Georges de Rivas, Eurydice, la Voix du silence, table-ronde du printemps des poètes 2019

Eurydice, Ecoute et Voix du silence, Muse de la poésie orphique

  La Quête d'une langue du Paradis

 

Je veux ici poursuivre ma réflexion esquissée au cours du Printemps des poètes 2019, dans le cadre de la Table-ronde que j'ai organisée au Château de Solliès-Pont sur le thème : « Eurydice ou la Voix du silence ».

Cet article fait aussi écho à ma dernière œuvre poétique parue aux éditions Alcyone ( Avril 2019 ) sous le titre «  La Beauté Eurydice ».

Alcyone est la plus importante des sept étoiles – les Pléiades- Elle signifie la paix et n'est pas sans lien avec la vocation d'Orphée, chantre du sublime amour, de l'harmonie et de la beauté qui par la grâce de son chant finira par charmer non seulement les Furies mais aussi le maître des Enfers Hadès et son épouse Perséphone.

« La Beauté Eurydice » procède de la même source d'inspiration que mes œuvres précédentes :  « Orphée au rivage d'Evros »  publiée aux éditions du Petit Véhicule en 2017 et Orphée, Zéphyr en Azur publiée en français et roumain aux éditions Bibliotheca Universalis en 2018.

Quelle magie pouvait incarner ce chant mythique du prince de la dynastie des poètes qui s'en alla jusqu'en enfer pour ramener son épouse Eurydice à la lumière du séjour terrestre ?

Galerie de l’Or du temps N°69 : Georges de Rivas, Orphée au rivage d’Evros, Editions du Petit véhicule, 2017.

Le Grec antique pour qui la mort était une hantise adhérait à cette vision du poète porté par le souffle de l'inspiration orphique : il vénérait les grands poètes nimbés du sceau cratylique, ceux qui accordaient leur souffle à la beauté d'une langue portée par les ailes d'un ample souffle rythme périodique. 

Revisitation de la légende d'Orphée,« La Beauté Eurydice » s'inscrit dans cette filiation littéraire, mythique et spirituelle .

Son originalité me paraît résider en un dialogue permanent entre Orphée et Eurydice, liés l'un à l'autre comme la parole au silence.

La beauté de cette œuvre m'apparaît inspirée par une vision orphique du monde et le souffle retrouvé d'une langue où la poésie et la musique, renouant leur alliance originelle déploient au-dessus du néant les ailes d'un lyrisme flamboyant.

J'espère que mes lecteurs seront sensibles à la veine poétique et musicale del' œuvre, à son ampleur imaginative et à sa profondeur harmonique .    

Eurydice se révèle ici comme la source d'eaux-vives d'où jaillit le poème aimanté par sa Présence-Absence . Le silence d'Eurydice est le philtre d'amour qui opère la magie enchanteresse d'Orphée. Ce chant est puisé à même l'essence du Logos, poème orphique en résonance avec le Verbe, l'Origine. Et peut-être Eurydice, haute voix du silence qui prend la parole, faisant écho au poème de Leconte de Lisle intitulé Khiron, a-t-elle voulu nous révéler, mystère demeuré mystère «  Le chant qui n'étant plus est toujours entendu » ?

 

Eurydice est à la fois l'Ecoute et la Voix du silence murmurant à l'oreille d'Orphée qui égrène la plainte de son chant sur le rosaire de son absence. La quête d'Orphée et l'élévation de son chant naissent de l'aiguillon de sa part divine, éternelle, l'ange invisible de l'amour intangible qui l'attend par delà les brumes fongibles du néant …

Orphée et Eurydice ne forment qu'une seule et même entité, portés depuis l'éternité par le souffle de l'Androgyne Primordial. Comme le Logos et le silence, ils baignent dans une seule et même substance d'amour. Et Eurydice précède Orphée comme l'Ecoute, la parole…

Matrice féconde, insondable mystère, elle est telle l'Alma Mater, la source inépuisable de son vers : l'origine de sa quête et de son chant tissé de désespérance et d'espérance. Elle est la primordiale voix du silence d'où émane le verbe des mondes.

Réverbération de la musique des sphères où vibra la lumière incréée, elle est la muse inspiratrice, le souffle de la nuit antérieure qui résonne dans l'ouïe intérieure du poète, l'oreille du cœur par laquelle Beethoven, dans le silence de sa surdité percevait les émotions du grand opéra de l'univers..

 

Gustave Moreau, Orphée.

Et n'est-il pas avéré que l'Opéra est né avec l'Eurydice de Giulio Cassini et Jacopo Peri en 1600, précédant l'Orfeo de Monteverdi en 1607 ? «  La lumière a un âge, la nuit n'en a pas » écrit René Char, aphorisme qui révèle métaphoriquement la nature du rapport d'Orphée à Eurydice.

Quant à l’œuvre initialement évoquée « la Beauté  Eurydice », il s'agit à la fois du livre de la présence-absence et de la lumière-amour dont est tissé la parole orphique : oraculaire, prophétique.

Evocation de l'éternel amour, poème où Muse de la poésie orphique, Eurydice sort de son silence et s'adresse à Orphée revenu sur terre, depuis  cet au-delà où elle séjourne encore !

Et comme l'augure l'une des acceptions étymologiques de son nom  «  Grande Justice », son apparition ne peut avoir lieu qu'en une fin des temps - Apocalypse qui verrait la transfiguration de l'Histoire  ou en ce pur instant d'éternité – petite apocalypse et révélation de la beauté dans la foudre enchantée du poème.

Souffle éthéré du silence d'où jaillit la poésie, La Beauté Eurydice s'accorde à la parole de René Char : «  Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot, mais il le prononce à voix si basse que nul ne l'entend jamais » .  La voix qui murmure derrière le mur d'éther silencieux où l'ont recluse les dieux, c'est la voix de la Muse de la poésie orphique, la voix d'Eurydice ressuscitée, Grande Justice réapparue derrière les closeries du plus haut silence !

Eurydice est la voix  du silence, l'ange tutélaire d'Orphée.« Ange, ce qui tient en nous ,à l'écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence » écrit René Char

Elle est la  muse de la poésie orphique, miroir où se reflète l'Âme du monde, la source d'inspiration déjà évoquée de ce « chant qui n'étant plus est toujours entendu .

Par Elle,  la lumière de la parole est réverbéréeen l' âme d'Orphée.  Lumière de la parole dont la substance est l'Amour, Lumière- amour du Logos d'avant la lumière sensible, vibration du verbe dans le cristal du silence primordial. Et dans le jardin de son silence imprégné d'une pure substance d'amour, est perpétuellement éclose la rose d'une nouvelle parole sur l'Homme et le cosmos, née des noces de l'Eros et du Logos !

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II. Quête d'une Langue du paradis, mystère d'amour et présence du Logos.

 

Orphée et Eurydice forment avec Dante, seule figure ici de poète dont l'existence est attestée comme sa muse inspiratrice Béatrice un quatuor à cordes angéliques dont les fibres de l'âme résonnent de la traversée des cieux et des enfers.

Orphée et Eurydice, figures mythiques issues du ciel pré-chrétien,  de la Grèce antique vivent leur chemin initiatique comme descente aux Enfers, catabase à laquelle répond l'Anabase, ascension finale de Dante guidé par Virgile et Béatrice au livre III vers le Paradis. Or le mythe d'Orphée comme la Divine Comédie sont animés par la quête d'une langue du Paradis, marche dans l'indicible, élévation et aimantation de l'âme vers la lumière de l'impossible amour.

 

Orphée comme Dante figure de l'incarnation de la poésie orphique vivent le deuil irréparable et la quête de cet impossible amour. Seule une langue divine, un chant de l'Origine s'avèrent capables de délivrer cette parole magique, enchanteresse où les dieux et les hommes conversaient dans le Paradis . Au Chant 23 de la Divine Comédie Dante l'exprime avec lucidité . « et à la lumière vive transparaissait/la substance brillante, si claire/dans mon regard qu'il ne pouvait la soutenir. » Et elle (Béatrice) me dit : «  Ce qui t'abat/ est une force à quoi rien ne résiste./ Là est la sagesse et la puissance/qui ouvrit la voie entre ciel et terre,/dont jadis le monde eut un si long désir. »

Dante nous dit : «  ainsi mon esprit dans ce banquet/devenu plus grand, sortit de soi-même/et ne sait plus se souvenir de ce qu'il fit. »

..Si à présent résonnaient toutes les langues/que Polymnie fit avec ses sœurs/les plus nourries de leur lait si doux/pour me secourir/On n'atteindrait pas au millième du vrai, en chantant le saint rire,/et comme la sainte lumière le rendait pur ;/ainsi en décrivant le paradis/ le poème sacré doit faire un saut,/comme celui qui trouve la voie interrompue. » (Le paradis , p.219 ) .

Au seuil de cette parole impossible,  parole du plus haut silence se sont heurtés tous les grands poètes, « marche forcée dans l'indicible » pour  Char et Rimbaud s'écriant : « je n'ai que des mots païens » ne pouvant révéler son expérience intérieure au seuil d'une vision supra-sensible.  

« Les mots manquent » écrit encore Hölderlin qui se consume  dans le feu de son intuition ayant perçu le Logos comme l'origine de toutes choses !                          

René Char a saisi l'essence de ce mystère, l'identité narrative du Logos devenu langage, qui se déploie et se connaît lui-même dans le poème ! Sur un ton prophétique il dit la venue imminente du poème et sa vocation éminente : «  Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux ».

Dante a aussi éprouvé cette impuissance à évoquer par son verbe  cette splendeur de la Beauté que la poésie a vocation à dévoiler :« Il me sembla que son visage flamboyait, et elle avait les yeux si pleins de joie/qu'il me faut passer outre  sans en parler (p.217 . Ed Gallimard).

Georges de Rivas, La beauté Eurydice, extraits dits à deux voix.

Aussi devrions- nous nous tourner vers les fragments d'Héraclite : « A l'âme appartient le Logos qui grandit par lui-même » ou bien « Car le Logos est le bien de l'âme et prend en elle de la force ». Puissance du commencement est le mystère de l'Amour ,substance divine où s'origine le Verbe, la lumière de la parole poétique !

L'âme humaine et le Logos à jamais liés l'un à l'autre, prédestinés!L'âme humaine où brûle et s'embrase l'étincelle du Logos originel et éternel ! Quand retentit le dernier écho du Verbe, le Logos fait une place dans l'âme pour un monde nouveau, capable d'engendrer un commencement. Ce commencement, ce principe c'est le Logos prenant conscience de lui-même . Eurydice est la muse inspiratrice, l'écoute et le silence, l'absence où s'aimante l'origine de la parole : semaison et moisson de sons inouïs qui s'élèvent et fulgurent dans la nuit de l'âme poétique. Le regard de l'âme revient à l'origine et contemple le Logos dans son principe . La lumière de la parole résulte de ce commencement primordial. Et cette lumière de la parole qui apparaît et résonne dans la poésie émane de l'Origine ; elle est lumière invisible dont la substance est l'Amour. C'est là l'essence de la vision de Novalis  : «L'amour est le commencement et la fin de l'histoire du monde, l'amen de l'univers ».

Il ne s'agit pas de la précieuse et vitale lumière du jour, la lumière visible saisissable par les sens, en premier lieu par le sens de la vue, mais bien de la lumière numineuse de l'Origine. Il s'agit de la lumière de l'âme perçue par l'ouïe intérieure où se reflète l'âme du monde. C'est la lumière qui vibre dans la nuit où chemine Eurydice. Et cette lumière d'or qui auréole l'âme du poète est réverbération du Verbe des origines, émanation d'une pure résonance du Logos en l'âme du poète.

 

 

C'est que l'amour, la tombe, et la gloire et la vie,
L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,         
Tout  souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix que le dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un immense écho sonore.

 

Victor Hugo au cœur de cet immense écho sonore, est l'image des poètes qui parlent la langue des échos, poètes échophones vibrant en ce pays de poésie que nous pouvons appeler Echophonie ! Et Victor Hugo nous précise sa vision : «  Car le mot, qu'on le sache est un être vivant, c'est le Verbe et le Verbe c'est Dieu ». Le poète dans sa nuit d'exilé porte en lui le souvenir de sa patrie spirituelle,  il en perçoit l'écho, celui d'un son  qui va l'éveiller à sainte réminiscence et le mettre en résonance avec cette vibration de la parole des origines, en cette singulière et double expérience échophonique et échophanique ! Et sur l'autel nuptial du silence et de l'éclair poétique, du son et de l'image lequel se voit investi de la préséance dans la fulguration du poème ? Chez les poètes orphiques, comme l'atteste Victor Hugo c'est cette expérience de l'immense écho sonore qui impose sa prééminence ! C'est dire que l'apparition de l'image, du poème écrit rendu visible  procède de cette vibration du verbe, cette résonance échophonique ;

René Char dévoile un pan de ce mystère poétique par ces paroles : «  Il faut que les mots soient pourvus de cet écho antérieur qui fait occuper au poème toute sa place, sans se soucier de ce réel dont il est la roue disponible et traversière ».Il s'agit bien de l'expérience «  d'un son levé avant nous ». Les mots sont investis d'un contenu de connaissance et d'une puissance de révélation ! Ils sont investis d'une charge affective-émotionnelle de pure essence cosmique. Parole tissée d'amour, le poème orphique se révèle comme l'accord renoué entre poésie et musique, telle qu'imaginée en cette Origine qui est le Verbe.  L'ouïe intérieure vibre à la musique des sphères ! Poésie et Musique sont en vérité unies comme le dit Jorge Borgès dans son  Essai sur la Poésie : « Nous avons mentionné le fait que dans la musique on ne saurait dissocier la forme et la substance et que c'est en fait  lamême  chose. Il y a lieu de penser que dans une certaine mesure le même phénomène se produit en poésie »

Pour Borgès, les mots ont été à l'origine des métaphores, échos de  la nuit antérieure,sonorités cosmiques originelles devenues images dans le langage de Poésie. Cette imagination poétique irriguait la vie des peuples de tradition orale, tels ceux du Nord de l'Europe. « Quand ils entendaient le mot Thunor, ils entendaient à la fois le sourd grondement dans le ciel , voyaient l'éclair et pensaient au dieu. Les mots étaient chargés d'un pouvoir magique » dit Borgès.

Gaston Bachelard déplore quant à lui la perte de la parole vivante : « En lisant les mots, nous les voyons, nous ne les entendons plus »

Ainsi devons-nous faire retour au sens originel de la Parole qui est  le sens du mystère, du Moi humain, du Moi d'autrui et du monde. Le Verbe, le chant de l'univers fut au commencement, avant l'écrit et Orphée est le poète inspiré par l' Ether, le messager de la Beauté conçue dans l'existence prénatale, le chantre en qui résonnent les grandes émotions de l'Univers . Il est réminiscence et présence du Logos, lumière-amour du chant, magie de la poésie qui enchanta les Furies de l'Enfer . Il incarne l' Espérance-Poésie au cœur tourmenté de l' Homme assiégé par les puissances du mal aux marches tragiques de l'histoire...Il garde intacte la flamme de l'amour qui ne fut pas emportée par Prométhée, héros de la liberté.

Il est l'espérance invincible de l'âme aux marches du temps et sa harpe divine berce sous les arches de l'éternité le grand dessein de la beauté qui sauvera le monde

Ainsi est-t-il le chantre de la dynastie des sons et des mots éclos au sein de ce cosmos originel où apparût le Logos essaimant ses déclinaisons harmoniques d'éternité en éternité dans le mystère de l'unité consubstantielle de la musique et de la poésie.

Ainsi est-t-il à jamais traversé par le grand souffle de l'amour où vibre sa voix-lyre qui aimante le vaisseau-terre chargé d'histoire sur l'océan du devenir.

 

Carolyne Cannella et Georges de Rivas.

Et son cœur qui palpite à l'unisson des émotions de l'univers et des passions humaines est la demeure de l'âme du monde où résonne l'écho de la nuit antérieure et son cortège de chants inouïs apparus  pour apaiser les tourments des Furies qui dévastent l'Histoire.

Dans son livre « Les Dieux antiques » paru en 1880, Max Muller trouve que le nom d'Orphée découle de l'indien Ribhu et Mallarmé s'en fait l'écho : « Ribhu paraît avoir été donnée, à une époque très primitive, au soleil. On l'applique dans les Védas à de nombreuses déités. « Le sens primitif d'Orphée » semble avoir marqué l' énergie et le pouvoir créateur. » (Mallarmé, O.C, p.1240) Ceci nous ramène à l'essence de la vision orphique du monde qui voudrait que l'univers apparu dans ses formes visibles ne soit que la cristallisation de vibrations sonores émanées du Verbe originel. De sorte que toute forme terrestre serait une vibration, une onde musicale comme ensorcelée dans la matière. C'est là l'idée de Maya avancée par la tradition hindoue pour désigner le monde apparent , dans le sens d'une réalité phénoménale issue de l'impulsion originelle du Verbe ou de présences numineuses.

Nomen, Noumen, mystère du rapport de l'invisible et du visible, Du Nom à son essence. Et le soleil est le lieu d'émanation de cette musique des sphères, de même qu'Orphée est voix-lyre descendue des hauteurs suprasensibles de l'univers pour enchanter le cœur de l'homme et toutes choses sur la terre.  Et c'est là sans doute le message des Védas. Les textes védiques évoquent la notion de « Shruti » mot qui signifie en Sanscrit le fait d'entendre. Et c'est le nom qui fut donné à la Révélation par les sages, les sept Rishis de l'Inde védique. D'où le sens de texte entendu ou texte révélé. Car il s'agit bien d'une connaissance intuitive, d'une audition intérieure ! Shruti est un mot composé signifiant à la fois oreille, audition et connaissance révélée. Texte-Parole saisi par illumination du cœur, par l'ouïe intérieure, c'est à dire l'oreille du cœur ! Orphée inspiré par sa muse, Eurydice, car ici encore elle est l'écoute, la clairaudience de l'âme de pure nature suprasensible.

 

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III. Orphée sous le regard de Leconte de Lisle

 

Or c'est là le message essentiel transmis par le poème de Leconte de L'Isle intitulé Khirôn où Orphée rend visite au Centaure. Car voici précisément ce que Khirôn qui s'apprête à quitter le séjour terrestre dit à Orphée sous forme d'éloges.

Ainsi divin Orphée, ô chanteur inspiré,
Tu déroules ton cœur sur un mode sacré.
Comme un écroulement de foudres rugissantes,
La colère descend de tes lèvres puissantes ;
Puis le calme succède à l'orage du ciel ;                            
Un chant majestueux qu'on dirait éternel
Enveloppe la lyre entre tes bras vibrante ;
Et l'oreille attachée à cette âme mourante,
Poursuit dans un écho décroissant et perdu
Le chant qui n'étant plus est toujours entendu.

Le Péléide écoute, et la lyre est muette !
Altéré d'harmonie, il incline la tête :
Sous l'or de ses cheveux, d'une noble rougeur
L'enthousiasme saint brûle son front songeur ;
Une ardente pensée, en son cœur étouffée,
L'oppresse de sanglots ; mais il contemple Orphée       
Et dans un cri sublime il tend ses bras joyeux
Vers cette face auguste et ces splendides yeux                
Où du céleste éclair que ravit Prométhée
Jaillit, impérissable une flamme restée ;

 

 

C'est Eurydice qui est l'ange gardien de cette flamme impérissable jusqu'à la fin des temps. Ainsi porte-t-elle son nom et sa vocation de Grande Justice pour l'accomplissement du grand Dessein de la Terre : l'Amour !

C'est l'écho du Verbe des mondes, la musique de la nuit antérieure qui résonne en l'ouïe intérieure ;  «Et du céleste éclair, jaillit une flamme restée » : il s'agit bien du feu que Prométhée a ravi aux dieux au nom de la liberté et au prix d'une terrible expiation! Mais en Orphée demeure une flamme impérissable et le mystère de la parole, de la création poétique dont il est dépositaire garde toutes ses chances, sa vocation à subsumer le malheur et à réenchanter le monde.

