Questions à Claude Ber

Claude Ber ne cesse d’explorer les possibles d’une poésie qui cherche aujourd’hui un renouvellement tant formel que sémantique. Elle explore les potentialités du langage et de ses mises en œuvre, entre vers et prose. Elle propose une écriture qui dépasse les frontières génériques. Ses recueils, construits comme un tout signifiant, ne laissent passer que la lumière qui transparaît d’une lecture herméneutique du réel, dont elle absorbe les contours, et qu’elle restitue en en dévoilant toutes les dimensions. Une œuvre unique en devenir, où la globalité ne peut se passer du fragment, et où le fragment révèle la globalité du monde.

-Vous écrivez autant en prose qu’en vers, et vous jouez avec l’espace scriptural pour créer du sens. Ce dispositif associé à un langage courant vous permet de créer des images absolument époustouflantes, avec un emploi de la langue majoritairement usuel. Votre poésie est protéiforme. Est-ce que ça répond à une démarche particulière ?

-Je retiens volontiers ce terme de protéiforme, qui correspond à ma tentative de travailler les multiples possibles de la forme du poème. Le poème a trop souvent et à tort  été défini par la seule rime alors que ce qui définit le vers c’est le rythme, l’aller à la ligne, la tension entre syntaxe et rythmique ; la répétition sonore importe, mais existe sous d’autres formes que la rime, dans l’assonance, l’allitération... Ce qui m’intéresse, c’est l’utilisation de la totalité de l’empan de ce qu’on appelle le poétique depuis le vers y compris rimé, même si je ne l’emploie qu’exceptionnellement, jusqu’à la prose poétique. Dans mon écriture coexistent des poèmes verticaux en vers dit libres, mais travaillés dans la tension entre rythmique et syntaxe, et des fragments en prose comme coexistent des poèmes courts et des formes longues. Dans La mort n’est jamais comme, par exemple, alternent longs poèmes verticaux, les « colonnes », et les « découpes », petits pavés en prose dense.  Dans Il y a des choses que non, le poème long domine, passant en continu avec des variations du vers à la prose y compris narrative. L’amplitude comme la narrativité se sont imposées dans ce texte qui s’enracine dans l’histoire personnelle pour rejoindre l’histoire collective dans sa dimension épique ; même si ce terme prend un sens différent de son sens traditionnel, il en demeure le souffle, le mouvement collectif. Dans mon dernier livre, à paraître en janvier, Mues, j’explore encore une autre manière de jouer des multiples possibles du poème. Cette fois le poème est pris dans une méditation-narration en prose, qu’il accompagne,  ponctue ou fracture. Les frontières sont poreuses et la distinction entre  poésie et prose est à la fois évidente dans sa perception immédiate et difficile à définir sans tomber dans des catégorisations qui valent davantage d’un point de vue critique que du point de vue de l’acte de l’écrire. D’expérience, je dirais que les temporalités diffèrent, que le poème, qu’il use de l’aller à la ligne ou non, plie et que la prose déplie, que l’un revient sur lui-même et sur le langage dans le souvenir du latin « versus », le vers, ce sillon de la charrue qui revient en bout de champ, tandis que le prose va de l’avant comme Prosa la déesse latine dont elle tient son nom et qui préside aux accouchements. Cela n’ôte pas plus allant au poème que la capacité de la prose à se penser, mais, il me semble que le poème est davantage du côté du retournement de la langue sur elle-même, la prose du côté d’un déroulement temporel. Lorsque j’enseignais, il m’arrivait de comparer le poème à un millefeuille, désignant ainsi son couche sur couche où tout fait sens séparément et ensemble (sons, disposition, images, rythmes…). C’est ce que l’université nomme un texte pluristratifié et polysémique ! Le millefeuille faisait image immédiate pour les étudiants ou bien la « feuillature ». Dans tous les cas c’est ce travail dans l’attention à toutes les dimensions du langage qui me paraît caractéristique du poème, non que la prose ne les travaille pas, mais en quelque sorte plus dans le déroulé, l’étalement que l’étagement. Ce sont des images un peu simples, qui valent pour leur immédiateté et que je n’érigerais certes pas en définition. Toute définition du poème est d’ailleurs vouée à l’échec car la poésie ne cesse de se redéfinir. Elle est dans l’histoire et a une histoire. Il n’y pas en soi la poésie hors d’une histoire de la poésie et de ses formes. Les termes de feuillature ou de sempling me parlent et disent quelque chose de mon écriture, mais se gardent de prétendre à une définition de « la » poésie.  Elles traduisent aussi ma propre manière d’être au monde et la façon, dont le poème m’a permis de l’apprivoiser avec le sentiment de pouvoir échapper à la successivité du langage. À cette interminable lenteur du langage par rapport à la vitesse intérieure et à la richesse de ce que nous ressentons à chaque instant. Le poème m’a semblé permettre d’approcher cette vitesse et cette densité intérieures où s’imbriquent simultanément pensées, perceptions, sensations, émotions multiples.

-Est ce que la fiction ne fait pas appel aussi à un imaginaire poétique ?

 N’est-ce pas également une manière d’interroger le réel ?

-Poème comme narration font appel à l’imaginaire et tous deux interrogent le réel. Imaginaire poétique ? Tout dépend comment on entend le terme. S’il renvoie au poïen grec, il est à l’œuvre dans toute démarche artistique. Et le terme de poétique peut prendre une telle extension qu’il ne désigne plus grand chose. Les distinctions me semblent nécessaires dès que l’on entre dans un processus d’écriture et de réflexion un peu exigeant - tout n’est pas dans tout et réciproquement !-, mais, en même temps, gardons à l’esprit que les catégories, les distinctions de genres, de tonalités, de registres, ne sont pas étanches. Il y a contact et interpénétration entre les catégories comme il y en a entre prose et poésie. L’intérêt de ces distinctions, c’est de créer des tensions, du questionnement, des transgressions et par là même de générer des controverses, d’ouvrir des possibles à explorer. Une récit, une prose peuvent être qualifiés de poétiques et un poème peut être narratif – toute l’épopée depuis Homère est narrative- et un même imaginaire est à l’œuvre dans nos créations. Ecrire interroge et déplace ces frontières variables selon les époques et les cultures, les remet en chantier. Une écriture ne nait pas ex nihilo, elle naît dans le contexte d’une culture, s’élabore en écho et écart de formes existantes et au carrefour de ces données culturelles, de la singularité de qui écrit et de ce commun à l’espèce humaine, qui rend nos oeuvres à la fois singulières et partageables, historiques, plongées dans une époque et pouvant l’outrepasser. Ce terme de protéiforme me convient d’autant plus que pour moi, l’écriture à la fois fait et provoque mouvement, entraîne ou tente d’entrainer mues et métamorphoses, mais il ne signifie pas pour autant hétéroclite. La liberté à l’œuvre dans l’acte d’écrire n’est évidemment pas le n’importe quoi; une nécessité interne motive l’émergence d’une forme, forme qui fait sens quand le sens ne peut émerger que par et dans une forme. Ce n’est donc pas indifféremment que les formes du poème vont varier. L’écriture d’un livre de poésie – et je dis plutôt livre que recueil car je ne recueille pas des poèmes séparés, mais construis un ensemble - implique à la fois une cohérence du tout, une construction globale fondée qui implique reprises et échos et un jeu de variations et d’écarts dans les formes et les tonalités qui la composent. C’est cette intrication de l’unité et de la diversité que j’entends dans le terme de protéiforme, qui correspond bien alors à mon travail comme à la manière dont je ressens le monde. Multiple, mouvant et protéiforme. Pour dire un mot de la fiction, il faudrait, là encore, définir le terme. Le poème n’est pas moins fiction que ce que nous appelons communément fiction. Dès qu’il y a mise en mot, il y a élaboration d’une fiction. Le « je » de l’écriture est une fiction. Nos identités sont fictionnelles. La question ne se pose pas dans le seul rapport au réel, mais au vrai qui est aussi la question du poème. 

-C’est une posture spirituelle ?



-Pas nécessairement. Je pense simplement cette relation au vrai indissociable du poème, qui est façon d’expérimenter et de penser le monde,  incluant cette question du vrai. Le poème, l’art, est, comme le soulignait Deleuze, un mode de pensée, une pensée sensible. Des trois modes de pensée, art, science et philosophie aucun n’est supérieur ni inférieur à l’autre, ils diffèrent, mais sont tous trois des manières de penser le monde et nous-mêmes. Et participent de cette pensée aussi bien l’esprit que le corps et les sens.

Claude BER, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, Paris, 2017, 112 pages, 14,50 €.

Claude Ber, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, collection soleil noir, Paris, 2017, 112 pages, 14, 50 €.

-Mais notre pensée fait appel à une subjectivité. Pensez vous que vous pouvez transmettre cette part de subjectivité à un lecteur. Est ce que l’on peut pré-établir la réception d’un texte ?

-Qu’entend-on par subjectivité? Si la subjectivité est la présence du sujet, le poème est parcours du moi au sujet quand le « je » n’est pas le moi ni l’égo le sujet, c’est une pratique d’émergence du sujet. Et le sujet est autre chose que la subjectivité psychologique. Ecrire c’est à la fois aller au plus singulier, au plus propre à soi et dans ce mouvement même s’anonymer. C’est la paradoxe de l’écriture que de ne parvenir à toucher l’autre qu’en allant au plus près de soi. Car il ne s’agit pas de s’exprimer dans le poème, mais de travailler ce matériau qu’est nous-mêmes, notre vie, notre expérience, notre vision du monde, nos sensations, nos émotions pour les rendre partageables. La réception échappe bien évidemment, mais le travail du poème est de provoquer un mouvement, d’éveiller, de réveiller, de dérouter, de conduire ailleurs non de délivrer un message univoque, dont le poète serait le détenteur et le diffuseur. Le poème existe dans l’aller retour entre qui l’écrit et qui le lit. Sans lecteur il n’existe pas.  Un poème, comme tout livre, est une liberté et il n’est pas question de préétablir la réception, mais de travailler la langue de telle sorte que quelque chose advienne… On le tente toujours, mais seule la lecture de l’autre donne réalité à ce « potentiel » poétique que le poète a travaillé dans par et avec le poème.


-Est-ce que votre poésie propose une synthèse entre une mimésis, c’est à dire un rapport objectif au réel, et l’expression d’une subjectivité ?

-Je ne le dirais peut-être pas exactement ainsi car je ne pense pas qu’il y ait de rapport « objectif » au réel. Il est toujours vu, saisi d’un point de vue d’un sujet. Par ailleurs le terme de subjectif renvoie à la fois à la place du sujet, dont j’ai parlé, comme à un ressenti personnel, à notre histoire, nos émotions. Et il y a place pour les deux dans le poème, place pour une interrogation du monde comme pour une interrogation de soi et plus largement de notre condition et de notre être. Dans son histoire et ses variations, le poème penche tantôt davantage vers le réel – l’objet par exemple- tantôt davantage vers l’exploration de l’intériorité, je ne prive d’aucun des deux possibles et, en ce sens, on peut dire que je les joins. Mais je parlerais plutôt en terme de « tensions » qui traversent le poème. Tension entre extériorité et intériorité comme il y avait tension entre prose et vers comme il y a tension entre poésie «savante » et poésie qu’on pourrait dire plus « populaire », plus immédiate. Comme il y a tension dans la relation du poème avec d’autres arts, avec la peinture ou la musique, lorsque le poème se fait visuel ou sonore. Là, par exemple, j’ai, pour ma part, besoin de maintenir une ligne de crête où les arts se touchent et s’enrichissent, mais sans s’aventurer complètement en territoire de l’autre. Et il faudrait encore souligner, importante en ce qui me concerne, la tension entre la voix et la vue, entre le souffle de l’oralité et la distance de l’écrit, l’élan du poème et la distance critique. Bref, le poème, pour moi, s’écrit dans et avec ces tensions multiples, que je ne vise pas à réduire ni à synthétiser – ou alors le poème effectue quelque synthèse disjonctive !-, mais dont, à l’inverse, je tiens à garder la force dynamique.  Il en est de même dans le rapport au réel, qui n’est pas une donnée, mais un mouvement, une relation. Si je liais précédemment la question du poème à la question du vrai c’est parce que je ne conçois et ne vis pas le poème hors d’une relation au sens, hors d’une signifiance. Cette signifiance s’expérimente. Elle est le lieu d’une expérience des sens et du sens. Le poème touche dans tous les sens du terme. Il touche au monde, touchant, effleurant recueillant quelque chose du monde, le redonnant à sentir, à entendre, à goûter, il touche à nos représentations, à l’arrangement de notre vision, la déplace, la renouvelle et il touche, enfin, ceux qui le lise, provoquant mouvement en eux. Un poème qui ne toucherait rien, à rien ni personne serait-il encore poème ? Lorsque l’on a affaire à l’art, on a affaire au sensible, c’est pourquoi je parlais de pensée sensible, qui passe par les sens, travaille par et avec les sens quand les sens font sens. C’est là que se situe l’expérience du poème et sa relation à du vrai qui est autre chose que l’objectivité ou la subjectivité. Il n’est pas question de délivrer une quelconque vérité, mais de toucher ces bribes de vrai que délivre une expérience de l’être au monde, dont le poème rend compte. Expérience de l’attention déjà et avant tout. De l’attention au dehors comme au dedans, à soi comme à l’autre, au minime comme au vaste, grillons et galaxies, à la menue monnaie précieuse de chaque instant de nos vies comme au destin collectif. Attention à la langue toujours. C’est un terme clef qui rejoint celui d’éveil, qu’on peut rapprocher d’une posture spirituelle comme le tchan, mais qui n’est liée à aucune croyance. Le défi du poème est d’éveiller, de réveiller. Renoir parlait avec humour de se rincer l’œil pour regarder un tableau. C’est tous les sens que le poème vise à rincer dans un renouvellement de l’expérience commune… Toute question conduit à théoriser et l’acte d’écrire est indissociable de la réflexion sur lui-même, mais, d’un autre côté, je garde quelque distance avec l’excès de théorisation et les débats d’école lorsqu’ils prennent le pas sur l’expérience du poème. Une écriture n’est jamais l’illustration d’une théorie. La théorie vient avec et après l’écriture. En outre les termes des débats sont souvent piégés. Par exemple celui du lyrisme confondu à tort avec une poésie sentimentale ou avec la seule expression du moi. Il est certes allé en ce sens, mais originellement  lyrique signifie « accompagné de la lyre ». C’est la dimension sonore et rythmique du poème qui est en jeu. La voix, la respiration, le souffle. La figure académique de l’inspiration ne désigne initialement pas autre chose que la respiration. Un poème inspiré est un poème qui respire, un poème porté par la voix, le souffle,  quand ce terme se confond, en grec avec celui d’esprit « πνεύμα ». Comme en hébreux d’ailleurs, où le ruah désigne le vent, le souffle et l’esprit. Quelque chose noue là le corps et l’esprit, le plus immédiat de la vie – la respiration – et la crête la plus abstraite du langage. Pour moi, le poème s’enracine dans ce lieu là. Dans le corps, dans la respiration, la voix en même temps que dans la question de l’être… De là l’importance de la voix et des voix dans mes textes. En elles se joignent respiration et nomination. Et le poème ne cesse de con-voquer, é-voquer, in-voquer dans une « vocation » qui interroge notre relation au langage et à travers elle notre énigme… Si on entend donc par lyrisme dimension de la voix et du souffle, point nodal du corps et de la langue, je pourrais me dire lyrique sans hésiter, si le terme se confond avec sentimentalisme ou épanchement du moi, il est étranger à mon écriture car le je du poème, je le redis, n’est pas plus le moi que le sujet l’égo. La poésie est émergence d’un sujet qui appelle le sujet en l’autre. En ce sens, oui,  elle est subjective, et parce que subjective dans ce sens là, partageable...

-Que  peut on penser des recueils sur internet et des livres numériques ? Ces publications seraient-elles liées au fait que l’on achète de moins en moins de recueils de poèmes ?

-Je crains qu’on n’en vienne très vite sur  ce sujet à proférer des banalités. Il circule de tout sur internet. Coexistent revues, publications et sites poétiques de qualité et un tout venant parfois fort mal venu pour faire un mauvais jeu de mots ! Le meilleur et le pire comme en publications papier à ceci près que le risque financier entraîné par la publication et la diffusion d’un livre, le filtre de l’édition modèrent davantage le flot de publication. Mais ce phénomène est général. Internet amplifie échanges et posibilités d’expression, pour la poésie comme pour le reste, mais il amplifie parallèlement la place du pire qui y déferle sans retenue. La question rejoint celle de la place de la poésie dans notre société. Le numéro 73 de la Revue Cités, auquel j’ai participé, a été consacré à ce sujet. Je ne peux pas reprendre ici l’ensemble de cet article auquel je me permets de renvoyer. Je dirais simplement qu’il faut se méfier des généralités et que l’analyse de la situation de la poésie en France est complexe. Je précise en France car il en va autrement dans d’autres pays, pays de culture arabe, Amérique latine ou Québec, où des festivals de poésie rassemblent des milliers de personnes. Pourquoi la place de la poésie est-elle devenue si restreinte ici ?

Claude Ber, La Mort n'est jamais comme, Editions de l'Amandier, collection Accents graves Accents aigus, Paris, 2009, 12 €.

Plusieurs facteurs se conjuguent. La séparation plus grande en France qu’ailleurs entre poésie savante et poésie populaire. L’influence médiatique qui réduit le poème contemporain au rap ou au slam ou bien véhicule une image stéréotypée et réductrice de la poésie confondue avec un sentimentalisme niaiseux, que dément toute l’histoire de la poésie. Le rôle de l’école, où l’approche de la poésie est trop souvent stérilisée par à le formalisme quand, en outre, on peut faire un cursus universitaire de lettres sans jamais avoir abordé la poésie. Le rôle des querelles de chapelles, qui peuvent être toniques pour la poésie, mais l’enfermer aussi dans des cénacles et des débats qui n’intéressent que les spécialistes. Le développement d’une poésie formaliste et rhétorique très référencée qui s’est coupée du public. Tout cela se mêle, mais, plus profondément il faudrait évoquer la domination du genre romanesque et surtout le poids d’une société ultralibérale de l’immédiateté, de la passivité et du zapping peu compatible avec la lecture du poème qui appelle un lecteur actif. Cela appellerait nuances et approfondissements, mais ne soyons pas non plus dupe des représentations. La poésie a toujours eu une adresse restreinte et la place du poète et de la poésie varie selon les époques. Tantôt le poème a une audience vaste et rassemble le plus grand nombre de façon visible, tantôt il circule dans l’intimité du lecteur et du texte. La poésie circule toujours aujourd’hui. De manière souterraine, mais elle circule. C’est ce que m’ont appris mon expérience de poète comme de directrice de collection de poésie. Sa visibilité médiatique est réduite à zéro ou quasi, mais il en de même pour la science, la philosophie, pour tout ce qui ne peut pas être réduit à la vulgarisation schématique de la com. Etat de fait navrant, difficile pour les poètes, mais lié à un contexte social et politique. On ne peut pas extraire le poème de l’historicité et c’est sous cet angle qu’il peut être intéressant de poser la question. C’est ainsi que je l’ai posée dans la conviction que le poème n’a à être ni au centre ni aux marges, mais avec, toujours avec, de multiples manières.

