrement libre à l’égard des Cévennes, c’est un paysage, un tremplin d’adoption. Les décrire, les observer, les parcourir, c’était, c’est encore me découvrir, m’aventurer plus avant par toutes sortes de circulations, dont l’écriture, dans l’événement de ma naissance. Qu’il faille passer par des obstacles, des déceptions, des fêlures, des joies, des blessures, et se transformer à mesure pour découvrir en advenant ce qu’il y a au bout, tout au bout de l’événement, c’est très certainement ce que signifie le mot poésie. « On apprend à naître sans cesse, à trouver sa pente, à la dévaler ; à connaître la nostalgie d’autres pentes, plus lointaines, ailleurs (où ?) et d’un dépassement qui serait sans retour. Certains appellent cela la poésie. » Henri Michaux (encore lui).

 

 

 

Dix secondes tigre, L'Arrière-Pays, 2011.




Portrait de Ricardo Paseyro

Parmi mes amitiés, Ricardo Paseyro représente un cas à part. Car je ne comprends toujours pas comment, en seulement deux ans — nous nous sommes connus en 1998 —, il est devenu l’une de ces rares personnes avec lesquelles on a la sensation que l’on peut s’abandonner sans restriction, en toute confiance, au flux des mots et des idées, sûr qu’il va toujours nous saisir, même lorsque l’on ne parvient pas à formuler ce que l’on ressent. Comme ce sentiment est le propre des vieilles amitiés, j’en suis venu à penser que Ricardo Paseyro possède l’art exceptionnel, paradoxal, de transformer un ami récent en vieil ami, de conjuguer, presque miraculeusement, la fraîcheur de la nouveauté avec la maturité de ce qui a été éprouvé au long des années.
Nous nous sommes rarement vus, mais nos conversations ont toujours été longues et intenses. Ricardo raconte toujours des choses (et comme il sait bien les raconter !) qui ne laissent personne indifférent. À son écoute, on ne sait qu’admirer le plus : sa passion, cette passion qui n’exclut nullement le plus soigneux discernement, ou son intelligence, une intelligence qui va toujours plus profond. Si sa capacité pour le dialogue a eu la vertu de me le rendre aussi proche, la lecture de ses poèmes m’a fait entrer par la grande porte dans le cercle de son intimité.
Ricardo Paseyro est aussi un cas à part parce qu’il réunit en sa personnalité une série de qualités qui ne vont guère ensemble. Il concilie en lui la réflexion et la vivacité avec lesquelles il parvient à déchiffrer le sens des étranges évolutions du monde qui nous entoure, la force de la passion et une exquise modération, que seule une pratique des formes poétiques — unique enseignement authentique pour Ricardo — a pu lui concéder. Mais ce qui brille plus haut chez Paseyro, c’est son sens de la liberté et de la civilisation ; de la liberté contre toute forme d’oppression — y compris ces formes, subtiles et non moins onéreuses, qui se dissimulent sous la rhétorique de prétendues libérations —et de la civilisation contre toute forme de fanatisme. Dans un monde où tant de ceux qui passent pour grands — je me réfère surtout aux écrivains — ont courbé la tête devant des pouvoirs dont la monnaie courante est et était l’oppression, l’intolérance et même l’extermination du dissident (je pense à des phénomènes comme le stalinisme, le maoïsme et ses luxuriantes séquelles) jusqu’à vendre leur âme pour une poignée de propagande, Ricardo Paseyro a gardé l’esprit libre, sans pour autant perdre son intégrité d’un iota. C’est à la seule clarté de ses idées ou à son seul art poétique qu’un tel miracle peut être attribué.
À Paris, en juin 1963, Carlos Edmundo de Ory est parvenu à attraper avec le prénom et le nom de Ricardo Paseyro, en seulement quatre vers, une ressemblance qui vaut bien mieux que le portrait le plus expressif. Qu’on me permette de me l’approprier, car il synthétise fort bien ce que je ressens moi-même :

Ricardo ardente ardeur
Paseyro passe
passe vite et sans t’attarder
vers ton autre demeure.

C’est bien cela. Il y a chez Ricardo Paseyro, dans ses vers comme dans sa personne, une sorte d’ardeur incessante, comme si sa propre substance distillait, à la manière du phénix, un combustible qui toujours se renouvelle. Cette ardeur, aussi tendre que le bois du chêne — car, chez notre poète, rien ne résonne au crépitement des bois spongieux —, est due, je pense, à un intime besoin de traverser légèrement le monde, d’arriver vite, sans tarder, à ce lieu mystérieux et attrayant comme un aimant au pouvoir infini qu’Ory appelle « son autre demeure ».
Ce que je viens de dire a un air mystique, et je ne le nie pas, bien qu’il s’agisse d’une mystique à part. Dans un poème intitulé « Annonce » (1998), Paseyro dit avec un sens de l’humour qui ne cache pas la profondeur du concept :

Je me présente en mystique
d’un Dieu tout néantistique.

  (Pièces d’échecs)

Ou, mieux encore, disons-le avec ces deux vers, de 1965, intitulés « Art poétique », qui reflètent, outre cette disposition, le sens peut-être le plus intime de sa poésie :

Du vertige de l’eau
tout à coup s’élance une mouette blanche.

  (Dans la haute mer de l’air)

Est-il possible d’exprimer avec moins de mots, avec d’aussi simples mots, suggestifs, exacts, inépuisables, inattendus, le sens profond de la poésie ?
Poète de la condition humaine, Ricardo Paseyro, en de nombreux vers, se dépeint comme un nomade, un passant, un rapide visiteur de ce monde, et nous ne tardons pas à découvrir la plus radicale condition de l’homme, son destin. Nous en avons un bon exemple dans le poème intitulé « Je suis un visiteur » (1965), où nous l’entendons dire :

Que la Terre ne sache pas que je vis !
Qu’elles ne sentent pas, les mers, que je navigue !
Qu’il ne comprenne pas, le ciel, que je le regarde !
Qu’à son horloge le temps ne me découvre pas
ni que l’air ne s’agite, si je respire !
Je suis tout juste un visiteur, je ne reste pas,
je quitte le monde sans y être venu...
Mais c’est en vain : le soleil frappe mon corps
et mon ombre lui sert de témoin.

                                     (Mortel amour de la bataille)

Cette manière inébranlable d’être un visiteur du monde prend parfois des caractères métaphysiques, comme dans ce poème de 1956, qui porte le titre de « L’âme et son visage » :

Nous sommes en Dieu
des feux vagabonds, des étincelles d’un instant :
dans notre fond d’air
pèse un destin, un axe cherche le centre
qui gouverne et le soumet à sa domination.
Dehors,
clarté désordonnée
quelque chose apparaît, brille, agite le temps.
Et ce qui vit est ce qu’on ne voit pas.

                                                 (Le flanc du feu)

Il suffit de ces vers pour montrer que Ricardo Paseyro est un poète affamé de mondes invisibles, qui se trouvent au-delà, toujours au-delà, sans pour autant cesser d’appartenir au coeur de notre propre monde ; un poète, donc, de la condition humaine, mais cette expression, qui pourrait avoir l’air trop emphatique ou ampoulée — rien de plus contradictoire avec la poésie et la personnalité de Ricardo —, se tempère par le fait que notre poète semble vivre dans une dimension où les choses peuvent se défaire, s’écrouler, au moindre frôlement. Celui de Paseyro est un monde de choses qui ne se touchent pas, qui sont seulement caressées par un regard compréhensif et éclairé ; un monde de choses au-dessus desquelles nous devrions circuler en état de lévitation contemplative, comme cette « marche de la fumée » que Paseyro voit « tel un oiseau lent sur les montagnes » (« Prière pour les choses », Rome, décembre 1949).
Ceci dit, on comprendra pourquoi, pour aller plus avant, je dise à présent que Ricardo Paseyro est aussi — et peut-être surtout — le poète des profondes écoutes, de ces appréhensions abyssales sans lesquelles la voix poétique ne pourrait être proférée, comme on le voit dans ces vers de son Poème pour un bestiaire égyptien, dans lesquels le désert et le dépouillement des yeux sont la préparation, le viatique, pour les plus hautes contemplations  :

Et j’écoute déjà le désert abandonné,
mes yeux se dépouillent : je suis seul.
Aucun corps ne pèse sur aucune herbe.
Et je suis seul dans un désert lent
tandis que la foule des étoiles tourne.

À ces vers de 1950 semblent faire écho ces autres vers, écrits neuf ans plus tard dans Musique pour hiboux :

... la transparente
compagnie du soleil semble éternelle
tandis que la mort dans ses quartiers sommeille.

Dans son exploration de la condition humaine, faites de coups de pinceaux aussi légers que les couleurs sont profondes, brille de sa propre lumière « L’histoire », poème appartenant au livre Pour affronter l’ange (1993) :

Naître, pleurer, dormir, grandir, aimer,
en terminer et revenir seul au début,
telle fut, telle est, telle doit être l’histoire
des heures passées sur la Terre.
Avant et après, absorbée en elle-même,
l’éternité ne ressemble à rien.

