Yves Bonnefoy

Une des toutes premières rencontres à avoir été publiée sur Recours au poème, parue en octobre 2012.

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Natacha Lafond et moi-même avions rencontré Yves Bonnefoy en janvier 2004, dans son bureau du Collège de France, pour un long et passionnant entretien, qui était destiné au numéro de la revue Le Bateau Fantôme portant sur le thème du « livre ». Cet échange consista principalement dans la discussion des questions que nous avions préparées, mais aussi dans l’évocation chaleureuse de nombreux souvenirs littéraires.

Comme le lecteur pourra le constater, le poète a répondu à nos questions sous la forme d’un court essai, ou, si l’on préfère, sous la forme d’une longue lettre adressée aux questionneurs ; mais il demeure, dans son discours et son esprit, un entretien.

Sur les trois parties de ce texte, la première, la plus longue (elle couvre la moitié de l’ensemble) est reproduite ici pour Recours au poème. Le texte complet a paru la première fois dans la revue Le Bateau Fantôme, n°4, « le livre », 2004.

Mathieu Hilfiger

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Cher Mathieu Hilfiger, chère Natacha Lafond, j’ai lu vos questions, je leur ai trouvé beaucoup de sens, et c’est au point que je souhaite que vous les placiez, toutes ou au moins certaines, au seuil de ces réflexions. Mais permettez-moi de vous répondre comme si vous ne m’aviez posé qu’une seule grande question, celle du rapport que j’entretiens, ou qu’un écrivain peut entretenir, avec le livre, le livre comme tel…  Car c’est là un problème que je suis loin de maîtriser, d’où suit qu’avant de m’arrêter à vos points de vue plus particuliers, j’ai besoin de faire un retour sur moi, qui risque de prendre tout mon temps.

Un retour qui doit pour commencer en revenir à l’enfance puisque celle-ci est dans l’existence le moment où les livres ne peuvent manquer de produire sur leur lecteur prenant conscience de soi leurs effets les plus forts, parfois même bouleversants. Je l’ai déjà rappelé, à chaque fois que j’ai eu à m’expliquer sur la poésie, l’enfance est l’âge où la pensée conceptuelle, celle qui aborde les choses par leurs aspects, donc par leur dehors, se met en place dans la parole, dans le regard, mais de façon lacunaire encore, insuffisamment cohérente, d’où des failles entre ses propositions par lesquelles la plénitude de l’immédiat, en passe d’être oubliée, se marque dans l’esprit avec du coup un relief, une qualité de mystère, qui pourront hanter la mémoire pour tout le restant de la vie. Et ce souvenir, c’est alors le bien de la poésie, qui cherchera à le préserver dans tous ces mots de la langue que la vie adulte, pour sa part, ne peut que concéder ou abandonner aux concepts. 

Or, ces mots, où vont ainsi se retrouver aux prises les deux regards, celui du logos conceptuel organisateur du monde où l’on a à vivre, ou déjà les grandes personnes vivent, et celui d’auparavant, qui percevait les êtres et les choses dans leur immédiateté, leur unité, où se présentent-ils à l’enfant qui grandit sinon dans les livres qu’il lui est donné de lire ?  Je me propose donc de retrouver la façon dont j’ai vécu, pour ma part, le fait du livre. De comprendre comment un livre peut, comme tel, troubler la pensée, par sollicitation de ce que j’appellerai l’imagination métaphysique : non celle qui se complait à rêver de situations simplement inactuelles, inaccessibles, dans la réalité comme elle est, mais celle qui conçoit des degrés supérieurs de celle-ci, et veut se porter vers eux.

Un livre ? Mais remarquons d’abord l’ambiguïté de ce mot qui désigne aussi bien une œuvre littéraire, par nature immatérielle, que le volume où on peut la lire, en ce cas du papier, de la chose imprimée, une couverture, neuve ou usée, tous éléments offerts au regard sans relation évidente avec ce dont le texte fait part : le livre, en ce sens du mot qui est le plus vaste autant que le premier, ayant sa vie indépendamment de l’œuvre. Le même vocable a deux acceptions profondément différentes. Et pourtant ! N’y a-t-il pas entre ces deux réalités, l’entité purement mentale et l’objet physique, quelque chose pour les unir en nous qui sera plus que le simple fait que l’une soit le véhicule de l’autre ?

Telle la question que je dois me poser sans plus attendre, car je vois bien qu’elle peut expliquer beaucoup de mes rencontres les plus anciennes avec les livres. Très importants furent pour moi les petits volumes d’une certaine collection Printemps à laquelle j’ai déjà fait allusion dans d’autres écrits mais dont il me faut reparler, de ce nouveau point de vue. On m’avait abonné quand j’eus neuf ans aux petits ouvrages de cette série bimensuelle, je les recevais par la poste, 64 pages de minime format gardées ensemble par deux agrafes avec trois ou quatre illustrations, du dessin au trait, sous une couverture en couleur, elle aussi une belle image. Et ces petits romans, que j’attendais avec impatience un jeudi sur deux, c’était bien, tout d’abord, un livre, au sens matériel du mot : l’enveloppe que l’on déchire et cette ressemblance aux publications antérieures que l’on est ravi de constater dans la livraison nouvelle, avec beaucoup d’affection pour cette typographie, cette minceur souple qui ont déjà apporté de si séduisants récits. Ces livres, je ne les abolissais pas dans l’acte de la lecture, je les conservais, avec respect, avec compassion aussi pour leur fragilité évidente.

Et le même intérêt pour l’enveloppe des textes, je l’ai éprouvé tôt après cette première expérience de lecture dans l’espace plus austère mais tout aussi fascinant des Classiques Vaubourdolle, petits livrets voués à toujours la même présentation matérielle et eux aussi très minces et bien fragiles, dans leur refermement sur des textes cette fois imprimés serrés et avec une encre un peu trop grise mais qui me paraissait annoncer ainsi une difficulté essentielle. Il y avait à la maison un certain nombre de ces brochures, aussi quelques autres de chez Hatier, et j’y découvrais Andromaque, Britannicus ou Le Cid, je lisais subjugué ces tragédies, mais cette fascination pour des textes ne me faisait pas oublier leur vêture, et quand je regardais en quatrième page de couverture la longue liste des ouvrages « de la même collection », c’est à celle-ci que je pensais tout autant qu’à des œuvres encore inconnues de moi. Je perdais mon regard dans une cohorte de minces livres gris bleu, je m’avançais parmi eux, présences à la fois invisibles et proches qui étaient comme à veiller pour moi dans l’espace qui s’étendait entre le lieu proche et ces œuvres lointaines, énigmatiques.

Car voici bien ce qu’il faut que j’ajoute sans attendre, et qui me reconduit à ma première remarque, sur le regard des enfants, au moins de quelques enfants : ces œuvres, ces livres - dans cette fois le sens littéraire du mot, et en particulier ceux de la collection Printemps -, ne s’ouvraient pas à moi comme le récit d’événements ou de situations d’un monde réel, d’un monde certes inexploré encore mais bien réel ici même, et que mon imagination, mon désir, auraient voulu pénétrer, anticipant sur les années à venir, non, c’était l’imagination métaphysique qui avait d’entrée de jeu pris la barre, et je ressentais ainsi, de façon aussi instinctive que profonde, que ce que je lisais avait son lieu dans un autre monde, un qui, pour avoir les mêmes objets, les mêmes lois, les mêmes paroles que le nôtre, n’en était pas moins séparé de nous par un grand mur invisible.  La réalité dite par ces livres, et que rien ne distinguait de la mienne, en fait transcendait celle-ci, elle se situait à un degré supérieur dans l’être, elle était donc inapprochable sinon par la pensée qui ne cessait pas de s’élancer vers les cimes de cet ailleurs, irisées d’une lumière parfaitement mystérieuse.

Rien que de naturel dans cette impression, j’imagine, c’est simplement la mémoire de la présence, celle que j’évoquais au seuil même de ces remarques, qui cherche à s’inscrire dans la figure du monde à mesure que des récits élargissent cette dernière. La mémoire produit ce que dans un de mes livres j’ai appelé un « arrière-pays », un vestige de l’expérience originelle préservé aux lointains du monde comme il faut bien qu’on l’accepte.

Mais ce qui apparaît maintenant et que je dois souligner, c’est le lien que cette rêverie ontologique fait apparaître entre le livre véhicule et le livre texte, entre le contenant et le contenu : le premier se révélant davantage qu’un simple porteur du second, sans effet sur l’œuvre. Existence qu’il est bien, comme le montrait déjà l’affection qu’il sait provoquer, il peut être non tant le guide que je disais tout à l’heure, vers de la littérature encore non lue, que le messager qui vient à nous de cet ailleurs où les personnages et les situations des récits, des drames, paraissent alors résider. Il a un peu de sa vie ici, oui certainement, mais le plus clair autant que le plus secret de son être est « là-bas », à l’horizon du visible. Le livre, le support matériel de l’œuvre, quel est son rapport à celle-ci ? Dans de tels cas, c’est de confirmer qu’elle n’est pas de ce monde.

Un leurre, par conséquent, ce papier, ces caractères typographiques, ces couvertures comme des portes de temple étagées à plusieurs niveaux dans les brumes d’un outre-espace, un leurre car cette imagination d’un ailleurs dans l’expérience de vivre est tout de même un péril, et qu’il faut combattre. Le sentiment de présence, avoir compris - avoir su - que la réalité, c’est l’intensité dans la figure des choses, voilà qui est véridique, c’est le bien que nous recevons de notre mémoire quand elle se fait poésie, mais où le danger commence, c’est quand cette impression de réalité se sépare de nous pour se porter sur des choses rêvées ailleurs, alors que c’est ici même que ce qui est a son lieu, et doit être reconnu, et vécu. Là-bas, en dépit de l’intensité qu’on y rêve, ce ne sont que des représentations sans épaisseur d’existence, c’est de l’image, rien qui pourra répondre aux besoins de la personne comme il faut pourtant les savoir et les accepter si l’on se veut fidèle au moment premier de présence, présence aussi de soi-même à soi. De telles rêveries sont des leurres, et la poésie, ce sera de se persuader de cela. 

Vous voyez, je viens de vous faire part d’une de mes convictions, cette idée que le livre, le livre chose, peut être vécu d’une façon qui fait de lui un péril, en tout cas pour la poésie. Le livre peut être dangereux. Mais l’essentiel, aujourd’hui, ce n’est pas de redire cette expérience, c’est de comprendre la raison pour laquelle un tel leurre se met en place. Pourquoi, comment, le livre qu’on tient entre ses mains peut-il donner lieu à une transmutation des figures qu’on y rencontre, alchimie qui de leur statut ordinaire de simples sténographies de choses et de personnes d’ici tire l’or d’une apparence d’épiphanie ? Pourquoi ? Eh bien, parce qu’en sa nature même de chose, d’objet matériel, tangible, manipulable, le livre a une forme et des limites.  D’où suit que le texte qu’il contient est lui-même délimité, séparé de tous ces possibles qu’auraient été une suite donnée à son récit, par exemple, ou une objection apportée par un critique. Il lui est permis d’exister en soi, resserré sur soi : et c’est de cette virtualité, si le lecteur s’y attache, que la transmutation est la conséquence.

Que sont ces mots, en effet, qu’on rencontre alors dans le livre, qu’on y lit mais en se heurtant à gauche et à droite aux bords du cadre, lesquels renvoient vers le centre, là où sont les phrases du texte, avec leurs indications ainsi absolutisées ? Ces mots ne peuvent parler à ceux qui sont restés au dehors, ils ne peuvent entendre ce qu’on leur dit, rien en eux par conséquent qui puisse prêter à parole, ils ne sont, purement et simplement, qu’une langue, la langue que constituent leurs rapports au sein du livre. Et cette langue est donc libre de déployer ce qui est dans la nature des langues, à savoir qu’elles ignorent le temps de la finitude, celui qui dans nos vies, par la pensée de la mort qui en résulte, oblige à prendre au sérieux les situations du hasard et ne pas douter que c’est ce hasard le réel. Qu’on se laisse capter par une langue en son être propre, qu’on préfère en percevoir les structures plutôt que les employer, et ces structures se font un intelligible, au sens platonicien de ce mot, et quand ensuite on aperçoit cet intelligible dans les quelques figures - c’est le récit - qu’il puise dans le monde sensible pour, en somme, se signifier à lui-même, on voit celles-ci dans sa lumière, on les a perdues pour ce monde, ici, où on peut bien continuer à vivre mais où on a cessé d’exister. 

Et cesser ainsi d’exister, c’est évidemment une tentation, puisque c’est cesser aussi bien d’être mortel, et je crois donc que cette façon de se laisser séduire par le livre - autrement dit de profiter de son caractère fondamental, sa capacité de tailler dans la continuité de la parole, de fermer du texte sur soi -, c’est un fait assez répandu dans la communauté des lecteurs, quitte à prendre divers aspects, qui sont diverses manières de promouvoir la langue à l’encontre de la parole. On peut rêver d’un « arrière-pays » et il y a déjà nombre de façons de le faire, soit géographiquement, soit comme nostalgie d’autres moments de l’histoire, mais aussi on peut imaginer l’ailleurs érotiquement, passionnellement, la passion amoureuse, découverte dans des poèmes avant d’être tentée dans la vie supposée vécue, n’étant qu’une des retombées de ce grand mirage. Et d’aucuns, enfin, profiterons de ce qu’une langue, c’est de l’oubli de la mort, c’est décharger le vivant du sérieux de l’existence, pour se mettre à jouer avec les signifiants de l’idiome ainsi offert à la paresse de vivre, et ce sont alors ces analyses critiques comme on en voit souvent aujourd’hui, analyses-jeux faites à l’aide des simples formes, ou ces livres puisés dans le matériau de rien que la langue par une combinatoire qui élargirait son champ à, rêve-t-on, pauvrement, tout ce qu’on pourrait faire d’intéressant sur cette terre.