-Cela fait deux siècles que la poésie n’a pas occupé une place prépondérante…

-Je ne reprendrai les quelques points déjà évoqués, mais répondrai par une autre question. Cette prépondérance de la place du poème est-elle un enjeu essentiel ? Et si oui, pour qui ? Est-il important d’être prépondérant. Dans l’idéologie dominante de l’ultralibéralisme c’est évident. Mais le poème n’est guère compatible avec le loisir de masse à moins de consentir à se faire lui-même culture et loisir de masse. La question est autant sinon plus éthique et politique qu’esthétique. Pour moi le poème est précisément un des lieux de résistance à la défaite de la pensée, de résistance à la marchandisation du monde et des êtres, opposant « la langue nourrissante, la langue consistante » au vide sidéral de la com, opposant le « sujet », la singularité du sujet au client et à sa normalisation. Il n’est pas étonnant que la com et l’idéologie dominante s’en accommodent mal. Est-ce un mal pour le poème ? Ou est-ce précisément son rôle de persévérer obstinément à dire autrement et autre chose par cet autrement, de continuer de travailler un rapport à la langue qui soit autre chose que la transparence mirador d’une com pour laquelle le réel est une donnée, de rappeler que le réel est toujours construit et de réaffirmer le rôle indispensable de l’imaginaire. Le réel c’est la violence. Le langage du poème déploie une médiation symbolique, où peut émerger du vrai de manière plus décisive que dans la téléréalité. Il ne s’agit pas de confiner la poésie à des cercles fermés où les poètes s’adressent aux poètes, mais de comprendre que sa place dans la Cité est liée à la structure de la Cité, que sa relation à elle est nécessairement conflictuelle –Platon déjà en chassait le poète-. La poésie circule. Allant sinon à tous dans une sorte d’expansion marketing exponentielle du moins à n’importe qui et à chacun et chacune de multiples manières. Est-ce pour autant renoncer à l’utopie d’une adresse à tous qui a traversé le XXème siècle ? C’est penser la question d’une politique du poème autrement qu’en des termes de généralisation depuis longtemps récupérés par le libéralisme. Plus qu’à tous le poème s’adresse à chacun et chacune, à des singularités et c’est bien en cela qu’il est dérangeant…C’est bien en cela qu’il est exigeant. Le poème est accessible. En livres, en cd, sur internet, lors de lecture. La question ensuite est de provoquer sa rencontre. C’est un rôle de transmission et d’initiation. Vaste question, dans laquelle, poètes, enseignants, médiateurs et chacun de nous a sa part. Toute mon expérience, y compris d’enseignement, dont à sciences po où je suis intervenue plusieurs années en tant que poète dans des ateliers que l’école confie aux artistes, m’a montré à quel point la rencontre du poème est surprenante, inattendue, non prévisible. A quel point du préjugé circule sur la difficulté ou le dédain du poème. Pourquoi, en outre, le poème partagerait-il les visées hégémoniques, qui sont l’idéal délirant et destructeur de notre temps ? Pourquoi viserait-il une extension de sa clientèle ? Le poème ne vise pas une clientèle. Il s’adresse à des sujets libres. L’important est qu’il soit présent, qu’on puisse aller à lui. J’ai fait ce que je pouvais pour la visibilité du poème en écrivant, en lisant aussi bien à la Maison de la Poésie de paris ou à Beaubourg que dans des petits festivals, des cafés, des classes, des hôpitaux, en dirigeant une collection aux éditions de l’Amandier, en accueillant des poètes sur mon site,  en transmettant la poésie lorsque j’ai enseigné et je continuerai de faire ce travail de visibilité. Je ne suis pas la seule. J’ai stigmatisé, par exemple, les défauts de l’école, mais il faudrait aussi rappeler que bien des enseignants transmettent remarquablement le goût de la poésie. Que bien des bénévoles s’impliquent dans des manifestations poétiques. Et que tout cela n’est pas aussi insignifiant qu’il y paraît. Notre époque est, certes, une période de reflux dans l’histoire de la poésie française, du moins du point de vue de sa visibilité. Ce reflux a des causes internes à l’histoire de la poésie, mais aussi externes. On peut  les analyser plus finement, mais l’essentiel me semble être d’agir. D’être là. D’écrire, de lire, de transmettre le poème. Je lui fais confiance. Il m’a appris à lui faire confiance. Il véhicule de l’humain en l’humain. Et s’il est en danger, c’est que parfois notre humanité en nous est en danger… Ecrire du poème est politique. Non pas parce qu’on écrirait du poème engagé, mais parce que l’écriture même du poème est un engagement, « un effort de clarté » vers une augmentation dans l’être pour le dire à l’emporte pièce façon Spinoza !

-C’est peut-être également dû au fait d’avoir perdu un certain rapport à l’immanence et donc à la spiritualité ? L’accès au langage poétique demande l’accès à une certaine verticalité. 



-On peut entendre ainsi l’expression spinoziste, mais je me méfie des termes. C’est aussi attitude du poète que l’extrême attention aux mots et à ce que parler veut dire. Il fait même fondamentalement cela le poème : interroger le langage. Si la poésie a affaire avec une verticalité, ce serait dans les deux sens, dans tout l’empan de l’esprit et du corps, comme chez Juarroz, et sans désignation d’un haut valorisé, l’âme et d’un bas diabolisé, le corps. Le terme de spiritualité penche trop du côté de l’esprit pour que je lui fasse crédit aveugle. L’esprit divague souvent dans son illusion et sa soif de domination et d’immortalité, là où le corps, notre corps animal et mortel, nous rappelle sans cesse à la condition précaire de notre humanité, fragile. Notre espèce est ambivalente, mortelle et meurtrière, victime et bourreau d’elle-même et si la spiritualité semble traduire le meilleur d’elle-même, elle peut aussi se dégrader en dogmatisme religieux et la mystique se dégrader en politique. Je préfère donc tenir la poésie là où elle est, dans le sensible, à l’écart des croyances et des idéologies. Au ras de notre expérience sensible d’exister, de vivre et de mourir. J’ai dit qu’elle était une expérience d’émergence du sujet, d’éveil. On peut effectivement nommer cela spiritualité, mais je préfère parler d’expérience de l’être. Pour ce qui est de la perte de la spiritualité, je ne suis pas sûre qu’elle soit si évidente ; a-t-elle jamais dominée l’histoire humaine ? La religion oui, la spiritualité j’en doute.

-Religion n’est pas spiritualité ?

-Ces termes ne se superposent pas ; il existe une spiritualité sans croyance et la croyance religieuse n’implique pas la hauteur spirituelle, les dévots sont aux antipodes des mystiques et la religion est souvent politique ou instrumentalisée par le politique et des visées étrangères à la spiritualité. Je crains qu’à la fois l’envers  et le miroir de nos sociétés ultralibérales soit plus le religieux que le spirituel...

-Et puis lire de la poésie ne demande-t-il pas d’avoir instauré  un rapport à soi-même, aussi
 ?

-Lire de la poésie implique-t-il une spiritualité et un rapport à soi-même ou bien lire de la poésie est-ce un des chemins pour construire une verticalité (une conscience de l’être) et un rapport à soi-même ? Y-a-t-il des préalables nécessaires à la lecture de la poésie ? Je pense que non et qu’au contraire l’approche de la poésie est outil de connaissance et d’élaboration de soi. La poésie est nourriture du « sujet », de la présence à soi et au monde. Mais j’entends bien aussi dans cette question ce que nous avons déjà évoqués, à savoir la relation entre la visibilité et même la lisibilité de la poésie et un contexte idéologique, politique et social. Je crains qu’il n’y ait antagonisme irréductible entre pouvoir et poésie, entre idéologie dominante et poésie. Je ne vois pas que l’inquisition à son époque ou aujourd’hui l’islamisme qui emprisonne les poètes et condamne l’art et la poésie comme efféminés – et devenir féminin, est la pire des insultes évidemment-, favorise en quoi que ce soit la poésie. Il s’agit là certes de dogmatismes aux antipodes d’une spiritualité, mais j’ai quelque difficulté à croire à ces sociétés idéales empreintes de spiritualité, qui existent davantage dans l’imaginaire que dans l’histoire. Il y a dans toute société une dimension spirituelle, dans toute croyance - Saint Jean de la Croix comme Al Maari sont également poètes -, mais il me semble surtout que tout est plus complexe et que l’on ne peut pas opposer une société matérialiste qui serait dénuée de spiritualité et une société d’autrefois, qui en aurait été auréolée, de religion sûrement, de spiritualité, c’est plus ambigü. La spiritualité comme la poésie est rare… Ceci est un peu schématique j’en conviens, mais revient au final à dire que je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’état édénique dans l’unanimité du poème, il me semble qu’il y a plutôt des poches, des moments de rencontre d’une partie d’une société avec le poème, des rencontres individuelles avec le poème, mais que le poème n’est pas institutionalisable. Il est surprise, émergence inattendue à la fois dans l’histoire collective – c’est la foule scandant les vers du poète Abou el Kacem Chebbilors du printemps arabe, le poème d’Ingrid Jonkerlu par Mandela lors de son investiture faisant figure d’étendard, Libertéde Paul Eluard circulant sous le manteau pendant la Résistance etc.- et dans l’histoire individuelle. La rencontre du poème fait événement. C’est cet événement renouvelé qui importe. C’est lui qui met en mouvement.




Un Petit Musée de la Poésie (1) : rencontre avec Sabrina De Canio et Massimo Silvotti

Maison de la poésie, Marché de la poésie… voici que nous ajoutons aux lieux de poésie  le très paradoxal « Musée de la poésie » de Piacenza, œuvre conjointe de deux poètes un peu fous, Massimo Silvoti et Sabrina de Canio qui depuis 2013 animent et soutiennent ce lieu d’exception dont les actions s'étendent bien au-delà de ses murs.

Sabrina et Massimo, vous êtes avant tout poètes, pouvez-vous en quelques lignes vous présenter, avant que nous ne vous donnions aussi la parole pour parler de votre création : comment êtes-vous arrivés à la poésie, d’abord, et à l’idée de ce lieu d’accueil et d’exposition qu’est le Piccolo Museo della poesia ?

 

SABRINA DE CANIO
La fascination pour la poésie remonte à mon enfance, j'exécutais des exercices solitaires sur de petites feuilles dont aucune trace ne devait subsister, une habitude ensuite consolidée à l'âge adulte, celle de faire disparaître toute trace de mon jardin secret. A onze ans j'ai découvert la prose poétique et mystique d'Herman Hesse, et je suis tombé amoureuse de lui, un grand visionnaire (et je m'en suis rendu compte quelques années plus tard) qui s'opposait au projet d'une Allemagne nazie, au rêve d'un nouvel humanisme. Je le considère comme mon premier Maître. Il y a des années, parlant au poète cherokee Lance Henson, un vétéran de la guerre du Vietnam, il m'a dit que la poésie l'avait sauvé de la folie ; je me reconnaissais tant bien que mal dans ces mots, j'étais rentré en Italie après plusieurs années passées dans une Érythrée troublée par des conflits sanglants. A Piacenza j'ai rencontré Massimo que je connaissais depuis mon adolescence et son esprit visionnaire m'a captivée, dans l'extraordinaire aventure du Musée de la Poésie que je n'ai jamais quitté. Dans cette expérience, j'ai eu le privilège de connaître et de traiter avec des poètes d'une grande profondeur culturelle et humaine, parmi lesquels, avec l'admiration indéniable que je cultivais déjà pour Ungaretti et Antonia Pozzi, des sources d'inspiration incontestables étaient Guido Oldani et Giampiero Neri.

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Sabrina De Canio et Giampiero Neri

MASSIMO SILVOTTI
Si on me demande comment je suis arrivé à la poésie, on me pose une question à laquelle j'ai beaucoup de mal à répondre. A fortiori si cette question est liée à une autre, comment êtes-vous arrivé au Musée de la Poésie ? Cependant je peux dire qu'au cours de ma vie deux circonstances particulières ont sans aucun doute eu un impact, la première concerne Michel-Ange, notamment avoir vu les "Prisonniers" à la Galleria dell'Accademia de Florence. Dans cet « inachevé », j'ai ressenti une sorte d'appel, ou une énergie perturbatrice que je voulais retenir, mais je ne savais pas comment ; l'autre circonstance concerne ma première profession d'éducateur. En particulier la phase de travail dans laquelle j'ai traité de la folie. C'était une douleur difficile à décrire, dans laquelle il fallait traverser le délire comme s'il s'agissait d'un pont, et là, dans ce no man's land, on gardait un sens tout à fait semblable à une place assignée au langage de l'art. Les trois grands maîtres du passé étaient et sont toujours Holderlin, Leopardi et Ungaretti, mais j'ai du mal à trouver une raison commune, dans le présent un seul maître, mon ami Giampiero Neri qui nous a récemment quittés, et sa simplicité vertigineuse.

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Massimo Silvotti et Giampiero Neri

Parlez-nous de cette aventure du Musée de la Poésie – et de son lieu extraordinaire :

 

Nous n'avons que deux souvenirs de l’année qui a précédé et préparé le lancement du musée (2013), lorsqu'un coursier a sonné à la porte et nous a livré le numéro un du magazine "Poésia" de Marinetti, et un bout du ruban du Maire de Piacenza, le jour de l'inauguration (17 mai 2014).
Mettre en vitrine la poésie ? C’était un vrai pari, bien au-delà de la limite de l'oxymore. Nous avons pu compter sur de merveilleux compagnons de voyage, tous poètes et/ou artistes d'une valeur et d'un courage incontestés, cette aventure s’est irisée de prégnantes valeurs. Mais le Piccolo Museo della Poesia, encore aujourd'hui, continue d'osciller entre l'impératif visionnaire et l'impératif catégorique. En revanche, on se rend compte qu'expliquer ce qu'est, ou prétend être, un « musée de la poésie » nécessiterait des arguments plus précis, en effet un appareil théorique robuste ne manque pas.
De l'intérieur d'une histoire, celle que l'on vit, les émotions souvent contradictoires prédominent, on la regarde avec les yeux de quelqu'un qui aimerait qu'on lui explique. De l'extérieur c'est différent, tout semble absolument cohérent – d’ailleurs, lorsque les visiteurs reviennent au Musée une seconde fois, c'est comme s'ils rentraient chez eux.
Mais plus qu'une demeure, c'est un authentique palais, un petit Versailles de poésie. Après mille vicissitudes, ou plus précisément des performances dont nous reparlerons plus tard (et constamment sur le point de tout abandonner en raison d'un permanent et total manque de fonds), l'évêque de Plaisance nous a proposé l'église désacralisée de San Cristoforo comme le siège définitif du Musée , également connu sous le nom d'Oratoire de la Bonne Mort (ou Nouvelle Mort).
Dès le premier impact visuel, en regardant la façade inhabituelle de l'extérieur, placée en diagonale "en coin", la singularité architecturale absolue est évidente. En fait, il n'y a pas beaucoup de sanctuaires avec une entrée de ce type. En Émilie-Romagne, nous ne mentionnons que l'Oratoire de la Beata Vergine del Serraglio, à San Secondo Parmense. La ressemblance n'est pas fortuite puisque la paternité de l'Oratoire de Parme appartient à l'architecte, décorateur et scénographe bolonais Ferdinando Galli Bibbiena qui, de toute évidence, a participé à la conception de San Cristoforo avec son collègue Domenico Valmagini, architecte ducal, alors décorateur du dôme , un authentique chef-d'œuvre du quadraturisme baroque. Non seulement le dôme mais l'ensemble de l'appareil décoratif font de ce bijou un exemple rare de stature et de valeur européennes. On observe une multiplication d'effets illusionnistes, d'appareils éphémères, de fausses surfaces, d'objets, de figures, dans lesquels on se perd ou s'enchante en observant l'harmonie des couleurs, la passion portée par les figures et la plasticité souvent paroxystique des corps.
Et la poésie dans tout ceci ? direz-vous. La poésie dans un tel lieu est forcément chez soi.
Le 17 mai 2014, une idée inhabituelle de nécessité urgente a pris forme, avec le nom de Petit Musée de la Poésie les Fissures Infranchissables. Mais comme il n'y a rien de purement raisonné et encore moins de statique dans la Poésie, qui est plutôt humble, fatigante, douloureuse, parfois cinglante, mais aussi civile, courageuse et même physique, il en aurait été de même pour un musée qui aspirait à établir un contact direct entre l'utilisateur et la poésie. Il y avait probablement un peu de folie fertile dans notre projet à l'époque. Depuis, de nombreux poètes et artistes du monde entier nous ont soutenus et stimulés. Parmi eux, comme témoignage de la confiance autoritaire et clairvoyante qui nous a accompagnés jusqu'à présent, Giampiero Neri, président émérite du musée, récemment décédé, puis Guido Oldani (président du comité scientifique), Valerio Magrelli et Omar Galliani.
Ainsi une partie très substantielle d'un monde habituellement lent, autoréférentiel, et souvent réticent à s'approprier les innovations, a relevé avec enthousiasme le défi d'un musée de la poésie, pour la poésie, avec la poésie, bref, imprégné de poésie, de la tête aux pieds, une réalité muséale qui, tout en restant absolument ancrée dans le concept d'un lieu où les collections sont rassemblées et présentées au public, a fait du dynamisme sa marque de fabrique. A tel point qu'un espace imprégné d'histoire est devenu en même temps le lieu de conception, de créativité, de performance artistique poétique, voire parfois explosive, configurant souvent d'authentiques mosaïques poétiques collectives, parfois sauvages mais toujours authentiques en termes de vitalité.
Avant de passer aux considérations théoriques (qui vont former le cœur d’un second article), je voudrais présenter aux lecteurs deux poèmes choisis par vous pour vous représenter :

Sabrina De Canio

Pane

 

Vorrei tenere insieme tutti i pezzi

come il raspo fa con gli acini,

e non perdere né gli anni né gli amici,

né gli amanti a lungo amati

continuare a sentire il profumo

del bucato di mia madre

e del latte a colazione.

Ma questa vita ad ogni morso

è un pane che si sbriciola

se l’appoggi un attimo

qualcuno che sparecchia

se lo porta via.

 

*

 

Come perla

 

Come perla

mi lascio inanellare

dal fragile filo dei baratti con il tempo

scorro

al ritmo delle mie sorelle fino al nodo

non mi oppongo

al corso che mi è dato

dove il prima e il dopo

solo io conosco

sbiadisco

in fila indiana

nel silenzio prigioniera

di un bagliore incatenato

 

Pain

 

Je voudrais garder tous les morceaux ensemble

comme la rafle fait avec le raisin,

et ne perds ni tes années ni tes amis,

ni amants longtemps aimés

continuer à sentir

du linge de ma mère

et du lait pour le petit déjeuner.

Mais cette vie à chaque bouchée

c'est du pain qui s'émiette

si tu le poses un instant

quelqu'un qui clarifie

il l'enlève.