C’est-à-dire le temps avec ses histoires, avec ses tenaces analogies et métamorphoses, face à l’éternité, qui transcende tout, absorbée, abstraite du monde.
Ces dernières années, l’anxiété, le pessimisme, l’amertume envers le destin de la civilisation, de l’humanité, qui, avec de sombres tonalités depuis l’observatoire privilégié de Paris, a creusé dans la poésie de Ricardo Paseyro des galeries de plus en plus profondes, souterraines, comme on le voit dans ce poème, intitulé « Avenir », écrit au cours de ces deux dernières années, où nous assistons à une singulière répartition des rôles, comme si l’Auteur de l’oeuvre représentée dans le grand théâtre du monde avait décrété des mutations qui, sous une apparence humiliante, offrent de nouvelles opportunités à une Humanité éblouie :

Les arbres parleront des poètes.
Les poissons peindront les peintres.
Les éléphants, de leurs fines trompes,
écriront les notes du solfège.
De leurs trous, les taupes transies
éclaireront le ciel cendré.
Et les hommes ? Après avoir médité,
ils reviendront à la forêt originelle.
Peut-être qu’à force de ronger des racines
ils réapprendront à avoir une âme.

Parfois, ce n’est pas le pessimisme qui assaille le poète, mais une vision, blessante et perplexe, de cet étrange monstre qu’est l’homme, comme on le voit dans le poème qui clôt ses Poésies complètes et qu’il m’a fait l’honneur de me dédier :

Le meilleur monde est celui de chacun !
Cette fleur exhale son parfum,
le cactus du désert aime les dunes,
le crabe se plaît avec ses pinces,
le requin cultive des dents saines.
Il est revenu à l’homme, par bonheur,
de posséder un cerveau embrouillé
et l’âme divisée en mille morceaux.

Ricardo Paseyro appartient à la race de ceux qui ont regardé le démon en face, sans sourciller, sans faire un pas en arrière, sans perdre contenance, sans renoncer aux grandes et aux petites valeurs qui donnent du prix à la vie. Et il l’a vu sous les formes terribles, sinueuses, paralysantes avec laquelle on l’a rendu si fréquent, si létalement fréquent, dans ces cinquante dernières années. Sa voix s’est élevée contre l’hypocrisie et le cynisme de tous ceux qui ont fait de grands et misérables commerces avec la rhétorique — la rhétorique de la cause du prolétariat, la rhétorique de la libération des peuples, la rhétorique de la solidarité humaine, la litanie est interminable —, rhétorique qui a seulement servi à ce que les plus féroces tyrannies oppriment des centaines de millions d’êtres humains sans déranger la conscience des tyrans et de leurs serviteurs. Ricardo Paseyro n’a jamais été du côté des bourreaux, aussi déguisés qu’ils aient pu se présenter sur les scènes du pouvoir ; il n’a jamais été non plus l’un de ces poètes courtisans, si primés, si récompensés, si invités, parce que pour lui la fonction de la poésie, de l’écriture littéraire, n’a jamais consisté à orner de plumes d’autruche, avec des lambeaux de rhétorique, un aussi macabre office. Et c’est pour cela, pour cela surtout, que, comme Fernando Arrabal nous le rappelait il y a quelques jours, Ricardo Paseyro a subi « le harcèlement de la meute (jusqu’aujourd’hui !) : durant plus d’un demi-siècle de persécutions, de vetos, aucun absolu ne fut harcelé par d’aussi horribles calomnies. (...) Paseyro fut victime de ceux qui comptent sur la ruine de la dignité et sur des fantômes tyranniques et titaniques. Sans rappeler les assassinés, les muselés, il écrit avec une infinie discrétion: “Cela fait déjà tant de siècles et de morts / que je salue et bénis les étoiles” ».
On comprend qu’un poète qui, d’Istanbul, un mois de janvier d’il y a cinquante ans, osait dire : « Donnez-moi la lune et son vaisseau d’argent », ait été la cible des flèches de ceux qui n’ont pas hésité à mettre la liberté et l’intégrité sous la botte des Titans.
« La beauté du monde — dit Paseyro — est un cadeau / et la contempler me coûte la vie. » Qui dit cela ne peut que bien savoir ce qu’il dit et avoir atteint le fond des choses.

Ignacio Gómez de Liaño
Madrid, 9 mai 2000.

 

Traduction Yves Roullière.

 

La conférence ici traduite a été prononcée à l’occasion de la sortie des Poesías completas de Ricardo Paseyro, puis publiée dans Poesía, por ejemplo, Madrid, n°13, été 2000.
Elle a ensuite fait l'objet d'une publication dans le 5ème n° de la revue NUNC.
Recours au Poème remercie Réginald Gaillard, Franck Damour et Yves Roullière pour leur aimable autorisation.

 




Rencontre avec Ricardo Paseyro

Yves Roullière : Ricardo Paseyro, vous êtes l’auteur d’une dizaine de recueils de poèmes à ce jour, recueils de longueur variable, que vous avez regroupés en 2000 sous le titre de Poesías completas. Dans la notice qui les précède, vous écrivez : « Je n’ai été en rien précoce, sauf dans ma passion pour la poésie, passion si dévote que je l’ai dissimulée en mon for intérieur. Quand je l’ai révélée, à presque vingt-cinq ans, j’avais déjà derrière moi onze années d’apprentissage. » Quel a donc été pour vous l’élément déclencheur de cette vocation poétique, vers onze-douze ans si je calcule bien ?

Ricardo Paseyro : Peut-être même plus tôt, sous l’influence de mon père qui, en plus d’être un politicien et un journaliste extraordinaire, très passionné, très cultivé, avait écrit des poèmes. Il les avait publiés en « annexe » à sa vie politique, ce qui se faisait souvent à l’époque, surtout en Amérique du Sud. On avait donc beaucoup de livres de poésies à la maison. Mon père avait même connu Rubén Darío à Montevideo ou à Buenos Aires, et j’entendais donc très souvent parler de « ces gens qui écrivent des livres ». En outre, à l’école, il y avait une certaine indulgence pour la poésie. La plupart des poètes qu’on lisait étaient à mon avis terribles, horribles, innommables, mais enfin, pour moi qui étais témoin de cette sorte de gloire que l’on conférait aux poètes et poétesses, extrêmement nombreux, je me suis dit que la poésie devait être quelque chose d’intéressant... Évidemment, je ne comprenais pas encore, je ne savais pas surtout que la poésie est un crève-coeur. Je pensais que c’était relativement facile. Il y avait les rimes qui aidaient toujours à la compréhension du poème et, en plus, tout cela me semblait naturel. J’ai commencé à écrire des sottises indescriptibles à l’âge de onze ans ou douze ans, puis j’ai acquis un certain esprit critique... Entré dans les études plus importantes, plus sérieuses, le lycée et tout le reste, je me suis mis à cultiver la poésie espagnole avec une véritable frénésie. Je crois y avoir passé des nuits entières. J’ai d’abord été enchanté par les troubadours, puis par les classiques. J’ai lu aussi par ricochet quelques poètes sud-américains plutôt mauvais.

 

Y.R. Votre vocation pour la poésie a-t-elle aussi un lien avec la mort soudaine de votre père en 1937 ?

R.P. Bien sûr. J’étais fils unique, avec tout ce que cela comporte. Après la mort de mon père à l’âge de quarante-sept ans, je suis devenu, même si cela étonne, assez silencieux. Le coup avait été très fort pour moi : je me suis enfermé dans les livres et n’en sortais pas. En même temps, je me rendais compte, plus je lisais, que la poésie était chose difficile.

 

Y.R. Pourriez-vous définir ce qu’écrivait votre père ?

R.P. C’était un romantique relativement pessimiste, tout à fait dans la lignée d’Asunción Silva, le Colombien, qui avait engendré beaucoup d’imitateurs, toute une école de poètes symbolistes.

 

Rubén Darío

Y.R. Parlons de Rubén Darío.

R.P. Celui qui m’a définitivement fait tomber du côté de la poésie, c’est Rubén Darío, que j’ai lu avec une admiration extrême. Admiration d’abord pour son imagination ; puis pour son côté cosmopolite, mêlé à son amour de la France et de la Grèce ; enfin pour cette sorte de mélancolie profonde, qui provoquait en lui de terribles réactions : il vivait dans l’alcool, et parfois disparaissait de la circulation. Cette vie tellement tragique et en même temps tellement glorieuse m’avait subjugué. Parce que Darío, pour quelqu’un qui voulait apprendre la langue espagnole, était à la hauteur des meilleurs. Pendant deux siècles, la poésie espagnole avait été relativement mauvaise, et Darío l’avait refondue de fond en comble. Aujourd’hui, je vois bien qu’il y a chez lui des choses parfois kitsch, parfois démodées, mais enfin, dans l’ensemble, c’est d’une telle fraîcheur, d’une telle qualité d’écriture ! Cette harmonie, cette musique que dégage son oeuvre sont incomparables. Et comme Darío était mort avant l’époque de la destruction de la rime et de la musique, avant l’époque des grands discours, de la poésie engagée et de tout le reste, il représentait pour moi quelque chose d’éternel.

 

Y.R. Ce qui vous préfériez en Darío, était-ce le poète « mélancolique » ou le poète plus lyrique, influencé par Walt Whitman ?

R.P. Il y avait chez lui une profonde mélancolie, c’est vrai. N’oubliez pas que son lyrisme était dû à son aspiration transcendantale : il a écrit beaucoup de poèmes, non pas mystiques, mais d’une grande élévation spirituelle.

 

Y.R. Partagiez-vous cette passion pour Darío avec vos camarades de l’époque ?

R.P. Non. Si j’avais dit un jour que je voulais être poète, on m’aurait jeté des pierres. C’était très terre à terre, tout cela. Malgré tout, mon lycée était très élégant, très sympathique. Je me rappelle fort bien certains excellents professeurs, mais la poésie ne les intéressait pas. Et pourtant, ma génération est celle qui a été la plus avantagée en Uruguay, du point de vue de la culture : il y avait de grandes librairies et bibliothèques où vous trouviez tous les livres européens, où vous pouviez parler toutes les langues. C’était vraiment un grand avantage d’être argentin ou uruguayen à l’époque.