C’est en ces régions extrêmes du consentement au mirage, régions plutôt désertiques, que je commence, pour ma part, à m’attrister de la révérence, si ce n’est de l’idolâtrie, dont notre époque fait parfois montre à l’égard du livre, compris comme un texte d’entrée de jeu assumant le fait de son cadre, et y trouvant son bonheur. Pourquoi faudrait-il qu’un livre soit, comme tel, une fin ? Que l’idée d’écrire un livre fasse trembler d’émotion ? Que l’on s’enferme dans l’écriture d’un livre comme si c’était la réponse qu’il faut au supposé non-sens qu’il y a à vivre ? Je n’admire pas l’idée mallarméenne du « Livre » unique, absolu, idée obscure et, heureusement, contradictoire. J’aime profondément Borgès pour son sens exacerbé, en fait douloureux, de la finitude, mais quelle épouvante que la bibliothèque de Babel, à quoi s’est risquée son angoisse ! 

Mais revenons à mon expérience personnelle du livre, des livres, car ce n’est que par cette évocation que je me sens en mesure de répondre à votre attente. Les mirages produits par la collection Printemps ou par les classiques Vaubourdolle ne furent pas les derniers, j’eus à subir d’autres sollicitations, ce furent par exemple, au lycée, les éditions analogues de quelques auteurs latins et d’abord le manuel de grammaire latine, syntaxe mais morphologie presque autant, surtout dans ses « premières années ». Et la même sorte de transmutation du contenu des ouvrages, je l’ai opérée encore quand, dans mes années de lycée toujours, j’ai pris conscience de l’existence des livres surréalistes. Quel paradoxe ! André Breton y parlait d’ajouter des dimensions à la vie, de lui donner plus de réalité, et pourtant ce qui m’attirait à lui c’était ces livres dont la bizarrerie des textes, les images maintenant explicitement suggestives d’une autre réalité - plutôt pauvrement d’ailleurs, mieux eût valu, mais seul Chirico en était capable, s’attacher aux énigmes de l’évidence immédiate -, le tirage très limité, indice qu’ils n’étaient destinés qu’à un petit nombre d’élus, et, de temps en temps, la fatigue de l’exemplaire, preuve de l’existence de compagnons sur la voie à suivre, faisaient d’eux clairement, indubitablement, des messagers d’un ailleurs cette fois encore.

Reste qu’ils me conduisirent, ces messagers, vers tout de même, à Paris, des êtres qui existaient dans ce monde, belle occasion pour revenir de ce côté-ci de l’image. Et aussi je commençai à écrire, et à publier, je voyais d’autres personnes publier à côté de moi : ce qui changea mon rapport au livre. Bien naturellement ! Le livre-messager dont je viens de parler, c’est ce qui nous vient d’un ailleurs, il ne faut pas en avoir rencontré l’auteur, avoir dû constater que celui-ci n’est, si j’ose dire, que réel. À plus forte raison perd tout prestige possible le livre où prend place un texte dont on est soi-même l’auteur. Ne sommes-nous pas, nous qui écrivons, nous qui publions et qui nous parlons, à jamais du pays d’ici ? 

Et qui plus est, d’un pays dans lequel des questions se posent, qui décolorent les rêveries de l’adolescence qui veut durer aussi efficacement que le réveil au matin efface celles des nuits. L’époque, dès 1934, avait commencé à parler très fort. Un autre texte que celui des œuvres littéraires se faisait de plus en plus une incontournable évidence, dans un imprimé, le journal, et aussi un parlé, à la radio, dans les rues, qui bousculaient la forme des livres, la forme inhérente au livre, laissant du coup échapper de leur discours multiple et contradictoire l’aveu de la distorsion par les structures verbales de la réalité comme il faut la vivre. Bien difficile aurait-il été dans ces années-là de ne pas comprendre que la société tout entière, privée ainsi de parole, était soumise à des systèmes conceptuels – philosophies autoritaires, dogmes des églises, idéologies portant ce passé déjà dangereux et coupable à des conséquences sinistres – qu’il fallait critiquer comme précisément des mirages dans la pensée. C’est de ce point de vue que le surréalisme, aussi chimérique parût-il aux yeux de beaucoup, était un guide vers l’existence vécue le plus quotidiennement : vers la « vraie vie », réclamée par Rimbaud, celle qui se sait « réalité rugueuse », anges oubliés, finitude. – Je compris ainsi, en tout cas, ce que suggérait André Breton. J’écrivis un « Donner à vivre » pour le catalogue de l’exposition de 1947, puis un Anti-Platon. Et je me mis à lutter contre ces tentations – je les ai plus tard appelées gnostiques – qui donnent prestige aux livres des autres et à travers eux à tout livre qu’on prend dans ses mains, que l’on ouvre. Quand j’en vins à en publier un moi-même, un qui aurait à circuler tant soit peu et qu’il fallait rendre présentable, je fis attention à sa présentation, à sa typographie, profitant de la liberté que me laissait l’éditeur, mais il n’en mettait pas moins fin à tout un moment de ma vie.

J’étais d’ailleurs déjà dans le projet d’autres livres. Non pas que je voulusse cela, écrire d’autres livres pour le plaisir d’en écrire, mais il fallait bien que se donnât des points d’appui au dehors - des occasions de souffler - le mouvement d’une écriture dont la réflexion sur l’existence incarnée ici, dans l’ordinaire des jours, m’apparaissait désormais la seule valable raison d’être. En cela, oui, je me sens proche de Proust. Et je ne traite pas bien les livres que j’ai écrits et publiés, ces volumes, plus ou moins gros.  Leur contenu, leurs moments successifs, je les ai assurément en esprit, autant que ma mémoire me le permet, mais je les garde en désordre, et quand il m’arrive d’en chercher un, s’il n’est pas tout à fait récent, je dois l’arracher à l’étau d’autres bien trop serrés contre lui ou le tirer de sous une pile, qui s’écroule. Ma couronne de lauriers, que je dois bien avoir placée quelque part, en tout cas je ne l’ai pas disposée au dessus d’un beau meuble où mes publications vieilliraient agréablement côte à côte, drapées de papier cristal. 

[…]

Photo © Télérama.




Dominique Sampiero : Lettre de verre est le poème

Le verre, on voit à travers, au point de ne plus le voir, tant il est immergé dans le quotidien. Matériau banal, usuel, utile, sa transparence se double d'invisibilité. Pourtant, on peut  voir dans cette présence qui n'occulte pas le monde mais au contraire le révèle, le dévoile, laisse transparaître des contours perçus à travers ce prisme révélateur, une analogie avec le poème. D'ailleurs, il est certain qu'on écrit les poèmes avec des lettres de verre. Entre déliés et arrêtes, entre aplats translucides et arrondis de couleurs, une architecture du silence ouvre sur toutes les combinatoires du sens, qui apparaissent et disparaissent dans ce jeu d'ombre et de lumière. Lettre de verre est le poème, celui de Dominique Sampiero, qui a porté  et réalisé l'anthologie Le Désir de la lettre née de cette rencontre avec le designer Jean-Baptiste Sibertin-Blanc à qui l'on doit ces Lettres de verre1, et le Musverre, Musée du verre de la région du Nord. Il a répondu à nos questions, en toute transparence.

Pouvez-vous nous parler de ce projet du Musée du verre ? Comment est-il né et comment sa réalisation a-t-elle été possible ?
Voilà plus de trente ans que je m’intéresse à ce musée implanté dans l’Avesnois, à Sars Poteries, entre Avenes-sur-Helpe et Maubeuge (à une heure en voiture de Lille et de Bruxelles) et à cette mémoire des maitres verriers. Il me semblait intéressant de confronter l’onirisme du verre à l’onirisme de l’écriture poétique.

La Vie rêvée du verre, performance lecture, contrebasse portée par Dominique Sampiero et Pierre Badaroux.

J’ai connu personnellement son fondateur, le prêtre sécularisé Louis Mériaux, et il me semblait que cet homme engagé dans son projet aurait aimé associer la poésie. Il m’intimidait trop et je n’ai pas osé lui proposer de son vivant.
Un jour, dans les années 60, Louis boit chez une de ses paroissiennes dans un verre de vin dont le pied est un verre à goutte. Il s’étonne de la symétrie de cet objet étrange et s’interroge. La femme, petite fille de maître verrier, lui répond : « C’est un bousillé ! Les maitres verriers de l’atelier de Sars-Poteries avaient le droit de gâcher, de « bousiller » du verre pour eux pendant la pause-déjeuner pour s’entrainer ».

Ils ont fait de cette permission un moment de création et d’affrontement entre leurs savoir-faire. C’est à celui qui inventerait le plus bel objet. Joignant la parole aux actes, cette dame grimpe au grenier et descend un carton plein : encriers revanche, coupe à fruits, lampes, canne de verre… Louis Mériaux découvre une collection hallucinante d’objets colorés d’une grande beauté et inventivité, entre l’art naïf et l’art brut, inclassable en fait.

 

Dans l’enthousiasme de sa trouvaille, il crée une association, collecte un nombre importants de ces réalisations et décide de rouvrir d’anciens ateliers pour des démonstrations de soufflage avec d’anciens verriers en retraite. Il va plus loin. Après un symposium sur le verre réunissant des artistes du monde entier dans ce minuscule village de l’Avesnois ( 1486 habitants ), il obtient du Conseil Général une bourse permettant de mettre en résidence un artiste du verre pendant un an.

Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, Lettres de verre, une éclipse de l'objet, Bernard Chauveau, 2021, 20 €.

C’est ainsi que va se créer une collection contemporaine d’œuvres en verre, unique en Europe. Au début, installé dans une ancienne maison de maître, le musée va se déplacer dans une nouvelle bâtisse construite en pierre bleue et que vous pouvez visiter aussi virtuellement sur son blog et sa page FaceBook, le MusVerre.

Lette "L", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Lettre "N", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Comment est venue cette idée de réaliser des lettres de verre, et une anthologie, pour accompagner l’ouverture de ce lieu ?
On a confié au designer Jean-Baptiste Sibertin-Blanc le projet de résidence 2020 et la création, sous le titre « l’éclipse de l’objet », d’un alphabet de verre. Eléonore Peretti, la nouvelle directrice du MusVerre a eu l’idée de m’associer à la rédaction du catalogue et l’a proposé au designer qui a accepté. J’ai donc suivi JBSB pendant un an à travers toute la France dans les ateliers des maitres verriers pour faire leurs portraits. Il s’agissait dans cette réalisation de mettre en œuvre les quatre techniques fondamentales du verre : le soufflage, le bombage, le chalumeau et la cire perdue. Et d’en parler dans les pages du catalogue.
M’est venue l’idée d’une anthologie poétique comme un cadeau à faire aux visiteurs de cette exposition et à l’équipe du musée. Les poètes que j’ai invités ont reçu 10 exemplaires en droits d’auteur et ont joué le jeu avec talent et générosité. L’ensemble a été publié en co édition avec le MusVerre et Bernard Chauveau éditeur.
Il me semble évident de faire un parallèle entre les souffleurs de mots et les souffleurs de verre. Souffleurs d’images, de sens, d’un rapport de diffraction au silence, à la lumière. Je suis convaincu que les poètes et écrivains ont quelque chose à apporter à la vie de ce musée en croisant leurs regards, leurs lectures.
Parlez-nous de votre région, le Nord, et de ce que peut apporter un tel endroit à la vie et à l’économie locales ?

Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par Dominique Sampiero et Jean-Baptiste
Sibertin-Blanc, Bernard Chauveau, 2021, 10 €.

Pour le Nord, je ne sais pas, mais pour l’Avesnois, qui est au Nord du Nord, à quelques pas de la frontière belge, et dont l’économie jadis tournait autour de la poterie, du tissage et du soufflage de verre, oui, il y a un enjeu extraordinaire à associer tourisme et culture.

Lettre "E", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Lettre "Y", Le Désir de la lettre, anthologie dirigée par
Dominique Sampiero et Jean-Baptiste Sibertin-Blanc,
Bernard Chauveau, 2021, 10 €. © Karine Faby.

Dans ce paysage de bocages et de haies vives, ardoises, briques et pierres bleues, il y a des endroits chargés d’histoire (naissance du premier Mai avec la fusillade de Fourmies) à condition de ne pas s’enfermer non plus dans une nostalgie passéiste. La question est de dynamiser cette vie rurale et de développer des projets de résidences d’artistes pour refaire le lien entre ruralité et culture. Il y a du pain sur la planche pour les vingt années à venir.
Est-ce que la matière du quotidien tient une grande place dans votre poésie ?
Le quotidien est le point d’ancrage et de menace du poème. Tout pourrait recouvrir, endormir, ensevelir, anéantir, étouffer, scléroser, bâillonner l’acte d’écriture dans une région où si peu de gens lisent et s’intéressent à l’art ou à la littérature.
Mais justement le poème est une sorte de levier. En marchant ici, entre les horizons qui ont inspiré tellement de peintres flamands par des occlusions de lumières, des jeux d’apparition, de disparition, on revit une sorte de quête initiatique : quand je marche et que mon regard se love dans un cercle de plusieurs kilomètres, je fais l’expérience charnelle du centre.
L’autre visage du quotidien s’illustre à travers les caractères et les visages des gens d’ici. J’ai fait plusieurs portraits de ces vies minuscules comme l’écrivait Pierre Michon, parce que j’y trouve justement une rupture avec le quotidien. Certains de ces êtres sont des personnages de fiction dans leur vie de tous les jours. Il se dégage une violence poétique brute de leur rapport au monde qui me fascine. Leur sensibilité ne trouve pas les mots ni leurs émotions mais leurs actes oui. Il y a chez certains d’entre eux et dans leur rapport à la terre ou à leurs voisins, plus de poésie enfouie que dans tous les livres du monde. C’est comme un texte silencieux à déchiffrer au quotidien dans leur vie de taiseux. Une sorte d’histoire enfouie à côté de la Grande Histoire dont le poème tente parfois l’esquisse.

