Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Jean-François Mathé

 

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

D’abord, si je vois la poésie comme une action, c’est moins en songeant à des buts prémédités qu’on lui fixerait qu’à l’engagement total de l’être de l’auteur dans le cheminement bouleversant du poème, susceptible de bouleverser aussi ceux qui le liront. Le degré politique révolutionnaire de ce bouleversement, selon les voix des poètes, les fortes, les fragiles, est loin d’être toujours nettement mesurable, mais au cœur de chaque poésie authentique, du murmure au cri, existent un refus et une remise en cause du simulacre, de la dépossession de soi, de la déshumanisation à l’œuvre dans la société d’aujourd’hui. Tout poème est révolutionnaire par sa capacité de saisir, de maintenir et de transmettre la vérité du monde contre le mensonge. Oui, inconsciemment ou consciemment, la poésie est en lutte parce qu’elle s’obstine à dire ce qui donne profondément sens à la vie contre ce qui s’organise à prospérer sur l’oubli du sens de la vie :

Comment prouver
ce qui est nécessaire
ce qui est grand
sous le fouet
sous les éclats de rire
des gardiens habillés
quand on est nu soi-même
avec ses organes génitaux
tout à fait absents
quand on a peur
et qu’en face le cerf-volant
se cogne au crépuscule
avec ses six ailes déchirées.

(Yannis Ritsos, in Papiers, traduit du grec par D. Grandmont, Les Editeurs Français Réunis, 1975)

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

On aimerait bien croire à cette coexistence du mal et de son antidote. Bien des événements historiques ont donné à leur façon raison à Hölderlin (occupation de pays générant la résistance, par exemple…). Dans le contexte qui nous concerne, où le péril est une destruction à la fois spectaculaire et insidieuse de la nature profonde de l’humanité par l’automatisation, la consommation, la dénaturation des êtres et de leur environnement tant matériel que spirituel, la question sous-entend d’envisager la poésie pour remède. Si la poésie a un pouvoir contre ce mal d’aujourd’hui, il ne sera pas efficace à lui seul : il lui faudra pour alliés l’art en général, des remises en question d’un type de pensée économique, des réorientations de l’éducation, etc. La poésie, si on lui permet visibilité et lisibilité, est indiscutablement un appui, un repère : elle dit que la vie ne se formate pas, qu’elle déborde toujours les limites dans lesquelles on voudrait la cantonner à des fins de manipulation ou d’exploitation. Elle les déborde par les vraies dimensions du réel que certains poètes s’attachent à restituer, par ses prolongements dans l’imaginaire, le spirituel, l’émotionnel… Je vois le poète comme un gardien de ce repère, un gardien de phare. Quant à savoir s’il pourra, en plus de maintenir la lumière allumée, guérir la myopie voire la cécité de beaucoup de navigateurs, c’est un autre problème.

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Oui, on peut placer la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire, qui doit autant sa célébrité à sa formulation qu’à son fond de vérité. Pain et poésie, substances vitales. C’est la deuxième partie de la phrase qui justifie la primauté de la seconde substance sur la première : si on peut se passer temporairement de pain, on ne peut se passer de ce qui tisse continûment notre raison profonde de vivre (ou parfois de mourir) : s’émouvoir, rêver, s’étonner, aimer, s’inquiéter, etc., etc. Tous ces états de l’être sont la matière de la poésie et ne pas se connaître, c’est vivre sans prendre conscience que la poésie, l’art sont les révélateurs de ce que nous avons de plus intime, de plus singulier, de plus riche et de mieux ancré au fond de nous. 

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

De sa (brève mais intense) relation avec André Breton, Ferré a au moins conservé de la parole surréaliste le ton assertif, péremptoire, emphatique ! Au milieu des années 1950, période où fut écrite cette préface à « Poètes vos papiers ! », écrivaient des poètes tels que Guillevic, Dadelsen, Rousselot, Supervielle ou Reverdy pour ne citer que quelques noms : étaient-ils de ces poètes contemporains rampants que Ferré apostrophe ? Si oui, c’est difficile à avaler ! Ah ! certes, la plupart pratiquaient le vers libre, vers qui n’en est pas un comme le dit, toujours aussi nuancé, Léo dans la même préface. Car toujours selon lui, le vers libre ne chante pas. D’une part c’est discutable, d’une autre, qui affirmerait sans sourciller que la poésie doit chanter ? Nombreux sont les lecteurs qui attendent aussi et surtout qu’elle dise. Quant à l’autre assertion («… on n’apprend pas. ON SE BAT ») elle a l’avantage d’être assez vague pour qu’on en fasse un fourre-tout ! Léo Ferré est à mes yeux un très grand chanteur et poète mais il lui est arrivé de rater des virages. Je ne trouve donc rien à répondre à une question fondée sur des affirmations caricaturales.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Je ferai des deux questions une seule. Les poètes et la poésie sont absolument nécessaires dans notre époque anti-poétique. Ils et elle sont là pour ouvrir des fenêtres sur le monde que les vitres avaient figé, aplati. Ils lui rendent son épaisseur, ses lignes de fuite vers ce qu’il a de plus secret et d’invisiblement présent. Le poème crée des rencontres avec les êtres et les choses que nous n’aurions jamais faites sans lui, parce qu’en glissant sa vie dans la vie, la parole poétique crée des émotions, des vérités, des évidences inédites que le langage usuel (encore appauvri par la fausse communication actuelle) ne laisse pas même soupçonner. Ils ouvrent aussi des fenêtres sur l’espace intérieur et nous y révèlent des pouvoirs de mieux ressentir et comprendre qu’une part de nous, quel que soit notre âge, est encore à naître ou à atteindre : on s’aventure en soi-même (et souvent plus loin que prévu) à la lecture d’un poème et au-delà d’elle.  La poésie rend la vie inépuisable.

 

 

 

 

 

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Marc Delouze

 

Il est assez réjouissant de lire que Baudelaire  a lui aussi  pu dire des sottises, mais surtout que l’on peut être un lecteur et un auteur sans tomber dans le fétichisme auquel invite souvent la citation de la troisième question.

En guise de présentation, citons ces mots de Jean Miniac dans un récent article de la Quinzaine littéraire : « Marc Delouze est un poète de la responsabilité. En ces temps de cynisme généralisé, ce mot peut avoir quelque chose de ringard. On s’en arrangera, si l’on prend garde d’oublier que l’on passe très aisément du statut de nanti à celui de victime — la vie, hélas, nous en donne tous les jours l’exemple ! Alors il est important de savoir qu’une conscience veille et prend en charge les douleurs enfouies, recluses, “anonymisées” en quelque sorte par le caractère innombrable et massif du meurtre comme ce fut le cas dans les tragédies qu’évoque notre poète (les systèmes totalitaires nazi et soviétique sans oublier Hiroshima). Le poème dramatique de Marc Delouze cherche à rendre à chaque voix un visage, à chaque visage une voix ».

E.P.

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1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Il n’existe en effet pas UNE poésie, mais une infinité de poésies (autant que de poètes ?). Il se peut que l’une d’elles corresponde à votre affirmation… il se peut que la mienne tente plus simplement de répondre à mon besoin de voir la réalité derrière la réalité, le silence qui fait sens derrière les paroles brouillées – ce qui est peut-être aussi une manière d’action méta-poétique ?

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Wir sind nichts, was wir suchen ist alles : nous ne sommes rien, ce que nous recherchons est tout – cette affirmation de Johann Christian Friedrich Hölderlin, est sans doute une approche de réponse. Mais cette tentative d’optimisme s’est fracassée, pour le poète, contre le mur de la folie les quarante dernières années de sa vie.

Là où croît le péril, s’approche aussi la mort… qui est aussi une forme de sauvetage !

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Baudelaire a dit pas mal de conneries, comme tous les génies. Cette assertion en est une – et d’une colossale obscénité !

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Plutôt que « la poésie », j’aurais plutôt écris « les poètes ». Quand à choisir entre ramper et se battre, ce qui se cache derrière ces deux verbes me fait frémir d’instinct. Entre la soumission de l’esclave et la « combativité » du puissant (qui accouche de l’ultra libéral d’une part, du stakhanoviste d’autre part – Ferré procédant vaguement des deux), mon cœur ne balance pas, mais se retourne. Le poète que l’on dit que je suis refuse seulement ce qui lui semble contraire aux valeurs humanistes, et tente d’argumenter (dans le sens premier de « raisonner afin de donner des preuves ») par la seule force de l’exemplarité d’une parole qui essaye de ne pas tricher avec elle-même.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

La poésie pour ne surtout rien faire – ce qui me semble la position, aujourd’hui, la plus révolutionnaire qui soit. Mais n’oublions pas qu’au bout du compte (à rebours ?) le monde est beau comme une question sans réponse…

 

12 juillet 2015, Fécamp.




Elie-Charles Flamand

Bonjour Elie-Charles Flamand. C'est un grand honneur pour Recours au Poème que vous acceptiez cet entretien, et pour nombre de nos lecteurs sans doute de vous découvrir. Commençons par le début. Vous êtes né en 1928, avez été l'ami d'André Breton, êtes entré en Surréalisme puis vous en êtes fait exclure, sans que jamais votre amitié avec Breton en souffre. Voilà ce que l'internaute de base trouve sur vous. Votre bibliographie, dans la base nationale Electre, donne deux livres de vous disponibles, lorsqu'on sait l'ampleur de votre œuvre. Elie-Charles Flamand, pouvez-vous nous raconter votre entrée en poésie et votre cheminement à travers elle ?

 

Comme je l'ai rapporté en détails dans mon livre Les  Méandres  du  sens, je faisais dans ma jeunesse, à Lyon, des études de sciences naturelles et j'étais le disciple d'un grand paléontologiste, le professeur Jean Viret. Je me livrais à des recherches sur le terrain, à des fouilles, et donnais des communications à la Société Linnéenne de Lyon. J'étais également membre de la Société géologique de France et de la Société préhistorique française. Mais un événement devait bouleverser ma vie. La lecture de l' "Histoire du Surréalisme" par Maurice Nadeau, de la poésie de Paul Eluard et d'autres poètes modernes me fascina au point de me faire prendre une voie tout à fait nouvelle. J'écrivais alors mes premiers poèmes et, en 1950, je vins me fixer dans la capitale. L'éditeur et poète Pierre Seghers me fit, comme je le souhaitais tant, rencontrer André Breton par l'intermédiaire de Jean-Louis Bédouin, l'un de ses fidèles. Je devins vite l'ami intime du créateur du Surréalisme. Pendant huit ans, je pris part aux activités du groupe et publiai dans les revues qui en émanaient ("Medium", "Le Surréalisme, même", "Bief"). Depuis longtemps, cependant, je m'impliquais de plus en plus dans les doctrines spirituelles et ne pouvais vraiment adhérer au côté "noir" du Surréalisme. Je m'éloignais peu à peu du groupe et, en 1960, j'en fus exclu. Toutefois, cela ne m'empêcha pas de garder d'excellents rapports avec André Breton qui m'avait ouvert au Merveilleux et dont je garde l'empreinte et le souvenir éblouissant.  De même qu'il avait évolué à partir du néo-symbolisme pour devenir lui-même, je pense qu'au fond, il prisait assez qu'on lui résistât à condition de rechercher une conception personnelle.  Notons, pour finir, que j'ai toujours gardé un œil sur la paléontologie.  Qu'y a-t-il de plus propre à la rêverie poétique que cette science qui déchiffre les mystères des êtres souvent étranges  ayant peuplé  les mondes disparus ?  De cette fidélité témoignent une assez belle collection  de fossiles et aussi la profonde amitié   qui me liait à  Léonard  Ginsburg, hélas récemment  décédé, qui était professeur de paléontologie au Museum national d’histoire naturelle.