 

Y.R. Comment votre mère voyait, si ce n’est pas indiscret, votre intérêt pour la poésie ? S’en rendait-elle compte ?

R.P. Oui. Ma mère était très enthousiaste quand j’ai commencé à écrire des poèmes. Elle s’en est rendu compte rien qu’à voir mes lectures… Elle me surveillait bien et je trouvais cela tout à fait normal. Ce qui me paraissait anormal, c’est que le pays n’ait absolument aucune littérature propre, en ce sens où tout était dilué dans la célébration du passé.

 

L’influence française

Y.R. Pour des poètes de votre génération, il fallait aussi passer par les poètes français : Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Valéry… Les lisiez-vous en français ou en traduction ?

R.P. J’ai commencé par les lire en version bilingue, parce que les traductions étaient relativement mauvaises... Il n’y avait personne à la hauteur pour avoir l’imagination de faire quoi que ce fût de bon par rapport à Baudelaire... En plus, on avait la manie de publier les textes de poésie en prose, pour qu’ils soient plus « fiables ». Si vous faites de la poésie, vous faites de la poésie, même mauvaise, mais pas de la prose. Et puis, l’Uruguay est le pays qui a donné trois poètes à la France… L’un de ces trois poètes, je le voyais à Montevideo même quand j’étais jeune : il était là, surpris par la guerre en 1939. J’étais fatalement influencé par les gens qui visitaient ce magnifique représentant de la littérature française : Jules Supervielle... que je n’ai jamais voulu aller voir, d’ailleurs, parce qu’il était entouré de gens qui ne me plaisaient pas.

 

Y.R. À cette époque, Laforgue y était très connu ?

R.P. Non, le plus connu, c’était Lautréamont.

 

Y.R. Évidemment, puisque vous êtes de la génération qui vient juste après le surréalisme...

R.P. Oui, mais j’ai détesté les surréalistes dès le début. L’influence du français était énorme à Montevideo. Tout ce qui paraissait en France venait tout de suite à la librairie Hachette. Mais j’étais étonné de voir à quel point les poètes français qu’on envoyait étaient mauvais : tous ces petits demi-soldes du surréalisme étaient épouvantables. C’est une invasion qui avait commencé avant que je ne débute comme écrivain.

 

Y.R. Mais, en Uruguay, à ma connaissance, l’influence des surréalistes n’était pas énorme...

R.P. Non. Le plus connu des poètes français, c’était Claudel, parce qu’on montait ses pièces de théâtre et que Barrault était venu le jouer avec sa troupe. On montait aussi beaucoup de Giraudoux et quelques classiques : Racine, et surtout Molière. J’assistais très souvent à ces représentations à l’Alliance française.

 

Y.R. Et, à votre époque, il y avait encore des journaux français publiés à Montevideo ?

R.P. Non, ils avaient disparu. En revanche, les journaux français nous parvenaient régulièrement, et très vite, une semaine après leur parution. Avant que Perón n’arrive et ne liquide tout cela. La première chose qu’il a faite, c’est de supprimer la presse étrangère. Comme c’était trop cher de n’envoyer les journaux qu’en Uruguay, la clientèle étant réduite, on n’a plus rien reçu à partir de 1946. Puis on a liquidé la librairie Hachette de Buenos Aires, qui était aussi grande que celle de Paris.

 

Pour en finir avec l’Uruguay

Y.R. Ce qui me frappe, c’est que vous entretenez avec l’Uruguay des relations pour le moins délicates et de façon générale déçues. Vous êtes tout sauf un poète nostalgique. Dans un poème écrit en 1954 à Montevideo, lors d’un de vos retours (« Pour un pays sans dieux », publié dans Le flanc du feu), il ressort l’impression que c’est un pays dont on ne peut avoir de souvenirs heureux, en tout cas pas de souvenirs exaltants. Tous y est en demi-teintes, gris, solitaire, brisé, erratique ; très peu de gens viennent le visiter ; la lumière n’est pas exaltante ; Dieu en est absent, etc. Bref, un pays où l’on ne peut avoir de grandes idées ni de véritable « agonie ». Un pays où il est clair que vous ne désirez ni vivre ni mourir, ce qui justifie, je suppose, la décision de vous exiler... On se dit alors : quels ont pu être les souvenirs d’enfance de Ricardo Paseyro ?

R.P. Ils ne sont pas bons. En 1936, mon père avait essayé de faire une révolution qui a raté ; il l’avait organisée depuis l’Argentine. À cause du coup d’État réactionnaire du 31 mars 1933, qui avait dissout le Parlement, notre expatriation de l’Uruguay m’avait « permis » de voir l’état du continent latino-américain, que j’ai parcouru sous un nom d’emprunt : mon père m’avait dit que si je me trompais, il irait en taule, parce qu’il était suivi par les polices des dictatures qui, à ce moment-là, sévissaient dans ces trois pays. Ce n’est pas drôle pour un enfant d’être enfermé dans des hôtels. Je me rappelle la merveille qu’était le fleuve Paraná par exemple, ou ce que j’ai vu au coeur de l’Argentine, à Córdoba, qui est d’une extrême beauté, et puis la misère au Paraguay, et au Brésil ces villes extraordinaires.

 

Y.R. Par contraste, l’Uruguay paraissait petit...

R.P. Petit, et sans sel, parce que l’Uruguay en lui-même, par la configuration du pays, est tout plat, sans montagnes ni forêts. Il y a de très beaux fleuves, mais c’est tout. Quelques oiseaux sympathiques, des plages très belles, sauf en été, où sévit le tourisme de masse ou de milliardaires, chose que je déteste. Je ne garde aucune animosité envers l’Uruguay, où j’ai encore de bons amis qui n’ont pas voulu vivre en Europe (tant pis pour eux), mais je trouve que c’est une expérience qui a échoué : elle ne correspond pas à ce qu’un pays intelligent aurait fait, un pays qui n’avait pas d’ennemi, pas de problème racial, où il n’y avait plus de guerres civiles, plus de misère, un pays qu’on appelait même la « Suisse de l’Amérique »... N’oubliez pas non plus que l’Uruguay n’avait pas plus d’un million et demi d’habitants à l’époque.

 

Y.R. C’était une petite province, finalement.

R.P. En réalité, c’était une ville : l’Uruguay, c’était Montevideo qui comptait déjà 600.000 habitants ; à l’intérieur, la ville la plus peuplée en faisait 30.000... Il y avait une disproportion énorme entre la capitale et le reste du pays. Mais j’ai appris beaucoup de choses, malgré tout, grâce à la présence de quelques exilés espagnols que j’ai beaucoup aimés.

 

Juan Ramón Jiménez

Y.R. À propos de poètes espagnols, vous étiez, dans le fond, plus proche de la poésie d’un Juan Ramón Jiménez que de celle d’un Darío — donc d’une poésie beaucoup plus fermée, frappée par le quotidien, par l’exaltation des choses, une poésie que je dirais d’abord « secrète ». Avez-vous lu Jiménez très jeune ?

R.P. Oui, parce que Juan Ramón Jiménez était une des sommités de la poésie espagnole. Il avait écrit des poèmes pour enfants, et puis ce grand classique qu’est Platero et moi. Il avait une qualité d’écriture, une finesse, une subtilité qui n’avait rien à voir avec la plupart des autres écrivains qu’on pouvait vous donner à lire en classe. Je prenais note de tous ses mots. Cela m’inquiétait en même temps, parce que je savais que je n’arriverais jamais à ce niveau. Pour vous dire la vérité, Jiménez, je l’ai toujours suivi : il y a des poètes avec lesquels on rompt après sa jeunesse, mais avec lui je n’ai jamais pu le faire. J’ai écrit sur lui et j’ai même lu ses poèmes à la Radio française, avec ma femme. J’ai toujours gardé pour Jiménez une grande admiration, tout en me sentant très détaché de lui pour certaines choses, notamment son côté parfois prédicateur. Il avait appartenu au krausisme, ce mouvement du début de siècle, très pédagogue. Cela me plaisait moins, parce que, comme je l’ai dit, je voulais entrer dans la poésie par le haut. C’était un poète très méchant avec ses ennemis, chose que je trouve très logique, très juste, et il appliquait très bien sa marque là où il le fallait.

 

Y.R. Il y a dans la poésie de Juan Ramón Jiménez quelque chose qui ressemble beaucoup à la vôtre, et qui a dû vous toucher tout de suite, c’est la simplicité, mais une simplicité acquise au prix d’un effort très rigoureux, donc d’une recherche savante, ce qui n’est pas sans paradoxe. Le caractère très andalou de sa langue ne vous rebutait-il pas ?

R.P. Au contraire, j’adorais la langue espagnole, toutes les langues espagnoles. Il y a une multiplicité d’accents, d’écritures et de langues en Espagne… Il n’y a rien à voir entre un Catalan et un Andalou, un Castillan et un Galicien, etc. L’espagnol est inépuisable pour moi. C’est une langue d’une grande richesse pour les moindres détails ; mal écrite, cependant, c’est la chose la plus horrible qui soit. C’est pour cela que tous ces poètes grotesques qui ont envahi la culture espagnole depuis vingt ans m’ont provoqué tellement d’effroi.