La vie rêvée du verre, performance lecture - contrebasse portée par Dominique Sampiero et Pierre Badaroux.

Pensez-vous que l’on puisse affirmer qu’il existe des choses banales ? L’écriture ne révèle-t-elle pas la magie en chaque chose ?
Banal, étymologiquement, signifie : qui appartient au seigneur et dont l’usage est imposé à ses sujets moyennent redevance… La réponse est donc dans la question. Oui, nous sommes tous dans cette banalité qui nous aliène au travail, à l’argent, aux droits et devoirs de la démocratie…
De plus en plus, avec les catastrophes et révoltes de ces vingt dernières années, regardez comment la colère des gilets jaunes a été cassée, violentée, j’ai la sensation d’appartenir aux maîtres de notre époque, c’est-à-dire, la classe politique. Et que je dois payer le prix fort pour m’en libérer. Mon écho à moi, c’est le poème.

Dominique Sampiero, Je suis un paysage.

L’écriture ne révèle aucune magie mais au contraire libère de toutes les illusions et magies aliénantes. C’est le réel absolu de cette libération. Celui qui écrit ne s’appartient plus, n’appartient pas à lui-même, ni à aucune bannière. Il s’en remet au flux de la langue et d’une pensée à laquelle, à chaque ligne, il assiste à l’apparition.
Le JE est un autre de Rimbaud est une expérience qui humanise et déshumanise en même temps. C’est l’expérience d’une solitude dont l’essence même est de m’inventer infiniment « autre et avec », « dans et en dehors du temps », de descendre dans le noyau pour remonter dans la chute des contours, en accueil, en empathie avec tout ce qui n’est pas moi et pourtant me fonde.

Brut de poésie, avec Dominique Sampiero. Hommage au poète Ghérasim Luca TOI TU, long déferlement amoureux de Dominique Sampiero fait partie d'un spectacle musical avec Henri et Sébastien Texier (Réveiller les vivants) poétique à la fois par son jazz et par son verbe. Jacques Bonaffé.

Note

  1. Jean-Baptiste Sibertin-Blanc est le créateur de cet alphabet de verre. Son livre, Lettres de verre, une éclipse de l'objet, paru aux éditions Bernard Chauveau, a été réalisé lors d'une résidence au MusVerre, où il a développé un projet réunissant verre et écriture, espace et architecture. Il est accompagné de textes de Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, de l'artiste verrier Antoine Leperlier, du philosophe Jean-Luc Nancy, du typographe et directeur de l'Atelier national de recherche typographique Thomas Huot-Marchand, de l'écrivain Dominique Sampiero et de portraits de verriers.

 

Présentation de l’auteur




Un don des mots dans les mots, est traduire : entretien avec Marilyne Bertoncini

Qui d'autre pour évoquer la traduction que toi, Marilyne ? Est-ce que quelqu'un qui traduit de la poésie doit être poète, et qu'est-ce qu'être poète ? Je ne sais pas, répondre à ces questions reviendrait à dogmatiser la poésie, et c'est impossible. Elle ne se laisse réduire à rien. C'est parce que tu le sais que personne d'autre que toi ne devait répondre à mes questions. C'est aussi parce que les mots tu en ressens la puissance, les faiblesses, avant même de les recevoir dans le poème. Traduire c'est ceci, avant de tenter de prêter sa sensibilité au poème venu de quelqu'un d'autre, c'est ressentir, sentir, accueillir, et redonner, avec juste ce qui est nécessaire de présence, et d'effacement. Et puis je souhaite en profiter pour te remercier pour ces poètes italiens dont tu traduis les textes que tu permets à tant de gens de découvrir, et dont tu fais des lectures régulièrement.

Marilyne, tu as traduit et tu traduis des poètes, italiens mais aussi anglophones. Comment qualifierais-tu cette activité ?
Peut-être devrais-je te raconter comment on en vient à faire des traductions, ou plus précisément, car chaque trajectoire est singulière, comment j'y suis venue : je n'ai pas suivi de formation théorique à l'université pour obtenir un diplôme de traducteur – en fait, c'est mon activité poétique qui m'y a portée, et plus précisément une rencontre. Alors que j'enseignais à Menton, Barry Wallenstein était  en résidence d'écriture au monastère de Saorge. Ce poète new-yorkais est aussi performeur, et en écoutant le CD sur lequel j'ai découvert Tony's blues ((publié aux éditions PVST, avec des gravures d'Hélène Bautista)), j'ai eu la certitude que le personnage évoqué dans les poèmes aurait intéressé mes élèves – mais il fallait traduire des textes inédits en français. C'est là qu'on pourrait dire née ma « vocation » de traductrice, ensuite poursuivie grâce à Jacques Rancourt, alors directeur du festival et de la revue La Traductière, qui m'a permis de rencontrer d'autres poètes – américains, anglais, australiens... d'autres univers poétiques ; Une fois mise en marche la « machine », c'est une passion qui se développe, et qui m'a amenée à lire des textes théoriques, comparer des traductions, réfléchir sur ma pratique. Rien n'est jamais fixé, il s'agit d'un artisanat, pas d'un travail mécanique, il faut toujours s'adapter aux textes, aux auteurs et à leurs exigences – étudier aussi le champ culturel et linguistique dans lequel a été produit un texte... Il n'y a pas une méthode, ou un outil défini – c'est une série de « bricolages », d'essais, d'hypothèses, d'ajustements..
En relisant ceci, je me dis aussi que l'autre possible origine de ma passion pour la traduction vient du bilinguisme dans lequel je baigne depuis des années, et qui fait de ma vie un perpétuel passage d'une langue à l'autre (parfois même sans que je m'en aperçoive, quand j'énonce à haute voix une pensée commencée dans une langue, pour un interlocuteur d'une autre...) Et ce goût du jeu des langues remonte à bien loin : comme le parcours d'un Petit Poucet retournant sur ses pas, je retrouve le livre de poèmes en anglais que m'avait offert ( une vieille voisine avant de partir pour une opération fatale : je l'ai perdu au fil des déménagements, mais ses pages jaunies, les « tongue twisters » de la fin, un poème comme « a rose is a rose, is a rose... » de Gertrud Stein, n'ont jamais quitté ma mémoire : j'étais encore à l'école primaire, et j'avais une folle hâte de commencer l'anglais en 6ème pour comprendre ce que je lisais à ma façon, enivrée des sonorités que j'imaginais. Mais j'ai aussi en héritage le bilinguisme interdit en famille, et une grand-mère flamande qui avait perdu l'usage de sa langue – considérée comme plébéienne, et donc à proscrire pour les enfants -  jusqu'aux mois qui ont précédé sa mort, où les mots affluaient de nouveau... Je pense que ma fascination pour les langues naît de ces rencontres, et la traduction n'est jamais qu'une extension, une passerelle, vers ceux qui m'ont initiée, par leur passion ou leur rejet.
Est-ce que traduire de la poésie est plus difficile que traduire de la prose, et pourquoi ?
C'est la remarque qu'on fait en général quand tu annonces que tu traduis de la poésie.... Et cela me semble un faux débat :  il faudrait sans doute définir de quel type de prose on parle. Il est sans doute plus facile de traduire un texte technique, une notice, une fois qu'on a une solide connaissance du domaine dont on parle, ou qu'on dispose d'un bon dictionnaire...  Je n'ai jamais traduit de roman, limitant ma traduction de la prose à des nouvelles, les miennes bien souvent. Et les difficultés pour une traduction littéraire n'étaient pas moindres, quoique différentes (un peu comme celles qu'affronte un coureur de marathon par rapport à un coureur de haies).

Barry Wallenstein, Tony's blues, éditions PVST, 2019.

Les difficultés se situent, pour la traduction littéraire et poétique, au niveau du style de l'écrivain, qu'il faut respecter malgré une syntaxe différente.
Le lexique aussi pose de multiples problèmes : on traduit facilement des termes techniques qui ont des équivalents précis, plus difficilement certains concepts (et là, on pourrait aborder toute la difficulté de la traduction des textes de philosophie, qui font encore discuter sur les textes de Freud dont nous disposons, sur la pertinence de la traduction de certains termes de Heidegger etc), et je dirai que le plus difficile à traduire est le mot de la langue commune qui désigne des activités familières ou des objets les plus communs. J'ai renoncé par exemple à traduire le titre du llvre de Barry Wallenstein, Tony's blues, parce que le choix du terme français pour bleu impliquait d'occulter tous les autres : « blues », c'est le blues musical, le cafard, la couleur. Et ses nuances (qui apparaissent notamment dans la fumée du joint de Tony) – sans compter le bleu qui évoque le froid (si présent dans le recueil) – ou le porno, défini blue en Amérique...
Des images sont intraduisibles, de même que des jeux de mots - j'ai récemment participé à une rencontre internationale à l'occasion de la journée internationale de la langue maternelle. Katia-Sofia Hakim citait le mot « camembert », qui n'a effectivement aucun possible équivalent – <mais même en France, en demandant un café, j'obtiens des boissons différentes si je suis dans le sud (où cela a le goût d'un petit espresso italien) ou dans le nord où on le sert dans de plus grandes tasses avec le goût amer de la chicorée. Les actualités sur le Web ont popularisé (c'était avant l'étrange moment où nous vivons avec la maladie des covides) le mouvement FREE HUGS. Et je me suis posé la question du mot « câlin » - qui a toute la douceur de ses sonorités en français, et qui recouvre un vaste champ de contacts, étreintes, caresses... les dictionnaires anglais le traduisent par « hug » qui est plutôt une accolade, ou par « snugle, cuddle », qui représente l'étreinte de type protectrice, maternelle – mais les nuances du « câlin » me semblent bien plus fines, qui va de l'accolade amicale à l'intimité de la relation amoureuse...
La poésie, davantage que la prose, use de figures de style, sans compter le rythme, et la forme que peut avoir une poésie rimée, il n'est pas évident de garder des jeux d'écho ou d'assonances. C'est l'une des plus grandes difficultés que j'ai rencontrées en traduisant l'oeuvre de la poète israélienne Gili Haimovich, par exemple, qui fonde une partie de sa poétique sur une dérive/rêverie lexicale, un jeu d'analogies sonores et visuelles dont une grande partie se perd, et qu'il faut tenter de récupérer autrement, ou en un autre point.
Dans mes traductions, je me suis aussi heurtée au fait que la langue sur laquelle je travaillais n'était pas la langue d'origine du texte – j'ai ainsi traduit des auteurs serbes, indiens, de langue arabe... à partir de l'anglais. Cela demande beaucoup d'échanges avec l'auteur, pour coller au plus près de l'idée initiale. C'est notamment en traduisant les poèmes de Shurid Shahidullah, auteur bengali rencontré grâce à Jacques Rancourt, que je me suis aperçue de l'importance extrême de la diction du poète pour saisir aussi ce que je devais faire en tant que traductrice : les poèmes de Shurid lus par lui en bengali donnent une idée du rythme initial, que je ne sentais pas dans l'anglais, mais que je pouvais tenter de retrouver dans la traduction. Ce n'est toutefois pas évident – et on traduit sans aucun doute plus facilement un poète dont on est proche, par l'univers mental, imaginal, le rapport au monde. Mais l'écueil de cette proximité, notée par tous les traducteurs, est le risque de ramener à sa propre rythmique, son propre univers poétique celui du poète qu'on traduit. Traduire, c'est un travail artisanal ET une activité d'équilibriste, de funambule : il faut rester sur le fil du possible, tirer vers soi et vers sa langue le plus possible, sans basculer, en maintenant l'équilibre avec la charge personnelle, « exotique » du texte.

Une traduction du poème d'Antonia Pozzi sur le blog de Marilyne Bertoncini, minotaura.unblog.fr

Barry Wallenstein dit un poème pour Maya, lecture par l'auteur suivie de la lecture par Marilyne Bertoncini de la traduction. musique d'accompagnement : Panpipes from the Andes.

S’agit-il d’un travail « artisanal » ou bien alors peut-on parler de création, de re-création ? Penses-tu que le traducteur puisse être considéré comme un auteur ?
De même que l'artisan qui façonne un objet le recrée (je pense à l'art africain, et aux masques et statues aux infinies variations dans chaque typologie particulière, qui font qu'on reconnaît à la fois une ethnie, mais si on possède bien le sujet, un artiste, même inconnu, reconnaissable à la façon personnelle dont il manie sa gouge, par exemple) je pense que oui,  sans doute, le traducteur est un créateur : c'est bien évidemment une activité différente de celle qui consisterait à mettre un mot à la place d'un autre comme le fait une traduction artificielle. Les choix que tu fais, la façon dont tu modèles le texte, la démarche par rapport au matériau sont les mêmes que ceux affrontés par l’auteur initial, avec d'autres mots et des contraintes différentes, et supplémentaires puisque tu dois également faire passer de la façon la plus « transparente » possible une idée et un texte initial qui ne sont pas les tiens mais qui sont le sous-texte. Certes, l'objet que tu produis est une création au même titre que l'original, ce n'est pas un décalque, une copie, mais une sorte de faux jumeau. Tu n'as pas eu le choix du thème, mais l'objet que tu produis a une existence propre, et un devenir distincts de celui de son jumeau – et tu l'as « porté » comme on porte un enfant – tiens : peut-être une sorte de gestation pour autrui ?
Existe-t-il des réglementations qui offrent aux traducteurs un statut reconnu ?
Quand j'ai  commencé à publier les traductions que je faisais, et à m'intéresser aux traductions des autres (c'est passionnant, d'étudier la façon dont d'autres résolvent les problèmes), je me suis aperçue qu'ils avaient très peu de visibilités. Le livre Sable, par exemple, qui contient une très belle traduction par Eva-Maria Berg de mon poème, ne la mentionne que dans le colophon... Oubli de l'éditeur, négligence de l'auteur, modestie du traducteur... le sentiment général est quand même que c'est une activité subalterne. A ma question, à un revuiste par ailleurs estimable, sur le fait que les traducteurs étaient à peine mentionnés alors même qu'on ne publiait pas la version originale, je me suis vu répondre :  « mais qui on publie, les poètes ou les traducteurs ? » Eh bien, on publie l'un et l'autre, ils sont bien co-auteurs, comme tu le soulignes dans ta question précédente, et comme les considèrent les  contrats les plus justes.