Et la poésie en son essence n'est-elle une sortie hors du champ  étroitement littéraire, cette échappée belle de la parole antérieure à l'écrit ? N'est-elle pas la vocation originelle d'Orphée, cette voix-lyre capable de subsumer le malheur et de transfigurer le chaos du monde par la beauté du Chant ?

 

Comme si le destin eût voulu confier
La flamme où tous vont boire et se vivifier
Au fils de Kalliope, au Chanteur solitaire
Que chérissent les Dieux et qu'honore la Terre. 

 

La voix-lyre d'Orphée demeure l'espérance du salut du monde , car à l'inverse de Prométhée, le fils de Kalliope est chéri des dieux et honoré par la terre . Orphée apparaît à la fois comme messager des rois et des dieux. Son pouvoir est dans sa voix et le Chantre le précise à Khirôn :

 

Cinquante rois couverts de brillantes armures
Attendent que ma voix te conduise jusqu'à eux ;
Tous m'ont dit :«  Noble Orphée, aux paroles de miel
De qui la lyre ardente enchante et la terre et le ciel
Va ! Sois de nos désirs le puissant interprète.

 

C'est tout son être au monde ,qui vibre dans sa voix indissociable de son écoute.  Tout n'est-il pas dit dans les vers déjà évoqués :

 

Et l'oreille attachée à cette âme mourante poursuit dans un écho le chant qui n'étant plus est toujours entendu.

 

C'est bien là l'écho de « l'invincible Nuit de silence chargée » la vaste nuit antérieure perçue par l'ouïe divine, l'oreille du cœur.

Leconte de Lisle dans une ultime résonance à ce mystère du Verbe décrit le départ d' Orphée «  ce même Etranger que nul n'oublie,/ Et qui marche semblable aux Dieux ! Son pas est tourné vers l'Olympe, et d'un pied souverain/ Il foule sans le voir le sentier qui serpente. »

Ainsi Orphée n'use pas de son regard humain pour marcher, c'est son ouïe qui le guide,« son front serein est tourné vers l'Olympe. » Khirôn accueille Orphée dans son antre et le salue par ces paroles :

 

Ta parole, mon hôte, est douce à mon oreille,
Nulle voix à la tienne ici-bas n'est pareille.

 

Leconte de Lisle salue dans les derniers vers le fils de Kalliope « à la belle voix » à l'instant où le chantre de la Thrace disparaît à la vue du peuple à qui il vient d'adresser  ses dernières paroles :

 

Il dit et disparaît. Mais la sublime Voix
Dans le cours de leur vie entendue une fois,
Ne quitte plus jamais leurs âmes enchaînées ;
Et quand l'âge jaloux a fini leurs années,
Des maux et de l'oubli ce souvenir vainqueur
Fait descendre la paix divine dans leur cœur. 

 

Ainsi la voix d'Orphée est-elle gravée comme souvenir inoubliable et immarcescible dans les âmes humaines, elle est immémoriale et demeure à jamais entendue. Elle est pure harmonie accordée par l'âme du monde aux âmes humaines qui baignent dans sa lumière. Cette lumière de l'âme chère est le sanctuaire où descend la « paix divine » Car l'âme est dépositaire du souvenir impérissable de «  la sublime voix entendue une fois ».

Et cette paix est l'aurore de nouveaux liens dans des cœurs unis dans l'amour divin car Orphée a vaincu pour tous le mal et l'oubli ! L'aurore que Mallarmé voulait voir dans des mots pareils à Euros, comme le mot Eurydice, la muse inspiratrice du soleil orphique, cette aube du jour éternellement nouveau dont les peuples anciens ne savaient pas au crépuscule du soir si elle serait là le lendemain ! Ainsi vit encore le poète «  flamme restée »de l'Origine en attente du poème où viendra filtrer la lumière de son âme aux persiennes de cette nuit plus ancienne que le jour et les ténèbres de l'Histoire !

Invincible nuit de silence chargé, silence qui pour la première fois fois a parlé et chanté, et qu'a entendu le Péléide, Achille, demi-dieu stupéfait se tenant  aux pieds de la voix-lyre d'Orphée, la voix dont Leconte de Lisle dit que «  la lyre est muette ».

Et le Centaure Khirôn dont la sentence de mort a été proférée par les Dieux se tourne encore vers Orphée :

Mais Hélios encor, dans le sein de Nérée,
N'entrouvre point des dieux la barrière dorée ;
Tout repose, l'Olympe, et la Terre au sein dur.
Tandis que Séléné s'incline dans l'azur,
Daigne, harmonieux roi qu'Apollon même envie,  
Charmer d'un chant sacré notre oreille ravie,
Tel que le noir Hadès l'entendit autrefois
En rythmes cadencés s'élancer de ta voix,
Quand le triple Gardien du Fleuve aux eaux livides
Referma de plaisir ses trois gueules avides,
Et que des pâles morts la foule suspendit
Dans l'abîme sans fond son tourbillon maudit !

 

Orphée et Eurydice, Auguste Rodin.

Le Centaure Khirôn est puni par les dieux pour avoir critiqué leur conduite, et il vient de perdre son statut d'Immortel. C'est à Orphée qu'il se confie car il incarne à ses yeux l'avènement de l'homme au statut divin.

Khirôn veut s'arracher au joug des dieux en proie aux passions  fantasques et aux jugements arbitraires. Il s'écrie :

 

Mais d'où vient que les Dieux qui ne mourront jamais/Les Rois de l'Infini, les Implacables Maîtres/En des combats pareils aux luttes des héros,/De leur éternité troublent le sûr repos ? Est-il donc par delà leur sphère éblouissante ? Une Force impassible, et plus qu'eux tous puissante,

 

Khirôn,le sage se confie au prince des poètes : il va payer comme Prométhée le lourd tribut de la liberté et de l'intuition morale du Bien et du Mal. Et s'il se tourne vers Orphée c'est parce qu'il est sûr que « la Beauté sauvera le monde » fût-ce à la fin des temps ! Et c'est ce que suggère comme nous l'avons déjà évoqué le nom de sa nymphe, muse et éternelle épouse Eurydice : Grande Justice ! Celle-ci ne pourrait devenir effective qu'en raison d'une finalité morale et spirituelle, une sorte d'apocalypse ou de fin des temps.

Orphée chantre de la Beauté la porte toute entière dans son être et cela a été perçu par le jeune Achille au bord des sanglots. La lyre était muette et le Péléide l'entendait, comme si elle émanait de la lumière de l'âme du Chantre de la beauté dans le temps et  l'éternité ! Comme si le chant qui venait d'outre-monde rayonnait par la seule présence d'Orphée.  Et c'est dans cet événement intérieur qu'est le poème, mythique et spirituel de Leconte de Lisle, un pur moment d'initiation,un nouveau commencement de l'Histoire de l'âme et de l'Âme monde. Le poème dit ce recommencement possible du mythe, où l'âme humaine inspirée par l'âme du monde vient à chanter à travers Orphée, présence de la Beauté immatérielle sculptée dans la forme admirable du poème où exulté des sonorités et du rythme de la parole, l'invisible se donne à voir dans le miroir de l'âme. C'est là un grand moment d'initiation où Orphée apparaît comme le vivant principe moral-spirituel de la création, comme le modèle humain divin de civilisation face à toutes les formes de la barbarie.

Ce principe de civilisation a pour nom la Beauté de l'âme et pour  boussole morale l'éthique de la vérité. La poésie est réminiscence et métamorphose de la clairvoyance originelle de l'Humanité et en tant qu'épopée de la langue vernaculaire de l' Ether de la lumière et du son, en tant qu épopée du Verbe, elle est unité de la beauté et de la vérité ! Elle est traversée du Léthé, Aletheia ! Elle est résonance au Aleph primordial dont Dieu ne s'est pas servi pour la création du monde : autrement dit il s'agit d'une sonorité en réserve, un son du silence de la nuit originelle qui s'anime dans le chant d'Orphée, dont on entend l'écho réverbéré dans l'éternité momentanée du poème. Tout est ici lié à l'Ecoute. Le son précède la vision, l'image sur l'autel nuptial du langage orphique.  Et cette sonorité originelle est celle de la voix du silence, c'est la voix même d'Eurydice qui murmure à l'oreille d'Orphée ! « Ecrire commence avec le regard d'Orphée » nous dit Maurice Blanchot, mais c'est un regard tourné vers le passé où Orphée voit Eurydice disparue comme une fumée emportée par le vent, un regard épouvanté qui se changera en ouïe guettant l'écho céleste du silence où s'est évanouie sa Bien-Aimée ! Et si Orphée a perdu à ce moment d'impatience son Eurydice, c'est parce que s'est produit en lui une défaillance de l'Ouïe. Orphée n'a pas su demeurer à l'écoute des pas légers d'Eurydice murmurant sa présence fidèle et déjà la joie de la sortie vers la lumière du Jour ! Et désormais seule son ouïe divine recouvrée peut compenser son incapacité à percevoir par ses yeux, la présence d'Eurydice, muse inspiratrice recluse dans les closeries de son silence cosmique !

Poésie naît de la nuit tourmentée d'Eurydice, de son silence habité comme de l'ouïe réenchantée d'Orphée. Cette ouïe intérieure vibre à jamais dans le poème orphique ; les sons de la lyre ont filtré par les persiennes de cette nuit où veille Eurydice, l'éternelle Bien-Aimée,  muse du poète Orphée qui est, comme Marcel Destienne en a fait mention dans son livre «  l'écriture  d'Orphée, cette «  voix qui ne ressemble à aucune autre » .

 

C'est Orphée qui engendre la lyre,  une lyre-voix qui «  jaillit comme une incantation originelle » et«  se raconte dans ses effets davantage que dans son contenu.

 

Et ce divin contenu, au pouvoir magique, nul ne l'a jamais entendu  et pourtant chacun peut croire un bref instant s'en être souvenu !.. Comme s'il écoutait aux portes de l'âme du monde où bat depuis toujours le cœur silencieux d'Eurydice !

 

Présentation de l’auteur




Rencontre avec Saleh Diab

Une anthologie de poésie syrienne et arabe parue en France

 

La poésie syrienne est mise à l'honneur cette année au "Castor Astral", avec l'Anthologie bilingue de la poésie syrienne, publiée par Saleh Diab, qui rassemble une myriade de poètes du monde arabe ignorés jusqu'à présent des lecteurs francophones, qui connaissent Adonis, ou des poètes vivant en France, mais rien de ce qui est réellement écrit en Syrie, dans le contexte actuel douloureux de ce pays.

Saleh Diab, Poésie syrienne contemporaine,
Edition bilingue, Le Castor Astral, 2018,
367 pages, 20 €

Poète, traducteur et critique, Saleh Diab vit en France depuis 2000. Auteur de plusieurs recueils de poésie, dont  J’ai visité ma vie, en 2013, pour lequel il obtient le Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres, et d’un essai - Récipient de douleur (2007) - sur la poésie écrite par des femmes poètes arabes, il a accepté d' accorder un entretien à Recours au Poème afin d'y exposer un point de vue sans doute très polémique, mais que nous nous faisons un devoir de relayer, car il est pour nous essentiel de donner audience à une pluralité de voix.

Pourquoi  publier une anthologie de la poésie syrienne aujourd’hui ?
La poésie d’expression arabe écrite en Syrie - pays né en 1946 de la Syrie mandataire (Mandat français) - pays aujourd’hui morcelé qui risque de disparaître, se distingue par sa diversité autant que par sa richesse esthétique et artistique. Les poètes syriens ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la modernité de la poésie arabe contemporaine, élaborant des territoires poétiques nouveaux. Cette anthologie revêt une importance de tout premier ordre pour plusieurs raisons : elle englobe les poètes syriens qui ont joué un rôle essentiel dans le renouvellement poétique au cours de la deuxième partie du XX° siècle et jusqu’à nos jours. Ce domaine poétique reste encore largement inconnu du lecteur francophone. Aucun ouvrage de cette dimension n’a été à ce jour publié en français. Seules existent des publications fragmentaires dont la traduction demanderait à être revue soigneusement.
Qu’est-ce que vous avez voulu faire comprendre aux lecteurs francophones en rassemblant tous ces auteurs dans votre anthologie ?
Cette anthologie de poètes syriens donne à entendre une diversité de voix d’une profonde originalité,  caractérisées par des éléments esthétiques dont j’ai tenté de mettre en évidence la pertinence. Cette  poésie a créé des écoles et des courants qui ont généré leur processus  dans le monde arabe dans des conditions bien spécifiques. A cette occasion, au cours de ce travail de composition de l’anthologie, je me suis posé des questions d’ordre littéraire, socio-politique et anthropologique. La production poétique relève de ces paramètres.  Il est en effet légitime de se demander comment les poètes ont pu s’exprimer dans  une Syrie qui est restée fermée trente ans sous la dictature d’Hafez al-Assad, et dix ans sous celle de son fils, depuis l’indépendance. Ainsi un résumé de la situation historique et politique de ce pays me paraît nécessaire. Ces paramètres affectent profondément les conditions de la production littéraire dans son ensemble et celles de la production poétique en particulier.
 
Vous dites que c’est une anthologie de la poésie syrienne mais aussi une anthologie de la poésie arabe. Pourriez-vous nous éclairer ?
La Syrie mandataire et actuelle a fortement participé à la modernité de la poésie arabe, laquelle se divise en trois périodes que nous avons commentées dans l’anthologie.  Sa poésie est liée à l’histoire de la modernité poétique arabe au Moyen-Orient et les poètes syriens ont leur part indéniable dans ce mouvement de renouvellement. Les poètes syriens ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la modernité de la poésie arabe contemporaine, élaborant des territoires poétiques nouveaux, bénéficiant de l’apport et de l’expérience des pionniers irakiens de la modernité. Nous ne pouvons comprendre le mouvement moderniste de la poésie arabe contemporaine sans passer par la poésie syrienne qui a donné de grands poètes au sein de ce mouvement.
Pourquoi les femmes sont-elles si peu présentes dans votre anthologie ?
En art et littérature, la question ne se pose pas en terme de genre, mais en termes de valeur, d’apport au domaine, qu’il soit littéraire ou autre. Si l’on veut évoquer la présence des femmes par rapport aux hommes, il faut prendre en considération des facteurs culturels, religieux, sociaux, politiques. La société patriarcale dépossède la femme de sa langue et de son corps. C'est pourquoi rares sont les femmes qui sont parvenues à créer leur propre langue poétique. Malheureusement, depuis les années 40, on ne compte que deux femmes réellement importantes. Ce qui s’expose actuellement en France, dans le champ de la poésie des femmes arabes, relève d'une sorte de mise en scène où la femme poète est une « diva » exotique : même sa poésie, aussi faible soit-elle, n'est pas l'objet de la rencontre où la femme joue de son corps, comme pour prendre une revanche sur l'éducation répressive qu'elle a reçue.  Et la poésie n'existe pas dans cette mise en scène. La renommée de quelques personnes hyper-médiatisées ici ne repose pas sur la qualité de leur poésie, ou de leur écriture pour les prosateurs, mais sur l’idéologie, sur l’exploitation de l’événement, de la guerre, de l’actualité. Il y a aussi, ici, dans la société française ou européenne, l’idée de participer à l’émancipation des femmes syriennes en les médiatisant.   Or, ce mécanisme, loin de servir la cause des femmes, s’avère pure opération de propagande. Les femmes syriennes à « sauver », à « aider » à « émanciper » sont dans des camps de réfugiés, loin de tout accès à la parole, à l’information, à tout soutien, ou bien demeurent dans l’exclusion dans leurs villes ou villages.
Quelle est en réalité la littérature syrienne contemporaine représentée et traduite en France ? Pourquoi la poésie syrienne est-elle si peu représentée chez nous ?
L’une des premières explications possibles est que le pays a été fermé pendant 50 ans sous la dictature. Toutefois il faut noter que le phénomène a été différent pour la littérature d’autres pays sous dictature (l’Europe de l’Est, Haïti…). En conséquence, pour ce qui est de la Syrie, il y a des auteurs qui ont été traduits, mais pas en raison de la valeur de leur œuvre. Ils ont été traduits pour leur qualité d’activiste ou à la demande d’organismes humanitaires de défense des droits humains. Ils se trouvaient en France comme boursiers, parfois comme touristes. Il avaient des liens avec les ambassades et les centres culturels, universités, et ont saisi l’opportunité de soutenir ce qu’on a appelé « la Révolution syrienne ». Issus des milieux privilégiés proches du régime, ils ont changé de camp à leur arrivée en France, pensant que le régime tomberait. Ils ont cherché à obtenir des soutiens des gouvernements occidentaux, français notamment, créant des associations pour la Défense des femmes syriennes, des enfants, la société civile… Ces associations servent à construire leur image et leur notoriété, mais cela n’a rien à voir avec leur œuvre. D’ailleurs, c’est très visible quand on écoute les entretiens à la télévision, les colloques. Il n’y est jamais question sérieusement de littérature. Les discours sont assez stéréotypés, banals, et itératifs sur le peuple syrien qu’ils prétendent incarner. Ce que l’on observe, c’est que l’on (ce sont les universités, les institutions culturelles, les festivals de poésie, la presse, les médias) ne s’intéresse plus à la littérature en tant que telle, ni à l’art, mais que l’objet que l’on expose, que l’on commente, autour duquel on organise des colloques, c’est la vie, les actions supposées ou réelles, mythifiées, des personnes qui s’autoproclament écrivains, poètes et même philosophes – avec l’appui des universitaires - et les événements qui deviennent prétextes à publications et à médiatisation.
Encore une explication : Le régime a envoyé pendant des années, en France, des boursiers issus de familles proches du régime. Ensuite, ces personnes ne sont pas devenues des passeurs de culture, elles sont rentrées en Syrie pour occuper des postes à l’université, au Ministère de la Culture, à la Direction de revues, etc…Elles ont pris la place des véritables écrivains syriens, partis en exil – il s’agit là d’un véritable exil – aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en France. Le public français ignore tout de cela. Ni les médias, ni les universitaires n’évoquent ces réalités. Actuellement, à la faveur de la guerre, ce sont ces personnes issues de ces milieux favorisés et protégés qui ont obtenu très facilement le statut de réfugiés, et qui prétendent incarner la culture syrienne. Elles bénéficient d'une certaine publicité et d'une audience, dues au manque d'information. Les véritables écrivains, poètes, romanciers, artistes (Faisal Khourtouch, Mohammed Abou Matouk, Wallid Ikhlasi, Ibrahim Samuel, Nazih Abou Afach, Bandar Abed al-Hamid, Ali Abed Allah Said, etc.) sont restés bloqués en Syrie ou ont émigré dans des conditions très difficiles et périlleuses.  On ne les connaît pas ici.
La guerre en Syrie a-t-elle donné lieu à de nouvelles formes littéraires ?
Parmi les poètes des années 70, 80, 90, aucun n’a pris l’événement comme objet d’écriture. Les poètes des années 60 et 70 ont clairement déclaré qu’ils ne soutenaient pas cette « révolution » qui, à leurs yeux, n’en était pas une. Ils ont vu très tôt que le mouvement menait à une guerre civile et internationale, au malheur, à la destruction irrémédiable, mais pas à un changement de régime vers la démocratie. Ils ont prévu les tueries et les carnages, les massacres, et ils s’y sont opposés. Ils ont aussi compris que le mouvement de masse était guidé par les islamistes, eux-mêmes manipulés par les grandes puissances pour servir les intérêts de ces dernières. C’est pourquoi ici, en France, on a essayé de représenter la littérature syrienne à partir des personnes venues récemment à Paris. Hors Adonis et deux poètes à présent réfugiés en France qui font partie de mon anthologie, et qui ne s’expriment pas, ne sont pas du tout audibles ici, il n’y a pas de poète ou d’écrivain syrien digne de ce titre en France. Ceux que l’on voit et entend partout ces temps-ci sont d’une grande médiocrité et ne représentent rien en Syrie, ni plus largement dans le monde arabe. Il se peut que la traduction en français opère une amélioration du texte initial arabe, surtout en poésie, rendant ces textes publiables. Mais ce ne seront en aucun cas des textes majeurs ni d’importance littéraire. Ils séduisent ici, pour des raisons idéologiques. Les milieux culturels et universitaires sont très ignorants en ce domaine et aiment se faire passer pour des soutiens des droits humains. Le problème aussi, c’est la contamination de ces milieux par le compassionnel et l’idéologie droit-de-l’hommiste. La littérature disparaît.
Cette guerre n'a pas donné lieu à une nouvelle écriture, contrairement à ce que prétendent ces auteurs. Bien au contraire, la littérature, notamment la poésie syrienne, ici en France, n’est absolument pas représentée par les banalités qui se publient. En revanche, la poésie syrienne qui s’écrit en Syrie demeure vivante dans le monde arabe mais largement ignorée ici. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de publier mon anthologie.
 Comment avez-vous choisi les poètes ?  Quelle est la démarche que vous avez suivie ?
Mon choix de poètes et de poèmes repose sur la valeur de l’expérience poétique de ces poètes. J’essaie de jeter une lumière sur cette poésie en donnant à entendre les voix des avant-gardes. En présentant la poésie syrienne, j’ai voulu représenter la poésie arabe contemporaine de la deuxième moitié du vingtième siècle, tous ses courants, et à travers tous ses représentants.  Cette poésie est traversée par les mouvements qui ont marqué la poésie mondiale : le romantisme, le surréalisme, l’existentialisme, la poésie du quotidien… les courants qui ont œuvré à une transformation formelle.
Vous avez parlé de la traduction et de son rôle dans la poésie syrienne, pouvez-vous préciser ?
La poésie écrite en Syrie est ouverte  aux poésies étrangères. Les traductions (T.S Eliot, E. Pound, W. Whitman, St-John Perse, R. Char, Rimbaud, A. Artaud, Baudelaire etc…) ont marqué le travail poétique des poètes de la deuxième modernité. La traduction de la troisième modernité des poètes des pays de l’Est, russes, bulgares et hongrois a grandement contribué à la conception de nouvelles propositions d’écriture. L’anthologie offre par conséquent au lecteur francophone l’occasion de découvrir un vaste domaine poétique et culturel qui s’inscrit dans l’expérience d’une histoire mouvementée, tragique, dont témoigne l’actualité.
Elle devrait sans nul doute permettre au lecteur d’enrichir sa propre expérience de même que sa connaissance de l’histoire d’un pays liée à notre histoire et  de productions artistiques qui appartiennent au patrimoine de l’humanité.
 