 

*

 

Comme une perle

 

Comme une perle

je me suis laissé accrocher

du fil fragile du troc avec le temps

je défile

au rythme de mes soeurs jusqu'au noeud

je n'objecte pas

au cours qui m'est donné

où l'avant et l'après

seulement je sais

je m'efface

en file

dans le silence de la captivité

d'une lueur enchaînée

 

 

Massimo Silvotti 

dal nebbiaio di una raminga memoria,

di ramo in ramo, cercare

sponda nelle parole eco, manchevoli

poiché intangibile, ma pur sempre

presenze

 

aggiungo, in certa poesia

come per rendere fruttuosi gli ulivi

occorre che passi la luce tra i rami

 

de la brume d'un souvenir errant,

de branche en branche, chercher

banque dans les mots echo, manquant

parce qu'intangible, mais quand même

présence

 

J'ajoute, dans une certaine poésie

comment faire fructifier les oliviers

la lumière doit passer à travers les branches

(trad. M. Bertoncini)

*

 

leçon d'esthétique

 

imagine Pierre

dans le fracas parfumé de la pluie

ou racine, l'eau qui t'apaise

 

ravir ce sens

esthétique de la vie d'hier

comme des claviers sur un piano

surtout, quand il est enclin au silence

(texte original en français)




Une maison pour la Poésie 2 : La Maison de Poésie Transjurassienne : entretien avec Marion Cirefice

En ce matin d’hiver 2023, il est midi au cadran solaire de la Maison de la Poésie Transjurassienne, nichée dans le village de Cinquétral, à 850 mètres d’altitude. L’inscription dorée du cadran nous invite à « Lire pour rester libre » … 

C’est dans cette belle maison que Marion Cirefice me reçoit pour me parler de l’association Saute-Frontière et de la Maison de la Poésie Transjurassienne qu’elle co-préside aujourd’hui avec sa sœur, Elisabeth.

Marion, j’imagine qu’on ne crée pas une maison de la poésie sans de profondes motivations qui remontent loin dans l’enfance peut-être… Pourrais-tu nous tracer les trajectoires multiples de ton parcours de vie, dont je commence à comprendre qu’il est particulièrement riche de chemins de traverse, et original…

Dès mon berceau, j’ai baigné dans le monde du théâtre, à Lyon, ou mon père Louis CIREFICE était metteur en scène et acteur et a fondé le théâtre des Marronniers. Il a passé sa vie sur les planches, ma mère Miette a mis dans mon berceau et celui de ma sœur les beaux jouets de la littérature et de la poésie. 

 

Cette enfance heureuse et cultivée m’a portée :  dès les années 70, j’ai volé de mes propres ailes et fondé ma compagnie de théâtre « le théâtre de l’œil nu » et nous avons sillonné pendant dix ans les villages de la Drôme avec un théâtre de proximité.

 Mais je n’ai pu résister, après un voyage en Islande à l’appel du grand Nord… », après avoir co-écrit avec ma mère Miette une fiction nordique, destinée à devenir un film d’animation, j’ai décidé de monter un projet plus vaste pour une Bourse d’études auprès des Affaires culturelles du Nord Québec. Et la grande aventure a commencé !

Au cours de mon premier séjour hivernal, j’ai rencontré des artistes Inuits à Inukjuaq ( Nunavik – Nord Québec) et nous avons réalisé avec Yanni Amittuq un ouvrage commun, mon histoire illustrée par ses propres dessins. 

De retour en France, j’ai choisi de me former auprès de Jean Rouch en cinéma documentaire. J’ai étudié l’Inuttitut à l’UQAM, et suivi un cursus de culture Arctique auprès de Jean Malaurie, au centre d’études arctiques.

J’ai choisi de finaliser ce cursus par une maîtrise en muséologie à l’UGAM (Montréal),

Cela m’a permis de repartir en 1990 dans le Nord Québec et de réaliser en fin d’études mon film « Le Lien » ou autrement dit en Inuttitut … « Attaattatsiaralu, Annaannatsiaralu : nos grands-pères nos grand-mères ».

On trouve déjà là deux de tes grands fils conducteurs qui t’on amenée plus tard à créer un lieu tel que la Maison de la Poésie Transjurassienne : la transmission et l’oralité ?

Oui, ces deux pôles m’ont toujours passionnée : la transmission d’une génération à une autre, par l’oralité entre autre, et les échanges d’une culture ou d’une civilisation à une autre, valeurs que je ne cesserai de développer au sein des rencontres et événements de la Maison de la Poésie Transjurassienne.

Revenue fin 1991, à Cinquétral, dans la maison familiale du  Jura dont on sait qu’à ses heures les terres deviennent une petite Sibérie… je cherchais comment articuler mes rêves et la réalité, mes passions et la nécessité de vivre… je pense alors à lier une recherche ethnologique antérieure, sur les ateliers de tuyaux de pipe familiaux de Cinquétral avec l’actualité économique. Je crée l’agence ARTHIS et entre 1992 et 2005, je propose aux acteurs économiques locaux mes compétences d’ethnographe et de muséographe. L’idée est de les aider à valoriser leurs productions en les faisant connaître du grand public. Lier culture et économie, quoi de plus passionnant ?

Je collabore alors avec l’Hôpital de Morez, le parc naturel régional du Haut-Jura, la tournerie-tabletterie, les fabricants de boutons, de jouets. J’invite des artistes à devenir les médiateurs de ces confluences. Je soutiens la mise en valeur des Savoir-faire de la Montagne Jurassienne… »

Qu’arrive-t-il en 2005 qui justifie l‘arrêt de ta S.A.R.L ARTHIS ?
Des courants… des synergies… en 2001 l’association Saute-Frontière avait posé les bases d’un partenariat littéraire à parts égales avec la Suisse, pays de quatre langues…. En 2005, je deviens salariée à plein temps de l’association et responsable du projet d’ensemble. Je vais dès lors m’orienter vers les langues, les écritures, les échanges etc…. Le roman ouvrit la voix avant de laisser la place à la poésie tout entière. Un premier cycle de 5 ans de Pérégrinations se déroula sur l’Arc Jurassien, enjambant le mur-frontière de pierres sèches, et enlaçant des écritures alémaniques, italiennes et françaises. De grandes voix classiques y sont portées (Bouvier, Cendras, Jaccottet, Ramuz) qui ouvrent la voix aux contemporains, (Lovey, Tâche, Matthey etc.).
Le professeur honoraire de littérature Romande à l’université de Lausanne, Doris Jakubec incite l’équipe de Saute Frontière à travailler la poésie, la traduction et les recherches en archives.

La première résidence d’auteur accueille Yves Laplace photographe écrivain. Elle se déroule entre les Rousses,  Foncine-le-Haut, Chapelle des Bois et la Vallée de Joux.
Les pérégrinations poétiques sont lancées, des kilomètres de paysages franco-suisses seront arpentés par un public tant local, que Suisse ou même Rhône-alpin, à l’écoute de grands auteurs contemporains, tout d’abord de littérature puis définitivement de poésie. 
Combien de kilomètres arpentés pendant ces 4 premières années ? 
150 kilomètres ! Au point qu’il nous a semblé nécessaire de nous sédentariser et de localiser les événements à Cinquétral même. Le lieu de la Maison de la Poésie Transjurassienne sera pérennisé après le bon conseil de Joël Bastard, poète des Monts Jura, qui nous a suggéré de rejoindre la fédération européenne des Maisons de Poésie… La maison de la Poésie Transjurassienne (en clin d’œil à l’épreuve sportive de ski nordique éponyme) est née.
C’est donc la création d’un lieu spacieux, chaleureux, pouvant accueillir un public nombreux, avec une bibliothèque bientôt remplie des ouvrages de poésie ayant éclairé de nombreux visiteurs… quelles aides as-tu reçues à ce moment de ton entourage local ? 
En 2009, à la faveur d’un changement électoral aux municipales, la ville de Saint-Claude nous a offert son partenariat. Les contacts avec le musée de l’Abbaye, et la Médiathèque donnèrent aussi beaucoup de force à nos projets et favorisèrent le rapprochement avec les habitants de la communauté de communes Haut-Jura Saint-Claude.
Nous avons pu porter  la poésie sonore et les lectures dans les lieux du paysage par les auteurs eux-mêmes… 
Ta passion pour le voyage et le différent, « l’autre », te fait-elle souvent changer de thématique ? 
Non, les thématiques des rencontres se construisent toujours sur 6 mois, pendant lesquels les auteurs sont en résidence, d’une année à l’autre.
En 2015, le thème abordé avec l’artiste-auteur Frédéric Dumond est celui des glossolalies, en lien avec les ateliers allophones, la classe UPE2A de la Cité scolaire de Saint-Claude, les élèves en classe option deuxième langue Turc, et l’espace Mosaîque.  Il se crée également le Chœur Ouvrier, et les partenariats avec la Médiathèque se pérennisent.
Avec la chef de chœur du Chœur Ouvrier, Stéphanie Barrarou, nous créons un groupe de chant en langues qui intègre des demandeurs d’asile.
Quel chemin entre l’Arctique et le Jura ...?
Les idées brassées dans le Grand nord m’accompagnent toujours. Je suis convaincue de l’importance majeure des liens que nous devons maintenir, tant par la transmission que par la confrontation des langues, des civilisations, des philosophies différentes. Les grandes questions planétaires qui nous assaillent désormais doivent être abordées avec des outils planétaires et nous devons échanger ces outils, il n’est que temps…
Et en 2020…à ton départ en retraite… tout s’est-il arrêté ?  
Pas du tout ! C’est tout le contraire ! Retraite ce n’est pas se mettre en retrait, c’est re-traiter ce que l’on a fait dans sa vie mais d’autre façon, avec d’autres moyens à inventer.
En revanche, la fin des Pérégrinations, avec la dernière résidence de Fabienne Swiatly, a été contemporaine de l’épidémie de Covid et il a fallu faire face. J’ai à nouveau privilégié l’oralité, avec les émissions de radio de RCF JURA (seul canal par lequel on pouvait encore intervenir, puisque la vie sociale s’était arrêtée). 
S’est aussi posé la question du devenir de la bibliothèque de la Maison, constituée année après année, lors des pérégrinations poétiques et des résidences, et abondée également par le fonds théâtral de ma sœur, metteur en scène. 1500 ouvrages de poésie et littérature et 1000 sur le théâtre…
Nous avons mis en lien ce fonds, grâce à une base numérique, avec le réseau des médiathèques Haut-Jura Saint-Claude et le réseau départemental JUMEL.
Nous travaillons aussi sur le site internet www.sautefrontiere.fr , vitrine majeure des événements portés par la Maison, la Médiathèque et le Musée de Saint-Claude, sans oublier les associations locales.
Nous allons poursuivre les rencontres et les échanges entre corps sociaux habituellement éloignés, voire même étrangers , comme par exemple le monde des éleveurs, celui des forestiers et celui des écrivains, des plasticiens…
Nous voulons plus que jamais interroger notre rapport au vivant… 
Nous savons que la poésie est un outil majeur dans la transformation du monde qu’il nous incombe de porter… génération après génération. 
Retrouverais-tu encore et toujours ton Grand Nord dans les terres du Haut-Jura ?
Oui, quelque part, je suis toujours en Arctique, le pays des grands espaces, des rencontres improbables, des quêtes inépuisables. »
Si en un mot tu devais te définir, quel serait-il ? 
Activiste.

Marion Cerefice

Née à Lyon en 1953, Marion Cirefice entame dès la fin de ses études secondaires une carrière dans le théâtre. Elle sillonne la Drome avec sa compagnie « Le théâtre de l’œil nu » jusqu’en 1985, date à laquelle elle s’élance vers le Grand Nord, le Quebec, dans un voyage fondateur de son parcours à venir.

1987-1990 Études de la langue Inuit à l’INALCO,ethnologie avec Jean Malaurie au Centre d’Études d’Arctiques et cinéma direct avec Jean Rouch. 

1991 - Maîtrise de nouvelle muséologie à l'université du Québec à Montréal (UQAM) 

1992 - Retour dans le Jura. Création de l'Agence ARTHIS - Mise en valeur des savoir-faire de la Montagne jurassienne avec les acteurs locaux du monde économique (pipe, bouton, tournage sur bois , émail etc..) de l'éducation (lycée des arts du bois de Moirans-en-Montagne), des métiers d'arts au niveau international et de la culture ( musée d'archéologie de Lons-le-Saunier - association Arts tournage et culture lavans-les-Saint-Claude) 

1997 - ARTHIS est sélectionné par le Conseil général du Jura pour réaliser la muséographie d e l'Aire du Jura 

2000 Création de la SARL ARTHIS / Juste Comme avec 4 artistes plasticiens et musiciens. Dissolution  en décembre 2005

2001 - Création de l’association SAUTE-FRONTIERE pour porter le projet transfrontalier des Pérégrinations poétiques dans les Montagnes du Jura dans le cadre d'un programme Interreg qui perdurera jusqu'en 2019. 

2009 - Création à Cinquetral de la Maison de la Poésie Transjurassienne qui accueille le projet associatif de Saute-frontière 

Janvier 2020 : Avec un nouveau statut de retraitée bénévole et activiste, développement de la bibliothèque associative de la Maison d ela poésie transjurassienne

Maintien des événements en lien avec la poésie, au sein même de la Maison de la Poésie Transjurassienne et avec des partenariats locaux réguliers.

EN JEU LA POÉSIE ! Rencontre-lecture, lecture-promenade, lecture-inédite, randonnée-lecture, apéro-poétique, lecture-performance, lecture-déambulation, lecture-concert, rituel-poétique autant de façons de dire, de lire, de découvrir ensemble et autrement les Montagnes du Jura. 2012.




Poésie is not dead : Réanimation poétique jusqu’à nouvel ordre ! Entretien avec François M.

François M. est le créateur du collectif Poésie is not dead, fondé en 2007, qui est défini comme « un concept et un collectif polymorphe et protéiforme qui se veut être un rhizome entre la poésie contemporaine et les autres arts ». Poésie is not dead propose des actions autour de la poésie pour la « dé-livrer » des espaces institutionnels, où elle est très souvent « enfermée », et réservée à un public restreint, choisi. Les actions menées par ce collectif visent donc à porter le poème dans des espaces du quotidien, pour toucher un public non averti. François M.  a accepté de nous dire comment il apporte la poésie dans l'espace public, et surtout pourquoi, qu’est-ce qui a motivé sa démarche, et qu’est-ce qui fait que depuis des années il continue.

François M., qu’est-ce que Poésie is not dead ?
Poésie is not dead est un collectif, un espace de rencontre qui n’est pas le fait d'une personne ou d'un groupe, comme on a pu voir par le passé avec les mouvements d’ »Avant-Gardes » comme les Lettristes, les Dadaïstes, les Situationnistes, etc. C'est un groupe qui se modifie selon l'objectif que l'on souhaite donner à une création A ce titre, je m’inscris dans la notion d’Intermédia développé par Dick Higgins, co-fondateur de Fluxus et à la suite de mes amis du groupe Akenaton (Philippe Castellin et Jean Torregrosa). Les personnes qui sont alors susceptibles de le mener à bien varient. Pour une création donnée avec un point central/initial le « poème/poème », je m’entoure de « spécialistes », des poètes contemporains, des comédiens, des sculpteurs, des musiciens expérimentaux, dont la présence répond à l’œuvre que je souhaite créer… Donc, à ce titre, Poésie is not dead est un collectif, un « passe partout » dans des territoires du langage poétique à explorer. Je suis « un artiste d’artistes » comme disait Robert Filliou.

Quand ce collectif est né en 2007, je me suis rendu compte que nous étions enfermés dans des chapelles. Quand j'allais à des lectures de poésie j'avais l'impression d'être dans un petit milieu. Les gens se connaissaient, c'était sympathique par ailleurs, mais je ne me reconnaissais pas dans ces rencontres, dans cette manière de créer et de diffuser la « poésie ». J’ai été amené à évoquer cette question avec plusieurs jeunes éditeurs, notamment  à l'époque des amis qui géraient feu les éditions « Le Grand Incendie » et qui publiaient une revue qui s'appelait Pyro.

La Rimbaudmobile au Festival du Général Instin (6 juin 2014).

Autour de ces éditeurs et de ces jeunes poètes il y avait aussi des musiciens expérimentaux, des vidéastes. Nous avons alors créé ensemble avec Christophe Acker, Anne-Sophie Terrillon et Jean-Marc Wadel (T.V.La.S.Un.Or.) et Thomas Fernier (deux vidéastes et musiciens expérimentaux/improvisateurs et moi qui était un peu comme un « chef d'orchestre ») « Poésie is not dead ».
Il y a dans cette volonté « de sortir du cadre » une forte influence de nos goûts musicaux et artistiques imprégnés par le Rock, Punk et Post Punk. Nous invitions à l’époque des poètes pour diffuser de la poésie dans des lieux très divers, des lieux institutionnels ou pas. Nous avons commencé dans ma ville d'origine qui est Charleville-Mézières, au Musée Rimbaud, et à la médiathèque Voyelles. Puis, vivant à Paris, j’ai continué à développer des choses dans la capitale tout en continuant sur Charleville, puisque ma famille y vit toujours. J’ai ensuite étendu mes actions en dehors de Paris, et même de la France : à Marseille, à Bruxelles, et au Québec avec lequel j’ai un lien tout particulier. J’y ai fait une partie de mes études, mais j’y ai aussi rencontré le poète Jean-Paul Daoust. C’est lui qui m’a suggéré de créer un festival à Charleville-Mézières. C'était en 2006. En rentrant de Montréal je l’ai fait. Ce Festival intitulé « Les Ailleurs » a été l’occasion de créer des lectures performées de poésie contemporaine accompagnées de ces deux musiciens expérimentaux, et de créer et projeter des vidéos expérimentales pendant ces lectures. Les poètes rentraient dans cet univers assez « lynchéen » et ça crée une symbiose entre les différents arts. Nous avons vécu des moments  exceptionnels où nous avons pu susciter une très forte émotion autour de la poésie.

L'espace public est pour moi fondamental, j'ai toujours voulu sortir la poésie des institutions (officielles et alternatives). J'ai travaillé avec le Musée Rimbaud, avec qui je travaille toujours d’ailleurs (j’ai fait récemment une exposition de poétesses intermédia  autour de leur travail de poésies visuelle, action et sonore). A Paris, beaucoup de lieux comme la Bibliothèque Historique de la ville de Paris, La Galerie Satellite, Les Voûtes, des squats, et d’autres, me permettent de montrer, de faire écouter et d’offrir la poésie au public…

"Les confidents" : inauguration des 20 chaises-poèmes du jardin du Palais-Royal, 4 mars 2016.