Quant à la poésie, je la considère comme une expérience spirituelle, une quête du sens secret des choses, un cheminement vers la Lumière intérieure, un éveil au sacré et même à l'absolu. Cela demande d'y vouer sa vie en observant une ascèse assez rigoureuse.

 

Vos propos provoquent en moi deux questionnements, sur deux chemins  a priori différents.
Le premier concerne l’ascèse : pouvez-vous nous parler de cette ascèse rigoureuse que requiert la poésie ? Quels sont les formes de cette ascèse, les moyens de sa discipline, vos rites personnels quotidiens ?

La deuxième interrogation porte sur la paléontologie : connaissez-vous les travaux d’Anne Dambricourt-Malassé, qui a formalisé une théorie de l’évolution, certes controversée par le scientisme matérialiste, mais d’un intérêt porteur d’inspiration ? Elle a découvert, en étudiant tous les vestiges de crânes anciens, que l’homme ne s’était pas adapté à son environnement extérieur, mais avait mué de l’intérieur. Un os dans le crâne, appelé l’os sphénoïde, connaîtrait à chaque saut d’espèce une torsion sur lui-même. Et cela fonderait un être inédit, à l’intelligence plus évoluée, sur les bases de l’espèce précédente. Une évolution de l’intérieur. Une mère australopithèque a dû porter et donner naissance à un être physiologiquement plus évolué qu’elle, la métamorphose ayant eu lieu dans le temps de la grossesse. Cette torsion de l’os sphénoïde à chaque changement d’espèce, du singe à l’australopithèque, de l’australopithèque à l’Homo Erectus, puis à l’Homo Habilis, au Néanderthalien et au Sapiens, Anne Dambricourt ne l’explique pas, mais elle le constate et l’a scientifiquement formalisé, donc prouvé. Sa théorie, bien que validée scientifiquement, remet en cause le néo-darwinisme et est attaquée de toutes parts par certains de ses pairs, notre modernité refusant le mouvement intérieur. De la paléontologie à l’absolu que vous évoquez en parlant de l’expérience spirituelle qu’est la voie poétique, il n’y a qu’un pas ?

 

Les travaux de Mme Dambricourt-Malassé sont en effet fort intéressants. Elle a eu raison de s'insurger contre le néo-darwinisme qui exerce une véritable dictature sur les milieux paléontologique et biologique. Déjà quelqu'un que j'admire beaucoup mais que les circonstances de la vie ne m'ont pas permis de rencontrer, un grand savant (il s'intéressait aussi à la parapsychologie), le professeur Rémy Chauvin, avait publié en 1997 un remarquable livre : "Le Darwinisme ou la fin d'un mythe". Il y soulevait, lui aussi, de pertinentes objections. L'évolution est un fait, le darwinisme n'est qu'une théorie parfois vérifiée dans la micro-évolution, mais qui ne peut expliquer à elle seule l'ensemble   de ce   phénomène si complexe.  La macro-évolution,  elle,  dans son dynamisme,  est  sans  doute  sous   la  dominance  de  l'absolu.    Mais  ces   considérations,   qui mériteraient  un  long développement, nous éloignent de notre exposé  :  la poésie, et j'y reviens.

Ce que j'ai appelé l'ascèse qui me paraît nécessaire pour l'exercice de celle-ci, correspond à de hautes exigences, telles que ne pas se laisser contaminer par cette dévaluation du verbe qui est très répandue dans notre société moderne, et aussi ne pas se conformer à un mode de vie qui, par sa facilité, nous détourne de la concentration et de la méditation indispensables si l'on veut magnifier la langue.

Une dévorante appétence intellectuelle et spirituelle m'a porté à me passionner non seulement pour la zoologie, la géologie et la paléontologie, mais aussi pour divers sujets à propos desquels j'ai souvent écrit livres ou articles.

 
L'ésotérisme, et spécialement l'alchimie que me transmit dans sa théorie et sa pratique l'admirable maître Eugène Canseliet, le disciple de Fulcanelli, me fascina. Depuis 1945, je suis un fervent amateur de jazz (le vrai) et j'ai bien connu et même entretenu des rapports amicaux avec certains de ses grands créateurs : Louis Armstrong, Baby Dodds, Sidney Bechet, Bill Coleman, Buddy Tate etc. L'art ancien et moderne sollicita longtemps mon attention et, après maintes recherches, je fis redécouvrir les peintres de la Rose-Croix de Péladan, comme Alexandre Séon, Armand Point, Alphonse Osbert, etc. Je reçus l'enseignement de certaines sociétés initiatiques. Je m'intéressai aussi à la parapsychologie et à l'ufologie.

Cela a l'air d'un inventaire à la Prévert, pourtant ces préoccupations apparemment disparates forment un "centre bourgeonnant" qui contribue à nourrir ma poésie, mais cela de façon très indirecte, subtile, bien sûr sans érudition pédantesque ni didactisme, comme vous pouvez en juger sur pièce.

 

Comment se manifeste selon vous cette “dévaluation du verbe” à l’œuvre dans nos contrées modernes ?

La "dévaluation du verbe" se manifeste sous différentes formes : particulièrement manque de rigueur et contamination par les langues étrangères, surtout l'anglais. Tout à l'heure, j'ouvre mon poste de radio et j'entends la présentatrice dire : "Vous allez entendre Peggy Lee, une grande chanteuse de jazz et de blues", or cette interprète n'est nullement cela, mais une artiste de variétés assez quelconque. Autre exemple : le mot "occasion" a presque entièrement disparu du français et a été remplacé par "opportunité" qui n'a pas du tout la même signification, c'est un anglicisme car "opportunity" est le terme qui, lui, veut dire "occasion". Cet appauvrissement de la langue, ce flou, cette inexactitude dans l'expression, dans le vocabulaire et même souvent la syntaxe, se retrouvent dans tous les medias. Une telle pollution s'étend même fréquemment à l'idiome littéraire. N'oublions pas que les grands écrivains manient le verbe avec une extrême précision et le considèrent comme sacré.

 

 

Les grands écrivains considèrent le verbe comme sacré, dîtes-vous, au regard de la pollution des anglicismes s’étendant à l’idiome littéraire. Cela pose la question du mal : l’anglicisme à fins financières percute l’identité de nos langues, et celle particulièrement du français, jadis langue diplomatique, aujourd’hui congédiée pour le confort des dirigeants et hommes d’affaires internationaux. N’y aurait-il pas d’abord la volonté du monde anglo-saxon de faire disparaître l’Europe latine ? Face à cette dévaluation de grande ampleur du verbe, le poète français que vous êtes pratique-t-il le caractère sacré de la langue pour sauver son âme ?

"Sauver son âme" est une visée purement religieuse. Quelle que soit la très haute idée que je me fais de la poésie, cela ne me paraît donc pas entrer dans ses attributions. Sa finalité est une ouverture au monde et à soi-même ;  ainsi nous aide-t-elle à prendre contact avec l'immanence qui est au cœur du premier et avec l'étincelle de l'Esprit qui habite le second.

 

 

Pouvez-vous nous parler de la pratique que vous transmit Eugène Canseliet ?

La transmission de l'Art d'Hermès se fait oralement. Le maître vérifie que le disciple médite avec suffisamment d'application les nombreux textes classiques qui sont cryptiques. "La patience est l'eschelle des Philosophes et l'humilité est la porte de leur jardin", dit Nicolas Valois. L'élève réussit quelquefois, au prix de bien des difficultés, à trouver le fil d'Ariane et à identifier d'abord la "materia prima". Il est alors guidé dans les longues et complexes manipulations au laboratoire lorsqu'il a pu deviner leurs significations et leur suite exactes. Ainsi peut-il espérer, s'il est digne de recevoir le "donum Dei", arriver à la transmutation (hélas, ce n'est pas mon cas). Evidemment, tout cela s'accomplit dans le secret.

 

 

Vous parlez des nombreux textes classiques cryptiques. Pouvez-vous nous en citer quelques-uns et nous en parler de loin en loin ?

J'ai qualifié de cryptiques les textes alchimiques, qui sont des énigmes à résoudre. Ne peuvent pas être ainsi désignés ceux de la poésie, laquelle fonctionne autrement.

 

 

Pouvez-vous également nous expliquer ce "côté noir" du Surréalisme, celui qui ne vous fascina pas et vous fit exclure du groupe ? Le Surréalisme voyait-il "tout en noir" ?

Outre son côté positif, il y avait dans le Surréalisme un rejet de la spiritualité, une négation violente et ironique de celle-ci, qui me choquaient. On y constatait un attachement à une révolution sociale ayant sans doute eu sa justification au début du mouvement, mais dont on sait maintenant ce qu'il faut en penser. S'y manifestaient aussi une grande déférence pour quelques figures comme Léon Trotsky, les anarchistes les plus extrêmes, Sade, et parfois un certain attrait pour le morbide. Ces aspects ne me convenaient guère, c'est le moins que l'on puisse dire.

 

 

Le dernier livre de poésie que vous avez publié se nomme  La part d'outre-dire. Depuis quel lieu parlez-vous, en situant ces poèmes depuis l'outre-dire ?

Ce lieu, c'est la polysémie. Comme on sait, les linguistes désignent par ce terme un signifiant qui a plusieurs significations. C'est le cas pour la poésie, où la plurivocité règne en maîtresse. Certes, il existe un sens général, une ligne directrice, mais il convient de "creuser" le texte et de découvrir ses très nombreuses richesses. Les sens sous-jacents et coordonnés, presque innombrables, se superposent et s'entrelacent, induits par les harmoniques, les suggestions, les correspondances. Ce jeu de reflets fascinant rayonne dans le miroir de méditation qu'est le poème. C'est Rimbaud qui, le premier parmi les modernes - et cela, à ma connaissance[1], n'a jamais été signalé -, a eu la claire conscience d'un tel pouvoir. Ne répondit-il pas à sa mère qui l'interrogeait en 1873 sur le sens de son œuvre : "J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens[2]."

 

 

“Ce jeu de reflets fascinant rayonne dans le miroir de méditation qu'est le poème”, dîtes-vous de magnifique manière comme pour définir la poésie. Depuis votre premier livre, publié en 1957  A un oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu, jusqu’à   La part d’outre-dire, en passant par La lune feuillée (1968), La voie des mots (1974), Vrai centre (1977), Jouvence d’un soleil terminal (1979), Attiser la rose cruciale, La Quête du Verbe (1982), L’attentive lumière est dans la crypte (1984), Transparences de l’Unique (1988), Au vif de l’abîme cristallin (1997), pour ne citer que quelques-uns des titres de votre œuvre, pouvez-vous nous parler des grandes émotions vécues par votre composition poétique ? Par cette question, nous entendons les découvertes ou les révélations que la composition de votre œuvre vous a apportées. Ce chemin de révélations est-il chemin d’approfondissement : le recueil suivant procède-t-il des révélations du recueil précédent ? Car ce miroir de méditation qu’est le poème réserve-t-il des surprises dans l’acte d’écrire ?

Au cours de ce que j'ai appelé "La Quête du Verbe", les ouvrages s'enchaînent ; non seulement des échos se croisent de l'un à l'autre, mais des aspects qui n'avaient pas été perçus, des points de vue nouveaux se font jour. L'intuition, tête chercheuse, se met en relation avec le supraconscient où demeurent les grands archétypes qui découlent de l'énergie primordiale et structurent l'être ainsi que le Cosmos. Leurs messages sont donnés par des rythmes, des visions, des allusions, des ellipses, des symboles même, des images, fuyant la logique, unissant l'objectif au subjectif ; l'on est parfois le premier surpris par l'éblouissement que procure ce qui nous est offert, son dynamisme. Cette vibration intérieure des choses, née de l'univers des essences, part principalement de cette matière première du langage : la pierrerie des mots. Mallarmé, dans son incomparable lucidité, disait à Degas qui essayait en vain d'écrire des poèmes : "Mais Degas, ce n'est point avec des idées que l'on fait des vers, c'est avec des mots[3]."

