La collection poésie/Gallimard fête ses 50 ans : rencontre avec André VELTER

 

- Bonjour, cher André Velter. La maison Gallimard fêtera, en mars prochain, l'anniversaire des 50 ans de la collection Poésie/Gallimard. Naissance, donc, en 1966, année de publication de votre premier recueil, Aisha, justement publié en Blanche dans cette même maison, et coécrit avec Serge Sautreau. Vous devez avoir en l'occurrence un souvenir particulièrement vif de l'émergence de cette collection, n'est-ce pas ?

La concordance des temps est parfois des plus réjouissantes, surtout à posteriori. Si Aisha paraît en effet en même temps que les premiers titres de la collection Poésie/Gallimard, au début du printemps 1966, la coïncidence ne s’arrête pas là, car c’est Alain Jouffroy, le préfacier de Aisha, qui a ébauché la programmation de la collection et qui, bien avant la sortie des premiers recueils, nous a parlé, à Serge et à moi, de ce qui allait être un véritable événement éditorial. Nous sommes même alors intervenus directement au cours de l’été 65 pour favoriser une rencontre à Rome entre Sartre et Jouffroy. Alain voulait demander une préface pour l’édition des Poésies de Mallarmé, et comme à cette époque nous participions à des réunions régulières aux Temps Modernes, nous avions le contact avec Sartre. Cependant, ne vous méprenez pas : en dépit de ce que je viens de vous dire, je ne crois pas à la prédestination.

 

 

- Comment la collection fut-elle lancée et par quels titres ?

Un peu d’histoire : c’est en 1953 qu’apparaît Le Livre de Poche chez Hachette. Les ouvrages les plus diffusés du fonds Gallimard, notamment les romans de Malraux, Camus, Sartre, etc, prennent immédiatement place dans cette collection. Seuls quelques poètes (Apollinaire, Éluard, Prévert) y sont accueillis. Voilà pourquoi Claude Gallimard imagine, en 1966, de créer un espace autonome exclusivement destiné à la poésie. Ce qui est remarquable, c’est que cette décision anticipe de cinq ans la rupture avec Hachette et le lancement de Folio en 1972.

L’idée de Claude Gallimard était simple, mais dans le contexte de l’époque tout à fait audacieuse : publier en format de poche (sur beau papier et avec une maquette inventive de Massin, d’inspiration warholienne), les grands poètes de sa maison d’édition. Je vous cite, par ordre de parution, les noms des premiers publiés : Éluard, Garcia Lorca, Mallarmé, Apollinaire, Claudel, Valéry, Aragon, Queneau, Supervielle, Breton, Larbaud, Jouve, Saint-John Perse, Char, Ponge… À l’exception de Mallarmé, qui bien sûr était dans le domaine public, tous sont sous copyright Gallimard.

 

 

- Pouvez-vous nous raconter l'histoire de la collection, ses événements marquants, ses différentes périodes, ses coups d'éclats ?

Le lancement de la collection a été le fait d’Alain Jouffroy et de Robert Carlier. Alain Jouffroy, poète, romancier, critique d’art, était membre du comité de lecture de Gallimard. Robert Carlier avait assuré la direction littéraire du Club français du livre : il devait assez vite prendre seul la responsabilité de l’entreprise, en assurer le suivi éditorial pendant cinq ans en respectant strictement le « cahier des charges » initial : programmer les œuvres poétiques majeures éditées par Gallimard au XX° siècle. Quant à Alain Jouffroy, sa présence devait perdurer à travers les préfaces qu’il allait consacrer à Aragon, Artaud, Breton, Leiris ou encore Jean-Pierre Duprey.

André Fermigier, agrégé de lettres, professeur d’histoire de l’art et critique d’art, prit la direction de la collection à un moment crucial : après la rupture des relations commerciales entre Gallimard et Hachette en 1971, ce qui mettait fin à la collection Le Livre de poche classique, jusque là exploitée en commun. D’où l’entrée quasi immédiate, au catalogue de Poésie/Gallimard, de Baudelaire, Hölderlin, Rimbaud, Lautréamont, Vigny, Hugo, Corbière, Verlaine, Villon, etc. À partir de cette date, la collection ne se limite plus au fonds Gallimard, même si les contemporains désormais programmés continuent d’en être issus, y compris les poètes étrangers. Jusque là, il n’y avait eu que Garcia Lorca, Tagore et Octavio Paz à être retenus, arrivent alors Neruda, Rilke, Pavese, Pasolini, Machado, etc.

 

André Fermigier

 

Jusqu’en 1988, André Fermigier, assisté de Catherine Fotiadi, développe la collection avec les grands poètes classiques de la littérature française et de la littérature mondiale, avec aussi Guillevic, Frénaud, Bonnefoy, Césaire, Jaccottet, Lorand Gaspar, Édouard Glissant, Armand Robin, Georges Perros, Jacques Roubaud, etc. À noter que le format des livres a changé, s’apparentant à celui des Folio en perdant 4 millimètres en largeur et en gagnant 12 en hauteur.

Autre entrée d’importance dans la collection à partir de 1985 : Henri Michaux. À ce propos, je voudrais apporter un témoignage qui fait référence à une discussion que j’ai eu avec Michaux quelques temps avant sa mort (précisément en 1984 quand il a réalisé un dessin de couverture pour la revue Nulle part, dont je m’occupais avec Jean-Louis Clavé, Bernard Noël et Serge Sautreau). On a souvent dit que l’auteur de Plume refusait de voir ses livres en « poche », ce qui est exact, mais on en déduisait une hostilité marquée de sa part pour ce genre d’édition. En fait, ce qu’il redoutait par dessus tout c’était la diffusion exponentielle de ses livres et la multiplication inévitable du nombre de ses lecteurs. Michaux souffrait, et il en était parfaitement conscient (il en parlait même avec une franche auto-dérision) d’une irrépressible phobie : la foule, la simple idée d’une foule, l’oppressait. Il n’est que de regarder ses encres, saturées de signes et de personnages qui dévorent l’espace, pour comprendre ce phénomène-panique. Et c’est très simplement qu’il avouait (Micheline Phankim, son héritière littéraire peut le confirmer) qu’après sa mort, ne redoutant plus d’être envahi par une meute incontrôlée de lecteurs, il lui était indifférent que ses textes passent en « poche ».

En 1989, c’est Jean-Loup Champion, écrivain et critique d’art, qui succède brièvement à André Fermigier, avant que Marc de Launay, philosophe et traducteur d’allemand, ne poursuive l’aventure de 1992 à 1997. Pendant ces années là, une mutation de la collection est amorcée. Si les auteurs Gallimard sont toujours privilégiés (Pichette, Claude Roy, Réda, Dadelsen, Jabès, etc), des poètes venus d’autres maisons d’édition entrent au catalogue (Norge, Sabatier, Bernard Noël, Calaferte, etc), et c’est encore plus vrai pour les étrangers (Adonis, Valente, Ramos Rosa, Celan, etc).

 

Marc de Launay

 

En arrivant en 1998, je n’ai fait au fond qu’amplifier le mouvement. À cela une raison évidente : on ne pouvait pas puiser indéfiniment et uniquement dans le catalogue de la nrf. Il fallait certes continuer à explorer les œuvres de ceux qui étaient devenus « les grand classiques du XX° siècle », par exemple ajouter des titres d’Aragon (Le Fou d’Elsa, Elsa), d’Artaud (Pour en finir avec le jugement de Dieu, Suppôts et suppliciations), et ainsi de suite jusqu’à Valéry (Poésie perdue), mais il fallait également accueillir des « extra-territoriaux », autrement dit des auteurs venus d’ailleurs comme Pierre Albert-Birot, François Cheng, Jean-Pierre Duprey, Ghérasim Luca, Lubicz-Milosz, Gaston Miron, Marie Noël, Valère Novarina, etc. Et cela concernait plus encore les poètes étrangers qui nécessitaient souvent la commande de traductions inédites, d’où un changement éditorial majeur : la collection n’était plus seulement un passage en « poche » d’ouvrages pré-existants, mais elle devait susciter d’emblée des livres pour son propre compte. Il suffit d’évoquer les volumes consacrés à Anna Akhmatova, Ingeborg Bachmann, mais aussi William Blake ou Quevedo pour mesurer ce dont je parle. En plus d’être le lieu privilégié des rééditions poétiques, Poésie/Gallimard devenait un lieu de création, voire de re-création. Ainsi, des ouvrages déjà publiés furent entièrement revus, augmentés, repensés afin d’offrir de véritables éditions critiques. C’est exemplairement le cas de Baudelaire, Nerval, Mallarmé, également de Reverdy, également de Bonnefoy, Dupin et Deguy qui ont vu leurs œuvres littéralement « ré-architecturées ».

 

Venons-en maintenant à ce que vous appelez des « coups d’éclats ». Je commencerai par le moins éclatant, le plus souterrain, et qui est en quelque sorte le signe que la collection entend rester vivante : tous les titres à réimprimer (il y en a 150 à 200 par an) sont remis à jour (corrections, biographie, bibliographie, parfois nouvelle couverture). Quant aux « exploits éditoriaux », ils sont d’abord le fait des progrès techniques. Il est désormais possible (grâce à un papier quasi Bible et à une colle résistante et souple) de réaliser impeccablement des livres de « poche » de 1500 pages. Sans cela, je n’aurais pas mis en chantier l’intégrale de La légende des siècles de Hugo, l’intégrale de Feuilles d’herbe de Whitman, l’intégrale bilingue de La Comédie (enfer . purgatoire . paradis) de Dante. Dans un autre registre, je n’aurais pas imaginé non plus une translation en « poche » d’ouvrages de haute bibliophilie, avec des reproductions ne trahissant pas les lithographies ou les gravures originales : Lettera Amorosa de René Char, Georges Braque et Jean Arp, Les Mains libres d’Éluard et Man Ray, Glossaire j’y serre mes gloses, de Michel Leiris, André Masson et Joan Miro.

 

J’insisterai encore sur un autre genre de « coup d’éclat », parce que celui-là, étant imprévu, s’est révélé le plus surprenant et le plus créatif. J’avais proposé à Pascal Quignard de reprendre sa traduction de l’Alexandra de Lycophron en y ajoutant une substantielle préface, et quelques mois plus tard, j’ai reçu un manuscrit qui ne ressemblait à rien de connu. À la suite de l’Alexandra, Pascal avait écrit, à la manière de ses Petits Traités, un texte passionnant, en grande partie autobiographique, qui revenait sur la genèse de sa traduction et sur ses amitiés d’alors. Zétès apparaissait comme un hétéronyme (à la Pessoa) de Quignard, comme le poète qu’il portait en lui sans le revendiquer tout à fait. C’est ainsi qu’avec un intitulé plutôt énigmatique, Lycophron et Zétès, Pascal Quignard a fait, pour mon plus grand plaisir, son entrée en Poésie/Gallimard !

 

 

_  Quel a été votre propre rapport à cette collection, depuis sa création et avant que vous en deveniez le directeur ? Le voyageur que vous êtes a-t-il toujours eu un exemplaire en poche durant ses pérégrinations ?

       J’ai sans doute été un des premiers lecteurs de la collection. Avant 1966, j’étais à l’affût de tout ce qui paraissait en poésie, mais il y avait deux problèmes : l’argent et la disponibilité des titres. Je me rappelle qu’Alain Jouffroy nous prêtait, à Serge et à moi, beaucoup de livres, et que pour certains d’entre eux, indisponibles en librairie, nous en réalisions de véritables éditions (les pages photocopiées étaient ensuite reliées avec de la colle qui imprégnait une compresse de gaze). C’étaient nos samizdats ! Le plus réussi : Pour en finir avec le jugement de Dieu, décliné de l’édition K.

      Après 66, j’ai acheté au fur et à mesure pratiquement tous les volumes qui paraissaient, et d’autant plus vite que j’étais alors libraire à La Joie de lire (40 rue Saint-Séverin), en charge précisément du rayon « poésie » ! Mais pour être franc, je n’abordais pas tous les recueils avec la même envie, la même voracité. J’avais des a priori (certains ont perduré, d’autres pas du tout), par exemple les anathèmes lancés par Breton contre Cocteau m’ont longtemps éloigné de l’auteur du Cap de Bonne-Espérance. Et je ne parle pas de Claudel ou de Jouve que j’ai mis des années à découvrir vraiment… En revanche, même si j’en avais surtout pour Rimbaud et les Surréalistes, j’ai immédiatement dévoré (il n’y a pas d’autre mot) Larbaud, Cendrars, Perse, Char, Garcia Lorca et, étrangement un peu plus tard, Apollinaire, qui allait pourtant devenir une de mes plus sûres boussoles.