 

Y.R. S’il fallait un peu résumer ce que vous admirez chez Juan Ramón Jiménez, qui était donc votre contemporain puisqu’il est mort en 1957, ce serait la discipline extrême qu’il s’imposait, comme vous l’écrivez, pour pouvoir « participer sans frontière à l’infini auquel l’âme doit aspirer ». Si l’inspiration joue un rôle prépondérant dans sa poésie, il y a aussi une forte ascèse chez lui. Dans votre essai sur sa « poésie tragique », vous parlez vous-même d’« ascèse de solitude, ou de solipsisme, et si absolue que Juan Ramón Jiménez souffre d’une purification désincarnée, spectrale, effrayante ». C’est la tragédie d’une âme « sans demeure, pulvérisée au contact de l’infini ». Est-ce une chose que vous continueriez à dire de ce poète ?

R.P. Je crois que oui. Cette ascèse prouve qu’il était très conscient de la finalité de sa vie, contrairement à d’autres poètes qui se laissent aller. Il était dans une même ligne de conduite en matière d’éthique qu’en matière d’écriture. Il a compris que le contenu, c’est la forme (Nietzsche le disait aussi). Je suis surpris que ce poète ait tellement tenu dans la continuité, parce que sa vie a été un vrai calvaire par certains côtés : physiquement, il a eu beaucoup de problèmes, et son propre exil n’a pas non plus contribué à le réjouir. Je lui garde une admiration sans faille. Miguel de Unamuno

 

Y.R. Unamuno ?

R.P. Unamuno, c’est une de mes lectures de jeunesse, parce qu’à Buenos Aires les éditions Losada avaient publié toute son oeuvre. Je trouvais qu’il écrivait d’une façon si étrange et si puissante...

 

Y.R. Vous parlez du poète, du philosophe ou de l’essayiste ?

R.P. De tous les trois. Il soulevait de nombreuses polémiques avec ses paradoxes. En même temps, il avait la faiblesse de promouvoir tous les Argentins et Uruguayens qui prenaient la plume pour le féliciter ou lui demander conseil, et qui après publiaient la lettre en question — ce qui leur donnait un titre de gloire incommensurable. Unamuno était comme cela.

 

Y.R. Il existe un lien très fort, je crois, entre trois grands poètes : Jiménez, Unamuno et Machado. Je pense notamment à cet équilibre qu’ils avaient trouvé entre la vision simple et le mot juste, sachant s’adapter à la vision. Avec de grandes variations suivant les cas, bien entendu : la poésie de Jiménez est très ciselée ; la poésie d’Unamuno plus sauvage, volontairement « imparfaite », comme vous l’avez écrit, très méditative, donc assez proche de ce que vous faites également ; la poésie de Machado plus classique et majestueuse. Un de vos grands chocs a été la publication posthume du Cancionero d’Unamuno dans les années 50.

R.P. Oui, parce qu’Unamuno a finalement trouvé dans son Cancionero, son journal poétique, quelque chose de totalement différent de l’Unamuno de ses autres livres de poésie. Il y a là une espèce de concentration de ses méditations de chaque jour, tandis que les autres livres étaient parfois dus aux circonstances, par exemple à son exil... Là, toutes les feuilles mortes disparaissent. Tout est absolument superbe, même s’il y a des erreurs : il y a des poèmes qu’il n’a pas eu le temps de corriger ; parfois, il se trompe sur un accent, sur une syllabe. L’admirable avec Unamuno, c’est cette force vitale qui ne l’abandonnait jamais. Il est toujours sur des charbons ardents. Il y a tous les jours quelque chose de nouveau qui éclate en lui.

 

Y.R. Ce sur quoi vous insistez beaucoup dans un essai que vous lui avez consacré, c’est son inspiration. Vous le dites « homme spirituel, homme de l’esprit par excellence », « démesuré et imparfait, typiquement espagnol ». C’est en effet assez troublant pour un Français attaché à la qualité, à la perfection de la forme, de lire des poème parfois aussi mal faits et d’une telle âpreté. On ne sait d’ailleurs pas si c’est volontaire. À ce propos, vous citez Platon disant de la poésie qu’elle est « l’élan qui va de mot à mot, de mot en mot, s’enflammant au feu de l’esprit ». Vous citez aussi ce vers unamunien très important pour vous : « Unique centre universel, l’âme. » Chaque jour, selon vous, Unamuno cherche le centre spirituel.

R.P. Chez Unamuno, il y a toujours un combat. Ce n’est pas par hasard s’il parle d’agonie du christianisme. Il y a toujours un profond combat avec ses doutes, ses supplications... Il y a un transport constant du sujet capital autour duquel il tourne dans sa vie de tous les jours. Ce n’est pas non plus un hasard s’il s’est senti aussi proche de Kierkegaard, à travers cette sorte d’inquiétude permanente, d’emprise totale de l’angoisse, sans un jour de repos.

José Bergamín

Y.R. À Montevideo, en 1947, vous avez connu un disciple d’Unamuno : José Bergamín. Pourriez-vous dire ce que pouvait représenter quelqu’un comme Bergamín pour un jeune Uruguayen comme vous à l’époque ?

R.P. Bergamín venait d’arriver du Venezuela. Je le connaissais de nom. J’avais lu de lui quelques poèmes et surtout quelques essais qui m’avaient impressionné, parce qu’il avait une façon particulière d’aborder la poésie. On le devinait profondément « calé » sur la littérature espagnole. Comme j’étais un lecteur assidu des classiques et que je voulais apprendre au maximum la langue de la poésie espagnole, la présence de Bergamín — qui se présentait avec timidité pour faire ses conférences à la Facultad de Humanidades et qui parlait tellement bas que personne ne l’entendait — remplissait pour moi un vide. À la Facultad, où j’ai essayé de suivre des cours pendant des années, personne n’était vraiment capable de tenir un discours cohérent et intelligent sur tout le Siècle d’or. Il y avait des spécialistes de la littérature espagnole, mais par tranches. J’allais donc écouter Bergamín avec ferveur, parce qu’il m’apprenait beaucoup. En particulier, ses cours sur Góngora et sur Calderón étaient superbes. Il parlait également de sa profonde passion pour Don Quichotte qu’il présentait dans tous ses cours comme la figure la plus importante de la littérature espagnole. Un jour, j’allais partir, et il s’adresse à moi à la porte en me disant : « Je suis José Bergamín. » J’ai ri : « Ah oui, je sais ! » Alors il m’a demandé pourquoi j’étais là, pourquoi j’étais muet — car la plupart des autres lui posaient des questions. Finalement, il m’a invité à bavarder avec lui, et on est devenu très amis, dans la mesure où un jeune comme moi pouvait être l’ami d’un homme tel que Bergamín. Il avait déjà cinquante ans et quelques à l’époque. Ce fut une apparition captivante. Il vivait en dehors de Montevideo, dans un quartier qui s’appelle Carrasco, où il avait loué une petite maison sympathique, au bord du Río de la Plata et de ses plages. Il était avec deux de ses trois enfants. Par la suite, il y a eu une très grande intimité entre nous.

 

Y.R. Ce que vous avez peut-être le plus repris de sa pensée, n’est-ce pas son refus de faire une différence fondamentale entre la poésie ancienne et la poésie moderne ? Autrement dit, un poète ancien, un Quevedo comme un Lope de Vega, était aussi contemporain, voire plus contemporain, que beaucoup de poètes dits contemporains.

R.P. En effet, il n’y avait pas de solution de continuité pour lui. Il a compris que je tenais beaucoup à être un poète de langue espagnole. Bergamín était aussi très intéressant quand il vous parlait en tête à tête des personnages qu’il avait connus. J’ai donc eu sous les yeux toute la gamme des écrivains espagnols vivants. Naturellement, il émettait quelques féroces critiques accompagnées de quelques attendrissements pour des personnages que je n’aimais pas a priori. Tout cela faisait un tableau extraordinaire.

 

Y.R. D’autant plus qu’il était quelque peu « atypique » dans le milieu intellectuel uruguayen...

R.P.Oui. Il était catholique, proche des communistes et grand amateur de corridas — tout cela très mal vu à Montevideo. La présence de Bergamín a divisé automatiquement les intellectuels : il y a eu le groupe des amis de Bergamín et le groupe des amis de Borges. Bergamín avait une dent contre Borges. Il disait de lui que c’était un écrivain suisse, mâtiné d’anglais, vivant en Argentine. Cela mettait en rogne tous les borgésiens qui à Montevideo étaient légion, parce que Borges était très à la mode, mais pour des raisons frivoles. Or Bergamín, qui était un homme très sérieux, et en même temps très drôle quand il le voulait (comme tous les Andalous, il avait une façon d’envoyer des dards vraiment très pointus), avec son côté un peu « élitiste » qui faisait l’enthousiasme de ses amis dont j’étais, était complètement en décalage par rapport à la culture que l’on préférait à Montevideo. Sa revendication de l’Espagne comme centre du monde hispanique, implicite dans ses cours, et sa façon de parler n’entraient pas du tout dans le goût national.

 

L’activité critique

Y.R. Dès que vous avez pénétré le milieu littéraire espagnol au milieu des années 50, vous avez écrit des textes critiques essentiellement sur la poésie. Très vite, à la faveur de vos publications très régulières dans la revue madrilène Índice, un projet de recueil d’essais s’est cristallisé sous le titre de Poésie, poètes et antipoètes — sans voir le jour, malheureusement. J’aimerais savoir ce qui vous a poussé à écrire sur la poésie.