Propos recueillis par Carole Mesrobian

 

Présentation de l’auteur




Daniel Van de Velde : portrait en creux de l’artiste

C’est par une lecture de poésie que j’ai d’abord rencontré l’artiste, dans la pénombre balbutiante du jardin au bord de l’eau de Béatrice Machet… Il y disait un extrait de son livre, Les Transitions narratives – 160 fragments regroupés en deux parties, alternant dans chacune d’elles chronologie et souvenirs par bribes arrachés aux brumes de la mémoire, tel celui-ci :

Une chaise sans fond m’attend au fond du bois. Je l’avais trouvée non loin de là et peut-être y est-elle encore aujourd’hui que je n’y suis plus. Je m’asseyais à califourchon, les coudes en appui, le dossier anuité. Peut-être je venais là pour attendre le bus mais je n’en suis pas très sûr. Plutôt foûter la déliquescente saveur de l’abandon, ce point d’orgue d’une dérive définitive qui tout absorbe sans cesse. Je devenais vieux. Plus vieux que le monde.

 Des réflexions aussi, dont je retiens les deux fragments liminaires donnant la tonalité de l’oeuvre  :

4 - « Je vis pour que quelque chose en moi ne soit plus ma propre trace. Celle-ci vacille. Je vis pour que l’oubli redevienne la flamme d’une bougie. » (phrase qui revient comme un leitmotiv dans le livre),

160 – « Le retour ? Il n’y a pas de retour. Le point de départ ? Il n’y a pas de point de départ. Le lieu de naissance ? Il n’y a pas de lieu de naissance »

Les segments impairs, « chrono-illogiques » accompagnant ce parcours vers une aporie énoncent ce qui semble une autobiographie imaginée, au conditionnel dans la première partie, à l’imparfait dans la deuxième  : « En 1965, j’avais un an. En 1966, j’avais 2 ans… », dates égrenées comme les années dans l’œuvre de Roman Opalka, inscrivant noir sur blanc, infiniment, la trace de l’irreversibilité du temps. Mais dans le texte de Daniel Van de Velde, se prolongeant, en amont puis en aval, dans un improbable futur – « en 2363, j’aurais 399 ans »… ce qui rend bien incertain le locuteur se projetant ainsi à travers deux fois 4 siècles… tant qu’on ne connaît pas l’autre pratique artistique du poète qui est aussi « sculpteur d’arbres » dirais-je, récupérant ces géants tombés, les creusant pour les restituer à l’univers que troue leur disparition.

J’ai rencontré de nouveau Daniel Van de Velde dans l’un de ces cafés neutres et modernes où l’on vous sert boissons et bagels, et qui me servent de lieu de travail quand je souhaite ne pas être distraite par le décor ou mes livres. Je regrette de n’avoir pas alors enregistré la richesse de notre discussion, et nous avons compensé cette erreur par un échange que j’appellerai épistolaire faute de mot pour désigner la communication courrielle qui est celle de notre époque.

C’est lors de cette rencontre que Daniel m’a donné le mince recueil de poésie chromatique qui retrace l’expérience d’une poétique du « numérique a minima, à partir de la série dite fréquences d’apparition » ainsi que la décrit le préfacier, Georges K. Zenove. Œuvre dont le projet est d’incarner le toujours-déjà-disparu dans l’usage social, « ce qui fait trou dans l’homogénéité verbalisée de la communauté », selon les mots de Christian Prigent cité dans la préface, et qui est à mon avis l’essence et le devoir de la poésie.

L’expérience retracée par ce livre est celle de mots apparaissant-disparaissant par superpositions, effacement, perforations de l’espace où ils s’inscrivent, et où leur fonction n’est plus de signifier ce qu’ils représentent, mais d’être figure/trace en creux de l’absence.

Et plus qu’à Mallarmé et son coup de dés transformant la page en espace, je pense à Magritte qui aurait pu dire « ces mots ne sont pas des mots » mais des objets « creusant l’espace » comme la pluie de signes sur l'écran du générique de MATRIX, cité par Karine Vonna Zürcher à propos de ce travail. https://www.youtube.com/watch?v=qQg6Mtjd0Ok – comparaison d'autant plus juste qu'une version monumentale de ces pages a été affichée dans l'espace public, bruissant de ce silence fait de toutes les rumeurs des passants, dans l'effacement du sens.

Ces textes qui interrogent le statut du mot, qui le dématérialisent en le privant de la sève du sens, me semblent fort proches des œuvres monumentales réalisées par l’artiste dans son travail sculptural. Partant d’une stère de bois, (récupéré, le jour où je l’ai rencontré, de platanes abattus le long d’une route), Daniel Van de Velde y découpe des bûches avec lesquelles il recompose scrupuleusement la forme de l’arbre sur toute sa longueur, avant de creuser, à la tronçonneuse et à la gouge, en suivant le dessin de l’un des anneaux de croissance, le cœur de l’arbre, ne conservant que les anneaux périphériques. Les cylindres ainsi obtenus sont reliés par des vrilles de métal de façon à ménager un jeu, un léger vide, entre les segments.

Daniel Van de Velde, Le Marronnier rouge, vue en coupe

 

A première vue, ce travail évoque celui de Dennis Oppenheim, et notamment les Annual Rings (1968) travail proche du Land Art, dont les photos furent naguère exposées à Beaubourg : l’artiste y projetait sur le matériau éphémère de la neige les cercles concentriques d’un arbre transposés à échelle monumentale : ces anneaux sont coupés par la rivière-frontière entre USA et Canada, à l’intersection précise de celle-ci avec la limite de deux fuseaux horaires, reliant en une installation unique les concepts variables de lieu, et de temps, dans une volonté de « créer une relation dynamique entre le lieu et les conventions qui le régissent » (catalogue d’expo), et jouent sur le passage d’une surface à l’autre. Le travail de Daniel, lui, n’interroge pas le lieu : ses arbres, dématérialisés, déterritorialisés, sont « hors sol » au sens premier du terme, la plupart suspendus dans les airs. La surface aussi disparaît : l’arbre est comme l’écorce d’un trajet, l’amorce d’un passage… Le projet est autre.

 

La seconde référence qui vient à l’esprit est celle de Giovanni Penone, représentant de l’Arte Povera, qui creuse lui aussi les arbres. Mais le projet de Penone est à échelle humaine : c’est son propre corps qu’il insère dans les arbres qu’il travaille, pour souligner, ainsi qu’il le dit, que « l’arbre est une matière fluide qui peut être modelée » - ainsi y inscrit-il par exemple la réplique en bronze de sa main, qui contrariera la croissance ultérieure du tronc, donnant lieu à de réccurentes métamorphoses dryadiques dans une partie de son œuvre (( Giuseppe Penone, catalogue de l’exposition, Editions du Centre Pompidou, 2004)).Ou bien tente-t-il, dans une œuvre comme L’Arbre-porte de 1993 de dégager, par l’évidement d’un tronc, l’arbre plus jeune qu’il fût quelques décennies plus tôt. Dans l’œuvre de Van de Velde, au contraire, l’homme est absent, autant que l’arbre, devenu structure énigmatique et interrogeante, dans laquelle je lis, pour ma part, l’amorce d’un labyrinthe plongeant au cœur de la réflexion sur l’esseité – de l’arbre, ou de l’homme…

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Dennis Oppenheim, Annual Rings, 1968, U.S.A./Canada boundary at Fort Kent, Maine and Clair, New Brunswick. Copyright Dennis Oppenheim

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Giovanni Penone, arbre-porte, 1993

Je laisserai la parole à l’artiste qui a bien voulu répondre librement à ma question ouverte :

Peux-tu me préciser le lien que tu établirais entre ton activité poétique et ton travail de sculpture - comment la mise en page de tes mots s'articule à ta recherche - pas seulement formelle - avec les arbres ?

Daniel Van de Velde, In Kamiyama from September 18 to November 18, 2006

Chère Marilyne, 

l'évidement en poésie et en sculpture acte le fait que nous ne sommes ni au centre, ni propriétaires de ce que l'on voit. On se laisse traverser, ou bien on traverse du regard. Aimer, vivre, écrire ou déclamer, sculpter ou dessiner c'est faire acte de partage dans un univers intégralement déterritorialisé. J'erre ces derniers temps de textes en textes : Giordano Bruno, Lucrèce, Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Carl Gustav Jung, Gilles Deleuze et Félix Guattarri. Une errance pour atteindre un niveau substantiel de l'art. Je dérive désargenté, sans horaires, un brin isolé mais j'accueille avec simplicité chaque mot, chaque branche, chaque tronc qu'il m'est offert de creuser. Ma vie devient trajectoire.

Si j'ai choisi le bois, du moins les troncs chus et les branches échues c'est que en terme de matériau, celui-ci est le juste milieu entre l'air qui est le plus léger et le plomb qui est le plus lourd. Un juste milieu dont la présence informe le mieux celle des êtres humains avec sans doute, en arrière-plan, un désir de nous ancrer dans la réalité terrestre qui nous conditionne. 

Ce serait un comble, pour quelqu'un qui ouvre, qui creuse les arbres en ne séparant pas leur contingence terrestre de la question héliocentrique d'une lumière qu'ils contiennent chacun en leurs anneaux de croissance que je mets à jour, -année de lumière fossilisée-, de t'envoyer "une réponse fermée"... Dans le foisonnement de notre première rencontre, je m'ouvre. Je m'ouvre également par les "plis et replis" de ton opus Mémoire Vive des Replis... que je ressens plus, lecture fragmentée de ma part, par une mémoire de ce que nous allons mémoriser. Genre Deleuze absorbé sous l'optique de Bergson, lui-même absorbé par le spectre substantiel de Spinoza...

Pour le fond commun poésie/sculpture – sculpture/poésie : je veux détacher de l'arbre ce que l'on y projette de bois, et détacher de la poésie ce que l'on y projette d'ontologie obsolète. Nos origines ne sont pas originelles mais trans-substantielles, ainsi que le fait supposer la théorie de la panspermie, (telle qu'expliquée dans ce passage du récit inédit intitulé Les Oscillations Incertaines Des Echelles De Temps :

Sous forme de spores, la vie se propage à travers l'univers. Une pluie sporadique et aléatoire d'acides aminés, capables de traverser les atmosphères grâce au rayonnement nucléique des étoiles. Certaines atterrirent, absorbées par la chute d'un météorite, et firent terre d'un lieu obstinément inculte et atrophié. Un vagabondage présémantique de prébiotiques dans les vides interstellaires. Et Tom de conclure :

-  Je suis un  être intercalé entre plusieurs mondes, plusieurs galaxies. En méditant, je remonte, avec lenteur, avec effroi, jusqu'à une forme de vie proche de la bactérie.

 

Pour le reste, la vie suit son cours et ce qui est œuvre dans ma trajectoire de vie transparait et rebondit constamment à travers la sphère lyrique d'un temps en spirale, éponyme de la pluralité des mondes. Je suis cyclique dans mes déplacements comme le bois ou le mot et la lettre qui ancrent chaque sculpture, chaque poème,  sont des boucles de vie qui in-déterminent la linéarité supposée de mon existence. De toute existence. Ma trajectoire d'homme, d'individu se matérialise à travers l'arbre en creux, devenu spirale de lumière échancrée,  intériorisée et extériorisée. Et, ailleurs et autrement, à travers le poème déterritorialisé. Ces deux facettes de ma  démarche éventent notre supposé sens de l'orientation qui a abouti au dérèglement climatique. A une auto-dérégulation cosmique qu'il nous faudra apprendre à gérer au point de modifier notre conditionnement psychique d'être humain. 

N'être finale
ment plus qu'
un être pour 
être un autre 
être
.

René Char demandait "Comment vivre sans inconnu devant soi?". A force d’œuvrer, je suis devenu inconnu à moi-même. Henri Chopin, dans ses investigations poétiques expérimentales rendait manifeste dans ses gargarismes "insignifiants" la force de notre souffle intérieur en le faisant fusionner avec l'externalité du vent au cours d'une tempête en Écosse. Un acte poétique fondateur, trans-générationnel et trans-moderne. Dedans dehors dehors dedans. Des reprises de vies, des débris de vies. Faire naufrage en soi et hors de soi. Paul Celan écrivait dans un magnifique poème, Tubingen, Janvier, ode à Hölderlin, que s'il nous fallait être,  nous autres poètes, chantres de l'avenir, alors il nous faudrait apprendre à bégayer. 

La roche d'Oëtre - La roche d'Oëtre - ARTerritoire (© Daniel Van de Velde

Tutoyer le vide, les interstices entre chaque mot, entre chaque lettre et absence de lettre dans la continuité obsolescente de la phrase ou du vers, pourvoyeurs de récits. Toute forme de prophétie à partir de ce poème relève du bégaiement. J'échappe à ce sens de ce qui advient, est à venir, par la trouée chromatique des mots qui organise la plupart de mes poèmes. Par mes mains, mes gestes, ma dés-appropriation du monde, je sculpte. Sculpter vient du latin scalpere qui veut dire ciseler, séparer, retirer. Je suis du côté du geste, de la geste, du gestalt. J’œuvre par l'évidement et ce faisant je reviens à la source de la sculpture qui amplifie le vide qui rend toute apparition manifeste.  J'évide les arbres chus et délaissés qui comme les poèmes, avant d'être lisibles, producteurs de sens, de communication, sont pourvoyeurs de visibilité. Ce qui équivaut chez moi à une forme immanente de pensée. Oui Stéphane Mallarmé, oui Christian Prigent. Oui Auguste Rodin, Constantin Brancusi, Carl André, Daniel Buren et Pierre Huyghes. Oui, le poème est absorption lente et parfois sporadique du sens que l'on prête aux mots. La communication est porteuse de leurres, de mal-entendus qui génèrent  des formes obsolètes d'actualisation. J'aime cette notion, chez Noam Chomsky ou bien chez Gilles Deleuze que le langage structure, avant tout, en chacun de nous, une forme inédite de pensée qui ne se résume pas à un sens commun. Le reste étant le plus souvent bavardage. Un bavardage que le corpus poétique d'Henri Michaux n'aura eu de cesse d'éventer. Pour dé-fabriquer le vivant dans lequel nous nous sommes paresseusement laissés signifier. Comme si nous étions des humains hors monde parcourant une terre inhumaine.

 J'ai adoré la banalité du lieu où nous nous sommes vus pour la seconde fois, à Nice. Un lieu non-lieu. Dire dans ce cadre relève du non-dit, étant entendu que la littérature c'est l'art de transmettre de l'indicible pour, entre autre, fortifier l'exigence quotidienne et démocratique des mots, la capacité que nous avons à travers eux de formuler, vaille que vaille. Parfois, je perfore le temps pour nous faire coïncider avec la banalité de nos vies. La banalité des gobelets en carton qui en fin de conversation ont pérennisé les traces sommaires et datées d'une caféine asséchée. Une banalité exempte de tout héroïsme. Souviens-toi des "Ailes du Désir" de Wim Wenders, ce passage où Peter Falk, comédien décalé et ex-ange dit à Bruno Ganz, ange en surpuissance : "tu ne peux pas comprendre l'être humain parce que tu ne peux pas sentir, à travers le gobelet de café, la banalité bienfaisante de l'existence. Ces mêmes gobelets que le serveur ira mettre aux ordures.
Qui, parmi la cohorte des anges .... "

 

 




Rencontre avec Marc Tison

Il ne faut pas ne pas le connaître. Marc Tison. Ce poète n’a jamais revendiqué quoi que ce soit, si ce n’est porter la parole des camarades humains. Il le fait merveilleusement, tout comme il a mené sa carrière de chanteur, humblement, doucement, comme un grondement qui se faufile dans les palabres de tant, et qui enfin explose sur un ciel presque désert de scripteurs engagés… Les poèmes  lus à Caen ont vivement ému les étudiants du Master de Lettres modernes… Pourquoi, me direz-vous ? Et bien parce que Marc Tison attrape le siècle vingt et un et lui demande des comptes…

Marc Tison, Calais

Engagée, politique, c’est à dire d’une belle spiritualité et d’une haute idée de la fraternité et de l’équité, le poète dénonce, pointe des mots, et souligne les superbes aberrations du siècle passé, qui ont franchi le seuil du siècle naissant... C’est cette poésie là que nos jeunes adultes écoutent, qui émeut et porte la parole d’une génération qui est dans la posture d’un Musset, d’un romantique perdu dans une société déstructurée et hors de tout avenir perceptible… Neo-romantisme… ? Non bien sûr car les jeunes adultes du dix neuvième siècle avaient encore cet horizon mirifique et ce refuge qu’était la religion. Elle a été aspirée depuis, disparue avec les pertes et fracas de nos cadavres toujours commis alors que la modernité concept frauduleux offre les déchets nauséabonds que le ressac des océans déposent sur les plages. Marc Tison existe, un espoir car encore le poète armé de mots ose un requiem à l’humanité espérée et soutenue, enfin, par son essentiel drapeau, l’Art.

Quelle est la spécificité du langage poétique ? 
J’aime bien dire que la poésie c’est le signifié des objets de soi. Dans cette aventure de l’exploration des mots de soi auxquels on rend leurs places, leurs intégrités, leurs justesses de mots, ce qui émerveille. Et le plus justement aussi le dire l’écrire avec l’affection que l’on porte nécessairement à ceux à qui on s’adresse, et ce à quoi on s’adresse qui n’est pas soi. Un ami poète que j’aime beaucoup, Guy Ferdinande, m’a parlé un jour avec sa distance taquine au convenu, de sa notion de « l’infra réalité », en opposition, ou en réaction, à « l’hyper réalité » que l’on nous fourgue chaque jour comme le ciment de notre existence sociale.  Cette idée me plait.

Marc Tison, "L'inventaire des horizons", extrait De Des Abribus pour l'exode, éditions Le Citron gare, à la librairie Mona lisait, à Paris, le 2 février 2019.