Tu investis donc les espaces publics avec la poésie, que ce soit avec des images ou avec du son ? Quel type d’événement organises-tu ? Tu parlais des projections de poésie sur les murs de Paris pendant le confinement ? Mais quels autres types de manifestations organises-tu ?
J'ai la chance d'habiter un atelier en rez-de-chaussée avec en face un grand mur blanc. Pendant les confinements, tous les soirs, je projetais de la poésie contemporaine sur ce mur, donc tous les voisins regardaient. C’était un rendez-vous de quelques minutes à 19h56.
Nous avons également créé des œuvres plastiques écrites avec le sculpteur et ami québécois Michel Goulet, les chaises et bancs poèmes du jardin du Palais Royal qui sont là en permanence et permettent d’ancrer le poème dans l'espace public... Des poèmes sont inscrits sur le dossier des bancs-poèmes ou des chaises-poèmes, installés dans le jardin du Palais-Royal. Pour les bancs-poèmes, qui sont fixés au sol, nous avons inauguré à cette occasion deux allées que nous avons nommées l’allée « Cocteau », ou « Colette ».  Su cr chacun des banc il y a en recto un poème ou une citation de Cocteau  ou de Colette  et en verso une vers d’un poète/poétesse moderne. Chacun de ces poètes propose au public des univers bien particuliers/singuliers (de Bernard Heidsieck à Paul Celan dans l’allée Cocteau et de Marceline Desbordes-Valmore à Danielle Collobert dans l'allée Colette) qu’il est important de donner à voir et à entendre à un public non averti. En effet, dans le dispositif des chaises-poèmes en vis-à-vis rappellent les fameux confidents où on s'assoit à deux , propose en plus des vers gravés sur le dossier, un boîtier sonore central avec un sytème technologique de pointe permet de brancher des écouteurs et entendre de la poésie que nous changeons régulièrement. Donc à la fois de « poésie sonore » et à la fois de la « poésie visuelle ».
Je fais également aussi beaucoup de « poèmes peints » dans l’espace public avec des citations de poètes (John Giorno, Tristan Tzara, Rimbaud, etc.), avec une typographie qui est proche d'un artiste que j'aime beaucoup, qui est Jacques Villeglé.  Je suis assez proche de son fameux alphabet sociologique que j'ai retravaillé personnellement pour écrire des citations de poèmes que j’ai inscrits sur les murs, sur les rideaux de fer des magasins, sur le macadam  (avec la création d’une marelle poétique)! Ces inscriptions sont semi-permanentes car la mairie de Paris ne les efface pas toujours !!!!
Sans oublier la Rimbaudmobile créée il y a plus de 10 ans. C'est une voiture, une Citroën ami 8 de 1972 que j'ai récupérée dans le village de la ferme de la famille Rimbaud (à Riche), là où il écrit Une saison en enfer. Il y avait là cette voiture qui pourrissait sous une grange. Je l’ai achetée puis je l'ai faite réparer. 

Rimbaud Live(s) : Ma Bohème, "les cahiers de Douai", sur Disorder de Joy Division, Vidéo filmée à l'occasion des courts métrages "Les Cahiers de Douai". Idée du scénario et "comédien" : François M pour Poêsie is not dead Vidéo et Montage : Johann Kruzina Production : Smac Freddy Pannecocke Musique : Joy Division / Disorder Vêtements customisés Rimbaud et Poêsie is not dead par le street Artist Pedrô! et la brodeuse Anna La Fontaine. 2021.

J’ai installé sur le toit de cette Rimbaud mobile un mégaphone destiné initialement aux pompiers. Nous avons pu faire des road trips de poésie-action, nous avons diffusé de la poésie avec ce mégaphone qui porte à 3 km. Ensuite nous nous arrêtions pour faire une performance sur une place publique. J'espère reprendre ces actions prochainement parce que c’est très drôle ça touche énormément les gens ! Ils ouvrent les magasins, les portes, sont surpris !
Et qu'est-ce que ça fait d'offrir ainsi de la poésie aux gens qui passent, quel est l’effet produit ?
Petit, je n’ai pas eu la chance moi d'avoir accès à la poésie, aux livres… C'est un peu une revanche. Quand on prend le métro ou le train, et dans la rue, on constate que les gens sont absorbés par l’écran de leur téléphone.  L'idée c'est de les interpeler, de créer ce fameux « contre-flux » des situationnistes : les gens sont pris par leur quotidien, rythmé par le fameux « métro-boulot-dodo » (qui est un poème à l'origine). L'idée c'est de créer « une parenthèse poétique » dans ce cet espace qui nous enferme, et qui nous empêche de réfléchir, de voir la beauté du quotidien. Alors quand vous projetez un poème sur un mur les gens s'arrêtent. Ils sont complètement surpris, et même si ça ne peut pas toucher tout le monde, ça touche tout de même un large public. « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » disait Filliou.

Exposition Elle(s) : Poétesses Intermédia en France de 1959 à 2023, présentation des oeuvres exposées au Musée Arthur Rimbaud du 21 octobre au 27 Novembre 2022. AVEC : SUZANNE BERNARD, ILSE GARNIER, COZETTE DE CHARMOY, FRANCOISE MAIREY, AUDE JESSEMIN, MICHÈLE MÉTAIL, ESTHER FERRER, MAGGY MAURITZ, LILIANE GIRAUDON, CÉCILE RICHARD, CHIARA MULAS, EDITH AZAM, HORTENSE GAUTHIER, AC HELLO, MARIE BAUTHIAS, NATACHA GUILLER, CAMILLE D’ARC, GUYLAINE MONNIER, AZIYADÉ BAUDOUIN-TALEC, SÉGOLÈNE THUILLART ET ELSA ESCAFFRE UNE PROPOSITION DE POÉSIE IS NOT DEAD UNE EXPOSITION DE POÈMES CONCRETS, SPATIAUX, VISUELS, SONORES, ACTIONS ET NUMÉRIQUES

Quel est le pouvoir de la poésie ?
Je ne sais pas si la poésie a un pouvoir. Je crois que ce n'est pas son objectif premier. Avant tout elle doit créer de la beauté et de l'émotion, mais une émotion forte. Elle doit en quelque sorte percer la carapace dans laquelle nous sommes construits, toutes et tous, de par notre histoire personnelle et la société qui nous met dans des moules. Il faut essayer de casser ce cadre, dans lequel on est enfermés. Je ne pense pas non plus que la poésie ait une fonction politique. Elle doit avant tout créer de l'émotion, et j'ai pu constater que l’émotion peut changer vraiment la manière dont on appréhende le monde. Je ne prétends pas qu’elle change la vie des gens, mais la manière dont ils perçoivent la vie, oui. La poésie a été pour moi un élément déterminant. Au départ ce n’était pas le but recherché parce que nous voulions avant tout nous amuser, car nous nous inscrivons dans le mouvement post Fluxus notamment. Je suis très influencé par Robert Filliou. Et l’idée ce n’est pas d'imposer un message politique où de définir ce que doit faire, dire ou être la poésie. Je trouve que la poésie doit être apolitique bien au contraire. Mais elle doit avoir une un côté subversif par rapport au langage qui est souvent un outil de manipulation.

Poésie is not dead présente : Réanimation poétique jusqu'à nouvel ordre !!!!!! Dès le premier confinement en mars 2020, Poésie is not dead projette en vidéo et en son, les voix des poètes, après le couvre-feu, sur l'immeuble d'en face d'Ut Pictura Poesis (Studio des Poésies Expérimentales), rue de la Folie Méricourt, Paris 11.

Est-ce que ce n’est pas justement éminemment apolitique donc politique de sortir le langage de son emploi quotidien ?
Oui effectivement dès lors qu'on sort le langage de son emploi quotidien, mais dès lors qu’on ne fait pas toujours la même chose, on crée du sens, on questionne, on ouvre des voies. Comme un artiste, il faut toujours se remettre en question et remettre en question les représentations, on est toujours en « work in progress ». Mon ami Joël Hubaut le dit très bien, lorsqu’il constate qu’un texte évolue à chaque fois qu’il est dit.  Donc, le côté apolitique est également certainement politique mais ce n’est pas l'objectif premier, qui est cette nécessité  de casser cette carapace et cet enfermement dans lequel on est, grâce à l'émotion.
Est-ce que l'émotion nous rassemble et témoigne de l’existence d’un collectif humain ?
Oui, l'émotion, la beauté, peuvent effectivement rassembler, et, on le voit bien, elles ont un effet cathartique. Est-ce que la poésie crée un rassemblement de pensée, je ne sais pas, mais ce qui est certain c’est que la poésie crée une émotion, autre, singulière, différente de celle que nous procure nos téléphones cellulaires, le streaming, les plateformes, les réseaux dits "sociaux" ...

Vidéo-poème-action de Jean Torregrosa , membre d'Akenaton à Stefannacia (Corse) en 2019.

Mais est-ce qu’on peut affirmer que la poésie est un genre moins lu, moins fréquenté ?
Déjà est-ce qu'elle est diffusée ? Il y a aujourd'hui beaucoup de maisons d'édition, je crois qu'on n'a jamais autant publié, mais elle est peu diffusée parce qu'elle n'est pas économiquement viable. Donc vous avez des éditeurs qui sont soutenus par les instances publiques, par le CNL, par les régions ou autres… Vous allez dans une librairie, pas à Paris parce qu’il y a des librairies qui offrent des choses assez différentes, mais quand je suis à Charleville par exemple, dans la librairie Rimbaud, certes il y a un rayon Rimbaud, mais le rayon de poésie contemporaine fait 30 cm, et vous n’avez que la collection Gallimard !  Dernièrement j'ai repris avec mon ami Xavier Dandoy de Casabianca la revue Doc(k)s qui est la plus vieille revue de poésie expérimentale créée par Julien Blaine en 1976, qui avait été ensuite reprise par Akenaton (Jean Torregrosa et Philippe Castellin). Malheureusement Philippe nous a quittés il y a un peu plus d'un an. C’est une revue qui a été peu diffusée parce que non économiquement viable.
Les poètes sont un peu fautifs aussi car je pense qu’il y a une responsabilité collective : certains cultivent un côté hermétique de la poésie qui s'est mis en place, il y a eu un côté très individualiste… Même parmi les poètes expérimentaux certains restaient dans leur chapelle… Alors je ne sais pas pourquoi… Est-ce que c'est la peur de l’autre, est-ce que c'est le fait qu’ils attendent des subventions publiques… ?

Poèmes à la Criée : Macadam Poèmes/Poésie Action/Sonore & Performances - Rues de paris - Distribution de 1001 livres de Poésie de la bibliothèque de Jean-Pierre Balpe.

Personnellement j'ai mon indépendance, et je n'attends pas d'avoir une subvention pour créer, bien au contraire. Le seul qui nous aide aujourd'hui c'est Vincent Gimeno Pons avec le Marché de la Poésie. Il a toujours été présent. En dehors de projets très spécifiques comme l’exposition des poétesses à Charleville-Mézières au Musée Rimbaud cet automne, je créé et organise des performances, lectures, des éditions (vinyles, vidéos, livres/fanzines, etc) majoritairement sans argent et avec nos propres moyens, ce qui nous laisse aussi une totale liberté.
Est-ce que la poésie n’est pas, par ailleurs, confisquée, prise en otage, définie par une élite, un certain milieu ?
Oui effectivement je pense que beaucoup de poètes ne se reconnaissent pas dans ce que je propose dans l'espace public. Par exemple, l'ancien directeur de la collection Gallimard Poésie a refusé que nous citions certains poètes, quand nous avons créé en 2016 les chaises-poèmes (Confidents) avec Michel Goulet au jardin du palais Royal nous lui avions très respectueusement écrit pour demander le droit de citer Henri Michaux et Antonin Artaud. Il avait refusé alors que nous avions l'accord, notamment, des ayants droit, prétendant que ces chaises poèmes ne l’intéressaient pas. Réaction bizarre ! Nous avons ensuite compris pourquoi : ces chaises poèmes ont eu un grand retentissement et comme il n’était pas impliqué dès le début…L’Ego comme dit notre ami Ben Vautier.

Plus généralement on voit aujourd’hui un fossé qui s’est creusé entre des poètes ex soixante-huitards et les plus jeunes. Les plus âgés veulent vraiment garder le pouvoir : ce sont eux « la poésie », et surtout ce sont eux qui ont le pouvoir et la légitimité pour la définir. Proposer de la poésie dans l'espace public ce n’est pas assez noble pour certains qui préfèrent les « Maison de la Poésie »  ou les Musées.  Dire des poèmes pour le quidam de la rue ça ne les intéresse pas…
Dernièrement, le premier novembre, nous nous sommes beaucoup amusés, nous avons développé une performance dans les rues de Paris, intitulée « Poèmes à la Criée ». Comme effectivement la poésie ne se vend pas, j’ai récupéré la bibliothèque de poésie de Jean-Pierre Balpe, qui est un ami poète autrefois directeur du BIPVAL (Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne), fortement impliqué dans la revue Action poétique avec Henri Deluy et dont le dernier numéro est sorti en 2012, la revue datait de 1950 !!! Jean-Pierre avait plus de 1001 livres de poésie qu’il voulait donner.
Comme les bibliothèques n’en voulaient pas, et que personne ne voulait prendre tous les livres en même temps, j'ai appelé Jean-Pierre et je lui dis je viens chercher les livres avec comme objectif de créer une action avec ces livres, compte tenu de leur histoire singulière et cette histoire abracadabrantesque de les donner . J'ai pris ma camionnette et effectivement j’ai emporté les 1001 volumes, pour les donner. Et nous avons donc organisé cette action/déambulation poétique avec une quinzaine de Poètes et autres artistes (Julien Blaine, Ma Desheng, Patrice Cazelles, Guylaine Monnier,  Natacha Guiller, Etienne Brunet, Mickaël Berdugo, collectif Famapoil, etc) dans les rues de Paris, nous avons commencé Place Colette et la journée s’est terminée devant Shakespeare and Co avec différents arrêts (Ponts des Arts, Place de Furstenberg, Place St Sulpice, Hotel Beat, etc)  J’avais trois caddies de supermarché que j'avais récupérés et customisés, ils étaient tout doré et nous avons donné déjà 600 livres. Les gens étaient très heureux et vraiment réceptifs, français comme touristes étrangers, pendant que les actions/performances des poètes et artistes …. Il reste quatre-cents livres et nous allons organiser une autre action quand le temps le permettra. Donc si la poésie était mieux diffusée les gens en liraient plus.
En plus de ces actions, j’effectue depuis plus de deux ans aussi des interviews-actions de poètes, pour garder trace et une mémoire de la poésie contemporaine (Serge Pey, Julien Blaine, Philippe Castellin et Akenaton, Joël Hubaut, Esther Ferrer, Liliane Giraudon, Michel Giroud, par exemple), ainsi que des vidéos de lectures performance auxquelles j’assiste, tout ceci diffusé sur ma chaine YouTube…

Poésie is not dead - Jardins du Palais Royal.

Est-ce que les plus jeunes lisent ou écoutent de la poésie ?
Mais qu’est-ce que la poésie ? On ne peut pas la définir, mais pour parler de mon expérience, les jeunes qui ont eu accès à la rencontre humaine avec des poètes vivants ont été touchés, et ces rencontres ont été importantes.
A Charleville j’organisais des résidences à la maison Rimbaud pendant 3 semaines, avec un certain nombre de poètes qui venaient et allaient à la rencontre avec des collégiens ou des lycéens. Là dans cette rencontre avec ce qu’est la poésie, le langage, le texte, quelque chose s’éveillait chez ces jeunes. Le langage est toujours source d’interrogation pour eux. Donc il faut aller vers le jeune public, ils sont en attente ! Il faut diffuser la poésie et ne pas rester dans « l’entre-soi ».
Par exemple sur ma chaîne YouTube John Giorno a fait 18000 vues ! Ce qui est énorme pour la Poésie. Autre exemple : Bernard Heidsieck a fait la première partie d’un groupe de Rock à L’Élysée Montmartre, avec Vaduz ! Le public l’a applaudi. Donc arrêtons de nous flageller !!!
Donc il faut prendre des risques et sortir de sa zone de confort. La poésie demande à être criée, hurlée, parlée, pollinisée… Il faut aller à la rencontre des jeunes, du public…
Est-ce que pour les jeunes le Rap et la Slam n’est pas ce nouveau territoire poétique des jeunes ?
Si, bien sûr, ils peuvent être une entrée , un vecteur. Natacha Guiller par exemple, une des nouvelles voix de la poésie contemporaine, elle a commencé par le Slam ! Les nouvelles générations en creusant découvrent aussi l’oralité, les sonorités, la plasticité du poème également via les écoles d’art ! Quand on voit et et on entend des poètes contemporains comme Charles Pennequin ou Edith Azam, on ne peut être que surpris et les nouvelles générations y sont très sensibles… Il y a un « vrai » message derrière cette « poésie » qui surprend de prime abord. L’essentiel est que « la poésie n’est pas morte and poetry never dies » !!!  

Présentation de l’auteur




Robert Lobet : les Éditions De La Margeride, lieu du poème

Robert Lobet est un artiste et un créateur de livres, c'est à dire un éditeur, un imprimeur, et un poète qui écrit avec des images, près des mots de ceux qu'il accompagne, ou qui l'accompagnent, dans la création de livres d'artistes qu'il publie aux Editions De La Margeride, sa maison d'édition, créée en 2001. Ce travail de mise en résonance des mots et de l'image opère un syncrétisme artistique qui révèle les potentialités infinies de ces deux vecteurs que sont le langage et la représentation picturale. C'est pour déployer ces univers sémantiques et les offrir aux autres, à tous, qu'il continue ce chemin de travail et de questionnement. Il a accepté de répondre à nos questions, et nous l'en remercions vivement.

Qu’est-ce qu’un livre d’artiste ? A-t-il des caractéristiques particulières ?
Un livre d’artiste est un livre qui fait intervenir un texte poétique, et le travail plastique (dessin, peinture ou gravure) d’un artiste. L’écrivain et historien d’art Yves Peyré dans son ouvrage Peinture et poésie parle d’images en résonance avec le texte, ce ne sont pas des illustrations. Dans un livre d’artiste on crée des images en fonction d’émotions liées au texte. Il s’agit toujours d’une évocation, selon la thématique des textes choisis. Il faut qu'il y ait une adéquation entre le projet littéraire, poétique, et la création plastique.
Pour réaliser un livre d’artiste il faut une qualité de fabrication, de papier, et des œuvres originales qui peuvent être des dessins, des gravures, des peintures… Le tirage est assez réduit, parfois quelques exemplaires seulement. Le soin apporté à la composition, l’originalité de la mise en page et du format participent à l’harmonie de l’ensemble. En ce qui me concerne je travaille essentiellement avec des auteurs contemporains, français ou étrangers. J’imprime en typographie à l'ancienne, c'est à dire avec des caractères en plomb, ce qu'on appelle le plomb mobile, ou en sérigraphie.  Je suis devenu mon propre imprimeur en me constituant une petite imprimerie traditionnelle.
Qu’est-ce qu’un livre de bibliophilie ?
Tous les livres d’artiste entrent dans le domaine de la bibliophilie. Cela n’exclut pas de diversifier ces créations en les présentant en différentes collections.

Sabine Huynh, Robert Lobet, Loin du rivage, collection Passerelle, accompagné d'une peinture en double page et cinq dessins à l'encre au fil du texte. Estampage en couverture, 52 pages, 51 exemplaires numérotés et signés, 40 €.