Little Bestiary/Petit Bestiaire de Barry Wallenstein, lecture bilingue par Marilyne Bertoncini d'un poème extrait du recueil "Tony's blues", publié aux éditions PVST? (2020) avec des gravures d'Hélène Bautista, lors d'une soirée à Valbonne.

Comment peut-on évoquer la relation qui s’instaure entre le traducteur et l’auteur qu’il traduit ?
Comme j'ai traduit des auteurs vivants, j'ai eu la chance de pouvoir échanger avec eux – et la relation est très variée, mais essentielle. Il y a un « pacte » de traduction entre nous, qui définit un type de relation, allant du contrôle pointilleux à la plus absolue confiance. Une fois « cadrée » la relation, l'exploration du texte est une étrange « effraction » dans l'intimité d'un auteur. Traduire implique que tu lises le texte, mais que tu envisages simultanément un tas de possible sous-textes, et j'ai parfois le sentiment, avec des auteurs qui me touchent beaucoup, de « tomber à l'intérieur d'eux-mêmes » - comme un scaphandrier dans les méandres de leur inconscient... C'est peut-être une image un peu exagérée mais il y a, pour moi, un sentiment d'inquiétante étrangeté dans cette union qu'il faut établir entre deux imaginaires, le mien et celui de l'auteur parfois si différent du mien, auquel il s'abouche, univers parfois très proche, mais pourtant aussi totalement étranger, pour lequel il faudra que je trouve des équivalence qui ne l'étouffe pas. Je suis fascinée par cette sensation, ce vertige qui fait de l'auteur que tu traduis un très proche et très lointain à la fois. En fait, les poètes que je traduis par plaisir sont des auteurs que j'aime – des frères ou sœurs de plume, d'encre et d'imaginaire...  Ce sont des liens très forts, de co-création.

 

Image de une © Lydia Belostyk.

Poètes de Parme : Luca Ariano lit Giancarlo Baroni et un poème d'Enrico Furlotti, suivis de leur traduction par Marilyne Bertoncini crédit photo de miniature : Giancarlo Baroni, chaîne Youtube de Marilyne Bertoncini.

Présentation de l’auteur




Jean-Louis Bergère, un chanteur dans le silence

Chanteur poète, poète chanteur, Jean-Louis bergère côtoie les univers de la poésie et de la musique, autant dire celui de la chanson, mais pas seulement. Sa voix est déposée à côté de la musique, parfois dedans parfois juste comme une enluminure tout près discrètement amenée pour révéler simultanément la parole et la musique, dualité qui lorsqu'elles coexistent permet au silence d'affleurer, d'exister et d'ouvrir vers une multiplicité  de réceptions et d'émotions. Le plus difficile à entendre dans la musique c'est le silence, le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler répondit un jour à un journaliste à propos de ses interprétations de Beethoven : « Les autres chefs jouent les notes, moi je joue ce qu’il y a entre les notes. »

Jean-Louis Bergère a accepté de répondre à quelques questions.

Jean-Louis Bergère, vous êtes poète et musicien, ou musicien et poète ?  Vos mots sont de la musique ou vos compositions sont des mots ?
J'ai commencé à écrire de la poésie, puis de la musique, à côté, sans que ces deux modalités ne s'interpénètrent. Puis avec les années les deux se sont entremêlées. Mon écriture musicale s'est épurée, et est devenue très proche de mon écriture poétique. Ce phénomène a été possible aussi grâce aux lectures-concert que j'organise. Je me suis aperçu que c’est l’oreille du musicien qui est présente dans la poésie, c’est un rythme qui arrive dans les mots. La musique procède de la même manière, ce sont deux modalités qui se complètent. Maintenant avec les années ces deux formes se sont affirmées, ont évolué, sont devenues courtes, et denses, bien plus denses. Mes  chansons sont donc plutôt courtes maintenant, tout comme ma poésie, même si j’aime bien quand les climats se développent.
Quelle place occupe le rythme, dans le poème, dans la musique ?
Le rythme est primordial dans mon travail d’écriture. En musique souvent la première mouture vocale est du "yaourt" et j’écris sur ce squelette rythmique et mélodique qui  ouvre une ligne de chant, même si parfois il n'y a pas de texte. Ensuite  quand j’écris j’essaie de conserver ce que j’ai pu énoncer en terme de mélodie et de chant parlé, tout ce  que je veux absolument conserver. Je ressens cet ensemble de manière intuitive : un morceau et un texte forment un "tout" qui doit être en équilibre. C'est une question de rythme beaucoup, il faut que l'ensemble forme une globalité et je sais quand la chanson est finie, le morceau, le texte, car il n'y a plus aucune retouche à faire.  

Jean-Louis bergère, "Ce qui demeure" - extrait du nouvel album "Ce qui demeure", une vidéo proposée par Jean-Louis Bergère.

Lorsque vous chantez votre voix garde la trace d’une parole discursive. Vous vous situez entre ces deux univers que sont la forme textuelle de la poésie et la musique. C’est encore plus prégnant dans votre dernier album Ce qui demeure. Être face à la musique et louvoyer, jouer, tisser du sens qui alors apparaît dans les silences, il me semble que c'est de cet endroit que vous chantez. Le silence est-il ce qui permet de relier toutes ces modalités d’expression ?
Le parlé-chanté s’est affirmé au fur et à mesure des albums. Léo Ferré a ouvert la voie par rapport à ça. Il était moderne avant l’heure. Il y a beaucoup  de textes parlé-chanté dans la deuxième partie de son travail. Il a ouvert une voie royale pour travailler cette manière de poser la voix sur la musique. Ferré a mis en musique des poèmes d’Aragon, et il a dit "chez Aragon je mets en musique ce qui se révèle à moi de façon immédiate. Ça colle ou pas. Ce qui se révèle à moi de manière immédiate c'est l'émotion".
Pour ma part je place la musique et la voix en face à face. J'ai envie de chanter comme je pourrais murmurer à l’oreille de quelqu'un. Mon rythme préféré est la lenteur car je laisse beaucoup d’espace à la musique et au silence entre les chansons sur scène. C'est quelque chose dont j'ai besoin et le public se l’approprie. Me parler de silence est un compliment, car qu'il soit dans les espaces du morceau ou bien entre les chansons, il permet au public de recevoir la musique, de se l'approprier comme il veut et pas comme le musicien a décidé. Grâce à cette dualité il est accueilli et reçoit l’objet sonore librement.

 

 

Comment pensez-vous vos « Lectures/concerts » ?
Cette formule me permet d'alterner trois ou quatre chansons avec des lectures d'extraits de mes recueils, de mêler les chansons à la poésie, sobrement, simplement, sans théâtralisation ni mise en scène. J'associe musique et poésie en créant des ponts entre les chansons et les textes dans une construction neutre, sobre et fluide. Il n'y a aucune thématique particulière, je ne raconte pas d’histoires mais je traduis de l’émotion. Je suis un traducteur d’émotions.

 

Jean-Louis bergère, "Inouïe", extrait du nouvel album "Ce qui demeure", YouTube "Jean-Louis bergère".

Ça marche très bien, et le public est très ému. Je peux aussi grâce à cette formule réunir les deux versants de mes activités d'auteur et de musicien. Les retours unanimes me démontrent si besoin était que ces deux modes de création artistique sont complémentaires.

Qu’est-ce que la musique peut révéler du poème ?
Je ne sais pas si la musique peut révéler quelque chose du poème, elle accompagne le poème, la musique dans la chanson est une sorte de double effet qui se superpose à celui du texte. Elle permet de replacer le texte dans un autre panorama sensible. Il faut essayer de faire en sorte qu’elle soit le plus près du texte. Le plus difficile est de trouver le bon "assemblage". Pour moi une chanson est un objet sonore global qui intègre la musique, la voix et le texte. Ce sont ces trois vecteurs qui doivent être associés pour que ça fonctionne, et aucun d'entre eux ne doit être prédominant. J'essaie de retrouver dans mon travail ce que j’aime chez les autres, cet objet sonore global qu’on ne peut pas remettre en question, qui s'impose comme une évidence.

Vos textes mais aussi votre musique, vos chansons, sont l’expression d’une quête, de la recherche d’une transcendance, d’une évolution de l’homme vers lui-même. Est-ce ceci, l’Art, cette globalité comme expression métaphorique d’une humanité pacifiée ?
Je ne porte pas une parole engagée et ça ne m’intéresse pas de parler des rumeurs de l’époque. J’écris parce que c’est une manière d’apprivoiser ma propre inquiétude mais je ne souhaite pas écrire de texte sur un thème précis, ce qui vient s'inscrit, je ne peux gérer aucune contrainte en ce domaine. 

Je souhaite traduire ce que l’humain porte, c'est ça mon engagement, être au monde et transmettre cet état de fait, les émotions qui nous traversent. C'est recevoir et redonner, c'est traduire ces ressentis inhérents à cette condition d'être au monde, montrer cette voie vers ce que chacun peut ressentir, comme un paysage intérieur partagé. L’art c'est ouvrir des accès.
Le mot paysage je le ressens quand je compose comme une globalité. Les musiques que j’aime écouter sont celles que je peux écouter en voiture, qui accompagnent mon regard vers l’extérieur. J’adore écouter des musiques en voiture la nuit, des musiques qui habillent le paysage intérieur, qui le subliment. La musique sublime les paysages intérieurs. Elle sublime nos moments d’existence, elle garde l’état émotionnel du moment comme un parfum.

"Le sommeil des chevaux", titre extrait de l'album " Une définition du temps" - 2001. Images /réalisation /montage © Eregreb 2016 - Orage à Cordes-sur-Ciel (81) Écrit et composé par Jean-Louis Bergère.

Je suis un chanteur dans le silence. Ça signifie parler à l’intime des gens. Je le comprends maintenant. Il y a certaines de mes chansons qui résonnent tellement dans l’intime des autres que c’est quelque chose qui m’émeut beaucoup : être à ce point à la rencontre de l’intime de l’autre. C’est aussi la faveur de la musique par rapport au poème, cette faculté de pouvoir être présente ailleurs, même si la poésie on peut la relire longtemps comme on écoute une musique. On peut relire les mêmes vers sans jamais entendre la même chose. Il y a cette densité là c’est aussi le point commun entre chanson et poème, dans une forme courte avoir autant d’ivresse.

"Laissons venir", Jean Louis Bergère.

Présentation de l’auteur




« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons

De rebondissements en annulations, nous l’avons cru possible, proche voire effectif, ce 38ème Marché de la Poésie de Paris. D’abord en juin, date habituelle de l'événement, attendu par le monde de la Poésie francophone et international. La crise sanitaire a mené à la décision de remettre cette édition à la rentrée. Octobre, dit-on à Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons. Mais nous apprenons pour la seconde fois son interdiction, peu de jours avant le début de cette manifestation si importante. Peu importe que des éditeurs aient prévu une logistique parfois périlleuse pour venir, que des auteurs aient préparé des lectures et des conférences, peu importe le travail titanesque des organisateurs, peu importe le public : ce 38ème Marché de la Poésie est décidément interdit. Rappelons qu’il se déroule en plein air, dans le cadre de la Foire Saint-Sulpice, sur la place du même nom. Rappelons que les éditeurs sont installés sous des tentes ouvertes. Rappelons que les allées sont larges. Rappelons qu’aux mêmes dates de ce mois d’octobre s’est tenu le Salon d’Art contemporain du Carreau du Temple, bâtiment avec portes et fenêtres, donc fermé. Quelles sont les raisons qui ont motivé ces décisions ? Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons ne cessent pas le combat, et s’expriment, alors que leurs courriers aux instances décisionnaires sont restés sans réponse.  

Le Marché de la Poésie est un rendez-vous attendu par les éditeurs et poètes francophones mais aussi internationaux. Depuis quand a-t-il lieu ? Quelle fréquentation attendez-vous chaque année ?
Même s’il est difficile pour nous de le chiffrer, faute de moyens pour le faire, l’estimation est de l’ordre de 50 000 visiteurs chaque année. Unique en France, et ce pendant cinq jours.
Cette 38ème édition du Marché de la Poésie a été interdite par décision du Préfet de police de Paris. Il devait se dérouler en plein air sur la Place Saint Sulpice comme cela fut le cas chaque année. En plus de ce paramètre non négligeable car le lieu n’est pas un endroit fermé, vous aviez pris toutes les dispositions pour que les normes sanitaires soient respectées. Comment cette décision a-t-elle été justifiée ?
Cette décision n’a pas été justifiée, c’est bien là le problème majeur. Notre manifestation n’a pas été officiellement interdite, mais nous avons décidé de l’annuler faute de réponse du Préfet de police. Maintenir l’ouverture du 38e Marché, c’était courir le risque de nous mettre en difficulté légale et de fournir des arguments à ceux qui voudraient voir disparaître la Foire Saint-Sulpice.

 

Selon toute apparence d’autres manifestations sportives et artistiques ont été autorisées aux mêmes dates, et se sont déroulées pour certaines dans des espaces fermés (par exemple « Les galeristes » au Carreau du Temple, rendez-vous dédié à l’Art contemporain). Comment comprendre cette différence de traitement ?
Ce serait plutôt au Préfet de police de Paris de s’expliquer sur ce point, et c’est précisément ce que nous lui avons demandé. Peut-être que le Marché de la Poésie, tout comme le Salon de la revue, L’Autre Livre ou Page(s) ne sont pas suffisamment « commerciaux » à ses yeux et regardés d’un œil de mépris pour leur dimension culturelle. Pourtant nous y mêlons ces deux aspects, sans honte aucune : la culture a également le droit de vente.