 

 

“l'on est parfois le premier surpris par l'éblouissement que procure ce qui nous est offert”, dîtes-vous. Pouvez-vous nous parler, dans un exemple de ce qui vous a été offert, d’un cas d’éblouissement personnel ?

Il est bien difficile de donner un exemple précis de ces fulgurances émanant de la cime de l'être sous forme d'images, d'associations de mots, même de vers entiers, car elles viennent s'amalgamer aux résultats d'un travail minutieux et patient sur le langage. La transe légère dans laquelle se trouve tout poète en action favorise certainement l'intrusion de ce souffle créateur, de cette flamme intuitive de l'esprit. Paul Valery, pourtant si rationaliste, ce théoricien de la poésie uniquement voulue, finit tout de même par reconnaître que "les plus beaux vers sont donnés par les dieux". Cette intervention de ce que l'on appelé "l'inspiration" est connue de tout temps. Elle a même laissé son empreinte dans l'origine de certaines langues, ainsi, en allemand, les mots dichten (composer un poème) et Gedicht (poème), viennent du latin dictare (dicter).

 
Mon cher Gwen, les principales lignes directrices de mon œuvre ayant maintenant été évoquées, permettez-moi de citer le passage suivant d'un texte important pour moi (un quasi manifeste !) : La Quête du Verbe  (essai  sur  la  poésie  hiérophanique). Daté de février 1979, il figure en tête de mon recueil Attiser la rose cruciale ; j'avais tenté alors de montrer que la poésie est une expérience spirituelle fort proche d'une démarche initiatique ou mystique.

 

Voici cet extrait :

"L'énergie vitale du Logos s'exerce dans la nature au moyen de l'Esprit Universel, médiateur entre l'Un incréé et la matière grave. Cet agent mi-corporel, mi-spirituel se diffuse dans les moindres parties de l'univers dont il maintient l'harmonie. Il met les êtres et les choses en communication ; il est aussi un lien entre l'homme et les puissances des plans subtils. C'est par son truchement que tout signifie et que tout parle à l'âme du poète, à condition qu'il ait su, par le sentiment et l'intuition, s'accorder avec l'état vibratoire de cet océan de force éthérique qui bat sous l'écorce des apparences.

Quand il a ainsi pénétré le spirituel par le moyen du sensible, le poète, imprégné de la valeur cachée du concret, saisit l'essence du phénomène et découvre l'éternel en chaque chose périssable. Il échappe aux différenciations et aux limitations de l'espace et du temps. Ayant atteint la conscience cosmique, il est devenu un avec tout ce qui existe.

Dès lors, le Verbe effusé dans le macrocosme sous les espèces de l'Esprit Universel s'insinue au centre de lui-même et y retentit clairement. La conjonction de l'absolu et du relatif tend à s'accomplir en son œuvre ; il est celui par lequel parlent non seulement l'étoile, le cristal et la mer, l'arbre, le ruisseau ou les bêtes, mais aussi toutes les forces divines en action dans la Nature ».

 

Dans "La quête du Verbe", vous évoquez le rôle du poète, la dimension initiatique de son parcours, la nécessité de s'enfoncer dans la noirceur de la Manifestation, de se départir du moi, de l'orgueil, des images inversées du Verbe, de trouver la parole perdue et ramener au monde la parole solaire. Ce parcours initiatique vaut pour le poète individu. Au regard de vos poèmes, qui sont comme des paroles prononcées par une pythie, qu'il s'agirait alors d'interpréter comme on interprète un rêve ou une prédiction, le rôle du poète vaut-il pour la communauté humaine à qui il s'adresserait ?

Le poème a pour dessein primordial de donner au lecteur une sensation d’harmonie, une jouissance esthétique que le poète tente de lui communiquer par les nombreux moyens à sa disposition : entre autres mise en valeur de l’énergie de l’expression, maillage des mots, sertissures du style, permettant la sublimation de la langue. Par ailleurs, la poésie – du moins telle que je la conçois – est une expérience spirituelle pour celui qui manie le Verbe. Et de celui-ci, ces écrits sont forcément, à un certain niveau, le reflet irradiant. Sans se prendre ridiculement pour un gourou, l’auteur est bien plutôt semblable à un artisan qui transmet, avec amour et humilité, à un compagnon le savoir-faire acquis par son travail. Ainsi, il est possible qu’il montre le chemin, accompagne et stimule dans sa démarche propre le lecteur qui cherche une évolution vers une plus grande Lumière, en agissant à la fois sur sa sensibilité et même son intelligence. Comme l’a dit, synthétiquement et de belle façon, Victor Hugo : « car le mot, c’est le verbe, et le Verbe, c’est Dieu » .

 

Propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy

 


[1] Bien sûr, je n'ai pu lire que quelques-unes des scolies écrites à propos de l'œuvre fulgurante du "passant considérable" et qui, innombrables, pèsent sur celle-ci de tout leur poids.

[2] C'est Elie-Charles Flamand qui souligne

[3] C'est Elie-Charles Flamand qui souligne

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Yves Humann

 

            1. Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ?

 

2.« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

3.« Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

 

4. Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

 

5. Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

 

 

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Jean-Philippe Gonot

 

 

  1. Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre).

Je suis en plein accord avec cela. Dans sa volonté de multiplicité, Recours au Poème unifie, ou plus justement vise une unité faite de tous les possibles. La poésie, dans toute sa diversité, naît d’une racine commune à tous les poètes, une racine UNE, même principe que l’on retrouve en spiritualité. En explosant les frontières de l’espace-temps, de la langue et des cultures, Recours au Poème, nous mène à cette racine, en ce sens la poésie devient action politique. Cette dernière ouvre les yeux et les âmes, affûte la vigilance et nourrit les consciences.

 

2.  « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Elle est intemporelle et peut-être plus forte encore de nos jours. Elle est, cette phrase, la base de toute forme de guérison. Si l’on plonge dans nos obscurs tréfonds, on perçoit la lumière et donc la poésie. La poésie sauve parce qu’elle guérit, au sens littérale du mot, elle guérit le corps et l’esprit, elle fait briller l’âme. Elle relie le visible à l’invisible, elle converse avec les forces, elle se lie d’amitié avec les présences. Les mots sont le lien, le liant vibratoire entre les hommes, encore une fois, pour “sauver”, il faut unifier, connecter et élever, rôle premier du chamanisme, père de toutes les poésies du monde.

 

3.  « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Une pensée me vient : Des rescapés des camps de concentration disent que certains prisonniers se sont mis à écrire, pour se raccrocher à un “semblant de sens”, pour tenir, pour s'émerveiller encore et respirer au ventre de l’horreur. C’est cette nourriture des mots qui les a ramenés parmi les vivants.

 

4. Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Les deux. Pour se battre, il faut emmagasiner l’énergie de la terre. Pour sauter et s’élever au plus haut, il faut au préalable fléchir ses jambes. Avant de bondir, un chat plie ses pattes et approche son abdomen du sol. Le chat n’est-il pas le meilleur ami de l’écrivain et du poète?

 

5.  Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Poètes et Poésie, parce que l’Absolu tord et embrase le ventre de chacun d’entre nous.

Poètes et Poésie, parce qu’un autre monde nous regarde et nous attend.

Poètes et Poésie, parce que comme le dit Armand Gatti, “nous sommes tous nés de l’agonie d’une étoile, des naufragés de l’espace et du temps. Et seul le verbe peut nous aider à retrouver l’éclat défunt de cette étoile.”

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Elie-Charles Flamand

En attendant le numéro spécial que Recours au poème consacrera à ce très grand poète qui vient de disparaître, écoutons ses réponses à notre enquête.

La brièveté, non point minérale mais au plus exact de l'expression et de la vie, donne sa richesse à cet entretien.

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

La poésie n'a rien à voir avec la politique et ne doit surtout pas se laisser polluer par elle, on a vu ce que cela a donné avec Eluard, par exemple.

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Bel aphorisme, et réconfortant (encore plus beau, soit dit en passant, dans sa langue originale), qui s'applique à la vie, mais la poésie n'est-elle pas la vie même !

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

La poésie est une vocation, comme la prêtrise par exemple, et on doit TOUT lui sacrifier.

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Cette injonction est évidente. A ce propos, il faut distinguer poésie et chanson, cette dernière, même quand elle a des prétentions philosophico-morales comme ici, est un sous-produit sans intérêt.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

La poésie est une quête essentielle sans laquelle l'existence n'a guère de sens.

 




Osama Khalil Aldiab

 

Syrie

 

 

L’eau douce

 

Qui a dérangé mon sommeil,
laissez-moi dans l’eau douce
laissez-moi voyager parmi les étoiles d’eau
vous m’avez assez crucifié dans les anciens livres
assez recouvert de vos prières jaunes

Là-bas dans l’eau douce
un pistachier d’Alep,
sous son ombre une femme
rassemble les gémissements de l’air,
elle élève des souvenirs,
tout autour parmi les herbes
bourgeonnent les blessures
qui sont des visages de réfugiés

 

Laissez-moi là-bas
en compagnie des mots
qui courent effrayés
pour entrer dans le poème,
puis ils claquent la porte derrière eux
avant de tourner la clé à double tour.

°°°


Crépuscule

 

Le soleil porte son costume orangé
il salue et part sans retour
l’été ôte son masque d’acier
les feuilles fuient les arbres
tandis que le froid s’approche
en portant sur son dos
ses couvertures de laine
et que la lune se souffle sur les mains
ô ma bienaimée
la nature met sa tunique blanche
et les gens nous observent de leurs fenêtres
pareils à des fusils
ils nous voient saigner sans le moindre frisson

 

Emmagasinez les bougies et le bois
les grosses chaussures et les pardessus
vous qui n’avez pas appris de langage nouveau,
des îles nouvelles,
le soleil frappe à vos portes
depuis des années
et vous, dans les salons vous jouez
aux cartes et sifflez le maté,
je n’ai pas peur,
je suis toujours debout
près de la source gelée
par l’intensité des insultes et des injures,
les chenilles ne se sont pas encore envolées autour de moi
je suis l’arbre qui t’attend toujours
tu me manques
le froid est un blasphème qui me transperce
il va anéantir ces voix aiguisées comme des regards
mes mains s’étendront vers le bord du lit
comme la mère tend la main à son bébé
mais je ne te trouverai pas
je crierai d’une voix aveugle
que le dur hiver me combat
puis j’allumerai mes souvenirs l’un après l’autre
pour traverser sur l’autre rive,
ne me reproche pas d’avoir changé
je recouvrirai mon visage de poèmes
et dessinerai sur le mur
après avoir appris le jour
et respiré la lumière,
je ne lèverai pas de drapeau
je ne lèverai pas de slogans,
je dessinerai seulement ton prénom
aussi petit que la lucarne d’un mausolée
d’où s’envolent les prières.

°°°

 

Le grand deuil

 

A mon ami Ozar disparu depuis des années

L’épouse a déchiré sa mantille,
elle s’est arraché les cheveux,
elle s’est voilée avec le gémissement
et l’a passé derrière elle,
les sœurs les tantes les nièces
ont égrené les larmes sur la terrasse de la maison,
elles ont ôté le voile de leur tête
et soulevé un pont de plaintes,
les heures ont passé pesamment,
les combattants qui sont arrivés à la fin de la nuit
ne sont pas revenus avec son écharpe
ni avec sa bague de mariage
ornée d’un saphir bleu
ni avec son petit Coran,
même pas avec un fil de son manteau,
mais juste avec son briquet
et sa kalachnikov,
les femmes du village rassemblées
dans la cour de la maison
ont empli le ciel de leurs gémissements,
les hommes se sont défaits l’un après l’autre
comme les laines d’un vieux pull,
seul son petit enfant
serrait le briquet
serrait la citadelle d’Alep imprimée autour
couleur de terre,
il riait, riait, riait
aux voix des youyous noirs
qui tombaient à verse à verse
comme des douilles vides

 

Traduction : Shiraz al Faraj et Annie Salager 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Gabrielle Althen

 

I-

Action politique, ou méta-poétique révolutionnaire, je ne sais si je le dirai avec ces mots, peut-être parce que j’ai peur des grands mots, mais ce que je crois, qui est tout autant un principe qu’une tautologie, c’est que le langage, tout langage, y compris ce langage extrême qu’est la poésie, dit quelque chose à quelqu’un. Après quoi on peut raffiner sur la nature de ce quelque chose, visible ou invisible, physique ou métaphysique, et de ce quelqu’un.