      En voyage, j’emportais, pour une question de poids dans le sac à dos, exclusivement des livres de « poche », pas seulement des Poésie/Gallimard. J’ai toujours beaucoup aimé les romans, et lire Conrad à Makassar, Prokosch dans le désert du Taklamakan ou Kipling partout en Inde m’a constamment enchanté. Cependant, je dois admettre qu’une fois lus, j’abandonnais souvent ces volumes, car je savais que je ne les relirais pas de sitôt et qu’il fallait m’alléger, alors que je gardais avec moi les poèmes, qui eux peuvent être revisités tous les jours sans qu’il y ait accoutumance ni lassitude. On est chaque matin différent au réveil et, pour cela, chaque poème, serait-il le même, s’entend différemment. J’ai bivouaqué souvent avec ceux que j’ai déjà cités, mais je me dois d’ajouter d’autres alliés substantiels : Segalen, Rilke, Reverdy, Daumal…

      Avant de prendre la responsabilité de la collection en 1998, j’y avais déjà collaboré en tant qu’anthologue et préfacier. À la demande de Jean-Loup Champion, j’avais coordonné et présenté le recueil Mémoire du vent d’Adonis. Sollicité par Marc de Launay, j’avais conçu et réalisé Les Poètes du Chat Noir, puis préfacé les Rubayat d’Omar Khayam. Grâce à ces interventions, j’avais rencontré Catherine Fotiadi qui, plus que la cheville ouvrière, était l’âme, voire la vestale de la collection, puisqu’elle l’accompagnait presque depuis les origines. C’est une grande chance de l’avoir eu à mes côtés (ou plutôt d’avoir été à ses côtés) pendant tant d’années.

 

- 1966, c'est un temps où la poésie jouit encore d'une certaine autorité en France. Saint-John Perse a obtenu six ans plus tôt le prix Nobel de littérature. La mort d'André Breton, cette même année, constitue une disparition d'importance, la rumeur dit que la poésie aurait envahi les rues deux ans plus tard. Les enjeux de la collection, aujourd'hui, sont-ils exactement les mêmes qu'au jour de son lancement ?

Les enjeux sont les mêmes, exactement, rigoureusement, follement les mêmes. Ce qui était audacieux, novateur, révolutionnaire au sens d’un bouleversement des habitudes, en 1966, doit trouver aujourd’hui un surcroît d’audace, d’invention, d’effraction. De résistance aussi. Je ne suis pas aveugle quant aux transformations sociales, culturelles, voire civilisationnelles. D’un côté la loi meurtrière de la marchandise, de l’autre l’outrecuidance de la vulgarité médiatique, agressent en permanence notre espace qui, pour le coup, peut être dit vital. Alors à quoi bon la poésie ? Mais la question n’est pas nouvelle, Hölderlin l’avait formulée il y a deux siècles. Car la poésie ne peut-être que sur le qui-vive, jamais installée à demeure, jamais assurée d’un quelconque bon droit. Que l’environnement soit aujourd’hui plus rude, plus hostile, eh bien tant mieux ! Le combat n’en est que plus décisif, il requiert comme jamais des paroles capables de tenir parole.

 

 

- Vous dirigez cette collection depuis 1998, soit depuis presque 20 ans. Qu'est-ce que cela a changé dans votre vie ? Quel chemin vous a mené jusqu'à cette fonction, et quelles dispositions faut-il pour l'exercer ?

1998 a été pour moi, au plan personnel, l’année de toutes les tragédies. Sans qu’il y ait eu la moindre relation de cause à effet, il est incontestable que la responsabilité qu’Antoine Gallimard venait de me confier (il sait que je lui en serai toujours infiniment reconnaissant) a joué le rôle d’un étrange viatique. À proprement parler ce n’est pas la collection qui a changé ma vie puisque ma vie était meurtrie et pas loin d’être anéantie. Elle m’a simplement permis de réorienter une énergie qui n’aspirait plus à rien.

Quant aux raisons de la confiance que l’on m’accordait soudain, je pense qu’avec plus de dix années de Poésie sur Parole sur France Culture, de nombreux articles dans Le Monde et le pilotage de la revue Caravanes, je n’étais peut-être pas le plus mal placé ni le plus incompétent pour relever les défis d’une telle fonction. Il me semble que, pour l’assumer, il faut avant tout de la curiosité et une totale indépendance vis à vis des différentes coteries, clans, clubs et autres officines d’admiration mutuelle. Surtout, aucun sectarisme : tenter d’accueillir dans sa diversité (et quelles que soient par ailleurs mes options personnelles) l’ensemble du champ poétique.

 

Premier n° de la revue CARAVANE

 

- Quelles innovations avez-vous portées au sein de cette collection devenue mythique ?

Le chapitre « coups d’éclats » a déjà répondu en partie à cette question. J’ajouterai la multiplication des anthologies thématiques qui s’affranchissent du carcan artificiel des siècles pour témoigner d’expériences singulières ou pour célébrer une forme, un thème, une passion. Deux volumes de Haiku, Les Poètes du Tango, L’OuLiPo, Poètes en partance, Poèmes à dire, Je voudrais tant que tu te souviennes (poèmes mis en chansons de Rutebeuf à Boris Vian), Éros émerveillé, etc…

 

 

- Une question qui, au sein de Recours au Poème, nous intrigue beaucoup, étant donné notre propre rapport avec eux : que signifient René Daumal et Le Grand Jeu pour vous, qui avez choisi d'éditer une fabuleuse anthologie du Grand Jeu et avez signé une « Ascension du Mont Analogue » au final de votre recueil L'amour extrême ?

Révolution/Révélation : en deux mots je vous dis ce que j’ai en partage avec les adolescents du Grand Jeu. Je peux d’ailleurs continuer les binômes plus ou moins improbables mais foudroyants : Révolte/Orient – Artaud/Les Védas – Pataphysique/Métaphysique – Dérision/Absolu… Mais, j’insiste sur ce point, ce ne sont pas mes goûts qui décident de la programmation. Il y avait déjà Le Contre Ciel de Daumal dans la collection, il me semblait nécessaire d’accueillir Gilbert-Lecomte (c’est désormais chose faite avec La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent) et l’anthologie des Poètes du Grand Jeu avait pour but de réactiver plusieurs de ces poètes météores de l’entre-deux guerres, notamment André Rolland de Renéville, Artür Harfaux, Maurice Henry, Monny de Boully.

J’ai agi de la même façon avec, par exemple, les poètes qui participèrent à la revue L’Éphémère à la fin des années 60. Yves Bonnefoy était représenté par plusieurs volumes dans la collection, Jacques Dupin et André du Bouchet par un seul, et Louis René des Forêts était absent. Petit à petit, j’ai donné plus de visibilité à chacun et désormais, au côté de Bonnefoy dont toutes les œuvres poétiques sont éditées en Poésie/Gallimard, il y a deux forts volumes de Dupin, trois recueils de Du Bouchet, et l’ensemble des poèmes de Des Forêts. À quoi il faut ajouter le Choix de Poèmes de Paul Celan qui fut également un intervenant majeur dans cette revue. En procédant ainsi, il y a cohérence éditoriale et rappel de séquences de l’histoire littéraire.

 

Premier n° de la revue l'Ephémère

 

- Fêter 50 ans d'une collection, c'est aussi rendre hommage au travail des collaborateurs de l'ombre. Pouvez-vous nous faire entrer dans le secret de l'atelier et nous raconter l'histoire d'un livre, depuis la décision de sa publication jusqu'à sa sortie sur les tables des librairies ?

Franchement, le secret n’est pas très grand. Chaque année en juin, je propose à Antoine Gallimard un programme pour l’année suivante. Nous nous concertons et décidons ensemble des titres et du rythme de publication. Si l’on excepte 2016 qui, cinquantenaire oblige, hérite d’une programmation particulière, la répartition des ouvrages obéit, comme pour le pastis de César, à la règle des quatre tiers : un petit tiers de Classiques, un bon tiers de grands poètes étrangers contemporains, un solide tiers de grands poètes français et francophones du XX° siècle, et le tiers restant de contemporains français !

Une fois la liste établie, celle que l’on appelle « mon assistante » alors qu’elle est la pièce maîtresse du dispositif (jadis Catherine Fotiadi, désormais Alice Nez, et Audrey Scarbel depuis peu en renfort) règle avec le service juridique les problèmes de droits et de contrats (c’est vite dit, mais ça prend beaucoup de temps, spécialement quand il s’agit d’anthologie). Ensuite, s’il faut une préface ou une édition critique, je contacte directement un écrivain, un critique ou un universitaire, selon les cas. Puis, le livre à rééditer (ou le manuscrit original) est préparé, c’est à dire annoté par mon assistante, avec questions à poser à l’auteur, au maître d’œuvre ou au traducteur. Quand le texte définitif est fixé, un metteur en page fait une proposition de typographie (avec les poèmes, il faut choisir soigneusement le corps de caractère, le nombre de lignes par page, la justification : la lisibilité en dépend). Puis un correcteur relit un premier jeu d’épreuves avant que celui-ci parte chez l’auteur, le maître d’œuvre ou le traducteur. En fonction du nombre de corrections, on demande un deuxième jeu ou seulement les quelques feuilles litigieuses. Ente temps, j’ai fourni quelques indications pour la couverture à la maquettiste (actuellement Clotilde Chevalier) et rédigé un argumentaire à usage des représentants, que je rencontre une fois par mois pour leur présenter plus en détails les livres. Lorsque ceux-ci sont imprimés, l’attachée de presse (actuellement Frédérique Romain) prend rendez-vous avec l’auteur, le maître d’œuvre ou le traducteur afin d’envoyer des exemplaires aux journalistes, critiques ou universitaires susceptibles de s’en faire l’écho.

 

 

- Les bougies seront soufflées en mars 2016. Qu'avez-vous imaginé comme cadeau d'anniversaire pour fêter ce qu'il faut bien appeler un événement éditorial ?

Un anniversaire de cet ordre a toujours tendance à célébrer ce qui a été accompli. Avec Antoine Gallimard nous avons bien sûr décidé de mettre l’accent sur la part patrimoniale de la collection (comment ne pas souligner quel fonds exceptionnel est rassemblé là), mais nous avons voulu aussi et parallèlement marquer l’attention portée aux poètes vivants et à l’extrême diversité de leurs écritures. C’est pourquoi douze contemporains français et francophones vont faire, si j’ose dire d’un coup, leur entrée en Poésie/Gallimard. Par ce geste sans précédent, nous voulons affirmer la vocation de la collection qui est de mettre au contact l’ensemble des grandes œuvres du passé avec celles qui, aujourd’hui, sont parmi les plus représentatives et les plus singulières.

D’Adonis à Franck Venaille, de Christian Bobin à Jean-Pierre Verheggen, de Tahar Ben Jelloun à  Yves Bonnefoy, Michel Butor, François Cheng, Georges-Emmanuel Clancier, William Cliff, Michel Deguy, Philippe Delaveau, Kiki Dimoula, Hans Magnus Enzensberger, Lorand Gaspar, Guy Goffette, Pentti Holappa, Michel Houellebecq, Philippe Jaccottet, Ludovic Janvier, Alain Jouffroy, Nuno Judice, Gérard Macé, Jean-Michel Maulpoix, Bernard Noël, Valère Novarina, Pierre Oster, Pascal Quignard, Lionel Ray, Jacques Réda, Jean Ristat, Jacques Roubaud, Paul de Roux, Jude Stéfan et Kenneth White, il y avait déjà plus de trente poètes vivants au catalogue (ce qui, me semble-t-il, n’est jamais assez signalé ni pris en considération). Ils vont être rejoints par Olivier Barbarant, Zéno Bianu, Xavier Bordes, Jacques Darras, Alain Duault, Emmanuel Hocquard, Vénus Khoury-Ghata, Anise Koltz, Abdellatif Laâbi, Jean-Pierre Lemaire, Richard Rognet et James Sacré. Cette énumération indique à elle seule combien il importait d’accueillir dans sa multiplicité, dans sa richesse, dans ses lignes de fracture aussi, l’ensemble du champ poétique actuel.

    
   

- L'aventure ne s'arrête pas avec cet anniversaire. Avez-vous une visibilité sur ce qui va se passer après cet événement ?

Si je vous dis qu’après ce sera comme avant, vous allez croire à une pirouette. Mais non, comme en rugby, nous allons revenir « aux fondamentaux » ! Et retrouver la règle des quatre tiers énoncée plus haut. Ainsi, d’avril à novembre 2016, il y aura Gongora (Fable de Polyphème et Galatée, dans une traduction ébouriffante de Jacques Ancet), Roubaud (Je suis un crabe ponctuel, Anthologie personnelle 1967-2014), Shelley (La révolte de l’Islam, dans une magnifique traduction de Jean Pavans) et Charles Vildrac (Chants du désespéré – sans doute les poèmes les plus forts inspirés par la Grande Guerre).

Ensuite ? Qui lira verra !

 

P. S.

Cet entretien a été réalisé avant la disparition d’Alain Jouffroy, le 20 décembre 2015, à Paris. J’ai dit quel avait été son rôle, il y a 50 ans, dans la mise en œuvre et la programmation initiale de Poésie/Gallimard, mais sans insister sur l’essentiel, c’est à dire sur son génie propre de poète, de romancier, de critique d’art, d’agitateur d’intuitions, d’effractions, de fulgurances. Dans le champ magnétique de la poésie vécue, Alain fut un aiguilleur toujours en alerte, un accélérateur de trajectoires hors cadre et hors norme. Il m'importe d'ajouter ce salut et ce témoignage, fût-ce in extremis.

 

Alain Jouffroy




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Béatrice Machet

 

Contre le Simulacre.

Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

D’abord citer Stephen Jourdain :

« La poésie est la matrice de la réalité.
La réalité est la matrice de la poésie. »

On ne peut être plus dans le réflexif, dans le circulaire, dans le « révolutionnaire » ad libitum!