Pour filer le concept, l’infra réalité n’est pas « l’underground », elle n’est pas souterraine, elle est comme un son infrabasse, pour l’entendre il faut être nu, en tout cas débarrassé des frusques superflus, ça résonne dans le corps. On s’y retrouve en commun sur un ensemble de fréquences qui fait partition, en dehors du brouhaha. J’ai écrit un texte (dans un recueil aujourd’hui épuisé, « Manutentions d’humanités ») qui dit « je m’engage, j’engage avant tout ma main dans la tienne ». C’est ça qui est ça (comme disait ma grand mère). Même si dans le même texte je dis aussi « L’engagement, langage ment ». Va savoir…
Comment, et pourquoi, advient la poésie ?
C’est un mystère ou plutôt un bouleversement. Un bouleversement qui serait un mystère. Bouleversement léger, une faille dans le continuum, dans l’ordre du quotidien prévu des choses. Comme un frisson ou comme l’absence d’un frisson. Bouleversement puissant qui laisse ébahi, Un bouleversement, pas une révolution. Un bouleversement c’est dedans soi. Et soi c’est aussi le monde dans le monde. Si on est bouleversé, on bouleverse le monde. On bouleverse et on dit soudain la vérité, la poésie. C’est comme ça que ça advient, je pense, j’en suis à peu près sur, ou pas tant que ça, je peux me tromper, à vous de voir ce qu’est la vérité.
Cette infra réalité que révèle la poésie ne serait-elle pas un au-delà du langage, aussi ?
J’ai un rapport complexe, de conflit, au langage, au langage qui ne dit pas. Une douleur physique de l’absence, de l’effacement de son objet. Le langage porte les tabous.
Depuis l’enfance, par période ma pratique du langage social a bafouillé, bégayé. Une forme de combat douloureux avec les mots et leurs arrangements quand le moi se dissout dans une multitude qui ne fait pas corps commun, qui ne fait pas cette profondeur de l’existence, ces bouleversements. L’hyper langage fabrique l’hyper-réalité, notre disparition. On disparaît dans le langage qui ne dit pas. Alors j’ai écrit tôt de la poésie, et j’ai aussi tôt, à la prime adolescence, déclamé des textes.
On utilise le langage pour s’en échapper, pour lui échapper. Pour toucher l’objet qui le transcende, lui donner consistance. C’est comme ça en tout cas que je suis sorti du combat avec le langage, que je l’ai apprivoisé, que je l’ai remis à sa place. Alors cette infra réalité qui est en quelque sorte la réalité des hommes et des femmes hors le capitalisme de leur représentation (pour faire court), cette prégnante vérité serait, oui, aussi un au delà du langage, où le corps commun fait humanité. 
Et puisque tu es musicien, est-ce que poésie et musique procèdent de la même manière dans ce dévoilement du tu ?
J’ai utilisé ma voix dans des projets musicaux, ma voix comme support des mots, des sons. J’ai de la difficulté à me reconnaître comme « chanteur ». Je ne suis pas musicien, je suis dans la musique, ou je suis la musique. Je n’ai jamais eu à questionner sa présence, l’évidence à m’y fondre, à suivre ou participer à sa construction, paradoxalement en n’en faisant pas « vraiment ». Si je dis que je suis la musique, c’est aussi que je peux depuis toujours me jouer « dans la tête », en moi, toutes sortes de musiques, existantes (un vrai jukebox) ou qui s’inventent si je laisse faire. Mais je n’ai pas les outils pour fabriquer des objets musicaux. Je produis quelques supports sonores, comme des collages où ma voix serait les découpes. Je les conçois comme des poèmes, ou comme ce que pourrait révéler des poèmes. 
Je me reconnais plus aisément dans l’artisanat de poésie. Surement du fait d’avoir bataillé avec le langage, de l’avoir pris « à bras le corps », vraiment et physiquement. (Cf. réponse à la question précédente), et de continuer à incarner, en les disant, les textes que j’écris, ceux qui ont du sens à être dits. Ceci dit, pour répondre plus précisément à ta question, je conçois tout acte de création comme une prise de distance avec le « je » (la aussi pour faire court). Comme la fabrication d’un espace où nait l’intimité, avec « soi » et avec « l’autre ». Cet espace entre le « je » et le « il ».

 

Cet espace est peut-être un lieu de transcendance, un rythme propre à l’univers. Alors on pourrait peut-être affirmer qu’écrire de la poésie est un acte politique, parce qu’elle offre cette libération potentielle « du langage des autres » comme l’a écrit Michaux ?
Cette question je tourne autour. Je peux y répondre par un oui massif comme un tronc d’arbre sur le chemin peinard de la pensée. Il y a de l’essentiel là dedans. En ayant conscience de flirter avec le contresens de ce que signifierait le « des autres » : le fait d’écrire, de dire ou publier de la poésie dans l’espace public, se pose, se met en œuvre, en un acte politique. Sinon quel sens donner au dévoilement de soi dans cet espace public, quel qu’il soit ? Sans cette intention de considérer avec fraternité cette intimité commune du poème, cela reste un « je » vaniteux, une poésie vaine. La poésie est intimement la réalité. Il n’y a pas d’irréel dans la poésie. Dans la réalité il y a l’autre, le peuple dont je suis. C’est aussi pour ça que je lis un peu partout où cela est possible, magasins, bars, cours et jardin privés, lieux de culture institués……

Marc Tison, "Promis", Des nuits au mixer

Tu emmènes avec cette question sur le lieu double de la sédition aux ordres du langage, et de l’intimité du peuple des femmes et des hommes. Une intimité qui fait corps commun. Cette merveille d’être en vie, et pas tout seul. Je sais cette merveille, souvent ébahi, pataud à en faire parfois une mesure du ridicule de l’ordre social, ou plus heureusement le moteur de révoltes salutaires. Des petites choses quotidiennes. Faire pousser des plants de fèves (de tomates, d’aubergines, et de ceci et de cela... ), réconforter des artistes en déroute dialectique, partager des silences chaleureux, avoir comme certitude d’en avoir peu, au moins celle « de n’être pas si peu de poids dans la balance » de la marche hargneuse du monde. Par une association que je ne raisonne pas -peut être est ce simplement que j’ai l’envie d’en causer-, cette question m’a fait penser aussi à Serge Pey, Natyot, Charles Pennequin, et encore différemment à Marlène Tissot. Leurs poésies sont populaires dans le sens où elles existent physiquement dans l’espace public pour en faire un espace de l’intime, un dévoilement. De l’humanité en quelque sorte. Pour les trois premiers les lire, les voir et les entendre incarner l’objet, différemment chacun, donne toujours une force, une joie nouvelle. Pour Marlène Tissot son écriture de l’intime ouvert et lumineux, me touche beaucoup.  

Par une association que je ne raisonne pas -peut être est ce simplement que j’ai l’envie d’en causer-, cette question m’a fait penser aussi à Serge Pey, Natyot, Charles Pennequin, et encore différemment à Marlène Tissot. Leurs poésies sont populaires dans le sens où elles existent physiquement dans l’espace public pour en faire un espace de l’intime, un dévoilement. De l’humanité en quelque sorte. Pour les trois premiers les lire, les voir et les entendre incarner l’objet, différemment chacun, donne toujours une force, une joie nouvelle. Pour Marlène Tissot son écriture de l’intime ouvert et lumineux, me touche beaucoup.   

Mais ne penses-tu pas que ce qui s’énonce face au public change la nature du texte poétique ?…Quelle différence fais-tu entre le langage écrit et la parole ?
 

Ce n’est pas le même objet qu’un poème soit sur une page ou qu’il s’énonce face au public. Mais c’est la même intention : que l’arrangement des mots trouve son espace, le formule. Cet espace qui est cette intimité de l’autre. Dire un texte en public ne change pas la nature du texte poétique, cela en fait un autre objet poétique. La matière première est la même. Je ne fais pas fondamentalement de différence entre le langage écrit et la parole sinon qu’ils ne se diffusent pas pareillement, que l’espace habité n’est pas le même. J’aime cette liberté de faire vivre le poème dans les espaces publics, les espaces de transmission. Le texte écrit existe dans l’espace de son support. Le texte, les mots dits en public, c’est l’espace sonore, là où vibre le corps. Enoncer, dire, en public les textes poèmes, c’est peut être aussi une façon de réinvestir physiquement le poème qui vient de là, du « corps profond » « du corps intime ». Peut être aussi une façon de retrouver l’émotion de la révélation du poème. Il n’y a pas le corps pour dire et l’esprit pour écrire le poème, il y a « des gestes de nerfs » qui se traduisent dans les mains qui l’écrive, qui le peigne, dans les voix qui le dise, qui le chante. L’air commun que l’on partage vibrera avec. Il le gardera en mémoire, même infime.  Du moins c’est comme ça que je l’expérimente, volontairement.

Ça part aussi d’une intention volontaire d’amener le texte autrement à ceux qui ne lisent pas de poésie. La parole, la mise en espace et l’installation du son du poème là où c’est possible, me permet de l’adresser aussi à d’autres qui ne lisent pas de poésie. Il la fréquente alors autrement, sans obligation d’intellection. Juste en sentir physiquement, une teneur, une atmosphère. Cela transcende l’écrit poétique, tout comme la mise en page dans l’espace de la page intervient dans la proposition. Pour certains de mes poèmes -ils sont en premier lieu écrits sur des pages- le passage à l’oralité est naturel, ils se formulent avec l’excitation des mots qui viennent dans la gorge, dans la bouche. Des résonnances, des chants primitifs. Même si tout cela se réorganise. Il arrive pour quelques textes quand ils passent à l’oralité, qu’ils se reformulent, à la marge, naturellement. J’aime l’idée de cette liberté du poème, des arrangements des mots, des décalages, des pas de coté qui éclairent autrement la chose.

De même dans l’écriture, il m’arrive de reprendre des textes écrits quelques années plus tôt et de les « remixer » comme on remixe, on réadapte une musique. Pourtant, j’écris des textes qui ne se disent pas, et je le dis ainsi. C’est curieux de l’écrire comme ça. Peut être se disent ils tous mais différemment. Ils se disent en soi quand on les lit, quand on les voit. Ils résonnent aussi là. Si on va plus avant, on peut par accident ouvrir une nouvelle fois la boite à grand débat du « ce qui se dit dans le langage », « ce qui ne se dit pas », « ce qui s’entend dans ce qui se dit », « ce qui ne s’entend pas »…… Mais il me semble que ce n’est pas la question du texte poétique. Il est qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, qu’on le lise ou qu’on le dise. Il est. Je le vois ainsi.

 

On peut dire aussi que le travail graphique de Jean-Jacques Tachdjian apporte une dimension supplémentaire au signe ?
Jean Jacques et moi on se connaît bien et depuis longtemps. On a une confiance réciproque en nos productions. Faire paraître ce recueil en commun a été très naturel.Nous avons eu un dialogue très simple sur quelques options de surlignages et de découpages. Je ne suis pas intervenu sur les choix de mise en page et de travail graphique de Jean Jacques. Il doit y avoir de l’humilité dans l’apparition du texte. Le texte poétique est humble, il s’offre à l’espace de son apparition. Le son pour le texte dit, le signe sur la surface de l’écrit. De l’humilité en opposition à la vanité. Et « La Poésie » est un terrain de jeux (de « je » pour faire mon malin) miné des leurres vaniteux du « moi ». Le travail graphique de Jean Jacques, ou plutôt les réalisations graphiques qu’il facilite comme un faiseur de poésies graphiques, procède de cette même humilité. La profusion de ses créations, leurs cohérences lumineuses, et sa générosité à les « offrir » dans l’espace commun des gens. J’aime profondément cette liberté de transcription, révélation, du poème dans son espace. C’est essentiel la liberté. Cette liberté révélée par l’illustration de « La prose du transsibérien » de Blaise Cendrars, les mises en page de recueils de Saul Williams, « les collages textes » de Claude Pelieu et tant d’autres. 

Le texte est le texte poétique. Sur la page, l’espace poétique de Jean Jacques, il est un poème supplémentaire.  
 

 

Je te remercie pour tout ce temps accordé à Recours au Poème, et aussi pour ta poésie. Aux élèves du Master de Lettres Modernes de l’université de Caen, j’ai lu Mouvements de Michaux, comme l’âme parfois s’évade, ce cri de liberté, que tu portes au social, au politique, et à l’humain. C’est pour cela que je t’ai lu aussi. Ils veulent entendre que l’engagement existe. Ils ne sont plus seuls, alors. L'Art redevient ce feu autour duquel l'humain s'unit, en une circularité totémique, primale, archétypique. Sa lumière reflète la communion de tous avant la parole, tout comme la poésie, seule nom 

 

Présentation de l’auteur




Deux heures avec Edgar Hilsenrath

C’est au cours d’une tournée en 2015, que je découvre l’œuvre foisonnante, crue(lle) et pourtant pleine d’espoir d’Edgar Hilsenrath. Le Nazi et le barbier constitue ma première lecture. Je ressens un vertige dès les premiers chapitres. Audace, Inventivité, Excès… 

 

A la fin du roman, je me précipite chez le libraire et trouve Fuck America. Je me consume en le lisant et décide, non seulement d’acquérir le reste de son œuvre en français comme en allemand et de m’y jeter à corps perdu, mais prends également la décision de demander les droits d’adapter Fuck America pour la scène. Quelques mois plus tard, après avoir travaillé avec trois de mes comédiens à l’adaptation, je mets en scène avec mon équipe le texte, nous sommes en juillet 2017 dans la chaleur avignonnaise. Depuis le moment où j’ai refermé le premier de ses romans, j’ai toujours rêvé de rencontrer cet homme. Cette occasion me sera donnée le 8 novembre 2018, grâce à Eva Requena et Frédéric Martin. Nous nous rencontrons au siège de sa maison d’édition française, Le Tripode, rue de Charlemagne. Le ciel est bas et gris. Nous passons ensemble deux heures que je n’oublierai jamais dont voici une tentative de restitution, extraite du recueil Deux heures avec Edgar, écrit les jours qui ont suivi notre rencontre. Je ne savais évidemment pas qu’il disparaitrait quelques semaines plus tard, ni bien sûr en envoyant début décembre un extrait à l’équipe de Recours au Poème. Je ne serai jamais assez redevable au destin de m’avoir permis de le rencontrer in extremis.

 

 

A l’évocation du monde d’aujourd’hui

une feinte de non recevoir

un visage qui se détourne

ses yeux se perdent de nouveau

cherchant un abri cette fois

une cave une poubelle

Etrange sarcasme du destin

 

 

∗∗∗∗

 

 

Les paupières s’affaissent par instants

mais les yeux plantent leurs griffes dans les miens

tandis que les mains s’agitent pendant les quelques mots

on dirait qu’il gravit une paroi

ignorant le vide

à chaque réponse

 

 

∗∗∗∗

 

 

Jadis en Bucovine dit-il

il connut la paix

après les brimades des enfants aryens

la Roumanie alors somnolait

avant le grand cauchemar

Le visage d’Edgar s’empubère

le temps d’un battement de cils

 

 

∗∗∗∗

 

 

Sous le verni du visage se sédimente

la multitude des autres

Edgar est palimpseste

A tant avoir parlé de soi

on ne se dissimule que mieux

 

 

∗∗∗∗

 

 

Du balcon des jours

il continue ses doigts d’honneur

sale gosse de la littérature

N’a jamais cherché à plaire

et poursuivra même après

avec les vers et les limaces

 

 

∗∗∗∗

 

 

la folle exubérance

des vies écrites au fil de ses récits

s’entend dans les tréfonds de son mutisme

quand je l’observe à la dérobée

je perçois un concert

monter d’un chagrin sans larmes

sourd et mutin

sans instrument

 




Rencontre avec Angèle Paoli

Comment présenter Angèle Paoli ? Elle porte le bel élan de Terres de Femmes, la revue numérique de poésie et de critique qu'elle a créée en décembre 2004 avec son mari éditeur Yves Thomas et le photographe et architecte Guidu Antonietti di Cinarca ; elle est poète et auteure ; Son activité de critique littéraire lui a valu le Prix européen de critique en poésie Aristote 2013… Ces éléments de biographie nous révèlent déjà un parcours édifié dans la constance d’un dévouement sans faille à la poésie, à la littérature ; quant à la richesse et la subtilité de cette femme remarquable, elles sont perceptibles dans cet entretien, pour lequel nous la remercions.

 

Quelles sont les raisons pour lesquelles vous avez créé Terres de femmes? Quelle a été votre motivation première ?
Les raisons qui m’ont conduite à créer Terres de femmes (TdF) sont multiples. Elles sont pour beaucoup liées aux modes de communication du début des années 2000. Nous étions à l’époque de la création des « blogs », et au sortir de l’expérience du site participatif Zazieweb, créé et dirigé par Isabelle Aveline, un site auquel j’ai contribué pendant trois années consécutives. Alors qu’était annoncée la fermeture du site, j’ai souhaité, comme beaucoup d’autres de mes ami(e)s, créer mon propre espace. En décembre 2004. Ce qui m’a conduite à réfléchir sur ce que je voulais entreprendre (ou ne pas entreprendre). Mon idée première était d’ouvrir un espace qui accueillerait à la fois mes propres écrits et les textes littéraires auxquels je suis très attachée. Pour ce qui est de mes propres écrits, ils étaient majoritairement inspirés par mon tropisme corse (je vivais encore en Picardie à ce moment-là) et l’univers des femmes des précédentes générations, en l’occurrence mes aïeules corses, à qui je voulais rendre une parole qui leur avait été confisquée par les us et coutumes insulaires. Le titre de Terres de femmes (au pluriel) joue de ce fait à la fois sur une pluralité et sur l’homophonie  « terres »/« taire ».
Quant aux textes littéraires proprement dits, ils continuent d’alimenter mes lectures. Dans le même temps, j’ai voulu poursuivre ma « route en poésie », en poésie contemporaine notamment. Ce qui m’a incitée à découvrir des auteurs et des recueils que je n’aurais sans doute pas eu l’occasion de lire et de fréquenter si je m’en étais tenue aux auteurs dits « classiques » que j’ai fréquentés lors de ma formation littéraire universitaire et tout au long de mes années d’enseignement.
 
Quel serait l’objectif à atteindre si vous deviez un jour vous dire que votre engagement a mené à la réalisation de ce projet de longue haleine ?
 À vrai dire, je ne me pose pas la question des objectifs, en tout cas pas dans le sens où sans doute vous l’entendez. Mes objectifs sont multiples, eux aussi. Il y a d’abord celui de mon propre plaisir. « Le plaisir du texte », plus précisément. Lire, découvrir, faire découvrir, éventuellement promouvoir, partager et tout cela bénévolement, en me conformant aux règles et équilibres mis au point avec mon mari et éditeur-webmestre Yves Thomas (un ancien directeur d’édition d’encyclopédies).
 