Vincent Gimeno-Pons, juin 2015.

Lieu d’échanges et de rencontres, lieu de croisement de cultures et de voix, lieu de fraternité et de richesse tant humaine qu’artistique, le Marché de la Poésie est un rassemblement où se croisent et s’échangent des idées, où se nouent des amitiés et des collaborations qui donnent lieu à des réalisations artistiques. C’est donc un moment incontournable où s’élabore la dynamique de créations futures ?
Il s’opère au Marché de la Poésie une magie que nous ne maîtrisons pas, et c’est tant mieux. Né d’une volonté initiale de rassembler en un même espace tous ceux quasiment qui font vivre la poésie contemporaine, (nous ne prétendons nullement à l’exhaustivité toutefois), les fondations de ce Marché se sont bâties autour des éditeurs et des revues, ce qui lui a certainement offert et lui offre encore une plus grande et solide assise que celle d’autres rencontres sur la poésie et la création littéraire. Ce sont les participants eux-mêmes du Marché qui lui donnent vie en y invitant leurs auteurs, leurs publics, tout comme les professionnels du livre qui s’intéressent à ce domaine. Et le public du Marché de la Poésie ne cesse de grandir d’année en année. Nous ne sommes qu’une vitrine, un écrin, et le succès constant du Marché prouve l’intérêt d’une telle manifestation.

 

Combien d’éditeurs indépendants participent à cette manifestation ? En quoi venir au Marché de la Poésie est vital pour nombre d’entre eux ?
Près de 500 éditeurs et revues y participent ou y sont représentés.
La plupart des publications présentées pendant le Marché ont généralement peu de visibilité auprès du grand public. Une grande partie des éditeurs (et revuistes) qui y participent ne sont pas parisiens. C’est l’occasion pour eux de rencontrer leurs auteurs, d’échanger avec d’autres éditeurs (nombre de coéditions sont nées au Marché). L’activité de la seule vente représente sans nul doute environ la moitié de leur travail sur place. Le reste concerne l’échange et la convivialité. S’il paraît quelque 400 nouveautés au moment du Marché, nous pouvons sans nous tromper en conclure que c’est un moment essentiel dans la production littéraire éditoriale de création.

Communiqué de presse suite à l'annulation du 38ème Marché de la Poésie.

Quels seront les impacts économiques causés par cette interdiction ?
Nous ne connaissons pas encore l’impact de cette interdiction. Sans doute va-t-il se révéler dans les mois qui viennent. Depuis mars dernier, nombre de ces éditeurs et revues n’ont pu aller à la rencontre de leurs lecteurs, du public, de leurs auteurs. Leur déficit de vente est important et la pérennité de leur activité est parfois mise en péril.
La poésie, aujourd’hui si peu présente en librairie, va sûrement voir l’espace qui lui est maigrement dévolu se réduire encore. Certes, l’univers de l’édition de poésie (et de création) est en crise permanente, mais une crise comme celle-ci, c’est assurément une crise de trop.
Quelles sont les conséquences pour la vie de la Poésie, sa visibilité, sa diffusion ?
Comme vous pouvez le penser, elles sont très graves. Et n’oublions pas leurs effets sur les poètes eux-mêmes, les auteur.e.s qui ont également grandement perdu dans la « bataille » : plus de rencontres, plus de lectures, plus d’ateliers. Beaucoup vivent, voire survivent, tout au long de l’année grâce à ces événements qui n’ont pu avoir lieu, et qui ne reprendront pas avant longtemps, de toute évidence. Et au-delà de cette dimension économique non négligeable, la rencontre avec les lecteurs et le public est essentielle dans l’univers de la poésie. Sans rencontres, pas de dialogues, de contradictions, de création vive.
Cela fait déjà longtemps que la poésie est en souffrance au niveau de sa diffusion, de sa perception dans notre société.  Il serait désormais grand temps que ceux qui sont en charge d’organiser la vie sociale et culturelle prennent conscience que la poésie est essentielle à la création littéraire, essentielle au développement et à la survie de la langue, sous toutes ses formes. Grand temps qu’ils respectent ceux qui œuvrent pour une véritable éducation populaire d’exigence.
Vous avez écrit au Préfet de police de Paris pour lui demander des explications. Avez-vous reçu une réponse ?
Non, et malheureusement nous n’attendons pas plus de réponse de Monsieur le Préfet de police de Paris que de Madame la Ministre de la Culture aux lettres ouvertes que nous leur avons envoyées il y quelques jours. Les institutions « responsables » se complaisent dans le silence, c’est la politique de l’autruche, la tête dans le sable, en attendant que passe la tornade.
Peut-on parler de censure plutôt que d’interdiction ?
 Lorsqu’aucune réponse ne vient, malgré nos relances acharnées, tout peut prêter à confusion, non ?
Et maintenant, que faire ?
Pas d’autre choix que de continuer notre action, de résister, de se battre. Ne pas baisser les bras, lire, écrire, écouter, vivre en poésie… en solitude et solidarité.

 

Denis Pourawa. Photo c_i_r_c_é - Marché de la Poésie, octobre 2020.

 

A lire, les Lettres ouvertes, communiquées au Préfet de police de Paris et à Madame la Ministre de la Culture :

Lettre ouverte au Préfet de police de Paris

lettre ouverte à Madame Roselyne Bachelot-Narquin, Ministre de la Culture

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Alain Kervern, « praticien » du haïku

 Le Breton Alain Kervern est une référence dans le monde du haïku. Poète lui-même, essayiste, auteur de nombreux ouvrages, il a traduit le Grand almanach poétique japonais et vient de publier un essai sur les haïkus face au changement climatique.

D’où remonte votre passion et votre pratique du haïku ?
Pour évoquer ma pratique du haïku, il faut remonter très en arrière. Tout d'abord, j'ai étudié le haïku, genre mineur de la poésie japonaise, quand j'étais étudiant à l'Ecole des Langues Orientales à Paris entre 1966 et 1969, puis au Japon pendant deux ans, de 1969 à 1971. De retour en Bretagne, je découvre avec stupéfaction que le haïku est devenu une pratique internationale, sous l'influence de mouvement beatnik venu des USA. Un genre poétique si spécifiquement japonais devient ainsi une pratique internationale! La poésie n'est plus l'objet d'études, c'est une pratique à la portée de tous.
A partir de quel moment commencez-vous, vous-même, à publier ?
La naissance de la revue « Poésie Bretagne » dans les années 80, lancée par Denis Rigal, Paol Keineg Alain Le Beuze me permet d'y publier des  auteurs japonais de la grande tradition néo classique du haïku, comme Issa Kobayashi et Shiki Masaoka ainsi qu’un poète contemporain Tamura Ryûichi.

 

Et votre premier recueil personnel ?
J'ose publier mon premier recueil de haïku aux éditions Folle Avoine en début des années 2000. Depuis je publie çà et là, quand l'occasion se présente, des haïkus personnels, en particulier dans la revue « Seashores » à Dublin, revue bilingue français-anglais, ou dans la revue « Manmaru » à Tôkyo qui publie en français et japonais, revue animée par un talentueux poète de haïku, Yasushi Nozu.

Alain Kerven et Pierre Tanguy.

Mais vous avez surtout, pendant longtemps, travaillé sur l’Almanach poétique japonais…
Mon énergie et mes efforts se sont surtout concentrés, en effet, sur l'Almanach Poétique Japonais, un document extraordinaire que j'ai découvert fortuitement chez des amis japonais à Brest. Comme quoi le monde de la poésie n'a pas de frontière. De quoi s'agit-il? Il s'agit du « Saïjiki », un Almanach Poétique,  énorme répertoire de « mots de saison », ce que les Japonais appellent le « kigo » et qui  classe, saison après saison, les expressions caractéristiques des cinq  saisons, la cinquième saison étant  le Nouvel An, un moment très important de l'année qui  dure un mois. Cela signifie qu'au Japon, quand vous souhaitez écrire un haïku, celui-ci doit obligatoirement y  inclure une allusion saisonnière.
Que découvrez-vous en traduisant cet Almanach ?
Le choc a été pour moi qu'à travers des centaines voire des milliers de « mots de saison », c'est toute la civilisation japonaise qui est répertoriée dans ces Almanachs poétiques, les « Saïjiki ». Alors je me suis dit, je mettrai le temps qu'il faut, mais il faut traduire ça. La maison Kodansha, qui édite les cinq volumes de cet Almanach Poétique  à Tôkyô, apprenant mon projet, m'a fait cadeau des cinq volumes.
Encore fallait-il pouvoir l’éditer ?
J'ai eu la chance de rencontrer Yves Prié, des éditions Folle Avoine, qui n'a pas hésité une seconde et a édité la version francophone  des cinq tomes de ce monument de la sensibilité poétique japonaise. Aujourd'hui encore, les Japonais sont très étonnés qu'un document si spécifiquement japonais reçoive un tel engouement hors Japon. Pour la poésie francophone, j'observe que mon ami Seegan Mabsone, qui vit au Japon, fait avec d'autres poètes un gros travail  pour adapter cet almanach à la poésie francophone. Que dire de plus? Que la poésie est « une arme chargée de futur », nous dit le grand poète Gabriel Celaya.
 Pouvez-vous nous donner quelques haïkus que vous avez composés récemment 
 Volontiers, en voici quelques uns.
Bonne nouvelle! 
il desserre le noeud
qui s'est formé  en lui  
L'écorce des arbres  
une autre façon d'apprendre  
d'où viendra la nuit  
Il  amasse en lui
tant de lignes de force
germination                
Pour interroger le vent
tous ces mots 
lieux de convergence  
Faire corps
avec le silence
frôlements    
 
Ce ne se sont pas des haïkus qu’on pourrait qualifier de « classiques », avec notamment le kigo, le mot de saison. Que révèlent-ils de l’évolution du haïku ?
 Dans l'évolution actuelle du haïku, je trouve qu'il y a de plus en plus d'audace et de recherches sérieuses sur le rapport entre la poésie et le réel. A mon  corps défendant, à force de traduire des haïkus, ce qui constitue un véritable entraînement sportif,  je réalise de plus en plus ce qu'est la véritable nature de ce poème court. Il y a déjà une véritable profondeur troublante dans l'acte de transformer des émotions en mots couchés sur du papier. A plus forte raison quand il s'agit de poésie.
Quels travaux menez-vous actuellement ?   
Je traduis actuellement un long article du poète et essayiste Kazuo Ibaragi  intitulé « les poètes de haïku face aux problèmes que rencontre l'environnement ». Cet article a été publié dans le numéro  17 du Bulletin du Centre d'études sur la littérature du haïku. Il date déjà de l'année 2012 !

 

Présentation de l’auteur




Les Ailes Ardentes de Rodrigo Ramis

Rodrigo Ramis anime le lieu d'un passage, les Cafés Poésie Nomade. Passage de la parole au silence habité par la Poésie tout entière, qui alors retrouve sa nature profonde, remplit son rôle trop facilement effacé par son sommeil dans les pages des livres : être le vecteur d'une communion, une prière qui unit les hommes plus haut que toute croyance, dans cette unité de l'humanité retrouvée. Alors j'ai voulu savoir comment ceci arrive, qui fait qu'autour de ce totem, de ce feu de joie dans la nuit, la Poésie, se révèle ce qu'elle porte d'incompressible, la fraternité. 

Vous avez commencé par le théâtre, j’espère ne pas me tromper… Le texte dramatique est particulier, il comporte cette “double énonciation” qui fait que le public est présent dans l’implicite de la parole, et dans les dispositifs scéniques. Pourquoi êtes-vous venu à la poésie ? 
Je suis comédien et metteur en scène avant tout, mais la poésie et la littérature ont toujours été présentes. Etant jeune, dans ce moment de bascule entre l'adolescence et l'âge adulte, c'était plus la littérature qui représentait pour moi le monde, artistique mais aussi le vital. Je suis né et j'ai grandi au Chili. J'ai vécu en grande partie sous la dictature et tout ce qui relevait du théâtre et du spectacle avait été balayé. Voir un spectacle de théâtre était quelque chose d'exceptionnel. En revanche on avait plus facilement accès à la littérature et à la poésie. Elles m'ont éveillé, réveillé. J'ai donc commencé avec la poésie. Et puis je suis venu au théâtre, et c'est à partir de lui que j’ai construit tout le travail que je fais, dont celui de poésie, qui alors s’est avéré être un feu ardent qui avait été toujours vivant, prêt à surgir.
Pourquoi mettre en scène la parole poétique ? 
J'écris de la poésie surtout pour qu'elle soit dite. Donc je l'imagine, je la crée dans ce sens-là, pour qu'elle soit énoncée dans l’espace en présence d’autres personnes. C’est différent du texte dramatique dialogué : je fais toutefois du théâtre mais j'ai une vision particulière du théâtre. Je n'ai pas eu cette possibilité de grandir avec des références à un théâtre conventionnel (et à un répertoire), qui propose surtout des mises en œuvre d'une illusion qui reste en référent, avec le quatrième mur...

Café Poésie Nomade au Musée Nationale
de l'Histoire de l'Immigration, décembre 2019.