Oui pour le terme méta-poésie : aller au-delà de par son aspiration à l’éveil. Quant à l’allusion révolutionnaire :

Le terme révolution comme le remarquait le poète activiste sioux John Trudell, implique un retour, décrit un cercle, revient sur le même.  Le renversement brusque d’un régime par la force comme est communément compris le mot révolution pose la question de la force : Laquelle ? La force du poème, la force des mots, oui, on le voudrait … Et si la révolution, le révolutionnaire, n’aboutissent qu’à changer les leaders sans réellement changer les systèmes (oppression, compétition, prédation, et tous les scions scions scions qui coupent la branche sur laquelle l’humanité s’est posée …) alors à quoi bon…  (Et pourtant ne pas se désengager, rester vigilant, avec les hommes et les femmes, faire entendre notre voix, rester concerné et solidaire.) Changer d’autorités instituées est-il un but en soi ou bien faut-il apprendre, chercher à ne plus recourir aux autorités instituées afin que classes, inégalités, injustices sociales ne soient pas reconduites de systèmes en systèmes plus ou moins libéraux… Faut-il vraiment vouloir une révolution ou bien rechercher une forme de libération….telle est ma question !  Mais engagée je suis, toute entière investie dans ce travail de langue et dans la langue afin de semer (mon action donc)  des germes d’éveil dans les consciences, cela affirmé sans prétention, juste à ma hauteur de femme et de citoyenne du monde. Cela passe par une mise en voix, une oralité qui crée du lien et en cela j’agis dans la cité mais refuse d’être considérée comme animatrice culturelle ou éducatrice, entendons-nous bien !

Plus en profondeur, la poésie à mes yeux est un art, et comme tout art selon Hegel, serait à mi-chemin, entre pensée pure et sensible pur. Poésie médiatrice, lieu d'échange, lieu de fusion entre la sensation indicible et l'idée immatérielle, en réussissant cela elle est libératrice et en cela action « révolutionnaire » si on veut la qualifier ainsi. J’ajoute que la poésie « est faite » par les poètes, c’est un faire, donc il s’agit bien avant tout de poser un acte, de poursuivre et de développer un geste, en direction de l’autre, des autres, différents et semblables.

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

La formule est optimiste et selon la manière dont on veut regarder, comprendre les choses, les phénomènes de la vie, les mouvements d’action-réaction dans la sphère sociale etc, cela semble fondé … mais cette dialectique, ce binaire est réducteur  car une fois le « ce qui sauve » arrivé, savoir : soit qu’il constitue à son tour un péril, soit qu’il laisse croître un nouveau péril… Et dans tous les cas, la formule ainsi écrite semble rejeter toute la part humaine de l’expérience psychologique telle que souffrances et traumas… Cela résonne alors presque comme un éloge du sacrifice et du pire en quelque sorte!! Mais si l’on veut garder dans la conscience que ce questionnaire vise la poésie, alors ce qui sauve serait la capacité créatrice, la façon dont on ose rêver, se dépasser, laisser cours à l’imagination, dégager un espace, donner place à l’esprit pour ne pas dire le spirituel... Là se trouve l’essence d’une véritable croissance (et bien sûr on a envie de jouer avec croît-croit, croyance-croissance …) Je déplace alors cette dynamique dialectique et son mouvement thèse-antithèse-synthèse vers quelque chose qui m’apparait plus fondamental et que les Indiens d’Amérique appellent le « healing» et qui se traduit par guérison : vertu et valeur accordées, recherchées, exigées lorsqu’il s’agit d’être humain, engagé dans une communauté en évolution, et que portent en elles les disciplines artistiques, sans quoi elles sont inauthentiques et dangereuses. Chez les Indiens les disciplines artistiques ne sont pas mises à l’écart, ne sont pas séparées d’autres activités humaines, elles en sont plutôt la quintessence, l’expression la plus nécessaire.  En langage « indien », un péril qui croît c’est une rupture d’harmonie qui menace ou qui a déjà créé un déséquilibre. L’être humain par sa conscience et son esprit a pour mission sur terre de préserver l’harmonie jusque dans le cosmos. Ce qui sauve c’est ce qui est capable de restaurer l’harmonie et cela passe bien souvent par le chant, la parole poétique donc, lors d’une performance rituelle,  et cela grâce au pouvoir des mots, des rythmes, des sons. L’harmonie c’est faire un avec, se savoir en relation, en interdépendance, participer à un plus grand que nous bienveillant qui nous comprend, ne pas chercher, ne pas risquer de s’en séparer, de s’en couper, car il en va du bien-être de tous, et tous c’est l’un. La « matrice » donc,  comme l’écrit Stephen Jourdain cité plus haut.

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Pour moi : YES, definitly yes ! (moi la privilégiée qui a du pain quand je veux et dès que j’en ai besoin.) Cela ne suggère pas pour autant que je me connaisse bien, mais je suis en chemin ! D’autant que trois jours sans pain, métaphoriquement jeûner donc, permet d’atteindre d’autres niveaux de conscience très propices à la vision poétique. La quête de vision à « l’indienne » est précédée d’un jeûne et se conclue par la création d’un chant (voir les chants des rêveurs Chippewas par exemple) proche de l’esprit du haïku dans bien des cas.

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Défendre la poésie contemporaine des Indiens d’Amérique du nord me place il me semble dans le « camp » des guerriers-guerrières, et non seulement en tant que poète mais aussi comme citoyenne, oui je me « bats » (plus pour dialoguer et convaincre que pour éliminer un « ennemi » !) Je pousse des coups de gueule, je prends « des risques » (assumés), je pars en campagne, et surtout au jour le jour, dans la sphère privée comme avec mes étudiants ou dans les réunions professionnelles, j’essaie de mettre mes idées en accord avec mes actes et comportements. La cohérence est nécessaire pour acquérir cette forme de « dignité » de poète ! Mais le verbe ramper, utilisé avec cette connotation péjorative, est assez offensif et offensant : on peut toujours prétendre que les gens ont le choix, que mieux vaut la mort plutôt que l’esclavage… certes mais ceux qui rampent en ont-ils seulement conscience… Un peu plus de « compassion » dans la formule me semblerait bienvenue. Et puis apprendre est noble, à l’école de la poésie quand il ne s’agit pas de gober ou d’obéir à des dogmes, d’être formaté, rangé dans des cases ou des courants etc… alors moi oui, je veux bien apprendre !! Car apprendre c’est aussi la vie et la poésie… pour les Indiens, l’école de la poésie c’est l’école de la vie, ne pas séparer les deux me semble très sain.  

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Des « poètes » parce que capable de se placer, de guider vers l’infini. Capables de s’ouvrir à cela qui depuis l’infini vient montrer sinon une vérité en soi, du moins un vrai possible à expérimenter, à explorer. Poète comme être pionnier et porteur d’utopie. Poète comme « fou divin » aussi. Capable d’impersonnalité, il donne le déclic, insuffle un élan, met son auditeur-lecteur au contact d’un silence d’où est venue sa parole, met au contact de l’immense, du plus grand que soi... Sa poésie serait tremplin pour faire l’expérience de l’unité (dissolution de la perception duelle).

Des poètes au sens « indien d’Amérique » du terme, parce que engagés dans un processus de guérison (healing), à savoir garder et/ou restaurer l’harmonie du monde, et au-delà du cosmos en quelque sorte, en exprimant pleinement la vie... Et là encore en dernière instance, cela veut dire guider vers le non-duel, là où la guerre est impossible.

Des poètes pour se perdre dans et revitaliser le langage, pour l’enchanter de vérité profonde et chasser tout le prosaïque que le gens vivent, subissent dans leur quotidien, ce à grands coups de surprises langagières qui ont valeur de germes d’illumination (certains préfèrent dire révélation et j’accepte ce terme qui évoque le caractère prophétique de toute poésie, mais je ne veux pas glisser vers un domaine théologique que je « n’habite » pas vraiment.)

Temps de détresse ou pas, comme Beckett et toute proportion gardée je dirais :
-        Premièrement: bonne qu’à ça… (je souligne ici non une capacité ou un savoir-faire reconnu mais avant tout une nécessité intérieure
-        Deuxièmement : parce que c’est ce qui m’offre un « plus à vivre », que je la lise, la dise, l’écrive. (pour mieux vivre disait St-John Perse)

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Emmanuel Baugue

 

Recours au Poème : Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Emmanuel BAUGUE : Oui, je crois que la poésie, parce qu’elle est une parole adressée au autres, porte nécessairement un message politique. Même lorsqu’il s’agit d’une poésie de l’intériorité, du repli sur soi, c’est un « modèle d’être » et un message envoyé aux autres. Et comme il est dit qu’il y a un temps pour pêcher et un temps pour ramailler les filets, je pense que la poésie actuelle doit (et est en train de) changer : revenir, sous une forme nouvelle, à sa posture « hugolienne » du 19e siècle, poser des problèmes de société, voire d’actualité, dire le ressenti du quotidien « historique », qu’il soit intime, anecdotique, interlocutif ou collectif, voire renouer avec la poésie didactique, scientifique, journalistique, très vivace aux 17e et 18e siècles, et méprisée ensuite par le « poète maudit » enfermé sur son intériorité. Le « moment historique » de la poésie qui affirmait le droit à une intériorité singulière, contre les « totalitarismes » et les dynamiques collectives imposées, est à son tour passé. Le temps du jardin et du « peut-être » jaccottien confortable est passé : le jardin est menacé par le promoteur, et le peut-être sent l’hésitation munichoise devant les grands problèmes du monde. En cela, pour moi, il y a action politique inscrite dans la poésie d’aujourd’hui. Et toutes les formes que cela prendra, soit instinctivement, soit de façon théorisée, en seront la « méta-poésie ».

 

 

Recours au Poème « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Emmanuel BAUGUE : Non : c’est que, pour moi, ce n’est pas une affirmation juste : c’est là où existe ce qui sauve que croit ce qui sauve, dans le péril. On peut mourir dans le péril, si ce qui sauve n’est pas là. Il n’y a pas d’automatisme rassurant. Et c’est pourquoi existe la gratitude envers ce qui sauve : il pourrait n’être pas. Il est miracle. C’est l’effet et la force de la poésie. Il peut même y avoir espérance, et rien qui vienne. Ce qui vient n’est pas garanti par l’espérance : il faut quelque chose de plus. La gratitude n’est pas adressée à notre propre espérance, mais à ce qui est venu. Comme le don intuitif du premier vers, comme le résultat relu d’un poème réussi (pour ne pas faire directement de théologie !).

 

 

Recours au Poème   « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Emmanuel BAUGUE : Non. « On » peut vivre sans poésie, sans en avoir besoin. Beaucoup plus longtemps que sans pain. La poésie, pour moi, vient seulement quand on en a besoin et qu’on est capable (grâce à des rencontres diverses) de la produire, de trouver sa voie. Quand on dit qu’il y a de la poésie en toute chose, ce n’est vrai que pour celui qui sait la voir. Un autre peut crever sans la voir : et malheureux ou heureux. Il n’y a pas de génération spontanée, ni de despotisme de la poésie : elle est un « recours » pas une férule. Le pain est une férule, une nécessité.

 

 

Recours au Poème   Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Emmanuel BAUGUE : Parfois je rampe … quoique, le revendiquant, je me bats pour le droit de ramper, de faire de la poésie pour mon petit bonheur à moi, ou à qui j’offre un poème. De la poésie servile, non, pas pour l’instant. Me battre ? pas pour la poésie, mais pour ce dont parle ma poésie. La poésie, en elle-même, s’impose. Par contre, se battre pour la diffuser, ça c’est un grand combat : le vôtre. Moi, souvent, je me bats dans le vide de mon théâtre d’ivrogne. Sans vous, je suis vacarme inentendu d’une bataille non livrée.

 

 

Recours au Poème   Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Emmanuel BAUGUE : Pourquoi = parce que. Pour quoi = afin de. Qu’est-ce qui fait naître des poètes, donc ? D’abord un tradition, un enseignement, un goût suscité, une instruction à la ressource et à la beauté du langage rythmé. Pourquoi une société entretient-elle cette tradition, suscite-t-elle cette ressource ? Parce qu’elle croit qu’elle a besoin pour fonctionner de quelque chose qui soit « en avant de la raison », de l’ordre de l’intuition. Quelque chose qui ouvre la voie à la raison. (La dépasse définitivement ? Je ne serais pas si prétentieux pour la poésie ! Ce n’est pas nécessaire, pour moi, car je me sens bien dans le progrès indéfini de la raison dans l’Histoire. Dieu non plus n’est pas un mur contre lequel la raison s’écrase, il est ce qui prend son temps, indéfiniment.) La poésie, attention, ce n’est pas nécessairement pour montrer une voie jamais ouverte à l’échelle mondiale ou cosmique : plus modestement, c’est, pour un individu, à un moment donné, le droit moral et l’utilité de recourir à « l’obscur rythmé », au mystère de la beauté, de « l’inconceptuel ordonné ». Source économique de bonheur, parce que mystère de ce qui contient plus qu’on en sait. Recours momentanément non-positiviste au « je ne sais quoi ». C’est un programme politique : liberté du droit à l’ignorance. Liberté d’émotion. Urgence de toucher avant d’avoir trouvé les mots pour démontrer. Du coup, j’ai répondu au « pour quoi » : pour affirmer la liberté de penser sans savoir encore.