R.P. C’était une façon de prendre ma propre température. Écrire sur les autres vous aide à prendre conscience que vous pouvez être vous-même l’objet d’attaques si vous dites des sottises. On est toujours sur le fil quand on exerce le métier de critique. J’ai écrit des articles critiques sur la poésie parce que c’est la seule chose que je sais faire à peu près. Cela marque aussi, d’une certaine façon, mes diverses étapes. Parce que si je m’étais contenté d’une simple — simple ou complexe — écriture poétique, se manifestant par un livre tous les deux ou trois ans, sans avoir médité entre-temps sur la poésie, je n’aurais pas suivi ma propre évolution. Il y aurait eu des sauts incompréhensibles si l’on n’en avait pas eu l’origine, la cause. J’ai toujours eu peur — parce que je suis assez impulsif, paraît-il — que mes soudaines explosions puissent nuire à mes poèmes. Chaque poème me coûte tellement de travail, tellement de méditation, tellement de réflexion : je ne sais jamais si j’ai touché la cible !

 

Y.R. La critique politique est venue beaucoup plus tard...

R.P. Non, avant. Quand j’étais tout jeune, j’avais été politicien, d’abord communiste — une courte période navrante et stupide, et en même temps instructive, ce qui prouve que, même de bonne foi, on peut dire des sottises et que la bonne foi ne justifie rien. Habitué à user de ma plume dès mes dix-huit ans environ, j’ai commencé à écrire dans la presse uruguayenne. J’ai toujours eu un instinct critique : il faut bien que je l’emploie… Quand j’ai eu la possibilité de publier fréquemment en Espagne (Figueroa, le directeur de la revue Índice, la seule revue à l’époque ne dépendant pas du régime, me laissait les coudées franches), je n’ai pas voulu la perdre. Au fur à mesure, ce travail est devenu une espèce d’hygiène du poète pour voir où j’en étais moi-même.

 

Y.R. Vous avez surtout écrit sur des maîtres. À ma connaissance, vous abordez très peu l’œuvre de poètes de votre génération.

R.P. J’ai écrit contre les mauvais poètes en général. C’est une façon de répondre à ces gens qui ne méritent que le mépris, parce qu’ils touchent à la poésie. Et s’ils ne se rendent pas compte qu’ils sont sots, alors ce sont des bandits. Je pars du principe que si l’on veut écrire des poèmes, il faut d’abord apprendre à en écrire, et ces gens-là se lancent comme dans une piscine sans savoir nager. Cela m’a valu beaucoup d’inimitiés, parce que je suis très franc. J’ai fait de la polémique quand il le fallait, pour des choses importantes, de grande envergure, mais pas du tout en fonction de la petite politique littéraire. Comme je voyais que l’on commettait beaucoup de crimes contre la poésie et que personne ne protestait, je me suis dit qu’un jour j’allais faire une espèce d’anthologie des vrais poètes et des antipoètes.

 

Y.R. Ce qui me semble très particulier dans ce travail critique, ce qui le relie beaucoup à votre travail poétique, c’est qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’études mais de purs essais. Or votre génération est composée d’hommes « studieux », universitaires, et il est clair que vous n’avez jamais voulu vous mêler à ce milieu.

R.P. Dieu m’en a gardé !

 

L’art poétique

Y.R. Dans un texte très important, à mon avis, « Connaissance et poésie », qui date de 1958, vous citez d’emblée une définition de la poésie par Lope de Vega : « Tiens-toi exclusivement au sens de ce que dit l’âme, de ce que l’âme te dicte. » À partir de là, vous tirez trois conclusions fondamentales. Premièrement, que la poésie est une affaire purement spirituelle ; deuxièmement, qu’il n’existe pas de poésie qui n’émane un tant soit peu d’une grandeur d’âme, aussi éphémère soit-elle ; troisièmement, que le style du poète, son art poétique, est ce qui importe le moins. Si une poésie, admirable stylistiquement parlant, souffre de carences, de lacunes spirituelles, il y a un « vice de nature », irrécupérable.

R.P. Aragon est dans ce cas.

 

Y.R. Vous devez aussi penser à Neruda...

R.P. C’est de la même espèce.

 

Y.R. Vous avez donc une vision extrêmement aiguë, élevée de la poésie. Très classique. Mais qu’entendiez-vous par « affaire spirituelle » ? Chez vous, il y a toujours une certaine ambiguïté entre ce que vous appelez « spirituel » et ce que vous appelez « âme ». Quelle distinction feriez-vous ?

R.P. L’esprit contient beaucoup moins de choses que l’âme. L’âme, c’est le tout ; l’esprit, disons, c’est une « apparition ». La poésie, selon moi, se situe à une hauteur d’où elle ne peut descendre. À partir du moment où il y a un souffle de poésie qui vous inspire, vous n’avez pas le droit de parler de choses bêtes, quotidiennes ou vulgaires.

 

Y.R. La poésie vient donc d’ailleurs ?

R.P. La poésie préexiste. C’est fantastique de voir des poètes de grande qualité commettre parfois des erreurs gravissimes — sans perdre leur âme. Mais celui qui a commencé par des banalités ne pourra jamais se relever. Quelqu’un qui s’intéresse à ce qu’on appelle « poésie » ne peut se contenter d’anecdotes ou de circonstances. Il faut absolument qu’à chaque fois il joue son âme quand il écrit un poème. En ce sens, il doit y mettre tout ce qu’il peut en matière de beauté. Je suis un perfectionniste qui sait que la perfection n’existe pas. Je cherche donc l’impossible.

 

Y.R. Mais cette inspiration, d’où vient-elle ?

R.P. Ah, c’est toujours l’éternel problème ! Soit elle vient d’une pulsion de l’esprit, qui touche l’âme, soit tout simplement de la capacité de votre âme à percevoir des choses d’une certaine élévation.

 

Y.R. La poésie préexiste donc, non pas dans votre âme, dans un principe, mais à l’extérieur de vous-même...

R.P. La poésie mystique est admirable précisément en ce qu’elle oublie tout ce qui est extérieur. Et tout ce qui est intérieur sort et s’exprime d’une façon superbe et puissante du point de vue technique. Ce qui veut dire que le talent technique n’est pas incompatible avec la profondeur d’âme, au contraire. S’il manque un des deux éléments, il n’y a pas de poésie. Vous ne pouvez pas dire : je sais écrire des poèmes parce que je connais les rimes assonantes ou consonantes, les hexamètres ou je ne sais quoi. Non, un vers, ce n’est pas la poésie. Le vers est une partie de la poésie. C’est pour cela qu’un poème n’est bon que s’il l’est entièrement. Chaque poème est une unité, et cette unité ne peut pas être coupée ou modifiée. C’est une entité, tout doit coïncider pour que le poème ait une beauté qui se donne avec l’harmonie, avec l’intelligence des mots recherchés ou avec la métaphore que l’on est en train de deviner ou de construire. La poésie ne peut être forcée. Sans l’emprise de l’inspiration, elle n’existe pas. Il faut avoir un sixième sens soigneusement cultivé pour pouvoir déterminer si vous êtes en train de lire un poème qui est un poème ou un poème qui n’en est pas un, déterminer que les vers sont bons mais que le poème est mauvais.

 

Y.R. La poésie est-elle l’expression privilégiée de l’inspiration ?

R.P. Elle est à la hauteur de la musique. La Muse éponyme a fait la musique, et il n’y a pas de poésie sans musique. Vous pouvez écrire un parfait hexamètre ou décasyllabe, sans que cela ait rien à voir avec la poésie ; ce sera une déclaration ou un discours, mais pas de la poésie. On oublie que l’art poétique a été discuté depuis l’époque de Platon, que sans l’inspiration il n’y a ni poésie mystique ni poésie spirituelle. La théorie de la poésie est établie depuis toujours, c’est une question de connaissance, et la connaissance s’acquiert par l’intimité que vous avez avec les belles choses.

 

Y.R. Vous écrivez par ailleurs : « La poésie est une tentative d’intelligence mystique. Comme la contemplation, comme la nuit obscure de la mystique, elle s’applique à recevoir et établir une communication avec l’inconnu. » Ce qu’on appelle Dieu ou l’esprit divin vous est donc très proche, puisque vous parlez de rapport à l’ange, dont parle aussi beaucoup la tradition et qu’ont mis en valeur au XXe siècle Rilke, Alberti, etc. La poésie est vraiment de l’ordre du sacré.

R.P. Du sacré, de toute façon, quel qu’en soit le nom. L’éthique du poète

 

Y.R. Du sacré d’une part, et d’autre part de quelque chose d’« élitiste » : le vent de l’esprit souffle où il veut, certes, mais pas pour tout le monde de façon démocratique. Pour autant, pas plus qu’il n’y a de mystique sans ascétique, il n’y a de poésie sans grandeur d’âme. Il y a donc une morale inhérente à la poésie, un minimum de travail sur soi. Comment pourriez-vous définir l’éthique du poète ?

R.P. L’éthique du poète consiste d’abord à savoir jusqu’où ses forces peuvent l’entraîner, et ne pas, par exemple, perdre son temps à ressasser le même poème ou les mêmes images dans quatre ou cinq volumes à la suite. Deuxièmement, à ne pas faire l’éloge des mauvais poètes, pour être « bien » avec tout le monde, car c’est finalement pour cela qu’aujourd’hui personne ne sait ce qu’est la poésie. Troisièmement, à être cultivé. Beaucoup de poètes enfoncent tous les jours des portes ouvertes, alors que, pour avoir connu beaucoup de 57 poètes importants, je sais quel travail, quelle ascèse et quelle minutie sont nécessaires pour écrire un poème valable. Les poèmes discursifs ont fait leur temps : on peut être en même temps dense et rapide, tandis qu’il y a des poètes qui sont denses sans être rapides, et d’autres rapides et nuls, vides.