Au fil du temps cette histoire de la convention théâtrale m'a semblée lourde, convenue. J'ai donc pensé le spectacle comme le lieu de rencontres et d'échange, un lieu de liberté et d'expression au cœur duquel il y a ce qui est vu, mais aussi ce qui est écouté : une parole qui va à l’origine, à l’essence des mots : poésie. C’est une expérience mystérieuse, mystique aussi. Et cela se passe, détail important, en proximité, dans une configuration idéalement circulaire, qui est fondamentalement organique et démocratique. Tout le monde baigne dans une même lumière, de sorte que chacun voit directement une comédienne, celle-ci peut voir chaque personne, et enfin, chacun se voit être vu ! C’est une expérience d’intimité à laquelle on est convié. Et c’est une parole incarnée -une histoire racontée- qui est au cœur de cette expérience partagée. Dans nos spectacles, on fait un théâtre qui, tout en étant une expérience visuelle, on met en valeur l’écoute, la puissance de la parole.
À l’inverse, dans le Cafés Poésies Nomades, les Rencontres ouvertes et participatives de poésies, on s’accorde de partir sur un art généralement écrit pour aller dans l’oralité et la performance. Chacun peut intervenir en toute liberté. Mais le contexte que je propose, par le choix et la disposition du lieu, et par l’ouverture avec la Cérémonie de Café, fédère et crée une confiance, une connivence qui offre à chacun un espace d'expression qui dépasse la seule parole. La nature même de la poésie est celle-ci, de permettre la réunion de tous dans l'ouverture et l'universalité de ce qu'elle porte et dans l’entièreté qu’elle demande au moment de l’offrir en présence. Si ce que tu offres n’est pas fait entièrement, au-delà des catégorisations sociales, et de toutes sortes, si ce n’est pas une authentique “offrande”, alors quelle valeur cela peut-il avoir... ?
Avant chaque séance vous offrez aux participants une cérémonie, la cérémonie du café. Elle précède le partage de la poésie. Pouvez-vous nous en parler ?
On pourrait comparer les Cafés Poésie Nomades à une table d'hôte ou un bar, et la représentation théâtrale à un restaurant. Dans un restaurant tout est figé et convenu, on est dans une salle avec des gens que l'on ne connaît pas et on mange selon un protocole établi, mais surtout dans un espace précis et cadré, la table.

Théâtre of Ardent Wings, Théâtre d'Ailes Ardentes,
Subo, un poème de Greman Estrada Fricke, poète
chilien, dit par Rodrigo ramis.

Dans les bars ou les tables d'hôtes on se retrouve souvent à côtoyer des personnes qu'on ne connaît pas, mais on peut échanger assez librement au fil de ce que l’on boit ou mange, les énergies circulent, on suit le courant, on découvre, il se crée des affinités à plusieurs niveaux. Ce qui m'a toujours attiré et intéressé c'est l'imprévu.. dans le sens de la spontanéité, rendue souvent possible par la  proximité entres les gens, les interactivités qui s’opèrent dans les présences. C’est très vivant. Bien sûr, parfois cela peut faire désordre, un “n’importe quoi”. Mais cela n’a pas trop d’importance, il s'agit d'écouter l'expérience du présent, ce qui est là. C’est être ouvert à l'extérieur qui vient nourrit notre monde intérieur, et à ce moment-là c'est cette interaction qui guide ou construit le déroulement de “ ce qui ce passe “, et cela “ se passe ”, d’une certaine façon, que ce soit un spectacle, une rencontre de poésie, ou une soirée mondaine.
Pour en revenir à la Cérémonie de Café, le spectacle vivant est immatériel. Il me paraissait nécessaire de présenter quelque chose de tangible, “ une nourriture terrestre “, car cela fait partie de la vie. Mais il fallait que cela ait aussi un intérêt artistique, et que cela soit perçu comme faisant partie d’un ensemble, d’un tout.
La cérémonie du café cadre les séances, dans lesquelles les participants vont par la suite s'exprimer en toute liberté, sans aucun déroulement préétabli, sans un thème imposé ou proposé ni aucune contrainte (sauf celle d’une durée de temps “ raisonnable ”). Je souhaite redonner sa noblesse au café avec ce moment de silence autour de sa préparation. Sacraliser et conscientiser. Le café est une boisson puissante, c'est un produit de la terre, un “ café de spécialité ” est normalement associé à un producteur répertorié et un torréfacteur précis, et ceux que je propose proviennent de professionnels que je connais et qui travaillent en qualité. Offrir et partager ce savoir-faire, cette valeur humaine et cet investissement du cœur dans un spectacle, c’est lui donner une valeur plus juste, et une dimension poétique, comme pour ce que je fais. J’opère un lien.
Cette cérémonie marque un temps “ extraordinaire ”. C'est comme si je fonctionnais par complémentarité, il y a ce moment de la cérémonie à partir d’une expérience qui est devenue banale et quotidienne, que je ritualise, et qui ouvre sur un espace d'expression totalement libre, spontané, dans l'échange immédiat. Un temps de l’inattendu, de l’inconnu.
Ces séances où tout le monde se voit et où chacun peut s’exprimer en toute confiance, fait écho à l’énergie du cercle, c’est d’ailleurs le circulaire et l’ondulation qui caractérisent le vivant. La voix est organique, elle est vibration. Dans nos sociétés les mots sont devenus banals. Le Café Poésie Nomade veut redonner à la parole son essence. La poésie permet d'exprimer des émotions, une énergie directe, un rythme et une musique, et chaque mot, chaque geste ont une nécessité, il se crée un sens au-delà du sens convenu des mots et des phrases, comme des révélations. La parole poétique dévoile les êtres, ce qui ouvre à une communion fraternelle. Tout prend place et coule de source, il y a comme une symbiose totale et on ne voit plus le temps passer...
 
Pourquoi le Café Poésie Nomade ? Qu’est-ce qui vous a guidé vers la mise en place de ces soirées établies autour de la poésie ? 
Dans les Cafés Poésie j'ai voulu créer une espace de liberté. Le choix du lieu n'est pas anodin, je commence par la cérémonie du café, grâce à laquelle je canalise et je laisse la porte ouverte, je n'impose rien. C'est un temps de liberté et de respect que nous allons créer ensemble.

Chantier théâtral Aujourd’Hui.

J'accueille tout le monde et toutes les interventions. Je donne toute liberté d'intervention, chacun prend en charge le temps et l'espace, qui est pourtant notre commun, notre “ communauté du soir ”. Il y a une démocratie et un partage avec le moins de conventions possibles. 
Le langage poétique est déployé, je ne fais que poser un contexte pour que chacun puisse offrir les mots qu'il a choisis, chacun en est responsable. Je n'impose pas de thème ni de cadre. Qu'est-ce qui va surgir dans la spontanéité ? Qu'est-ce que chacun souhaite partager ici et maintenant, ardemment, avec nous ? Ce sont, à chaque nouvelle séance, des questions ouvertes, et qui trouvent des réponses uniques. Les mots en réponse viennent, et aussi des silences. Des silences ancestraux, comme quelqu’un les a récemment décrits au Chili, lors d’une soirée en janvier dernier. Au Chili ce genre de réunions sont beaucoup moins fréquentes et ont moins de références (peut-être cela a été oublié... ou perdu. La dictature a beaucoup détruit et effacé). Il y a eu alors   beaucoup de silences. Et c’était merveilleux ! Le silence, c'est justement l’origine, le lieu de dévoilement du poème. 
Quel lien faites-vous entre la poésie et la performance, ou le texte dramatique ?  Entre l’écrit et l’oral ? 
Quand j'écris les textes poétiques et que je les offre de manière performative, je découvre les mots. Chaque mot évoque quelque chose d’unique et de spécifique à chaque personne. Quand on dit un texte le comédien vit quelque chose et les spectateurs aussi. Dans cette présence il y a déjà nécessairement une interaction qui porte le sens des mots bien au-delà. La parole ouvre alors à la conscience collective. À l'origine la parole est prière. Une parole soufie  dit que “ l'apparence est le début de la vérité ” : si ce que je dis est entièrement dit, je véhicule une vérité, la mienne, c'est une porte pour voir ce qui se passe à ce moment précis, globalement. Et on rentre dans “ la maison ”. Dans ce qui EST.
Dans les Cafés Poésie je chante souvent de chants traditionnels des diasporas africaines, qui sont des chants qui ont un sens puissant, et j’encourage, par là, à ce que d’autres le fassent aussi, à chanter (ou danser...). Parler est musique, la voix est un instrument de musique. En Inde, le premier instrument percussif est la voix. Au Café Poésie j'ouvre la porte d'une maison et chacun peut entrer pour y habiter dans le respect et dans l'écoute. Ouverture qui est celle de la poésie, un espace de paix et d'échange, l'ouverture du langage vers les multiples facettes de l’expérience. 
Un spectacle de théâtre est normalement préparé. Les comédiens et les metteurs-en-scène ont besoin de travailler en amont. Il y a moins la propension à improviser. Et les gens de théâtre sont en général peu enclins à improviser. C'est beaucoup moins le cas avec les musiciens, qui sont assez aptes à faire des jams et jouer sans grandes indications préalables. Cela donne des soirées, ou même parfois des parties de concerts, très émouvants, où se crée une convivialité comme naturelle, comme lors de l'explosion du jazz moderne. Alors j’ai souhaité créer des soirées en partant de ce que l’on nomme poésie, “ l’oralité ”,  posant les conditions pour accueillir et faciliter une telle spontanéité, en partant de l’écoute, du respect de l’autre, laisser venir un élan de cohésion, où vont se révéler les présences. J’ai voulu créer un contexte pour que tout le monde soit en mesure d‘offrir son individualité, son unicité, et de forger une énergie collective. Partage... 
Pour les amérindiens ou autres peuples premiers, prendre ou donner la parole est un acte total. Dans une prière  chaque mot est dans un élan et un engagement afin de se faire entendre par une présence invisible, et s’assurer de recevoir ce qui est demandé. J'ai voulu aussi retrouver cette conscience de la puissance de la parole, de sa nature sacrée, sans devoir donner des explications, et sans devoir en mettre plein les yeux.
Pendant les séances la parole poétique se réactualise à chaque fois. Il se crée une émulation créatrice très dynamique, c’est ainsi qu’il y a ce partage et non juste une suite d’interventions isolées qui ne se répondent pas. C’est comme une chaîne humaine où chaque main vient se poser sur la dernière, et ainsi de suite...
Le théâtre est l'art de la relation. La poésie aussi. C'est l'art de vivre. L’art porté par chacun de nous, offert en partage, pour mieux vivre, et célébrer, simplement, naturellement, la joie essentielle de vivre.
 

Photo Conor Horgan.

Présentation de l’auteur




Giovanna Iorio et la magie des voix

 Poète et artiste sonore résidant à Londres, Giovanna Ioro  est la créatrice et l'animatrice de la World Poetry Sound Map , projet auquel nous sommes associés ((voir en page de une et pour envoyer des enregistrements, la page contact de la revue)). Elle a déjà exposé son travail en Angleterre et en Italie. « Voice Portraits » s'inscrit dans l'ensemble de ses démarches originales et variées, toujours en lien avec la poésie, comme le projet collectif "Lettres d'amour à un arbre". 

Il s'agit avec "Voice Portraits" d'une collection de voix de poètes transformés en spectrogrammes pour lesquels elle a sélectionné des poètes passés et contemporains, transformant leurs voix en une vibrante et colorée galerie de portraits : chaque voix a suscité une peinture unique pour une riche expérience esthétique multi-sensorielle sur la voix humaine. 

Chaque voix est unique, et les portraits de voix révélent leur beauté dans chaque poème, déclare l'artiste  dont le travail nous permet aussi de visualiser de façon synesthésique cette beauté telle qu'elle la perçoit avec une sensibilité fort originale. C'est une démarche que nous comprenons, et qui a amené l'équipe de Recours au Poème à ouvrir une page Soundcloud afin de faire entendre les poèmes traduits en "V.O" - Avant de commencer l'entretien, voici le spectrogramme de la voix de l'artiste que je lui ai demandé de nous donner, accompagné du poème que vous "entendez/voyez" : 

ACQUA PIOVANA

 

Oggi non avevo voglia
di essere me
allora ho camminato
a lungo dietro a
ombrelli aperti
ho cercato un tetto
un canale rotto
oggi sono stata
un secchio
d’acqua piovana. 

EAU DE PLUIE

 

Aujourd’hui je ne souhaitais pas
être moi-même
alors j’ai longtemps
marché derrière des
parapluies déployés
j’ai cherché un toit
une gouttière brisée
aujourd’hui j’ai été
un seau
d’eau de pluie.

traduction : Marilyne Bertoncini

Parle-moi de la formation artistique et intellectuelle qui t'a amenée à cette démarche – peu d'artistes s'intéressent à la voix de façon aussi prégnante et « matérielle » . Peux-tu me dire quels événements, souvenirs, voix... sont à l'origine de ta fascination ?
J'ai toujours donné beaucoup d'importance à la voix parce que je trouve que le son de chacune est absolument unique, inimitable. La voix, c'est aussi le souffle, l'âme. Chaque fois que s'éteint une voix, il me semble qu'on perd un univers. Quand je me suis installée à Londres, j'ai cherché des cours d’ Art Sonore,  parce que j'avais en tête de conserver des voix et des sons. J'ai commencé une collection, je suis devenue  collecteuse de voix. En Italie,  j'avais écrit un bref récit, pour le projet « Red Valentina » intitulé « Le collectionneur de voix », qui parle d'un homme mystérieux auquel les gens confient leur voix comme s'il s'agissait de leur âme...
Peux-tu nous en dire plus sur ce projet « Red Valentina »?
Quand je vivais à Rome, j’écrivais des récits surréalistes dans la rue – je me promenais avec une machine à écrire Olivetti, assez spéciale, antique et rouge avec des touches parlantes. Parfois, j’écrivais dans des bars, et je m’amusais à créer une histoire en m’inspirant d’un consommateur ou un passant qui attirait mon attention, et dont je « volais » des bribes de phrases et de conversation. C’est ainsi qu’est née la rubrique « Red Valentina » dont chaque récit était publié sur Roma&Roma, un site auquel j’ai collaboré pendant des années avec des récits situés à Rome (« Les Histoires invisibles », Demi-sommeil etcoetera.