                                                                                                             

 




Contre le Simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Xavier Bordes

 

            Recours au Poème : Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Xavier Bordes : Comment définir une action politique ? Pour ma part je dirais : la poésie serait un faire, peut-être une action, implicitement politique. Sitôt que la langue d'un pays est le lieu d'intercommunication entre des gens, quelque chose de l'ordre du « politique » se passe. Mais la poésie à la sauce politique avouée ne fonctionne que pour des groupes limités, dans des périodes historiques restreintes. Elle se démode vite et l'on s'aperçoit que son côté partisan nuit à son universalité. Il suffit pour s'en convaincre de relire l'ode à Staline de 1950 (Eluard) entre autres « poèmes politiques » assez navrants, pour voir qu'il est difficile à la poésie de rester poésie, et révolutionnaire, en louant des tyrans sanguinaires… Pour ce qui est du « révolutionnaire », qui suppose des recommencements de cycles (révolutions), je n'y crois guère : évolutionnaire à la rigueur me conviendrait.

Enfin, je suis trop vieux sans doute pour bien comprendre à quoi correspondrait une « action métapoétique »… Une réflexion métapoétique, je peux voir à peu près ce que c'est en ce sens que toute théorie sur la poésie est métapoétique par définition. Mais ce que serait un « meta-poïein », un méta-faire, je ne vois pas bien. Dans ma tête l'expression ne fait pas vraiment sens, si je puis dire.

 

 

 

            Recours au Poème : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Xavier Bordes : Je l'ai cru longtemps. J'en suis moins sûr, même si la formule est si belle que je voudrais la croire. Ce que pouvait encore penser Hölderlin se heurte aujourd'hui à des phénomènes d'une échelle tout autre : il existe suffisamment de bombes atomiques sur terre pour effacer l'humanité, et rendre la vie quasi-impossible. Qu'est-ce qui croît, en face de cela pour tenir le péril en échec ?

 

 

           Recours au Poème :  « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Xavier Bordes : Une autre belle formule stratégique d'un autre temps. Le genre de choses avec quoi les poètes ont besoin de se consoler, de s'illusionner. Il suffirait d'aller interroger les footballeurs (ou les miséreux du Nigeria) pour voir que les gens se passent très bien de poésie (en poèmes), et si je place la poésie fort haut, ce qui est normal pour mon cas personnel, je me garderais bien de faire de ce cas particulier une généralité.

 

 

            Recours au Poème : Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Xavier Bordes : Léo Ferré pour moi d'une part était un « chanteur plus ou moins poétisant », mais pas ce que je considère comme un poète. Par ailleurs, sa vie était d'un personnage infect, et je laisse à qui voudra d'admirer ce personnage aussi déplaisant et « faiseur ». Pour moi, désolé de le dire, ce chanteur me donne envie de vomir. Il use de grosses ficelles idéologique pour flatter un public spécifique. La vie d'un poète doit être « ascéthique », être gauchiste et millionnaire notamment me semble incompatible. Et se montrer « démagogue en poésie » ruine la poésie. Désolé de ma franchise, et de ne pas chanter avec les loups. Si je dois ramper pour des raisons éthiques, je ramperai. Si je dois me battre, je me battrai. Mais ce ne sont pas de petits penseurs minables comme Léo Ferré qui m'enseigneront la conduite à tenir. Avant de penser enseigner, ces prétentieux imbéciles devraient regarder leur vie dans un miroir. Être « popu » grâce à un suivisme idéologique démago n'est en rien un brevet « d'autorité » de pensée.

 

 

            Recours au Poème : Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Xavier Bordes : Pourquoi des poètes ? Pour que parfois l'Himalaya (comme disait un jour Claude Gallimard) d'une langue soit escaladé jusqu'à son sommet, que l'humanité du peuple de cette langue puisse être exhaussée jusqu'à son « plus beau», en sorte que ce qu'il est, son « monde » ne soit pas effacé de sa propre mémoire. La poésie est conquête, comme l'alpinisme, d'un inutile qui offre une vue surplombante sur l'univers. Il faut un peu de gratuit dans l'homme, il ne peut pas fonctionner uniquement par intérêt et nécessité, de façon instinctive et « animale ». Son esprit a besoin d'altitude et donc de grandeur. L'éther poétique me semble un air qui n'est pas radicalement différent de l'air commun à tout un chacun, mais qui a l'avantage d'une composition chimique plus pure, plus oxygénée. Mon goût en tant qu'individu tend à respirer cet éther là le plus volontiers. Naturellement, mille autres raisons existent, impossibles à développer ici.

 

 

 

                                                                  (13 mai 2015)




BARRY WALLENSTEIN

 

Je connais Barry Wallenstein et j'ai le plaisir de traduire ses poèmes depuis 2005 : j'enseignais alors à Menton, et je souhaitais que mes élèves rencontrent le poète, alors en résidence à Saorge. Durant ses séjours, Barry Wallenstein intervient volontiers dans les classes, où il anime des ateliers d'écriture, d'autant plus motivants que les poèmes des élèves sont ensuite publiés dans le recueil annuel du Poetry Festival de l'Université de New York, grande manifestation poétique dont il est le fondateur. La première rencontre n'ayant pu se faire, Barry Wallenstein m'a envoyé un CD contenant certains des poèmes de Tony, dont j'ai tout de suite pensé qu'ils allaient toucher mes jeunes élèves, par ses questionnements et son côté frondeur et marginal, proche de leur adolescence. Toutefois, il n'y avait pas de traduction disponible pour leur présenter ces textes et  c'est ainsi que j'ai commencé par traduire la séquence de Tony, dont les problématiques les ont effectivement interpellés, au point qu'un spectacle  - Tony's Blues - fut monté, dans le cadre du Printemps des Poètes, avec la classe de jazz de Manu Carré, au Conservatoire de Menton. Barry Wallenstein est régulièrement revenu dans mes classes, suscitant d'autres spectacles-lectures accompagnés par Serge Pesce, musicien de jazz  qui travaille  habituellement avec lui -  – et je l'en remercie, ainsi que des liens d'amitié qui se sont tissés autour de ces projets.

            L'entretien qui suit a été commencé à l'Osteria Lou Pountin, à Saorge, en avril 2015 – autour de spécialités italiennes et locales - et s'est poursuivi par le biais des modernes systèmes de communication que sont Skype et les courriels...

 

Marilyne Bertoncini

 

***

Vous revenez régulièrement au monastère/résidence de Saorge. Qu'est-ce qui inspire votre écriture dans ce lieu?

 

BW – Cela fait 14 ans que je viens à Saorge, une destination bien lointaine pour un New-yorkais. J'ai passé du temps dans cinq autres résidences, et aimé chacune d'elles, mais le programme de Saorge, fondé par Jean-Jacques Boin au début des années 90, a toujours été l'idéal pour mon écriture. La plupart des résidences pour écrivains offrent du silence et de l'espace pour travailler, fournissent aussi des repas et sont sans aucun frais pour les écrivains. A Saorge, l'hébergement est payant, et il faut pourvoir aux repas et aux courses. Je me sens plus indépendant à Saorge, et le paysage m'inspire : l'espace de travail est une cellule individuelle (c'était encore une cellule monacale il y a quelques décennies) pourvue d'un simple bureau, d'une lampe, et d'un lit pour dormir. Je commence généralement à penser en poésie (une façon vraiment différente de penser) dès que j'ouvre mes bagages. Je trouve aussi motivante la présence d'autres écrivains – savoir que, tandis que je travaille dans ma cellule, quelqu'un, à quelques mètres de moi, travaille aussi à ses compositions.

 

 

Vous avez parfois dit que lorsque vous arrivez dans un endroit (comme la résidence de Saorge) où vous avez temps et espace pour écrire, vous commencez à "penser en poésie" – qu'est-ce que vous voulez dire?

BW – Je voulais dire que lorsque les conditions physiques et émotionnelles sont correctes – pas de bruit, peu ou pas de distractions ou d'obligations hormis le travail en cours – je peux me concentrer sur les compositions sur lesquelles je travaille de telle sorte que les pensées me viennent avec leur métrique, dans la phraséologie appropriée au poème. Dans un tel état d'esprit, je suis capable de trouver une sélection de mots, un vocabulaire qui s'insérera dans les rythmes poétiques que j'ai en tête. Par "penser en poésie", je veux aussi dire que je vais être si impliqué dans une composition que je la tiendrai à l'esprit comme la pensée ultime de la journée et la première chose qui me viendra à l'esprit en m'éveillant.

 

 

Vous dites que le paysage de Saorge vous inspire – pourtant, vous n'écrivez pas vraiment de poésie élégiaque avec un paysage à l'arrière-plan. De quelle façon inspire-t-il votre écriture?

BW – Oui, bien sûr, la beauté du paysage alentour et, plus que la montagne, le village de Saorge, sont une source d'inspiration, mais il est souvent difficile ou impossible de dire précisément comment la beauté naturelle – ou la grandeur de la nature – vous inspire. Parfois, rien que de vivre dans un tel décor vous détend mentalement et vous rend plus réceptif aux influences du langage des relations entre les choses et les gens. Dans les premières années au monastère qui surplombe Saorge, j'ai écrit des poèmes sur le brouillard, les ombres et la beauté des montagnes alentour ; mais c'est à peu près tout ce que je peux faire avec ce matériau. J'ai vécu une vie entière dans les villes – d'abord NYC, mais j'ai aussi vécu quelques temps à Londres et Paris. Mes poèmes parlent surtout des gens, des histoires, des conflits – personnels et publics ; mais quand un poème sur le paysage se laisse écrire, je suis vraiment content.

 

 

Quant au personnage de Tony, personnage urbain, habitant des cités, avez-vous écrit des poèmes de Tony à Saorge?

BW - Oui, de nombreux poèmes de Tony sont nés à Saorge.

 

 

Pouvons-nous parler de Tony's Blues – et de ce personnage de Tony, qui s'exprime ou dont on parle dans les poème du recueil que j'ai traduit ?

BW – Tony a maintenant une longue histoire. Au départ, je n'avais aucune intention d'écrire une série de poèmes à son propos, mais le premier a tout naturellement mené au second, et à partir du troisième, j'étais en route. Tony est un personnage urbain, dont l'existence est plus ou moins liée à la pègre. C'est un personnage de la rue, par un SDF, pas vraiment un délinquant, mais marginal, qui survit en marge de la respectabilité. C'est aussi un fan de jazz, et son langage en est marqué. Dans le premier poème, celui qui a lancé la séquence, il se parle à lui-même avec ton un peu de reproche. Ce poème s'est d'abord intitulé "Tony se parle à lui-même", puis j'ai changé le titre en "Tony se réprimande". Il finit sur l'ordre de "se  réveiller!" Il veut s'éveiller à un état de conscience généreuse où il est moins avide, moins matérialiste ; tous les poèmes qui suivent (écrits sur une dizaine d'années) vont dans cette direction de conscience étendue. Son évolution s'est accomplie avec "The Day of withholding" où Tony est heureux de ne plus avoir besoin d'accumuler des "choses" – il peut faire sans possessions matérielles, et vivre heureux.

            La plupart des poèmes de Tony sont écrits pour être dits à voix haute avec un accompagnement de jazz. Ce n'est pas exactement mon alter ego, mais pas loin. Il est d'abord apparu sur mon premier enregistrement de jazz et poésie  In Case You Missed It, (SkyBlue Records, CD # 106, 1995). On peut entendre un grand nombre des poèmes de Tony sur Tony’s Blues (Cadence Jazz Records CJR 1124, 2001). Quelques-uns sont parus dans des revues, et ont eu leur première publication en livre  dans A Measure of Conduct, Ridgeway Press, 1999. Tous les poèmes de Tony (sauf ceux qui me vinrent, de façon inattendue, il y a quelques semaines) sont dans  Tony’s World, Birchbrook Press January 2010; et un ensemble assez conséquent a été republié dans Drastic Dislocations: New and Selected Poems; New York Quarterly Books, Feb. 2012. J'ai été très heureux que Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy en publient une version bilingue sous le titre de Tony's Blues. Ainsi, Tony est reparu de nombreuses fois, et tandis que je pensais en avoir fini avec ce personnage, il jaillit parfois dans mon esprit et renaît.

 

 

Vous présentez souvent vos textes avec un accompagnement de jazz –  c'est de cette façon que j'ai rencontré votre poésie, et je connais 7 enregistrements des lectures que vous parlez/chantez – de vos poèmes avec un ensemble de jazz. Quelle est la nature de la relation entre votre poésie et cette musique?

BW – Il n'est pas facile de répondre, car mes liens avec le jazz renvoient très loin dans ma vie. Quand j'avais 19 ans – en 1959 – j'ai fait ma première lecture publique. J'étais l'un des trois étudiants-poètes qui lisaient dans un club de Greenwich Village, alors appelé 'The Showplace". Nous ne le savions pas, mais le grand contrebassiste Charles Mingus devait nous accompagner. A l'époque, j'étais un fan du jazz de Mingus et j'adorais cette musique. Dix ans plus tard, je me suis enregistré lisant mes poèmes avec un accompagnement au piano. C'était agréable – une expérience qui m'a inspiré. J'aimais le son et le temps passé à faire l'enregistrement. Peu de temps après, un label de jazz a créé mon premier enregistrement en studio – un disque vinyl – et depuis, je travaille comme artiste de jazz.