Aux Éditions de la Margeride dans la collection Tirages de tête je propose entre 7 et 9 exemplaires, un papier vélin, plusieurs peintures ou gravures et en général le livre est présenté dans un coffret. Il peut y avoir aussi des livres uniques ou manuscrits.
Toutefois, depuis très longtemps j'ai souhaité que les livres soient accessibles à un public le plus large possible. C’est la raison pour laquelle j’ai créé d'autres collections : collection Passerelle, ou bien encore Les îles inconnues. Dans toutes les collections des Éditions de la Margeride, je reste dans la tradition du livre d'artiste, en m’étant donné les moyens de diffuser des ouvrages de qualité.
Il y a des œuvres originales dans tous vos livres d'artiste ?
Mon statut professionnel est celui d’un artiste, je ne suis pas un éditeur au sens commercial, donc je diffuse mes créations. Je fais toutes les images qui accompagnent les poèmes. J'imagine un nouveau dispositif à chaque fois.
Il y a des œuvres originales dans tous mes livres. Le poète Salah Stétié avec qui j’avais évoqué la question de la diffusion pour la parution d’Avant-livre, m’avait dit « Robert vos livres sont magnifiques mais il faudrait que ce poème soit diffusé un peu plus largement ! » A l'époque j'en avais tiré 27 exemplaires qui se sont retrouvés entre les mains soit des bibliothèques soit d'amateurs fortunés… Son idée me plaisait, il fallait se donner les moyens de la mettre en pratique d’où les collections Passerelle et les îles inconnues.

Marie Alloy, Robert Lobet, Duo de rives, Editions De La Margeride, collection Les îles inconnues, accompagné d'une peinture en leporello, recto-verso, Couverture peinte, 42 exemplaires numérotés et signés, 30 €.

Dans la collection « Passerelle » j’ai voulu proposer des livres entre 20 et 40 €.
Le tirage se situe entre 40 et 50 exemplaires et dans chaque livre il y a une intervention en couverture avec une à plusieurs œuvres originales à l’intérieur.
C’est le poème qui guide mon travail. Par exemple, pour le dernier livre que j'ai publié, avec Sabine Huynh, en cinquante exemplaires, il y a une peinture en double page à l’intérieur, et 5 dessins en regard du texte. En ceci je suis vraiment atypique.
Ces livres sont des écrins très particuliers. La diffusion est réduite, 50 exemplaires pour une édition de poésie c'est peu, mais ce sont des livres qui ont une présence différente. Les gens qui achètent un livre d'artiste aux Éditions De La Margeride ont un coup de cœur. Ils achètent un livre qu’ils vont conserver et il occupera une place un peu particulière parce qu’ils l’ont trouvé beau, qu’il les a touchés. Les images peuvent être dépliées, présentées comme une installation dans leur bibliothèque… C'est un rapport à la fois personnel et symbolique, plus fort qu'avec un livre « ordinaire », et je ne critique pas les livres « ordinaires » j'en achète et j'en ai beaucoup. C’est un rapport différent.

Robert Lobet et Michel Butor, Les vivants et les morts, 2007, Editions De La Margeride, accompagné d'une peinture originale, Collage et peinture en couverture, 26 exemplaires numérotés et signés.

Cette relation singulière au livre existe aussi pour les auteurs. Le contact avec le lecteur mais aussi le rapport à l'écriture est modifié. Très souvent , des personnes me font part de leur émotion, de leur bonheur, et me disent « vous savez grâce à vos livres je suis devenu collectionneur », ou bien « j’ai découvert un auteur » … Ces exemples sont très nombreux.
Pourquoi avoir choisi de publier des livres d’artistes ?
J’ai choisi le livre d'artiste pour cette dialectique, pour l'objet signifiant et magnifique. J’ai toujours été attiré par les livres, notamment les livres anciens, la calligraphie, la typographie… D'aussi loin que je me souvienne le livre a toujours été un objet attirant, un objet de fascination.
Connivences 7, Coffret, Editions De La Margeride, version présentée en coffret cuir avec incrustation, comporte un exemplaire accompagné d’une aquarelle originale, coffret réalisé par Claude Adélaïde Brémond, Arles, 260 €.
Les livres d’artistes que vous proposez aux Éditions de La Margeride sont tous créés à deux, vous et un auteur. Est-ce que cette relation nourrit votre activité d’artiste et d’éditeur ?
Le fait d'aller à la rencontre d'une personnalité, d'une œuvre, de la découvrir, d'être non plus dans la solitude de l'atelier mais dans une dimension d'échange et de partage est enrichissant et permet de créer des liens avec la plupart de mes auteurs. Ils m'ont apporté leur sensibilité, leur originalité. Souvent je pense à des gens comme Andrée Chedid et Michel Butor, avec lesquels j’ai eu des échanges passionnants.
La parution d’un livre d’artiste est parfois associée à un évènement. Il y a quelques années j’ai créé une collection qui s’intitule « Connivences », des livres qui se situent entre revue de poésie et livre d'artiste, quelque chose d'un peu hybride. Le premier numéro était en lien avec un festival de poésie à Rome, un autre avec la Réserve Nationale de Camargue, ou bien encore avec la Médiathèque de Quimper, la Marine Nationale…

Marianne Cohn, Bruno Doucey, Robert Lobet, Marianne, Kaddish pour Marianne Cohn, Editions De La Margeride, accompagné de trois peintures en pages intérieures et une en couverture, avec l'unique poème connu de Marianne Cohn accompagné par les textes de Bruno Doucey, 2019, 7 exemplaires numérotés et signés. Épuisé.

Comment choisissez-vous les poètes ?
J’ai du mal à travailler avec des textes qui sont très abstraits. Lorsque je reçois un projet, le processus est très souvent le même : le texte suscite en moi l'idée du livre. Avec ce poème ou ces poèmes je vais faire tel format, je vais travailler une technique ou l’autre, et surtout je vois très vite les images possibles.
Comment sont « fabriqués » vos livres ? Pouvez-vous évoquer votre art, qui regroupe deux savoir-faire, celui de l’imprimeur et celui de l’éditeur ?

LES "PAROLES GELÉES" d'Yves Namur, Editions De La Margeride, 2015, 12 compositions typographiques avec lettres plomb et bois, une peinture à l'encre de chine, couverture peinte, 9 exemplaires numérotés et signés par les auteurs, 400 €.

J’ai été amené à résoudre des questions à la fois liées à la création et aux contraintes inhérentes pour arriver à un résultat satisfaisant. Ensuite il y a des contraintes matérielles, y compris financières, qui m'ont amené à imprimer moi-même pour pouvoir faire ce que je voulais, comme je voulais, avec la qualité que je souhaitais et au moment où je le souhaitais. Parce que les livres d'artistes sont souvent des objets atypiques. Par exemple vous avez des papiers qui ne passent pas dans une presse d'imprimerie moderne, vous avez des formats aussi qui sont compliqués. J’ai donc pris le parti de tout faire moi-même. Mon matériel d’imprimerie me permet, que ce soit en sérigraphie, ou en typographie, d'être autonome. C'est un avantage financier, et un avantage en termes de liberté de création. Cela représente beaucoup de travail, c'est un peu le revers de la médaille…

Marc-Henri Arfeux, Suspens du visiteur, Editions De La Margeride, 2012, texte manuscrit par Robert Lobet accompagné de quatre peintures à l'encre  et acrylique, peinture en couverture, 5 exemplaires numérotés et signés, 180 €.

Combien faut-il de temps pour fabriquer un livre en prenant en compte que vous réalisez les illustrations ?
Je compte en général un mois et demi pour un titre tiré à une quarantaine d’exemplaires, entre le moment où je commence et le moment où je présente les photos du livre sur le site internet. J'ai beau me dire ça va aller plus vite… non, ça ne va pas plus vite, ça ne va jamais plus vite.
Existe-t-il des salons ou des lieux d’exposition pour ce genre de productions ? Quel public est touché par les livres d’artistes et par qui sont-ils achetés et lus ?
Tous les publics sont intéressés par le livre d’artiste, enfants et adultes, collectionneurs ou amateurs, passionnés de poésie ou intéressés par les arts graphiques.
Nous faisons effectivement beaucoup de salons en France et à l'étranger. Pour vous donner une idée cette année nous avons participé à 11 manifestations. Nous rentrons tout juste du Festival des Sources Poétiques en Lozère. En novembre nous serons à Paris pour le salon Pages, de bibliophilie contemporaine, au Palais de la femme. Les médiathèques et bibliothèques sont nos interlocuteurs privilégiés. Cette année j'ai présenté une exposition à la Médiathèque du Carré d'art de Nîmes tout l'été, et une exposition au Manoir des livres-Archipel Butor à Lucinges en Savoie. Ces deux manifestations ont touché plusieurs milliers de personnes, et pas uniquement des gens qui s’intéressent au livre d’artiste. J’ai présenté au Carré d'art des sculptures, des livres, des peintures, des gravures. C'est cet ensemble-là, cette diversité, qui interpelle le public. J’ai pu faire de nombreuses rencontres, et l’émotion était palpable. Des personnes venues de tous horizons m'ont dit « cette exposition nous a procuré du bonheur, il y a de la douceur, de l'harmonie ». C’est la plus belle récompense.

Depuis des décennies vous publiez et défendez ces productions rares et précieuses. Pourquoi cet engagement ?

Il y a le fait de défendre la poésie, en la présentant sous une forme originale, qui lui permet d’exister de façon différente en marge des circuits classiques de diffusion et de distribution. Parce que je pense que la poésie, les textes poétiques, portent un message, une vision du monde unique, qui ne s'exprimerait pas, où très différemment, sous une autre forme littéraire. J’aime les formes courtes, les textes percutants, et je me rends compte que ça fonctionne, et que cela peut avoir une importance quasi vitale pour le lecteur. Donc il y a une nécessité dans ce travail de création.
Pouvez-vous donner des exemples de vos productions remarquables, que nous présenterions à nos lecteurs ?
Je souhaiterais parler de quelques livres et auteurs avec qui je travaille.
Felip Costaglioli avec qui j’ai fait le plus de livres d’artiste, le dernier étant Amnésie au jardin, dans la collection Tirages de tête.
Corinne Hoex, autrice belge, dernier titre : Les ombres , collections Tirages de tête et Passerelle.
Dans la collection Les îles inconnues, Marie Alloy, Duo de rives, Mathieu Gimenez, Prendre terre, deux exemples d’une première publication aux Éditions de la Margeride.
Bien entendu je pense à tous les autres poètes avec qui depuis vingt ans je partage cette aventure et qui m’ont fait confiance.
Quelles seront vos actions futures, les expositions prévues, vos prochaines publications ? D’autres collections en préparation ?
En ce moment je travaille la peinture et le dessin, et c’est important. L’hiver est une période de réflexion. Je vais certainement publier deux jeunes auteurs, pour le printemps. Ils sont en phase avec leur temps, avec leurs doutes, avec des questionnements propres à leur jeunesse et à notre société en crise.

Photo de couverture, Michel Butor, Sous-Bois, Editions De La Margeride, 2013, texte manuscrit par l'auteur accompagné de quatre peintures à l'encre et acrylique, peinture en couverture, 7 exemplaires numérotés et signés.

Robert Lobet, 20 ans de poésie, Ville de Nîmes.




A propos de XXL…S — entretien avec Marilyne Bertoncini

Marilyne Bertoncini, XXL… S, éditions L’Atelier du Grand Tétras, mars 2022, 56 pages, 12 euros

En exergue du livre, publié récemment à l’Atelier du Grand Tétras, la réflexion de Victor Hugo,  stipulant que l’homme tout entier tient dans l'alphabet, dont les lettres distinguées, Y, mais également X, L, seront reprises en échos dans votre texte : « L, c’est la jambe, le pied […] L’X, l’Y, ce sont les épées croisées, c’est le combat ; qui est le vainqueur ? » Peut-on lire dans votre réflexion une allusion amusée à la guerre des sexes dont vous vous détachez dans un éloge souverain des lettres féminines, donc des femmes dans les lettres, reprenant un combat féministe, à travers ce poème-essai, dans lequel vous déployez la signature d’une écriture sous-jacente dans l’alphabet universel ?
J’ai depuis longtemps en tête cette remarque de Hugo – la fourche du Y, si difficile à placer dans mon prénom, m’y invitait – mais ce n’est que récemment que j’ai réalisé combien  la lecture du poète était strictement masculine et guerrière, alors que les découvertes de la génétique ont depuis attribué le double X au féminin, et que la vision graphique du poète (ne pas oublier son art de dessinateur) était limitée à une vision corporelle et de postures, et négligeait nombre de possibilités auxquelles me portait ma fascination pour l’alphabet, notamment hébraïque :  dans ce dernier,  purement consonantique, chaque lettre porte un univers, de telle sorte qu’elles ne se touchent pas mais impliquent la présence de blancs, comme des respirations, qui rythment le texte – d’où la mise en page du livre, qui joue des marges, et des formes évoquant des calligrammes (ainsi le L formé par la liste des autrices du passé) et portant à une sorte de cantillation (un parlar cantando) qui sous-tend et « construit » le texte de mon poème. Plus qu'aux voyelles rimbaldiennes que tu avais évoquées dans un échange précédent, ce livre – par son titre surtout – doit beaucoup à mon admiration pour le Livre des Questions d'Edmond Jabès, et notamment le dernier du cycle,  El ou le dernier livre , dont le titre est en fait un simple signe de ponctuation (.)  À la stérilité de ce point final choisi par le poète,  j'ai opposé, je pense, la fertilité des lettres X et L – et tu as raison de parler d' « alphabet universel » en ce sens que la génétique est le langage primordial de la vie, tout comme El, la divinité sémitique, est le dieu pancréator. Ainsi, ce n’est pas une énième «guerre des sexes » qui m’inspire, ni un «combat» féministe (même si, évidemment, les lettres portent une revendication à être)  : c'est une tentative d’élargissement (le XXL du titre y invite) de la lecture de l’alphabet, tout simplement en suivant les pentes des rêveries que les lettres suscitent aux différents niveaux, sonore, formel, lexical… qu’elles portent et évoquent.
Ainsi, en déroulant le fil des lettres du titre, en jouant sur les suggestions de sens opérées par les homophonies, en faisant vôtres les jeux de sonorités – entre procédé à la Raymond Roussel et  interprétation fantaisiste des alphabets sémitiques - vous interrogez la langue, notre rapport à elle, en débobinant cette pelote malicieuse comme autant de signes distincts « d’une potentialité libératrice lorsque comme ici les mots tissent leur propre paysage inédit et neuf grâce au travail de la poésie » ainsi que le souligne Carole Mesrobian dans la présentation en 4ème de couverture
En fait, je ne « déroule » pas le fil des lettres, mais j’en tire plusieurs dans l’écheveau qu’elles me proposent. Le livre se compose de 8 brefs chapitres, développant à chaque fois une notion « encyclopédique » liée à chacune des lettres du titre – à l’exception du …S.  Ce dernier est venu tardivement dans le titre – signe de pluralité du féminin, mais aussi, à bien y regarder, signe de l'inversion des représentations. Au centre du poème, le chapitre « ablation/lallation » évoque une lettre absente, le O – l’unique « voyelle », liée à l’amputation du nom dont se sert George Sand afin de pouvoir écrire. Procédé à la Raymond Roussel, ai-je suggéré dans un échange précédent, car chaque chapitre déploie toutes les possibilités incluses dans l’épigraphe qui l’ouvre et lui sert de pré-texte – et Carole Mesrobian a parfaitement décrit le procédé : les lettres tissent elles-mêmes le texte et ouvrent des chemins de fuite, que je me suis contentée de suivre sans leur opposer de résistance : j’ai ressenti, en écrivant ce livre, avec force,  qu’il y a bien une « pensée du poème », une force puissante qui agit – on parlera de muse, d’inspiration ou d’inconscient selon les époques et les écoles – mais je soutiens que les lettres et les mots s’imposent et pensent avec/à travers le scripteur – c'est en cela sans doute que la poésie et la science (notamment mathématique) sont sœurs : les mots dans le poème fonctionnent et se déroulent comme des équations, avec leur logique propre, ouvrant une pluralité de sens que la langue commune et la pensée rationnelle n'atteignent pas. Ce n'est pas sans raison que me viennent à l'esprit les chemins de fuite : les mots comme les lettres (dont la typographie accentue l'importance et la répétition génératrice de sens) jouent dans l'espace, tracent, proposent des voies à voir autant qu'à entendre, et à suivre.
A travers  la figure lettrée de George Sand, vous rappelez la ruse de l’hétéronyme de convenance masculin comme masque libérateur de l’écriture personnelle de l'écrivaine  : « pour parler, se faire entendre, / devoir se camoufler / George plutôt qu’Aurore / comme une gorge d’où jaillit le geyser enfin libre des mots » !
Pas seulement George (sans S – au contraire de mon titre !) mais toutes les figures privées de parole dans la mythologie (et elles sont nombreuses, mutilées ou rendues muettes) – George apparaît dans le chapitre central, qui exprime la violence de cette répression/inexpression. C'est la force d’Aurore Dupin, qui ne se « cache » pas sous un hétéronyme, mais se forge un nom, SON propre nom, en amputant celui de son amant-écrivain-journaliste. Le O est originel en tant qu'il lui ouvre le champ de l'écriture – le chant même. Cet acte est fondamentalement poiétique, car créateur.
De la même manière donc, dans un passé plus lointain, plus occultée, la critique littéraire que vous êtes invite à gommer la réécriture masculine de l’Histoire, à en réhabiliter l’écriture féminine, dressant la longue liste de « ces dames / du temps jadis / écrivaines et / clergesses / du Moyen-Âge », accusant le mépris misogyne de l’histoire officielle : « combien de noms aujourd’hui oubliés / et combien d’autres jamais publiés / combien de voix à jamais étouffées » ? 
Oui, même si le terme « gommer » me semble inapproprié – il ne s’agit pas de supprimer, d’effacer, mais de restituer leur place aux femmes de lettres, à travers ce jeu de restitution du féminin dans les lettres de l’alphabet. Cette liste, qui prend la forme calligrammatique d'un L majuscule, invite à considérer l'histoire littéraire comme incomplète et à en proposer une lecture qui tienne compte à la fois des effacées, et des raisons pour lesquelles elles le furent. Je repense à un passage qui m'a marquée et m'accompagne, dans l'oeuvre de Louise Michel (je ne sais plus si dans ses Mémoires ou plutôt dans L'Histoire de la Commune) où elle évoque toutes ces femmes confinées au ménage et à l'enfantement, dont les œuvres potentielles forment une sorte de galaxie ignorée : il s'agit d'enrichir le patrimoine (on n'évoque guère le « matrimoine ») culturel en lui rendant les deux parties qui le composent. Non pas gommer, mais réparer une perte, pour un avenir plus riche.
Ainsi, au fil de votre poème-essai qui mêle idées philosophiques, références mythologiques et données historiques, ce sont bien les AILES en puissance de toutes ces ELLES en acte qui prennent leur envol vers un autre monde, à l’harmonie non feinte, à créer : « en forme d’AILE / ne plus en découdre / mais recoudre / résoudre / faire sourdre / un nouveau monde / androgyne peut-être / multiple / utopique sans doute / et / Libre »…




Le Marché de la Poésie d’après : rencontre avec Vincent Gimeno-Pons

Après deux ans de cessations, entre espoir et interdictions, le Marché de la Poésie de Paris a enfin eu lieu en ce mois d'Octobre. Une édition très réussie, une fréquentation très importante place Saint-Sulpice où le public et les acteurs du métier du livre de poésie se sont retrouvés, enfin. Mais demeurent ces deux années de parenthèses où aucun d'entre eux n'a pu faire connaître ni distribuer donc vendre des publications qui ont été de facto ralenties, voire momentanément interrompues. En 2019 nous avions interrogé Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, à propos de l'interdiction d'organiser le Marché de cette même année, et du combat qu'ils ont mené pour défendre et porter en ces temps de crise sanitaire cette manifestation incontournable et touts les événements annexes, la "Périphérie", qui s'y rattachent (« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons). Aujourd'hui Vincent Gimeno-Pons, Délégué général, a  accepté de dresser un bilan de ces deux ans de cessation, et de la reprise. Nous le remercions d'avoir accepté de répondre à nos questions. 