Autant dire que la poésie me paraît être, (tant pis pour ses détracteurs), le contraire du solipsisme. Elle est adresse et suppose l’autre, et, puisque nous sommes des animaux sociaux, elle renvoie aussi à la vie en société, et donc à la politique, comme elle peut témoigner, directement ou indirectement de l’idéologie propre de ses auteurs. Quant à être révolutionnaire, pourquoi pas, parce qu’elle suppose un retournement ?  Cela mériterait un examen plus complexe que ce que je peux en dire aujourd’hui.

 

II –

Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.

 

Ces mots, qui se trouvent au début du poème intitulé Patmos, sont à lire dans le prolongement des deux premiers vers de l’Hymne : Tout proche : Et difficile à saisir, le dieu ! (Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade p. 867)

Je rapprocherai volontiers ces vers de ce que Hölderlin écrit dans ses Remarques sur Œdipe : La présentation du tragique repose principalement sur ceci que l’insoutenable, comment le Dieu-et-homme s’accouple, et comment, toute limite abolie, la puissance panique de la nature et le tréfonds de l’homme deviennent Un dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir un illimité se purifie par une séparation illimitée. (Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade p. 957)

Le poète dit ailleurs que, dans ces relations de Dieu et de l’homme, ce dernier quitté par la divinité, finit par ressembler à une grève délaissée par le reflux de la mer.

Mais il assigne à la poésie de maintenir ouvert ce champ où se laisserait ressentir cette absence, voire cette infidélité de Dieu, des dieux ou du divin. Il lui assigne ainsi pour tâche de garder vivante le souvenir d’une aspiration, y compris quand elle n’a aucune chance d’être comblée, ce qui n’est du reste pas le cas dans L’hymne intitulée Patmos. Il y va d’une définition de la poésie et d’une définition de l’homme fondées l’une et l’autre sur une exigence sans limite. Nous ne sommes pas loin, en effet, de l’excès tragique

 S’agirait-il du fin fond du désir ? Péril, certes, mais aussi accroissement, ou tentative d’accroissement du possible. Peut-être, en effet, cela qui par soi seul, et par nature, déçu ou non, serait ce qui sauve. Salut par la seule ouverture à ce qui est plus grand que soi.

 

III –

Rilke  se réfère à peu près  au même repère dans ses Lettres à un jeune poète.

Il est clair pourtant qu’il m’est arrivé de vivre plus de 3 jours sans poésie.

Je répondrai simplement sur le fond par une expérience :  celle d’un service de réanimation, avec ses instants de conscience et ses absences.  Quelques vers y ont été conçus. De retour dans ma chambre, plus tard, j’ai voulu les noter. Ecriture  désarticulée, et caractères de plus de 4 cm de hauteur. Je n’ai jamais publié cette chose, qui pourtant m’importe. Mais j’avais compris que la poésie m’était une indispensable respiration.

 

IV –

Et si je le disais en rappelant une expression enjouée de ma grand-mère bretonne : grandir, si les petits cochons ne te mangent pas…Mais les petits cochons pullulent qui sont le détail, la perte de temps liées aux convoitises diverses, l’accessoire préféré à l’essentiel. Sans compter que les grands existent aussi. Bref, tout cela implique la bataille, y compris contre soi.

 

V –

La poésie pourquoi faire ? Pourquoi des poètes

 

Il me semble que Partage formel (Char) répond par un pari d’espérance à cette question. Un pari, tel le pari pascalien, c’est-à-dire par la volonté de s’en tenir à un choix contre l’absence de preuves et de certitudes (Mais Les preuves fatiguent la vérité, et je crois que l’aphorisme est de Braque plutôt que de lui).

D’où le caractère altéré de ces propositions, où l’on a voulu parfois entendre un ton péremptoire. Le va tout d’une vocation s’y désigne. D’où aussi ce titre admirable qui pose que la forme devient le repère de la véracité. Un repère de véracité  incluant le signe que le poème est de nature à « requalifier » l’homme.

La poésie est restauratrice, réparatrice, nécessaire donc, parce qu’elle est le langage d’une intensité existentielle. Parce que, quoi qu’elle semble dire, elle porte une espérance. Espérance, en outre, du seul fait qu’elle postule que le partage est possible et que ce partage est celui de l’essentiel et de l’intensité d’un vécu.

Et sur ce point je note ceci encore : ce que dit la poésie ne se limite jamais à sa thématique apparente, ciel bleu ou moins bleu, cafetière sur la table, paysages, occasions, circonstances, rencontres, et même amour et mort etc. La raison en est que ce qu’elle distribue, par delà  le vocabulaire qui la fonde, c’est la pulsation du vivre.  Une pulsation, une palpitation à partir de ce qu’elle pose comme un décor et dont elle fait le point de départ d’un trajet, - trajet invisible parfois et subtil toujours -, susceptible de rejoindre tout un chacun dans sa propre expérience. Il y a de cette façon dans la poésie (malgré son matériau qui est en général, de manière privilégiée, concret) une sorte de formulation comme abstraite, du vivre.

Par là, elle nous ressemble. Par là elle nous renseigne. Par là, elle aide à vivre.

 

 




ZÉNO BIANU

À l'occasion des 50 ans de la collection Poésie/Gallimard, vous faites partie, Zéno Bianu, des douze élus choisis pour fêter cet événement éditorial. Vient de paraître un beau livre, rassemblant deux ouvrages déjà parus chez Gallimard en grand format : Infiniment proche, publié en 2000, puis Le désespoir n'existe pas, publié en 2010.
La présentation biographique, à la fin du volume, se termine ainsi : « Toute son œuvre peut se lire comme un long poème-randonnée, dont l'architecture d'ensemble, en modulations et variations constantes, invite à reconsidérer la poésie comme une forme ultime d'engagement existentiel ».
La poésie avait-elle perdu considération ?

La poésie reste singulièrement considérable, et ceci dans tous les sens. Elle demeure, selon la puissante formule de Leopardi, le plus haut état de la langue. Mais c’est une énergie qu’il convient, disons, de réactiver cycliquement, de donner à lire et à relire… et à entendre encore et toujours.
La vraie question serait : le fameux « ça ne veut pas rien dire » lancé par Rimbaud n’aurait-il plus rien à nous dire aujourd’hui ? La poésie aurait-elle fini d’interroger les limites de notre compréhension ?
Et si, tout au contraire, en un temps de manque voué aux fabrications médiatiques, la poésie était — et restait — ce qui met à mal toutes les pseudo-compréhensions – une écriture d’intensité ?
La poésie ne serait-elle plus une urgence majeure ? N’y aurait-il plus vraiment de verbe capable d’irriguer notre présent, de risquer l’utopie ?
La poésie, au sens le plus chaviré, reste et demeure notre combustible. Notre combustible de création vivante. Notre voix centrale, celle qui rend la vie plus incandescente. La dévoile comme un territoire de perpétuelle nouveauté. Une voix qui nous dit que les raisons de se passionner n’ont aucune raison de disparaître.
Le plus haut état de la langue – et, peut-être bien, le plus haut état de la vie…

 

 

Qu'est-ce qui lui confère cette dimension ultime ?

Un surcroît de présence au monde. Là encore, la question serait : et si l’on pouvait toucher vraiment le cœur de la réalité ? Nous parlons ici d’une poésie qui excède le poème, ou plutôt, dont le poème est le précieux tremplin. Quelque chose que j’ai essayé d’approcher dans ma préface à Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle (Poésie/Gallimard), justement intitulé « L’état poétique ». Toute poésie qui ne relève pas de cette aventure intérieure me glisse des mains, me tombe des yeux et du cœur.

Plutôt que des réponses toutes faites, ne sommes-nous pas, au fond, des questions perpétuelles ? Des êtres-questions, traversés, toujours traversés… De ce questionnement qui nous fonde et nous habite, la poésie demeure pour moi la clef absolue : clef de sol, clef des songes, clef des champs. Ou, si l’on préfère, le chant, le rêve et la liberté. Inlassable, elle continue de se tenir au centre, obstinément, comme une pensée qui chante, fût-ce au cœur même du désenchantement. Elle dessine sans relâche la vraie géographie mentale de la planète. En ce qu’elle est le lieu où la langue bat son plein, elle marque et magnifie notre singularité, contre une société avide d’un clonage toujours plus vaste, contre ce qu’il faut bien appeler l’hégémonie de l’apparence.

 

 

Comment êtes-vous « entré » en poésie, Zéno Bianu ?

Mon premier poème écrit, je ne m’en souviens pas, sinon qu’il y était question du ciel et que ce ciel avait un «souffle au coeur». C’était en 1963, à Paris, j’avais douze-treize ans. Je lisais tout, sans jamais (dans mon souvenir) avoir appris à lire, surtout des romans « initiatiques », notamment Moby Dick  et  Voyage au centre de la terre. Au-dessous du volcan viendrait plus tard. Rituel de la lecture, rituel de la marche. La Grande Galerie et le vivarium du Jardin des Plantes constituaient mon territoire magique : espace de mélancolie et de jubilation. C’était en 1963, donc, en classe de cinquième, au lycée Lavoisier. Il y avait ce vers d’Hugo dans le poème « Enthousiasme »  : «Frères de l’aigle, aimez la montagne sauvage ! » qui ouvrait avec une vigueur toute hölderlinienne notre manuel Vers et Prose — classe de cinquième (Fernand Nathan), et cet autre vers évoquant « le voyageur de nuit dont on entend la voix », qui continue d’étinceler pour moi comme la figure même de la poésie.

Puis, Rimbaud a surgi, comme un grand déclencheur… Celui qui a cristallisé tout cela quand j’avais 14-15 ans. Rimbaud, qui exigeait l’éternité sur le champ. Rimbaud venu dire inimitablement la nécessité du départ intérieur et extérieur : « Départ dans l’affection et le bruit neufs. »

Dans un second temps, après la lecture vivifiante des surréalistes, ma passion pour Artaud s’est révélée fondatrice. De quoi s’agissait-il ? D’incarnation, encore et toujours. « D’accrocher - pour reprendre Artaud – certains points organiques de vie ». Je vois derrière cette exigence de vérité en acte  – exigence que j’ai retrouvée plus tard chez un Ghérasim Luca,  autre passeur ascendant, ciselant sans fin le noyau incantatoire de la langue – la volonté de donner inlassablement sa vraie chair à la parole, de mettre au jour sa teneur en chant.

 

 

Une prose ouvre votre livre Le désespoir n'existe pas, comme une sorte d'introduction ou de préalable à la lecture. Dans cet extrait, vous écrivez : « Des poèmes animés par un pari farouche : transformer le pire en force d'ascension. Des poèmes pour reprendre souffle et tenir parole. Ouvrir un espace aimanté, irriguer le réel dans une époque vouée à l'hypnose. Transmettre quelque chose d'irremplaçable : une présence ardente au monde, une subversion féérique. La poésie - ou la riposte de l'émerveillement ».

Au-delà du grand contentement à lire la claire énonciation du devoir du poète en nos temps négatifs, comment le poète actuel peut-il irriguer le réel du monde à l'instar de ce que réalisa, par exemple, Homère pour toute la civilisation méditerranéenne ?