            Mais pour moi, c'est le poème sur la page qui compte le plus, et si je suis un "poète de jazz",  on doit entendre la musique sur la page imprimée. Mon oeuvre use souvent des expressions familières ou idiomatiques, et certaines utilisent un phrasé infléchi par le jazz. Le fait que je travaille avec des musiciens de jazz – d'un très haut niveau artistique – me permet de présenter ma poésie internationalement, et bien plus souvent que si je me contentais de faire des lectures poétiques. Le simple fait d'avoir ces lectures/performance à préparer me pousse à produire de nouvelles oeuvres, et parfois, les poèmes naissent pour des occasions musicales particulières.

 

 

Parlez-nous de vos débuts en poésie et de la façon dont l'écriture s'organise pour vous :

BW – Enfant, j'aimais lire des poèmes, particulièrement ceux, rimés, des poètes américains du 19ème siècle; j'ai commencé à écrire aux alentours de 12 ans. Ecrire des poèmes était une façon d'exprimer mes sentiments d'isolement ou d'aliénation au sein de ma famille – je savais que mes parents – s'ils découvraient jamais les petits poèmes – ne les comprendraient pas. J'avais le sentiment d'écrire en code, car la poésie est un langage codé – le langage de l'indirection. Ainsi, il y avait mes petits secrets, et les écrire, tout simplement, était une sorte de consolation ou de soulagement. J'ai eu professeur au lycée qui m'a encouragé à écrire, et plus tard, à l'université, le poète critique littéraire M.L Rosenthal, m'a pris sous son aile et devint mon mentor pour la vie. Il m'a guidé lors de mon doctorat en littérature contemporaine et m'a aidé à publier mon premier livre.

Ces dix dernières années, j'aimais particulièrement écrire entre seize et vingt heures – les heures du crépuscule. Presque toujours je commence par ouvrir un dossier en cours d'esquisses, ou tout simplement de bribes de  vers qui me semblent contenir un germe de poème, ou un son pour commencer un possible poème. Dès que j'ai trouvé le rythme juste dans un ou plusieurs vers, alors le poème se développe plus ou moins tout seul, en suivant le rythme initial posé dans les deux premiers vers. Ensuite, je fais de nombreux brouillons avant de pouvoir le montrer à quiconque, et alors – quand j'ai eu un retour – je continue de le peaufiner. En fait je compose toujours en récitant les vers à voix haute – c'est un processus vocal.

 

 

Je pense qu'il serait intéressant de donner aussi au lecteur une idée de votre "généalogie" poétique – je veux dire, les poètes qui vous inspirent, ceux dont vous vous sentez proche.

BW – J'ai certainement été poussé à écrire des poèmes après avoir lu des poèmes qui me parlaient. C'est ainsi depuis le début (quand j'avais 12 ans environ). Mais je trouve aussi l'inspiration pour mes poèmes dans les conversations entendues, les paroles des chansons, et certains passages dans les romans et les nouvelles. Je ne sais jamais quand un élément linguistique s'offrira comme germe ou point de départ d'un poème. Très jeune, j'étais poussé à écrire des poèmes en suivant les maîtres de la rime :  E.A. Poe, Longfellow, Blake, Wordsworth, et plus tard Tennyson. Aux alentours de mes vingt ans, je suis tombé sous le charme de  T. S. Eliot, Ezra Pound, puis William Carlos Williams. Un peu plus tard, j'ai découvert les poètes symbolistes français – Mallarmé, Baudelaire, Rimbaud. C'étaient les poètes les plus lus par les étudiants en littérature anglaise.

 

Lire Barry Wallenstein chez Recours au Poème éditeurs :

Tony’s blues

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Interview with Barry Wallenstein, presented by Marilyne Bertoncini 

 

I've known Barry Wallenstein and had the pleasure to translate his poems since 2005, I was then teaching in Menton, and I wanted my students to encounter the poet, while he was in residence at Saorge. During his stay, Barry Wallenstein willingly , involved in classes, where he hosts writing workshops, which are especially motivating because poems of the students are published in the annual volume of Poetry by City University of NY  Festival, a great poetic manifestation of which he is the founder. The first meeting could not be done, so Barry Wallenstein sent me a CD containing some of Tony's poems,  and I immediately thought they were going to touch my young students, by the questions and  rebellious, marginal aspect of this chararcter, close to adolescence. However, there was no translation available to present these texts and thus I began by translating the sequence of Tony, whose problems have actually arrested the kids, to the point that a show - Tony's Blues - was mounted as part of the Spring of Poets, with Manu Carré'sjazz class , at the Conservatory of Menton. Barry Wallenstein regularly came back in my classes the following years, and these visites prompted other staged readings accompanied by Serge Pesce, jazz musician who usually works with him - - and I thank him for that, as well as for the bonds of friendship forged by around of these projects.

 

The following interview was started at a small  restaurant, Osteria Lou Pountin in  Saorge in April 2015 - around Italian and local specialties - and continued through modern communication systems such as Skype and emails .. . 

 

***

 

You come back regularly to the monastery / residence Saorge. What inspires your writing in this place? 

BW - It's been 14 years I have come to Saorge, a very distant destination for New Yorkers. I spent time in five homes, and loved all of them, but the Saorge program, founded by Jean-Jacques Boin in the early 90s, has always been perfect for my writing. Most homes offer writers of silence and space to work, also provide meals and have no cost for writers. A Saorge, accommodation is limited, and we must provide for meals and shopping. I feel more independent in Saorge, and the scenery inspires me: the workspace is an individual cell (a monastic cell was still there a few decades) with a simple desk, a lamp, and a bed to sleep. I usually start thinking in poetry (a really different way of thinking) as soon as I open my luggage. I also find the presence of other writers, while I work in my cell, someone, a few meters from me, also working on his compositions.

 

 

You said that sometimes when you arrive in a place (such as the residence of Saorge) where you have time and space to write, you begin to "think in poetry" - what do you mean? 

BW - I meant that when physical and emotional conditions are correct - no noise, little or no distractions or obligations other than work in progress - I can focus on the compositions on which I work, so that thoughts come to me with their metrics in the appropriate phraseology to the poem. In such a state of mind, I am able to find a selection of words, a vocabulary that will fit into the poetic rhythms that I have in mind. By "thinking poetry", I also mean that I'll be so involved in a composition that I will keep in mind as the ultimate thought of the day and the first thing that comes to mind on waking . 

 

 

You say that the landscape of Saorge inspires you - yet you do not really write elegiac poetry with a landscape in the background. How does it inspire your writing? 

BW - Yes, of course, the beauty of the surrounding landscape and over the mountain, the village of Saorge, are an inspiration, but it is often difficult or impossible to say precisely how the natural beauty - or the size of nature - inspire you. Sometimes nothing but to live in such a setting mentally relaxes you and makes you more receptive to influences of language relationships between things and people. In the early years the monastery overlooking Saorge, I wrote poems about the fog, shadows and the beautiful surrounding mountains; but that's about all I can do with this material. I lived an entire life in cities - first NYC, but I also spent some time in London and Paris. My poems are mostly people, stories, conflicts - personal and public; but when a poem on the landscape lets write, I'm really happy. 

 

 

As for the character of Tony, an urban character, did you write the Tony poems at Saorge? 

BW - Yes, many Tony poems were born there.

 

 

Can we talk about Tony's Blues - and the character of Tony, expressed or spoken of in the poems I translated?

BW - Tony now has a long history. Initially, I had no intention of writing a series of poems about it but the former has naturally led to the second and from the third, I was on my way. Tony is an urban character, whose existence is more or less related to the underworld. He is a character of the street, a homeless, not really a criminal, but "fleeing" (?), Which survives on the fringes of respectability. It is also a fan of jazz, and his language is marked. In the first poem, one that started the sequence, he talks to himself a little with your reproach. This poem was first titled "Tony talks to himself," then I changed the title to "Tony reprimand." It ends on the order of "wake up!" He wants to wake up to a generous state of consciousness where there is less greedy, less materialistic; all subsequent poems (written about ten years) in this direction of expanded consciousness. Its evolution was accomplished with "The Day of withholding" in which Tony is happy to no longer need to accumulate "stuff" - it can do without material possessions, and live happily. Most Tony poems are written to be spoken aloud with a jazz accompaniment. This is not exactly my alter ego, but close. He first appeared on my first recording of jazz and poetry In Case You Missed It (SkyBlue Records, CD # 106, 1995). You can hear many of the poems Tony of Tony's Blues (Cadence Jazz Records RGC 1124, 2001). Some are published in journals, and had their first publication in book A Measure of Conduct, Ridgeway Press, 1999. All the poems of Tony (except those who came to me unexpectedly, there a few weeks) are in Tony's World, Birchbrook Press January 2010; and a quite big set was republished in Drastic Dislocations: New and Selected Poems; New York Quarterly Books, Feb. 2012. I was very heureuxx Matthew Balsam and Gwen Garnier-Duguy published in a bilingual version under the title of Tony's Blues. So Tony reappeared many times, and while I thought it had finished with that character, it sometimes gushes in my mind and reborn.

 

 

You often present your texts with an accompaniment of jazz - that's how I met your poetry, and I know 7 records readings in which you  speak / sing - your poems with a jazz ensemble. What is the nature of the relationship between your poetry and the music? 

BW - It is not easy to answer, because my relationship with jazz return far in my life. When I was 19 years - in 1959 - I made my first public reading. I was one of three student-poets who read in a club in Greenwich Village, then called 'The Showplace. "We did not know it, but the great bassist Charles Mingus was to accompany us. At the time, I' was a fan of jazz Mingus and I loved the music Ten years later, I registered my poetry reading with piano accompaniment It was nice -... an experience that inspired me I liked the sound . and the time spent doing the registration Shortly after, a jazz label created my first studio recording - a vinyl record - and since I work as a jazz artist.

But for me, it is the poem on the page that matters most, and if I am a "jazz poet," one must hear the music on the printed page. My work often use familiar or idioms, and some use a phrasing inflected jazz. The fact that I work with jazz musicians - a very high artistic level - allows me to present my poetry internationally, and more often than if I was content to do poetry readings. The mere fact that these readings / performance pushes me to prepare to produce new works, and sometimes the poems are born for special musical occasions. 

 

 

Tell us about your debut in poetry and how writing is organized for you: 

BW - child, I loved reading poems, especially, rhymed, American poets of the 19th century; I started writing around 12 years. Writing poetry was a way to express my feelings of isolation or alienation within my family - I knew my parents - they never discovered the little poems - would not understand them. I felt to write in code, because poetry is a coded language - the language of indirection. So there was my little secrets, and write simply, was a kind of consolation or relief. I had a high school teacher who encouraged me to write, and later at university, literary critic poet ML Rosenthal, took me under his wing and became my mentor for life. He guided me during my doctorate in contemporary literature and helped me to publish my first book. Over the past decade, I especially liked writing between sixteen and twenty hours - the hours of dusk. I almost always begins by opening a file of drafts under sketches, or just snippets that seem to me to contain a poem germ, or sound to start a potential poem. Once I found the right rhythm in one or more verses, the poem then develops more or less alone, following the initial rhythm laid in the first two lines. Then I make many drafts before you can show to anyone, and then - when I got back - I continue to refine it. In fact I always consists in reciting the verses out loud - it's a vocal.z process.

 

 

I think it would be interesting to also give the reader an idea of ​​[how you came to poetry] your "genealogy" poetic – Who were the poets who inspire you, the ones you feel close to ?

BW - I was certainly moved to write poems after reading poems that spoke to me. Thus from the beginning (when I was 12 years). But I also find inspiration for my poetry in conversations overheard, song lyrics, and some passages in the novels and short stories. I never know when a linguistic element to offer as a seed or starting point of a poem. Very young, I was moved to write poems following the masters of rhyme: EA Poe, Longfellow, Blake, Wordsworth, Tennyson and later. Around my twenties, I fell in love with TS Eliot, Ezra Pound and William Carlos Williams. Later, I discovered the French symbolist poets - Mallarmé, Baudelaire, Rimbaud. These were the most read poets in the English students.

Lire Barry Wallenstein chez Recours au Poème éditeurs :

Tony’s blues




Conversation avec Xavier BORDES

 

Xavier Bordes, nous amorçons par cette question un exercice qui passionnera je l’espère au moins vous et moi. Une plongée dans votre être-poème. J’ai dans les mains votre premier livre publié chez Gallimard, “La pierre amour, poèmes 1972-1985”. Il s’ouvre par une dédicace “à la Femme que l’On dit mienne...”. Puis la voix d’Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz nous apporte la provenance du titre choisi :

 

“Et comme au fond du lac obscur la pauvre pierre
Des mains d’un bel enfant cruel jadis tombée :
Ainsi repose au plus triste du cœur,
Dans le limon dormant du souvenir, le lourd amour.”

 

Ces vers inaugurent une page nommée “Avant le hasard”, qui elle-même se tourne sur une page nommée “Achillées” qui, comme une divination guérisseuse à laquelle son nom renvoie, s’ouvre par ce vers : “Flûte éparse aux roseaux solitaire”.

Ce mouvement d’amorce, ce maillage sémantique, passant de la Femme à la flûte, c’est à dire de la Poésie au Chant, ou du Mystère au Chant, se dit “avant le hasard”.

Xavier Bordes, au commencement ontologique, il s’agirait donc d’affirmer l’Amour par la divination soignante du poème ?