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C'est une activité très technique : quel matériel et formation requiert-elle ?
Les Portraits de voix sont le résultat de plusieurs passages. Je transforme d'abord les voix des poètes en spectrogrammes. Le « portrait d'une voix » est créé à partir de la trace sonore de quelques minutes avec laquelle j'ai élaboré un spectrogramme – c'est-à-dire, l'équivalent de l'empreinte digitale d'une voix : un graphique qui permet d’en visualiser les couleurs et la chaleur. Ensuite, je m'amuse à « immerger » les voix dans des filtres qui  en révèlent leurs nuances et la forme. Les couleurs sont le résultat d'un algorithme complexe qui étudie les tons et les nuances .Puis viennent les choix esthétiques et la réélaboration. Par exemple : chaque voix entre dans une sorte de chambre noire, dans laquelle j'immerge les sons. Chaque fois, le résultat est spectaculaire. Il ne s'agit pas vraiment d'une chambre noire, mais mon  émotion très semblable à celle qu'on éprouve quand les couleurs et les formes émergent du bain sur le papier. J'éprouve un grand bonheur à faire des portraits de voix. Comme si l'âme d'une personne se matérialisait sous mes yeux . J'ai l'intention de faire le portrait de tous les poètes du passé que j'aime, pour voir la forme et la couleur de leur voix.

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voix de Berthold Brecht (à écouter sur le site de Poetry Sound Library Map)

Pourrais-tu décrire en mots l'un des spectrogrammes que tu préfères ?
Dans la collection,  il y a la voix de T.S. Eliot, un poète que j'aime beaucoup. Le spectrogramme de sa voix, selon moi, est stupéfiant : la voix se transforme en un paysage mauve qui fascine parce qu'il est à la fois mystérieux et familier. Un lecteur de « La Terre vaine » ne peut que reconnaître « the violet hour »
At the violet hour, the evening hour that strives
Homeward, and brings the sailor home from sea,
The typist home at teatime, clears her breakfast, lights
Her stove, and lays out food in tins.
Se perdre dans la couleur mauve de la voix de T.S Eliot est une expérience unique que j'ai retranscrite visuellement.
Sur quel support sont transférés les spectrogrammes que tu exposes ? Et quel est le destin de ces portraits ?
A Londres, pour l'exposition, je les ai imprimés sur divers matériaux : papier, bois et plastique. A Salernes, les oeuvres ne sont pas encadrées et  sont beaucoup plus grandes (50x50cm) :  PVC forex s'est révélé le matériau idéal pour ce type de travail.
J'essaie de les montrer : c'est la deuxième exposition (Giovanna Iorio, Voice Portraits, spectograms, London, Sun 2 Dec - Sun 5 Jan) en Angleterre, en Italie, il y a en janvier l'exposition de Salerno. Et au printemps une nouvelle exposition en Angleterre intégrera des voix de poètes contemporains.

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voix de Pier Paolo Pasolini (à écouter sur le site )

Quels sont tes autres centres d'intérêt: tu nous a parlé de ton activité d’ « écrivain de rue », nous avons diffusé ton projet poétique et collectif de lettres à un arbres, nous publierons tes poésies...
J'aime les arbres, et au printemps, avec le retour des fleurs et des feuilles, je voudrais projeter les vidéos des installations collectives de « Love poems for a tree », à l'occasion du solstice de printemps. L'une des rimes récurrentes dans ma poésie est « voce/luce » - en présence de la voix, il y a souvent aussi la lumière...
 
 
 

                        1.

Ti guardo mentre ti spogli 
E il vuoto si riempie di foglie
Te ne stai silenzioso in mezzo alla luce
Osservi il mio stupore muto.

Je te regarde quand tu te dépouilles
Et le vide se remplit de feuilles
Tu te tiens en silence dans la lumière
Tu observes ma muette stupeur.

                        2.

Oggi curo i tuoi rami
Anche quello spezzato
Che ha dentro ancora la linfa.
Lo avvolgo in una benda
Come un arto malato
Ecco la tua mano, nell'aria, ferita.

Aujourd'hui je soigne tes branches
Même la cassée
Où coule encore la sève.
Je l'entoure d'un bandage
Comme un bras malade
Voici ta main, dans l'air, blessée.

 

 

                        3.

Oggi abbraccio un albero
E il sole  sulla  corteccia
Tra pochi istanti il nero
Scomparirà. La luce farà breccia.

 

Aujourd'hui, j'embrasse un arbre
Et le soleil sur l'écorce
Sous peu le noir
Disparaîtra. La lumière gagnera.

                        4.

Eri sveglio anche tu.
Ti ho sentito respirare.
Avevi la luna  tra i rami
Come una lanterna accesa
E nidi vuoti da cullare
Per tutta la notte.

Tu étais toi aussi réveillé.
Je t'ai entendu respirer.
Tu portais la lune entre tes branches
Comme une lanterne allumée
Et des nids vides à bercer
Pour toute la nuit.

                        5.

Sogniamolo insieme il mare.
Se vuoi salgo in cima al tuo ramo
Più alto. Si vede da lassù
In fondo brillare? E se ancora
Fosse lontano, scenderò
Proverò a darti la mano.
A camminare nella tua ombra.
Avanzare.

 

Nous rêvons ensemble de mer.
Si tu veux je monte au sommet de tes branches
tout en haut. De là-haut, est-ce qu'on voit
briller le fond ? Et si c'était encore
loin, je descendrai
J'essaierai de te serrer la main.
De marcher dans ton ombre.
D'avancer.

                       

                        6.

Somiglia alla meraviglia del cielo
Il tuo intreccio complicato
Di rami storti e nidi vuoti
Il silenzio è tornato
Si sente in alto solo un respiro
Il tuo pensiero alato.

On dirait la merveille du ciel
L'entrelacement complexe
De branches tortes et de nids vides
Le silence est revenu
On n'entend en haut qu'un souffle
Ta pensée ailée.

 

                    7.

Tra varchi di foglie secche
Si vede un cielo malato
E una nuvola bianca come la neve
S'appoggia già lieve
A un ramo piegato
L'inverno passa ogni giorno
A farti un saluto
Un vecchio amico.

A travers les brèches de feuilles sèches
On voit un ciel malade
Et un nuage blanc comme neige
S'appuie déjà doucement
A une branche pliée
L'hiver passe chaque jour
Te saluer comme
Un vieil ami.

    

                        8.

Voglio abitare una casa che ti somigli
Le stanze verticali le foglie
Il letto nel ramo più cavo
Una coperta che sussurri parole
Felici di giovani tigli

E voglio ospitare creature
Anche quelle randagie e raminghe
I rapaci e le fiere
Tenerle tutte con me per un poco
Giocare prima di andare a dormire
Osare qualche fiamma
Accendere perfino un piccolo fuoco
Che non bruci. Solo un fuoco che brilli.

Je veux habiter une maison qui te ressemble
Les pièces verticales le feuilles
Le lit dans la branche la plus creuse
Une couverture murmurant des mots
Heureux de jeunes tilleuls

Et  je veux abriter des créatures
Même errantes et perdues
Les rapaces les bêtes sauvages
Les garder un peu avec moi
Jouer avant de dormir
Oser quelque flamme
Allumer même un petit feu
Qui ne brûle pas. Qui brille seulement.

                        9.

Vorrei che mi raccontassi qualcosa
Provo a poggiare l'orecchio sul tronco
questo nodo che hai in gola
ti tiene legata la voce?

Tu che hai visto ogni alba e tramonto
Cosa ti ha lasciato la luce che muore?
Un suono? Un colore?
Posso trasformare la luce
in parole?

Ma sento ribollire la linfa.
Ridi, rispondi, t'adire?
Né l'uno né l'altro
Un ramo in diniego nel vento.
Nel tuo silenzio nascondi
i segreti più veri.

Je voudrais que tu me dises quelque chose
Je tente de poser l'oreille sur le tronc
Ce noeud que tu as dans la gorge
Te noue la voix ?

Toi qui as vu toutes les aubes et les couchants
Que t'as laissé la lumière qui meurt ?
Un son ? Une couleur ?
Je peux transformer la lumière
en parole ?

Mais je sens bouillonner la sève.
Tu ris, tu réponds, tu te fâches
Ni l'un ni l'autre
Une branche le nie dans le vent.
Dans ton silence tu caches
Les secrets les plus vrais.

                        10.

Guardo le tue venature
Le macchie porpora pronte a brillare
Quando il sole ti viene a sfiorare.
Non c'è dolore nelle foglie cadute
Solo una leggera rassegnazione
Che resta a fluttuare nell'aria
Per ore, o forse per tutta la vita.

Lasciano un segno lieve
sono sull'asfalto una forma
appena intuita.
Come la storia sulla nostra pelle
Che il tempo traccia a matita.

 

J'observe tes veines
Les taches pourpres prêtes à briller
Quand t'effleure le soleil.
Pas de douleur dans les feuilles tombées
Seule une légère résignation
Qui fluctue et reste dans l'air
Pendant des heures, ou peut-être toute la vie.

Elles laissent un signe léger.
Sur l’asphalte c’est une forme
qu’on devine à peine.
Comme l’histoire sur notre peau
tracée au crayon par le temps.

 

traduction ; Marilyne Bertoncini

Présentation de l’auteur




Chantal Dupuy-Dunier, bâtisseuse de cathédrales

Chantal Dupuy-Dunier, auteure d'une trentaine de recueils,   dont Initiales (éditions Voix d'encre)  qui lui avait valu le prix Artaud en 2000,  publie un nouveau recueil, l'impressionnant Cathédrales, aux éditions Petra. Elle y retrace, depuis le néolithique, le mouvement qui pousse l'humanité à ériger des pierres vers le ciel. Cet ouvrage de plus de 300 pages - dont elle nous offre 5 extraits accompagnés de leur lecture par elle-même - est une sorte de chant qui, en trois mouvements  ("Sanctuaire mégalithique", "Crypte primitive", "Cathédrale ogivale")  retrouve, suit  - mime aussi par la disposition des mots sur la page - les rituels sacrés qui lient depuis toujours la pierre à la prière - révèlant ainsi  la profonde et troublante énergie poétique de ces gestes qui font de l'écrivain le compagnon des bâtisseurs. 

Chère Chantal, je pense que mes premières questions porteront sur la genèse de cet ouvrage :
- comment t'es venu le désir / l'idée de ce thème? Comment s'insère-t-il dans ton oeuvre (souvent plus autobiographique, ou intimiste) et dans ton parcours de vie personnel ?
- c'est une épopée qui cite des auteurs, et même quand tu ne cites pas, on devine l'énorme quantité de lectures / de visites qui nourrissent ce livre : peux-tu parler de ton travail préparatoire de documentation, de la façon dont tu as constitué/exploré/exploité ces sources ?
Ensuite, je pense qu'il serait intéressant de savoir comment tu t'y es prise pour construire ta cathédrale : tes choix de construction et de mise en page (car c'est très construit - le choix des "pierres", les calligrammes...) - c'est de mon point de vue, assez vertigineux. Une oeuvre somme ! 
Cette cathédrale, je la portais sans doute en moi depuis longtemps.
Une vieille fascination pour le travail des hommes qui ont bâti ces monuments, devant la foi qui les portait, ce d’autant plus que je suis incroyante. J’envie ceux qui ont, entre la mort et eux, le rempart d’une croyance rassurante.
Je suis devenue athée vers 22 ans, mais j’ai un passé de religiosité important. Vers l’âge de 10 ans, je voulais devenir carmélite, cela n’a duré que quelques mois. J’avais et j’ai conservé une attirance pour Sainte Thérèse de Lisieux. J’admire qu’on puisse consacrer toute sa vie à un idéal, même si ce n’est pas le mien, et que cet idéal soit tourné vers les autres. En faculté, j’ai suivi quelques cours de théologie.
Ce projet d’écriture s’est imposé à moi en voyant un « œuf de lumière » au sol de la cathédrale de Chartres, reflet d’un vitrail sur lequel l’ombre de nuages se mouvait (photo ci-jointe. J’ai même une petite vidéo). Oui, cela a débuté par cette « illumination », donc par la manifestation du soleil, ce dieu primitif dont on retrouve la présence dans des objets religieux comme les ostensoirs et surtout dans les rosaces. C’est ce qui m’a fait signe.

toutes les photos sont de l'auteur

Pourquoi tous ces auteurs cités (et j’aurais aimé en citer tant d’autres) ? Parce que j’ai voulu que ma « Cathédrale » soit une grande métaphore de la poésie. Elle symbolise la pyramide poétique. Depuis les origines, chaque poète en étant une pierre, écrivant sur les fondations que tous ses prédécesseurs ont édifiées, et déposant sa propre pierre sur laquelle pourront s’appuyer d’autres poètes à venir. Cette cathédrale s’appelle « la poésie ».