Vincent Gimeno-Pons, le Marché de la poésie nous l’avons évoqué est un lieu de rencontre entre les éditeurs, les poètes et le public. Quels types d’éditeurs accueillez-vous ? Et combien ? Pour quel type public ?
Le Marché de la Poésie accueille environ 500 éditeurs qui publient des livres mais aussi des revues. Ce sont pour la plupart d'entre eux des éditeurs indépendants qui ne publient pas forcément que de la poésie, mais principalement de la poésie, et je dirais qu’à travers eux ce sont aussi et surtout les poètes que nous défendons. Le public c'est un peu difficile de le cerner, mais enfin, la plupart sont des gens qui qui aiment la poésie. Ce sont des amateurs de poésie qui ont là l'occasion de trouver quasiment toute la production poétique de toutes ces maisons d'édition (même si nous ne sommes pas exhaustifs). 
Le rôle du marché de la poésie c'est aussi cette prise directe entre le producteur et le « consommateur » et ça c'est essentiel : les éditeurs qui sont présents le sont réellement et non pas à travers un réseau de distribution. C'est ce qui plaît aussi aux lecteurs, avoir ce contact direct avec celui qui produit un livre mais aussi avec celui qui l’a écrit. Nous essayons de tout faire, tous les ans, pour attirer un public plus large, et plus diversifié. Nous y arrivons petit à petit. Nous avons remarqué cette année qu’il y avait une fréquentation  plus importante qu’à l’ordinaire de gens un peu plus jeunes.

Journal Marché des lettres de la 38ème éditions du Marché de la Poésie.

Ce sont peut-être également les effets de la crise car pendant deux ans personne n'a eu accès à cette production ou très peu. Là les gens avaient l'occasion de voir ces éditeurs qui malgré la crise ont quand même sorti pour le Marché de la Poésie à peu près 700 nouveautés ! Malgré l'impact de la crise économique sur leur travail ils ont quand même continué à produire ce qui est remarquable !
Cette fréquentation a-t-elle évolué en termes de qualité et de quantité ?

La fréquentation a évolué depuis 1983 en termes de qualité et de quantité d'éditeurs mais aussi de public, bien entendu. En 1983 il y avait à peu près 50 éditeurs qui étaient présents sur le marché. On est à dix fois plus aujourd'hui. Pour le public c'est la même chose. Je crois que le marché de la poésie est devenu comme vous le disiez incontournable. C'est un lieu magique. Cette magie-là opère on ne sait comment… Sûrement grâce au travail des éditeurs qui sont vraiment des gens extraordinaires. Et puis il y a une telle ferveur de la part des poètes aussi pour faire avancer la cause de la poésie qu’on ne peut que les soutenir. Cette année était particulière puisque ça faisait 28 mois que le Marché de la Poésie n'avait pas eu lieu donc la fréquentation a été miraculeusement haute.

Il y a une scène sur laquelle on fait une trentaine de rencontres, de lectures et de tables rondes qui proposent des débats sur la poésie contemporaine. Nous nous sommes  aperçus que le public est en demande. Nous avions créé les États généraux de la Poésie pour cette même raison,  donc nous essayons de développer ces manifestations. Nous avons aussi d'autres événements qu'on appelle la Périphérie du Marché de la Poésie. Ce sont des rencontres que nous organisons un peu partout en France et à l'étranger et qui permettent à des publics moins accessibles parce que géographiquement plus éloignés de participer aussi.  Nous continuons cette opération jusqu'à la fin du mois de novembre cette année. Nous sommes aussi allés à la rencontre de personnes détenues. Nous travaillons avec un groupe d'autistes qui s'appelle "Les Turbulents", depuis quatre ans maintenant, et nous organisons des ateliers d'écriture et des rencontres avec des poètes. Ces ateliers et ces rencontres donnent lieu à  un spectacle. Nous développons nos partenariats à l’internationale. Nous allons cette semaine en Allemagne. C'est une collaboration que nous avons entérinée il y a déjà de deux ans (mais il ne faut pas oublier que nous avons eu un arrêt de deux ans). Avec la Maison de la Poésie de Berlin nous avons décidé de mettre en place des échanges , qui d'ailleurs aboutiront  à ce que l'Allemagne soit l’invitée d’honneur du Marché de la Poésie. Ce que nous souhaitons c'est faire le tour du monde pour découvrir les poésies du monde entier et les faire découvrir au public. Nous désirons également créer des échanges.

Peut-on dire que c’est un pôle économique important pour les acteurs du métier de l’édition de poésie ?

Il y a énormément d'éditeurs qui font une grande partie de leur chiffre d'affaires pendant ce marché de la poésie et cette rencontre est une rencontre directe entre le « producteur » et le « consommateur ». Ce sont des termes que je n’hésite pas à employer parce qu’il faut aussi considérer l'aspect économique des choses, il n’y a pas que les échanges intellectuels qui peuvent se faire au Marché de la Poésie.

Il faut bien que les éditeurs qui produisent des livres puissent les vendre ne serait-ce que pour continuer à en publier. Bien entendu nous ne maîtrisons pas le chiffre d'affaires global ! Mais quand nous voyons le sourire que peuvent avoir les éditeurs à la fin du Marché nous nous doutons que l'activité a été conséquente. Chaque année nous avons de plus en plus de demandes ce qui pose aussi un problème d'espace sur la place Saint-Sulpice. Et si chaque année nous avons de plus en plus de demandes c'est aussi parce que tout le monde se rend compte que le Marché de la Poésie est un moment essentiel de l'activité économique.
La crise sanitaire et les confinements ont entraîné l’annulation de deux Marchés de la Poésie, sans oublier la fermeture des librairies, des théâtres, des lieux où on pouvait écouter des poèmes et rencontrer les auteurs … Quelles sont les conséquences économiques de ces restrictions et interdictions ?
Il est vrai que cette crise a eu un impact catastrophique pour tous ces éditeurs parce que la plupart d'entre eux ne vivent que grâce aux rencontres qui peuvent se faire soit autour de lectures soit à l’occasion de manifestations comme le Marché de la Poésie. Pendant deux ans ils n'ont pas eu accès à leur public. On a beau essayer de compenser par des ventes sur internet etc… ce n’est absolument pas la même chose !
De plus les gens ont aussi besoin de rencontrer ces éditeurs qui ont une production généralement artisanale donc de grande qualité. On a besoin aussi de voir et de toucher ces livres !  Donc ça a été une période compliquée ! Nous avons essayé de les soutenir mais il est bien évident qu'on ne peut pas faire un Marché de la Poésie virtuel sur internet ça n'aurait aucun sens ! Pour la plupart ces éditeurs ont survécu. La plupart d'entre eux ont continué leur activité ralentie voire stoppée puis reprise. Nous avons retrouvé une production de nouveauté qui a été assez exceptionnelle pendant cette année 2021, sans parler des initiatives sur internet avec des lectures ou bien des rendez-vous pour des débats ou autres. Cela n’a bien évidemment pas remplacé l'échange humain qu'on peut avoir traditionnellement. Chacun a donc survécu comme il pouvait mais a survécu, à quelques exceptions près, ce que bien sûr nous déplorons !

 

Périphérie #40, "Panthéon (Paris)". Table ronde Poésie et engagement. Rencontre avec Michel Deguy, Armelle Leclercq, Bernard Noël, Florence Pazzottu et Alexis Pelletier. 16 juin 2017.

Quels sont les professionnels du livre qui ont été les plus touchés ?
Toute la chaîne du livre a été totalement impactée par cette crise, que ce soit les diffuseurs, les distributeurs, les libraires, les bibliothèques ou le simple lecteur, tout le monde a été touché. D'abord parce qu'il y a des lecteurs qui n'avaient pas accès aux nouveautés. Nombre d’éditeurs ne vivent que grâce aux rencontres qu’ils organisent autour de leurs publications. Donc pendant deux ans ça a été très compliqué.
Mais, vous savez, la poésie est en crise permanente même d'un point de vue économique. Il ne faut pas oublier que dans le secteur de la librairie la poésie ne représente que 0,3% des ventes ! Donc on est en situation de crise permanente. Ça veut peut-être dire qu'on arrive mieux à résister à la crise qu'on a pu subir ces dernières années même si humainement ça a été très difficile ! Nous avons été surpris de constater que la plupart des éditeurs que nous défendrons au Marché de la Poésie ont tenu le coup. Il y a peu de librairies qui consacrent véritablement un rayon à la poésie et dans les grandes enseignes il faut quand même insister pour trouver où est la poésie. C'est problématique et de toute façon ça a toujours été le cas de figure. Certes dans les années 80 c'était plus facile car il y avait plus de libraires donc un plus grand nombre qui acceptaient d’accueillir les ouvrages que présentaient ces éditeurs de poésie. Aujourd'hui c'est beaucoup plus compliqué, si on n'est pas en plus dans le circuit de la chaîne du livre, avec son distributeur et son diffuseur, généralement les libraires ne prennent pas de livres de poésie. Je dis bien généralement parce qu'il y a fort heureusement encore beaucoup d'exceptions et de libraires qui font un travail extraordinaire par rapport à la défense de la poésie et de la liberté de création. Aujourd'hui il faut rentrer dans des cases pour exister ce qui n'est pas le cas de la plupart des éditeurs que nous accueillons au Marché de la Poésie. C'est peut-être justement ce qui fait le succès de cette manifestation. Je vous avouerais que nous préférerions de notre côté que le marché de la poésie ait moins de succès et que ces éditeurs soient représentés à longueur d'année  un peu partout, mais malheureusement ça n'est pas le cas, alors il y a le Marché de la Poésie, mais aussi d'autres manifestations, qui existent pour défendre leur travail. Et j'espère qu'il y en aura de plus en plus pour montrer ce travail extraordinaire, j'insiste car les éditeurs sont des gens formidables qui ont une passion, que nous partageons, et que nous essayons de partager avec le public. Et comme généralement nous avons un public de passionnés aussi, c'est un grand moment de partage.
C'est vrai que la chaîne de distribution qu’il s’agisse des distributeurs ou des grandes enseignes qui vendent sur internet demande quand même des marges assez importantes que les éditeurs indépendants peuvent d'autant moins se permettre de payer maintenant. Il y a les marges, il y a les retours, enfin il y a tout un tas de problématiques… Il faut faire des tirages plus conséquents pour être présents dans le réseau de la librairie. Donc ça n'a pas non plus beaucoup de sens de demander à ces éditeurs qui font un travail artisanal avec généralement une grande qualité dans les choix des papiers, des maquettes, des typographies, de leur demander de rentrer dans le cadre traditionnel de cette chaîne du livre. Bien entendu il y a un certain nombre d'éditeurs qui sont présents au Marché qui font cet effort mais on ne peut pas le demander à tous ces éditeurs parce qu'il y a des petites maisons d'édition qui tiennent vraiment grâce à une personne et qui n'existeraient pas sans le travail de cette personne. Ça serait beaucoup trop difficile de pouvoir tenir le choc.
Tous ces paramètres rendent d'autant plus nécessaire la présence et la réalisation de ces rencontres avec le public. Et si vous me permettez aussi de porter l'accent sur un point : pendant cette période très complexe qui a duré deux ans il ne faut surtout pas oublier qu’il y a eu un soutien que ce soit au niveau du Ministère de la Culture ou bien au niveau des Régions : des mesures ont été mises en place. Elles ont sans doute permis à la plupart de ces éditeurs de passer le cap. D’une façon générale en France il y a eu un soutien étatique relativement conséquent par rapport aux petites entreprises pour leur permettre de continuer à exister. Même si maintenant on va sans doute avoir l'effet boomerang de l'impact de la crise, dans son ensemble. Mais en tous les cas jusque-là ces mesures ont permis à ces éditeurs de pouvoir continuer à tenir la tête hors de l'eau, surtout pour ce qui concerne les éditeurs qui ne publient que de la poésie. Ils ont été plus touchés que des éditeurs qui diversifient leurs types de publications. Je pense qu'à partir du moment où on est une petite maison d'édition indépendante, quel que soit son type de production, cette crise a été difficile à traverser, mais fort heureusement les mesures d’aides ont globalement permis la survie de cette tranche de l'édition.
Pensez-vous que l’édition indépendante, la publication et la diffusion de la poésie soient menacées ? Qu'il y aura des impacts futurs de cette crise ? 
Je ne sais pas ce que donneront les mois qui viennent par rapport à une crise économique d'ensemble. Le Marché de la Poésie qui vient de se dérouler a été une réussite aussi parce que les lecteurs ont acheté des livres. Mais là de manière générale on s'aperçoit que les prix sont en train de monter énormément et que l'inflation va galopante. Donc je ne sais pas quel va être l'impact de ces données économiques, dans l'avenir, sur les ventes que peuvent effectuer ces éditeurs. Il est évident qu’en ces périodes difficiles on dépense plus facilement pour acheter des produits alimentaires que pour aller vers la culture. Donc en ce cas il risque d’y avoir un impact sur la diffusion de la poésie et sur le travail de ces éditeurs.

 

Périphérie #24, Maison
 de la Poésie/Scène littéraire, De nouvelles écritures. Températeur : Éric Dussert. Avec : Michaël Batalla, Sereine Berlottier, Sophie Loizeau, François Matton, Sandra Moussempès, Cécile Portier.

Mais pour le moment c'est encore un peu prématuré pour le savoir. Il est évident que même si le gouvernement parle de relance économique on s'aperçoit qu’on est en train de commencer à payer le coût de la crise. Espérons alors que cela ne se répercutera pas trop sur la culture d'une façon générale et sur le travail de ces éditeurs indépendants en particulier.
Il faut aussi souhaiter que la crise sanitaire soit passée. Car si on commençait à interdire à nouveau un certain nombre de manifestations culturelles là ça serait un coup dur pour l'ensemble de cette profession. Donc il faut espérer qu’au niveau du Ministère de la Culture et des Institutions Régionales on continue à surveiller avec une grande attention ce qui se passe aujourd'hui et ce qui va se passer dans les mois qui viennent. Parce que je pense que même si ces éditeurs ont l'habitude de vivre une crise permanente, à un moment donné cela devient beaucoup trop !
Le CNL et les régions nous l'avons déjà souligné ont quand même débloqué des subventions pour aider les acteurs du métier du livre, alors certes les dossiers étaient assez complexes à mettre en place mais nous sommes dans un système de bureaucratie et de technocratie qui fait que quand on veut avoir un soutien il y a des dossiers un peu complexes à remplir... Mais ils l'ont fait et de leur côté les institutions ont bien accueilli ces demandes. Elles ont aussi soutenu des manifestations comme le Marché de la Poésie, parce que deux ans sans existence, pour nous, c'était aussi délicat d'un point de vue financier. Ces institutions nous ont soutenus pour que nous puissions continuer mais aussi pour que nous puissions indemniser les auteurs qui devaient participer à des manifestations et qui n'ont pas pu le faire. Parce que nous sommes en train de parler des éditeurs mais il y a aussi tous ces auteurs qui à longueur d'année font des lectures, des ateliers d'écriture, etc…  et qui n'ont pas pu pendant toute cette période faire quoi que ce soit. Pour eux ça a été aussi une période délicate voire encore plus compliquée que celle qu’ont vécu les maisons d'édition.
Vous avez créé les États généraux permanents de la poésie en 2017. C’est le lieu d’une interrogation théorique et pragmatique sur la poésie et sa place dans notre société contemporaine. La poésie est un genre qui est peu représenté dans les grandes chaines de distribution. Le Marché de la Poésie et d’autres manifestations contribuent à la rendre accessible au public, à la rendre visible, et audible. Ces problématiques inhérentes à la crise ont-elles changé cet état de fait ? Quel est l'avenir de la poésie ?

Les Etats généraux de la poésie # 01, Bibliothèque municipale de Lyon La Part-Dieu, 2017.

Nous avons organisé les États généraux de la poésie pour la première fois en 2017. Nous avons essayé de faire un état des lieux de ce qu’il en était aujourd'hui pour la poésie. Puis nous nous sommes aperçus à la fin de cette première année qu’il fallait continuer cette réflexion en tout premier lieu parce que le Marché de la Poésie est un lieu de réflexion autour de la poésie, donc autant utiliser ce cadre pour continuer cette réflexion, avec chaque année une thématique différente.
Et comme le Marché de la Poésie est le lieu naturel de cette réflexion, les États généraux de la Poésie sont devenus permanents pendant le Marché de la Poésie. Cette année nous avions choisi comme thématique « Les finalités du poème ».
Nous nous sommes vraiment rendu compte qu’il y a une réelle demande du public qui vient au Marché de la Poésie, ce qui rassure aussi, car il ne s’agit pas seulement de gens qui viennent acheter des livres de poésie. Ce sont vraiment des gens qui ont envie de réfléchir sur cette poésie contemporaine et sur ce qu'elle apporte dans notre société. La poésie c'est un outil de réflexion permanente sur la société dans laquelle on vit. C’est un regard sur ce monde qui nous entoure. C'est important justement de l’interroger aussi, d’évoquer ce qu’elle est et quel est son avenir. C'est ce que nous essayons de mettre en place depuis maintenant quatre ans. La poésie c'est une parole ouverte à une pluralité sémantique. Est-ce que la place de la poésie va enfin être plus importante ? Je ne me fais pas d'illusions sur ce point, elle sera toujours en marge, mais je pense que la poésie est faite pour être en marge. Ça peut être rassurant autant qu'inquiétant. Mais ce qui serait d'autant plus inquiétant c'est que la poésie devienne un phénomène de mode parce que cela signifierait qu’elle risquerait de changer son fusil d'épaule. Mais je pense qu'on en est loin, ou alors, si la poésie devient un phénomène de mode, c'est que les lecteurs ont changé leur fusil d'épaule et qu'ils ont envie d'accéder à une autre vision du monde.
Bien sûr nous espérons tous que le public et que les lecteurs de poésie soient de plus en plus nombreux avec le temps. Nous faisons tout de notre côté pour essayer d'être la meilleure vitrine possible de ce travail autour d'elle. Nous avons de plus en plus de public et c'est un public intéressé par la poésie. C’est gratifiant pour les poètes et pour les éditeurs. Et effectivement il y avait une très belle fréquentation le week-end de ce dernier Marché de la Poésie, à tel point que nous avons été obligés de fermer nos portes à un moment donné puisqu'on avait largement dépassé les jauges qui sont autorisées pour les rencontres publiques. C’est aussi dû à cette attente de plus de deux années pour que ces rencontres soient à nouveau possibles. J’insiste bien sûr ce terme, celui d'une rencontre, d'une rencontre humaine, d'un échange humain.
Vous savez 38 années d'existence de ce Marché de la Poésie ça n'est pas rien, mais il y a encore énormément de travail à faire pour l'avenir. Donc aux alentours du mois de juin de l'année prochaine nous allons essayer de fixer un cadre qui soit un peu plus habituel et en l'occurrence en 2022 nous recevrons le Luxembourg comme invité d'honneur. Nous essaierons de retrouver les traces de ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. Quand nous avons décidé de faire ce marché de la poésie au mois d'octobre sans en avoir vraiment le choix nous avons été un peu inquiets sur les retours que nous en aurions.  Il se trouve que ça a été très positif et tant mieux. Mais en tous les cas nous restons vigilants sur l'avenir et sur tout ce qui reste à construire !