Ensemble nous travaillons à la conception et à la réalisation quotidienne du site, à sa mise à jour permanente… Et à son évolution, et ce sur trois volets principaux : esthétique, typographie, ergonomie…C’est un travail exigeant, que nous accomplissons tous les deux au quotidien, chacun selon ses compétences et son savoir-faire. Nous travaillons en réseau : chaque jour je propose un poème ou une recension ou un extrait d’un texte en prose…et mon éditeur-webmestre en assure la mise en forme et la mise en ligne. Je suis plongée dans mes livres ; lui a les mains dans le cambouis, au cœur d’une  machine énorme, complexe, multiple. Notre objectif est de maintenir le plus longtemps possible cet équilibre pour beaucoup conditionné par l’évolution de la santé de mon conjoint (qui souffre d’une sclérose en plaques progressive), équilibre qui est aussi dépendant des aléas informatiques du serveur qui nous héberge, susceptibles un jour de gripper le site, voire de le faire disparaître.
Qu’est-ce qui différencie Terres de femmes, dans sa conception, des sites et revues actuels ? Qu’est-ce que le savoir de votre époux, Yves Thomas, a apporté à la mise en œuvre des contenus éditoriaux ?
En premier lieu, une grande attention a été portée aux questions de circularité et d’indexation, telles qu’on les retrouvait dans les encyclopédies traditionnelles et multimédias. Le site de Terres de femmes ne se contente pas de proposer un grand choix de textes d’auteurs et de recensions. Il propose également un grand nombre d’outils qui facilitent l’accès immédiat à ces textes.
D’abord des sommaires détaillés établis jour après jour (et tous accessibles de manière simplifiée) et trois index principaux qui suppléent aux lacunes de l’outil de recherche plein texte : un index des auteurs, un index chronologique et un index thématique.
L’index alphabétique est un index nominum « raisonné » et interactif, mais aussi un index bibliographique. Pour chacun des auteurs (classés alphabétiquement par patronymes), un lien  hypertexte a été établi en direction des articles, notices et /ou extraits concernés de la totalité du site.
L’index chronologique permet d’entrer et de naviguer, mois par mois, année après année, dans l’éphéméride culturelle de TdF.
L’index thématique renvoie à des textes classés sous l’intitulé « mes Topiques », comprenant un grand nombre d’écrits personnels, dont certains ont fait l’objet d’une publication papier.
Chaque note comprend un encadré où sont répertoriés en premier lieu les textes de TdF en relation directe avec l’auteur choisi ; cet encadré comprend également une zone de corrélats (« Voir aussi ») au modèle de ce qui existe dans le thesaurus de l’Encyclopaedia Universalis.  Les liens proposés sont des liens internes et des liens externes qui viennent enrichir l’information et qui font l’objet d’une sélection rigoureuse selon des critères de « prioritarisation » hiérarchisés, et qui nous sont personnels. 
Le lecteur peut ainsi circuler à sa guise à l’intérieur de la revue ou bien s’en échapper pour poursuivre son cheminement à l’extérieur sur des itinéraires suggérés. Notre volonté première est de ne pas enfermer le lecteur, de ne pas l’emprisonner.
Vérifiés et mis à jour en permanence, les liens internes renvoient aussi bien à des textes récents qu’aux textes les plus anciens de TdF (ceux-ci étant eux-mêmes mis à jour et mis en liens retour – rétroliens – avec les textes les plus récemment mis en ligne). Le système mis en place par Yves Thomas (une circulation réticulaire par circularité) permet d’éviter « l’empilement » rétro-chronologique non raisonné des articles proposés. Ce qui est conforme à l’expérience encyclopédique de mon mari.
Autre point caractéristique de l’esprit dans lequel nous travaillons : les notices bio-bibliographiques des auteurs présents au sein de la revue sont régulièrement vérifiées et mises à jour. Ce qui est rarement le cas des revues en ligne, même les plus prestigieuses.
Il existe par ailleurs une rubrique « Actualités » qui renvoie au « scoop.it » de TdF (une plateforme en ligne de curation de contenu). Cet outil permet au lecteur d’entrer de plain-pied dans l’actualité culturelle. Cette rubrique est élaborée jour après jour à partir des informations que nous recevons : avis de lectures, d’expositions, de rencontres, de concerts, de publications… de France et d’ailleurs. Là encore, nous procédons à des choix et des prioritarisations conformes à notre sensibilité propre et à l’esprit de la revue TdF.
Pour ce qui concerne la mise en forme des textes, ceux-ci font l’objet d’une préparation de copie selon les normes typographiques des pays concernés, mais aussi en conformité avec la charte typographique de la revue.
Telle qu’elle est élaborée, la revue Terres de femmes est l’équivalent pour moi d’une immense bibliothèque, et aussi une mémoire considérable. Qui vient pallier mes propres déficiences (mes « trous de mémoire »). Je m’y réfère continuellement. C’est ainsi que chaque fois que j’ai une recherche à effectuer sur un auteur, mon premier geste est de consulter l’index des auteurs de mon site. Ce qui me permet de vérifier immédiatement si le livre qui m’est nécessaire est présent dans les rayonnages de nos bibliothèques. Je précise par ailleurs que tous les extraits qui sont en ligne sont dûment vérifiés à partir des ouvrages en ma possession.
 
La poésie est depuis plus d’un siècle un genre délaissé, relégué au dernier rang d’une littérature qui a hissé le roman au pinacle des catégories littéraires. Quelle place peut-elle occuper de nos jours ? Pensez-vous qu’elle puisse être considérée à nouveau comme un vecteur artistique capable de donner forme et voix à des problématiques contemporaines individuelles ou collectives ? Et, pour vous, est-ce là son rôle ?
Je ne suis pas sûre que le roman en tant que genre littéraire jouisse d’un regain d’intérêt aussi important que ce que vous en dites. Ce qui occupe les têtes de gondole des librairies courantes et des maisons de la presse, ce sont davantage des ouvrages qui n’appartiennent à aucune catégorie propre et qui présentent rarement de réelles qualités littéraires. De sorte que je ne suis par certaine que l’opposition ou la rivalité roman/poésie puisse être tenue pour un véritable critère de pertinence. Je ne suis pas non plus convaincue que la poésie ait connu par le passé un engouement qui lui aurait permis d’accéder à une place aujourd’hui perdue.
Il a certes existé de grandes voix, celles que nous connaissons tous à ce jour, mais sommes-nous vraiment sûr(e)s qu’elles aient à ce point marqué les lecteurs de leur génération ? Je crois pour ma part qu’il y a toujours eu des lecteurs-de-poésie et un très grand nombre de non-lecteurs-de-poésie. La poésie a toujours été considérée comme un genre à part et c’est peut-être cela qui en fait sa spécificité et qui lui donne sa part de mystère.
En ce qui concerne la poésie contemporaine, ce qui me paraît évident, c’est qu’elle répond, pour la plupart des poètes, à un véritable engagement. Les véritables poètes non seulement écrivent mais lisent les poètes. Il en résulte cette énergie considérable qui circule dans le microcosme qu’est celui que nous défendons. Les poètes se battent non seulement pour faire entendre leurs voix mais aussi pour faire entendre une symphonie du monde.
Ceci dit, il y a autant de formes de poèmes que de poètes, de formes d’écriture que de sensibilités. Mais ce que j’attends des ouvrages de poésie que je lis vraiment c’est qu’ils me transportent. Très régulièrement, je découvre des voix d’une force vitale inouïe, d’une richesse exaltante. Je suis persuadée que cette exaltation est transmissible à d’autres. C’est sans doute le rôle qu’ont à jouer les passeurs qui gravitent dans le monde de la poésie. Entre les lectures, les rencontres, les performances, les festivals…on ne peut pas dire qu’il ne se passe rien en poésie. Dans ma vie, la poésie est une force underground, une sorte de « basse continue », avec parfois des voix solistes dominantes qui me subjuguent.
Je suis convaincue que la poésie est à même d’apporter au monde, non pas des réponses (il y a beau temps que je n’y crois plus vraiment ! ) mais un regain d’énergie. Une façon aussi de vivre, un regard différent autour de soi. Une façon aussi d’écouter, de se mettre à l’écoute. Il faut bien sûr pour cela une certaine détermination ; et de la persévérance. Rien n’est acquis d’avance. Il y a toute une démarche intérieure à entreprendre, tout un travail sur soi. Car se mettre à l’écoute de l’autre, cela demande aussi de se mettre soi-même à distance. C’est peut-être ce qui décourage le lecteur ordinaire. Les temps n’étant pas vraiment favorables à ce type d’effort. Et puis il faut bien reconnaître que la poésie n’est pas toujours très aisée d’accès pour les lecteurs /auditeurs qui fonctionnent prioritairement sur l’affect. Sur l’immédiateté de l’émotion. Si cette émotion n’est pas d’emblée au rendez-vous, la poésie peut être rejetée. Je crois à ce sujet qu’il faudrait relire Brecht. Et remettre l’accent sur la notion d’identification.
Jugée trop complexe par les uns, trop lyrique par d’autres, trop intellectuelle ou pas suffisamment… la poésie décourage plus souvent qu’elle n’attire. Et pourtant, force est de constater que de nouvelles voix s’élèvent régulièrement, qui font fi des modes, des mouvements, des courants – et, si j’ose dire, des clans – qui font entendre leur émotion, leur colère. Je pense à l’instant au très beau texte de Claude Ber « Célébration de l’espèce » dans Il y a des choses que non. Un texte puissant porté par une voix puissante. Ce qui y est dit, énoncé, nous concerne tous (de mon point de vue). Au point que je viens de le recommander à une amie suisse qui me demandait de l’aider à trouver un texte sur violence/non-violence… Elle n’avait en tête que des voix d’hommes. Je lui ai suggéré ce ouvrage de Claude Ber. J’aurais pu tout autant lui proposer le OUI de Jeanine Baude.
Ai-je répondu à votre question ? En partie, sans doute…Du moins, je l’espère.
Vous évoquez une évolution de la place des femmes au sein du paysage poétique, et vous soulignez le rôle que jouent les revues de poésie en ligne. Pensez-vous que la présence de ces lieux, qui proposent aux lecteurs un accès à des auteur(e)s qu’ils n’auraient par ailleurs peut-être jamais rencontrés, ait modifié les habitudes de fréquentation de la poésie et ses modalités de réception ?
Il faudrait, pour répondre avec précision à cette question, se livrer à une enquête sérieuse, attentive, fournie, de l’ensemble des sites de poésie actuellement disponibles et actifs. Ce qui n’est pas de mon ressort, ni de ma compétence. Cependant, d’après ce que je peux lire et voir ici ou là, il me semble pouvoir répondre que les sites consacrés à la poésie – Terre à ciel ; Ce qui reste ; Les Découvreurs… et Recours au poème, aussi, bien sûr –ont profondément modifié le rapport des lecteurs à la poésie. Et que par ailleurs cela a entraîné une pratique réelle d’écriture.  La fréquentation de la Toile et la présence des réseaux sociaux a également modifié les comportements et levé les inhibitions. De sorte que nombreux sont celles et ceux qui se lancent, proposant leurs propres textes. Il me semble que la poésie n’est pas la seule à profiter de cette énergie créatrice. On la trouve également sous les formes artistiques qu’attestent les livres d’artistes ou les livres pauvres…Dans ce contexte très ouvert, chacun peut trouver son compte, choisir la poésie qu’il aime, se lancer sans plus avoir besoin de passer par les éditeurs traditionnels. Sauf que, au bout d’un certain temps, chacun aspire à être publié, lu et diffusé en version papier. C’est là un terrible paradoxe.  C’est là aussi que commencent les difficultés. Car les éditeurs ont chacun leur cahier des charges, leurs exigences, qu’il n’est pas aisé de cerner. Le marché de l’édition poétique est un labyrinthe et on s’y perd plus souvent que l’on ne s’y retrouve. Les déconvenues sont souvent au rendez-vous lorsque les auteurs de plus en plus nombreux à publier sur la toile se heurtent au refus des éditeurs papier.  C’est une expérience difficile à vivre et à affronter.
 Pensez-vous qu’il existe une « poésie féminine » ?
 Je ne sais pas s’il existe une « poésie féminine ». L’affirmer agacerait bon nombre de poètes de sexe masculin.  Et ferait sans doute bondir nombre de leurs homologues féminins, celles en particulier pour qui sont devenus au fil du temps primordiaux (voire prioritaires) le travail sur la forme, la mise en page et /ou espace du poème, la répartition des blancs et des silences.  Sans parler de celles pour qui il est urgent de réduire le vers, de le dépecer, de le restreindre jusqu’à n’obtenir qu’un « essentiel » qui se résume à peu de mots. Une réduction à l’os qui exclut tout sentimentalisme ou toute forme enflammée de l’expression du moi. Ainsi de certains poèmes de la poète argentine Alejandra Pizarnik. Ou encore, plus près de nous et dans les sphères actuelles les plus originales, Laure Gauthier dont les derniers recueils illustrent particulièrement selon moi cette tentative et cette nécessité. Outre une réflexion sur la poésie en parallèle à une réflexion sur la musique. Sur leur mise en résonance. Est-ce que tout ceci est propre à la « poésie féminine » ? Je ne le crois pas. Je crois que les femmes explorent des champs poétiques de plus en plus vastes et de plus en plus diversifiés. Mais elles le font avec leur voix propre, où la problématique (et la pertinence) du féminin /masculin est dépassée.
Parmi les poètes femmes qui me touchent aujourd’hui (mais pas nécessairement sur le plan émotionnel), je peux citer Esther Tellermann. Mais aussi Isabelle Lévesque ou Sylvie Fabre G. Toutes deux pourtant ont une écriture à l’opposé l’une de l’autre. Mais je les reconnais l’une et l’autre, j’oserais presque dire les yeux fermés. Qu’ont-elles en commun en dehors d’être femmes ? Justement, elles sont poètes. Et en chacune d’elles il y a quelque chose de profond qui échappe et qui ne se laisse pas appréhender par la seule question du féminin et du masculin. À dire vrai, lorsque je m’immerge dans un nouveau recueil de poésie, je ne m’interroge pas sur cette question. La rencontre a lieu ou elle ne se fait pas. Elle peut avoir lieu de multiples façons. Tout aussi opposées les unes aux autres. Chaque recueil est une énigme. Chaque poète a son fonctionnement et son mode d’écriture propres. Et, à chaque lecture, je dois me déposséder de moi-même, de mes propres clivages, de mes attentes de lecture, de mes clichés, sonores ou visuels…Me délester de ma propre archéologie, de ma propre mythologie ; me dépouiller de mes présupposés. Chaque recueil est un « monde en soi » et chacun d’eux m’attire par un biais ou par un autre qui n’a rien à voir avec le précédent. D’où mon impossibilité à répondre à semblable question. J’aime tout autant la poésie de Jean-Claude Caër, de Jean-Pierre Chambon, de Jacques Moulin ou d’Emmanuel Merle (je ne peux les citer tous) que celle de Cécile A. Holdban ou de Claudine Bohi.  Je n’ai pas de préalable quand j’ouvre un livre.
J’ai bien conscience que la question qui m’est posée est une question complexe et insondable. À chaque fil tiré surgit une réponse possible qui annule la précédente. Ce que je crois savoir, c’est qu’il y a des sensibilités différentes, des modes d’expression qui échappent à toute tentative d’enfermement, à tout déterminisme. Il n’y a pas d’univocité. Il y a des natures différentes, les unes baroques – dont je pense faire partie – les autres au contraire frappées du sceau du minimalisme ou de l’économie de moyens. Les terreaux d’inspirations diffèrent aussi. Qui fournissent une matière où puiser qui appartient à chacun, même si tous peuvent s’y reconnaître à un moment ou un autre.
En définitive, s’il est un point commun, il se trouve dans le sentiment d’une nécessité absolue d’écrire. Une autre réponse me vient à l’instant à l’esprit, et c’est Alejandra Pizarnik qui me la fournit :
« Écrire, c’est donner un sens à la souffrance. »  (Alejandra Pizarnik, Journal, novembre 1971).
 




“Poésie vêtue de livre” : Elisa Pellacani et le livre d’artiste

(ho) ancora l'illusione condivisa che , nonostante ciò che accade – in Italia ma anche nel mondo,  
proprio in ciò che sembra più "inutile", troveremo nuove risorse...((je conserve l'illusion partagée que, malgré tout ce qui arrive - en Italie, mais aussi dans le monde, c'est justement dans ce qui semble le plus "inutile" qu'on trouvera de nouvelles ressources...))

Elisa Pellacani

J'adapte pour cette rencontre le titre du colloque "Poesia vestita di poesia, itinerari nella poesia contemporanea" organisé le 14 décembre 2018 à Reggio-Emilia, auquel a contribué notre invitée à différents titres – graphiste de l’événement, auteure, éditrice  et responsable de collection pour les éditions Consulta...  Il me semble en effet que la poésie - et la force de changement qu'elle propose et que nous soutenons - se trouvent aussi hors des mots, ainsi que ce portrait devrait le démontrer.

On comprendra que réaliser un entretien avec Elisa Pellacani – artiste, écrivaine, éditrice (outre la belle collection de poésie, « Allaluna »,  mise en valeur lors du colloque, et qui édite le poète Daniele Beghè publié au cours de l’année sur nos pages, ou la gestion du concours de poésie "Luciano Serra") ainsi qu' organisatrice d’événements culturels dont nous allons parler -   est à la fois très simple – car c’est une personne remarquablement chaleureuse et disponible – et très compliqué – car son implication dans ces nombreux projets et sa modestie naturelle sont un frein aux questionnements d’une interview. Ce portrait doit donc beaucoup aux échanges à bâtons rompus que nous avons eus lors de la dernière exposition Libri d'artisti à Reggio Emilia, en octobre 2018,  aux préfaces des livres dont nous parlons par ailleurs, consacrés aux expositions de livres d’artistes, et à une interview télévisée réalisée en juillet 2017  et accessible en suivant le lien indiqué en note (( émission  "Detto tra noi", TRC, Rossana Caprari intervista Elisa Pellacani su editoria e libro d'artista, sul "Festival del Libro d'artista e della piccola edizione" di Barcellona, sull'edizione italiana "Fare libri", e sull'attività della Scuola Itinerante del Libro : https://www.youtube.com/watch?v=ciLVtGM1ZtI)).

Les illustrations retracent en partie la visite de l'exposition des livres d'artistes découverts dans le cadre prestigieux du musée d'histoire et d'archéologie, en septembre 2018 : Fare Libri  - avec le désir de partager avec vous la magie de ces créations.  Mais donnons la parole à l'artiste : 

"Je participe depuis 10 ans, avec  l'association  culturale ILDE, au festival de Barcelone qui se tient chaque 23 avril, journée mondiale du livre et du droit d'auteur  mais aussi fête de Saint Georges, saint protecteur de la ville,  qui se couvre de livres à cette occasion.

Plus de 100 artistes et auteurs du monde entier participent à ce « festival  du livre d'artiste et de la petite édition », au cours duquel nous organisons des rencontres autour de la  recherche  des  matrices anthropologiques de l'image et de la communication, ou sur les formes de narration. La recherche sur la fabrication des livres implique autant d'envisager des techniques diverses que d’attendre d’être surpris par des résultats bien différents.

La tradition  à Barcelone dit que le dragon vaincu par Saint Georges perdit son sang, donnant ainsi  naissance à une rose avec laquelle le saint conquit la princesse, et rendit la liberté à la Catalogne – sa victoire est aussi une métaphore politique évidemment. Ce jour-là les hommes offrent aux femmes une rose, et les femmes répondent avec un livre, acheté à cette occasion.

Comme nous nous demandions comment intéresser le public à la production délicate de livres d'artistes, nous avons profité  de cette journée dédiée massivement au livre pour imaginer un espace où les créateurs puissent s'exprimer, faire connaître leur forme d'art, en sortant des ateliers où ils passent  des heures solitaires à leur table, projetant, dessinant, réalisant leur projet, et créant des histoires qui souvent n'atteindront pas le grand public, ou ne trouveront pas d'éditeur. Pour  certains artistes, en effet, il s'agit de tout petits tirages, voire même d'exemplaires uniques.

Diana Isa Vallini, Felonica (Mantova), Italie,
Canto d'amore (2017), livre objet unique 13 x 6x 4 cm

Daniela Kasimir, Allemagne, Reading the keys, 2017,
édition de 20 exemplaires 11?5 x 18 x 5,5 cm
(collage, transfert, photos, clés)

Toutes les interventions internationales proposées pour le festival sont rassemblées dans des catalogues réalisés avec les éditions Consulta((voir dans ce numéro l’article correspondant))et comportent une fiche technique raisonnée, afin de créer, au fil des années, comme un fil rouge subtil, un dialogue autour du livre d’artiste et des techniques de fabrication contemporaines. Ce livre édité est un véhicule qui permet un catalogage durable, et un meilleur « rendement » du matériel exposé. Chaque année nous avons un thème général, et en 2017, 10ème année, Game book soulignait le côté ludique du livre-objet – en 2018, le livre est considéré comme porteur de secrets ou d'intimité – journaux intimes, confidences qu'on ne dit pas généralement en public, langage poétique un peu cryptique aussi, avec lequel se fait la communication non verbale, à travers le choix des matières, du format, le type de pliage, pour dire quelque chose sans les mots.