 

- Xavier Bordes : Pour un être humain ordinaire, ce que je suis, l'amour est avant le hasard, puisque lorsqu'il n'est pas stérile, nous en sommes « l'effet », l'enfant. Cependant lorsque cet enfant se ressaisit en tant que poète, il entre dans le hasard, il quitte la filiation ; il fait une révolution intérieure. Le voici « sans père », et son instrument symbolique, la flûte, est donc orpheline, solitaire comme Orphée, errant amour fondamental du « monde », éparse dans son chaos à la naissance du chant qui va se traduire par les «roseaux», les calames qui servent à écrire. Le premier poème des Achillées n'est donc pas encore un hexagramme du Yi-King, comme le sont les autres. C'est un « octogramme », chiffrant le 8 de l'infini, le quatre de la vérité de l'aller, additionné du quatre de la vérité du retour. Une figure du encore hors-temporalité. L'entrée dans la vie fusionnant avec l'annonce de la sortie, la mort, « augment métaphysique ».

Vous employez le mot de divination soignante, c'est assez juste. L'amour, l'Eros des grecs, est ce qui aimante entre eux les humains ; les Grecs croyaient même que cela pouvait arriver aux pierres (ce que leur prouvait l'observation des magnétites), sorte de souvenir du temps où l'amour orphique faisait danser l'univers. L'univers, de fait, n'a rien d'uni, ni de désuni, avant que notre conscience ne lui donne l'existence, comme chaque nouveau-né le fait. Il apparaît alors chaos complet, désunion infinie. La seule chose qui permet de s'y retrouver, c'est la mère, « l'aimer la mère ». Fondement guérisseur du monde chaotique, par les liens et attractions qui se créent dans notre cerveau, notre corps qui pense. Cet amour peut être fille-mère/mère-fille (femme-femme) ou fils-mère/mère-fils (homme-femme), le rapport au père étant évidemment second et moins charnel puisque, nourrissons, l'on ne « mange pas » le père. C'est pourquoi la langue du poème doit être la langue « maternelle », celle dont nous avons appris physiquement la concomitance entre les phonèmes et les sentiments dans le temps où nos émotions étaient hormonalement indissociables de celles de notre mère, où nous vivions ses cris de colères, ses ronronnements amoureux, et tous les états enregistrés dès le septième mois par le fœtus en même temps que les articulations du langage correspondantes entendues à travers le corps maternel.

Dès la fécondation, le nouvel humain « entre dans le hasard », mais l'esprit ne commence à le faire, semble-t-il, qu'à partir de ce fameux septième mois. Il demeure que c'est ce qui donne à la « musique » de la langue maternelle, à ses intonations, la force émotive (inconsciente) que les autres langues apprises par la suite ne recèlent pas pour nous spontanément. C'est pourquoi certains poèmes, typiquement ceux de Verlaine tels que « soleils couchants » ou « le ciel est par dessus le toit...», ou « les sanglots longs... », ont, en dépit de la banalité relative de leur contenu de sens, une force émotionnelle pour un français, que n'éprouve pas un locuteur étranger.

En place de divination, à cette étape je dirais que l'amour, épars et sans vrai but défini encore, est le pressentiment que la vie sera un échafaudage (plus ou moins) logifiant du chaos. Le tracé de lignes unifiantes entre des choses qu'aucun rapport jusque là ne réunissait fondamentalement. C'est l'acte-même de « poésie », du « faire son monde ». Cette construction est l'érotisation des choses aperçues, saisies, apparaissantes par amour, au sein du mystère hétéroclite duquel nous naissons, sans boussole autre. Cette érotisation qui donne son relief inoubliable aux temps de l'enfance, prend la plume, le calame, pour livrer un témoignage en langage de cet univers « sui-generis », dépourvu de cause et de justification antérieure à lui-même, excepté l'héritage de la langue maternelle évidemment. Le poète est donc sans père, sans loi, hors de la cité, mais pas sans mère : sa mère, sa Muse, sa femme, c'est la « mer » de la langue maternelle dans laquelle lui et tous ceux qui parlent sa langue, baignent. Mais le poète y nage, y choisit des directions vers des îles mystérieuses ou paradisiaques, ce que Rimbaud représentait par la figure du « Bateau ivre », c'est à dire amoureux du monde, dionysiaquement ivre, et prêt à toutes les explorations à travers « l'inconnu » baudelairien, le monde chaotique.

L'amour, au commencement de toute œuvre, est la pierre sur laquelle se bâtit l'édifice poétique en entrant dans l'exister, c'est-à-dire le hasard, le hasard de la Rencontre au sens le plus général.

J'espère que cette réponse qui ne se veut pas de logique explicative, mais plutôt inspiratrice, vous offrira un commencement...

 

C'est un commencement infini que vous nous offrez là, et les chemins semblent tous de voies ouvertes. Il nous faut cependant en choisir un. Celui, peut-être, de l'acte de poésie, du "faire son monde". La Pierre amour est un ensemble rythmé précisément par des éléments qui reviennent de façon presque métronomique : Les Achillées, hexagrammes poétiques sonnant comme les instantanés du mouvement, de la transformation de ce monde en cours de réalisation, les sonnets, les chroniques et, au cœur de cette trame, égrenés, les poèmes, le tout composant monde dans un démêlage d'avec la prose. Les vers du sonnet "Le cabinet noir"  le laissent penser :

 

"Alors voici que, sans hâte, tu règles enfin le libre jeu des choses,
Tu sépares calmement de la prose
Le jeu du vers - t'essayant aux diverses flûtes"

 

Cette prose, dans le monde actuel, social, est partout, qui semble détramer le vivant. Le "jeu du vers" est-il l'enjeu du poème, c'est à dire l'enjeu de ce que la parole peut réserver à l'homme ?

 

Il vous faudra me pardonner si je vous dis que la formulation de cette question-ci m'échappe un peu. Alors, je vous réponds dans la mesure de ce que j'ai cru comprendre....

L'affaire de la prose est un sujet délicat. Certains pensent que désormais le vers n'a plus lieu d'être.

Cela me contrarierait de devoir aller jusque-là. Pour ma part j'appelle prose un langage complètement indifférent à sa beauté propre (virtuelle), à la métrique, à son euphonie, et à leurs contraires utiles : « antimétrique », cacophonie, sur le plan matériel, Le vers peut avoir une apparence de prose, se tenir à équidistance (plus ou moins) entre le classicisme, mettons des alexandrins, décasyllabes, octosyllabes, etc... et la prose informe et journalistique. Il s'en distinguera (outre son contenu signifié) par la conscience de la construction formelle du signifiant dont il est fait : cette conscience fabrique les jeux d'échos sonores, les cacophonies qui se résolvent comme des accords musicaux en euphonies, les aspérités de prononciations, la balance des rythmes qui ne repose pas tant sur les syllabes que sur les accents (car contrairement à ce que l'on dit, en Français il y en a, et à ce propos, un nommé E. Charmeux avait jadis publié aux éditions de l'Ecole un bref mais remarquable travail intitulé « le système poétique français » qui contenait un tas de remarques judicieuses).   Je me résumerai en disant qu'il y a vers sitôt que le langage qui se dit, l'énoncé, apparaît comme soucieux de son esthétique et de sa formulation. Après, on choisit de mettre en scène comme on veut : des vers plus ou moins longs ou courts, selon que l'on cherche à ce que le lecteur se ressaisisse plutôt de l'unité sonore mot, ou groupe de mots, ou verset, ou ambiance de page entière, etc... Selon qu'on veut signaler un jeu, présenter une image calligraphique en supplément. Tout dépend de ce qu'on entend, en tant qu'individu à goûts spécifiques, par « langage à son (plus) beau » : quand on est jeune, on varie et on « spectacularise » la mise en scène du langage sur la page. En vieillissant et prenant de la bouteille, on se détache davantage du jeu séduisant des apparences – mais l'inverse existe, tel que le Coup de Dés de Mallarmé.

Je ne sais pas bien si la prose « détrame » le vivant, ou ce qu'elle « trame ». Mais je sais une chose : elle avachit la pensée facilement, si on lui laisse la bride sur le cou. Elle s'étale, se disperse, dilue les idées, mange du temps avec des phrases vides, et façonne une uniformité universelle disposée à finir en baragoin franco-anglo-arabo-hispano-chinois d'ici une centaine d'années ou peut-être avant ! Dans la prose, il me semble qu'à l'opposé de ce que j'entends par « vers », rien ne se cabre, rien ne « tient debout ». On n'est attentif qu'au contenu de sens, sans se soucier de la façon dont celui-ci vous est transmis : ce qui justement, influe sur lui et le rend oubliable. Ecoutons les radios ou les télévisions : indéfiniment le même baratin. On finit par ne plus entendre, l'attention ne s'y tient pas, elle dérive. Et par « baratin » j'entends la même syntaxe et le même vocabulaire, qui font que tous les contenus de sens ont l'air de revenir peu ou prou au même. Or, je dirais avec Joë Bousquet qu'un poète s'efforce à ce que « sa vérité », ou sa réalité si l'on veut, ou encore le monde tel qu'il s'est tramé ou se trame dans son for intérieur, soit « inoubliable », c'est-à-dire mémorable dans son apparition, inattendue peut-être, marquant d'un pas spécialement rythmé les sentiers de la mémoire. « Ma vérité est à rendre inoubliable », devrait être la devise de chaque poète. On pourra revenir sur tout cela...

Maintenant pour répondre à ceci plus précisément : « Le "jeu du vers" est-il l'enjeu du poème, c'est à dire l'enjeu de ce que la parole peut réserver à l'homme ? », je crois qu'en effet l'enjeu du poème est d'être ce que la parole peut réserver à l'homme, encore que j'ai des réserves à propos de ce « réserver » : je dirais plutôt offrir à l'homme, construire pour l'homme à partir de tout ce qui lui échappe et que la parole rêveuse, pensive, peut, comme un filet qu'on jette dans l'eau puis retire sans savoir ce qu'il contiendra, amener un moment au jour, même sous forme de fragments tordus, de bouts d'épaves humaines, de pieuvres ou de thons, de ruines de sentiments inconnus comme des Atlantides, et qu'il s'agit en quelque sorte de photographier par l'écriture avant qu'un coup de queue, une vague, un chavirement du langage dans lequel nous ramons, ne les renvoie dans l'obscurité chaotique des abysses... La racine log (logos, langue, langage, etc...) suggère un « vaisseau », au sens de vase, ou de nef. Il s'agit donc de recueillir. La prose ne recueille que rarement, elle s'épanche et se répand, elle s'ex/plique, déploie les plis, s'aidant pour cela des clichés du déjà-connu, du déjà-formulé, du pré-énoncé. Le vers ne « s'explique pas », comme a dit un poète, il  « saute les explications », les laissant à la relecture méditative et future de la philosophie. Ce qu'il a ramené du chaos peut sembler tantôt conventionnel, tantôt surprenant et incompréhensible, méconnaissable en quelque sorte, si c'est poésie tous les degrés sont possibles. Mais ce sera toujours en faveur de l'inoubliable, cohérence ou pas. C'est en cela que le type du poème ne vieillit pas, traditionnel ou neuf, la question est seulement que sa forme corresponde – selon le poète – à ce qu'il pense être le mieux pour ce qu'il dit. Après, ma foi, ce sont les lecteurs qui y trouveront ou non leur miel. S'ils sont nombreux, on parlera d'un poète célèbre. S'ils sont peu, il sera ignoré. Cela du point de vue de la poésie n'a pas tellement d'importance. Cela en a seulement pour les « ambitionnant d'être poète » à l'ego encore dilaté, et qui pensent que la qualité des vers et des poèmes se mesure à la quantité de personnes du beau-sexe qui se pâment en les lisant !

Avec « l'enjeu de ce que la parole peut offrir à l'homme », nous touchons à quelque chose de très difficile à penser : l'essence même du « logos », qui peut en quelque sorte dire et voir plus loin que nous dans l'inconnu, et éventuellement nous « donner à voir » comme disait Eluard à juste titre. Je pense en effet que nous sommes habitués à parler, mais que c'est le langage qui façonne pour ainsi dire nos perceptions. Sans le langage qui dit, l'implicite reste inaperçu. Sans le verbe « être » nous verrions rose la rose et blanc le lis, sans pouvoir dire à quelqu'un « je veux attirer ton attention sur le rose de cette rose, le blanc de ce lys » par la simple formule attributive : « Cette rose est rose, ce lys est blanc. » Bousquet disait à peu près : « C'est l'eau qui est la chose la plus difficile à découvrir pour un poisson des grandes profondeurs ». La poésie, c'est ça : découvrir et faire percevoir pour toujours l'eau (l'air, les pierres, etc. etc.), notre eau, par l'outil de la langue. Ce n'est qu'un exemple, mais c'est ainsi, toutes proportions gardées, que doit agir le langage poétique, c'est-à-dire à « caractère versifié » (qu'il semble prose ou non). L'enjeu de la parole en ce cas (dite « vers » comme je l'ai définie) c'est donc d'offrir à l'homme la conscience de ce qu'il est, ou au moins de l'agrandir. Mais enfin tout ça est bien compliqué...