 

Y.R. Au fond, pour vous, ce travail critique était comme un garde-fou...

R.P. Je passe ma vie à me surveiller en tout ce que je fais... Je vais vous raconter une petite histoire à propos de mon beau-père, Jules Supervielle. Il venait de publier un nouveau recueil de poèmes, et il s’est rappelé qu’un mois auparavant on avait notamment dit en réunion « antorchas » (en français : « torches »). Ce mot lui étant resté dans l’oreille, il avait écrit dans un poème « antorches » au lieu de « torches ». Quand il a vu cela publié, il en a été malade, littéralement malade. Il n’en a pas dormi de la nuit. Le lendemain, il m’a téléphoné : « Ricardo, c’est votre faute. Ne me parlez plus espagnol, parce que je vais faire des hispanismes. Comment est-ce possible à mon âge, moi qui ai passé toute ma vie à étudier la langue française jusqu’aux entrailles ? » Je lui ai dit : « Écoutez, dites que c’est une coquille, voilà tout. » Mais on n’a plus parlé espagnol devant lui.

 

Y.R. Avec cette exigence très haute que vous vous êtes imposée, n’avez-vous pas pris comme une bénédiction le fait d’être un poète espagnol, exclusivement espagnol, dans un contexte français ? Ce contexte très éloigné du milieu hispanique vous a empêché de faire des mélanges impurs...

R.P. Cela m’a beaucoup aidé, parce qu’en définitive le français et l’espagnol sont à la fois des langues très proches et très distinctes. Évidemment, ma langue naturelle pour le poème, c’est l’espagnol. Je me déracinerais en écrivant des poèmes en français, parce que je ne connais pas le français aussi bien que l’espagnol, et parce que ma langue m’a coûté tellement d’efforts que je me fouetterais si je lui étais infidèle. J’ai donc très bien compartimenté ma vie de citoyen français et ma vie d’auteur de langue espagnole. On n’est vraiment poète que dans une seule langue. Lisez les poèmes français de Rilke : ce n’est rien.

 

Y.R. Mais cette exigence spirituelle, éthique, ne vous a-telle pas aussi condamné à une poésie quelque peu désincarnée, étant très éloignée du langage espagnol courant ? Je pose la question du rapport d’une langue à une terre, à une nation, à son histoire. De grands poètes que vous aimez ont été très liés à leur terre ou leur continent comme Darío ou Unamuno ou des Russes comme Pasternak ou Mandelstam.

R.P. Je n’ai jamais vu la moindre utilité à jouer sur mes origines : la poésie est intemporelle, et, finalement, le poète aussi. Je suis né en Uruguay : que voulez-vous que j’y fasse ? Tandis que, pour Supervielle, l’Uruguay était une deuxième patrie. C’est la différence : j’y ai vécu toute mon enfance, mais, je l’ai déjà dit, elle ne m’a pas laissé beaucoup de traces agréables. Je ne crois pas que mon esprit ait besoin de s’occuper de cela.

 

Neruda, l’antipoète

Y.R. Un essai qui vous a rendu plus ou moins contre votre gré très célèbre, c’est celui que vous avez consacré à Pablo Neruda. Il a son origine dans un entretien que vous avez donné en février 1957 dans Índice, à l’occasion de la parution d’un de vos recueils. Le journaliste vous demandait : « Que pensez-vous de la poésie sud-américaine ? » Et vous répondiez : « La poésie qui s’est créée en Amérique du Sud dérive en général du système nerveux. Elle est descriptive, narrative, pseudo-épique, geignarde, féminine, peu spirituelle, et ce dans une certaine mesure à cause du pire poète actuel : Neruda. Je suis surpris que certains Espagnols fassent les yeux doux en parlant de Neruda. Il y a là un mythe et une ignorance absolue de son oeuvre des quinze dernières années. Si les Espagnols lisaient Le Chant général, Les raisins et le vent, Les Vers du capitaine, Les Odes élémentaires, ils verraient jusqu’à quel point la graphomanie nérudienne est la négation même de la poésie. Pas une idée, une vulgarité d’ivrogne arriéré, une langue informe, une boursouflure anecdotique, une tromperie typographique qui veut faire passer la mauvaise prose pour un vers. Mais surtout un manque abyssal d’âme, de spiritualité. Il est clair que, comme c’est le chemin le plus facile, cette poésie a de l’influence, et on l’imite, et on l’appelle poésie sud-américaine. » À quand remonte votre prise de conscience de l’influence de Neruda ?

R.P. J’étais fort jeune à l’époque où il était en pleine gloire. Même Bergamín ne cessait de le citer. J’ai compris après que c’était exclusivement pour des raisons politiques, puisqu’au fond il ne l’aimait pas du tout, y compris comme personne. Moi, je n’avais jamais goûté ce qu’il écrivait, parce que j’étais toujours très réservé par rapport à son génie ou son talent : il avait un terrible côté kitsch. Je remarquais surtout que c’était la poésie de quelqu’un de très ignorant, car il ne faisait jamais une citation concrète, il était incapable d’écrire un texte sur la poésie, incapable de s’exprimer en termes autres que politiques et qui ne touchaient pas le fond. En plus, il était très enflé. J’ai eu des relations avec lui à l’époque où j’étais communiste. Comme j’étais venu à Paris pour le Congrès pour la Paix en 1949, il m’a appelé pour que je lui serve un peu de secrétaire. J’avais donc une voiture, je le conduisais parfois à certains déjeuners, dîners, etc. Jamais je n’ai pu parler franchement avec lui de ce virage extraordinaire qu’il avait fait après ses premiers bouquins, qui avaient eu tellement de succès, pour devenir une espèce d’aède du communisme, sans aucun respect pour la poésie. Du reste, il a fait un jour un aveu qui m’était allé jusqu’au fond de l’âme. Il disait en parlant de la poésie : « Je l’ai tellement fréquentée que je lui manque totalement de respect. »

 

Y.R. Au moins quatre critiques sud-américains ont répondu, réagi à cet entretien paru dans Índice. Tout en disant que vous êtes quelqu’un d’assez bien par ailleurs, ils se demandaient ce qu’il y avait derrière vos propos, parce qu’évidemment personne n’avait jamais dit cela. C’est pour leur répondre que vous avez écrit « La parole morte de Neruda »...

R.P. Dans ce texte, je me suis contenté de parler de la dernière époque de Neruda. Juan Ramón Jiménez avait publié un merveilleux texte sur lui, disant qu’il était la négation même de la poésie, que c’était un « grand mauvais poète ». De ce fait, Jiménez démontrait que Neruda ne pouvait être en aucun cas le leader de la poésie sud-américaine, puisque c’était un raté, un raté du romantisme. En effet, Neruda avait commencé par écrire des poèmes d’amour doués d’une certaine flamme. Mais comme il a eu une célébrité précoce et que le Parti s’est servi de lui comme porte-parole de la nouvelle culture de l’Union soviétique et de l’Amérique du Sud, il était devenu intouchable, promu comme un Picasso ou un Aragon — choses qui m’irritaient profondément, parce que je sentais que tout cela était faux : une pure construction politique, qui consistait en outre à tuer la poésie. Neruda suivait au pied de la lettre les instructions du Parti, comme tous les autres communistes qui étaient payés — je l’ai vu, je l’ai constaté — pour écrire, payés au vers. Il m’avait dit lui-même avoir obtenu de l’Union soviétique que chaque vers fût considéré comme de la prose. Alors il coupait la ligne en dix, il faisait comme si c’était un poème et touchait ses quarante roubles au lieu des quatorze qui lui seraient revenus s’il avait fait un poème en tant que poète. Il suivait de près, le plus littéralement possible, le célèbre Rapport Jdanov sur la culture, les arts et les lettres, qui avait reçu l’accueil de tous les partis communistes et de tous les compagnons de route. On y disait catégoriquement que la poésie classique ou moderne qui ne répondait pas aux normes du réalisme socialiste devait être jetée à la poubelle pour être remplacée par les dogmes du réalisme socialiste. Du reste, en Hongrie, Neruda avait renié officiellement tous ses livres antérieurs. « Officiellement », parce qu’en fait il avait continué à les rééditer. En 1949, je n’avais pas encore publié, j’écrivais pour moi. Un jour, Neruda m’avait surpris dans ma voiture en train d’écrire : « Qu’est-ce que tu as entre les mains ? — Rien... — Ah, tu écris des poèmes ! Tu ne m’avais rien dit. Laisse-moi les lire. » Une fois lus, il m’a conseillé : « C’est bien, mais il faut que tu changes. Auparavant, cela allait ; maintenant, il faut absolument écrire autre chose. Fais comme moi… » Pénétré des classiques et de la bonne poésie moderne espagnole, cette recommandation m’a fait l’effet d’un crime. C’est donc après cela, en regardant les choses à tête reposée, que je me suis dit qu’il fallait que j’écrive là-dessus, puisque personne n’osait prendre les devants ; il fallait expliquer à quel point cette fumisterie avait vraiment empoisonné la littérature de langue espagnole.

 

Y.R. Un des arguments très forts que vous posez dans « La parole morte », c’est que Neruda est un poète bourgeois — la poésie bourgeoise, pour vous, se distinguant précisément par deux choses : son caractère purement thématique (on retrouve cela dans la poésie socialiste, de fait) et sa volonté de séparer le fond de la forme. On a donc affaire à une poésie pompeuse, contre laquelle vous vous êtes toujours battu. Vous retrouviez, d’une certaine façon, la poésie que vous aviez apprise à l’école. On est très loin de ce que Huidobro disait et que vous citez en exergue à cet essai : « Invente des mondes nouveaux et prends soin de tes mots.