Voici l'émission littéraire L'ire du Dire n°3, diffusée sur Fréquence paris Plurielle 106.3 FM le mercredi 24 novembre 2021. Carole Carcillo Mesrobian reçoit Vincent Gimeno-Pons. Un entretien qui a précédé cette Rencontre "Le marché de la poésie d'après" et en a été le support.

Présentation de l’auteur




Une Ent’revue‑s avec André Chabin

L'univers des revues est diversifié, multiple, innombrable. Toutes portées par une ligne éditoriale bien définie qui fait leur identité, elles permettent une diffusion de la littérature, de l'art, appréhendés à travers des prismes différents, enrichissant ainsi mille facettes des thématiques ou des sujets abordés.  C'est dire que leur existence est nécessaire, car elles assurent une pluralité d'approches qui garantissent la liberté fondamentale de pouvoir appréhender un  domaine en choisissant comment grâce à la diversité des informations disponibles. André Chabin a été pendant trente ans directeur de l'association Ent'revues, et du site du même nom, site de référence sur les revues contemporaines (www.entrevues.org). Rédacteur en chef de La Revue des revues, coordinateur du Salon de la revue, il organise et participe à de nombreux colloques, journées de réflexion et autres manifestations sur les revues contemporaines. Il a accepté de répondre aux questions de Recours au poème. Nous l'en remercions vivement.

Pourquoi les revues ? Vous avez créé Ent’revues, La Revue des revues, et participé à l’élaboration du salon de la revue. Qu’est-ce qui a motivé cet intérêt et cette mobilisation ?
Permettez-moi d’abord une petite rectification : je ne suis pas le créateur d’Entrevues en 1986 – j’étais alors libraire – même si j’ai rejoint l’association assez précocement début 1989 pour en devenir, c’est vrai, le pilier, l’animateur, le représentant, à la fois « petite main » et administrateur. Au fond, cette précision factuelle importe moins que l’engagement total, l’enthousiasme, la conviction de mener une action utile, nécessaire même, en direction des revues.

La Revue des revues, publié par Association Entrevue, 1986.

 Je crois avoir su maintenir l’association – un combat permanent, parfois usant –, c’était bien le moins mais aussi développer des outils et des actions qui aujourd’hui lui donnent figure : un catalogue exhaustif, autant que faire se peut des revues vivantes - devenu un site internet de référence - un salon de la revue qui s’est imposé comme un rendez-vous très cher à de très nombreuses revues… Je ne vais pas faire ici l’histoire d’Entrevues : imaginez, c’est presque 50 ans de vie qu’il faudrait embrasser !
Tentons en quelques mots de dire comment l’association a vu le jour : tout est parti d’un colloque sur la situation des revues en France, colloque voulu par la Direction du livre de l’époque dirigée par Jean Gattégno. Colloque qui a donné naissance à un rapport, rapport qui portait lui-même en gésine la création d’Ent’revues. Quels constats donc nés de ce colloque, développés dans ce rapport ? Les revues avaient de plus en plus de mal à se faire connaître et reconnaître : les libraires s’en détournaient, les bibliothèques ne les accueillaient qu’à dose homéopathique, la presse, le plus souvent, les ignorait superbement, les outils de commercialisation faisaient grandement défaut…Bref, les revues étaient en voie d’invisibilité.
Face à cette situation, la création d’Entrevues s’est voulu réparation. Bien entendu, cette petite machine avec ces moyens limités en bras et en finance ne pouvait prétendre colmater toutes les brèches, renverser un mouvement de fond, repeindre du sol au plafond de rose la grisaille des temps. Mais enfin, il s’est agi de créer un espace d’information et de formation pour les revues, sur les revues, un lieu de réflexion sur le phénomène revue, un outil de leur promotion.
Je ne vais pas énumérer les dizaines d’initiatives – de colloques en « nuits de la revue », de séances de formation à destination de bibliothécaires en soirées de promotion, de collaborations avec de nombreuses manifestations ou institutions (Marché de la poésie, BPI, Les Revues parlées, la Maison des écrivains…) à la publication d’un guide pratique de la revue à destination des porteurs de projets en passant par des années de chroniques à France-Culture. 
En somme, nous avons multiplié les points d’impact interdisant (fol espoir !) à tel ou tel de dire que les revues n’existaient pas, étaient introuvables, n’en valaient pas la peine…Bref, j’aime à dire qu’Entrevues n’a cessé de jouer du tam-tam : déboucher les oreilles, dessiller les yeux. Faire voir et entendre, partager la diversité, la créativité, le talent, le mouvement perpétuel des revues si méconnues, si mal aimées, quand elles n’apparaissaient pas comme des formes désuètes, enkystées dans une histoire qui fut certes glorieuse mais qui avait fait son temps.
Pouvez-vous également nous parler de La Revue des revues ?
La chute de ma précédente réponse conduit naturellement à votre autre question : La Revue des revues est notre bateau amiral sans lequel toutes nos autres actions n’auraient pas la même légitimé, le même ancrage. En effet, La Revue des revues n’a de cesse de redonner aux revues, par des études historiques, universitaires, à tout le moins érudites, leur place légitime de notre histoire culturelle aussi bien du point de vue de la création que de la réflexion.

Marché de la poésie, Place saint-Sulpice, 37-ème édition, André Chabin interroge Fabien Drouet pour sa revue - "21 minutes"  et Hervé Laurent pour sa revue - "L'Ours blanc". Avec également  François Rannou pour "Babel heureuse" et Marie de Quatrebarbes pour "La tête et les cornes".

Pourrait-on citer un grand mouvement littéraire, une avant-garde, une idéologie, une avancée de la pensée qui n’auraient fait d’une ou plusieurs revues le lieu même de son élaboration, le creuset de sa réflexion, de ses batailles et de sa discussion, voire de sa contestation ? Pour ma part je n’en vois pas…Et pourtant combien d’études historiques font l’impasse sur ce rôle éminent, cardinal des revues, les reléguant en note en bas de page, en brassée bibliographique. Comme si leurs corps étaient transparents, comme si elles n’avaient pas été des organismes vivants, avec leurs ardeurs, leurs humeurs, leurs acteurs, leur sociabilité. Le travail de notre revue prend cette désinvolture à revers et entend restituer leurs traits et silhouettes aux revues, retrouver leur souffle perdu, leur respiration et leur profondeur.
Mais La Revue des revues ne fait pas que tendre un miroir savant au passé, elle sait aussi s’intéresser aux revues du présent : portraits, état des lieux, notes de lecture sur les nouvelles venues.
Double mouvement donc : vers le passé et le présent. Inscrire ce présent dans une histoire prestigieuse ; rendre le passé mieux présent. Faire un chaîne.
A cette jointure : la parole d’écrivains. Désormais – et cela dure depuis quelques années – , chaque numéro s’ouvre sur un texte libre d’un créateur, invité à évoquer son rapport aux revues. Sont passés à la question, parmi beaucoup d’autres, Liliane Giraudon, Pierre Bergounioux, Emmanuel Laugier, Arno Bertina, Lucie Taïeb, Jean-Marie Gleize, Gilles Ortlieb et tout récemment Jean Daive. Ils nous ont confié l’importance que les revues ont revêtu dans leur trajectoire de lecteur, d’auteur, de créateur même. Témoignages sensibles qui permettent mesurer l’empreinte laissée par leur compagnonnage, souvent précoce et non moins durable, avec les revues. Autant de textes qui nous honorent et sont réponses élégantes à ceux qui s’enferrent dans l’erreur de croire que la littérature n’a plus souci ou attachement aux revues.
Vous avez participé à la création du salon de la revue, quelles sont les dynamiques, les enjeux et les retombées économiques pour les revues présentes ?
Le Salon est une aventure aussi merveilleuse qu’aventureuse : bricolé avec des bouts de ficelles et de l’énergie, il est devenu une manifestation reconnue, attendue par des dizaines de revues, des plus petites au plus prestigieuses, qui trouvent là l’occasion de rencontrer un public large et de faire partager leur travail ( plus de trente animations par édition). L’occasion aussi de se rencontrer : les revues sont souvent des petites machines solitaires, le Salon leur est un moment unique pour échanger entre elles, se comparer, se passer des « tuyaux », parfois d’imaginer des actions communes. Il y a quelque chose de joyeux, à la fois convivial et professionnel dans ces deux jours partagés que même après plus de 30 ans d’exercice je ne m’explique pas vraiment : le sentiment d’une communauté en action, un partage de valeurs fait de gratuité et de nécessité, la juste reconnaissance d’un artisanat fragile et résolu…Les organisateurs sont pour peu dans cette chaude ambiance du Salon, ce sont les revues elles-mêmes qui allument le feu.
Je ne saurais vous dire les retombées économiques pour chacune des revues si ce n’est pour elles parfois l’occasion de rencontrer le diffuseur espéré, de faire affaire avec un portail numérique qui va les accueillir…Quant aux ventes…Le Salon est aussi une épreuve de vérité, ça passe ou pas ! Mais après tout telle revue qui vendra 20 ou 30 exemplaires, c’est loin d’être négligeable à leur échelle économique, rentrera dans ses frais, se prouvera à elle-même qu’elle sait séduire. Je ne sache guère de revues qui dédaignent le Salon faute de ventes suffisantes : revenir, recommencer, tenter à nouveau !
Y a-t-il plus de revues numériques ou de revues papier ?  Combien de revues de poésie francophones avez-vous recensé ?
Pour toutes ces questions je renvoie au site internet d’Entrevues qui s’efforce d’être au plus près de la vérité des chiffres : https://www.entrevues.org/revues/
Sur les près de 3 000 revues francophones qu’il recense (veille et actualisation quotidienne), c’est encore une majorité de revues papier qui tient la corde. Mais les situations sont fort disparates. Du côté des sciences humaines, le numérique tend à l’emporter : beaucoup de revues universitaires se créent directement sur le net épousant les nouvelles pratiques des chercheurs, obéissant aux nouvelles politiques publiques. Mais même dans ce domaine, le papier fait de la résistance : ce n’est pas parce qu’elles ont rejoint des portails que les revues renoncent à leur version imprimée. Elles n’ont aucunement le désir de rompre avec cet attachement…
Du côté des revues de création, il est tout aussi périlleux de faire un diagnostic : du blog à la plateforme, tous les goûts sont dans la nature. Il me semble – mais je dis ça à une revue numérique ! – que la période de la plus grande créativité a pâli : il y eut naguère une originalité de forme des revues de création sur le net époustouflante.  Souvenir et nostalgie de Chaoïd, La Page blanche, D’ici là, Synesthésie, Panoplie, Incident et beaucoup d’autres d’autres dont le nom s’efface et même la trace sur le toile. Aujourd’hui le paysage s’est assagi même s’il est toujours fécond, riche et offre, en particulier à la poésie, des espaces de création et de critique d’une extrême richesse.
Quel rôle jouent les revues dans la diffusion de la poésie ?
Ma réponse va être rapide : en 2020, le prix Nobel de littérature était décerné à Louise Glück. Et chacun d’y aller de sa déploration : comment ça, un prix Nobel au nom inconnu en France, pas de traductions disponibles, On a l’air fin ! C’était une fois de plus ignorer le travail pionnier des revues : la revue Po&sie n’avait pas attendu ses lauriers, ni les pleurs qui les baignaient pour la traduire et ce dès 1985 et puis en 1989.
Traduire : s’il ne restait qu’une raison pour faire des revues, ce serait de traduire disait en substance Michel Deguy. Voici déjà ce que peut faire et ne cesse de faire une revue pour la poésie : traduire et traduire encore, faire venir les langues du monde sur nos rives, être une chambre d’écho à la création d’ailleurs quand nul ne sait encore que cette voix lointaine existe et nous attend…
Deuxième élément de réponse : y a-t-il meilleur lieu pour accueillir les nouvelles voix que les revues ? N’est-ce pas leur mission première que d’être à l’écoute de ce qui naît? Les jeunes poètes le savent bien qui attendent des revues d’être leurs premières lectrices, leur premier port d’attache, à l’initiale de leur reconnaissance.
Où aurais-je découvert des poètes qui aujourd’hui occupent une place vibrante sur la scène littéraire sinon dans des revues ? Où Christophe Manon, Nathalie Quintane, Charles Pennequin, Valérie Rouzeau, Jean-Michel Espitallier, Cécile Mainardi, Etienne Faure et bien d’autres sinon dans des revues parfois minuscules, souvent passées sous les radars ? Et pourtant, on le voit, essentielles pour faire émerger des voix qu’on retrouvera plus tard dans des recueils publiés chez des éditeurs ayant pignon sur rue. Qui aura semé ? Qui saura récolter ?
Quel est leur avenir ?
Depuis le temps qu’on promet leur extinction, c’est à croire que les revues ont inventé le mot « résilience » : non décidément elles n’ont nulle intention de mourir, elles ne cessent de se débattre dans l’improbable. Ent’revues enregistre une soixantaine de créations par an, des créations souvent portées par des jeunes de l’âge du « tout-écran ». Décidément cette forme dans sa souplesse, dans sa capacité à renouveler ses modalités, à gober de nouveaux territoires a de beaux jours, malgré les nuits à traverser, devant elle. Elle apparaîtra de plus en plus précieuse, vitale même à mesure que l’uniformité, la vitesse, le prêt à penser, à consommer, à jeter semble vouloir étouffer tout écart…Oui, les revues n’auront de cesse de frayer des chemins de traverse, d’imaginer des sentiers où sentir, marcher, dialoguer, muser, rêver hors le bruit du même.

André Chabin : Les revues, lumières souterraines, Les archives du présent.

Pour prolonger cette réflexion, et rejoindre ou retrouver Ent'revues, que nous remercions pour ces propos : https://www.entrevues.org/surlesrevues/rever-hors-le-bruit-du-meme/

Présentation de l’auteur




Charles Pennequin, du vivant extrêmophile au devenir des poètes-poissons

Charles Pennequin est un poète au sens intégral du terme. Ce qui veut dire qu'il se saisit de la parole, vivante, pour créer une poésie, vivante. 

Mais qu'est-ce que c'est la poésie vivante ? C'est une poésie qui vit dans et par la rencontre, l'élaboration d'un sens partagé avec ses destinataires. En ce sens, les  performances de Charles Pennequin sont uniques. Elles sont  filmées, enregistrées sur support vidéo ou sur bande son. Il y convoque la parole, dans une oralité sans cesse mise en demeure de renouveler le texte grâce aux répétitions des mots, aux jeux avec le langage, et à cette fusion opérée entre le son et un sens qui s'élabore grâce et avec ce travail sur la parole en action. Vers la fin des années quatre-vingt-dix, il commence à travailler l'improvisation à partir de l'usage de dictaphones, sur lesquels il s'enregistre en direct, puis qu'il rediffuse en public. Cette question de l'improvisation est incontournable de la démarche du poète car elle correspond à la question même du langage, à son rythme et à son enchaînement, qui sont garants d'une possible émergence de ce que les mots recèlent d'inconnu pour le locuteur lui-même, mais aussi, grâce au partage, pour les destinataires. 

Jean-François Pauvros, Charles Pennequin. Droit au mur, suivi de Causer la France et de Cette femme est morte, tous les trois morceaux sont inédits. Guy Niole.

Cette mise en acte du langage est inédite, et son objectif aussi : libérer la langue du poids des inconscients et offrir aux mots une amplitude sémantique débarrassée de toutes les scories qui y sont inscrites, qu'elles soient engrammées  dans chaque individu ou bien dans l'inconscient collectif. La liberté réside là, dans ce travail de nettoyage, qui s'effectue seul ou avec le public, dans le partage, vecteur de déploiement sémantique qui ouvre aussi le mot à des potentialités inédites, et à sa « vivance ».

Il a accepté de répondre aux questions de Recours au poème, et d'évoquer ce qu'est pour lui écrire, la poésie, et son dernier livre paru chez POL, Dehors Jésus.  Jésus est avant tout, pour Charles Pennequin, un poète. Peut-être parce qu'il énonce un Verbe créateur, peut-être parce que ses paroles on le pouvoir de façonner le réel, qu'elles sont préexistantes à l'édification d'un monde que Charles Pennequin refuse d'énoncer sans tenter d'agir pour le changer. Dans une dialectique incessante entre personnages et éléments biographiques, l'auteur interroge  ce pouvoir de la parole. « Jésus, c’est aussi la main de Charles Péguy, le devenir des poètes-poissons, et des solutions pour le « vivant extrêmophile ».

Charles Pennequin tu viens de publier Dehors Jésus. Peux-tu nous parler de ce livre, de sa place dans votre œuvre et de sa genèse ?
J’ai commencé un texte, peut-être en 2018 ou avant, sur Jésus qui se promène dans la ville. C’est une ville du bord de mer, sans doute Marseille. Marseille c’est une ville à poète, des poètes comme Artaud ou Tarkos, plus récemment. C’est une ville où on marche beaucoup. Jésus marche beaucoup, il tourne dans la ville, il veut changer quelque chose à l’esprit de cette ville. C’était une ville où j’aimais allé et je me souvenais de ces petites rues en remontant la cannebière, on prend des petites rues avec tous ces marchands, vers Noailles, et Jésus il est dans sa tête, il pense, il croit qu’en marchand il va vider sa tête mais d’abord elle se remplit de tous les sons de la ville.
Puis j’ai écrit d’autres textes qui suivent, en 2018, sur la maladie (Jésus a la crève, il reste chez lui, il aimerait aller dehors car il fait beau, il fait beau à Lille, mais il a la crève, il ne comprend pas pourquoi les gens ne sortent pas plus), sur les bactéries, sur le masque, sur la respiration, etc. Puis je lis des livres et regarde des films sur Jésus, notamment ceux écrits par Jérôme Prieur et Gérard Mordillat. Je lis aussi des évangiles apocryphes, notamment l’enfance de Jésus. Tout cela me travaille et j’écris des textes sur l’écriture, l’oralité, Jésus avant les écriture, avec son bâton qui trace sur le sable des choses qu’on ne saura jamais (c’est écrit dans les évangile, il y a un seul endroit où on dit que Jésus écrit, c’est lorsqu’il trace sur le sable, et il est bien indiqué qu’il trace, et non qu’il écrit). Jésus est un poète avant la parole qui s’écrit. Car même la parole maintenant s’écrit, elle s’écrit même avant d’avoir été prononcée. On dit même que certains parlent comme des livres.