A Barcelone, la plate-forme que nous fabriquons depuis une dizaine d'années, avec bien des difficultés, fonctionne d’une façon qu’on pourrait dire un peu « alternative », grâce à l'engagement bénévole des membres de l'association, et à l'enthousiasme de l'éditeur. Cette plate-forme est devenue intéressante pour les auteurs qui peuvent se rencontrer, et motivante car elle permet de rencontrer le public. Il me déplaisait beaucoup qu'elle n'existe pas en Italie, pays traditionnellement sensible à la recherche dans l'imprimerie, la gravure, l'image. Je voulais aussi créer une situation utile, non seulement  pour  ceux qui travaillent déjà dans le secteur  éditorial et artistique, et que conforte cette manifestation, mais aussi pour impliquer le public :  je crois que de nos jours, une manifestation artistique doit toucher la société, contribuer – dans la mesure modeste de ses moyens - à son  changement. Nous avons donc commencé , il y a 5 ans, avec le soutien de la ville de Reggio-Emilia et les Musei Civici, à importer ce festival, à date plus ou moins fixe en automne.

Pietro Antolini, Bologna, Italie, La Grande Murène
technique mixte sur papier

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Marilena Torlai, Collagna (Reggio Emilia, Italie) 
Strappo, 2018
livre objet unique 20 x 20 x 6 cm
coton, soie, papier, acrylique, fils, ruban, boutons à pression.

Je crois que le livre  - et le livre d'artiste renforce la valeur du message, par-delà les capacités artistiques personnelles – possède une grande force, qui le distingue, comme « langage »,  de la peinture, du dessin, et  toutes les autres formes d'expression. Ainsi avons-nous créé L'école itinérante du livre pour porter en des lieux divers cette pratique et susciter des moments  de rencontre, d'étude et d'expérimentation. Nous intervenons auprès des écoles, des centre éducatifs ou, comme avec la coopérative L'Ovile, auprès de publics  de jeunes extrêmement créatifs mais dont certains ont des  handicaps mentaux, si bien que pour eux, se confronter à  la production créative, en s’intégrant à un projet coordonné, était un  objectif important. Afin de dépasser les handicaps manuels,  les matrices d'impression du livre ont été réalisées de façon collective pour créer un livre ludique. Ainsi, ce dernier devient-il un instrument pour impliquer la collectivité  quel que soit le niveau de pratique, même dans  des  situations apparemment éloignées de la pratique artistique.

Mais qu'est-ce qu'un « livre d'artiste » ?

Ce terme générique et pompeux désigne une autre façon de concevoir et penser l'objet-livre, par rapport à un projet éditorial soumis à des exigences commerciales et économiques : il s'agit de « livre » comme forme de narration, séquence d'images, textes, formes aux langages artistiques  multiples,  libres, inventés par l'artiste, parfois aussi en collaboration avec d'autres. C'est un objet, avant tout, qui s'ouvre, raconte, pour le public, à travers un langage qui n'est pas seulement narratif, simplement décodable.

Cette façon de penser le livre donne une grande liberté expressive à laquelle participent aussi la diversité des matériaux, le format, le pliage,  et la forme de la narration.

Au fil des rencontres, des ateliers pratiques de fabrication de livres, on voit s'impliquer de plus en plus de groupes avec des formations très variées, et bien qu'on utilise toujours majoritairement le matériau papier, en réalité, le livre dit d'artiste échappe à une définition – il peut même être une manifestation purement performative, on pourrait dire « virtuelle » ( mot à la mode de nos jours)  enfin, une création qui ne ressortisse pas forcément au monde des objets.

El Templio sagrado, Elisa Pellacani, 2018, livre objet, exemplaire unique.
Exemplaire ancien  démonté, 
dévernis et réassemblé. Charnières, ouverture
et détails décoratifs 
en feuille d'argent taillée et modelée. 15 x 10 x 3 cm (fermé)

Gwen Diehn, Secret, 2017. Livre objet unique, rouleau 18 x 21 x 10 cm
tricot sténographique, argile séchée à l'air, blanchie à la gouache, cirée,
pierre, tissus, boîte en carton de Davey reliée avec des joints de papier.

En réalité, on est souvent confronté au matériau physique, mais certains de ces livres - et c'est ce qui me semble novateur et très contemporain - se prêtent à la reproduction : ce sont des expérimentations, des recherches personnelles, avec des exigences créatives ou artistiques, permettant une reproduction, une série, une édition, tout en préservant l'innovation, l'originalité de celui qui a pensé et voulu matérialiser un message.

Elisa Pellacani, Il Seme della discordia (2015/2018),
Ex voto de amor (2016) incision l'eau-forte sur argent et émaux, 
Livre-joyau (2018), pendentif en argent et émaux pour La Biblioteca dei sogni

 

Les artistes, les créateurs jouent avec des matériaux - plastique, métal, étoffes - et des processus qui ont peu de rapport avec le monde de l'édition tel que nous l'entendons habituellement. Ainsi, pour moi, avec une formation graphique et des années de pratique photographique, donc de communication, de type « bidimensionnelle »,  paradoxalement, c'est justement à travers le livre et l'objet -livre (pas seulement le projet graphique éditorial mais le fait de créer une petite édition, même de manière artisanale, ou en utilisant les extraordinaires systèmes de reprographie actuels ) que je me suis rapprochée de techniques et de langages qui n'étaient pas les miens à l'origine :  la joaillerie, par exemple,  la gravure, le fait de forger une couverture de cuivre, ou de penser qu'un livre puisse tout à coup devenir un objet si petit et si précieux qu'il se pare plutôt d’émaux que d’aquarelles, se porte comme un bijou, renouant ainsi  avec les antiques petits livres-cadeaux que portaient les dames attendant le retour des guerriers…   ou qu’il évoque encore les carnets de voyage... je joue sur toutes ces possibilités...

Le tout petit livre-accordéon,  « La première fois que j'ai volé »,  imprimé en offset sur papier aquarelle, a été imaginé et réalisé directement, au crayon et aquarelle sur papier. Pendant la phase de projet, je pensais à une possible édition – reproductible. Dans ce cas, c'est assez facile, le format le permet, avec une manipulation ultérieure pour faire les plis, réunir les différentes bandes, mais on peut dire qu'il s'agit d'un « produit éditorial » pas trop différent des livres-accordéons déjà existants sur le marché de l'édition. C'est sous cette forme qu'est né aussi « Le pingouin sans frac » - un livre pour enfants de Silvio d'Arzo, mis en forme et illustré pour les éditions Consulta, et déjà à la troisième édition : j'ai pensé à la taille originale des pages, réalisé  les illustrations directement  sur le format de chaque double page, en pensant à la mise en espace du texte et à la place qu'occuperait le texte avec les illustrations.  Le fait qu'on ait choisi  un papier blanc,   pour évoquer l'étendue blanche dans laquelle se déplace le pauvre pingouin, la relation entre les couleurs de l'illustration et le texte, tout ceci peut concerner un projet éditorial dans lequel une recherche artisanale faite avec des matériaux sur le « livre d'artiste » peut avoir  une influence.

 

Les livres Carta Luna et Una Notte, qui sont nominés pour le prestigieux Fredigoni Top Award sont tous deux des leporellos modifiés, avec des pliages alternés qui provoquent des mouvements différents des pages, et donc des résultats différents. Dans Carta Luna, à travers les échos entre les textes poétiques de Lia Rossi et les images ; dans Una Notte, avec des coutures et des parties retaillées pour créer un effet de tridimensionalité. L'un est un livre à feuilleter et lire, l'autre, un livre à ouvrir et regarder. Chacun a été conçu pour permettre une ouverture à 360 degrés, évoquant la forme des pétales d'une fleur, occupant ainsi, une fois ouvert, l'espace d'un objet vertical - comme une sculpture. "




Richard Soudée : deux Lys sur le balcon

J’ai rencontré Richard Soudée une seule et unique fois. Mais il y a des hommes que l’on n’a pas besoin de connaître pour savoir. Il était comme une source de lumière pure. Un grand homme souriant. J’ai appris depuis qu’il se savait condamné. Je n’ai pourtant lu dans son regard que de la bienveillance, et un accueil inconditionnel. Il m’a demandé quand paraîtrait l’article d’Alice Clark sur Fleurs de la Trace. Je lui ai répondu « Début 2019 ».  « Je vous remercie », a-t-il dit doucement, souriant. Il savait qu’il ne pourrait peut-être pas le lire sur Recours au Poème

 

Richard Soudée, Fleurs de la trace, Editions L’Harmattan,
collection Poètes des cinq continents, 2017, 138 pages, 15,50 €.

J’ai assisté ce soir là à la lecture de ses textes accompagnés par un musicien extraordinaire. De purs moments d’émotion.  Une poésie et une prose dont l’une et l’autre se mêlent pour offrir cette chance au décloisonnement générique de ne conserver que le meilleur de chaque pôle… Son écriture aussi m’a semblée digne et haute. La Trace, c’est ce chemin sinueux de montagne de la Martinique où il a rencontré son épouse.

C’est elle ainsi que Michel son fils qui m’ont reçue chaleureusement, dignement, avec une gentillesse inexprimable. Deux boutons de lys roses, en automne, c’est ce qu’il y avait sur le balcon de la chambre du couple. Nous avons évoqué Richard Soudée, l’homme à travers l’écriture, et l’écriture à travers l’homme.

Fleurs de la Trace, son dernier recueil, rend hommage à son épouse. Et grâce au jeu avec l’homophonie du nom, la trace est aussi celle qu’à laissée le poète, qui évoque ses souvenirs dans ce recueil à caractère autobiographique.

Dans la première partie Richard Soudée nous offre ce moment de découverte du monde, ses souvenirs d’enfance, à travers l’évocation de moments rythmés par des titres qui commencent tous par « J’ai grandi ». Une prose dont la narration ne sait où ancrer son appartenance générique tant la langue y est poétique, tant le langage déploie toutes se potentialités… 

 

J'ai grandi sous un cerisier

C'est à l'ombre ajourée de ses jupes que je fis mes premières siestes. C'est là que je fis mes premiers pas, en touchant son bois. J'ai grandi dans l'odeur puissante de ses feuilles, l'éclat tremblant de ses fleurs, l'érection de ses fruits.

A son pied, j'ai poussé avec mon grand-père une boule de neige plus grosse que moi, j'ai tracé des routes pour faire rouler mes billes et j'ai dispersé la dînette de ma mère avec une fille.

 

Puis il évoque ce moment des voyages « quand il est sorti de sa condition d’européen » dira son épouse...Son attraction, venue de l’Orient, pour la Turquie et surtout pour les poètes orientaux, le pousse à séjourner en Turquie.

 

Il y a aussi le théâtre, cet art par lequel le poète a commencé…Il est d’abord comédien, puis il rencontre Mehmet Ulusoy. Il devient son collaborateur et tous deux fondent le Théâtre de   Liberté, pour lequel il est metteur en scène et comédien. Ils y montent alors des spectacles  qui mêlent poésie et récit à une mise en scène qui met en œuvre ces catégories génériques. Les pièces sont politiques et poétiques. Elles frappent par les pratiques mixtes qu'elles développent : elles mélangent des éléments textuels, gestuels, plastiques et musicaux. Il s’occupe aussi du montage des scénarios, qui ne sont que des canevas, car la majeure partie des spectacles fait appel à l’improvisation. Certains textes sont composés par Aimé Césaire à Fort de France. Il met aussi en scène Le Cercle de craie caucasien de Brecht, Macbeth, Maïakovski, Hikmet, à l’Odéon. C’est le théâtre qui lui a fait rencontrer la Turquie, la Martinique et Aimé Césaire.

 Mehmet Ulusoy,
Un Théâtre interculturel,
Editions l'Age d'Homme, 2010,
280 pages, 24 € 90

Il écrivait les scénarios de Mehmet, traduisait ses idées, faisait une sorte de montage. Il faisait du « théâtre-montage », théâtre épique ou grotesque et sublime. La plus grande partie de la pièce reposait sur des improvisations mêlant jeu et objets. Au début, il  jouait. Ensuite il n’a fait que de la mise en scène. Sa poésie est donc liée à une oralité, au conte aussi. Universitaire, et professeur des universités, il est l’auteur d’un thèse sur les rites de passage.

Il gardera cette volonté de restituer les souvenirs, ce qui demeure d’eux à travers les sensations ancrées dans la chair, dans ses poèmes. Il a commencé à écrire de la poésie quand il était très jeune. « Dès lors l’écriture fut ma trace » disait-il. Il écrivait comme son grand père traçait des sillons de terre. Il écrivait pour faire le lien, s’emparer de son instrument à lui, témoigner. Jusqu’à son dernier souffle a écrit.

 

La neige de ton visage
                          n'a pas encore fondu
                                                          elle reste dans mes yeux

C'est elle qui me révèle
La brillance du blé en herbe
La pesanteur des branches
                                           de cerisier
                                                        sur la route

Ton odeur d'avalanche
Repose au fond de moi
Repose au fond
                           de moi

 

Puis il a réalisé un disque de chansons d’enfance des émigrés, Musaïca. La chanson est elle aussi liée à son écriture poétique, ryhtmée et qui comporte nombre de refrains.

Entre tous les univers, ou dedans, tout comme maintenant son âme s’est envolée pour mesurer la permanence de la parole poétique, Richard Soudée était un poète, s’il est vrai que la poésie est ceci qui ceint le monde et en restitue l’invisible immanence.




Rencontre avec un poète : Dominique Sampiero

Une  bibliographie impressionnante, tant en terme de volume, que pour la diversité de catégories génériques pratiquées. Dominique Sampiero ose, il explore, il façonne des mots, des phrases, tel un sculpteur la pierre, matériau dense et abrupt dont il fait émerger des univers. Auteur de recueils poétiques, de romans, de nouvelles, de récits, d'essais, de textes dramatiques, de scénarios, de littérature de jeunesse, de livres d'artistes, réalisateur de courts métrages, on serait tenté de le classer parmi les écrivains iconoclastes. 

Photo d'Antoine Gallardo.

Il n'en est rien. Poète, avant tout, Dominique Sampiero explore les genres et le travail de l'image. Il offre à la parole poétique ces multiples supports. Et comment ? Et bien parce qu'il porte ce regard spéculaire et créatif sur le monde, et en restitue la substance, quel que soit le vecteur d'expression mis en oeuvre. Il répond à nos questions.

La poésie, pour vous, qu'est-ce que c'est ?
La poésie m’est arrivée dans une solitude sous forme d’une parole à moi-même pour me sentir vivant. Dans l’enfance régnait une sorte de loi du silence autant à l’école qu’à la maison. Il fallait apprendre. Et se taire. On nous demandait de façon implicite de se laisser mourir sagement dans le désir des adultes. On exigeait de nous, sans concession, l’obéissance et le respect du monde. Les classes surchargées ne permettaient pas d’envisager l’enfant comme une personne. Ni de lui donner la parole. Il fallait vaincre l’illettrisme et sortir les enfants de leur culture ouvrière. Dans ma famille d’origine modeste, on me réclamait plutôt des gestes participatifs et du savoir-faire. L’économie familiale se resserrait sur une solidarité de la survie. Je respectais totalement cette exigence car j’admirais le combat de mes parents pour nous donner de quoi manger, vivre normalement et pouvoir faire des études. Ils avaient plusieurs petits boulots en plus d’un métier principal (Conducteur de train pour mon père et nourrice d’accueil pour ma mère) pour arrondir les fins de mois. Au vu de leur engagement et de leur lutte quotidienne, leur sens du devoir à nous rendre la vie agréable (Nous étions 6 enfants), il eut été impensable de ne pas les respecter. Ni même de contester leur personnalité ou leurs actes. Impensable également d’exprimer des manques puisqu’ils me donnaient tout ce qu’ils pouvaient. J’avais peu d’amis, peu de temps pour moi, je me sentais étranger au monde et pourtant intégré, puisque sans vraiment le vouloir, je réussissais facilement à l’école, mais sans beaucoup de plaisir. Mon esprit de curiosité et mes lectures secrètes me donnaient souvent une longueur d’avance sur les enseignements. Je ne me sentais pas complètement vivant et comme en dehors de mon corps, de ma présence. Je ne vivais pas cette étrangeté comme une faiblesse mais comme une différence. J’ai très vite pris l’habitude de coucher les questions que je n’osais pas poser aux adultes, sur la mort, l’angoisse du vide, les pulsions de désir… et de nombreux sujets qui tourmentent la pré-adolescence, dès l’âge de 12 ans dans un carnet que j’ai perdu ensuite à l’âge adulte. J’ai mis en place d’instinct et sans en connaître la raison, une sorte de dialectique avec l’invisible. Car je ne m’adressais pas à Dieu ni à une instance supérieure. Tout simplement, je parlais à la page blanche. À moi-même à travers la page blanche. À cet autre en moi. Je l’interrogeais. Je scrutais son silence. Comme la surface des étangs où je passais de longues heures à faire semblant de pêcher. Comme le feuillage des arbres pris parfois d’une immobilité hypnotique. Comme le mouvement de la lumière dans le ciel du Nord. La page blanche me répondait sous forme de phrases qui s’imposaient à moi, dans une sorte de claire audience où se mélangeaient mes contemplations, les bruissements du paysage devenu une personne, pas pour répondre à mes questions, mais pour les contenir de mots, d’images, et plus tard, de métaphores tenant lieu d’enveloppes à mes épreuves. J’apprenais à me laisser contenir par le langage, sa part d’infini et sa singularité aussi. Je n’ai jamais su à l’époque que j’entrais en poésie. J’en ai pris à peine conscience aujourd’hui, à chaque aller-retour entre la page blanche et ma vie. On ne déclame pas « être entré » en poésie. On se le murmure discrètement, pour accepter, pour se pardonner de toutes les absences que l’on va faire subir aux autres. Je suis entré en poésie comme on dit parce que je n’avais pas le choix. J’ai ouvert une porte qui m’ouvrait enfin un espace où me recueillir, m’accueillir. J’étais fasciné par deux grandes figures qui ne me confiaient peu de choses de leur existence: ma grand-mère (la mère de mon père), femme majestueuse et silencieuse, toujours assise à la fenêtre et dont j’ai fait le portait dans un texte qui s’intitule : à quoi rêve l’ombre qui me ressemble. Et mon père, qui dès la plus tendre enfance, m’a offert des livres à chaque anniversaire et bonne note en classe, en guise de baisers et de manifestation de sa tendresse. J’ai inventé dans le silence de ces deux êtres une écriture justement pour parler de leur silence, saisir et décrire l’intensité de leur présence dans ce silence, comme s’ils me donnaient tout en se taisant, avec un accès au sentiment du Tout peut-être, et une reconnaissance de cette empathie qu’ils ont ouverts en moi, avec eux, avec le monde. Il n’y avait pas de mot pour nous dire notre amour. Ce que les autres ont appelé poème, quand j’ai commencé à partager, à faire lire mes notes, alors que je n’étais pas conscient d’écrire de la poésie justement, était ce mouvement pour mettre en forme l’indicible de leur présence à mes côtés. Choisir de se taire pour écrire, ce n’est plus subir un silence imposé, au contraire, c’est écarteler le silence pour le faire avouer. Avouer quoi ? Je ne sais pas. Le réel ?

 

Vous écrivez de la poésie pour aller au-delà du silence, au-delà d’une réalité qui nous est donnée dans son immédiateté. Dépasser la parole pour mieux nommer, fonction toute paternelle, que vous transcendez alors, emboitant le pas de votre père, qui a nommé le monde dans le silence, par livre interposé. Est-ce pour cette raison que vous explorez toutes les catégories génériques, dans une prose éminemment poétique ? Pour inventer le monde, à votre tour, parler en vous taisant, en fouillant le silence, pour  découvrir un verbe créateur ?
Je ne vais pas au-delà du silence, non, au-delà de rien non plus, au contraire, je rentre dans la coquille du silence qui finalement n’a pas de paroi. Et qui est peut-être aussi la coquille de l’ici. De l’ici maintenant, comme on dit. Écrire est d’abord une expérience charnelle, doucement voluptueuse, puis convulsive, et enfin physique du silence. Je suis assis dans mon silence. Immobile. Centré. À part le glissement de la plume sur le papier ou le cliquetis des touches, les bruits autour qui tout doucement se fondent, disparaissent, rien, il y a un effacement du monde, et du corps. Et encore une fois, j’écris, tout simplement, c’est un mouvement intime, un besoin de mouvement, j’ai besoin de me sentir en mouvement dans mes pensées, mes émotions et de voir ce mouvement se déplier.