R.P. En plus, il y avait chez lui une servilité tellement épouvantable : ces éloges de Staline (« Staline est plus grand que tous les hommes réunis », etc.) ! C’étaient des choses tellement infâmes, écrites, non par conviction, mais exclusivement par intérêt. Comme j’avais quitté le Parti et que les communistes sont terriblement susceptibles et vous poursuivent, une avalanche d’immondices s’est alors abattue sur moi. On m’a accusé de tous les maux : que, si j’avais cessé d’être communiste et que j’attaquais Neruda, c’est que je m’étais marié avec la fille d’un banquier, que je m’étais vendu à la CIA, etc.

 

Y.R. Pour revenir à la question de fond, je voudrais citer un passage qui me semble très important : « Il ne reste rien à Neruda : ni patrie, ni langage, ni race, ni éthique. Car chez le poète le respect pour la poésie inclut tous les autres. La poésie est la raison d’être du poète, la différence essentielle de son être. Sans doute peut-il cesser d’être poète, cesser de penser en poésie, aller autre part en esprit. La seule chose qu’il ne peut faire, c’est de perdre le respect pour la poésie, son propre être, sa propre différence. Le poète qui continue à écrire ainsi finit par tuer autrui. » Pour vous, on voit bien que cela va très loin, parce que Neruda commet ni plus ni moins un acte sacrilège. On ne comprend pas votre pensée si on ne la place pas de ce point de vue-là.

R.P. Neruda était le Staline de la littérature espagnole : tout le monde le suivait. C’est pour cela que j’étais considéré comme une espèce d’hérétique monstrueux. Toucher un cheveu de cet homme était un crime.

 

Y.R. Vous dites pour terminer : « La poésie selon Heidegger et Huidobro doit d’une part révéler l’Être, le rendre accessible et le conserver vivant dans le langage. » Puis, en contraste, à propos de Neruda : « Il ne prend pas soin des mots, il les corrompt. Il appauvrit la planète en lui agrégeant un jargon informe et stupide. Jamais il n’a fait accéder l’Être au langage. Il n’œuvre que sur le plus infime et le sous-état des choses. Ainsi trahit-il l’un après l’autre tous ses droits et tous ses devoirs. Ainsi s’expatrie-t-il pour toujours de la poésie. »

R.P. En ce sens, je voudrais citer ce que dit Bécquer, le grand poète romantique espagnol du début du XIXe siècle, au sujet de la fonction d’un poète : « Je suis l’invisible anneau / qui attache le monde de la forme / au monde de l’idée. » Impossible de trouver une idée ou un attachement quelconque à l’esprit de la part de Neruda. Novalis dit aussi : « La poésie prédispose au surnaturel. » Imaginez à quoi chanter Staline pouvait prédisposer ! Voyez déjà comme Neruda chante la simplicité dans ce « poème » : « Ah, simplicité ! / On ne m’aime pas dans les salons / Je veux venir / On ne me laisse pas entrer / Moi, pauvre poète… » Ç’a été écrit et publié. Novalis ajoutait : « La poésie est la représentation de l’âme, et elle est plus liée à l’invisible qu’au visible. » C’est exactement dans cet esprit que j’ai voulu écrire, que je défends la poésie qui suit ces concepts absolus. Si l’on croit que l’anecdote de chaque jour, le misérabilisme de la photo instantanée représente l’âme ou vous attache à l’invisible, on se trompe : c’est de la platitude la plus terrifiante.

 

Octavio Paz, le caméléon

Y.R. Un autre grand antipoète, que vous avez également connu, c’est Octavio Paz, qui était très marqué par le surréalisme.

R.P. Par le surréalisme et le trotskisme. J’avais rencontré Paz à Buenos Aires d’abord, où il était diplomate. Puis je l’ai retrouvé à Paris de nouveau diplomate, comme je le serai un peu plus tard. Naturellement, il préparait sa campagne et sa carrière, et, naturellement, quand je me suis marié avec Anne-Marie Supervielle, j’ai su qu’il était allé voir plusieurs fois Jules Supervielle et qu’il le cajolait beaucoup. Mais celui-ci ne le considérait pas non plus comme un grand poète pour la simple raison que la poésie surréaliste n’avait jamais pénétré son cerveau.

 

Y.R. Vous avez écrit dans Contrepoint, en 1981, un article intitulé : « Octavio Paz, le caméléon ». On y retrouve beaucoup de choses que vous reprochiez déjà à Neruda. La différence majeure, c’est qu’ici il n’y a plus Staline. À l’époque, Paz n’était pas encore nobélisé, et vous dites : « Né pour être Nobel, et s’étant découvert, dès sa jeunesse, ce destino manifiesto, il a vécu les yeux fixés sur la Mecque Stockholm. Révolutionnaire les jours pairs, institutionnel les jours impairs — comme le parti au pouvoir chez lui —, il a l’adresse d’épouser toutes les modes à l’heure précise où, déjà frelatées, le grand public les assimile. »

R.P. J’ai commencé par lire les livres de Paz pratiquement à l’époque où je l’ai connu. Dès les premiers livres, je n’ai pas aimé. Parfois, je me retenais, je me disais : « Tu dois te tromper, tu ne peux pas dire du mal de quelqu’un qui est tellement reçu et soutenu comme poète. C’est peut-être toi qui te trompes, tu ne peux pas avoir raison contre tout le monde. » Finalement, j’ai encore dû avoir raison contre tout le monde.

 

Y.R. Vous citez Machado : « Je tiens à distinguer les voix des échos. » Et vous commentez : « Paz, l’écho de toutes les voix, sauf de la sienne. » Effectivement, vous décrivez bien son univers chaotique : « Selon ses exégètes autorisés, Octavio Paz y penche du côté nippo-hindou, mondo-véda, et pose des passerelles entre le Kama-sutra et le paganisme aztèque. » Il écrivait
aussi des haïkus...

R.P. De faux haïkus. Il savait très bien que les haïkus exigent de la peinture, et parfois de la musique...

 

Y.R. Vous stigmatisez surtout la dernière période, et l’on pense beaucoup à toute la critique structuraliste qui le rendra très célèbre, et qui le nobélisera d’une certaine façon.

R.P. Il a réussi à vendre le Mexique aux Européens et aux Hindous, parce qu’il était ambassadeur en Inde. À chaque fois qu’il allait quelque part, c’était toujours comme diplomate : c’était un mondain absolu. Il faisait carrière en parlant du Mexique. Et comme personne n’a jamais compris le Mexique, lui avait la clé du Mexique. Tous les Français ont cru qu’en connaissant Octavio Paz ils connaissaient du même coup le Mexique. En Inde la même chose. Il faisait croire en Inde que les Mexicains aimaient l’Inde, et aux Hindous qu’ils avaient compris le Mexique.

 

Y.R. Au fond, c’est un poète de la mondialisation.

R.P. Exactement. Mais pour vous montrer que je n’exagère pas, je vais vous citer quelques petits haïkus : « Les linges blancs étendus sur les pierres / regarde-les et taistoi / Sur l’îlot criaillaient / les singes au cul rouge. » C’est d’une élégance ! « Les linges blancs étendus sur les pierres / regarde-les et tais-toi. » Cela se répète. « Blancs les palais / blancs sur les lacs noirs / lingam et yogi. » Plutôt que de l’essence à l’existence, l’esprit d’Octavio Paz se promène d’escalier en escalier. S’il faut parler d’amour, il faut dire : « J’entre par ta bouche / Je sors ».

 

Propos recueillis par Yves Roullière.

 

Cet entretien a paru dans le n°5 de la revue NUNC.

Recours au poème remercie Réginald Gaillard, Franck Damour et Yves Roullière pour leur aimable autorisation de reprendre cet entretien de Ricardo Paseyro publié dans le n°5 de la revue NUNC.

 




Rencontre Jean MAISON [1ère partie]

Mon cher Jean, nous commençons un entretien au long cours, au gré des occasions qui nous seront données de nous réunir. Pour entrer dans le vif, peux-tu nous parler de ton recueil Consolamentum ?

Tout d’abord, je vais essayer de développer en quelques mots la genèse de Consolamentum. Je vais parler à la marge possible.
L’écriture est implicitement autobiographique, le propre de la poésie est de transcender le biographique.
Le titre  est comme souvent un de mes points de départ. Celui-ci appelle la question de la consolation cathare. Je me suis beaucoup intéressé au catharisme, et j’ai cherché à travers  des lectures, et la visite des lieux historiques à comprendre ce projet spirituel.  Je me suis interrogé sur ce fait : que devient le soldat qui va combattre dans les dernières heures de Montségur, et qui a reçu au préalable le Consolamentum, c'est-à-dire  une forme d’extrême-onction ? C’est un sacrement d’un niveau tout à fait particulier. Il y a un engagement et une quasi impossibilité de retour en arrière. Je me suis interrogé : qu’est-il  advenu des combattants qui ont échappé à la mort après la défaite ? Ma réflexion étant : "est-ce que le poète d’aujourd’hui n’est pas à l’image de ces   rescapés qui ont reçu la consolation et qui sont en condition de survie dans ce monde ?"

Catharisme et catholicisme : pourquoi le catharisme ?