Tout poète un peu sérieux devrait avoir l’ambition d’être un « irrigateur de la sensibilité contemporaine ». Revendiquant une œuvre qui ne craint pas de tout interroger. Mes textes entrent volontiers en résonance, comme dans une chambre d’échos perpétuels, avec les figures-limites de l’art : d’Antonin Artaud  aux Poètes du Grand Jeu, de Van Gogh à Yves Klein, de Chet Baker à John Coltrane. Tout cela, au fond, procède du même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Démultiplications de l’expérience. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies, entretiens, traductions – la poésie demeure au centre. On se souvient que Cocteau avait classé son œuvre foisonnante en différents registres poétiques : poésie de roman, poésie de théâtre, poésie de cinéma, poésie graphique, etc.

Si je considère attentivement ma trajectoire, je constate que j’ai toujours été aimanté par une esthétique du partage. De mes premiers poèmes polyphoniques réalisés pour France Culture à la traduction des poétiques d’Orient, des haikus aux adaptations théâtrales, de l’anthologie sous toutes ses formes aux essais spirituels, mon parcours s’est toujours tenu, invariablement, du côté de la voix vivante. Il y a quelques années, j’ai tenté de concrétiser cette perspective dans un projet polyphonique intitulé « Constellation des voix », projet qui se situait à l’intersection de l’écriture poétique, de la musique et du théâtre – et qui fut mis en scène par Claude Guerre à la Maison de la Poésie de Paris. Un dialogue que j’avais écrit au « passé présent », une sorte d’opéra où un acteur (Denis Lavant, complice poétique par excellence) et un compositeur-percussionniste, Gérard Siracusa, répondaient à la galaxie sonore des poètes du XXe siècle, d’Apollinaire à Celan – de tous ceux qui nous ont laissé, dans les archives de la radio, la trace orale de leur poésie.  Un témoignage ardent de l’état  de poésie.

Il y avait là, dans le tourbillon continu de ces voix, quelque chose d’irremplaçable. Quelque chose de l’ordre du partage et de la transmission. Ouvrant dans l’instant une brèche sur un monde autre, qui tiendrait vraiment debout– un monde repassionné. Dans une époque vouée à la déréliction et à un renoncement hypnotique, ma poésie voudrait, avant tout, imposer une rupture ardente.

 

 

Vos poèmes, dans Infiniment proche, convoquent les étoiles, le paradis, le psaume, le credo, la dimension ascensionnelle, le dedans, mais aussi le vide et le sans lieu. Ne peut-on voir là l'importance de la tradition méditerranéenne, avec son pouvoir, avec son devoir alchimique ?

Ce devoir alchimique, ce pourrait être « poétiser par le feu », comme nous nous sommes risqués à le faire avec André Velter dans notre Prendre feu (Gallimard), qui ouvre une sorte de synthèse rédemptrice entre le soleil et la parole. Ou donner, par exemple, à entendre un Credo (l’un de mes poèmes fétiches) où se conjuguent le jazz, la Beat generation, le Grand Jeu et l’Orient. Autrement dit, traquer le feu sans âge, la révélation où affleure toujours un univers possible. Dans les mots, dans le souffle, dans l’attention exacte au réel, inventer des poèmes, entre séisme et lumière, semblables à des silex qui garderaient en eux les échos d’un chorus des profondeurs et l’éclat d’un embrasement souverain.

Étendre même les fastes d’Orphée jusqu’aux sources du Gange, comme j’ai pu le faire dans mon oratorio dansé Gangâ, avec Brigitte Chataignier et Alain Kremski. Faire tourner la parole à l’infini, et les poèmes comme des mantras de haute altitude. L’Inde, on le sait, a porté au plus loin sa méditation sur la correspondance intime du  cosmogonique et du phonétique, sur l’énergie universelle des phonèmes par laquelle tout existe. Donner un nom, selon la pensée indienne, c’est donner de l’être — au sens où le nom est l’être même de ce qui est nommé. Toute la création tourne ainsi dans la parole. Les choses sont — ontologiquement — issues des mots. Mieux, l’énergie, c’est la parole. Tout est fait de parole, rien n’existe qui lui soit extérieur — et tout y retourne. L’univers est perçu comme une surabondance vibratoire.

 

 

Les présences de Daumal et Gilbert-Lecomte vous accompagnent. Dans Initiation, vous parlez d'effondrement. À la différence des poètes du Grand Jeu, de quels moyens usez-vous pour faire l'expérience, dans votre œuvre constructive, de la confrontation à la mort qui, ici, « s'est endormie » ?

La vraie force du Grand Jeu, c’est de faire jouer sans relâche tous les contraires. Dans une réforme haletante de l’entendement. Dada et l’Orient. Orphée et Faust. Les Védas revisités par les Poètes du Chat Noir. Aventure éphémère, marquée au sceau de la révolte, de l’humour, de la spiritualité iconoclaste et de la prise de risque, le Grand Jeu prit l'allure foudroyante et contradictoire d'une comète collective. Avec mon anthologie consacrée aux Poètes du Grand Jeu (Poésie/Gallimard) et ma préface à La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent  de Roger Gilbert-Lecomte (où j’ai justement tenté d’éclairer cette notion de « Mort-dans-la-Vie »), j’ai voulu faire revivre, « réactiver » l’un des mouvements d’avant-garde les plus attachants du siècle passé, un moment de grâce dans l’histoire de la poésie, comparable, toutes proportions gardées, à l’irruption de Mai 68 dans le champ du politique. Moment qui a excédé de toutes parts la seule littérature en vue de créer un authentique courant spirituel, jouant à la fois de l’immémorial et de l’inouï. Tradition/modernité. Révélation/Révolution. Expérience et absolu. Après Rimbaud, et parfois jusqu’au tragique, les poètes du Grand Jeu ont témoigné authentiquement pour la poésie vécue. En ce sens-là, on peut tenir poétiquement qu’ils ont « endormi la mort » en vivant dans leur vie leur « mort à soi-même ». Écoutons attentivement le jeune Daumal, qui écrivait dès 1925 : « Il ne faut distiller qu’après avoir tout brûlé. » 

 

 

Alain Borer, dans la préface qu'il consacre à votre poésie, dit que vous êtes « un poète nucléaire, contemporain de la physique atomique. »
D'être contemporain de la physique atomique, qu'est-ce que cela induit, dans la langue, dans la vision, dans la responsabilité, dans la forme,  pour un poète ?

L’homme ne peut vivre sans feu, répètent les Upanishads, et comment faire vraiment du feu sans se brûler soi-même? Certains poètes, je songe ici à Gilbert-Lecomte, à Jean-Pierre Duprey, à Joë Bousquet et à bien d’autres, ne cessent de brûler ainsi, comme s’ils obéissaient à une loi d’effondrement inconcevable. Leurs réserves d’énergie épuisées, ils implosent et parfois se transfigurent, à la manière des trous noirs, dont la gravité croît jusqu’à retenir même la lumière. Ce sont, en un sens, des astrophysiciens de la poésie.

L’univers est en vibration constante. Apogée-déclin, plein-vide, aller-retour, ombre-lumière. Quoi de plus somptueux, de plus inspirant pour un poète ? Nous n’aurons jamais assez de souffle pour respirer le monde comme un mystère inépuisable. Le big bang recouvre encore le ciel de ses dernières lueurs. Tout, autour de nous, en appelle à l’infiniment ouvert, à l’expansion de notre radar intime. Tout s’aimante à la puissante énergie du désir. Traversée d’afflux incessants, scintillement d’autres logiques : supérieures, vibratoires, enchanteresses.

Le cosmos ne tient debout qu’en dansant avec le chaos.

Dans l’imprévisible bruissement chaotique, au fond du cœur comme au fond du ciel, éclosent en continu des spirales d’ordre. Un monde ordonné/ désordonné, un mandala qui toujours se dilate, un présent en devenir illimité, un océan de possibles. Autant de facettes tourbillonnantes pour décliner notre passion poétique du vivant.

 

 

Vous nommez le deuxième ensemble : Le désespoir n'existe pas.  Pourtant, le mot existe. Est-ce un titre conjurateur ?

Au sens où il s’agit d’écarter les ondes néfastes, oui. Les poèmes, comme le marque Michaux, sont peut-être les vrais exorcismes d’aujourd’hui, capables de « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile ». Le désespoir n'existe pas est un titre que j’emprunte à Rabbi Nahman, l’un des maîtres les plus singuliers du hassidisme, auquel on doit des aphorismes tels que : « Dieu ne fait jamais deux fois la même chose. » Mais, puisqu’il est question de mots, soyons clairs, je ne dis pas « la souffrance n’existe pas », « le mal n’existe pas », ou « l’ignominie n’existe pas ». Je dis simplement qu’il est possible, tel que je l’ai vécu moi-même après une épreuve de vie, de « désespérer le désespoir » ou de « transformer le pire en force d’ascension ». Tenir parole sans cesser de reprendre souffle.

 

 

Vous ouvrez ce livre par un poème intitulé « Rituel d'amplification du monde », composé de dix parties commençant chacune par ce vers : Je commencerai pas être, renvoyant peut-être à la Genèse : Au commencement, Dieu créa  ainsi qu'à l'Evangile de Jean : Au commencement était le Verbe.
La situation de la poésie aujourd'hui doit-elle prononcer la parole au futur, par rapport au passé et à l'imparfait des Écritures ; ainsi que d'affirmer le pouvoir essentiel du poète ?

Rimbaldiennement, encore et toujours, la poésie se doit d’aller « devant », comme une raison raisonnant (résonant) sur un plan plus démesuré que la raison. Ce procès poétique fait à la raison discursive comme fonctionnement ordinaire de l’esprit, l’Occident contemporain ne l’a pas toujours exclu de sa réflexion.  Je songe aussi bien à l’aveu radical de Heidegger décryptant Hölderlin :« Le dernier pas, mais aussi le plus difficile, de toute interprétation, consiste à disparaître avec tous ses éclaircissements devant la pure présence du poème » – qu’à certain constat ébloui de Wittgenstein - « Ce qui est mystique, ce n’est pas comment  est le monde, mais le fait  qu’il soit ». Ou encore à Roland Barthes s’émerveillant devant le satori, qu’il définissait comme le « blanc qui efface en nous le règne des Codes, la cassure de cette récitation intérieure qui constitue notre personne ».

N’y a-t-il pas là le rappel d’un trésor autre, qui s’oppose au crispé d’une voie purement analytique, où l’esprit est littéralement coupé du cœur ? Quand vous commencez à écouter vraiment l’univers, allez-vous vous contenter de remplacer un académisme par un autre ?

Comme je l’avais écrit, en manière de slogan, il y a quelques années :

 

La poésie c’est
un réflexe de survie
une effraction continue
la persistance du souffle
le vrai coeur de la planète
le contraire de l’inhumanité croissante

 

 

En même temps que paraît ce volume chez Gallimard sort un autre beau livre, au Castor Astral, intitulé Satori Express. Est-ce un stade alchimique d'apothéose que ces parutions simultanées ?

Après mes quatre recueils consacrés à Chet Baker, Jimi Hendrix, John Coltrane et Bob Dylan – quatre porteurs de voix, quatre porteurs de vie –publiés au Castor Astral, je me suis attaché, avec Satori Express, à poursuivre, ciseler mon « autoportrait poétique » commencé avec Infiniment Proche et Le désespoir n’existe pas. J’entends ici « satori » dans son sens le plus radical : une suspension du sens ordinaire, un exercice de plongée dans le cœur du monde

 

 

La quatrième de couverture présente Satori Express comme une revisitation d'une certaine tradition de l'éloge. Pouvez-vous nous présenter votre Satori Express ?