 

Photo de Jacques Van Roy.

C’est plus proche de la danse ou de la marche dans un espace vaste, mi terrestre, mi aérien, entre terre et ciel finalement. Le ciel du plafond et la terre de la page blanche. Mais derrière le plafond et derrière la page blanche : du ciel, du ciel, de l’infini qui n’en finit pas de me cerner, en haut, en bas, devant, et sur les côtés. Cet éveil des sens au « toucher » de l’infini me met en mouvement dans ma conscience. Un mouvement dans l’immobile, si vous voulez. Si je me disais, allez, je vais écrire de la poésie aujourd’hui, et bien comment dire, ce serait foutu. Je préfère penser, je vais essayer, j’ai bien dit essayer, de me laisser emporter, fluidifier, ruisseler. Je préfère également parler d’immanence plutôt que de transcendance et penser qu’il y a un avant et un après la page d’écriture. Je ne me sens ni meilleur ni pire, je me sens-là, présent, et finalement, oui, peut-être quand même, heureux d’être-là. Je dois l’admettre, après la page d’écriture, le geste, le mouvement, je me sens capable de vivre, d’aimer, d’être heureux. C’est étrange non ? Et ceci doit arriver en me dérobant aux autres, cruel dilemme, je suis capable d’être avec eux après m’être dérobé à eux. Pour me consacrer à quoi ? Je ne sais pas. À quoi ai-je passé des dizaines d’heures devant la page ? À une exploration de l’infini par le langage ? L’infini de la conscience emboîté dans l’infini du langage ? Ou l’inverse. Si je ne le fais pas, je me sens à l’étroit dans ma vie, dans mon corps. Je n’ai pas le choix. Comme je me sentais à l’étroit dans mon enfance. Dans la chambre où je dormais avec mes trois frères. C’est pareil. Ce sentiment d’étouffer dans le prévu, le prévisible et ce que l’on a calculé pour nous, pour moi. J’ai l’impression, en écrivant d’explorer du vide qui se remplit à chaque seconde, de quoi ? De ce qui traverse le vivant ? J’ai l’impression d’assister à une genèse permanente du réel, se fécondant devant mes yeux, par mes mots, et à travers les mots qui me traversent. Oui, et beaucoup d’autres avant moi l’ont écrit, l’écriture poétique me donne accès au réel, non pas aux apparences et à la superficialité du réel. Nous vivons là-dedans la moitié du temps, quand nous ne sommes pas créatifs, mais créer son état de conscience à s’ouvrir et non pas à subir, ça peut se faire en jardinant, en marchant dans la campagne, en repeignant un mur, du moment que l’on est tout entier dans son acte, et non pas fragmenté, morcelé, stagnant dans une sorte de coma que l’on prend pour la vie. Le réel, ce n’est pas seulement ce que l’on voit. Ce que l’on entend. C’est ce qui surgit constamment à l’intérieur des formes, dans le visible ou pas. Je ne dépasse pas l’immédiateté comme vous l’écrivez au début de votre question, au contraire, j’y entre, je la pénètre. Et je fais l’expérience inouïe du réel.
Dans un deuxième temps, il y a la trace. Une trace écrite de ce qui s’est passé. Que l’on signe ou pas. Que l’on choisit d’inscrire ou pas dans un travail poétique. De recherche poétique. Il faut laisser passer du temps. Prendre ses distances. Vient le sentiment étrange de lire son texte comme écrit par un autre. Je deviens lecteur d’un texte que j’accepte ou pas, en le corrigeant ou pas. À qui je m’adresse quand j’écris ? Il y a un destinataire mais aussi un mystère du destinataire. C’est comme si j’écrivais et, en les relisant à voix haute, comme si j’envoyais ces lettres à quelqu’un qui est plus que moi, aux confins de mes parois. Là où quelque chose s’appelle l’âme, puis l’esprit. Mais à quoi bon les nommer âme, esprit, mots trop chargés de religions et de spiritualité pour moi. Il y a un mouvement organique dans l’écriture poétique si on accepte d’inclure les sens, la sensorialité dans cet organique. Et l’esprit, comme un sixième sens. Finalement, nous n’avons qu’une expérience sensorielle du monde. J’ai inventé un mot pour ça : l’autre corps. Il y a le corps contracté de la vie quotidienne, et le corps dilaté de l’écriture. Mais c’est toujours du corps, même invisible. Le langage donne forme à ce corps invisible et particulièrement, l’écriture poétique.
Le problème c’est qu’un jour, à force de consentir, de se laisser aller à la joie de publier des livres, nous arrive un lecteur, un vrai, en pleine face. La rencontre est parfois douloureuse. Mes premiers lecteurs, mes parents, s’affolaient de « ne rien comprendre «  à mes pseudo-poèmes ». J’aurais pu passer outre mais j’ai gardé cette inquiétude au cœur de ma recherche. Comment m’adresser à eux, en gardant mon identité profonde et le sens de ma quête poétique. J’ai repris, inconsciemment, à mon usage, une parole que ma mère prononçait souvent: « Tu te rends compte, ton père sait jardiner, réparer un robinet, peindre, faire du plâtre sur un mur, élever des lapins, des poules, et même repasser ses pantalons…  il a des mains en or ! » Moi je voyais les mains pleines de charbon de mon père quand il rentrait du travail, les dernières années des locomotives à vapeur, et je pensais à ses mains en or.
En réaction à ma déception, j’ai donc exploré des formes d’écriture pour essayer de réconcilier ma poésie avec différents types de lecteurs, des enfants, des gens modestes, les voisins dans mon village (qui savent vaguement que je suis écrivain mais qui n’ont lu aucun de mes livres, peu importe d’ailleurs), et puis ça s’est fait comme ça. Peut-être parce que l’enfant en moi rêvait aussi d’avoir des mains en or. Finalement à quoi bon écrire si c’est pour se retrouver dans une solitude crasse et se couper du monde.
Finalement, tout ça n’est qu’une tentative maladroite d’explication. Sait-on jamais ce qui nous a influencés ? Plutôt un faisceau de réactions, non ? Je pense aussi que dès l’enfance, je suis animé par un sentiment de curiosité et d’exploration. J’explore les douves de ma ville natale, les livres, le corps des filles, les émotions des autres, le silence de ma grand-mère, les angoisses hypocondriaques de ma mère… mais d’autre part, je suis cloué dans mon village et, dans ma condition ouvrière, on voyage peu, on n’a pas les moyens, et on ne m’éduque pas pour ça. Il faut rester-là et se battre, résister. Partir, c’est fuir, se gaspiller. Rester, c’est grandir. C’est donc l’écriture et dans des genres les plus variés qui me permettra cette prise de risque du voyage dans l’infini des formes. Je ne l’ai pas décidé. Ça s’est imposé à moi dans des rencontres et j’ai dit oui à cette aventure. On me le reproche parfois, dans le dos. Il n’est pas poète, il écrit des romans. Il n’est pas romancier, il écrit du théâtre. Il n’est pas auteur de théâtre, il écrit des livres pour enfants. Il n’est pas auteur jeunesse, il écrit des scénarios. J’en souffre. Tant pis.
 

Dominique Sampiero, Le
Sentiment
 de l'inachevé,

Gallimard, collection Haute
enfance, 2016, 184 pages,
17 € 50.

Ne pensez-vous pas qu’il est réducteur de définir une catégorie générique en ne considérant que des critères formels…? La prose peut être dramatique ou ludique, poétique aussi, car la poésie peut s’immiscer dans une prose même fictionnelle, dés lors que le langage déploie une pluralité de sens, une épaisseur, opère un glissement sémantique…
Je pense qu’il existe une façon de catégoriser qui est finalement une façon d’exclure. De prendre le pouvoir en définissant ses propres critères d’une pseudo excellence. En affirmant, voire en criant haut et fort, ce qu’est « la bonne » ou la « mauvaise » poésie. Foutaises. Beaucoup de chapelles en poésie. Beaucoup de petits monarques qui prennent le pouvoir. Beaucoup de fous furieux acharnés à faire table rase. Peu de fraternité. Et pourtant elle existe chez certains.

 

Des petits André Breton en herbe rallient ou excommunient. Se prennent pour des papes de l’écriture poétique. Je me sens étranger à ce racisme littéraire. J’essaie toujours de percevoir dans une écriture, la part d’entêtement, d’obstination, ce qui est en mouvement en elle. J’essaie d’entendre ce qui est en germe ou affirmé. Ce qui est moderne ou en écho au passé. Je refuse de décourager celui ou celle qui m’envoie un manuscrit. J’essaie d’ouvrir des pistes humblement au lieu de les renier. Et d’admettre la nouveauté d’une voix quand je la perçois. Même si elle est différente de mes engagements. Ces dix dernières années, par exemple, la commission Poésie du CNL a pris cette direction violente de défense de chapelle et de mise en valeur d’une seule forme d’écriture. C’est lamentable. J’ai fait partie, sous la présidence d’André Velter, et pendant trois années de cette commission dans les années 2002. Nous nous faisions un point d’honneur de reconnaître et d’aider tous les courants, toutes les mouvances poétiques, sans exception, de n’en privilégier aucune. Et pour conclure cette question, il faut remarquer qu’une nouvelle génération de poète se met en scène aujourd’hui, dans des performances qui croisent le théâtre, la vidéo, la danse… et l’écriture poétique. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais ça s’affirme. Je trouve ça excitant. Je me régale à entendre des poètes comme Nicolas Vargas, Samantha Barendson, Patrick Dubost, Marie Ginet… et beaucoup d’autres ! Ce sont les poètes de demain et ils ouvrent de nouveaux espaces.
Et peut-être est-ce ce « risque d’opacité » inhérent  au poème, ce « on ne comprend rien » énoncé par vos parents, qui a fait que vous avez écrit de la prose, du théâtre, aussi… Pour pouvoir toucher tous les publics ? Est-ce là une posture politique ?
Il y a un titre qui m’a profondément marqué, titre d’un essai écrit Jean-Pierre Siméon : La Poésie sauvera le monde. J’ai repris cette conviction à mon compte. L’engagement dans l’écriture poétique est pour moi absolument lié à un processus de transformation de soi. Et du monde. C’est ce que je répète dans mes ateliers d’écriture avec des enfants ou des adultes : l’écriture est un levier puissant de bouleversement de l’espace social. Il change les regards, reconnecte chacun au mouvement de ses émotions. La poésie est contagieuse. Il y a un ralentissement du temps, une pesanteur et une gravité retrouvées dans la lecture ou l’écoute d’un poème. On sort du corps quotidien, étroit, serré sur-lui-même, tendu par l’aliénation de la consommation et de la production, vers un corps plus ample, plus libre, plus conscient, réveillant en lui ses capacités de résilience et d’empathie.
Le poème se situe entre révolution et méditation, il est plus qu’une prière, c’est un acte sur le réel et ce que l’on ne sait pas, ce que l’on ne voit pas du réel, apparaît, scintille puis tombe en poussière dans le temps qui passe.
Par ma recherche d’écriture, j’ai ouvert, élargi mon espace social d’échanges et de rencontres. J’ai l’impression d’avoir trouvé une place. Sentiment que je ne vivais pas quand j’étais enseignant, écrasé par le poids de la structure verticale, Education Nationale. La poésie en nous mettant au monde à chaque poème nous révèle cette part d’infini qui nous accueille à chaque mot, à chaque silence, dans la conscience. Le langage nous parle d’une éternité dont notre esprit ne sait rien dire, il la rend supportable dans le poème. Peut-être que la poésie nous apprend un peu à vivre, un peu à mourir, non ?
 




Questions à Claude Ber

Claude Ber ne cesse d’explorer les possibles d’une poésie qui cherche aujourd’hui un renouvellement tant formel que sémantique. Elle explore les potentialités du langage et de ses mises en œuvre, entre vers et prose. Elle propose une écriture qui dépasse les frontières génériques. Ses recueils, construits comme un tout signifiant, ne laissent passer que la lumière qui transparaît d’une lecture herméneutique du réel, dont elle absorbe les contours, et qu’elle restitue en en dévoilant toutes les dimensions. Une œuvre unique en devenir, où la globalité ne peut se passer du fragment, et où le fragment révèle la globalité du monde.

-Vous écrivez autant en prose qu’en vers, et vous jouez avec l’espace scriptural pour créer du sens. Ce dispositif associé à un langage courant vous permet de créer des images absolument époustouflantes, avec un emploi de la langue majoritairement usuel. Votre poésie est protéiforme. Est-ce que ça répond à une démarche particulière ?

-Je retiens volontiers ce terme de protéiforme, qui correspond à ma tentative de travailler les multiples possibles de la forme du poème. Le poème a trop souvent et à tort  été défini par la seule rime alors que ce qui définit le vers c’est le rythme, l’aller à la ligne, la tension entre syntaxe et rythmique ; la répétition sonore importe, mais existe sous d’autres formes que la rime, dans l’assonance, l’allitération... Ce qui m’intéresse, c’est l’utilisation de la totalité de l’empan de ce qu’on appelle le poétique depuis le vers y compris rimé, même si je ne l’emploie qu’exceptionnellement, jusqu’à la prose poétique. Dans mon écriture coexistent des poèmes verticaux en vers dit libres, mais travaillés dans la tension entre rythmique et syntaxe, et des fragments en prose comme coexistent des poèmes courts et des formes longues. Dans La mort n’est jamais comme, par exemple, alternent longs poèmes verticaux, les « colonnes », et les « découpes », petits pavés en prose dense.  Dans Il y a des choses que non, le poème long domine, passant en continu avec des variations du vers à la prose y compris narrative. L’amplitude comme la narrativité se sont imposées dans ce texte qui s’enracine dans l’histoire personnelle pour rejoindre l’histoire collective dans sa dimension épique ; même si ce terme prend un sens différent de son sens traditionnel, il en demeure le souffle, le mouvement collectif. Dans mon dernier livre, à paraître en janvier, Mues, j’explore encore une autre manière de jouer des multiples possibles du poème. Cette fois le poème est pris dans une méditation-narration en prose, qu’il accompagne,  ponctue ou fracture. Les frontières sont poreuses et la distinction entre  poésie et prose est à la fois évidente dans sa perception immédiate et difficile à définir sans tomber dans des catégorisations qui valent davantage d’un point de vue critique que du point de vue de l’acte de l’écrire. D’expérience, je dirais que les temporalités diffèrent, que le poème, qu’il use de l’aller à la ligne ou non, plie et que la prose déplie, que l’un revient sur lui-même et sur le langage dans le souvenir du latin « versus », le vers, ce sillon de la charrue qui revient en bout de champ, tandis que le prose va de l’avant comme Prosa la déesse latine dont elle tient son nom et qui préside aux accouchements. Cela n’ôte pas plus allant au poème que la capacité de la prose à se penser, mais, il me semble que le poème est davantage du côté du retournement de la langue sur elle-même, la prose du côté d’un déroulement temporel. Lorsque j’enseignais, il m’arrivait de comparer le poème à un millefeuille, désignant ainsi son couche sur couche où tout fait sens séparément et ensemble (sons, disposition, images, rythmes…). C’est ce que l’université nomme un texte pluristratifié et polysémique ! Le millefeuille faisait image immédiate pour les étudiants ou bien la « feuillature ». Dans tous les cas c’est ce travail dans l’attention à toutes les dimensions du langage qui me paraît caractéristique du poème, non que la prose ne les travaille pas, mais en quelque sorte plus dans le déroulé, l’étalement que l’étagement. Ce sont des images un peu simples, qui valent pour leur immédiateté et que je n’érigerais certes pas en définition. Toute définition du poème est d’ailleurs vouée à l’échec car la poésie ne cesse de se redéfinir. Elle est dans l’histoire et a une histoire. Il n’y pas en soi la poésie hors d’une histoire de la poésie et de ses formes. Les termes de feuillature ou de sempling me parlent et disent quelque chose de mon écriture, mais se gardent de prétendre à une définition de « la » poésie.  Elles traduisent aussi ma propre manière d’être au monde et la façon, dont le poème m’a permis de l’apprivoiser avec le sentiment de pouvoir échapper à la successivité du langage. À cette interminable lenteur du langage par rapport à la vitesse intérieure et à la richesse de ce que nous ressentons à chaque instant. Le poème m’a semblé permettre d’approcher cette vitesse et cette densité intérieures où s’imbriquent simultanément pensées, perceptions, sensations, émotions multiples.

 

-Est ce que la fiction ne fait pas appel aussi à un imaginaire poétique ?

 N’est-ce pas également une manière d’interroger le réel ?

-Poème comme narration font appel à l’imaginaire et tous deux interrogent le réel. Imaginaire poétique ? Tout dépend comment on entend le terme. S’il renvoie au poïen grec, il est à l’œuvre dans toute démarche artistique. Et le terme de poétique peut prendre une telle extension qu’il ne désigne plus grand chose. Les distinctions me semblent nécessaires dès que l’on entre dans un processus d’écriture et de réflexion un peu exigeant - tout n’est pas dans tout et réciproquement !-, mais, en même temps, gardons à l’esprit que les catégories, les distinctions de genres, de tonalités, de registres, ne sont pas étanches. Il y a contact et interpénétration entre les catégories comme il y en a entre prose et poésie. L’intérêt de ces distinctions, c’est de créer des tensions, du questionnement, des transgressions et par là même de générer des controverses, d’ouvrir des possibles à explorer. Une récit, une prose peuvent être qualifiés de poétiques et un poème peut être narratif – toute l’épopée depuis Homère est narrative- et un même imaginaire est à l’œuvre dans nos créations. Ecrire interroge et déplace ces frontières variables selon les époques et les cultures, les remet en chantier. Une écriture ne nait pas ex nihilo, elle naît dans le contexte d’une culture, s’élabore en écho et écart de formes existantes et au carrefour de ces données culturelles, de la singularité de qui écrit et de ce commun à l’espèce humaine, qui rend nos oeuvres à la fois singulières et partageables, historiques, plongées dans une époque et pouvant l’outrepasser. Ce terme de protéiforme me convient d’autant plus que pour moi, l’écriture à la fois fait et provoque mouvement, entraîne ou tente d’entrainer mues et métamorphoses, mais il ne signifie pas pour autant hétéroclite. La liberté à l’œuvre dans l’acte d’écrire n’est évidemment pas le n’importe quoi; une nécessité interne motive l’émergence d’une forme, forme qui fait sens quand le sens ne peut émerger que par et dans une forme. Ce n’est donc pas indifféremment que les formes du poème vont varier. L’écriture d’un livre de poésie – et je dis plutôt livre que recueil car je ne recueille pas des poèmes séparés, mais construis un ensemble - implique à la fois une cohérence du tout, une construction globale fondée qui implique reprises et échos et un jeu de variations et d’écarts dans les formes et les tonalités qui la composent. C’est cette intrication de l’unité et de la diversité que j’entends dans le terme de protéiforme, qui correspond bien alors à mon travail comme à la manière dont je ressens le monde. Multiple, mouvant et protéiforme. Pour dire un mot de la fiction, il faudrait, là encore, définir le terme. Le poème n’est pas moins fiction que ce que nous appelons communément fiction. Dès qu’il y a mise en mot, il y a élaboration d’une fiction. Le « je » de l’écriture est une fiction. Nos identités sont fictionnelles. La question ne se pose pas dans le seul rapport au réel, mais au vrai qui est aussi la question du poème. 

 

-C’est une posture spirituelle ?



-Pas nécessairement. Je pense simplement cette relation au vrai indissociable du poème, qui est façon d’expérimenter et de penser le monde,  incluant cette question du vrai. Le poème, l’art, est, comme le soulignait Deleuze, un mode de pensée, une pensée sensible. Des trois modes de pensée, art, science et philosophie aucun n’est supérieur ni inférieur à l’autre, ils diffèrent, mais sont tous trois des manières de penser le monde et nous-mêmes. Et participent de cette pensée aussi bien l’esprit que le corps et les sens.

Claude BER, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, Paris, 2017, 112 pages, 14,50 €.

Claude Ber, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, collection soleil noir, Paris, 2017, 112 pages, 14, 50 €.

-Mais notre pensée fait appel à une subjectivité. Pensez vous que vous pouvez transmettre cette part de subjectivité à un lecteur. Est ce que l’on peut pré-établir la réception d’un texte ?

-Qu’entend-on par subjectivité? Si la subjectivité est la présence du sujet, le poème est parcours du moi au sujet quand le « je » n’est pas le moi ni l’égo le sujet, c’est une pratique d’émergence du sujet. Et le sujet est autre chose que la subjectivité psychologique. Ecrire c’est à la fois aller au plus singulier, au plus propre à soi et dans ce mouvement même s’anonymer. C’est la paradoxe de l’écriture que de ne parvenir à toucher l’autre qu’en allant au plus près de soi. Car il ne s’agit pas de s’exprimer dans le poème, mais de travailler ce matériau qu’est nous-mêmes, notre vie, notre expérience, notre vision du monde, nos sensations, nos émotions pour les rendre partageables. La réception échappe bien évidemment, mais le travail du poème est de provoquer un mouvement, d’éveiller, de réveiller, de dérouter, de conduire ailleurs non de délivrer un message univoque, dont le poète serait le détenteur et le diffuseur. Le poème existe dans l’aller retour entre qui l’écrit et qui le lit. Sans lecteur il n’existe pas.  Un poème, comme tout livre, est une liberté et il n’est pas question de préétablir la réception, mais de travailler la langue de telle sorte que quelque chose advienne… On le tente toujours, mais seule la lecture de l’autre donne réalité à ce « potentiel » poétique que le poète a travaillé dans par et avec le poème.


-Est-ce que votre poésie propose une synthèse entre une mimésis, c’est à dire un rapport objectif au réel, et l’expression d’une subjectivité ?

-Je ne le dirais peut-être pas exactement ainsi car je ne pense pas qu’il y ait de rapport « objectif » au réel. Il est toujours vu, saisi d’un point de vue d’un sujet. Par ailleurs le terme de subjectif renvoie à la fois à la place du sujet, dont j’ai parlé, comme à un ressenti personnel, à notre histoire, nos émotions. Et il y a place pour les deux dans le poème, place pour une interrogation du monde comme pour une interrogation de soi et plus largement de notre condition et de notre être. Dans son histoire et ses variations, le poème penche tantôt davantage vers le réel – l’objet par exemple- tantôt davantage vers l’exploration de l’intériorité, je ne prive d’aucun des deux possibles et, en ce sens, on peut dire que je les joins. Mais je parlerais plutôt en terme de « tensions » qui traversent le poème. Tension entre extériorité et intériorité comme il y avait tension entre prose et vers comme il y a tension entre poésie «savante » et poésie qu’on pourrait dire plus « populaire », plus immédiate. Comme il y a tension dans la relation du poème avec d’autres arts, avec la peinture ou la musique, lorsque le poème se fait visuel ou sonore. Là, par exemple, j’ai, pour ma part, besoin de maintenir une ligne de crête où les arts se touchent et s’enrichissent, mais sans s’aventurer complètement en territoire de l’autre. Et il faudrait encore souligner, importante en ce qui me concerne, la tension entre la voix et la vue, entre le souffle de l’oralité et la distance de l’écrit, l’élan du poème et la distance critique. Bref, le poème, pour moi, s’écrit dans et avec ces tensions multiples, que je ne vise pas à réduire ni à synthétiser – ou alors le poème effectue quelque synthèse disjonctive !-, mais dont, à l’inverse, je tiens à garder la force dynamique.  Il en est de même dans le rapport au réel, qui n’est pas une donnée, mais un mouvement, une relation. Si je liais précédemment la question du poème à la question du vrai c’est parce que je ne conçois et ne vis pas le poème hors d’une relation au sens, hors d’une signifiance. Cette signifiance s’expérimente. Elle est le lieu d’une expérience des sens et du sens. Le poème touche dans tous les sens du terme. Il touche au monde, touchant, effleurant recueillant quelque chose du monde, le redonnant à sentir, à entendre, à goûter, il touche à nos représentations, à l’arrangement de notre vision, la déplace, la renouvelle et il touche, enfin, ceux qui le lise, provoquant mouvement en eux. Un poème qui ne toucherait rien, à rien ni personne serait-il encore poème ? Lorsque l’on a affaire à l’art, on a affaire au sensible, c’est pourquoi je parlais de pensée sensible, qui passe par les sens, travaille par et avec les sens quand les sens font sens. C’est là que se situe l’expérience du poème et sa relation à du vrai qui est autre chose que l’objectivité ou la subjectivité. Il n’est pas question de délivrer une quelconque vérité, mais de toucher ces bribes de vrai que délivre une expérience de l’être au monde, dont le poème rend compte. Expérience de l’attention déjà et avant tout. De l’attention au dehors comme au dedans, à soi comme à l’autre, au minime comme au vaste, grillons et galaxies, à la menue monnaie précieuse de chaque instant de nos vies comme au destin collectif. Attention à la langue toujours. C’est un terme clef qui rejoint celui d’éveil, qu’on peut rapprocher d’une posture spirituelle comme le tchan, mais qui n’est liée à aucune croyance. Le défi du poème est d’éveiller, de réveiller. Renoir parlait avec humour de se rincer l’œil pour regarder un tableau. C’est tous les sens que le poème vise à rincer dans un renouvellement de l’expérience commune… Toute question conduit à théoriser et l’acte d’écrire est indissociable de la réflexion sur lui-même, mais, d’un autre côté, je garde quelque distance avec l’excès de théorisation et les débats d’école lorsqu’ils prennent le pas sur l’expérience du poème. Une écriture n’est jamais l’illustration d’une théorie. La théorie vient avec et après l’écriture. En outre les termes des débats sont souvent piégés. Par exemple celui du lyrisme confondu à tort avec une poésie sentimentale ou avec la seule expression du moi. Il est certes allé en ce sens, mais originellement  lyrique signifie « accompagné de la lyre ». C’est la dimension sonore et rythmique du poème qui est en jeu. La voix, la respiration, le souffle. La figure académique de l’inspiration ne désigne initialement pas autre chose que la respiration. Un poème inspiré est un poème qui respire, un poème porté par la voix, le souffle,  quand ce terme se confond, en grec avec celui d’esprit « πνεύμα ». Comme en hébreux d’ailleurs, où le ruah désigne le vent, le souffle et l’esprit. Quelque chose noue là le corps et l’esprit, le plus immédiat de la vie – la respiration – et la crête la plus abstraite du langage. Pour moi, le poème s’enracine dans ce lieu là. Dans le corps, dans la respiration, la voix en même temps que dans la question de l’être… De là l’importance de la voix et des voix dans mes textes. En elles se joignent respiration et nomination. Et le poème ne cesse de con-voquer, é-voquer, in-voquer dans une « vocation » qui interroge notre relation au langage et à travers elle notre énigme… Si on entend donc par lyrisme dimension de la voix et du souffle, point nodal du corps et de la langue, je pourrais me dire lyrique sans hésiter, si le terme se confond avec sentimentalisme ou épanchement du moi, il est étranger à mon écriture car le je du poème, je le redis, n’est pas plus le moi que le sujet l’égo. La poésie est émergence d’un sujet qui appelle le sujet en l’autre. En ce sens, oui,  elle est subjective, et parce que subjective dans ce sens là, partageable...

-Que  peut on penser des recueils sur internet et des livres numériques ? Ces publications seraient-elles liées au fait que l’on achète de moins en moins de recueils de poèmes ?

-Je crains qu’on n’en vienne très vite sur  ce sujet à proférer des banalités. Il circule de tout sur internet. Coexistent revues, publications et sites poétiques de qualité et un tout venant parfois fort mal venu pour faire un mauvais jeu de mots ! Le meilleur et le pire comme en publications papier à ceci près que le risque financier entraîné par la publication et la diffusion d’un livre, le filtre de l’édition modèrent davantage le flot de publication. Mais ce phénomène est général. Internet amplifie échanges et posibilités d’expression, pour la poésie comme pour le reste, mais il amplifie parallèlement la place du pire qui y déferle sans retenue. La question rejoint celle de la place de la poésie dans notre société. Le numéro 73 de la Revue Cités, auquel j’ai participé, a été consacré à ce sujet. Je ne peux pas reprendre ici l’ensemble de cet article auquel je me permets de renvoyer. Je dirais simplement qu’il faut se méfier des généralités et que l’analyse de la situation de la poésie en France est complexe. Je précise en France car il en va autrement dans d’autres pays, pays de culture arabe, Amérique latine ou Québec, où des festivals de poésie rassemblent des milliers de personnes. Pourquoi la place de la poésie est-elle devenue si restreinte ici ?

Claude Ber, La Mort n'est jamais comme, Editions de l'Amandier, collection Accents graves Accents aigus, Paris, 2009, 12 €.

Plusieurs facteurs se conjuguent. La séparation plus grande en France qu’ailleurs entre poésie savante et poésie populaire. L’influence médiatique qui réduit le poème contemporain au rap ou au slam ou bien véhicule une image stéréotypée et réductrice de la poésie confondue avec un sentimentalisme niaiseux, que dément toute l’histoire de la poésie. Le rôle de l’école, où l’approche de la poésie est trop souvent stérilisée par à le formalisme quand, en outre, on peut faire un cursus universitaire de lettres sans jamais avoir abordé la poésie. Le rôle des querelles de chapelles, qui peuvent être toniques pour la poésie, mais l’enfermer aussi dans des cénacles et des débats qui n’intéressent que les spécialistes. Le développement d’une poésie formaliste et rhétorique très référencée qui s’est coupée du public. Tout cela se mêle, mais, plus profondément il faudrait évoquer la domination du genre romanesque et surtout le poids d’une société ultralibérale de l’immédiateté, de la passivité et du zapping peu compatible avec la lecture du poème qui appelle un lecteur actif. Cela appellerait nuances et approfondissements, mais ne soyons pas non plus dupe des représentations. La poésie a toujours eu une adresse restreinte et la place du poète et de la poésie varie selon les époques. Tantôt le poème a une audience vaste et rassemble le plus grand nombre de façon visible, tantôt il circule dans l’intimité du lecteur et du texte. La poésie circule toujours aujourd’hui. De manière souterraine, mais elle circule. C’est ce que m’ont appris mon expérience de poète comme de directrice de collection de poésie. Sa visibilité médiatique est réduite à zéro ou quasi, mais il en de même pour la science, la philosophie, pour tout ce qui ne peut pas être réduit à la vulgarisation schématique de la com. Etat de fait navrant, difficile pour les poètes, mais lié à un contexte social et politique. On ne peut pas extraire le poème de l’historicité et c’est sous cet angle qu’il peut être intéressant de poser la question. C’est ainsi que je l’ai posée dans la conviction que le poème n’a à être ni au centre ni aux marges, mais avec, toujours avec, de multiples manières.

 

-Cela fait deux siècles que la poésie n’a pas occupé une place prépondérante…

-Je ne reprendrai les quelques points déjà évoqués, mais répondrai par une autre question. Cette prépondérance de la place du poème est-elle un enjeu essentiel ? Et si oui, pour qui ? Est-il important d’être prépondérant. Dans l’idéologie dominante de l’ultralibéralisme c’est évident. Mais le poème n’est guère compatible avec le loisir de masse à moins de consentir à se faire lui-même culture et loisir de masse. La question est autant sinon plus éthique et politique qu’esthétique. Pour moi le poème est précisément un des lieux de résistance à la défaite de la pensée, de résistance à la marchandisation du monde et des êtres, opposant « la langue nourrissante, la langue consistante » au vide sidéral de la com, opposant le « sujet », la singularité du sujet au client et à sa normalisation. Il n’est pas étonnant que la com et l’idéologie dominante s’en accommodent mal. Est-ce un mal pour le poème ? Ou est-ce précisément son rôle de persévérer obstinément à dire autrement et autre chose par cet autrement, de continuer de travailler un rapport à la langue qui soit autre chose que la transparence mirador d’une com pour laquelle le réel est une donnée, de rappeler que le réel est toujours construit et de réaffirmer le rôle indispensable de l’imaginaire. Le réel c’est la violence. Le langage du poème déploie une médiation symbolique, où peut émerger du vrai de manière plus décisive que dans la téléréalité. Il ne s’agit pas de confiner la poésie à des cercles fermés où les poètes s’adressent aux poètes, mais de comprendre que sa place dans la Cité est liée à la structure de la Cité, que sa relation à elle est nécessairement conflictuelle –Platon déjà en chassait le poète-. La poésie circule. Allant sinon à tous dans une sorte d’expansion marketing exponentielle du moins à n’importe qui et à chacun et chacune de multiples manières. Est-ce pour autant renoncer à l’utopie d’une adresse à tous qui a traversé le XXème siècle ? C’est penser la question d’une politique du poème autrement qu’en des termes de généralisation depuis longtemps récupérés par le libéralisme. Plus qu’à tous le poème s’adresse à chacun et chacune, à des singularités et c’est bien en cela qu’il est dérangeant…C’est bien en cela qu’il est exigeant. Le poème est accessible. En livres, en cd, sur internet, lors de lecture. La question ensuite est de provoquer sa rencontre. C’est un rôle de transmission et d’initiation. Vaste question, dans laquelle, poètes, enseignants, médiateurs et chacun de nous a sa part. Toute mon expérience, y compris d’enseignement, dont à sciences po où je suis intervenue plusieurs années en tant que poète dans des ateliers que l’école confie aux artistes, m’a montré à quel point la rencontre du poème est surprenante, inattendue, non prévisible. A quel point du préjugé circule sur la difficulté ou le dédain du poème. Pourquoi, en outre, le poème partagerait-il les visées hégémoniques, qui sont l’idéal délirant et destructeur de notre temps ? Pourquoi viserait-il une extension de sa clientèle ? Le poème ne vise pas une clientèle. Il s’adresse à des sujets libres. L’important est qu’il soit présent, qu’on puisse aller à lui. J’ai fait ce que je pouvais pour la visibilité du poème en écrivant, en lisant aussi bien à la Maison de la Poésie de paris ou à Beaubourg que dans des petits festivals, des cafés, des classes, des hôpitaux, en dirigeant une collection aux éditions de l’Amandier, en accueillant des poètes sur mon site,  en transmettant la poésie lorsque j’ai enseigné et je continuerai de faire ce travail de visibilité. Je ne suis pas la seule. J’ai stigmatisé, par exemple, les défauts de l’école, mais il faudrait aussi rappeler que bien des enseignants transmettent remarquablement le goût de la poésie. Que bien des bénévoles s’impliquent dans des manifestations poétiques. Et que tout cela n’est pas aussi insignifiant qu’il y paraît. Notre époque est, certes, une période de reflux dans l’histoire de la poésie française, du moins du point de vue de sa visibilité. Ce reflux a des causes internes à l’histoire de la poésie, mais aussi externes. On peut  les analyser plus finement, mais l’essentiel me semble être d’agir. D’être là. D’écrire, de lire, de transmettre le poème. Je lui fais confiance. Il m’a appris à lui faire confiance. Il véhicule de l’humain en l’humain. Et s’il est en danger, c’est que parfois notre humanité en nous est en danger… Ecrire du poème est politique. Non pas parce qu’on écrirait du poème engagé, mais parce que l’écriture même du poème est un engagement, « un effort de clarté » vers une augmentation dans l’être pour le dire à l’emporte pièce façon Spinoza !

 

-C’est peut-être également dû au fait d’avoir perdu un certain rapport à l’immanence et donc à la spiritualité ? L’accès au langage poétique demande l’accès à une certaine verticalité. 



-On peut entendre ainsi l’expression spinoziste, mais je me méfie des termes. C’est aussi attitude du poète que l’extrême attention aux mots et à ce que parler veut dire. Il fait même fondamentalement cela le poème : interroger le langage. Si la poésie a affaire avec une verticalité, ce serait dans les deux sens, dans tout l’empan de l’esprit et du corps, comme chez Juarroz, et sans désignation d’un haut valorisé, l’âme et d’un bas diabolisé, le corps. Le terme de spiritualité penche trop du côté de l’esprit pour que je lui fasse crédit aveugle. L’esprit divague souvent dans son illusion et sa soif de domination et d’immortalité, là où le corps, notre corps animal et mortel, nous rappelle sans cesse à la condition précaire de notre humanité, fragile. Notre espèce est ambivalente, mortelle et meurtrière, victime et bourreau d’elle-même et si la spiritualité semble traduire le meilleur d’elle-même, elle peut aussi se dégrader en dogmatisme religieux et la mystique se dégrader en politique. Je préfère donc tenir la poésie là où elle est, dans le sensible, à l’écart des croyances et des idéologies. Au ras de notre expérience sensible d’exister, de vivre et de mourir. J’ai dit qu’elle était une expérience d’émergence du sujet, d’éveil. On peut effectivement nommer cela spiritualité, mais je préfère parler d’expérience de l’être. Pour ce qui est de la perte de la spiritualité, je ne suis pas sûre qu’elle soit si évidente ; a-t-elle jamais dominée l’histoire humaine ? La religion oui, la spiritualité j’en doute.

 

-Religion n’est pas spiritualité ?

-Ces termes ne se superposent pas ; il existe une spiritualité sans croyance et la croyance religieuse n’implique pas la hauteur spirituelle, les dévots sont aux antipodes des mystiques et la religion est souvent politique ou instrumentalisée par le politique et des visées étrangères à la spiritualité. Je crains qu’à la fois l’envers  et le miroir de nos sociétés ultralibérales soit plus le religieux que le spirituel...

 

-Et puis lire de la poésie ne demande-t-il pas d’avoir instauré  un rapport à soi-même, aussi
 ?

-Lire de la poésie implique-t-il une spiritualité et un rapport à soi-même ou bien lire de la poésie est-ce un des chemins pour construire une verticalité (une conscience de l’être) et un rapport à soi-même ? Y-a-t-il des préalables nécessaires à la lecture de la poésie ? Je pense que non et qu’au contraire l’approche de la poésie est outil de connaissance et d’élaboration de soi. La poésie est nourriture du « sujet », de la présence à soi et au monde. Mais j’entends bien aussi dans cette question ce que nous avons déjà évoqués, à savoir la relation entre la visibilité et même la lisibilité de la poésie et un contexte idéologique, politique et social. Je crains qu’il n’y ait antagonisme irréductible entre pouvoir et poésie, entre idéologie dominante et poésie. Je ne vois pas que l’inquisition à son époque ou aujourd’hui l’islamisme qui emprisonne les poètes et condamne l’art et la poésie comme efféminés – et devenir féminin, est la pire des insultes évidemment-, favorise en quoi que ce soit la poésie. Il s’agit là certes de dogmatismes aux antipodes d’une spiritualité, mais j’ai quelque difficulté à croire à ces sociétés idéales empreintes de spiritualité, qui existent davantage dans l’imaginaire que dans l’histoire. Il y a dans toute société une dimension spirituelle, dans toute croyance - Saint Jean de la Croix comme Al Maari sont également poètes -, mais il me semble surtout que tout est plus complexe et que l’on ne peut pas opposer une société matérialiste qui serait dénuée de spiritualité et une société d’autrefois, qui en aurait été auréolée, de religion sûrement, de spiritualité, c’est plus ambigü. La spiritualité comme la poésie est rare… Ceci est un peu schématique j’en conviens, mais revient au final à dire que je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’état édénique dans l’unanimité du poème, il me semble qu’il y a plutôt des poches, des moments de rencontre d’une partie d’une société avec le poème, des rencontres individuelles avec le poème, mais que le poème n’est pas institutionalisable. Il est surprise, émergence inattendue à la fois dans l’histoire collective – c’est la foule scandant les vers du poète Abou el Kacem Chebbilors du printemps arabe, le poème d’Ingrid Jonkerlu par Mandela lors de son investiture faisant figure d’étendard, Libertéde Paul Eluard circulant sous le manteau pendant la Résistance etc.- et dans l’histoire individuelle. La rencontre du poème fait événement. C’est cet événement renouvelé qui importe. C’est lui qui met en mouvement.