Nous sommes des chiens – Charles Pennequin & Cécile Duval. Poésie-performance, le vendredi 5 décembre 2014 à la Maison de la Poésie. Performance proposée dans le cadre du cycle « Écrivains en résidences Région Île-de-France ».

Tu écris « Jésus n'écrit pas dans sa tête mais dans sa bouche. La bouche à Jésus est une imprimante à mains. Jésus dit : Nous sommes des machines dont la pensée passe par nos doigts. Tous ces lointains imprimés dans les souvenirs, toutes ces vies qui l'entourent Jésus et notamment celle de Lulu. Son pays sa famille ses amours, Jésus va passer tout ça par le fil de l'écrit. Jésus est un poète qui trace sa vivance dans le poème. » Quel est le rôle de la parole, de ce qui passe par la bouche ?
La parole c’est du bruit qui va ou qui ne va pas dans un texte. Il faut regarder comment les gens parlent, parfois c’est limite si les gens ouvrent la bouche, c’est comme un tout fin filet qui passe sans même qu’on mâche les phrases, pourtant les phrases on les a dites en mâchant. Il y a dans le parler quelque chose qui reste d’une faim, on a eu faim quand on s’est mis à parler, à chaque fois qu’on pense au parler on a le souvenir de quelque chose qui croque, car les mots passent entre les dents et ils gardent le souvenir de la faim, mais c’est pire que la fin, c’est la fin sans rien, c’est croquer dans le vide.
Après, c’est toute la difficulté entre le parler et l’écrit, dans l’écrit il y a quelque chose qui ne reste pas, les tournures de ce qui sort de la bouche, par exemple quand j’improvise je ne dis jamais un mot pour un autre, les choses sont d’une parfaite logique, tout est bien dans sa place, tout se suit dans le rythme logique, imperturbable, l’écrit, lui, permet les tournures, encore plus de tournoiement, mais il y a pour moi aujourd’hui un vrai problème entre l’écrit et le parler, celui qu’on n’admet pas dans nos sociétés, plus personne ne sait parler vraiment aujourd’hui, plus personne n’a sa phrase à lui, qui sortirait ainsi, comme une flamme légère, une petite flamme qu’on tient dans la main. On n’a pas confiance en le parler. On veut éteindre le parler.

Gesticulations dans les villes, ici Douarnenez, pour improviser autour de Dehors Jésus paru chez POL en 2022.

charles pennequin

Est-ce que c’est la parole qui élabore le texte ? Est-ce qu’écrire c’est parler, ou essayer de parler une autre langue qui serait la poésie ?
La poésie c’est le lieu de l’écriture et aussi de cette interrogation, il n’y a plus d’interrogation ailleurs, dans les autres formes d’écrits, dans la poésie c’est l’écrit mais qui contient encore une danse, une gestuelle, il y a un goût pour ce qui fraie entre le son et le sens, c’est cette hésitation qui est palpable dans la poésie.

 

Tu dis que tu es un poète vivant. C’est quoi être un poète vivant, et la poésie vivante ? Est-ce qu’il y a une poésie morte ?
Je dis que je suis vivant, poète je le dis pas forcément, je dis vivant, dans la vivance, c’est-à-dire dans la merde, c’est-à-dire entre chant et réel, dans quelque chose de boueux, de quotidien, on ne veut pas du quotidien dans l’art, on veut effacer le vivant, c’est-à-dire le concret, la brique, le sol, les rapports entre chemise et chaussure et le bruit des couloirs modernes, on veut pas de la vie moderne qui efface la poésie. Tout tente d’effacer la poésie, mais si on écoute parler, si on regarde vraiment ce qui se passe, il y a du boulot pour les poètes !

Au marché (de Lille-Wazemmes), 7 novembre 2008, improvisations parlées et écrites.

Et alors est-ce que tu es poète ? C’est quoi être poète ?
Le poète est un écrivain, c’est un terme à la con, comme parolier, maintenant on désigne tel rappeur, tel chanteur, tel artiste comme poète, parce que ça fait bien, alors qu’il n’y a pas de quoi se vanter, de toute façon le terme fonctionnel c’est écrivain. Ecriturin. Rapport avec rien. Gesticulateur opiniâtre. Eructateur, verbigérateur, rapporteur, écouteur, transmetteur. C’est juste un machin collé à l’organisme, comme une main, des yeux, une bouche. Un poète se sert de choses rapportées, des éléments, des matériaux, avec ses organes reproducteurs de bruits, de sons, de mots, d’images. Il pique la bande passante du vivant, il farfouille dedans. C’est un obsédé du parler souvent.
Quel est le rôle de ces mises en voix filmées ou enregistrées que tu as inventées et que tu pratiques ?
C’est des choses à côté, pour dire aussi des choses depuis la bouche et pas que depuis les doigts, la main, c’est user d’outils comme avant on usait du papier, c’est pareil, on est faits d’extensions, depuis qu’on parle, ou depuis qu’on fait du feu, depuis qu’on casse des pierres, on utilise la lance, la hache, puis la bagnole, puis la caméra, on fait feu de tout bois pour organiser la révolte avec les mots, les phrases, on danse dessus, on chante, on crie, tout est bon pour tortiller la langue contre ceux qui pensent que le langage sert à s’endormir dedans.

videos faites à Lille en 2005-2006 (en 3GP, format de l'époque pour les téléphones portables).

Tu as donné des concerts et des lectures musicales de Dehors Jésus avec Jean-François Pauvros. Comment appellerais-tu ces « performances » ? Est-ce que ce sont des spectacles ou bien l’élaboration d’un échange avec le public qui permet au texte de vivre ?
Ça permet autre chose, avec quelqu’un qui suit ou pas ce qui se dit, comment ça se dit. Je n’ai pas besoin d’accompagnateur, on dit souvent ça : le poète et son accompagnateur, c’est horrible. Le poète sait chanter seul, jouer seul, jouir seul, il sait tout faire, mais là il y a comme une adversité et un compagnonnage, il y a une fusion parfois, ça monte ailleurs, et puis les gens qui sont là montent ou descendent avec nous, ils ne sont plus le public, ils sont une force, une masse qui intervient, joue son rôle aussi. Ce ne sont pas toujours des spectacles, car c’est joué sans prévenir, sans prévention, sans répétitions, parfois j’essaie de faire comme si je répétais. Comme si je vivais.
Dans Dehors Jésus tu mets en scène des personnages, ou bien des personnes ? Est-ce une fiction ? Les as-tu croisés dans la vie ?  Qu’est-ce qu’ils représentent ? Et d’abord est-ce qu’ils représentent quelque chose ?
Il y a des fictions oui, Jésus c’est plusieurs personnes que j’ai connues par exemple. Il y a Lulu, qui a une part importante dans le livre. 

Lecture filmée par Camille Escudero ; lecture d'un texte extrait de Dehors Jésus (P.O.L 2022).

Je pense que Lulu c’est plus fort que Jésus, ça mène plus loin, pourtant c’est un petit bout de femme, une vieille femme, il n’y a que Charles Péguy chez qui on peut comprendre Lulu. Puis il y a Bobi, qui est un jeune qui sort de prison.Ça dit des choses, mais les textes disent aussi, chaque texte délivre quelque chose qui sera développé ailleurs. Il y a le sujet du Temps, il y a les lointains qui sont très présents dans chaque partie du livre. Il y a les vacances, la mer et l’autoroute, la ville.
Est-ce que la poésie est ou peut être un acte militant, engagé ?
C’est une militance pour elle-même. C’est un acte pour lui-même. C’est militer pour trouver son sabir, que chacun cesse de parler comme les consignes de la télé ou de la SNCF. Qu’on arrête le parler qui va toujours dans le même sens, abouti toujours aux mêmes phrases. Le parler c’est là où on sent le mieux la fatigue de l’humain. L’humain est fatigué et son parler est plein d’aphtes, de boules, le parler humain a les boules.
As-tu des lectures ou des performances musicales à venir ? Si oui où et quand ? Et des projets ?

Charles Pennequin, Dehors Jésus, P.O.L.,
2022, 352 pages, 20 €
https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-5344-7 

Je vais à Céret, avec Camille Escudero, on est invités à performer dehors, dans la ville ! Dans l’espace « La Catalane », une lecture performance à deux corps et deux voix intitulée De la Rigolade. Et avant cela je vais avec elle aussi à Perpignan et à Ille-sur-Têt, chez André Rober. Puis avant encore, à Périgueux, du 10 au 12 mars, pour le festival ExPoésie. Puis après je fais un concert, fin mars, au théâtre Molière, à Paris. En avril je serai en Bretagne, à Far West plus exactement, qui se trouve à Penmach, pour la présentation de Dehors Jésus.
Puis je continue à travailler, je travaille avec un jeune dessinateur sur la ville, puis j’ai un autre chantier qui m’attend, où je vais dessiner et écrire aussi.

Lecture- Performance de Charles Pennequin avec Jean-François Pauvros et lecture finale par Camille Escudero à l'occasion de la sortie chez P.O.L de Dehors Jésus. Le Monte en l'air.

Présentation de l’auteur




Ian Monk, oulipien dans la forme

L’Ouvroir de littérature potentielle, l’Oulipo, qui regroupe des écrivains et des mathématiciens, a été créé par des poètes comme Raymond Queneau et des mathématiciens comme François Le Lionnais, fascinés par les liens entre mathématiques et poésie.  Pour eux mathématiques et poésie ont en commun les concepts de contraintes et de structure. Pour les oulipiens, comme Ian Monk, ces contraintes et ces structures sont l’essence de ces deux mondes. La démarche scientifique préside à la création, et les contraintes formelles (ce qui est aussi une démarche conceptuelle) peuvent mener le langage vers la possible expression d’une transcendance qui dépasse totalement l’acte d’écrire motivé uniquement par ce cadre formel. C’est ce qui a guidé Ian Monk dans ses recherches de contraintes. Inventeur des Nonines (entre autre) il poursuit également les recherches formelles de Queneau pour pousser le langage à se débarrasser de toute subjectivité préalable à l’acte d’écriture, certainement pour voir si la forme peut porter une sémantique élaborée de manière aléatoire et expérimentale. Méthodes scientifiques donc, pour défricher un chemin tout aussi scientifique, celui d’une immersion dans un sens jamais préétabli, jamais motivé par le désir de « vouloir dire ». Est-ce qu’alors science et poésie se rejoignent dans ce partage de méthodologies, pour finalement devenir l’expression des concepts qui sous-tendent toute la matière, et les éléments à l’œuvre dans le fonctionnement de ce qui est, ou bien est-ce que cette forme, ainsi composée grâce aux méthodes arbitraires et scientifiques, actualisée par le lecteur, est juste un lieu où tous les possibles peuvent être perçus, selon le destinataire. Ce qui est certain c’est que le sens existe et l’enjeu serait peut-être de se demander si cette voie mène le langage à potentielle disparition dans un tout sémantique qui la dépasserait alors pour venir ouvrir à une transcendance possible de toutes ses acceptions. C’est à toutes ces questions que Ian Monk a accepté de répondre. Nous le remercions.

Vous êtes membre de l’Oulipo (ouvroir de littérature potentielle) qui compte de nombreux mathématiciens. L’oulipo n’est « pas un mouvement littéraire, ce n’est pas un séminaire scientifique, ce n’est pas de la littérature aléatoire » pour citer Raymond Queneau, un de ses fondateurs. Mais alors, qu’est-ce que c’est ?
L’Oulipo est un groupe de travail, qui réunit des gens de disciplines différentes : des écrivains, des mathématiciens, des érudits, des informaticiens, une plasticienne, un bédéiste… qui recouvrent souvent deux voire plusieurs de ces matières. Ce qui nous unifie, c’est un intérêt dans la forme des créations artistiques, et en ce qui concerne ce groupe, surtout les formes littéraires. Mais nous ne sommes pas un « mouvement » ou une « école » car chaque membre est libre de faire comme il veut. C’est à dire, écrire sans « contrainte » ou aspect formel s’il le souhaite. Ceci explique, je crois, en partie la longévité du groupe.

Lecture presque morale d'une élémentaire perpétuelle, Atelier Ian Monk, Oulipo, 2015.

Qu’apportent les contraintes qui accompagnent l’acte de création littéraire qui sont issues de la démarche scientifique à la poésie ?
Sans trop vouloir mettre les bâtons dans les roues de ce numéro de votre revue, je ne pense pas que nous avons une « démarche scientifique » à la poésie, ou à la prose. Je me demande même si une telle chose existait, à quoi elle ressemblerait. Mais on peut en même temps considérer que les démarches de création poétique et scientifique sont beaucoup plus similaires que l’on ne pense en général. Dans les deux cas, on a un vague sentiment, ou bien la certitude, qu’on est sur la piste de « quelque chose », et pour arriver à saisir cette chose, il faudra trouver les outils, les techniques adéquats, sans savoir forcément si on va y réussir. Je pense donc que la différence entre les deux démarches est beaucoup moindre que le grand public, et même la plupart de praticiens, ne le croient. Il y a une grande partie d’inspiration dans la recherche scientifique, juste comme il y a souvent des heures passées à travailler de manière disciplinée pour faire avancer un projet dans l’écriture poétique.
D’où le fait que tous les scientifiques parlent de la beauté des découvertes, juste comme les artistes parlent de la beauté de leurs créations. Mais pour conclure ce point, je pense que le fait d’utiliser les « contraintes » ou les formes préétablies lors d’un acte de création littéraire rend l’écrivain beaucoup plus conscient des outils et de techniques dont il se sert, que les écrivains qui croient vivre une sorte « d’inspiration pure », alors que fatalement ils se servent eux aussi d’outils et de techniques, même s’ils pensent qu’ils sont complètement libres. Quant aux scientifiques, ils savent qu’ils ne peuvent pas faire « n’importe quoi » et doivent respecter quelques contraintes, ou règles de base.

Lecture presque morale d'une élémentaire perpétuelle, Atelier Ian Monk, Oulipo.

Vous avez inventé de nouvelles contraintes d'écriture, les « monquines », qui sont des mots nombrés et les quenoums, qui combinent quenines et pantoums. Et vous avez écrit (entre autres…) avec Michèle Aubin, qui est une mathématicienne, Le Monde des nonines. Pouvez-vous nous parler de ce livre et de la démarche que vous y avez mise en œuvre ?
Au 12e siècle, un troubadour, Arnaut Daniel, inventa une forme poétique, la sextine, qui consiste en six strophes de six vers (plus un tornada de 3 vers à la fin qui ne nous concernera pas ici) dont les mots en fin de vers, au lieu de rimer, restent les mêmes mais sont repartis à chaque fois d’une manière différente, pour que chaque mot se trouve dans chaque position une et une seule fois, et une septième strophe, utilisant la même permutation d’ordre 6 redonnerait l’ordre initiale. Et il y a une répétition du dernier mot du dernier vers en première position de la strophe suivante. La permutation est la suivante : 123456, 615243, 364125, 532614, 451362, 2465431. Le dernier mot en fin de vers donc devient le premier de la strophe suivante, le premier le deuxième, et ainsi de suite. Cette forme a été utilisée de temps en temps durant l’histoire de la poésie occidentale, mais c’est Raymond Queneau de l’Oulipo qui s’est demandé « pourquoi toujours 6 ? pourquoi pas 3 ou 4 ou 5 et cetera ? ». Il s’est vite rendu compte que la permutation en question ne marche pas pour tous le nombres, et souvent on retombe sur la situation initiale trop vite, à la énième strophe et pas la énième plus une. Tel est le cas par exemple pour le nombre 4, dont la permutation « à la sextine » donne 1234, 4132, 2431, 1234. Non seulement on retombe sur la situation initiale dès la 4e strophe, mais le mot en position 3 ne change jamais de place. Il est donc tombé sur une nouvelle suite de nombres, les « nombres de Queneau » (1,2,3,5,6,9,11,14…), ayant leurs propres propriétés.
Par la suite, Jacques Roubaud a trouvé un système qui satisfait deux des conditions de la sextine, mais pas la proximité de la répétition des derniers et des premiers vers. Puis, lors d’une conversation avec Frédéric Forte, on s’est demandé comment on peut prédire après combien de termes un « non-nombre de Queneau » retombe sur sa situation initiale : c’est donc 3 pour le nombre 4, mais 4 pour les nombres 7 et 8, mais comment savoir pour les autres, sans faire la démonstration à la main, ce qui devient vite rébarbatif pour les nombres plus élevés. Et puis, je me suis dit, pourquoi ne pas utiliser « ce qui ne marche pas » en tant qu’élément à exploiter au lieu de chercher à l’éviter. Par exemple dans le cas de 4, le vers 3 pourrait être un refrain ? Sans rentrer trop dans les détails ici, j’ai demandé à Michèle Audin de m’aider, et le livre est né de cette façon, avec Michèle fournissant les éléments mathématiques et moi (la plupart) des poèmes qui en découlaient. (La version intégrale du livre reste consultable sur le site de l’Oulipo : https://www.oulipo.net/fr/le-monde-des-nonines).
Le fait d’imposer au langage une actualisation motivée de manière scientifique donc en quelque sorte arbitraire, active doublement la nature du langage poétique. Les combinatoires mises en œuvre habituellement grâce au poème, c’est-à-dire le fait que le poème place le langage hors des cadres référentiels protocolaires et active sa fonction autotélique, se trouvent donc d’emblée posées comme un préalable à l’écriture. Quel est alors l’objectif sémantique, et y en a-t-il un ?
Bien, en ce qui me concerne, le fait d’utiliser les formes, que j’appellerais plutôt « arithmétiques », me donne la possibilité d’établir la structure du ou des textes à écrire, souvent avant de penser au futur contenu « sémantique ». Dans le cas de Plouk Town, par exemple, j’avais décidé d’écrire une suite de x poèmes de x2 vers de x mots, un choix qui peut sembler arbitraire mais qui avait une sorte de sens numérique pour moi. Concrètement, ça voulait dire commencer par un poème d’un mot (1 poème de 1 vers de 1 mot) et finir provisoirement par une série de 11 poèmes de 121 vers de 11 mots (la séquence étant bien sûr potentiellement infinie).
Ce qui m’intéresse dans ce genre de pratique est d’avoir alors en quelque sorte un ensemble de boîtes vides dans lesquelles je peux mettre ce que je veux, la structure étant « vide » de sens. Ensuite, l’excitation consiste en la recherche du contenu et le fait de le remplir comme il faut l’espace disponible à chaque fois. Je ne sais pas si ceci est une réponse à votre question, mais c’est une tentative…

Avant de naître, Ian Monk lu par Jacques Bonnaffé, juillet 2020.

Serait-ce un moyen d’atteindre, grâce à la distance que ces contraintes établissent, un point où le langage comme celui des mathématiques serait débarrassé de toute subjectivité et pourrait alors énoncer des concepts purs, comme peut le faire le langage scientifique ?
Non, je ne pense pas que la poésie soit capable de décrire des concepts purs. Au moins, pas le genre de poésie qui m’intéressait à lire ou à écrire !

IAN MONK – PQR (POÈMES QUOTIDIENS RENNAIS). Lecture par l’auteur. Rencontre animée par Alain Nicolas. Maison de la Poésie - Scène littéraire.

Présentation de l’auteur