J'ai quand même oublié de mentionner au passage que cette notion de "beau" appliquée au langage comme sa teneur en "vers" est également sa proportion "d'inoubliable". C'est la même raison, en l'occurrence, qui pousse à choisir des vedettes de cinéma à la figure exceptionnellement esthétique, à faire des plans filmés les plus "beaux" possibles, et... J'ajouterai que la "teneur en beauté" dont je parlais, équivaut à la "teneur en poésie" des œuvres humaines en général, dans la mesure où ce qu'on pourrait appeler l'essence poématique, celle qui fait que quelque chose recèle de la poésie, devient poétique, n'est pas réservée au seul langage. Elle est constituée par, en, la nature humaine en tant qu'elle a la capacité de créer du sens à partir de ce qu'elle discerne de l'expérience du milieu mystérieux où la naissance projette les humains de générations en générations. Le langage n'est que le miroir du moment où cette expérience entreprend de se penser en symboles qui lui sont parallèles, à elle rattachés par le lien immatériel, spirituel, du "signifié" qui se recueille pour exister dans les "signifiants" d'une langue. Et plus ou moins bien selon les secteurs de l'expérience et des mises au point plus ou moins ingénieuses selon les peuples, de la langue correspondante. Ainsi les Inuits sont plus fort en langue poétique, pour ce qui concerne la neige, la glace, etc... mais sans doute dénués de langage ou presque, en ce qui concerne l'univers tropical ou saharien. Lorsqu'un Inuit veut faire du poème sur le Sahara dans sa langue, il est donc obligé à la comparaison, la métaphore, etc... "Le sable luit comme de la neige...", "les dunes à dos de morse...", "le craquement des falaises au petit-matin ainsi que banquise au dégel", etc... Tout va devoir passer par l'analogie, qui est le seul moyen, sans connaître l'être (des "choses") de connaître les relations entre ces choses, leur existence, la façon dont on peut concevoir de les articuler entre elles pour réduire le chaos énigmatique qui enveloppe le surgissement au "monde" de notre "être en vie". En somme, poétiser c'est accompagner l'apparaître avec des mots, contre les mots de l'habitude qui fait disparaître : je cite souvent le jeune marié dont l'épouse est ce qu'il y a de plus beau dans sa vie, et le même, vieux marié, qui lit son journal et répond distraitement "oui" quand elle va lui verser son café, ou ne répond même plus, et ne sait même plus, en partant au boulot, si elle était habillée ou nue comme la main. La poésie "remarque" et fait remarquer, avec évidemment interrogations. C'est là sa "beauté inoubliable" : lorsqu'elle l'est évidemment, sinon, ma foi, c'est du poème "neutre", du filon de langue maternelle à faible teneur en pépites. Par ailleurs, il y a tous les degrés entre le filon "grand poète", comme Hugo, le filon "très poète" comme Bousquet, et le filon "quasiment pas poète" comme Émile Hinzelin, qui est à la poésie de son temps ce que Bouguereau était à la peinture de Van Gogh ou de Manet.

 

A nos yeux, Xavier Bordes, vous êtes un poète inoubliable tant la beauté qui parcourt vos poèmes semble inouïe à nos temps desséchés.

Inoubliable d'abord, en vertu de la puissance d'imprégnation imaginale qui marque de son sceau la personne qui vous lit. Elle reçoit vos vers, essentiellement amples, et leur présence bat tellement fort, comme d'une vie propre recueillie à la source même de la vie, que la mémoire entend la retenir par cœur. Nous invitons par exemple à lire le somptueux poème “Voeu” dans La Pierre amour, ou le sonnet “Sans berger...”

Inouïe ensuite, parce qu'en matière de poésie, il nous semble qu'il en va de même que dans tout autre domaine. Le poème n'est-il pas le lieu d'enregistrement sismographique de ce qui arrive à la langue ? Nous remarquons que les progressismes divers, les décorticages universitaires, les microscopes linguistiques, les théories du langage, le mouvement de la déconstruction accompagnant les idéologies séculières ont eu une incidence visible dans le poème. Il parait entendu aujourd'hui que le lyrisme, pour être acceptable, doit être "aride" ; que le poème doit être court, l'image anorexique. La conséquence en est une poésie au souffle court, plus lapidaire qu'un haïku, désincarnée, abstraite jusqu'à l'inintelligible, coupée du monde.

Votre poésie est tout le contraire de cela et donc inouïe tant dans le bain gris de l'époque que dans ce qu'elle donne à entendre de "ce qui doit être lu" à ce moment précis de l'existence.

Notre modernité poétique peut-elle dépasser ce désaccord entre le mot et le monde,  le poème renouer avec le monde et le monde refaire alliance avec le poème ?

Que pensez-vous de tout ceci ?

 

Bon : pour commencer, je ferai les réserves d'usage que recommande l'humilité... à la modestie, devant l'élan d'enthousiasme étonnant que votre groupe manifeste pour mes poèmes. Mais je ne feindrai pas de penser que cet élan me chagrine : j'ai toujours espéré qu'à travers ma poésie chaque lecteur puisse à lui-même s'offrir, grâce à la langue, la part intérieure la plus profonde, horrible, splendide, merveilleuse, enragée, amoureuse, contemplative, de lui-même. Ce que ma poésie peut avoir de proprement inouï, c'est en ses lecteurs qu'elle va le chercher. C'est en eux qu'elle trouvera toujours sa source. Et votre adhésion, en ce sens, prouve que le temps de la poésie « anémique » ou « anorexique » dont vous parlez, et qui était en réaction il est vrai – de pauvreté réaliste – à la somptuosité verbale de la plupart des grandes voix lyriques du XXème siècle (devenue pour certains une inflation à purger), que ce temps commence à passer, et que de jeunes gens tels que vous en sont les hirondelles, les signes avant-coureurs...

Du moins est-ce ainsi, comme un printemps de notre langue, que je le vois, en ce début de siècle-ci, vers lequel je me suis toujours projeté, comme vers le passé lointain, par une sorte d'alliance entre la science-fiction et l'archéologie, dont certains poèmes tel que « An de grâce 2030 » ou le poème sur le verre à pied brisé sont le témoignage.. ;

Lorsqu'on écrit de la poésie et qu'on a le culot, si j'ose dire, de la publier en se figurant que cela peut avoir quelque importance, c'est forcément un testament à l'usage des générations futures qu'on laisse. On est indifférent à la génération qui nous est contemporaine, et qui est en quelque manière notre « pays » par le langage, le temps et le lieu. On sait bien que l'on n'est pas prophète en son pays, et que même s'il se trouve qu'on le soit, ne serait-ce que par jalousie ou par agacement envers ce qu'on juge être de la forfanterie, injustifiée par définition, on ne sera pas écouté.

En ce qui me concerne, j'ai toujours rêvé que ma poésie soit lisible à toutes les catégories de personnes des générations futures : que l'érudit savant puisse y trouver, disons en abrégé : de quoi en faire son miel, de même que celui qui ne lit pas, en général, de poèmes ou de textes réputés difficiles. C'est vous dire donc quel bonheur j'ai pu ressentir lorsqu'il m'est arrivé de recevoir des témoignages émus de personnes qui m'avaient lu par hasard, et qui, ordinairement occupés à traire leurs brebis ou leurs vaches, ou à visser des pièces mécaniques dans leur usine, m'expliquaient que la poésie jusqu'alors était très loin de leurs préoccupations et ne les avait jamais intéressés.

Quel rapport avec votre question ? Eh bien, je ne pense pas que la poésie façonnée dans un langage aride, prétendant se passer de ce qu'on appelle communément la « beauté », puisse fonctionner, ni longtemps, ni de manière à toucher de larges pans de la société... Une poésie universitaire faite pour être lue par de savants philosophes, doit avoir en même temps une couche de lisibilité qui apporte quelque chose de positif aussi, un agrandissement de la vision, une lecture davantage stéréoscopique du monde chaotique où nous vivons, à tout un chacun, à « l'homme de la rue » comme disent « les gens de la haute ». C'est même dans cette capacité à transmettre à ceux qui sont le moins en situation d'apercevoir l'abîme de mystère où nous vivons, qu'une poésie touche à sa véritable grandeur : Villon, Verlaine, etc...

La poésie sèche, brève, intentionnellement ambiguë, dont seul quelqu'un qui a lu Sartre, Nietszche, Heidegger, Kant, Descartes, Feuerbach, Engels, Locke, Hegel, Fichte, Platon, etc... peut vaguement tirer profit ou se délecter, est une poésie aristocratique, une poésie de seigneurs qui écrivent entre-soi, comme les samouraïs composant des haïkus. Par ailleurs, réduire la part de l'envol de l'imagination dans la langue, brider le récit dès qu'il ne s'agit plus de « roman » sous prétexte que c'est prose et non plus poésie, squizze en quelque sorte toute possibilité du langage d'accéder à son « plus beau », lequel est moins « formule compactée » qu'envol (certaine diraient rhétorique – et alors?) de la Vision, de l'Apparition. Pour imaginer, la pensée a besoin d'une certaine quantité de langage, comme un avion d'une certaine longueur de piste pour décoller. Mais aussi, que cette quantité soit quantité au sens propre, avec mesure, rythmes, systèmes sonores, scansion cachée (puisqu'aujourd'hui, toute scansion trop visible passe pour vieillotte et désuète), bref renouer avec l'utilisation des signes temporels. Par exemple, si les « refrains » existent dans la chanson, c'est qu'ils ont comme le retour de Noël chaque année, une fonction de « sécurisation paradisiaque ». Le couplet se présente en temps linéaire, mais le refrain appartient au temps cyclique, à l'éternité. Il tend donc à détacher la chanson du quotidien tout en en parlant, comme fêter le jour de l'an rassure puisque nous le revivons comme s'il s'agissait du seuil de la même année, excepté qu'elle sera un peu différente. Le jour de l'an atteste que nous avons survécu à toutes les années marquées par des jours de l'an précédents, donc que celle qui vient ne sera pas si dramatique.

Il y a de même en poésie un mariage à faire entre l'incantation qui ressortit au temps cyclique, (et qui cherche à mettre en état d'hypnose, d'acceptation dodelinante, comme une berceuse par exemple,) et le « message » qui ressortit, non à l'éternel, à l'Édénique, mais au temps linéaire contemporain, plus ou moins tragique, inquiétant, abominable, dramatique, à propos duquel le poète veut faire accepter par les esprits sa vérité, ce qu'il considère comme une vérité qu'autrement, sans « l'astuce » de la beauté, de la musique du langage, de l'emploi rêveur des mots, la Cité refuserait par angoisse de voir la réalité : qu'elle s'enfonce dans l'usure et la désadaptation, et se cramponne au passé parce que c'est ce qu'elle connaît et des dangers de quoi elle a triomphé.

Quant à savoir donc si «notre modernité poétique peut dépasser ce désaccord entre le mot et le monde,  le poème renouer avec le monde et le monde refaire alliance avec le poème », je ne suis pas certain que ce soit là l'objectif, disons souhaitable... Quand vous dites la poésie moderne « coupée » du monde, même dans les poèmes « anorexiques » dont vous parlez, ce n'est pas sûr qu'il s'agisse vraiment de cela.

Cela me fait aborder un autre aspect, difficile, de la question, et sur lequel nous reviendront souvent je suppose : qu'est-ce qu'un « monde » ? Et lorsqu'on se « couperait du monde », de quoi se couperait on exactement ? De quoi ce « monde » dont le poète moderne se serait « coupé » est-il fait ?

 

Je ne veux pas entrer maintenant trop longuement ici, mais pour moi, le « monde » en soi n'existe pas. Ce qui existe, c'est « ce que la Cité dit du chaos et comment elle a réussi pour se société consentante à organiser, architecturer ce qu'elle a perçu du chaos pour en faire un « monde » justement, ce que les Grecs appelaient un « kosmos » ». Dans cette idée de cosmos, il y a l'idée de « rangement de l'apparu », exactement comme les « cosmétiques » servent à mettre en ordre l'apparition du visage, de la chevelure, des sourcils...

Or, au cours de la vie, des individus humains comme de leurs sociétés, on expérimente que forcément le chaos évolue, se transforme, connaît des tremblements de terre, des bouleversements, des Fukushimas, des tsunamis violents ou très progressifs. Mais la Cité, pour laquelle toutes ces éventualités sont des menaces de mort, s'efforce de continuer à dire « son monde » dans les termes que le passé – lui qui a triomphé de son ex/futur – avait trouvés et qui jadis avaient permis à la Cité de s'adapter et de survivre. Vous voyez la difficulté : d'une côté poésie, printemps,  « glasnost » métamorphose, « nouvellement », langage du monde qui change. (Un poème de la pierre amour y fait allusion, montrant le regard des anges qui voient du haut d'une fictive éternité l'évolution de l'éphémère.), et de l'autre, politique, automne ou hiver, nivellement, glaciation (telle que la société soviétique qui mettait ses vrais poètes au goulag, et ne supportait que les rabâcheurs tradictionnels), crispation du « monde de la Cité » sur sa redite éternelle et conservatrice.

C'est pourquoi le philosophe, chargé du truchement entre le poétique et le politique, entre le Poète et le Cité, du temps de Platon mettait le Poète à l'écart de sa République. Le monde de la République est constitué de signifiés « vissés », « soudés » à leurs signifiants de telle sorte que la République voudrait que ce vissage soit « une bonne fois pour toutes » et ne change plus : « sinon on ne peut pas s'entendre, puisque tout le monde ne mettrait pas la même chose sous les mêmes mots ». Le monde du poète est un chaos en exploration qui cherche à faire dire ce qui n'a pas encore été vu, perçu, connu, compris, (ou a une bonne part de cela) à des mots, des tours de syntaxes, d'un monde qui les a reçus et les avait faits pour dire autre chose. Ce glissement apparaît dans la métaphore (et la plupart des tropes). Il insécurise la langue de la Cité, pour lui faire dire des choses qu'elle n'imaginait pas jusqu'alors être en nécessité de dire.