J’ai conçu, composé ce livre comme un traité d’instants accomplis. « Apprenons à rayonner », disait fortement Jacques Lacarrière. Et peut-être, du reste, devrions-nous mesurer les poèmes à leur indice de rayonnement… L’éloge devient alors une sorte de nécessité organique, un hommage à toutes les icônes porteuses d’énergie qui façonnent une vie, la modulent et l’irisent. Surgissent alors comme de grands fantômes propulseurs Artaud, Gilbert-Lecomte, Joë Bousquet, Jack Kerouac, Jean-Pierre Duprey, tous ceux qui ont risqué quelque chose dans les mots de leurs vie ou dans la vie de leurs mots, afin que nous puissions – peut-être – y voir plus clair dans le grand puzzle de notre chaos/lumière.

 

 

Dans la liste de tous ces éloges fabuleux, l'un, à titre personnel, me touche particulièrement : celui que vous consacrez à Thélonius Monk. Quelle influence Monk a-t-il joué sur votre poétique ?

Il faut, d’une manière ou d’une autre, que le poème jazze. La découverte de Monk, avec ses ritournelles quantiques, sa façon de peler les notes comme des oranges, est liée à cette époque du milieu des années soixante, où je commençais vraiment à écrire, où après la trilogie fondatrice Baudelaire-Rimbaud-Lautréamont, je découvrais les Manifestes du Surréalisme, puis la Beat Generation, par l’entremise de l’anthologie publiée chez Denoël par Alain Jouffroy et Jean-Jacques Lebel. Pour quelqu’un qui entend confronter la poésie à d’autres champs artistiques, notamment à la musique, le déhanchement mélodique de Monk, sa grâce de l’irrésolution, sont de puissants vecteurs magnétiques.

 

 

Magnétisme, c'est un mot qui pourrait définir votre poésie. Quel mot, selon vous, la rassemblerait, la contiendrait toute, ce mot-étoile qui vous aurait guidé ?

Irisation, peut-être. Pour tenter de dire cette fraternité continue de la foudre et du silence. Ce tremblement interne, en art comme en amour, où la vie entre enfin en résonance.

 

Merci cher Zéno Bianu.




JAMES SACRÉ

Bonjour James Sacré. À l'occasion des 50 ans de la collection Poésie/Gallimard, vous faites partie des 12 poètes français/francophones actuels que la maison a choisi de publier pour fêter l'événement.
Votre volume contient 3 livres : Figures qui bougent un peu, publié chez Gallimard en 1978, Quelque chose de mal raconté publié chez André Dimanche en 1981 et Une petite fille silencieuse publié en 2001 également chez André Dimanche.
Quel serait le point commun de ces trois ensembles ?

 

Le livre d’abord retenu pour paraître dans la collection était Figures qui bougent un peu, et André Velter m’a demandé de compléter avec d’autres titres. J’ai essayé de composer un ensemble cohérent. Et de fait quand j’ai écrit la première partie de  Quelque chose de mal raconté j’avais l’intention d’en numéroter les différentes séquences pour marquer qu’elles faisaient suite aux figures du livre précédent (la première séquence aurait été la figure 47). Puis, la composition du livre ayant pris autre forme j’ai abandonné cette idée. Mais le livre s’écrit bien dans la suite de Figures qui bougent un peu, d’où le « et » entre les deux titres à la page de faux-titre. Il y a d’ailleurs également une continuation thématique, avec les « paysages » de Nouvelle Angleterre qui se faisaient plus présents à la fin de Figures qui bougent un peu.

Une petite fille silencieuse est un livre un peu différent, d’où le « suivi de » sur la page de faux-titre. Mais d’une part il est écrit dans les années qui suivent les deux premiers (1980, 81…) et par ailleurs le motif de la maladie qui va emporter la petite fille silencieuse est déjà présent dans Quelque chose de mal raconté. Et, pour sûr, sa maladie puis sa mort sont bien encore quelque chose de mal raconté. 

 

 

Cette petite fille silencieuse, ne peut-on pas la voir comme la poésie elle-même ?

J’aimerais bien penser que cette petite fille ne soit que la petite fille que j’ai connue (et c’était elle sans doute qui me tenait, sinon la main, la pensée et des sentiments quand j’ai écrit ces poèmes). Mais il faut bien me rendre à l’évidence qu’il ne s’agit ici que de mots, ce dont je me rendais tristement compte en écrivant. Tristement, mais je le découvrais également, avec plaisir aussi, ajoutant ainsi au scandale qu’est la mort de n’importe qui, parmi ceux qui restent encore un peu vivants. Je ne faisais qu’écrire à nouveau quelques poèmes de plus… courant après la poésie, c’est bien probable, autant qu’après l’enfant qui s’éloignait, malgré les efforts que j’ai peut-être cru faire pour l’y retenir, loin de ces poèmes dans une extériorité de plus en plus ressentie comme hors de portée. Et si j’ai alors pris la réalité disparue de la petite fille pour l’ombre du poème (ombre qui serait la poésie) ? On peut le penser, surtout que c’est en général ce qui se passe dès que je rassemble des écrits autour d’un motif vivant, dans ma tête ou pas loin de ma propre vie, au bord de mes sens,  que ce soit un âne, un évêque, le renard ou n’importe quelle « figure » que le monde tend à mon activité de vivant : tous ces motifs semblent être des avatars d’un insaisissable poème. Bien possible… mais qu’est-ce que tout cela dit véritablement de la poésie ? Avec chaque nouveau « motif », je ne fais que promener un peu plus loin un même bouquet d’interrogations.

Mais ne puis-je pas penser cependant que la petite fille ici m’a donné ces poèmes, et qu’au moins le lecteur pourra porter en lui comme une trace de ce geste, qui en quelque sorte resterait ainsi vivant ? Comme reste peut-être vivant dans les poèmes ce que nous donnent le monde, les livres, les autres et jusqu’au  moindre objet jeté au rebus si on s’attarde à vraiment le regarder. 

 

 

Vous dites, « mais qu’est-ce que tout cela dit véritablement de la poésie ? ». Serait-ce là l'enjeu absolu des poèmes, dire ce que serait la poésie ?

Je ne sais pas vraiment ce que je veux ou ce que je cherche quand j’essaie d’écrire ce que j’appelle un poème. Il me semble que cela a à voir aussi bien avec le monde qui m’entoure, avec moi-même (mes sentiments, mes pensées, mes convictions ou mes doutes, affirmés ou interrogés) qu’avec la langue que j’emploie… tout le monde le sait bien.

Je n’aurais pas dû employer la formule que vous citez, mais plutôt celle-ci : « qu’est-ce que cela dit du poème », car en effet je ne crois pas à une sorte de transcendance de ce que serait la poésie par rapport à ce qu’est chaque poème. Quand on met ensemble des mots dans un « poème » comment ne pas s’interroger sur les liens que ces mots conservent (ou perdent) avec les choses du monde, moi-même et les autres et finalement aussi avec la ou les langues utilisées ? Ce qui aboutit à cette question: « qu’est-ce que je peux dire de mon poème,  qu’est-ce que le poème dit de lui-même ? », question qui va rester sans réponse, mais qui a l’avantage de me mettre au plus près de la matière énigmatique du poème ressenti comme objet de langage, et donc métaphoriquement (mais il s’agit plutôt de façon plus matérielle d’une proximité métonymique) du rapport que j’entretiens avec n’importe quel autre objet du monde ; et comme je ne suis pas critique littéraire ni philosophe, c’est en écrivant mon poème que ces questions au sujet de son écriture et des éventuels pouvoirs, ou effets, de sa matérialité me viennent).

Mais rien de plus absolu dans ce désir de savoir ce qu’est mon poème que dans celui de vouloir joindre au mieux un vieux carreau de faïence par exemple, ou le plus accueillant sourire de quelqu’un qu’on aime.

 

 

Cette réponse appelle plusieurs questions. Oserais-je les poser, au risque de vous lasser ? Prenons le risque.

D'abord : vous n'êtes ni critique littéraire ni philosophe, dites-vous. Vous vous êtes reconnu écrivant des poèmes. Voilà, tel que je le comprends, votre légitimité. Qu'est-ce qui singularise alors le rôle du poète dans nos sociétés, par rapport au philosophe, au romancier, au critique d'art, à toute autre prise de parole qu'une officialité intellectuelle assiérait ?

D’abord, dire que le romancier ou le poète sont probablement dans le même bateau de parole. Tous les deux peuvent se prendre à l’occasion pour des philosophes ou des critiques d’art bien sûr, ou même pour des militants politiques, ou religieux. Mais ce qui caractérise plutôt leur parole c’est le fait que celle-ci est une aventure dans la langue qui ne sait pas vraiment où elle va ni ce qu’elle devient au fil du temps qui voit s’accumuler les livres, ni trop d’ailleurs ce qu’elle veut, animée qu’elle est surtout par un banal (faut-il dire banal ?) désir de vivre dans les mots. Du coup la place du poète dans la société est celle de n’importe quel vivant (certains la traverse et l’embellissent éventuellement avec leur savoir-faire artisanal par exemple, ou tout autre ensemble de gestes qui vont toucher ou pas les autres ; l’écrivain y avance avec des gestes d’écriture). Et souvent il ne s’agit pas d’une « prise » de parole, mais seulement d’un emportement d’être parolé (parfois d’un enlisement) dont on ne sait pas en général pourquoi il s’est produit ni trop pourquoi il continue.

 

 

Ensuite  : vous parlez de « la matière énigmatique du poème ressenti comme objet de langage », tout en précisant, plus haut, que vous ne croyez pas à la « transcendance de ce que serait la poésie par rapport à ce qu'est chaque poème ». Citons maintenant un fragment de Figure 1 : « Ce que je veux dire/c'est pas grand chose un peu l'ennui à cause/d'un travail à faire et pour aller où pourquoi/ça finit dans un poème pas trop construit ».

Ici, ne peut-on considérer que la finalité du vivre, dans sa dimension, disons, discrète, ou minuscule, ou éphémère, ou volatil, ou tout autre qualificatif d'humilité, appellerait le pouvoir fixateur du poème le liant, de fait, à la poésie,  dans le souci de ce qu'il faudrait bien nommer une... transcendance, aussi matérialiste fut-elle en son énigme ?

Il se peut bien qu’à mon insu j’écrive en fonction d’une transcendance rêvée ou espérée qui me conforterait dans mon entêtement à poursuivre. Mais pas trop je crois. Ecrire ne veut rien « fixer », le poème se trouve toujours précipité dès qu’il paraît (comme par exemple paraît une plante qui lève dans le terreau d’une couche sous serre, et mille choses autour d’elle, aussi bien des insectes, le temps qu’il fait ou la main du jardinier jouent pour le développement de sa parution) toujours précipité donc dans la matérialité du monde. Bien sûr énigmatique : la science s’échine à la comprendre ; le poème (même s’il n’y pense pas trop), ne fait peut-être que la montrer, ce qui n’est pas tout à fait rien. Si c’est imaginer ainsi la matérialité comme une notion transcendant ce que nous expérimentons du monde, je ne sais pas trop… et je veux bien, du fond de mon ignorance, vous accorder cela. Voilà le point où il me faudrait devenir philosophe et j’en suis bien incapable.

 

 

Pour les lecteurs qui vont être amenés à vous découvrir, certains seront sans doute surpris par votre écriture que l'on pourrait qualifier de "parlée" et savamment ouvragée. On entend un écho célinien dans vos poèmes. Est-ce un choix de style pour rendre votre musique intérieure, et, si oui, pourquoi ?

Je crois qu’un style ne se choisit pas (en fonction de quoi le choisirait-on ? sinon dans un souci d’efficacité ou de rentabilité qui n’est pas le mien dans un poème.) Par contre je veux bien croire qu’il vient aussi, sans même qu’on y pense, à cause des lectures qu’on a pu faire. J’ai bien lu Voyage au bout de la nuit, mais je ne crois pas devoir beaucoup au livre de Céline. Le « parlé » dans mon écriture est venu plutôt d’un sentiment (après beaucoup d’admiration pour le beau français de l’école) que la poésie « écrite » mettait à l’écart  le parler ordinaire comme le beau français écarte de son champ tout ce qu’il qualifie par exemple de patoisant (où alors réduisant ce  patois à un rôle de marqueur psychologique comme fait Zola avec ses personnages paysans dans La Terre). J’ai eu envie de plus en plus d’une langue où ces hiérarchies n’auraient plus court. Et il y a eu la lecture de Rabelais, celle des poèmes de Laforgue qu’un professeur me conseillait de lire, et Prévert, Queneau. Je n’ai rien inventé. Cependant il ne s’agit pas pour moi de reproduire du « parlé » (comment pourrait-on d’ailleurs reproduire vraiment du « parlé » en écrivant ? Ce serait assez illisible : il y manquerait forcément les gestes, l’intonation, les inflexions de la voix et aussi le contexte, le visage et les réactions de la personne à qui on parle). Non, je ne fais que me servir parfois de la grammaire du « parlé », de son vocabulaire à l’occasion particulier, de quelques façons de sa prosodie, et somme toute j’invente plutôt un « parlé » autant que j’invente (peut-être) un « écrit »… en mêlant d’ailleurs, sans plus y penser, les deux selon la force rythmique et le phrasé que semble appeler le poème.

Patois mal parlé à la ferme natale, beau français jamais si bien maîtrisé, lectures, langues étrangères jamais bien acquises, voilà des sources possibles de mon style qui n’est pas là à cause d’un choix, ni pour répondre à des « pourquoi ». Le style est tout ce qui fait que l’écriture prend forme (ou fonds, c’est la même chose) et qu’un livre de poèmes est là devant le lecteur, nouvel objet du monde, à regarder, à penser ou à rêver, ou à négliger sinon à mépriser (comme il arrive ; et il m’est arrivé aussi d’être mécontent de cet objet-style qui me venait aux bouts des doigts). 

 

 

Vous parlez du patois de la ferme natale. Antoine Emaz, dans la belle préface qui introduit à votre livre, écrit : « La question paysanne est vive parce que directement liée à l'histoire personnelle du poète : on sent  poindre son énervement, pourtant peu fréquent, lorsqu'on le critique pour son "fonds paysan réac" ». Est-ce vraiment de l'énervement ?

À des moments de ma vie oui, ce fut de l’énervement.  Moqueries, condescendance, etc. En fait rien de plus insupportable que ces discours, ou paroles de la vie quotidienne auxquelles on ne prête même plus attention, qui , en les réduisant à quelques  formules ou parfois un seul mot dépréciatif, jugent en généralisant n’importe quel « groupe » de gens : « péquenot », « youtre », « tantouse » ou « bicot », etc..  Alors qu’à l’inverse  l’effort de comprendre un peu ce qu’est peut-être le monde paysan par exemple, sa culture, des façons de vivre, comme le fait superbement quelqu’un comme John Berger  aboutit à tout autre chose  … car alors plus on pousse sa recherche plus cette culture apparaît complexe, riche et diversifiée. Il en va de même pour  la culture de n’importe quel ensemble d’individus présentant à première vue quelques caractères communs.  Je dis groupe d’individus et non pas communauté, car la notion de communauté se construit au contraire en réduisant  une culture complexe à quelques traits  toujours à la fin caricaturaux. Réduction au lieu d’un approfondissement, au lieu de découvrir l’infini chatoiement d’un univers de sens et de sensibilités qui mettrait en fait à mal les « réductions » que tout  communautarisme tente d’installer.

 Ainsi les paysans (il en reste bien peu en France de ces petits paysans de village ou de fermes perdues seules dans la campagne) n’ont-ils jamais été, selon le « communautarisme citadin français » de vrais Français, mais plutôt comme le disait Balzac des sortes d’êtres frustes  mal domestiqués.

Est-ce que mon « énervement » paraît assez derrière ces quelques propos ?!

Et, je l’espère, dans mes poèmes, autour du mot paysan s’ouvre un énigmatique et inépuisable espace de vivre où se devinent autant de merveilles que de misérables bêtises ; et en particulier des gestes et des façons de voir le monde qui ont nourrit mon écriture.   

 

 

Ces réalités associées au mot paysan ne seraient-elles pas identifiables également au mot poète ? "La main à plume vaut la main à charrue", disait un ancêtre : ne voyons-nous pas cette équivalence frappée de réduction pour paysans et poètes, voire d'un mépris propre à nos temps productivistes ?

Labourer et écrire des poèmes ce n’est sans doute pas la même chose (malgré les retours en bout de ligne ou de sillon, mais avec l’écriture on retourne reprendre à la même marge, tandis qu’on continue de labourer en y revenant avec la charrue). Les métaphores sont toujours des façons de dire très approximatives et souvent aussi menteuses que véritablement éclairantes.

Mais j’aime bien penser que mon passé paysan m’a peut-être aidé à mieux comprendre ce que je fais en écrivant des poèmes : il s’agit d’une activité où s’oublie par exemple la notion de rentabilité. Le labour du  paysan de naguère était surtout un travail pour assurer (mais souvent on n’y pensait même pas) la continuation de la vie à la ferme. Il n’y avait pas de durée mesurée de la journée de travail. Et travailler c’était d’ailleurs vivre, voir le soir venir, entendre les oiseaux se rassembler dans les buissons à telle heure du jour, parler avec les bœufs, se baisser pour ramasser dans la « rèze » une ammonite ou un très ancien silex, juger de l’état de l’instrument dont on se servait, penser à l’état de la terre que le soc tranchait, aux bruits divers que cela faisait, etc. Il y avait là toute une activité de vie (pas forcément toujours facile non plus) qui, en marge du souci de rentabilité, ne pouvait convenir en effet à nos temps productivistes (d’où la disparition à peu près complète maintenant des petits paysans). Ecrire des livres de poèmes c’est  de même vivre les mots sans trop se soucier de ce qu’ils pourront bien vous rapporter, ni compter son temps pour les mettre en forme de poèmes. Et en France bien plus que n’importe où ailleurs, cette activité s’inscrit mal dans les circuits marchands de l’industrie du livre et de la littérature. Bon, je ne voudrais pas trop valoriser ici ni le travail du paysan ni l’activité du poète. L’un et l’autre peuvent être aussi de grands hypocrites qui cachent un jeu intéressé et non dénué de mesquinerie.  Oui, on peut comprendre que  Rimbaud avec sa formule se moque autant du poète que du paysan. Et se moque-t-il alors de lui-même lorsqu’il ajoute plus loin qu’il est « rendu » à « la réalité rugueuse » ? Mais on peut comprendre aussi bien que quelque chose de plus « vrai » est là dans cette « réalité rugueuse à  étreindre », matérielle et qui perdure dans nos temps productivistes. Car être paysan ce n’était pas vraiment un « métier » mais plutôt un ensemble de gestes vivants.  Ecrire des poèmes ce n’est pas non plus, à mon sens, exercer un « métier ».

 

Quelles raisons pourraient expliquer cette singularité propre à la France que vous évoquez ?

Bien difficile de répondre à cette question. Avant même d’essayer je voudrais quand même dire que certaines grandes revues dont les pages ne sont pas réservées à la seule poésie (je pense à Europe par exemple), ou certains journaux non spécialisés en ce domaine (comme Le Matricule des Anges), font quand même une belle place aux livres de poèmes. Les « grands » éditeurs de parole écrite lui font aussi une certaine place, mais elle est quand même toujours mesurée par rapport à celle réservée aux autres genres littéraires.

Ce sont donc surtout  les revues spécialisées (papier ou numérique) et  des éditeurs  qualifiés dédaigneusement de « petits éditeurs » (à l’occasion même jugés encombrants dans le paysage littéraire), et une multitude de rencontres, de marchés, et d’échanges très bêtement ignorés (c’est le moins que l’on puisse dire) par la grande presse et les médias, qui assurent la très vivante vie des poèmes en France.

Pourquoi cela … il faut chercher du côté de l’enseignement peut-être,  s’interroger sur le manque de curiosité des journalistes, sur leur ignorance, leurs routines confortables, leur rapport à la machine commerciale… la facilité avec laquelle ils invoquent l’hermétisme par exemple des poètes, ou à l’inverse leur trop banale parole naïve, sans jamais s’interroger sur leur incapacité à se saisir de cet immense ensemble de livres de poèmes qui les entourent et qu’ils ne voient (ou ne veulent voir) ni n’entendent.

 Mais il ne faut pas trop s’inquiéter de cela : les poèmes continuent d’être, depuis toujours, des gestes humains qui ne se font pas à priori dans un contexte de rentabilité financière ni même intellectuelle. Et nous n’en voulons même pas à cette machine qui nous ignore le plus souvent : nous lisons quand même ses journaux et écoutons ses autres médias ;  et même leur ignorance prétentieuse ne manque pas souvent d’être amusante (un peu triste aussi, c’est vrai). 

 

Rentrons maintenant, si vous le permettez, dans le corps de vos poèmes. Avec d'abord Figure 2 :

 

Aujourd'hui l'automne un cheval un pré qui brille
on sait pas trop où dans le temps solitude oubliée
le silence de quelques fleurs la forme de la maison des feuillages
c'est comme le volume du mot bonheur pourtant
ce qui bouge un peu à cause de la lumière et du vent
figure autant la présence que l'indifférence proche.

 

Ce qui me frappe en premier lieu dans ce poème, presque cachée, comme l'air de rien, c'est l'évocation du temps. Presque cachée car tout est écrit sans majuscule ni ponctuation. Pourtant, on ne peut passer à côté : on sait pas trop où dans le temps. La notion, d'une certaine façon, explose au centre du poème, comme si elle n'avait rien à faire là mais se trouve justement, précisément là, comme pour éveiller l'attention.

De quel temps s'agit-il, ici, James Sacré ?

Ce cheval qui brille, il est à la fois dans le souvenir (un pré en Vendée au bord de la ferme familiale) et dans le présent du poème (il y avait des chevaux derrière le buisson de lilas qui fermait la pelouse d’une première maison où je vivais en Nouvelle Angleterre. Et le poème aussi est dans le présent, se nourrissant de mots que lui donnent des souvenirs autant que ce qu’il a sous les yeux, pour s’en aller de l’avant dans son devenir de poème, dans son futur. Je crois que c’est ainsi que bouge et disparaît le temps dans l’écriture, comme dans la vie, pour être un insaisissable présent nourri de passé disparu pour un futur qui ne sera jamais, à mesure qu’on le rejoint, ce même insaisissable présent. Jeu de présences évanouies (et pourtant on se souvient que quelque chose a été vécu) et de possible absence croit-on, comme si quelque chose pouvait survenir, alors qu’il ne s’agit sans doute que de l’énorme indifférence du monde à notre tourment de vouloir dominer le temps, ou de s’en saisir un peu.

Quant au manque de majuscule en début de vers, il s’agissait alors de désacraliser (je n’innovais pas bien sûr en faisant cela) le vers traditionnel… et je vois que je gardais quand même la majuscule pour le premier vers. Plus tard, j’ai pensé que cet artifice ne disait pas si grand-chose et surtout j’ai trouvé que de garder les majuscules de début de vers servait utilement, avec le passage à la ligne en fin de vers, à bien cadrer et délimiter celui-ci (ce qui m’importait pour clairement matérialiser des mesures de rythme).

Et une remarque  à propos de  la ponctuation : elle  n’est pas absolument absente, mais elle se soucie souvent plus de jouer sur le rythme  que de souligner la construction des phrases (ce qui cependant  arrive aussi). La ponctuation est un autre très malléable matériau de la langue.