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Dans mes recueils précédents, il est vrai que la part autobiographique était importante. Cependant, j’ai toujours espéré que le lecteur n’y verrait pas simplement « ma petite histoire», mais pourrait projeter la sienne. Beaucoup m’ont dit que le village de Cronce était pour eux un autre village de leur enfance. De même, quand j’écris sur la mort, il est évident que cela concerne tout le monde et résonne.
De plus, j’entretiens avec les pierres un rapport intime car mon prénom « Chantal » signifie « caillou, pierre ». Dans  Initiales, des lettres et une date gravées dans un mur servaient de point de départ au poème. Dans Creusement de Cronce , c’était déjà « la parole des pierres » que je recueillais. En ce qui concerne Saorge, dans la cellule du poème ((Les trois recueils ont été publiés par Voix d’encre.)), les pierres du monastère sont aussi très présentes. La pierre fait pour moi partie du vivant, je suis avec elle dans une relation orphique comme avec toute la nature, avec tout le vivant. Lorsque j’écris, je me sens tailleur de mots, sculpteur dans le matériau du langage. Mon stylo est un burin.
Des lectures, des visites ? Bien sûr, durant plusieurs années, mais j’aurais aimé avoir le temps de lire davantage, il y avait déjà Victor Hugo avec « Notre-Dame de Paris » et ma découverte principale a été Joris-Karl Huysmans. Dans son roman  La cathédrale , c’est justement celle de Chartres qu’il évoque. J’ai donné le nom de son héros Durtal à un de mes personnages. J’ai rejeté certains livres exposant des théories délirantes, comme ceux qui racontent que des extraterrestres sont venus construire nos cathédrales ! Le sujet stimule les imaginations. Les lectures se faisaient en chemin, en même temps que l’écriture. Je n’ai pas fait un travail rigoureux de préparation. Quand on écrit sur un sujet, j’ai remarqué que les choses se présentent autour de ce sujet, sans doute parce que l’on est dans l’état d’esprit de les remarquer. Beaucoup d’images quand même, d’intuition aussi. Je voyais l’évolution de mon sanctuaire mégalithique et du lieu où il se trouvait. Je voyais mes personnages. J’ai préparé mes calligrammes en prenant des croquis de vitraux, notamment à la Sainte-Chapelle de Paris. Le problème est que je ne sais pas dessiner et j’aurais aimé que la rosace finale figure vraiment une grande rosace.
En matière de visites, c’est la même chose, j’aurais voulu voir toutes les cathédrales ! J’ai aussi fait en sorte que l’Auvergne où je vis ait sa place et j’ai fait des emprunts à nos belles basiliques en plus de la cathédrale de Clermont-Ferrand et de celle du Puy qui valent un détour.
Comme tu le notes, ce livre est très construit. Je l’ai vraiment bâti. Chacun des trois chapitres comporte un préambule où le même personnage est présent, un homme qui retranscrit ce à quoi il assiste (il est bien sûr le poète), puis des « Pierres », qui peuvent être des animaux, des personnages, des éléments, etc. Dans chaque section, on retrouve un sacrifié, un officiant, un incroyant, un astre, de l’eau, des arbres et les bruyères qui vont donner son nom à « Notre-Dame des Bruyères », ainsi que « Pierre, la Pierre » qui, de pierre d’autel du sacrifice primitif, devient marche devant l’autel d’une première église avant de clore le tombeau d’un Maître d’Œuvre de la cathédrale. J’ai réellement posé mes pierres poétiques les unes sur les autres.

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Tu as répondu de façon exhaustive aux deux premières questions - c'est un texte extrêmement intéressant ! M e restent des demandes concernant la suite : comment t'y es-tu prise pour construire ta cathédrale, comment se sont déterminés tes choix de construction et de mise en page (car c'est très construit- le choix des "pierres", les calligrammes...)
Après la survenue de l’inspiration, déclenchée par cet « œuf de lumière » mouvant vu au sol de la cathédrale de Chartres, l’idée s’est imposée à moi qu’il fallait vraiment essayer de construire ce livre comme les bâtisseurs de cathédrales, en y consacrant beaucoup de temps et de passion. Victor Hugo cité en exergue écrivait : « Quiconque naissait poète se faisait architecte. »
J’étais habitée par ce projet à long terme. Oui, je voyais le lieu, les édifices. Je côtoyais mes personnages. Eux aussi se sont imposés à moi.
J’ai fait un plan, que j’ai remanié plusieurs fois. Deux choix s’offraient à moi : construire un ouvrage encore plus important en incluant un chapitre qui se serait appelé « Cathédrale romane » ou élaguer un édifice qui risquait de devenir trop « lourd » pour le lecteur. J’ai choisi d’élaguer en faisant un saut un peu rapide de « Crypte primitive » à « Cathédrale ogivale ». « Cathédrale » a compté une cinquantaine de pages supplémentaires et des « Pierres » (paragraphes) en plus. Il y a peut-être quelques anachronismes, mais je me pose en poète pas en historienne, même si je me suis documentée.
Au fond ma cathédrale, dont je reconnais que la construction est ambitieuse, se veut non seulement une grande métaphore de la poésie, mais tente de représenter l’humanité dans son ensemble et l’univers avec tous les éléments qui le composent (ce qui est bien sûr impossible). Le choix de la mise en page accompagne mon écriture depuis mes premières publications. Elle doit s’accorder au texte, elle fait partie intégrante du poème, en renforce le sens.
Les calligrammes de vitraux sont pour moi le moyen de figurer la lumière passant à travers les « espaces blancs » des poèmes.
Je reviens aussi au culte du soleil, depuis le sacrifice primitif accompli pour qu’il se lève chaque jour jusqu’à la rosace finale. Souvent, il y a une « boucle » dans mes recueils, un retour au début.
Le style aussi change selon le sujet. Ici, il y a beaucoup de formes litaniques parce qu’elles rappellent les prières.

lumière sur un signe lapidaire à Orcival.

 

 

5 extraits de Cathédrale

 

Poème inaugural :

 

Ce matin,

au sol de la cathédrale

dont les neurones de pierres se souviennent,

le geste ovale du labyrinthe

désigne la direction de l’œuvre.

Les rayons traversant un vitrail

dessinent sur les dalles

un reflet marbré.

Le reflet à la forme parfaite

progresse lentement vers l’entrée du dédale,

œuf lumineux.

 

 

Extrait de « Sanctuaire mégalithique » :

 

Ô Soleil, je guette ton retour.

 

Quand je devinerai ton approche,

j’attacherai ma chevelure

pour aller recueillir l’eau

avec laquelle mon père lavera

la lame du sacrifice et la pierre d’autel.

Et je prononcerai ces mots :

 

Source, qui désaltère l'orge, la fourmi et l’homme debout,

le chêne, le rat des champs et l’homme couché,

redonne à la lame et au granit

l’embrasement du dieu soleil.

 

Di va oumba          par le ventre de la grêle,

Di va oumba          par les blessures du ciel,

Di va oumba          par le souffle qui règne sur le souffle !

 

 

 

Extrait de « Crypte primitive » :

 

Vous qui êtes là,

écoutez les paroles qu’il prononce tout bas :

Tu t’appelles Pierre la Pierre.

Au milieu du tertre bouleversé par le remuement du chantier,

je t’ai vue apparaître près des bruyères en fleurs.

Le ciel était animé d’un somptueux vol de corbeaux.

L’ombre velours de leurs ailes accentuait ta couleur

et traçait des reliefs à ta surface.

Lorsqu’après tous nos efforts,

le bœuf robuste t’a enfin rendue au jour,

je serais tombé à genoux sur la terre rouge,

mais ta beauté paralysait mes gestes.

J’ai pu ouvrir la bouche et demander :

- Qui es-tu ?

 

 

 

Extrait de « Cathédrale ogivale » :

 

Chacun lève les yeux vers le grand livre de pierre,

livre de verre en ses vitraux.

Recueil vertical,

poème dressé au-dessus du langage ordinaire,

que je tente de traduire.

 

˗ Poète, comme Maître d'œuvre, est un haut-métier

qui ne va pas sans le devoir d'être Homme,

ne s'accommode pas d'une existence banale.

La responsabilité des mots nous incombe ˗

 

 

 

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Présentation de l’auteur




Gérard Baste : Plus rien à dire ?

On a dit à Gérard Baste qu'il est le « Patrick Sébastien », le « Jean-Marie Bigard » du rap français (je le cite)… Peut-être qu’il y a beaucoup de provocation dans certains de ses textes, mais pour ma part je connais un homme posé et réfléchi, qui sait exactement comment et pourquoi...

Comment faire pour émouvoir, toucher, ne pas cesser la lutte… et pourquoi : parce que lui est engagé, bien qu’il s’en défende avec humilité, pour la cause de tous,  pour l’humain, et l’édification d’une société plus juste, plus sociale, et plus… poétique… Et puis, surtout, Gérard Baste refuse la facilité, le star-système et les occasions offertes sur des plateaux qui mènent à devenir un bâillonné de plus.

Le Rap et le Slam est-ce de la poésie mise en musique ou bien de la musique avant tout, accompagnée par un texte…? Est-ce encore et toujours le lieu d’énonciation d’une parole engagée… ?
En tant que rappeurs moi et les membres du groupe (Svinkels) avons grandi avec la montée du FN et le mouvement punk donc on a abordé ces thèmes là. De manière simple et frontale… Et l’évoquer serait simple, serait juste, et ce serait rendre compte de ce pour quoi nous agissons. Mais on ne peut pas non plus ignorer que la parole engagée est de nos jours l’objet d’un investissement de la part de ceux qui énoncent aussi un discours convenu. En gros la « parole engagée » a été récupérée par le système. Et c’est choquant de s’entendre dire que c’est démagogue quand on aborde des problématiques qu’on ne peut pas passer sous silence… C’est ce qui m’a  motivé pour écrire les textes Le Corbeau, ou Réveille le punk. J’ai voulu créer une ambiance à la Clouzot, une atmosphère un peu intimiste qui évoquerait « l’esprit de clocher »… Renaud avait ce discours engagé sans être dans l’énonciation directe des problématiques socio-historiques. C’est en rendant compte du quotidien qu’on peut le mieux témoigner, émouvoir, toucher les gens,  et porter une parole engagée.

 

Et puis, je me considère comme un poète avant tout, et avant toute chose c’est au texte, à la parole que j’accorde une attention particulière. C’est une posture personnelle bien sûr. J’ai lu et je lis encore de la poésie, car le Rap et la Slam c’est avant tout pour moi un "travail" sur la langue. J’ai grandi avec, et j’ai même eu un prix de poésie pour des textes écrits dans ma jeunesse.  Je suis devenu un rappeur  et ce que je fais est hédoniste, mais avant tout on essaie de mettre de la poésie là-dedans,  en travaillant le langage. Nous faisons  une poésie crue comme celle de  Bukovski par exemple.
Le rap et le slam sont de la poésie du quotidien. C’est une poésie de la rue. Les artistes se sont appproprié la syntaxe et les mots du langage quotidien des jeunes.
Il y a des artistes qui enchainement mots et idées et qui s'emparent du quotidien avec ce matériau-là du langage, comme PNL par exemple… Cette écriture contribue au travail d’évolution de la langue. Je pense que les jeunes ne se posent pas la question, ils grandissent avec ces codes là, et les retrouvent dans des productions qui les interpellent. Et poésie et musique se rejoignent de plus en plus. Certains poètes comme Philippe Katerine commencent à collaborer avec des rappeurs (avec Alkapote). Ils créent ensemble une dynamique spéciale qui donne jour à une poésie typique rythmée et dont la langue séjourne entre une oralité ancestrale et le rythme d’une respiration purement actuelle.
La part du rythme y est-elle proportionnelle à la volonté de porter une parole politique…
Le rap est élaboré à partir d’une rythmique. Les mots sont prévus pour marteler, être martelés,  et il y a une énorme  envie de langage ! J’ai souvent été épaté de voir des jeunes qui n’ont pas un accès de fou à la "culture" mais qui ont des fulgurances magnifiques, qui écrivent à partir d’un rythme transcrit dans et par les mots, des textes qui ont une portée incroyable !
De quoi nous interroger sur le déterminisme, et sur les systèmes qui permettent à certains de s’exprimer alors que beaucoup pourraient témoigner, rassembler, relier l’humain à l’humain. Beaucoup n’ont rien eu dans les mains mais la liberté est là...
Faut-il penser la culture comme un lieu de pouvoir ?
Sur le terrain la culture est un lieu de « petit pouvoir » : on est subventionné mais il faut rester dans le cadre de certaines attentes… Alors que même s’il faut savoir bousculer il est nécessaire  d’être à l’écoute des gens… La poésie, la musique, doivent rassembler, fédérer, unir et permettre à l’humain d’émerger parce qu’il se reconnaissent dans une parole commune. Dans les grands festivals malheureusement beaucoup tiennent les mêmes propos, se positionnent tous de la même manière, parce que c’est « mieux vu »… Il y a toujours les mêmes groupes, qui répondent aux mêmes attentes…
La parole poétique, la musique, le Rap, le Slam, tout ceci est de l’art au sens où c’est façonné de nos chairs, de nos bouches, de nos quotidiens ! Ça appartient à tous.
On en revient à la question de l’engagement, que tu m’as posée au début  : je parlerais alors du  "divertissement" avant tout, car se pose cette question : est-ce que faire de la poésie pour dénoncer n’est pas un peu démagogique ? Je pense pour ma part que si,  parce que on parle à des convertis, à des gens qui attendent ce discours, précisément. Mais je continue à chanter engagé parce que ça donne du souffle  et surtout que les gens prennent conscience depuis peu de toutes les problématiques importantes de notre époque : la couche d’ozone, la pollution, la façon de manger… les gens changent…
Il est également important, voire incontournable, de rappeler que tout discours a du mal à trouver sa voie parce que la priorité de beaucoup de nos frères est remplir le caddie, c’est une lutte quotidienne, qui les tient éloignés de toute nécessité autre que celle de la survie. Leur énergie est tout entière absorbée par ceci, la survie. Tout discours aurait du mal à trouver place, à s’immiscer là-dedans, dans ce quotidien miné par le souci permanent de tenir debout.
Et puis je remarque aussi que ces problématiques qui touchent l’engagement social et (donc) politique trouvent désormais sa voie beaucoup plus facilement dans le cinéma… Bruno Dumont ou  les Frères Dardenne, Audiard (le fils) aussi, dressent des portraits vivaces et réalistes des gens donnés à voir dans un quotidien qui est révélé par une fiction, travaillée bien souvent en corrélation avec une visée documentaire (Bruno Dumont se tient sans cesse sur ce fil ténu qu’est le récit fictionnel et le reportage). Et même si le Rap et le Slam ont contribué à mettre un petit coup d’accélérateur pour ce qui concerne l’énonciation d’une parole de révolte et de résistance, je remarque que beaucoup se tournent vers le cinéma, qui semble prendre le relais en la matière (Grand Corps Malade par exemple).
Peut-être est-ce aussi parce que de nos jours l’image prend le pas sur la lecture, on compte en terme de "vues", pour ce qui est des vidéos que les gens visionnent majoritairement (préférentiellement à la lecture par exemple)…
On utilise donc tous ces vecteurs, et on essaie de continuer, à porter la poésie, le Rap, le Slam, et aussi surtout à ne pas renoncer à faire évoluer les choses…

 

Présentation de l’auteur