Je suis un catholique survivant à mon catholicisme. Je suis passé par une multitude d’épreuves qui m’ont fait circuler dans les différents registres de la pensée. D’autre part Saint Augustin, est au cœur de ma vie pour diverses raisons, en particulier, celle la plus évidente de mon berceau familial. J’ai approché le manichéisme, puis les cathares, et conjointement j’ai poursuivi ma redécouverte de  la langue limousine, ma langue maternelle. Ce groupe a été de fait le défenseur implicite des cultures d’Oc.

D’autre part j’ai imaginé que le catharisme avait pioché dans les racines les plus primitives du christianisme, ce qui est pour une grande part faux. Les Cathares m’ont fasciné par certains aspects de leur mode de vie et de leurs convictions. Après approfondissement de la question, je me suis spirituellement éloigné d’eux mais j’ai gardé les fragments d’absolu dont ils me semblaient être  porteurs.

Tu fais un lien en tant que mort-vivant ?

Je n’oserais pas dire mort-vivant car le poète est pleinement vivant. Je dirais : le combattant revient, il a conscience de ce qui lui est arrivé et il sait qu’il est aussi blessé, infirme, incapable d’assumer cet état de fait à hauteur exacte de ce qu’il croit possible

Quel état de fait ?

Etre au monde en ayant cette charge de conscience. Il doit néanmoins poursuivre le chemin dans une précarité extrême mais animé d’une sourde confiance. C’est une situation précaire voire dangereuse. Je veux dire par là que le poète, celui qui tente d’atteindre à la poésie, perçoit des manifestations qui lui donnent une ligne de conduite. Dans l’hypothèse où ces manifestations sont purement imaginaires ou subjectives, il n’en demeure pas moins qu’il y a une foi en la poésie comme moyen de continuité pour appréhender intuitivement le mystère de la vie et "l’être au monde".

Dans quel sens ?

J’essaie dans Consolamentum de montrer par défaut le plus souvent ce qu’est l’essence poétique. Et d’autre part, j'insiste sur le rapport essentiel de l’amour et de la poésie, qui sont indissociables, une consolation par l’amour de « l’amour perdu ». Ce qui d’ailleurs n’est pas une grande nouveauté. C’est une façon d’ouvrir « une nouvelle porte ouverte. » En particulier les troubadours limousins, Bernard de Ventadour en tête et l’amour courtois ont placé l’amour au centre de l’œuvre poétique.

Comment la montres-tu, cette essence poétique ?

L’essence poétique, je l’entrevois aussi  par défaut, c'est-à-dire je perçois l’ensemble de ce qu’elle n’est pas, de ce qu’elle ne peut pas être à mes yeux et en cela je me donne une ligne de conduite.

Ensuite je place la poésie dans ma vie comme l’art essentiel et donc, comment dire, de fait un art à sa source silencieux. Je sais qu’il n’est pas de bon ton aujourd’hui de hiérarchiser les arts, mais pour ma part, c’est ainsi. Ceci dit, j’admire et je suis à l’écoute de bien  d’autres formes d’expressions

D’autre part, pour échapper à la partie séduction d’une poésie émotive, qui peut parfois être un moteur poétique, mais qui donne en général des résultats faibles dans l’essence, il faut travailler à une retenue où s’équilibrent l’intuition poétique, la qualité formelle et ce qui relève de la nature du poète en tant que personne. Lorsque cet ensemble est accompli, on est sur la voie d’une écriture poétique.

Art essentiellement écrit, dis-tu. Mais l’oralité ?

Avant de répondre à cette question, il y a un élément que je n’ai pas développé de Consolamentum et qui en est le moteur essentiel. J’évoque tout au long du recueil  l’amour que l’on découvre par une femme, tant sur le plan des émotions intellectuelles, des émotions sentimentales, du désir et de leur accomplissement. Consolamentum se voudrait comme un creuset de la nécessaire conciliation de l’ensemble des éléments constituant l’amour. Et Consolamentum aussi, comme toute poésie qui cherche,  plonge dans l’interrogation vers la mort, sans morbidité. Voilà.

Je reviens à la question de l’oralité. Il y a un contresens permanent avec le mot chant, accepté souvent  pour des raisons politiques. Ce contresens est maintenu car il permet d’élargir considérablement la spéculation. Or pour moi, les mises en musique, des accompagnements divers relèvent de moments exceptionnels, la poétique est une respiration abstraite du langage, elle s’accomplit pleinement, dans un certain recueillement Sa présence muette  dans les livres n’exclut en rien sa participation au monde. Ça n’exclut pas les possibilités de mise en voix, de lectures publiques, ni l’accompagnement musical s’ils permettent une audience plus large, une forme de présence aux autres. Mais l’écrit poétique et la lecture du poème sont dans leur plénitude dans l’intimité silencieuse.

Politique ?

Je veux dire, il y a une surenchère démagogique menée depuis bien longtemps autour de l’expressivité, et en particulier depuis quelques générations, qui pousse à une facilité : la mélodisation des émotions. Donc à produire une émotivité, une hypersensibilité autour du « sentimental » ou du « guerrier » aux dépens de la retenue nécessaire. Politique parce que cette démagogie renforce les faux semblants, donnent à croire que tout est équivalent dans l’expression. Il ne s’agit pas pour moi là de prôner une culture élitiste car je pense bien au contraire que la poésie la plus exigeante s’adresse à chacun. Ça n’est pas pour autant que chacun est poète. A comparer, celui qui bâtit une maison bâtit pour celui qui va y loger. Celui qui va y loger n’est pas forcément un bâtisseur. Ce qui n’enlève rien ni à l’un ni à l’autre, il s’agit de discernement.

Une audience plus large. Est-ce la vocation de la poésie ?

Il y a une contradiction apparente mais pas vraiment car il y a une liberté d’entreprendre en art qui ne doit être gouvernée par personne d’autre que celle ou celui qui mène ce chemin. Je considère que l’on peut,  dans un souci de partage  avoir envie d’aller vers un public qui sera retenu davantage par la présence d’un acteur lisant. Il n’y a pas un interdit de cette nature dans mon raisonnement. Mais dans le premier état poétique, il y a le silence ouvrant  l’écoute à une voix intérieure. Restituer cela, en tout cas, en conserver la possibilité est fondamental.

Il faut creuser la question. Elle renvoie, cette notion d’audience, à l’essence de la poésie et du lien entre le mot et le monde.

Tout d’abord je ne crois pas que le poète écrive pour l’univers entier. Le poète écrit dans une confidence à lui-même avec plusieurs desseins, probablement au départ un souhait de séduction. Il peut écrire aussi pour chercher à travers l’épuration de sa langue la carte d’identité ou l’essence de son propre langage et donc de son appartenance au monde, de sa réalisation dans ce monde et par l’établissement de son langage, le rétablissement ou l’établissement de sa personne. Ensuite, le poète concentre ou peut concentrer une recherche collective inconsciente et expose à travers son art un état des lieux en un temps donné. C’est pourquoi il y a une historicité de l’écrit et du langage et en même temps une évolution de la langue et du langage. C’est pourquoi le poète est formellement dans une contemporanéité, mais il est également pleinement dans une tradition, consciemment ou non, nourri par ses filiations dans la perspective du dessein poétique qu’il porte.

L’émotion. Céline : « Au commencement, il y a l’émotion ». Ce disant, il dévie l’affirmation originelle : « Au commencement était le Verbe ». Il ne fait ainsi du verbe qu’un mouvement psychique.

Je partage ton point de vue. Cet auteur place l’émotion avant le verbe. Pourquoi pas ? Pour ma part, me référant à un des plus grands auteurs tant au point de vue spirituel que littéraire,   Saint Jean, je ne peux que dire, répétant sa formule : « Au commencement était le Verbe ». Je ne cherche pas à nier l’émotion et je rappellerai ici le merveilleux texte de Reverdy « cette émotion appelée poésie », ou Pierre  Reverdy débute avec l'anecdote du scalpel. Car pour moi l’émotion n’est pas que psychologie, que perception charnelle. Lorsqu’elle est pleinement accomplie, elle relève de sa cohérence entre les sens physiques et la sensibilité spirituelle de l’être. Cette émotion montre à la fois la fragilité de notre condition et la qualité de notre condition, qualité au sens de hauteur, de possible. L’émotion nous permet la mansuétude, l’intelligence, la charité, la perception des nuances, elle ne limite pas nos états à la médiocrité de certains de nos aspects,  à la différence de l’émotivité qui harcèle l’émotion et la détourne vers  ce qu’il y a de plus sommaire dans les comportements, et atteint le contrôle de nous-mêmes en flattant notre ego,   notre désespérance, notre mélancolie, et qui joue avec l’incertitude comme avec une arme de guerre. Cette émotivité est alors attractive dans ses extrêmes avancées, voire fascinante. Mais dans ses excès purgeant l’urgence de vivre, dans un présent sans concessions, voire sans limites, cela n’est pas une garantie de qualité d’écriture. Il faut oser être sincère et simple.  Je ne veux pas nier l’existence de l’émotivité, je veux lui laisser libre cours dans la vie quotidienne. D’ailleurs, elle ne me demande pas mon avis pour être présente. Mais je souhaite l’écarter de l’écriture poétique pour chercher à atteindre la rive plénière.

La poésie est réminiscence. Elle interprète l’état du monde à un instant donné. C’est pourquoi l’exercice que nous faisons est extrêmement difficile et factuellement  complexe. La poésie est essence et peu théorie. Sur tout ce que je viens de dire, à la volée, il faudra probablement revenir dans quelques temps et corriger ces propos à l’aune du jour nouveau.

 

Propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy