Contre le simulacre en littérature : réponses d’Yves Roullière

Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ?
Cruel Labyrinthe  © Guidu Antonietti di Cinarca

Cruel Labyrinthe © Guidu Antonietti di Cinarca

Rien n’est plus politique et révolutionnaire que la poésie si le poète accepte d’être prophète. Prophète non pas au sens où il prédirait l’avenir (même s’il n’y a pas à l’exclure), mais au sens où il dit ce qui est en train de se passer et que personne ne veut ou ne peut voir (Unamuno). Vocation, pure et simple vocation du premier venu, qui doit acquérir au plus vite des règles pour tenter d’imprimer une métrique adaptée à la parole qu’il a à délivrer. Dès que le poète oublie qu’il a été choisi et reçu comme tel, il risque de prendre le pli, qui nous guette tous, du parvenu. On ne fait pas plus le poète qu’on ne fait le prophète. Car on ne l’est - poète ou prophète - qu’à des moments donnés, comme en témoignent les prophètes dans la Bible, mais aussi de nombreux grands poètes dont on ne connaît que des poèmes dispersés (Jean de la Croix, Hopkins, Dadelsen…), ou ceux qui n’ont écrit qu’un seul recueil (Villon, Manrique, Dante, Baudelaire, Corbière, etc.) ou plusieurs mais comme si chacun était le premier (Unamuno, Rimbaud, Claudel, Rilke, Eliot, etc.). Je crois que la poésie dite inspirée, celle capable de marquer durablement nos gestes et nos regards au quotidien, en contexte politique ou religieux, celle qui change la vie, en somme, est celle qui s’est montrée docile aux forces de l’Esprit.
« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?
D’une actualité constante, continue. Nous chutons et nous relevons chaque jour, et le monde avec nous. En attestent les « œuvres de l’esprit ». Mais il me semble que la poésie, par rapport aux autres genres littéraires, a cette capacité unique de nous faire participer aux chutes et relèvements mêmes des êtres qui courent sur la page, au point d’en faire son unique objet. Le chant, loin d’abord de transfigurer le monde, comme on le dit souvent, épouse chacune de ses pulsations, les hauts et les bas de ses tensions, la profondeur de chacun de ses abîmes, l’air de chaque sommet. En ce sens, tout vrai poème, comme ce qui sauve, apparaît – ou devrait apparaître – écrit en état d’urgence.
« Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?
Oui, car Baudelaire situe la poésie au niveau de cette affirmation évangélique, à laquelle il fait probablement allusion : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de la parole de Dieu. » Si les hommes font leur pain quotidien de leurs propres mains, Dieu a créé par sa seule parole la manne, où je vois une métaphore de la parole créatrice de ponts avec la réalité, défricheur de signes. C’est de cette manne, offerte à nous soir et matin, que nous avons besoin. Et il est merveilleux que l’on puisse s’en détourner, préférant la saveur du pain qui ne rassasie que momentanément au plein réel, si amer soit-il au premier abord du réel.
Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?
Permettrez d’abord que je discute l’opposition, sans faire du paradoxe, entre ramper et se battre. Au combat, l’une des premières exigences est d’apprendre à ramper pour mieux voir l’ennemi, pour mieux attaquer et se couvrir. Lieu de connaissance élémentaire, humble, au plus près de l’humus, de la terre, de la peau. Il n’est pas rare, en effet, que, dès sa venue au monde, le nouveau-né rampe sur le ventre de sa mère, à l’aveugle, à la recherche du sein. Et j’avoue souvent me référer, quant à moi, à ces moments d’enfance où, jouant à la guerre, je découvrais en rampant les multiples odeurs de la terre, du sable, de la mousse, des fougères et des orties, la vie des insectes, les terriers, et de là, soudain, à la renverse, le ciel à l’infini.
Je ne suis pas non plus sans savoir que ramper est aussi la position de l’homme humilié, avili, obligé de lécher les bottes de ses bourreaux. C’est aussi la position de celui qui s’humilie, s’asservit, pour obtenir une place ou, le plus couramment, pour conserver celle déjà obtenue. Ainsi, nombreux sont les poètes qui rampent devant les éditeurs, les directeurs de revue et les agents culturels pour mendier un peu de reconnaissance ou conserver à tout prix le statut, qu’ils ont chèrement obtenu, de « ces petits messieurs qui se disent poètes »

Présentation de l’auteur




Entretien Hélène Cixous et Wanda Mihuleac

 LIRE ET PLIRE : autour du livre ERRADID de Wanda Mihuleac

Entretien enregistré chez Hélène Cixous,
transcription de Marilyne Bertoncini.

Wanda Mihuleac :  Pour le premier livre avec Jacques Derrida, j'ai trouvé le titre ERRADID fusion entre errance et Candide, un anagramme de Derrida : là, ce sont des textes qu'on a choisis ensemble avec Jacques Derrida, qui sont extraits de plusieurs ouvrages. Les textes et les images se mêlent, dans une écriture sans mesure - un travail textuel pluriel, dispersé, disséminé.  Et donc c'est le livre : un livre d’artiste , un livre insolite, à faire autant qu’à défaire, soit un livre qui établit sa prise dans la surprise, sa surprise dans la prise, il a besoin du regard de l’autre, de se voir comme les autres, nous voient.
La difficulté que le lecteur/regardeur éprouve à le lire, par la manipulation, par dé-plis, par impossibilité de saisir simultanément le visible et le lisible, place le consommateur du livre, devant ce livre–objet en position d'embrayeur. L’excès du langage de ce livre-ivre est celui de "l’écriture sur la lecture de toute in-scription sur la dé-scription" (H. Damisch)....
Hélène Cixous : Comment est-ce que vous faites ça?
W.M : J'ai travaillé deux ans, pour la
mise en cause/ mise en cage,
mise en page /mise en pli,
mise en Œuvre /mise en ouvrage,
mise en sublime /mise en abîme
H.C. : C'est beaucoup plus que ça, c'est... là par exemple, ce n'est même pas une mise en abîme, c'est au contraire, l'émergence de cette petite construction qui ferait penser à du bâti, mais pas seulement, parce que curieusement, ça ressemble à des lettres - des lettres qui ont une forme de volume, alors que les lettres, quand vous les écrivez, elles sont simplement plates - oui, elles sont sans épaisseur, alors que là il y a une apparition du plein, parce que c'est une apparition, du creux, du vide, etc. car vous l'avez fait avec les mains. Et donc, ça produit un phénomène assez singulier d'animation. A cause de cette dimension, de ce volume, comme si (alors que justement ce n'est pas le cas en général), comme si l'apparition, qui en principe est elle aussi sans volume, plate si on peut dire, promettait de l'épaisseur et du volume – promettait et non pas produisait, parce que c'est une promesse qui n'est pas remplie. C'est une promesse avec du vide.
W.M. : Et en plus, c'est assez tautologique, parce que le mot qui est écrit, c'est "pli"; j’ai écrit et j’ai figuré - P L I traitant deux fois la chose doit elle parle, l’œuvre figure sa propre référence. La forme visible est enfermée par l’écriture de l’intérieur; les signes enferment de l’extérieur le vide entre les lettres et autour des lettres. Ce qui peut être montré ne peut pas être dit ? La tautologie est vide de sens, elle laisse à la réalité tout l’espace logique...La tautologie montre la logique du monde...
H.C. : C'est pli, ça pourrait être autre chose. On peut le contester, c'est intéressant. Vous dites que c'est pli – là je pourrais reconnaître un l et un i mais le p, ça peut être une lettre grecque... en tous cas, ça donne à penser à d'autres langues, ça s'en va vers d'autres langues, qui seraient des langues sculptures, des sculptures de langue, des langues sculptées, ça a l'air un peu de l'hébreu à l'envers, si on peut dire, parce que ça va vers la droite et non pas vers la gauche...
W.M. : Le pli n’a pas une existance propre, ni à droite,ni a gauche, ni sens propre ; il est à la fois son propre dedans et son propre dehors :il est l’entre et il est l‘antre, l’énigme du pli, le pli même de l‘énigme.
H.C. : Bien sûr, on peut tout lire... on ne devrait pas dire "lire" d'ailleurs, mais on va avancer un autre mot, on va dire "plire"...
W.M. C'est vraiment une bonne trouvaille !
H.C. : Lire, c'est lire ce qui est et ce qui n'est pas. Ce qui est là et ce qui n'est pas là. Là, donc, il y a un "pas là" – et le "pas là", c'est un article. Est-ce que Derrida l'a joué, je n'en sais rien – il peut l'avoir joué, car il était capable de faire ce type de jeu – ou est-ce que c'est le hasard qui a joué – c'est possible aussi, car après tout, on est en territoire mallarméen, donc on pourrait abolir d'une manière ou d'une autre sans...
Je veux revenir à la carte postale : "des mots pour se.".. là, j'ai du mal à lire... parce que tout simplement ... lorsqu'au...parce que les mots... ça c'est un trompe-l’œil sacrément intéressant, parce qu'il y a des mots français, et des inscriptions d'autres choses...c'est difficile, c'est suspendu, interrompu... Il y a de l'interruption, et elle a peut-être été programmée par Derrida.
Il y a toujours de l'introuvable. "il n'y mène pas"... Ce pli n'y mène pas. Il nous mène mais il n'y mène pas, là où on pense aller...
Ce n'est pas au niveau du sens, c'est au niveau du signifiant...Quand je dis qu'il n'y mène "pas", je ne sais pas comment on l'écrit...
W.M. : Est-ce qu'on l'écrit comme le pas qu'on franchit ou n apostrophe y.
H.C. : Exactement, il ne mène nulle part, enfin il y mène nulle part. La carte postale, il y aurait mille choses à dire – ce que vous donnez à penser – votre travail en général, c'est ce à quoi la carte postale, au premier abord, ne...en général, la carte postale ordinaire, l'espèce, comme ça...ça ressemble beaucoup à des oiseaux, il y a des volées de cartes postales – maintenant il n'y en a plus, parce que je pense que c'est fini de vendre des cartes postales...En tous cas, autrefois, l'espèce était nombreuse, maintenant, elle est en voie de disparition si elle n'a pas déjà disparu, comme l'espèce aviaire...Quand on reçoit une carte postale, en général, elle a ceci de particulier qu'elle nous oblige à retourner, qu'elle propose justement une double face, et on ne sait pas laquelle est la principale - Mais je parle de la carte postale commune. Comme les moineaux, ordinaire. Évidemment, celle de Derrida n'est pas commune...Et, peut-être justement, parce que vous mettez en scène, c'est ce qui ne se manifeste pas au premier regard. C'est bien le fait qu'elle ait une réserve, un puits de plis - un puits de plis, mais on ne les voit pas du tout. Il faut que vous ayez fait ce travail d'enlèvement et de greffe de la carte postale dans...c'est du canson, ça, non ? Qu'est-ce que c'est ça comme...? En tous cas, c'est un papier à grain, la matière...Donc ça, le fait que la carte postale, elle ait perdu, elle a perdu en fait son...son espace aérien, là elle est conservée, c'est de la carte postale conservée. Et du coup, elle se prête à une anatomie. Elle laisse apparaître, à travers le travail que vous avez fait, qu'elle n'était pas si simple que ça...quelque chose qui n'arrive pas, qui arrive et qui n'arrive pas, qui arrive différemment, avec perte, mais la perte est un gain, aussi, toujours...
W.M : Là, c'est plus mallarméen, si je peux dire...ça il faut vraiment le manipuler...
H.C. : C'est remarquable. Pour faire, comment, quelle est la technique de ce pliage pour vous ?
W.M. : C'est fait à la main... ça prend du temps.
H.C. : Je peux ouvrir ? C'est intéressant de voir que ça résiste à l'ouverture...mais ça résiste toujours à l'ouverture, c'est exactement comme un texte, ça résiste toujours. Évidemment, là, ce qu'on n'arrive pas vraiment à mesurer, et qui est très beau, c'est la collaboration du papier. Il faut qu'il ait une certaine épaisseur, bien sûr, mais qu'il ait aussi une grande souplesse. Ça c'est extraordinaire.
J'y pense beaucoup quand je lis, parce que parfois je me dis que le papier travaille beaucoup, on ne se rend pas compte à quel point. Je sais, quand j'écris par exemple, que j'ai besoin d'avoir des dizaines d'espèces de papiers différents...Toujours, quand j'écris, j'ai sur ma table des dizaines de papiers différents, à la fois dans l'épaisseur, et dans la dimension. Parce que selon ce qui est en train de se déverser, de se précipiter, il faut que la surface d'atterrissage soit réceptive, c'est-à-dire qu'elle reçoive, qu'elle soit en écho avec la phrase...On n'écrit pas de manière homogène, pas du tout. Et ça doit être justement extrêmement flexible, souple, etc. Ces derniers jours, en lisant, je me disais que c'est extraordinaire à quel point le papier est une puissance, parce que c'est rien du tout, je le prends, je le déchire...Or, il faut vraiment qu'il y ait un acte d'une grande violence pour déchirer le papier parce qu'autrement il a une force inouïe. Il se prête...c'est admirable. Et à travers le temps !
W.M. : Maintenant, je fais un travail sur parchemin – de la peau - de chèvre – c'est un parcheministe, parmi les derniers qui font encore ce métier, et on a des parchemins d'une finesse qui va jusqu'à la transparence.
H.C. : J'ai vu récemment, en Inde, à Pondichéry, dans une bibliothèque avec des archives, des manuscrits sur feuille de bambou, qui ont des centaines d'années. C'était extraordinaire à voir, dans la finesse, et dans le traçage – c'était des livres – avec de toutes petites lettres, que je ne pouvais pas lire, parce que ça devait être en tamoul, ou je ne sais en quelle langue de l'Inde...Ce que vous faites, d'une certaine manière, autrement bien sûr, et sans que ce soit un livre en entier, bien que ce soit un livre, bien sûr, une espèce particulière...
C'est intéressant parce qu'ici, vous avez un travail dans le texte de Derrida, parmi mille autres choses bien sûr, mais un travail sur "même". Je le dis, comme ça, parce qu'on ne sait pas comment ça s'écrit. Et d'ailleurs, lui, il travaille là-dessus. Tout ça ce sont des "mêmes", mais justement, ces "mêmes" sont toujours des autres. Et "c'est bien toi qui, maintenant, ici "m'aime"– tu m'aimes - ou bien "c'est bien toi qui maintenant ici-même" et ce n'est pas du tout la même chose. Et ça c'est travaillé comme ça. D'une certaine manière, en fait, vous le performez quand vous faites ça. C'est à dire, ces "mèmes"...
W.M. :  titre de mon mémoire pour la fac, à la Sorbonne, c'était "la voix qui se voit" – voit et voix.
Là on écrit d'autres lettres, et là, c'est très sculptural – et ça tient debout. C'est une pyramide.
C'est une pyramide pliée ! C'est rigolo, parce que s'il y a une chose dont on pense qu'on ne va pas la plier, c'est une pyramide. Elle est pleine de plis à l'intérieur.
 

H.C. : C'est intéressant que ce texte, qui a travaillé, qui s'est travaillé, textualisé, exstylisé lui-même, quand ça s'est produit, c'était immatériel, sauf papier et écriture, et c'est intéressant parce que je pense que Derrida n'avait pas pu projeter de voir que ça s'incarne si on peut dire dans la chair du papier, après...
W.M. : Il l'a vu en plusieurs étapes, comme ça a duré deux ans . Au cours de la fabrication de ce livre, je le lui ai montré....
H.C. : Par exemple cette page-ci commence par le négatif : "rentre alors en scène". Évidemment ça fait sauter complètement l'usage habituel du mot "négatif". Parce que le négatif n'est pas négatif. C'est une évidence, là. C'est un "ne pas" qui est tout aussi affirmatif et positif qu'un positif. C'est beau.
Et une pyramide, pour vous, c'est quoi?
W.M. : C'est une construction mentale, c'est seulement cela qui m'a fait faire ça. Et puis, c'est un jeu de mots aussi entre l'être, être, toutes sortes de dérives...
H.C. :  Je disais les pyramides en général.
W.M. : Ah, en général : je n'en ai jamais vues en vrai – jamais. C'est donc une sorte de souvenir de type langue – je ne sais pas exactement ce que c'est, une pyramide, pour dire la vérité. J'imagine toujours "des" pyramides. Pas une seule.
H.C. : Chaque pyramide est évidemment unique. Bien sûr il y a des pyramides, mais d'un autre côté, c'est une tombe, c'est supposé être une tombe, enfin – un tombeau. Une tombe pleine de tombes...de tombes qui ne sont pas des tombes, des tombeaux qui ne sont pas des tombeaux, en tous cas pour les constructeurs, c'est une façon justement de doubler, de déborder le travail de la mort, puisque ça garde, et ça garde avec une autre vie. Mais c'est vrai que ce qui est intéressant, c'est la forme de la pyramide.
W.M. : Là aussi, c'est un travail de plis. Là, c'est une bouche, ça c'est le couteau, ça peut être une une coupure...
H.C : C'est extrêmement intéressant, ça. Parce qu'ici, alors, on aurait comme prise de vue, si on peut dire, une substitution d'une lettre par le couteau. On pourrait se dire que le couteau va couper la bouche, mais on peut se dire que, c'est la bouche qui est coupante...
W.M. : coupure – couper la parole, l’interrompre „ abstraction faite ,s’il se peut, de la fonctionement poétique- telle au moins qu’elle a prévalu en Occident …. Elle est indissolublement liée au principe qui assimile la langue à une feuille de papier dont( on ne saurait découper le verso (la pensée) sans découper en même temps le verso (le son)
H.C. : Et dans le choix des caractères, quand vous avez choisi les caractères d'imprimerie...
W.M. : Là, c'était compliqué, car je n'avais pas un grand choix, c'était dans les années 96, j'en avais seulement quelques uns et je devais travailler avec les moyens du bord.
H.C. : C'est beau, et justement, si on arrivait comme ça, on pourrait croire que c'est des yeux, que c'est peut-être comme ça l'image de l’œil d'un animal...
W.M. : J'ai pensé à faire ce rapprochement entre les seins et des yeux...
H.C. : Là c'est intéressant, car là il travaille sur la séparation, la décapitation "précipitant deux têtes inséparables " et je pense que - vous venez après le texte – et vous le lisez vous en utilisant comme lame la double lame de ciseaux – et le texte ne demande pas, ne dit pas quelle lame c'est.
W.M. : j'ai figuré des ciseaux : ses lignes de frontières si feminines, à partir de leurs lèvres de lames.
H.C. : Mais c'est très bien d'ailleurs, avec les deux yeux, si je peux dire, c'est comme si le 2 comme ça - c'est à dire la séparation, qui ne se fait pas, car les deux lames sont à la fois séparées et jointes, elles travaillent ensemble, c'est comme si le couple, et la dissociation, avait été transférés des têtes aux ciseaux et inversement. Peut-être d'ailleurs que c'est toujours comme ça...
W.M. : Parce que beaucoup d'artistes ont travaillé avec le texte de Derrida, mais sans se mettre dedans, en étant à côté. Moi, je me suis permise, avec bien sûr son accord, de me mettre vraiment dedans, et de travailler l'image et la conception du livre dans l'esprit de la déconstruction.
J’ai déconstruit les textes ; les effets de cette déconstruction réalisent un effet de réel ; des effets de duction – le problème de la ductibilé : jusqu’à quel point peut-il être étendu, transformé, sans se rompre ; des effets de pro-duction, de re-pro-duction et des effets de sé-duction, fondés sur l’attraction et de fascination, des effets d’in-duction (opération qui consiste à remonter des faits jusqu’à un fait plus ou moins probable).
H.C. : Dans la déconstruction, il ne l'aurait pas dit. Il ne travaillait pas dans l'esprit de la déconstruction, il écrivait.
W.M. : Mais moi, j'ai déconstruit ses écrits... une histoire lacunaire, faite de transfert de textes, de transports amoureux et d’envois postaux ; une lettre ouverte –una opera aperta d'Umberto Eco, à situer entre la "carte postale“ – titre d’un livre de J.Derrida,  et la lettre volée d’Edgar Poe.
H.C. : C'est intéressant, parce que c'est effectivement une transposition en un espace matérialisé comme ça, et en même temps  - une indécidabilité absolue, une impossibilité – les non-possibiités de décision de ce qui s'élance comme ça, dans un énoncé comme "quand je t'appelle mon amour" avec toute l'amphibologie, c'est-à-dire que c'est évidemment plus que polysémique. Est-ce que je t'appelle toi, ou est-ce que je te dis "mon amour" et quand je te dis "mon amour", est-ce que je te déclare mon amour ou bien est-ce que je te dis "toi, mon amour", et que tu es toi, mon amour, je voudrais tant te dire...ça c'est un jeu aussi. Mais c'est un jeu sérieux et grave, parce que maintenant, quand je te dis "mon amour", c'est performatif de toutes les manières, c'est-à-dire que ça c'est performatif, de ce que je ne sais pas ce que je fais quand je t'appelle "mon amour". Tout ça est performatif. Je ne sais pas ce que je fais, je tourne autour de, et je fais des trous dans "appeler mon amour".
W.M. : Je n'ai pas pensé à ça...
H.C. : Bien sûr, et d'ailleurs, quand je dis ce que je vous dis, je fais aussi la même chose, parce que je ne sais pas ce que je dis quand je dis "mon amour" et c'est même ça le secret enivrant et tragique à la fois de l'amour et d'appeler mon amour. Appeler mon amour, c'est quoi ? C'est dire à quelqu'un de présent "mon amour" mais c'est exactement le contraire, c'est-à-dire j'appelle mon amour qui n'est pas là... On ne peut pas décider. On ne sait pas ce qu'on fait. C'est le travail de l'amour. Dès que je dis "mon amour", je ne sais pas ce que je fais. Si je le dis, je ne sais pas à qui je le dis, etc.
W.M. : C'est un mot indécidable.
H.C. : C'est absolument indécidable. Et là, justement, c'est ça, c'est une sorte de désordre, qui en même temps se tient, qui pourrait se disséminer à l'infini, se perdre totalement, mais là il est tenu du fait qu'il y a une structure très fragile, et en même temps très solide, du papier avec des mots. C'est drôle de vous voir vous-même hésiter...
W.M. : Oui, oui, parce que je ne me souviens pas des plis, je me souviens que Jacques Derrida me demandait si je savais comment ça se pliait et dépliait et je lui ai dit "pas toujours".
 

H.C. : Non, bien sûr que non – de toute façon, vous, vous ne savez pas, mais votre corps entier, et vos mains, savent – avec quelque chose qui n'est pas un "savoir"...
W.M. : c'est comme descendre les marches dans le noir...donc, c'est toujours les plis...
H.C. : après, ce sont les plis qui conduisent, c'est ça qui est intéressant.
W.M. : Oui, qui me disent voilà tu plies ça ici, tu fais ça ici...C'est eux la mémoire, nous, nous sommes l'oubli. Donc les plis d'un seul côté....à côté le regard.
H.C. : En fait, c'est tout le processus de l'écriture qui est comme ça.
W.M.  : Je voulais faire une métaphore...j'ai travaillé dans ce sens-là, ce n'est pas vraiment innocent. On plie comme ça, on peut lire comme ça.
H.C. : Alors ça ça vient d'où, là? Est-ce que c'est de l'allemand? Ça a l'air d'être de l'hébreu mais je ne crois pas...Là, par exemple...Faut dire qu'il s'est bien amusé. "A toi, à la seconde même" – une femme pourrait (je dis une femme parce que c'est au féminin) une femme pourrait se sentir comblée en recevant cette adresse. Mais pour peu qu'elle sache lire – ce qui n'est pas toujours le cas – elle se rendrait compte que ce n'est pas si...
W.M. :  sûr que ce soit elle...
H.C. : ...et elle peut même penser quelque chose de terrible, c'est que la récipiendaire n'est que – est - la seconde, et pas la première – et non seulement la seconde, mais la seconde même.
W.M. :  Il n’y a la première fois,  si elle n'était pas suivie d'une  "deuxième fois“; le premier n’est pas le premier s’il n’y a pas, après lui, un second. Si le second est la répresentation, le second est un retardataire, mais il ce qui permetau premier d’être premier. C’est le signe qui permet à une chose d’être la chose ; la chose , la présentation, le premier ne parvient pas à être le premier par ses propres moyens ; il abesoin de l’aide de re-présentation, de signe, du second pour s‘affirmer...
Je ne sais pas si vous vous souvenez, j'ai tiré cette gravure sur cuir, et je l'ai mise dans les poches dans "l‘habit à lire" que j'avais fait pour votre texte,“ Le Manteau,“ et dans ce texte-là vous avez écrit que vous savez que c'est votre manteau parce que dans les poches, sont des lettres. Et donc j'ai mis cette lettre-ci, et cette lettre-là, dans la poche de Le Manteau.
H.C. : Enfin, je ne pensais pas, je ne me disais pas que je savais que ce manteau était le mien etc parce que ça c'était écrit. Elle écrit ça – elle pense ça – mais ce n'est peut-être pas vrai, elle peut se tromper.
W.M. : Mais c'était vous. Quand même...
H.C. : Dès que c'est sur le papier, ce n'est plus moi, c'est l'autre. C'est quelqu'un, là, voilà.
W.M. : Mais cette lettre-là, sur cuir, elle était dans les poches de votre manteau.
H.C. : Mais quel manteau ? Je n'ai jamais eu ce manteau, moi. Elle a eu un manteau, quelqu'un a eu ce manteau – ce manteau a été...
W.M : La seconde, elle a eu la lettre...Donc cette lettre, elle a vraiment voyagé. Dans toutes les poches.
H.C. : Vous savez, j'ai plein d'écrits de ce genre en sachant très bien, à la seconde même, ce dont il s'agit.
W.M. : Voilà les jeux de mots. Donc, je crois que c'est la dernière. C'est toujours le pli qui se plie d'une façon...il se découpe...
H.C. : Ici, on peut dire que c'était son obsession. Le pli de la phrase, le fait que la phrase se replie sans cesse et dit autre chose à chaque pli. Parce que le pli, en ce qui concerne l'artiste qui travaille avec des matières...Je crois que tout artiste pensant travaille sur le pli, est travaillé par le pli, parce que justement, il est amené à...quand on imagine qu'on va peindre des signes etc. Et que donc on est supposé être condamné à quelque chose qui va être plat, en réalité, pour l'artiste, ce plat n'est qu'une apparence, parce qu'il est complètement porteur et hanté par une incroyable quantité de volumes.
W.M : Je peux vous dire que le pli, ça m'a vraiment travaillée, c'est plus le pli qui m'a travaillée que moi qui ai travaillé le pli. Le texte me dé-texte...
H.C. : Mais c'est évident! Dès qu'on est en rapport, ne serait-ce qu'avec le fait que le peintre, le dessinateur, est en rapport avec ce qui semble être une surface, le pli arrive tout de suite. Moi, ça m'énerve toujours, je l'ai dit je ne sais combien de fois, le destin du livre, par exemple – c'est-à-dire quand on écrit – moi, quand j'écris, je fais quelque chose qui ressemble au travail d'un peintre ou d'un graveur. Justement parce que ce que je fais, c'est de l'inscription, c'est de la trace sur une quantité de supports différents, avec des couleurs différentes. Ensuite, automatiquement, c'est mis à mort par la production. Ça devient un volume, comme ça. C'est toujours sous la forme d'un tombeau. Et il n'y a rien à faire.
W.M. : Puisque vous parliez tout à l'heure du fait que quand vous écrivez, vous avez plein de papiers, du coup, votre manuscrit, même si ce n'est qu'un poème, il sera sur plusieurs types de papier ?
H.C. : Exactement – d'ailleurs, à la BN, il y a ça. C'est-à-dire que chacun de mes manuscrits, c'est un ensemble désarticulé, mais pour moi, complétement articulé, de papiers de toutes les dimensions, avec aussi des graphies très différentes, très, très différentes, tout le temps, tout le temps. Et c'est pas une façon pour moi de me dire aujourd'hui je vais écrire comme ça. C'est à la seconde, à la minute. Là, il y a une phrase qui est entrain d'arriver et je me dis : hop, il faut que sa piste d'atterrissage – c'est autre chose. Vite, je prends un autre papier. Et d'autre stylos, et d'autres feutres, etc.
Et ça, pour moi, c'est le vivant même, mais ça disparaît complètement quand on vous dit non, ça doit aller à la ligne, faire comme ça...C'est ce que Mallarmé a essayé de contrer, mais...Et puis ça va rentrer dans une sorte de format, comme ça. A chaque fois, je me dis que ça ne m'intéresse plus, là – et c'est comme ça.
W.M.  : Donc, y compris la boîte, c'est une sorte de bibliothèque refaite, mais c'est du cuir. C'est beau parce que ça renvoie à du vivant, de l'animal...
 

 




RENCONTRE AVEC BERTRAND LACARELLE

 

AUTOUR DE : LA TAVERNE DES RATÉS DE L'AVENTURE

 

Recours au Poème : Bonjour Bertrand Lacarelle. Les éditions Pierre-Guillaume de Roux ont fait paraître, fin 2015, votre dernier ouvrage La taverne des ratés de l'aventure, un livre qui pourrait paraître inclassable – il n'est pas un roman, il n'est pas un essai, il n'est pas un poème – mais un livre totalement palpitant, absolument fascinant bref, un livre vivant. Pourriez-vous nous dire l'ambition qui est la vôtre lorsque ce livre vous mobilise ?

Bonjour et merci de me recevoir. Le livre précédent, Arthur Cravan, précipité, s'achevait sur un long poème en vers libres racontant mon expédition sur les traces du poète-boxeur au Mexique. J'avais pris des notes sur le moment, mais je ne voulais pas faire un simple récit de voyage. C'est peut-être de l'orgueil, mais c'est aussi pour des raisons pratiques, cela me paraissait plus simple. La poésie, après tout, est une forme de notation de la vie. Les années qui ont suivi, j'ai pris énormément de notes, cette fois-ci en voyageant dans les livres, autour de deux mots : le cœur, l'aventure. Inutile de vous expliquer pourquoi dans les années 2010 en Europe ces deux mots étaient devenus une obsession. Je parle d'obsession mais je pourrais parler aussi de paranoïa. En effet, je n'avais pas spécialement de programme de lecture, je suivais mes intuitions, mais tous les livres que je lisais, comme par hasard, renfermaient ces mots et m'offraient citations et matière à réflexion.

À l'origine de l'aventure, bien sûr, il y a Stanislas Rodanski dont je lisais tout à l'époque. Le titre est une citation de l'un de ses livres étranges, Des proies aux chimères je crois. Un autre, publié récemment, s'appelle Le Club des ratés de l'aventure. Bref, après Jacques Vaché et Cravan, je ne voulais pas faire un troisième essai littéraire sur un « maudit », un « astre noir », ou autre « suicidé de la société », et puis j'étais tenté par le « roman » ou le « récit ». J'ai donc réuni mes notes sur Rodanski et mes notes sur le cœur et l'aventure, les deux projets procédant l'un de l'autre. Un récit, dans une taverne de la rue Gît-le-coeur où le livre s'écrit, faisait le lien. Mon ambition ? Utiliser toutes mes notes. Non, mon ambition, c'était de me réveiller et de réveiller les lecteurs, et de concilier poésie et action.

 

Cette ambition nous semble totalement réalisée et nous ne pouvons espérer davantage que votre livre tombe entre les mains du plus grand nombre de lecteurs possibles car non seulement il réveille, mais il réveille par la caresse éblouissante de la beauté. Attardons-nous donc sur cette notion de réveil. Vous réveillez, dites-vous. Faites-vous allusion à la dimension politique incluse dans les pages de ce que l'on peut appeler un chant ?

Dans la situation où nous sommes, la prééminence de la technique, des machines, et la domination de ceux qui pensent les maîtriser, des oligarques, il me paraît difficile de chanter sans dimension politique. À chaque époque son combat et les poètes sont toujours en première ligne. Les trouvères ne chantaient pas que l'amour courtois (ce qui est déjà politique, après tout), puis il y a eu Villon et puis La Boétie luttant contre la servitude volontaire. Dans mon livre je cite Henry Miller qui a cette belle injonction : « Que le monde s'éveille ! Vous n'avez qu'à vous répéter cela cinq fois par jour pour devenir un anarchiste accompli », mais aussi le hurlement désespéré de Zack de la Rocha (Rage against the machine) : « Wake up ! »... Tout cela naît d'une inquiétude de combat. L'un des fils rouges est la comparaison de nous autres avec les morts-vivants, que j'appelle plus précisément les « vivants-morts », car nous avons l'impression d'être vivants, en consommant, en communiquant à tout va. Le cinéaste George Romero a très intelligemment utilisé les morts-vivants comme une parabole de notre condition. L'homme moderne fonctionne comme une machine, le cerveau est l'ordinateur qui le met en mouvement, il réagit à des impulsions (désirs téléguidés, etc.). Le cœur et l'intelligence du cœur sont menacés, car dangereusement contre-productifs, inquantifiables, non-rationnels. Le poète est celui qui fait battre le cœur, qui le réveille. Le cœur, le corps, la réalité, voilà où commence la nouvelle aventure.

 

Revenons au cœur, à l'aventure. Dans la société du spectacle, dans cette version de la vie intégralement passée dans la représentation, la parole du poète peut-elle échapper à la culture totalitaire ? Comment peut-elle nourrir la Cité ?

C’est notamment pour échapper au piège de l’image, à la saturation, que Rodanski a, je pense, choisi de s’exiler dans un hôpital psychiatrique, et ce jusqu’à sa mort en 1981. Je ne sais s’il a lu Debord. Il tentait en revanche, mentalement, de rejoindre la cité idéale de Shangri-La, où le temps ne passe plus, où l’argent n’existe pas, où l’on vit entouré d’œuvres d’art (dans le film de Capra). Il a quitté la Cité dont vous parlez. Le poète aujourd’hui est inaudible, il n’a jamais été aussi ridiculisé, ou alors ses œuvres sont jetées en pâture dans le métro au même titre que ceux des slammeurs ou des poètes du dimanche sélectionnés par je ne sais quel jury sympa. Plus personne ne connaît par cœur des vers de poètes contemporains. À l’école on en est resté à Prévert. À un cliché de Prévert. Voilà la culture totalitaire : la culture du cliché. Le poète est enfermé dans un cliché, comme jamais auparavant. Et le poète s’est enfermé lui-même dans ce cliché. Le poète s’est caricaturé dans une poésie abstraite et conceptuelle, dans une poésie pour poètes, à disposition spatiale, à blancs, à ponctuation ou absence de ponctuation, une poésie de typographes, une poésie du spectacle, finalement. Un spectacle sans spectateurs. Les inventions, c’est bien, mais comment retenir un poème à trous, sans rythme, sans musique ? Les poètes se sont suicidés, en quelque sorte, en oubliant que la poésie est une chose vivante, une parole avant tout, comme vous dîtes, et qui peut se transmettre oralement. Mais il y a sûrement des poètes aujourd'hui pour retrouver le sang et le cœur des chevaliers-poètes du Moyen-âge, des Bertran de Born, ou même des Arthur Cravan des années 10, c’est-à-dire des poètes qui ne ressemblent pas à des poètes, qui ne font pas de la poésie mais qui vivent poétiquement. Vivre poétiquement, c’est exactement vivre contre la Cité. Vous me posez la question, mais vous connaissez sans doute la réponse mieux que moi, puisque votre revue s’appelle Recours au Poème. Il faut retourner dans les forêts et puis revenir. On verra bien ce que cela donne.
Justement, je viens de lire cela, d'un poète de l'Inquiétude, Matthieu Baumier : 

Dans le silence en cœur, de l'immobile.
En l'arbre,
Nous sommes allés.

 

Je me permets de tempérer un peu votre constat : des personnes de ma connaissance savent par cœur des poèmes d'aujourd'hui, par exemple du Xavier Bordes. Nous ne sommes pas, bien entendu, dans les proportions qui réunissaient les populations médiévales sur les parvis des églises, mais cela dit quand même quelque chose. Ne serait-ce pas le signe, infinitésimal, que la modernité n'est appelée à régner que sur un temps finalement court ?

Pardon, je me suis un peu emballé… Je généralise un peu trop, mais c’est que je parle de l’extérieur. Je reviens à votre question : comme dit Michel Zink à propos du Moyen-âge, la vie était courte mais le temps était long. En effet, le problème tient peut-être au fait que notre époque est celle de l’immédiateté et du flux continu. Dans ces conditions, il est difficile pour le poème de s’installer, difficile pour la parole d’être entendue et reçue dans le cœur. Vous demandiez tout à l'heure si la parole du poète pouvait échapper à la culture totalitaire : oui, en échappant aux instruments de cette « culture » de la vitesse.

 

Le fil rouge de votre livre, c'est Rodanski. Pouvez-vous le présenter plus largement aux lecteurs qui souhaiteraient faire davantage connaissance ?

Stanislas Rodanski est né en 1927 à Lyon, a été interné 27 ans plus tard à l’hôpital Saint-Jean de Dieu à Lyon et y est mort au bout de 27 ans. Son père possédait des salles de cinéma. Sa deuxième naissance a eu lieu en 1937 lors de la projection de Lost Horizon de Franck Capra, où il découvrit Shangri-La. Après la guerre (camp de travail en Allemagne), il s’engagera dans l’armée coloniale avec l’espoir d’être parachuté en Indochine et de rejoindre cette ville. Raté. Déserteur, il rencontre Jacques Hérold, Alain Jouffroy, André Breton, Julien Gracq. Il participe brièvement au surréalisme officiel avec la revue dont il trouve le titre, qui résume bien sa personnalité : NEON N’être rien Etre tout Ouvrir l’être. Il est exclu du mouvement avec Tarnaud et Jouffroy, en soutien à Victor Brauner. La revue rendait notamment hommage à Jacques Vaché, véritable double pour Rodanski, et Cravan, soit les hérauts du surréalisme d’avant la Révolution surréaliste. Rodanski est instable, possède de nombreux pseudonymes (dont les révélateurs Tristan et « Lancelo » sans t.), tente de se suicider avec une jeune femme, vole, boit, se drogue, fait de multiples séjours dans des services psychiatriques avant l’internement final. Il est obsédé par les fait-divers, les images (se veut « tueur d’images »), réalise des collages, invente le poème tout-prêt tout-fait, sorte de cut-up avant l’heure mais en plus complexe, écrit des récits poétiques avec des pilotes d’avion (La Victoire à l’ombre des ailes, préfacée par Gracq), des desperados, lui-même en quête de réalité ou de vérité, dans un climat d'onirisme, d'ésotérisme et de paranoïa, d'extrême lucidité aussi, comme Amiel qu'il lisait. L’une de ses devises est « Always straight and outlaw » ; une autre, qui dit tout de lui : « Trop exigeant pour vivre ».

 

Dans un chapitre intitulé Littérature analogue, et qui est peut-être un clin d'œil à Daumal, il est écrit : FUYEZ LE ROMAN/SEULE LA/POESIE/EST DIGNE DE FOI. À l'heure où les librairies françaises croulent sous les romans américains dont les auteurs pensent sans complexe que leurs histoires concernent le lecteur finistérien, limousin ou andalou, comment la poésie d'un Rodanski peut-elle ébranler le mass-lectorat anglo-saxon ?

Daumal, bien sûr, qui dans Le Mont Analogue a trouvé le secret de l'écriture performative, mais sans pouvoir achever son livre et nous le délivrer totalement. Le personnage qui diffuse le tract que vous citez est une sorte de militant radicalisé de la poésie, de conspirateur mystique pour qui les romans modernes sont des mensonges. Il pense que seule la poésie peut parler du réel. Rodanski était en quête de lui-même et plus profondément en quête de l’Etre. Il ne cherchait pas à publier ses écrits, il les éparpillait chez ses amis, puis, dans son asile il griffonnait des cahiers dans un langage de plus en plus idiosyncrasique, comme Walser ou Artaud. Le langage, les mots, comme des portes d’accès, mais des portes dont il faut d’abord trouver la clef. Où est la clef si elle n’est pas dans les mots ?

 

Nous sommes là au cœur du vrai sujet : les ratés de l'aventure ne sont des ratés que parce qu'ils ne cherchent aucune reconnaissance. C'est en ratant l'aventure qu'ils la réussissent, c'est-à-dire qu'ils approchent la réalité de l'Etre. Ce constat pose deux questions au moins : on dit que la poésie n'est plus nulle part dans un monde arraisonné par l'argent. Mais, n'est-ce pas plutôt l'homme moderne qui s'est absenté de la poésie ?
D'autre part, au regard de la violence d'un monde de plus en plus corrodé, votre livre n'incite-t-il pas chacun à situer au quotidien son propre contre-feu, à son âme défendant, sur la seule ligne de la langue ?

La poésie fait feu de tout bois, certes, et l'argent ou la vitesse du monde ne sont pas les seules responsables, même si elles occupent presque totalement l'homme. Les ratés de l'aventure sont des hommes contre-modernes parce qu'ils opposent leur ratage aux injonctions de réussite occidentale : par exemple, réussir sa carrière. En ce sens, l'homme moderne a tout intérêt à s'absenter de la poésie, pour être bien présent ailleurs. Il n'a pas intérêt, comme dirait Vaché, à avoir « le sens de l'inutilité théâtrale (et sans joie) de tout ». Aussi, vous ne trouverez jamais un homme moderne pour écrire de la poésie sur son expérience merveilleuse de capitaine d'entreprise ou de sportif de haut niveau, alors que les chevaliers, encore une fois, chantaient leurs exploits. Tout simplement parce que la poésie fait mauvais ménage avec l'Empire du Bien, dont parlait Philippe Muray, ou l'idée de progrès ; elle repose sur des valeurs profondes, celles qui naissent de l'âme ou du cœur et qui sont reliés à un ailleurs, à une transcendance.

Pour répondre à votre deuxième question, la maîtrise du langage, terriblement « réactionnaire » (il est aujourd'hui considéré comme réactionnaire de connaître ne serait-ce que la grammaire, la syntaxe, l'étymologie, etc.) est une arme d'une puissance extraordinaire, si elle ne suffit pas bien sûr à faire le poète. Le langage ou la « langue », le « sentiment de la langue », comme dit Richard Millet, permettent de déjouer beaucoup de pièges, ceux de la propagande, de la publicité, de la politique. Ce sentiment, pour continuer avec Millet, permet de résister au « désenchantement du monde ». Mais le langage est aussi une forme de prison, la prison de l'action. Les ratés de l'aventure sont pris dans cet étau : poésie et aventure. Rodanski a réussi à les réconcilier, au prix de l'asile psychiatrique... Mais peut-être que notre monde est désormais si « corrodé », comme vous dites, que la poésie est la dernière aventure véritable, la plus évidente. Et je parle de poésie au sens large. La poésie, c'est-à-dire l'âme en action.

 

Il me semble qu'avec cette dernière réponse, la porte s'est suffisamment entrouverte pour stimuler le désir d'entrer dans votre livre profond, qui, nous le disions au début de cet entretien, n'est pas un essai sur Rodanski mais un livre politique. Vous l'avez publié chez Pierre Guillaume de Roux. Or dans votre Taverne, il est beaucoup question du père de Pierre-Guillaume, Dominique de Roux. Il y a ici une forte cohérence. Mais suffit-elle à expliquer, vous qui êtes éditeur chez Gallimard, le fait que votre livre n'ait pas été publié par votre employeur ?

J'évoque Dominique de Roux à propos de Maison jaune, extraordinaire essai poélitique que j'ai lu dans la Taverne et qui, comme je le disais tout à l'heure à propos des lectures paranoïaques, rejoignait magnifiquement mes préoccupations, et même sur la question de la forme. Mais mon livre est beaucoup moins « ésotérique », et je me repose encore assez sur ceux des autres. Mon ancien éditeur Grasset et mon employeur Gallimard l'ont refusé. Pierre-Guillaume de Roux s'est imposé naturellement, non seulement comme le fils d'un grand éditeur et poète aventurier, mais aussi parce qu'il venait de lancer lui-même une aventure éditoriale risquée, après trente ans d'une brillante carrière de découvreur dans différentes maisons.

 

Merci Bertrand Lacarelle.

Merci pour vos questions, j'espère que nous poursuivrons la discussion en buvant du Spitz à la Taverne. Aux dernières nouvelles, elle a quitté la rue Gît-le-coeur pour renaître au milieu d'une clairière.

 

 

 

 

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Biographie : Bertrand Lacarelle, né en 1978 à Angers, auteur quinquennal de Jacques Vaché (Grasset, 2005), Arthur Cravan, précipité (Grasset, 2010), La Taverne des ratés de l'aventure (PGDR, 2015)

 




Les Débuts de Cornelia Street Café, scène mythique de la vie littéraire new-yorkaise

traduction Elizabeth Brunazzi
et Marilyne Bertoncini

 

 

CLEAN FOR GENE1

 

 

riches, puissants, ou bien introduits. Je n'ai jamais su à laquelle de ces trois catégories elle appartenait. Bien sûr, elle était aussi très belle.

 

parce qu'à l'époque de ces évènements, nous avons élargi l'espace en ouvrant la célèbre arche qui donnait sur la deuxième salle. Nous avons aussi fait construire une cuisine rudimentaire et creusé la moitié de l'espace qui est devenu l'arrière-salle. Nous n'avions rien envisagé alors comme installation au sous-sol. Nous avions pratiqué une petite niche sous le trottoir pour servir de bureau, mais nous n'avions même pas commencé à traiter le problème de la montagne de détritus amoncelés au sous-sol pendant les quarante ans d'occupation de Kenny et Helen, les ex-propriétaires du magasin d'antiquités qui était là, avant que l'accumulation aveugle, sous le règne de Danny, ait dégénéré en bazar. Nos spectacles avaient maintenant lieu dans la pièce contiguë, ce qui rendait plus calme la salle de devant et permettait même d'éventuels dîners modestes, pendant qu'on commettait poésie, musique ou ventriloquie de l'autre côté de l'arche.

 

 

ésentée. “Je crois comprendre que vous organisez parfois des soirées de lecture poétique. Ma mère est poète. Serait-il possible qu'elle lise sa poésie ici? Qu'est-ce que vous en pensez?

- Bien, je ne suis pas très formaliste. Alors pourquoi pas, elle pourrait passer me voir.

- Elle habite à Amagansett.

- Est-ce qu'elle vient en ville?

- De temps en temps, oui.”

- Alors la prochaine fois pourquoi pas? Je vous invite à l'amener ici.”

 

Je m'appelle Siv Cedering. Ma fille m'a proposé de passer vous voir.

Et voilà l'origine de cette Cedering.

 

Elle parlait avec un léger accent qui me paraissait scandinave. En fait elle était suédoise mais elle avait habité à New York assez longtemps pour bien se débrouiller en anglais, etavoir acquis une certaine réputation comme auteur de poésie pour enfants. Elle m'a offert l'un de ses livres, un élégant recueil imprimé en caractères blancs sur papier bleu.

Ce que j'aimerais surtout c'est avoir l'occasion de lire ma poésie devant - comment dirais-je - un public d'adultes.

Nous avons bavardé aimablement de la poésie en général, du statut de la poésie contemporaine que je connaissais très peu, et en particulier de la poésie contemporaine américaine dont je ne connaissais presque rien.“Vous savez,” ai-je dit enfin, “normalement j'invite deux poètes à lire au programme de la même soirée. Si je vous invite, est-ce qu'il y a quelqu'un avec qui vous aimeriez lire? Quelqu'un avec qui vous ayez toujours rêvé de lire? Vous et. . .?

- Et alors,” a-t-elle répondu sans hésitation, “pourquoi pas Eugène McCarthy et moi-même?”

- Eugene McCarthy? Est-ce qu'on parle de la même personne? Eugène McCarthy le sénateur?

- Oui, c'est bien lui. Il a beaucoup publié, vous savez. Il a fait paraître six recueils”.

 

 

ai été, pour le moins, étonné. Depuis mon arrivée en Amérique 16 ou 17 ans auparavant, Eugène McCarthy2 était l'un des rares hommes politiques chez qui j'avais observé à la fois charme et courage. Issu du mouvement Ouvrier-Fermier-Démocrate de l'état du Minnesota, il avait un comportement de patricien, de gentleman, allié à une espèce de populisme et l'ensemble semblait l'incarnation même de sa région d'origine. A la fin de l'année 1967, au comble de la guerre du Vietnam, il avait eu le courage, au sein de son propre parti, de rivaliser avec Johnson pour la nomination à la candidature démocrate présidentielle, et la grâce de pousser des légions d'étudiants universitaires à se faire couper leurs longs cheveux de hippie, jeter leurs habits en haillons, et s'habiller correctement pour participer à la campagne pour l'élection de Gene. Ils ont été si nombreux à frapper aux portes dans le New Hampshire, le premier état à voter dans les élections primaires de la présidentielle, qu'il a failli emporter la victoire sur Johnson avec une marge très étroite.

t en 1964 avec une majorité plus grande qu' aucun président de l'histoire américaine, s'était retiré Par la suite Bobby Kennedy était entré dans la bataille, et puis et puis et puis. . .une année tumultueuse, 1968. Bobby Kennedy assassiné juste après sa victoire à l'élection primaire démocrate en Californie. Martin Luther King assassiné, Hubert Humphery, vice-président sous Johnson, et confrère de McCarthy dans le Minnesota, emportant la nomination à la présidentielle pour perdre ensuite face à Nixon, à la honte de tous. Et puis, bien sûr, ce fut le tour de McGovern, une candidature encore plus désastreuse quatre ans plus tard, quand ce dernier n'avait gagné qu'un seul état sur cinquante - le Massachusetts - événement qui permit à Nixon un deuxième mandat avant l'effondrement total de son administration lors du scandale du Watergate. Et McCarthy, en Don Quichotte, se présentant comme candidat présidentiel indépendant tous les quatre ans.

 

à New York, n'est-ce pas?

- Non, il habite en Virginie.

- Bien, il n'y aucune possibilité qu'on puisse lui payer le voyage en avion. Le mieux qu'on puisse faire c'est de lui offrir juste le dîner.

- Aucun souci. Il viendra.

Quelle histoire délicieuse figurait-elle derrière sa réponse, me suis-je demandé... mais je ne lui ai pas posé de question.

 

nous éviterions le plus possible d'en faire de la publicité de peur d'attirer des milliers d'admirateurs alors ardents et bien mis, qui désormais ne sont plus jeunes, et qui auraient encombré la rue.

Charles et moi, ainsi que divers porteurs, plongeurs et danseurs de claquettes, avons remonté inlassablement l'escalier du sous-sol, transporté des tonnes de débris, pour les faire passer par la trappe, et les jeter au monstre qui attendait là.

Des trucs étaient empilés sur une telle hauteur qu'avant qu'on les dégage, nous ne savions ni combien de tuyaux couraient au plafond, ni que d'énormes conduits d'égouts bordaient les deux côtés de notre étroit passage. Bien des années plus tard nous avons construit au-dessus des égouts des banquettes plutôt élégantes, enfin, évidemment, si vous ignoriez ce qui était en-dessous et sur lequel vous vous étiez assis. Mais à ce moment-là, il s'agissait d'un futur inimaginable. Entre-temps nous étions contents de découvrir des fonds en béton relativement stables, des murs de briques grêlées mais dont nous avons pu masquer provisoirement les défauts grâce à une couche rapide de peinture blanche, des vitres brisées et portes condamnées qui communiquaient avec une ruelle extérieure, et que nous avons peintes aussi . Bien sûr la peinture fut presque instantanément diluée par l'eau qui dégoulinait le long des murs. La seule installation que nous n'avons pu ni déguiser ni enlever fut un grand évier industriel qui gargouillait follement. Les gargouillement ne provenaient qu'en partie des robinets anciens que nous avons pu fermer. C'était plutôt cet évier servant de bassin de drainage de l'eau sale qui coulait de multiples tuyaux. Pourtant, ce qui faisait une sorte de contrepoint charmant, c'était que cet évier dégorgeait des effluves chaque fois qu'il pleuvait et que les égouts de la ruelle derrière se bouchaient. L'endroit où les poètes auraient à lire leurs poèmes était à cõté de cet évier. Nous avons espéré qu'il ne pleuvrait pas ce soir-là.

é mon ampli pour guitare le plus fidèle et un micro dont nous nous servions pour les performances à haute voix à l'étage et j'ai installé une rallonge à l'éclairage solitaire. J'ai apporté deux lampes avec clips et je les ai fixées aux tuyaux verticaux. Ensuite nous avons apporté tous les sièges pliants que nous avons pu rassembler, peut-être cinquante au total. Nous avons estimé qu'il y aurait suffisamment de place pour vingt-cinq personnes de plus mais qui resteraient debout. Voilà une salle de performance digne d'un président.

 

 

seraient partis si McCarthy était passé le premier. Je ne crois pas que j'aie osé faire une pause du tout pendant toute la soirée. L'ensorcèlement du moment, l'anticipation, l'improbabilité aboslue de tout le projet ont milité pour que nous avancions, tout simplement.

élégant, incongru en complet et cravate impeccables, resté debout à côté de l'évier gargouillant, a lu ses vers grands, élégants et impeccables, et chaque mot a pris le large, et chaque mot a trouvé sa destination.

ées, nous avons dîné à quatre - Siv, Cedering, McCarthy et moi-même - auprès de la cheminée dans la petite salle du fond. Nous avons commandé le repas de la liste de plats sur notre menu réduit. Enfin McCarthy (je ne crois pas avoir osé prononcer son prénom) s'est tourné vers moi et il a dit:

- Comment est-ce que vous le faites?

ésolé. Excusez-moi. Comment est-ce que je fais quoi?

é de provisions à commander pour la restauration?

énéral, je laisse ces décisions aux chefs.

- Vous savez, j'ai un ami qui a ouvert une pension il y a pas mal de temps. Il n'est pas arrivé à faire ce calcul. Et il n'était question que des oeufs, n'est-ce pas? Il a été obligé de fermer.

- Oh !

- Peut-être avez-vous entendu parler de lui.

- Qui?

- George McGovern.

- George McGovern?

 

ans le Massachusetts !

 

é dans l'industrie hôtelière , pourtant il a continué à se présenter comme candidat à la présidence américaine tous les quatre ans jusqu'en 1992.

ée à Amagansett.

éménagé à Hollywood pour confronter sa beauté aux riches, puissants et bien introduits.

 

J'ai hérité de sa place de stationnement.

 

 

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1 - d'autres récits, vidéos...  sur Cornelia Street Café sont à lire en suivant les liens indiqués pour nos lecteurs anglophones 

 VARIOUS CAFÉ STORIES on our website STORIES : http://corneliastreetcafe.com/stories.html

 THE MINISTER SPEAKS INTERVIEW 

http://gearpatrol.com/2015/11/13/conversation-robin-hirsch-owner-nycs-intellectual-artists-cafe/  

2 - Eugene Joseph « Gene » McCarthy, né à Watkins (Minnesota) le 29 mars 1916 et mort à Washington, D.C. le 10 décembre 2005, est un homme politique américain qui est resté longtemps membre du Congrès des États-Unis : il a siégé à la Chambre des représentants de 1949 à 1959 puis au Sénat de 1959 à 1971.

 

 

 




Trois questions à Jean-Claude Morera, traducteur de Carles Riba

 

  1. Au ton enthousiaste de votre présentation de cet auteur, on a envie d’en savoir plus sur votre « rencontre avec l’œuvre de Carles Riba ».

 

Vous êtes perspicace… Fils d’un exilé lié à Bierville et au groupe qui y séjourna avec Riba, je connaissais de longue date ce poème mais par sa légende seulement – c’est un texte mythique en Catalogne - et d’une façon toute extérieure. C’est beaucoup plus tard que, voulant approfondir l’héritage de la langue catalane, j’ai rencontré et traduit la cinquième élégie. En vérité ce fut pour moi une surprise, alors qu’un travail intérieur m’amenait à une conception de la vie certes différente mais plus spirituelle, de découvrir une œuvre dont la profondeur va bien au-delà d’un protestation politique ou d’un exercice nostalgique. C’est cela qui, après bien d’autres longues années, m’a décidé à en traduire l’intégralité. 

 

  1. Ce sont les élégies d’un exilé par force. Mais est-on si loin des élégies du gyrovague plus heureux que fut Rilke ?

 

Fin germaniste – il avait étudié la stylistique en Allemagne - Riba connaissait l’œuvre de Rilke. Ses biographes notent qu’il eut entre les mains à Bierville – dans la dernière livraison de la revue Esprit, parue avant la déclaration de guerre  - une traduction française des Élégies de Duino. Cela lui inspira peut-être son titre, en hommage ou plutôt en réponse me semble-t-il au grand poète. Évidemment tous deux prennent pour modèle l’élégie antique et leur façon d’écrire ne sont pas éloignées. Riba lui-même ne fait pas mystère de leur filiation commune avec les romantiques allemands. Et tous deux, de façons bien différentes, s’interrogent sur le mal et le deuil comme ils mettent la liberté de l’âme humaine au cœur de leur méditation.

Mais dans ses notes, Riba prend soin de prendre ses distances avec «  l’orphisme panthéiste de Rilke ». À mon avis ce n’est pas seulement parce que dès cette époque et plus encore dans la suite de sa vie, le catalan se voulut un catholique orthodoxe. C’est surtout parce que l’expérience dont il rend compte est vécue comme une histoire de dessein et de rédemption singulière, comme une rencontre personnelle et une vocation inscrite dans une aventure collective quand, avec Rilke, si toutefois je l’ai bien compris, nous sommes immergés dans l’éternel retour.

 

Carles Riba

 

  1. Vous insistez dans la préface sur vos choix de traduction, en particulier sur votre regret d’être contraint de restituer cette poésie en vers libres. Traduire le catalan, qui pour le profane a l’air plus proche du français que le castillan, oblige donc à tant de sacrifices ?

 

Riba était un puriste et – sans excès de rigidité il est vrai - il avait fait de sa fidélité aux règles de la versification antique un élément constitutif de la poétique des Élégies. Il n’est que lire l’adresse finale ou ses notes introductives. 

Cette façon d’écrire avait entre autres pour but d’ancrer son propos dans une tradition commune occidentale, à vocation universaliste, ce qu’on peut voir clairement dans l’élégie IX.  On a pu remarquer[i] qu’il se serait éloigné de ce but en adoptant, comme il aurait pu en être tenté, le classique décasyllabe catalan.

Formellement, traduire en vers libre contredit donc son propos mais il est vrai aussi que les deux langues en présence sont proches et je me suis appuyé sur cette proximité pour que l’essentiel de la scansion ribienne résonne encore (et autant que possible car l’accent tonique est ou n’est pas) à l’oreille du lecteur. Ce choix qui m’est habituel conduit parfois à forcer un peu le sens des mots en français ou à employer des formules peu idiomatiques. Mais dans tous les cas j’ai voulu rester scrupuleusement fidèle au sens littéral du poème, ce qui m’a paru essentiel compte tenu de sa nature même. Et comme le catalan est très direct, avec beaucoup de monosyllabes, alors que le français est plus discursif, cela m’a obligé quelques fois à composer des vers d’une longueur à mes yeux excessive.

Mais là encore vous touchez à la vérité car j’avoue que ces regrets sont là  surtout pour rendre sensible à un aspect de l’œuvre qui pourrait n’être pas suffisamment entendu et ont donc un petit quelque chose de réthorique…

 

 


[i] Remarque de Mme Marie-Claire Zimmermann, ancienne directrice du Centre d’études catalanes de l’Université Paris-Sorbonne (article publié dans l’ouvrage collectif « les exils catalans en France » PUPS, 2005)

 




Entretien avec Louis Dubost, précédé d’une lecture de ses poèmes

 

 

A force
de jouer à vivre

on n’écoute plus
le temps venir à soi

… « et le temps s’enfuit sans tourner la tête ».

Voici un recueil de quinze pages à peine qui tiendra lieu de compagnon de route à beaucoup d’entre nous.

Le vers à l’amble calme, parfaitement, aborde le grand âge, le « bord de l’abîme ». Parfaitement, mais que veut-on dire par perfection ? sinon une adéquation entre le sujet et la langue pour le dire. Et ce rien en plus, le génie.

Les fêlures et le reflux
vous entraînent vers
les sources d’une existence
aux trois-quarts parcourue

Se pencher sur sa jeunesse est un exercice courant, souvent dans le but de transmettre aux jeunes gens quelques recettes d’agitation. Là, c’est une autre offrande. Le poète veut-il retrouver quelque désert intact, une belle ruine ? non, un réel que  viennent masquer d’ordinaire les ramures généalogiques. Lisons la suite :

en leur creux et reliefs
l’ossuaire natal
son silence
solaire.

 

Plus que jamais solaire, en effet, Louis Dubost n’est pas ingrat, ne reproche rien à cette longue vie qui lui a appris à vieillir. Ni reconnaissant, il regarde juste, d’un regard aiguisé, jamais blessant.

Et puis, il y a mieux à faire que d’imiter Sénèque. Commencer par ne plus espérer donner un visage à ce qui n’en peut avoir et demeurer là « embrumé de lumière ».
Mais surtout « attendre / intransitif ».
Libéré des objets (directs ou indirects)

en peau de chagrin
un peu plus recroquevillée
sous le soleil toujours plus haut.

Chaque nouveau jour est comme le dernier mot du poème, il vient à point.

Éviter de disserter trop pesamment sur ces pages si bellement et simplement imprimées au plomb, et libres d’être cousues par leur lecteur en cas de grand vent. Il vaut mieux revenir aux poèmes, directement, là, dans le soleil.

 

Trois questions à Louis Dubost :

 

— À la lecture de Fin de saison, je me demande où vont vos pensées, dans l’abîme ? vers le soleil ?

         Fin de saison rassemble une bonne douzaine de poèmes tirés d’un ensemble en cours d’écriture sur le thème du « vieillir / mourir », ce qui n’est pas très original compte-tenu de mon âge — cette année, j’arrive à l’âge de mon père lorsqu’il est décédé. Me voici donc au bord de l’abîme (la mort) mais encore debout sous le soleil (la vie). Plutôt que ressasser avec regret et angoisse le passé (qui n’est plus), j’essaie d’envisager avec une sérénité minimale ce qui « est » à venir, le restant à vivre. Certes, la fin est inéluctable mais cette contrainte « métaphysique » ouvre un espace de liberté au poème : non pas un assemblage de mots (innocents), mais un langage qui ait du sens, qui précise le sens de tout ce qui est la vie. Ce qui me préoccupe, ce n’est pas tant mourir que « cesser » de vivre : : tant qu’on peut parler ou écrire, on n’est pas mort. En ce sens, j’espère, comme tout jardinier, une « belle » fin de saison ! Là aussi, je n’invente rien, je m’inspire de quelques « éveilleurs de pensée » qui m’ont marqué, tel par exemple Épicure.

 

— Un petit tirage, soigné, pour qui écrivez-vous ?

         Oui, c’est un sobre et beau petit livre, typographié à l’ancienne et avec des pages non coupées. Il faut en féliciter le jeune éditeur, Julien Bosc, dont le choix de la fabrication des livres est à rebours des technologies nouvelles, apparemment. Certes, un petit tirage (200 ex.), pas seulement modeste mais « honnête » : l’éditeur promet ainsi de trouver 200 lecteurs, ce qui tout de même rend l’auteur un peu moins seul ! Dans ma vie antérieure d’éditeur, lorsqu’on me posait ce genre de question, je répondais que je savais faire 100 livres à 1000 ex., mais pas 1 seul livre à 100 000 ex. ! Au Phare du Cousseix, j’écris pour 200 lecteurs, puisque telle est l’offre ; si la demande augmente, on peut toujours opérer un retirage !

 

— En tant qu’éditeur, vous recommandiez aux jeunes impétueux qui voulaient à tout prix se faire imprimer de commencer par lire les autres poètes. Sans doute vendiez-vous moins de livres « Au dé bleu » que vous ne receviez de manuscrits. Que vous inspire le fait que maintenant chacun puisse faire son livre sur internet ?

                  Lors de l’aventure du « Dé bleu », bon an mal an, je recevais environ 500 manuscrits… Dont des romans, des nouvelles, des thèses de doctorat, des recettes de cuisine, etc. Et de la poésie dont les auteurs ignoraient mon catalogue et les choix qui orientaient ma pratique éditoriale. Ça m’a agacé et j’ai écrit une Lettre d’un éditeur de poésie à un poète en quête d’éditeur (éditions Ginkgo) : elle n’a rien perdu de sa pertinence et elle est encore distribuée en librairies : qu’on la lise ! Aujourd’hui, chacun peut publier un livre sur internet ce qui a des avantages : l’auteur a enfin son livre qui lui permet d’exister ès-qualité ; et c’est autant de manuscrits inopportuns qui n’atterrissent plus chez les éditeurs. Mais aussi des inconvénients : comment trouver des lecteurs pour ce livre-bouteille jeté dans les océans de la web-planète ? Question récurrente pour tous les « faiseurs » de livres. C’est tout de même quelque part « des » lecteurs qui « font » un écrivain.




Contre le simulacre : réponses de Bernard PERROY

1 - Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ?
Il me semble que ''l'action'' de la poésie passe d'abord par un ''mode d'être''. La poésie oppose un ''mode d'être'' à tous les ''faire'' que la vie de la Cité et nos sociétés occidentales en particulier nous proposent. Le poète est un ''réceptif'' : ce qu'il écrit suppose un mode d'attention aux êtres, aux choses, une ''qualité de présence'' qu'il s'efforce de vivre tout en sachant bien qu'à ce niveau, nous sommes tous de perpétuels apprentis ! Nous sommes ''en chemin'', et c'est bien ce ''chemin'' - « ce long périple » selon Charles Juliet ((Charles Juliet, « Ce long périple », éd. Bayard, 2001)) — qui est intéressant et que traduit le poème. Ce chemin est à lui seul une ''parole'' à donner vis-à-vis de nos sociétés prises souvent dans un tourbillon, une course effrenée après l'argent, la réussite, le paraître, l'efficacité, etc.
Alors oui, le poéte délivre au sens large un message ''politique'' et ''révolutionnaire'' ! Son mode d'être est une action ''à contre-courant'' de la dissipation ambiante de la vie de la Cité, de ce « divertissement » dont nous parle Pascal, d'un ''espace-temps'' si rapide et si fugace, etc. Et pourtant « chaque fois que tu veux connaître le fond d'une chose, confie-la au temps » écrit Sénèque ((Sénèque, « De la colère », éd. Les Belles Lettres, 1922, 7e tirage 2012)). Le poète, et surtout ses poèmes, sont sans doute là pour nous faire vivre ce « temps » et retrouver ce « fond des choses »…
Le ''chemin'' évoqué – chemin de vie, chemin d'écriture, « chemins d'encre » pour le poète et marcheur Michel Baglin ((Michel Baglin, « Chemins d'encre », éd. Rhubarbe, 2009)) – est un chemin d'authenticité et de dépouillement, dans lequel on ose se montrer fragile… Et ce n'est pas à la mode ! Face à la ''dictature du paraître'', je me vois davantage en tant que poète opposer l'éloge de la fragilité, de la gratuité aussi, et de la gratitude !  La poésie fait passer, s'il se peut, ce quelque chose d'invisible qui se cache derrière nos masques et nos apparences. D'une manière plus générale, la poésie révèle le secret et la quête du (des) cœur(s), l'intérieur du regard…
On est loin d'un discours ''militant'' bardé de certitudes, d'une poésie ''sociale'', ''politique'' ou ''religieuse'' qui ne serait qu'un support pour ''fourguer'' à tout prix un message… « Vecteur de communion, la langage de la poésie est à l'opposé des joutes politiciennes » écrit Yves La Prairie (( Yves La Prairie, cité dans « Vous avez dit  ''poésie'' ? », éd. Sac-à-mots, 2003)). Ce ne serait plus de la poésie si celle-ci tenait un discours de politicien ! La poésie ne peut être, au sens strict, ''œuvre sociale'' en soi, encore moins devenir ''poésie de la Culture'' ou ''poésie d'état'' ! Elle se doit d'être ''en marge'' et elle le sera toujours ! C'est lié à sa nature. En ce cas, oui, elle est  révolutionnaire, elle est une ''empêcheuse de tourner en rond'', mais pas avec un discours ''usuel'' ou ''politique'' ou ''utilitaire''.
2 - « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?
Le péril aujourd'hui est celui de l'homme malade de la ''communication'' ! Tant de moyens (au demeurant très utiles et ''géniaux'' !) pour communiquer en temps réel de par le monde entier devenu ''un petit village''… Mais paradoxalement, l'homme ne s'est jamais senti aussi seul. Monde virtuel, rencontres et amours virtuels, etc. Une juxtaposition d'individus, beaucoup d'individualisme, une perte de sens, etc. Guerres et misères matérielles et/ou morales sont toujours au rendez-vous... La ''communication'' ne remplacerait donc pas la ''communion'' et l'épaisseur d'une véritable rencontre ? Et le langage perd de sa teneur, de sa saveur, lorsqu'il n'est plus au service de la rencontre vraie et de l'amour. Il se délite, se fragmente, au service de beaucoup d'illusions…
Devant cela, l'urgence d'une ''autre'' parole s'impose, une parole qui jette de vrais ponts ! « C’est qu’un poème s’adresse toujours à quelqu’un » écrit Ossip Mandelstam ((Ossip Mandelstam, dans son célèbre essai « De l'interlocuteur » où il avoue être « le destinataire secret » d'un poème de Ievgueni Baratynski, maître de la « poésie métaphysique »)). Ce poète russe qui meurt au Goulag en 1938, insiste sur la rencontre qui se fait du côté du destinataire-lecteur vis-à-vis du poète-envoyeur. Cette reconnaissance se vit comme une réciprocité amicale, intrinsèque à la vie du poème et comme contenue par lui. Qui n'a pas déjà expérimenté cela ? Nous nous sentons alors rejoints dans les fibres profondes de notre être, comme ''compris'' par l'auteur exposant ce que nous expérimentons nous-mêmes. C'est bien pour cela que nous lisons de la poésie : pour faire cette ''expérience de poésie''. Se forme ainsi comme une ''communauté poétique'', interactive, vaste confrérie qui dépasse les frontières géographiques et temporelles ! Jean-Marie Barnaud dans un interview ((Jean-Marie Barnaud, dans la revue « Friches » (n°118, mai 2015) pour un dossier qui lui est consacré.)) cite Celan qui compare le poème à « une poignée de mains ». Barnaud poursuit en précisant que le « comment dire » du poème « devrait coïncider avec la nécessité de désencombrer la parole des artifices par lesquels parfois elle se montre ». Retrouver une parole habitée, vraiment vécue. Claude Vigée constate de son côté : « Curieuse époque que la nôtre : tout le temps, tout l'espace du monde deviennent simultanés. Mais le présent vraiment vécu, celui dont on jouirait hic et nunc, est évacué comme superflu. L'ubiquité artificielle de la technologie a dévoré l'instant unique de la vie. » ((Claude Vigée, « Cahiers de Jérusalem, 1998-2000 » cité dans « Passage du vivant », éd. Parole et Silence, 2001)).
La poésie fait évidemment profondément partie de ce langage de « l'instant unique de la vie » expérimenté par le poète et que le lecteur expérimente à son tour en le lisant ; cette ''action''  poétique est ''réparatrice'', elle ''sauve'' effectivement ! Elle nous réintroduit dans la profondeur et la qualité d'un moment vraiment vécu, d'une expérience et d'une relation d'autrui à autrui. Alain Suied écrit : « La poésie lutte contre les dragons de l'illusion pour retrouver la lumière de la naissance à soi et à l'autre. » ((Alain Suied, cité dans « La poésie, c'est autre chose, 1001 définitions de la poésie », éd. Arfuyen, 2008))
En réaction à ce péril de la solitude et du manque de sens (qui engendrent tant d'amertume et de violence), on assiste - comme peut-être jamais auparavant - à une floraison impressionnante et très diversifiée d'initiatives en poésie, chez les petits éditeurs, les revuistes sur papier ou en ligne (riche et heureuse utilisation du net cette fois, comme avec « Recours au poème »!), les rencontres de toutes sortes : initiatives à échelle humaine quand on sait que le bien est discret, qu'il ne fait pas d'éclat d'envergure comme le bruit des guerres et des catastrophes… « Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu'une forêt qui pousse » dit un proverbe asiatique. Dans toute cette « forêt » d'initiatives, je pense à Yves Perrine éditant ses ''minuscules'' : de tout petits recueils lâchés comme autant de trésors et de perles précieuses. Je pense à l'expérience des ''Livres pauvres'' de Daniel Leuwers qui font se rencontrer peintres et poètes pour collaborer à la fabrique du ''bel objet''. Je pense bien-sûr à tous ces ''festivals'' de poésie petits et grands qui sont encore, quoi qu'on en dise, de véritables lieux de distribution, de rencontres, d'amitiés, etc. La poésie fait œuvre d'unité : je pense à l'amitié qui nous lie depuis longtemps Rachid Koraïchi et moi, lui originaire d'Alger, plasticien, d'obédience soufie et moi originaire de Nantes, poète, d'obédience chrétienne. Je prépare un troisième ouvrage avec Rachid, lui pour les encres et moi pour les textes ((Après « Cœur à cœur » et « Une gorgée d'azur », éd. Al Manar)).
3 - « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?
Oui bien-sûr ! Me revient cet adage connu attribué à Socrate et que Molière a repris dans l'Avare : « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger » ! A quoi bon la santé du corps, le confort matériel et tous « les biens de ce monde » comme l'écrit René Guy Cadou (( titre de son dernier recueil terminé quelques jours avant qu'il ne meurt dans la nuit du 20 mars 1951)) - ces biens que tous les slogans publicitaires nous font miroiter comme seules conditions de bonheur – à quoi bon tout cela s'il n'y a pas la santé de l'âme et l'espérance du cœur ? Avoir du pain, mais perdre le sens et le goût de la vie ? Subsister, mais pour rester seul, sans avoir au moins quelqu'un pour qui vous comptez, qui vous aime et vous parle, que vous pouvez aimer, avec qui vous pouvez parler, échanger ? Mieux vaut mourir affamé plutôt que sans amour ! Le ''pain de la parole'', de celle qui restaure parce qu'elle est vraie et vous rejoint au cœur – ce que fait particulièrement la poésie -, c'est ce qui nous fait vivre. Parole, parce qu'il y a quelqu'un à qui parler, à écouter : parole et partage vont ensemble. Sans partage, c'est la mort de l'identité, c'est la mort de l'âme, c'est le « Visage menotté »  comme l'écrit Salah Stétié ((Salah Stétié, « Carnets du méditant », éd. Albin Michel, 2003)). C'est ce que l'on peut malheureusement apercevoir dans la rue, le métro…
4 - Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?
S'il y a un combat, s'il y a lutte et action, c'est pour ouvrir à plus de dialogue, de communion entre les êtres de la Cité, désamorcer les polémiques stériles, les querelles de chapelle, les ignorances, les indifférences, les replis identitaires qui sont un poison et un vrai danger aujourd'hui. Espérer plus d'humanité, oser délivrer un message d'émerveillement devant l'énigme et la beauté de la vie, de la nature, d'une personne, d'un visage… Meschonnic s'est souvent et magnifiquement arrêté sur le mystère du visage ((Henri Meschonnic, « Tout entier visage », éd. Arfuyen, 2005)) qui dévoile et cache en même temps, le secret, l'intimité du prochain… Un prochain que l'on respecte donc. La poésie provoque ce saut d'ordre ''qualitatif'', et non ''quantitatif''.
Mais la ''révolution'' est d'abord à faire en soi-même comme nous l'explique le superbe texte de René Daumal édité par Recours au Poème ((René Daumal, « La guerre sainte », réédité par Recours au Poème éditeur, 2015)). Le monde ne peut ''changer'' que si nous nous ''changeons'' nous-mêmes ! Changer notre cœur, élargir toujours l'espace de notre tente intérieure…  C'est un rude travail que le temps et la vie se chargent en général d'accomplir si nous sommes ouverts à cette œuvre… Tâchons de ne jamais nous aggripper à nos certitudes, nos avoirs matériels, physiques, intellectuels, spirituels… Partir sans cesse à la découverte de soi-même et de l'autre, ouvrir nos yeux au fur et à mesure que nos illusions tombent quand nous nous frottons aux principes de réalité de la vie, et du ''vivre ensemble'', tout en ne nous lassant pas de voir le merveilleux trésor qui se cache en chacun de nous et dans cet « extraordinaire du quotidien » dont parle si bien le poète Gilles Baudry  ((Gilles Baudry, « Invisible ordinaire », éd. Rougerie, 1998)).
Cette ''révolution intérieure'' est à opérer continuellement car bien-sûr, nous avons toujours cette fâcheuse tendance à nous ''récupérer'' ou à nous enliser ! Se battre en soi – et donc aussi sur le papier - contre la médiocrité, la facilité, les pièges de la parole ou de l'écriture, les habitudes, les fatigues, l'usure, le découragement, etc. Chaque matin, se replacer dans la bonté, la beauté, la nouveauté, l'espérance… Sans être naïf, mais bien au contraire, c'est à travers l'épaisseur-même de toutes nos épreuves que nous allons vers cette ''seconde enfance''… Ne pas être ''repu'', nourrir notre ''soif'' et cultiver l'émerveillement ! Marcher ! Exister ! Marcher pas à pas, même si c'est en boîtant. Salah Stétié écrit ((Salah Stétié, « Carnets du méditant », éd. Albin Michel, 2003)) : « On n'apprend qu'en boîtant » et : « L'humanité est ce lieu bancal où j'habite ». Beau raccourci, extroardinaire de réalisme et d'espérance ! Stétié nous confie combien l'art de vivre - et d'écrire donc - ne consiste pas à être ''parfait'' : c'est marcher en apprentis, comme tous les enfants du monde ! Je désire et supplie d'avoir la force, tout en me sachant si pauvre et si bancal, de continuer de marcher pour apprendre, pour désirer, pour vivre, pour écouter, pour  « écrire comme on écoute » (Gilles Baudry), pour écrire comme on tombe, comme on se relève, comme on découvre les choses entre les larmes et la joie, l'ombre et la lumière ; à pas d'homme, vraiment… « Ainsi s'applique l'appauvri, comme un homme à genoux qu'on verrait s'efforcer contre le vent de rassembler son maigre feu » écrit Philippe Jaccottet ((Philippe Jaccottet, dans le poème « Le travail du poète » dans le recueil « L'ignorant », éd. Gallimard, 1980)).
5 - Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ? En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?
La poésie, cet ''inutile indispensable'' ! La poésie, comme la beauté, peuvent être prises pour un luxe devant toutes les urgences que suscitent la vie tout court et les misères, les violences, les injustices de ce monde vis-à-vis desquelles il faut effectivement agir... Alors ? La poésie, peine perdue, simple passe-temps, utopie ? Pourtant, la poésie n'est pas en dehors de la vie et ''dessine'' d'autres urgences ''en amont'' de toutes celles que l'on vient d'évoquer. Salah Stétié l'exprime à sa manière : « L'avenir de la source est la source, non le fleuve. Ne sois jamais fleuve » ((Salah Stétié, « Carnets du méditant », éd. Albin Michel, 2003)). Le langage poétique a affaire avec ce ''langage originel'' que tout homme porte en lui, langage qui véhicule la quête et les questions ultimes qui habitent chacun de nous.
J'aime à ce propos citer René Guy Cadou : « La poésie n'est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles, usuelles comme le ciel qui nous déborde » et toujours en forme de fausse boutade : « J'aimerais assez cette critique de la poésie : la poésie est inutile comme la pluie » ((René Guy Cadou, « Usage Interne », éd. Les Amis de Rochefort, 1951, rééd. dans « Poésie la vie entière », éd. Seghers, 1977)). Sans eau, sans pluie, pas de vie ! Sans cette recherche de sens face à tout ce qui le dépasse, en lui et autour de lui, et sans la possibilité de l'exprimer d'une façon ou d'une autre, l'homme étouffe, se déssèche, meurt : la mort de l'âme, comme nous l'avons exprimé plus haut, étant pire que celle du corps ! L'homme perd sa liberté, sa dignité… Toutes les dictatures l'ont si bien compris ! Le mystère de la vie, le mystère de l'homme, dépassent l'homme ! De tout temps, l'homme cherche à exprimer cela, et le langage de la poésie est l'un des moyens privilégiés pour le faire. L'homme a ce besoin viscéral d'exprimer, à travers l'épaisseur-même des « choses usuelles » de notre quotidien, ce « ciel qui nous déborde » et qui suscite en nos âmes cet élan du désir. « Seul l'élan compte, le courant qui jaillit entre les mots, qui circule et entraine » écrit Gérard Bocholier ((Gérard Bocholier, « Le poème, exercice spirituel », éd. Ad Solem, 2014)).
Comme nous le constatons chaque jour, l'homme est un être d'amour, de partage, et donc de langage. La poésie est l'un de ces langages qui nous empêchent de nous installer et de ''tourner en rond'' dans le désert stérile de nos habitudes de vie, de nos habitudes ''langagières'', de nos enfermements, de nos indifférences, etc. La poésie, cet ''oasis du langage'' dans le langage, dans le désert utilitaire du langage ordinaire ou informatique, vient revivifier les mots que l'on n'aperçoit plus, donner respiration, ouvrir, éclairer, surprendre… « Un poète se reconnaît, non pas à sa façon de placer les mots, mais de les déplacer » écrit Gérard Le Gouic ((Yves La Prairie, cité dans « Vous avez dit  ”poésie” ? », éd. Sac-à-mots, 2003)). « La poésie désigne cet état de la conscience à vif qui, jouissant de l’inconnu et de l’imprévu, récuse toute clôture du sens, c’est-à-dire toutes ces scléroses, concepts péremptoires, identifications fixes, catégorisations en tout genre qui répriment la vie, ce mouvement perpétuel, et nous font manquer la réalité telle qu’elle est vraie… » écrit Jean-Pierre Siméon ((Jean-Pierre Siméon , « La poésie sauvera le monde », éd. Le Passeur, 2015)). « Joue ce que tu ignores, joue au-delà de ce que tu sais » s'exclame Miles Davis ! A travers le visible, débusquer l'invisible, à travers le connu, l'inconnu pour avancer, se laisser transformer, se laisser irriguer d'une sève vitale pour soi, pour les autres… En écho à la célèbre affirmation de Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde », Jean-Pierre Siméon choisit pour son dernier ouvrage un titre ambitieux : « La poésie sauvera le monde ». De quelle manière la poésie, tout comme la beauté, peut-elle « sauver le monde » ?
L'homme, comme nous le disions, est un être d'amour et donc de langage : à moins de lui mettre un bâillon sur la bouche - ou une camisole mentale – l'homme pour vivre doit pouvoir exprimer son cri, de douleur ou d'émerveillement : face à la laideur qui émane d'une façon ou d'une autres de nos lèpres ; face à la beauté qui émane d'une façon ou d'une autre d'un mystère d'harmonie ; cri, émerveillement et questionnement sont vitaux pour que l'homme reste humain et grandisse en humanité pour lui-même et pour les autres…  Je pense au cri d'exil d'un Salah Al Hamdani ou à ces hymnes magnifiques pour les « choses usuelles » que nous chantent Francis Ponge, Guillevic et aujourd'hui James Sacré… La poésie développe cette attention particulière pour la nature et pour la condition humaine, les exaltant et/ou les recevant dans l'humilité de l'incarnation-même des choses qui recèlent bien plus  que ce que nous pouvons imaginer... « La vérité est déjà dans cette petite lueur de l'aube aux interstices des volets, dans cette pâleur qui, chez Hugo, est signe de la présence de l'invisible (…) Lueurs pareillement envoyées aux hommes entre les mots ! » écrit Gérard Bocholier ((Gérard Bocholier, « Le poème, exercice spirituel », éd. Ad Solem, 2014)). La poésie développe un éveil de la conscience, traduit également une quête existentielle. Je pense au bel et authentique recueil de Guy Allix « Le sang le soir » ((Guy Allix, « Le sang le soir », éd. Le Nouvel Athanor, 2015)). C'est en tout cas toujours la restitution authentique d'une expérience de rencontre avec les choses, les êtres, soi, l'autre ou l'Autre... Il y a d'ailleurs beaucoup de ponts à faire – mais pas d'amalgame – avec la philosophie ou l'expérience mystique : René Char avec Héraclite et Heidegger ; François Cheng ; Rûmi ; St Jean de la Croix ((« La nuit obscure », le « Cantique spirituel », la « Flamme d'amour vive » sont magnifiquement traduits par Jacques Ancet, éd. Poésie/Galimard, 1997, rééd. 2005))… Tant que l'homme, particulièrement dans l'art, pourra crier, s'extasier, réagir, s'interroger face au mystère de la vie, de sa vie, de nos vies avec leurs merveilles et leurs blessures, il restera ''humain'' – aux antipodes des extrémismes meurtriers quels qu'ils soient - et il sera sauvé !

 

J'ai l'envie impérieuse de conclure par un extrait des poèmes de Jean Joubert ((Jean Joubert, « L'alphabet des ombres », éd. Bruno Douvey, 2014)) :

Jardinier, arme-toi de ta sueur,
salue le ciel,
remue la terre la plus noire.
(…)
Et tu verras enfin jaillir de longues phrases
riches de fruits souverains
et d'oiseaux de lumière.

 

 

Présentation de l’auteur




Contre le simulacre : réponses de François Perche

 

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Le poète écrit à l’abri de la page blanche, il prend le pouvoir sur les mots. Il n’est pas à l’écart de lui-même. Il est lui-même dans sa poésie. Jusqu’à la limite.

La poésie brûle. Elle est faite de feu. Elle est braise qui ne devient jamais cendre. 

Parfois le poète s’ouvre au monde, parfois il est habité par un sentiment de révolte. La révolte et la lutte inspirent la démarche poétique et artistique. Il peut pousser l’ivresse des mots jusqu’à  l’ivresse révolutionnaire.

Mais la révolution uniquement par les mots me paraît illusoire. Je ne pense pas que la poésie puisse démolir et recréer un monde.

La contestation poétique doit se rapprocher de la contestation politique, si elle veut être efficace. Comme par exemple le mouvement Dada à Berlin, en prise avec un véritable souffle révolutionnaire.

Celui de Munich, par contre, se concentre uniquement sur le désir de destruction, sans engagement révolutionnaire.

De même les surréalistes. Ils apparaissent comme un groupe de petits bourgeois, affiliés au parti communiste stalinien d’alors, qui veulent briser les carcans artistiques sans développer aucune critique sociale, mais uniquement celle de la religion, du conformisme, de l’ordre moral. Ils privilégient les incantations verbales au détriment des analyses politiques et sociales. Leurs œuvres, poésie, peinture, cinéma, deviennent des marchandises, et sont récupérées par l’industrie culturelle.

Ce qui n’enlève rien à la valeur de leurs œuvres, évidemment. Mais peut-on parler de mouvement révolutionnaire ?

Le poète ne peut pas se séparer du social s’il veut transformer le monde, s’il veut essayer de donner un autre sens à la vie.

On travaille en solitaire, certes, mais il ne faut pas oublier les autres. « Mon corps est fait du bruit des autres. » Antoine Vitez.

 

 

2)   « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin paraît-elle d’actualité ?

Écrire est un acte laborieux, brûlant. Si lire c’est se laisser porter par le courant d’un fleuve, écrire c’est le remonter. Rechercher quelque chose qui voudrait naître, le sortir du sillon qu’on a finalement réussi à tracer, et l’intégrer dans ses mots. Avec prudence. La poésie est tellement fragile.

Pour écrire, il faut simuler sa mort. Il faut se laisser tuer par le livre en chantier. La résurrection arrive avec le point final. S’abandonner à ses mots dans un simulacre de mise à mort.

Mais est-on sauvé ?

 

3)     « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

La poésie est le vivre, aussi bien que l’origine.

Je retrouve tout au fond de moi les mots d’où je sors.

C’est ma respiration.

La poésie est la seule porte de sortie. La seule issue possible.

 

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

« À quoi sert d’écrire ? à ne pas vivre mort. » Pascal Quignard.

Écrire la poésie est une bataille qui ne peut finir. C’est une évidence. Il ne peut en être autrement. Si on ne se bat pas, la mort n’est pas loin. Il faut continuer. Il faut souffrir. Jusqu’au bout.

Un poète, avec ses moyens de poète, se doit de coller à la vie, de descendre et de demeurer dans l’arène.

Un combat à mener. Près des hommes. Avec les hommes.

« Ceux qui vivent sont ceux qui luttent », disait Hugo.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

À vingt ans, à la parution de ses Odes, Victor Hugo avait affirmé que « tout écrivain, dans quelque sphère que s’exerce son esprit, doit avoir pour objet principal d’être utile. » Et dans la préface de ce même ouvrage, il écrit « Le domaine de la poésie est illimité. »

Baudelaire :

« C’est une grande destinée que celle de la poésie ! Joyeuse ou lamentable, elle porte toujours en soi le divin caractère utopique. Elle contredit sans cesse le fait, à peine de ne plus être. Dans le cachot, elle se fait révolte ; à la fenêtre de l’hôpital, elle est ardente espérance de guérison ; dans la mansarde déchirée et malpropre, elle se pare comme une fée du luxe et de l’élégance ; non seulement elle constate mais elle répare. Partout elle se fait négation de l’iniquité. »

Que dire de plus ?

 

 




Contre le simulacre : réponses de Gabriel Arnou-Laujeac

 

 

1)     Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

     Je ne suis pas certain de pouvoir deviner le sens que vous attribuez précisément à cette affirmation   qui, me semble-t-il, peut donner lieu  à une grande variété d’interprétations.  

Je vous rejoins sur le fait que la poésie puisse être considérée  comme  un acte. Rappelons ici que l’étymologie grecque du mot poésie,  poiein,   signifie « faire ». Mais s’agit-il d’une « action politique » ? Il m’apparaît, au contraire, que l’action poétique est  parfaitement libre des contingences et de la nécessité  auxquelles l’action politique est soumise et qu’elle a pour devoir de gérer.  A l’inverse,  en paraphrasant Nicolas Diéterlé, le  poète peut se permettre de contourner le monde pour voir, derrière, le Monde. Au fond,   la poésie est essentiellement une vision  —  l'art de voir  l'Invisible dans le visible et  l'Imperceptible dans les objets des sens. Certes, un tel regard porte en lui une dimension « révolutionnaire », en ce sens qu’il tranche avec l’aveuglement nihiliste qui gouverne notre époque (et il conviendrait certainement à notre époque  non pas  de voir plus, ni même de voir mieux,   mais de changer radicalement de regard). 

La poésie, dans son acception la plus élevée,  est une vision spirituelle sur laquelle la théorie a peu de prise.  Quelques poètes occidentaux l’ont su intuitivement. Ainsi Arthur Rimbaud,   dans la fameuse lettre dite du voyant : « Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant ». Ou Jean Cocteau dans Opéra : « Toute ma poésie est là : Je décalque / L’invisible (invisible à vous) ».  Le poète voit et donne à voir au-delà des apparences trompeuses,   dans une tentative de communiquer ce qui se situe au-delà du langage, « car la poésie, observe Fray Louis de Léon, n’est rien d’autre qu’une communication du souffle céleste et divin ». Si elle n’est pas traversée par ce souffle, elle ne vaut alors guère mieux qu’un bavardage de plus.

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin paraît-elle d’actualité ?

     Indiscutablement, l’humanité traverse une crise profonde. Toutes les espèces vivant sur la terre sont aujourd’hui menacées,   dans leur existence même, du fait de l’activité humaine. Plus de 26 000 espèces issues de la faune et de la flore disparaissent en moyenne chaque année. Par ailleurs,  les besoins alimentaires croissants, en raison du triplement de la population mondiale depuis 1950, sont mal gérés sur le plan de la politique agricole et provoquent  une déforestation sans précédent, ainsi qu’une  explosion de la sous-nutrition dans les pays du Sud. D’après l’UNICEF, une personne meurt de faim dans le monde toutes les 3,6 secondes…Pourquoi ? Gandhi — prêchant dans le désert sans eau que représente l’individualisme  tout-puissant de notre époque —  répondrait que la terre a suffisamment de ressources  pour subvenir aux besoins de tous, mais pas pour assouvir l’avidité de chacun. Or, aujourd’hui, l’extrême avidité d’une  minorité  d’individus suffit  à compromettre  la satisfaction des besoins du reste de l’humanité.  Tous les indicateurs statistiques montrent une évolution défavorable  de la répartition des richesses depuis vingt ans. A l’échelle mondiale, les 80 personnes les plus fortunées possèdent autant de richesses que les 3,5 milliards les plus modestes[i]. Même dans les pays riches, les inégalités se creusent  un peu plus chaque année : au seuil de 50 % du revenu médian après transferts sociaux,  20% des Américains vivent au dessous du seuil de pauvreté et 14% de Français, ce qui représente une augmentation relative de 29 % depuis 2002 en France, alors que ce taux n’avait jamais cessé de baisser depuis les années 70. En conséquence, la première fois depuis plusieurs générations, les français nés après 1968 sont, en moyenne, sensiblement plus pauvres que ne l’étaient  leurs parents au même âge[ii]

Mais la misère de notre époque ne se limite pas à a son expression matérielle. Il existe aussi une forme de faillite spirituelle,  une désorientation profonde qui permet par exemple au marché de la drogue d’être celui qui connaît la plus forte croissance au niveau mondial.  Il est devenu le deuxième marché économique au monde, devant le pétrole et juste derrière la vente d’ armes[iii] !  Ajoutons qu’en parallèle du trafic de drogue, le marché licite des nouvelles substances psychoactives (drogues de synthèse  et euphorisants légaux) prolifère à vive allure  — plus 50% entre 2009 et 2012[iv] —  et celui des « pilules du bonheur » connaît un succès que rien ne semble ni pouvoir ni vouloir arrêter. La France est d’ailleurs la championne du monde des pays consommateurs de psychotropes : un quart de la population française en consomme quotidiennement.  Qui ne connaît pas, dans son entourage, quelqu’un qui ne peut ni s’endormir sans avaler un somnifère, ni affronter sa journée sans un antidépresseur ou un tranquillisant ? Ces réalités sont significatives du profond mal-être intérieur éprouvé par  beaucoup de nos contemporains, qu’ils l’admettent ou le dénient.

     Venons-en à la citation d’Hölderlin. Ce dernier s’est probablement inspiré de l’analyse que propose son ami Hegel du couple action-réaction : toute action provoquerait, selon le philosophe allemand, sa réaction contraire. Ainsi serait-il légitime d’espérer que le péril menaçant notre civilisation provoque  des réactions salutaires des Etats ou de la société civile, susceptibles de faire émerger une nouvelle civilisation, plus égalitaire, plus solidaire,  plus juste car mieux éclairée,  guidée par une conscience plus large  de l’interdépendance de tous les êtres sur cette Terre. Mais vouloir n’est pas savoir et, pour être sincère, je demeure circonspect quant à la nature profonde des réactions que la crise a pu engendrer jusqu’à aujourd’hui ; elles me semblent illustrer, trop souvent, le troisième temps de la dialectique hégélienne, en vertu duquel « ce qui sauve » ou semble sauver est porteur  d’un nouveau péril. Malheureusement, si les contradictions d’un système produisent les conditions de leur propre faillite, rien n’assure en revanche qu’elles produisent in fine celles de leur propre dépassement, c’est-à-dire qu’elles accouchent d’un système en tous points supérieur et durablement salutaire. 

Quelque chose cherche à naître aujourd’hui. Nous pouvons en percevoir les signes épars.  Mais nul ne sait ce qui viendra au monde ni quand.  Au niveau des Etats, l’approche « thérapeutique » de la crise demeure principalement symptomatique quand il s’agirait surtout de s’attaquer aux racines du mal ; non plus de se contenter de gérer l’existant,  de recourir à des mesures cosmétiques pour  tenter de rendre le visage malade de notre société moins repoussant, mais de penser et d’organiser un véritable changement de paradigme sociétal. La société civile, dans son ensemble, demeure de son côté figée dans une posture émotionnelle de dénonciation des dysfonctionnements du système existant, mais ne semble pas non plus encore prête, sauf exception, à renoncer concrètement aux acquis de ce système, c’est-à-dire à modifier profondément et durablement ses habitudes de vie, pour permettre l’émergence d’un autre monde plus juste, plus sensé et vivable pour tous. C’est d’ailleurs précisément pour cette raison  que le monde traverse une crise profonde : « il y a crise, jugeait Antonio Gramsci, quand l’ancien monde ne veut pas mourir et que le nouveau monde ne veut pas naître. »

 Une chose est certaine : la réaction engendrée par la crise profonde que nous traversons sera d’autant plus salutaire que le diagnostic établi sera juste. Or les crises politique, économique, écologique, identitaire, morale, etc., sont  autant de manifestations symptomatiques du même mal, de la même faillite spirituelle. Pour être salutaire, la réponse apportée au péril actuel devra donc spirituellement éclairée. Rappelons ici que dans le poème dont la citation de votre question est issue, Hölderlin appelait de ses vœux le salut d’un monde déchu, où les hommes seraient enfin réconciliés avec la transcendance :

« Proche est
Et difficile à saisir le Dieu.
Mais là où il y a danger, croît aussi Ce qui sauve.

Quand j'étais enfant, un dieu souvent me retirait des cris et du fouet des hommes »

 

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

     Cette citation me remémore une pensée de  Marina Tsvetaeva, parlant de  poésie : « partant de la terre - c'est le premier millimètre d'air au-dessus d'elle[v] ».

En ce qui concerne la pensée de Baudelaire, je pense que celui ou celle qui se connaîtrait  en vérité saurait, par expérience directe, que la poésie n’est pas vraiment une nourriture dont il serait dépendant pour sa subsistance, mais sa substance propre.  Ou, plus précisément,   il saurait que son être profond n’est pas différent  de la Lumière qui donne à la poésie sa splendeur, son pouvoir illuminateur et son rayonnement.  

Pour répondre à votre question, je serais  tenté de dire que la place  que j’accorde à la poésie n’est ni au-dessus ni au-dessous de cette pensée de Baudelaire, mais radicalement ailleurs : sur l’invisible sommet de ce Lieu hors de tout lieu où la civilisation védique a su l’ élever. Ainsi l’Agni-Purâna : « L’état d’Homme est difficile à atteindre en ce monde et la connaissance alors est très difficile à atteindre ; L’état de poète est difficile alors à atteindre  et la puissance créatrice est alors très difficile à atteindre[vi]».

 Si l’ensemble des poètes est de nos jours désigné, en Inde, par le terme « kavi » [vii], qui signifie « voyant » ou « visionnaire » en sanskrit,  il  désignait à l’origine une catégorie de Rishis qui jouissait d’un statut particulier.  Qui sont les Rishis ? Les livres d’indologie occidentale  en font le plus souvent les auteurs  des Vedas [viii]. Il s’agit d’une conception erronée.  S’ils étaient vraiment les auteurs des Vedas,  la tradition  les nommerait « Mantra-kartas », ceux qui ont « fait » les Mantras, or elle les nomme « Mantra-drashtâs »,  ceux qui les ont vus.  Faut-il préciser qu’il ne s’agit évidemment pas  d'une perception visuelle ordinaire ?  Ce n’est, bien entendu, pas l’œil physique qui est ici l’instrument de perception,  mais l’œil de la connaissance (jñâna-cakshuh[ix]), c’est à dire la Conscience.  C’est en effet la Conscience, qui est une des grandes définitions védantiques de l’Absolu (Brahman), qui dirige  tout selon les Upanishads, ces textes métaphysiques d’une époustouflante beauté symboliquement situés à la fin des Vedas car ils en constituent l’accomplissement : elle est l'œil (netra) et le fondement (pratishthâ) de tous les êtres et de toute chose[x].

Ainsi le Rishi, authentique kavi,  est-il capable de voir ce qui est invisible (kavih krantha darshano bhavati), la Réalité voilée derrière le réel apparent (kavaya satyashrutah[xi]) et de la donner à voir aux autres hommes.  « Directement reliés au divin par un cordon ombilical [xii] »,  il possède une connaissance directe de l’ordre cosmique manifesté dans le cours régulier des étoiles et la succession régulière des saisons à l’origine des lois qui régissent l’univers. Il est  le médiateur entre la Parole éternelle (Vâc) et les êtres humains, car sa vision intérieure dépasse, disent les Vedas, les limites de l’espace et du temps (krântadarshin).

Toute la vision de l’art et de l’esthétique classiques de l’Inde est inspirée par l’idéal incarné par le Rishi, archétype du sage accompli et du poète visionnaire qui a su  déchirer le voile des apparences,  « voir » le Réel qui nous voit sans être vu. A l’évidence, l’idéal du kavi qui en découle limite les prétendants au statut de poète ! D’autant que de nos jours comme probablement de tous temps, rares sont les kavi-vara, les poètes authentiques chez qui il existe une adéquation entre l’expérience intérieure et le dire du poème. 

Cet idéal se situe à l’opposé du type de poésie que Carl Jung qualifiait de « névrotique », majoritaire dans la poésie occidentale, où se joue la sublimation des névroses de l’auteur et l’adhésion à une certaine forme de fascination pour les replis les plus obscurs de l’âme humaine. Il se rapprocherait davantage de l’autre type de poésie que Jung qualifiait de « poésie visionnaire », celle qui atteint selon lui la réalité de la « psyché objective ». « L'essence de l’œuvre d'art, écrit Jung, n'est précisément pas constituée par les particularités personnelles qui l'imprègnent ; plus il en est, moins il s'agit d'art. Mais au contraire par le fait qu'elle s'élève fort au dessus du personnel et que provenant de l'esprit et du cœur elle parle à l'esprit et au cœur de l'humanité. Les éléments personnels constituent une limitation, ou même un vice de l'art[xiii]. »       

Dans cette perspective qui est précisément celle de la poétique indienne également, l’enfermement dans les limites de la subjectivité individuelle, si chère à l’Occident postmoderne, est un obstacle à l’inspiration la plus haute — cette forme de perception intuitive qui fait jaillir le savoir à la conscience dont le grand grammairien Bhartrihari (455-510)  fit le pivot de sa théorie de la connaissance. Plus la poésie échappe aux catégories limitées de l’ego du poète, plus elle  est inspirée ; plus elle est inspirée, plus elle donne à « voir » objectivement la Réalité telle qu’elle est,  le substrat intemporel ou l’écran immuable  sur lequel les images du spectacle temporel défilent et disparaissent. 

 D’une certaine manière, la poésie authentique « déplace le moi au plus loin » (le moi limité et mortel s’entend, triplement conditionné par l’espace, le temps et la causalité), comme l’avait pressenti Paul Celan dans Le Méridien. D’où la remarque du Professeur Louis Renou, parlant de la poésie religieuse de l’Inde antique : « Il arrive, il est vrai, que des particularités de langage ou de fond unissent ensemble les poésies attribuées à tel auteur ou à telle famille. Mais nulle part, dans cette littérature assujettie à des normes rigoureuses, on ne rencontre l’expression immédiate d’une personnalité[xiv]. »

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Peut-on réellement se battre, quand on s’imagine poète, contre autre chose que sa propre ignorance et sa propre cécité spirituelles,  sans participer du « grand simulacre » dont on se voudrait étranger ? 

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Pour voir et donner à voir la Réel qui nous voit sans être vu. 

 

 


[i] Source : OXFAM, 2015.

[ii] Source : Observatoire des inégalités.

[iii] Source : Rapport mondial sur la drogue de 2013.

[iv] Ibid.

[v] Marina Tsvetaeva, L’art à la lumière de la conscience, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1987, p. 54.

[vi] Agni-Purâna, Lecture 336, st. 3 et 4. Cité par Robert Linsen, in Les Cahiers du Sud, Marseille, juin-juillet 1941 (n° spécial "Message actuel de l’Inde").

[vii] D’après les recherches du Pr G.C. Tripathi,  cinq synonymes du mot kavi sont utilisés dans les Vedas : kâru, sûri, vipra, vedhas et, naturellement, rishis.   Kâru, littéralement le « faiseur [vii]» désigne le compositeur, le technicien, l’artisan dont l‘œuvre est parfois comparée à celle d’un charpentier ou d’un architecte (tvashtâ). On retrouve ici une correspondance avec l’étymologie grecque du mot poésie, poiein, qui signifie « faire ». Sûri (à ne pas confondre avec la divinité oraculaire de la mythologie étrusque) désigne le poète illuminé, de nature contemplative, celui qui médite dans le but de découvrir les mystères de l’univers. Vipra  est l’adjectif utilisé pour qualifier le poète érudit,   qui a fait l’expérience directe d’une réalité spirituelle  que l’inspiration - Pratibhâ - lui permet de communiquer   aux autres hommes  à l’aide de mots. Dans le Rig-Veda, un vipra n’est pas toujours un Rishi mais un Rishi, toujours un vipra[vii].   Vedhas  est le créateur par excellence, celui qui unit la connaissance et l’action. 

[viii] Le Rig-Veda ou « Veda des hymnes » est un des quatre Vedas. Deux grandes sources de textes sacrés sont reconnues dans le Sanâtana Dharma (« Loi éternelle », le nom traditionnel de l’hindouisme) : la Shruti et la Smriti. La Shruti (-litter. « ce qui a été entendu », de la racine « SHRU- » : « Entendre ») est  sans commencement (anadi), c’est-à-dire éternelle et donc d'origine non-humaine (apaurusheya) :   la révélation védique,  les quatre Vedas ( racine « VID-» : « science, connaissance ») dont font partie le Upanishads. La  Smriti (racine « SMR- » : « mémoire ») est d'origine humaine (paurusheya) : la somme de textes mémorisés et transmis  par la tradition en accord avec le contenu de la révélation des Vedas, dont fait partie la célèbre Bhagavad-gîtâ. 

[ix]  Cf. Bhagavad-Gîtâ XV, 10 et XIII, 34.

[x] Cf. Aitareya Upanishad III, i, 3.

[xi] Rig Veda, V. 57.8.2

[xii] Asmâkam teshu [deveshu] nâbhayh, Rig-Veda, I, 39,9.

[xiii] Carl Jung, in Problèmes de l'âme moderne ("Psychologie et poésie")

[xiv] La poésie religieuse de l’Inde antique, P.U.F, Paris, 1942, page 6.

 




Contre le simulacre. Réponses de Harry Szpilmann

 

 

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

            Si l'on entend le terme politique comme étant "l'organisation des pouvoirs à tous les niveaux de la vie", depuis la sphère publique jusqu'aux plus intimes espaces intérieurs, alors oui, la poésie est action politique et méta-poétique révolutionnaire. La poésie n'aurait aucun sens si elle était close sur elle-même ; c'est une pratique qui touche à des forces qui la débordent de toutes parts et qui l'enjoignent à s'ouvrir sur son dehors. Pas uniquement des forces qui ne seraient que de nature langagière ou symbolique, mais des forces de vie multiples et hétéroclites qui traversent le vivant. En ce sens, faire de la poésie, de la peinture, ou de la musique, c'est mener un combat politique ; c'est annoncer, ou rappeler, que "la vraie vie est ailleurs". Ailleurs, c'est-à-dire : sous un autre mode que celui défini par les institutions d'enseignement, la médecine et les sciences, ou les prescriptions de l'économie politique. Les forces de vie sont prises en masse dans des pratiques et des discours qui n'ont de cesse de les amoindrir, de les assujettir, ou de les juguler. C'est précisément en ces points d'absorption qu'il nous faut agir avec les moyens du bord. En l'occurrence, la parole poétique - une parole soucieuse de désensabler le désir pris dans l'étau.

            Sans doute Antonin Artaud, cet impensable survivant de l'extrême, incarna-t-il la plus exemplaire, la plus absolue des tentatives visant à inaugurer hic et nunc une nouvelle ère du vivant. Pas une seule page d'Artaud qui ne soit un appel à l'acte révolutionnaire. Mais il n'est besoin ni de sa rage ni de son expérience de la souffrance pour initier, dans l'ordre de la sensibilité, une périlleuse insurrection. Laissons à la parole le soin de nous tarauder les sangs et de nous labourer le cœur, et nous serons sous peu rappelés à des forces de vie tout entières attentives à accroître le vivant.         

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

            Cette pensée de Hölderlin fait écho en moi dans un double sens.

            Le péril : ce qui met en danger ; Ce qui sauve : ce qui résiste. Là où la menace s'accentue, s'accroissent également les forces de résistance. Plus l'oppression et la répression iront grandissant, plus elles se verront opposés, même minoritaires, des mouvements de résistance. Il me semble que tel est effectivement le cas dans tous les domaines de l'existence. A commencer par le corps : à l'invasion d'agents infectieux répond naturellement une prolifération d'anticorps. Sur un tout autre plan, le monstre de la mondialisation a engendré nombre de mouvements altermondialistes. Ou encore, la diffusion effrénée de la littérature de masse a provoqué la germination d'auteurs marginaux œuvrant dans l'ombre. Certains résistent sur le bitume comme d'autres résistent dans la langue.

            Ou alors, le péril compris comme prise de risque, et ce qui sauve comme fruits de l'inconcevable. Mais le risque pris ne garantit nullement que l'inconcevable, s'il devait être atteint, aura pouvoir de sauver. Il n'est pas rare qu'en convoitant l'inconcevable, l'esprit se condamne brutalement à la folie. Ce qui aurait possiblement pu sauver ne fait que perdre plus irrémédiablement encore. Hölderlin lui-même, ou Nietzsche, ou encore Van Gogh, font partie de ces esprits éprouvés qui en firent la terrible expérience.

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

            La première partie de cette citation relève à mon sens de l'évidence : dans la mesure où sa substance s'y abreuve, le poète, qui consacre à la parole l'essentiel de son existence, ne peut se passer de poésie, quand bien même celle-ci devrait demeurer quelque temps à l'état de latence.

            Ce serait plutôt la seconde partie de la citation qui retiendrait mon attention ; j'ai le sentiment qu'il y a dans ces mots comme un appel ou une invitation. Invitation à laisser la poésie se découvrir en chacun, appel à un type d'homme d'un genre nouveau. Comme si la poésie ne pouvait par nature se limiter à n'être que la lubie de quelques rares illuminés, mais qu'elle avait à devenir l'affaire de tout un chacun. Baudelaire semble ici nous inviter à prêter l'oreille à cette parole qui déborde largement le seul domaine des mots, à nouer ou à renouer avec cette dimension de la vie où la poésie devient plus substantielle encore que le pain nourricier. Mais cette disposition, cet accueil de la parole, on ne pourra s'en approcher sans un cheminement long et incertain à travers l'opacité qui nous compose. Quelque part sous l'image brisée gisent les clefs d'une habitation poétique de la Terre. Encore faut-il pouvoir nous montrer dignes d'aller les déterrer.

            "Et ceux qui disent le contraire ne se connaissent pas" : ces mots résonnent en moi comme un appel à l'avènement d'un homme nouveau, l'homme qui, ayant été au bout de soi, découvre que l'existence et le poétique ne font plus qu'un dans leur devenir commun.

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

            La poésie, très certainement, est une forme de combat. Mais la peinture ou la musique ne le sont pas moins. Et ce sans parler de ces centaines de milliers de personnes qui, jour après jour, mènent une lutte assidue dans chacune des alvéoles de la société. Je ne connais pas de poésie qui rampe ; ou si elle rampe, c'est que les reptations constituent son mode de résistance. Fort heureusement, la parole poétique emprunte une multiplicité de voix dissonantes, et toutes ne montent pas au front tambour battant. Il y a des combats d'une délicatesse extrême qui, pour être menés à bien, requièrent des moyens extrêmement subtils. À témoin, la parole d'André du Bouchet. Peut-être est-elle plus rampante que chantante, plus assourdie que claironnante, il n'empêche, son combat n'en est pas moins essentiel et réfractaire à tout compromis. A sa façon, du Bouchet aussi est un combattant, des plus singuliers. Or, on ne combat jamais quelque chose sans en même temps se battre en faveur d'autre chose. La question serait alors de savoir à l'encontre de quel monstre nous nous positionnons, et ces forces que l'on injecte dans le combat, en faveur de quels lendemains plaident-elles ? C'est une question très compliquée, car il est difficile de savoir clairement jusqu'à quels tréfonds l'oppression plonge ses racines. Il se peut que nous participions à renforcer cela même que nous croyions combattre. D'autant plus lorsque l'arme ou l'outil s'avère être, comme dans le cas présent, la langue, qui est de fond en comble saturée de pouvoirs indéchiffrables. Quoi qu'il en soit, la parole engage, et il convient de se mettre au clair quant à savoir quel type de puissances notre parole s'apprête à servir.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

            Si ma mémoire est bonne, c'est Lorand Gaspar qui disait quelque part que faire de la poésie, c'est une façon "d'apprendre à respirer". Cela semble peu de choses, mais cette proposition implique en vérité énormément. Sans même nous attarder sur la rythmique du corps, la dynamique du souffle, ou la musique de la langue, j'entends en cette proposition que la poésie nous enjoint à un travail visant à réaliser les conditions d'existence à la réunion desquelles l'air nous deviendrait enfin respirable. On étouffe là où l'air pur fait défaut. Or, force est de constater que les espaces respirables se raréfient, et que nous nous voyons bien souvent contraints d'adopter une rythmique aliénante qui nous prive de respiration propre. Il est totalement vain d'espérer "apprendre à respirer" dans un monde qui s'ingénie à saper le souffle à la racine ; la respiration ne pourra trouver ses modulations propres qu'en conjonction avec l'émergence d'une terre désireuse de lui offrir de l'air à sa mesure. Et la poésie, à l'instar de toutes autres pratiques artistiques, veille à créer les conditions d'existence de cette terre non encore advenue.

            Avec l'avènement de la parole poétique sont tous ensemble questionnés les arcanes de la sensibilité, les impalpables, les insondables, la matière brute du vivant. Partout où la culture avait jusque là fait main basse sur la question du sens et la logique des rapports, des brèches sont creusées, des failles ouvertes, des graines sont semées. Impossible désormais de se satisfaire de l'univocité, de l'opacité, de l'asphyxie. Nous sommes amenés, quelquefois malgré nous, à entrapercevoir, si proches, les lueurs de l'inconcevable, qui ne sont rien de fantasmagorique, sinon les termes encore indéfinis d'un autre mode de la Présence. Et de cela, il revient aux poètes non seulement de témoigner, mais plus puissamment encore, de par l'engagement de leur parole, d'en provoquer l'avènement. Une Terre rendue à la terre ; une terre ajustée à la Terre... Ainsi, la poésie en son accomplissement nous rappelle, ou nous annonce, à chaque scansion du souffle, qu'une autre vie est possible et que la parole œuvre ardemment à sa réalisation.

            La terre n'a pas dit son dernier mot, et le désir à peine a-t-il commencé à balbutier. Aussi, la poésie est une façon de garder espoir en l'homme.