 

 

Ce qui, ensuite, retient mon intérêt, c'est l'utilisation du mot figure, non pas dans le sens que l'on entend lorsqu'on lit le titre de votre ouvrage "Figures qui bougent un peu", mais dans le sens d'une représentation. Philippe Jaccottet, en 1970, fait paraitre Paysages avec figures absentes. Huit ans plus tard paraît votre livre. Avez-vous choisi de dialoguer, par poèmes interposés, avec Philippe Jaccottet en affirmant la présence non pas par l'absence, mais par le mouvement ?

J’ai beaucoup moins lu Jaccottet, dans ces années- là que Bonnefoy et Ponge par exemple. Mais je me souviens très bien que j’avais beaucoup aimé ce titre. Je ne sais plus si j’avais alors lu le livre, ou si je l’ai lu depuis, et relus, avec grand plaisir,  hier, à cause de votre question. Paysage avec figures absentes est un livre complexe… on ne sait pas à coup sûr si l’absence de quelque chose (beauté, et autres termes qu’emploie l’auteur) est dans le paysage comme le dit le titre du livre, ou dans les mots du poème comme le laisse entendre certains passages. Il faudrait conduire une étude approfondie et détaillée du livre pour essayer d’en décider. Et en tout cas c’est un livre bien trop riche, bien trop ancré dans beaucoup de lectures et de connaissances de son auteur pour que je puisse prétendre dialoguer avec ce qu’il dit, ou ce qu’il est.

Pour moi rien n’est absent dans un paysage. C’est essentiellement dans le poème que je ressens l’absence par exemple du paysage (de sa matérialité si présente quand je suis dedans, ou devant) qui éventuellement m’a conduit en partie à écrire ce poème. Ce qui n’empêche pas que je puisse aussi me trouver soudain très en présence du poème (à son tour chose du monde) quand je l’écris, ou le lis s’il s’agit d’un poème de quelqu’un d’autre. Et certes c’est peut-être alors, dans le paysage ou dans le poème, éprouver quelque chose comme de la beauté, ou de ….. mais il me semble qu’il s’agit là simplement d’un effet dû à ce que l’objet me donne et que cela vient combler ce que je suis par ma culture, mes habitudes de vie et de pensée, les formes de sensibilité qui se sont installées en moi depuis l’enfance et à travers tout ce que j’ai pu rencontrer en vivant. En somme comme, soudainement parfois, je peux me sentir emporté par le vivant d’un visage …

Les « figures qui bougent un peu » sont à la fois celles que je crois voir ou lire dans le monde, et aussi celles (de rhétorique, disons d’écriture) qui font la matière du poème. Dans les unes comme dans les autres, et dans l’éventuel  rapport des unes aux autres, certes, tout bouge… et c’est autant plaisir que désespérance de ne pas pouvoir se saisir, ni en vivant, ni en écrivant (c’est sans doute la même chose) de quelque chose d’un peu sûr.

 

Dans Figure 5, il y a le final du poème :

 

C'est presque tout ce que j'en pourrai dire sinon
je finirai par croire qu'on est bien dans la guerre
qu'on y attend là-bas pour lire mes poèmes ça sent le marché noir                              
espèce de piège à cons t'y laisse pas prendre lecteur comprends bien
que je vais pas partir c'est tellement loin le Chili
tellement plus loin qu'un poème.

 

Que peut la poésie face à la guerre, à la violence, face au mal ?

Sans doute que la poésie ne peut pas grand-chose face à la guerre, face à la violence. Elle ne fait en somme qu’accompagner parfois, soit la guerre (on peut penser à des chansons de geste et autres chants guerriers) soit la résistance à la guerre… ce qui est semble-t-il moins courant, sauf à considérer que son indifférence souvent au malheur du monde est une façon de s’y opposer. Tout comme, disons, un artisan œuvre à la continuation de la beauté  et de la paix du monde en continuant imperturbablement, sans se soucier de ce qui se passe autour de lui, son artisanat en tâchant simplement de le faire au mieux. 

Ma « Figure 5 » n’allait rien changer au cours des choses. Même en pensant au malheur du monde elle restait dans son confort de poème content d’être pris dans une structure de livre en quête de lecteurs. Il me semble qu’un poème ne peut être une sorte d’arme que lorsque la parole du poète est elle-même prise et dite dans la réalité d’un combat. Et en suis-je seulement sûr ? Des poèmes d’amour ou simplement de passion pour la langue n’ont-ils pas soutenu parfois  efficacement le moral de personnes victimes de la guerre ou du mal ? Et je ne voudrais pas ici laisser entendre qu’un poème est forcément du côté du bien et de la paix (on sait que ces notions ne sont jamais vraiment déprises de la violence). Faut-il qu’un poème pense à tout cela pour être un « bon » poème ? Je me perds pour sûr dans ma tentative de me dépêtrer de ces complications. Je finis par me dire parfois qu’un poème pourrait simplement s’écrire comme un beau fruit vient à des arbres du verger… Mais cet artisanat de jardinier n’empêche pas que  les criminels et les dictateurs puissent se saisir des meilleures pommes et des plus belles oranges comme tout un chacun, et aussi s’approprier la prosodie et le phrasé de poèmes qui clameraient leur dégoût du mal. Un poème ne peut probablement rien contre rien : il se donne et celui qui le reçoit en fait ce qu’il veut, comme il fait ce qu’il veut de tout ce que le monde lui donne. Au mieux pourrait-on penser que le poème le révèle ainsi à lui-même ; ce qui est loin d’être certain évidemment.

Bon, ceci étant dit, n’empêche, le poème peut se saisir de la violence autour de lui comme de n’importe quel objet du monde, et aiguiser ses mots à tous les sentiments et pensées qui peuvent lui venir alors, même si cela restera vain sans doute quant au devenir de cette violence, même s’il est toujours difficile de juger la violence des autres qui nous renvoie si fortement à la nôtre qu’on voudrait le plus souvent ne pas reconnaître. Son cul toujours posé entre deux ou plusieurs chaises, le poème ne se retrouve jamais vraiment assis de façon heureuse.

 

 

Une question plus générale, sur un autre ensemble qu'offre à lire ce volume : Quelque chose de mal raconté. La poésie raconte-t-elle ?

Dès qu’on met deux mots ensemble il y a commencement de récit, et même, je l’ai déjà dit ailleurs, tout mot est rempli de récits avec la turbulence des sèmes qui en font de vraies halles bien bruyantes et remuantes. Et par ailleurs, la possibilité de « raconter »  est bien inscrite dans le génome de la langue, alors je ne vois pas pourquoi le poème s’en priverait. Le poème, à mon sens, se passionne pour pétrir en ses formes tous les matériaux de la langue. Et, pour m’insurger ici contre certains interdits, aussi bien les plus niais sentimentalismes (je veux dire les formes rhétoriques de ce sentimentalisme) que les bavardages des plus communs reportages. Je n’ai nullement envie ou de croire choisir les mots les plus nobles de la « tribu » pour écrire. Mais pas envie non plus à l’inverse de valoriser ce qui leur serait contraire. Donc le récit, oui : il peut emporter le lecteur, le bousculer ou le dorloter à l’occasion. Mais il peut aussi mal raconter et en prévenir ce même lecteur. Mal raconter parce que certes ce n’est pas facile de bien raconter, mais parce que mal raconter cela peut aussi surprendre et même mieux dire.  

 

Le 9ème poème de cet ensemble commence ainsi :

 

À des moments c'est comme si plus rien à écrire
et quand même une sorte d'obstination qu'on a
pour arranger ensemble des mesures de mots parolés
prévient que c'est pas fini malgré
que pourtant ça vaudrait peut-être mieux
d'en rester là, mal content sans doute mais
qu'est-ce qu'on pourra faire d'autre ?
le rythme les mots familiers repris
ça fait que porter la même question plus loin ;
ou alors, dans cet à peine déplacement du poème,
quoi d'autre qui importe ?

 

 

Antoine Emaz, dans sa préface, précise que « bonne ou rude, la vie donne toujours de quoi écrire, sans cesse, et c'est heureux ainsi » .

Comment abordez-vous pratiquement, techniquement, la composition d'un poème car, si ce Poésie/Gallimard contient 3 recueils, vous avez pourtant publié de nombreux livres tout au long de votre vie, la poésie vous étant une compagne fidèle et, semble-t-il, une inspiration ininterrompue ?

Oui, je suis bien d’accord avec Antoine pour affirmer que la vie est un inépuisable encrier. Ses arbres, ses accidents, ses mots, toutes ses choses, son encre sont une infinie quantité d’objets qui peuvent donner matière à l’écriture. Tout cela m’a été proposé d’emblée  et c’est fontaine de vie (pas forcément de jouvence) intarissable, sinon peut-être à l’heure de la mort (et on n’en saura donc rien en tant que vivant). Il y a sans doute mille bonnes et mauvaises façons de répondre à l’énormité de cette rivière dans laquelle nous finissons par nous noyer. Je me suis mis à écrire des poèmes, un peu comme d’autres choisissent (savent-ils vraiment pourquoi ?) de jouer au football plutôt qu’au basket, d’aller à la pêche plutôt qu’à la chasse, ou de se mettre à la musique « classique » plutôt qu’au jazz. Parfois, mais c’est tout aussi aléatoire, on arrête cette activité qui s’était emparée de nous sans qu’on y ait le plus souvent pensé (on ne fait en général que la remplacer par une autre  qui s’empare pareillement de nous à notre insu aussi, même, je crois, il suffit d’y réfléchir un peu, quand on prétend le contraire) : c’est ce qu’on appelle vivre. Déplacement, à peine,  des gestes habituels, même question posée autrement, obstination qu’on n’a même pas besoin de penser pour qu’elle persiste et jusqu’au dernier radotage parfois d’un organisme mal vieillissant. Je ne sais pas si, comme le dit Antoine, cela est vraiment (ou toujours) heureux… j’ai le sentiment que oui, en tous les cas  on ne peut pas faire autrement tant qu’on n’est pas mort. 

 

 

Terminons cet entretien, cher James Sacré, par une question sur le dernier recueil de cet ensemble, Une petite fille silencieuse : cette petite fille est à l'hôpital et va s'en aller. Au long de cet ensemble, vous y associez la succession des saisons, de la nature, de la beauté des paysages par des poèmes sublimes. Une certaine manière de sérénité. Est-ce un contrepoint supportable à la mort, ou la métaphore traduisant la perception d'une éternité ?

Il est bien difficile de répondre à cette dernière question. La petite fille s’en allait, était partie : le paysage qu’elle avait connu, les quelques fleurs, le temps des saisons étaient toujours là (et mes souvenirs de beaucoup de moments passés avec elle). Comment tenir ensemble le vivant et ce qui avait fraîchement  creusé à nouveau le sans fond du  mot « mort » ? La petite fille me donnait des mots et même me donnait peut-être aussi le plaisir qui me venait à les écrire (et qui rendait encore plus scandaleux  ces poèmes que je pensais écrire pour elle, alors que c’était sans doute d’abord pour moi que je les écrivais). Oui,  le paysage ou les souvenirs ont peut-être alors brillé plus fort, non pas pour faire signe à de l’éternité, mais pour que ces mots donnés (venu d’un visage et de gestes qui furent si vivants) soient un peu d’elle dans ce temps qu’elle ignorerait. Dans un peu plus de temps ; et pas dans l’éternité bien évidemment. Un poème malgré l’intensité de vie qu’on peut ressentir à l’écrire, on sait bien qu’il va mourir, même si parfois dans des siècles. Et c’est peut-être dans ce savoir (sans même y penser) que je me rapprochais de la petite fille.

Les verdures et les fleurs n’étaient pas un contrepoint à la mort… elles disaient plutôt, tout en continuant d’affirmer du vivant, de façon  plus désespérante encore, cette mort « qui donne la main », qui se dit peut-être dans chaque mot qu’on écrit lorsque ce mot se heurte à la vaine girouette « présence/absence » dès qu’il croit toucher à quelque chose du monde. 

 

 

Merci James Sacré