Le résultat est qu'on en arrive à tous les degrés de variations entre l'extrême radicalité de l'expression du nouveau, quasiment incompréhensible à la Cité, c'est-à-dire à « Monsieur Toulemonde », qui a produit la désaffection envers la poésie contemporaine – à quoi s'ajoute l'effet du surréalisme sur les esprits bavards et pas poètes, qui se sentent en poésie, c'est-à-dire en position de « saisie des apparitions chaotiques» sitôt qu'ils disent n'importe quoi, de préférence avec l'aide d'un hallucinogène - , et d'autre part la langue commune ou quasi-commune, qui n'appréhende qu'un monde du passé avec le langage des poètes du passé, convenu, pétrifié.

Pour tenir les deux extrêmes, ce qui est un peu mon ambition, il n'y a donc qu'une solution : desceller le langage du passé pour le revirginiser, comme disait Élytis (à mon propos d'ailleurs), grâce, par exemple à l'ironie, qui passe pour antipoétique aux yeux des amoureux de la poésie traditionnelle, et pour cause ! Elle casse l'univers passéïste, le monde «ancien» dont Apollinaire était las, mais où ces derniers se sentaient si bien, dans une poésie digérée, accoutumé, consentie. Utiliser le sonnet d'Hérédia en se moquant de soi-même lorsqu'on fait un sonnet sur un sujet moderne, ça ne plaît pas aux lecteurs qui prenaient leur pied dans Hérédia jusqu'alors... quitte, comme ces archéologues, à vivre en imagination dans la Cité des pharaons égyptiens parce qu'ils ne se sentent pas à l'aise dans la Cité d'aujourd'hui. L'expérience des forums de poésie m'a appris, par exemple, quelle passion, que je ne soupçonnais pas, les apprentis poètes nourrissent pour les alexandrins classiques. Et lorsqu'ils ne les pratiquent pas, c'est en général par incapacité, avec l'excuse du  «vers libre» et de la liberté moderne, et non pas parce qu'ils ont mis au point une autre forme de scansion ou de versification neuve et personnelle. Les poètes de forums internet sont d'un conformisme poétique ahurissant, et sans relation avec l'efficacité de l'expression qu'ils devraient souhaiter, rechercher. Ils étouffent en eux leur « ingenium », leur génie, celui que n'importe quel d'entre eux avait encore dans son enfance. Je veux dire que tous les enfants sont jetés par la naissance en «situation poétique», jetés dans un chaos avec mise en demeure de s'y retrouver le temps d'une vie, et ils répondent quasiment tous à cette situation avec un génie et une inventivité frappantes, dont témoignent leurs dessins, peintures, «mots d'enfants», expressions que les adultes trouvent frappantes à la fois par leur simplicité et leur évidence. Il me revient toujours à ce propos la solution qu'avait trouvée un bambin au bord d'un lac de ma jeunesse, en apercevant pour la première fois des cygnes, des cygnes superbes qui s'approchaient du bord : « Regarde, maman, des canards majuscules ! » C'était un acte de poésie, comme il s'en fait d'ailleurs souvent, le temps d'un clin d'œil, dans la vie quotidienne, puis les gens n'y pensent plus. Et pourtant, pour moi, cet enfant avait conçu là un petit chef-d'œuvre, quelque chose d'exemplaire.

La poésie est un état d'enfance continué jusqu'à la mort, qui ne s'est pas laissé stériliser par le « monde » articulé au long de la jeunesse, par les « adultes ». Dans cet ordre d'idée, d'ailleurs, je pense que le soi-disant adulte qui a tué en lui cet enfant-là, n'est qu'une moitié d'être humain, et sans doute la moitié la plus vide...

Bref, voilà un peu comment j'aborde la question de « l'alliance » du « monde » avec le « poème ». Une guerre amoureuse au quotidien pour ainsi dire !

 

 

Nous aimerions aborder maintenant la dimension compositrice de vos poèmes et de vos recueils. Nous vous avons bien compris quant à la chance que constitue le Chaos dans lequel tout enfant est par nature jeté, le mettant en demeure d'apporter une réponse par une organisation d'essence poétique.  Au fondement de la condition humaine, il y a "le génie poétique pour pouvoir", pour le dire maladroitement. Ce "Kosmos", monde organisé, composé avec les éléments à la disposition de l'homme, apparait fortement à l'œuvre dans vos recueils. La Pierre amour, pour rester encore dans ce livre, est fortement structuré. En va-t-il de même à l'intérieur de vos poèmes ? Autrement dit, tendez-vous à garder la maîtrise constante d'une organisation dans vos poèmes ou, à partir d'une architecture symbolique, à partir de l'architecture d'une métaphore d'ensemble, laissez-vous l'inspiration jouer son jeu librement ? L'inspiration, comme l'eau, dépend-elle d'éléments chaotiques, ou se révèle-t-elle beauté dans le lit d'une composition voulue par le poète ?

 

C'est très étrange, pour moi, de « rencontrer » votre questionnement... Je veux dire que je suis confronté ici, sur ce point précis, à une sorte d'indétermination : oui, ce qui se dit/écrit participe, avec extrêmement – comment formuler ça ? - de minutie, à la fois, dans le même moment de l'avancée, d'un jeu libre et insouciant de l'inspiration et d'une maîtrise constante et angoissée du déroulement de cette avancée. C'est une expérience – un des points communs entre Odysseas Elytis et moi - dont les autres ne m'ont que rarement rapporté en vivre une analogue.

Simplement la chose apparaît plus visible dans certains livres de poèmes que d'autres, où j'ai cherché après coup à la dissimuler sous une apparence plus nonchalante, moins crispée sur une géométrie dont Jean Grosjean m'avait fait un jour observer qu'elle pouvait avoir un aspect antinaturel et rebutant...

 

De fait, structuration et liberté quand on écrit comme moi sous la dictée de, mettons, l'inconscient (encore que ce ne soit peut-être qu'une manière moderne de s'en rapporter à «l'entheos» platonicien) ne font qu'un, jusque dans le chiffrage signifiant du nombre des lettres d'un vers, du nombre de vers d'un poème, du nombre de mots, et autres maniaqueries délirantes de mon langage. Ainsi La Pierre Amour, s'inscrit sous le signe du 2 x 7 apollinien, car il est l'expérience première, solaire, de l'amour, de l'illumination, se passe accessoirement au Maroc. L'expérience du 7 aller, et du 7 retour chiffre donc un tas de choses dans ce livre, jusqu'au nombre de lettres des exergues et citations ! J'en parle ici comme on avoue un vice : pour moi, tout poème qui ne soit pas fondé sur un système arithmétique me paraît instable, peu solide, non-destiné à résister au temps. J'ai besoin qu'un poème allie la géométrie mathématique d'un cristal, et le naturel du langage qui s'épanche. C'est ce besoin qui m'a conduit à considérer l'épeire, cette petite araignée courante des jardins, comme modèle du poète : à la fois elle construit une toile adaptée à chaque espace dont elle prend «possession», avec l'aisance propre à la nature, et en même temps chaque toile est construite, parfois malgré les apparences, selon une loi mathématique qu'une équation peut exprimer. D'ailleurs il existe un site internet sur le sujet depuis 2004, qui montre que la spirale d'Archimède est pratiquement le modèle idéal de la toile de l'épeire soyeuse.

(http://perso.numericable.fr/~araignee/archimede1.htm)

En ce qui concerne mes poèmes les choses fonctionnent un peu de la même façon, avec la même association de rigidité du signifiant et de liberté du sens qu'il porte. C'est ce qui rend pour moi l'exercice poétique incomparable. On occupe un moment la position qu'on rêve être celle d'un dieu. On tient dans ses mains le fil des orbites et des mondes dans une sorte d'hypnose indescriptible où tout s'organise et réorganise en fonction du besoin de ce qui est à dire d'une part, et de l'invisible structure dans laquelle cela doit entrer d'autre part. Il y a pour moi – je précise encore une fois – une satisfaction violente à ce que cette coïncidence se mette en place et fasse pièce au chaos, une satisfaction comparable à celle d'une enfant qui, ayant en tas devant lui les milliers de morceaux incohérents d'un puzzle, par la seule envie de se mettre à les organiser voit une sorte de force magique ou mystique lui venir en aide, lui en dicter la mise en place, et il voit sous ses yeux apparaître une image splendide qu'il aurait été bien incapable d'imaginer.

Telle est ma façon personnelle de ressentir que « je » est un autre ! Et depuis la première fois, il y a longtemps, que cette expérience de «poétisation» a surgi dans ma vie, j'y suis resté «addict» comme à une drogue dont on ne guérit pas. Si cela ne m'a pas attiré les mêmes ennuis que leurs drogues aux drogués, ce phénomène a pris dans ma vie une place impérieuse qui l'a parfois rendue très compliquée, en particulier dans mes relations avec mon entourage. Ainsi, quand au fond de moi enfle la vague d'un poème qui doit s'écrire, si j'en suis empêché, je deviens odieux, intenable, et j'ai beau me réfréner, tant que le texte n'a pas pris corps et encre sur du papier, je n'aurai pas la paix et je resterai haïssable !

 

Pour recentrer les choses sur votre questionnement, « L'inspiration, comme l'eau, dépend-t-elle d'éléments chaotiques, où se révèle-t-elle beauté dans le lit d'une composition voulue par le poète ? », la réponse est donc «les deux à la fois mon général», car dans le cas du poème, chez moi, ils sont les deux faces du même moment, du même surgissement. La numérologie y est active, se coalise avec tous les autres éléments de correspondances significatives, alchimiques, kabbalistiques, tout ce qui peut contribuer à ce que le poème «cuisiné» soit solide dans le moindre détail. Mais il n'est pas nécessaire que le lecteur en soit conscient. Plus il aura le sentiment que le poème est spontané mieux cela vaudra, car c'est la réalité et que cette réalité soit armée secrètement d'un corset irisé que le poème sécrète comme un noctiluque développant sa coquille, voilà qui importe peu à celui qui a seulement envie de voir la mer s'illuminer dans la nuit. C'est la raison pour laquelle je n'ai guère de brouillons : sitôt que «ça brouillonne», rien ne marche, rien n'est assuré, l'état poétique n'est pas en place. Je peux raturer et recommencer indéfiniment, si je me suis fourvoyé cela ne donnera rien, ce sera du temps perdu. Alors, je jette à la poubelle, directement. J'imagine que Rilke fonctionnait également ainsi, et que c'est la raison de la période de long silence qui a précédé les Sonnets à Orphée et les Élégies de Duino... Il devait être désespéré pendant cette sorte d'absence du poète en lui. C'est ce que j'ai toujours le plus redouté, que soudain mes ténèbres intérieures ou celui qui y règne deviennent muets. Elytis a connu un passage comme ça, et en contribuant à éponger son anxiété, j'ai travaillé à soigner la mienne.... si bien qu'un jour il m'a écrit que «c'était reparti» et j'en ai ressenti une sorte de rassérènement intense.

Ma conviction est que la «posture poétique» est un peu comme celle du navigateur sur son voilier, il doit à la fois être souple et entièrement disponible aux énergies chaotiques des vents, et en même temps les maîtriser en se glissant entre ces forces et les utilisant pour parvenir à l'île paradisiaque ! Il s'ensuit que le poème qui est au nœud de ces forces, un nœud qui se déplace avec le poète lui-même au cours du temps d'écrire – et parfois il y a intérêt à être capable d'écrire suffisamment vite si l'on ne veut rien perdre (alors on s'invente une sorte de sténographie personnelle) ! -, ce poème est chaque fois la découverte d'un nouveau monde né pourtant du recensement et du chiffrage des pouvoirs de notre langue maternelle... Et c'est un poème constitué de la fixation de deux forces antagonistes, architecturées depuis le «degré zéro», la lettre, jusqu'à la page, au groupe de poèmes, au recueil entier, avec des fils conducteurs qui se répondent forcément d'un poème à l'autre et qui construisent ainsi dans l'esprit du lecteur ( moi-même en premier) un système harmonique «supra-significatif», tel que les relations puissantes qui ricochent d'un texte à l'autre, d'un livre à l'autre, etc... façonnent ce que certains appelleraient une vision et que moi j'appelle «cosmos» parce que la simple notion de vision est trop limitative. De la sorte, chaque mot, individuellement pris, d'un poème à la longue va rayonner de relations allusives supplémentaires qui vont peser de toute leur lumière sur les sens nouveaux qu'il prendra pour se référer à un ou des «apparu(s)» chaotique(s) qu'il change ainsi en monde.

Ce système harmonique est aussi complexe qu'une partition. Les sonorités du langage y contribuent, autant que les synonymies, les analogies, les homophonies, les approximations les plus diverses. La pratique du poème chez Max Jacob en ce domaine m'en a beaucoup appris. Lui en particulier, mais il n'est pas le seul. Une vraie poésie plonge chez nous jusque dans Homère, Sappho et Archiloque, Pindare, Perse, Horace, nos aïeux spirituels, en passant par tout ce qui a été écrit de poésie en français, qu'il est bon de savoir refaire, « pasticher » à titre d'exercice. Enfin, entre autres. Car les poètes arabes, chinois, japonais, leurs techniques d'écriture et leurs civilisations sont aujourd'hui intégrés aux allusions de la poésie moderne : les poèmes en forme d'hexagramme du Yi-King, les Achillées de La Pierre Amour, en sont l'aveu. Ils pavent un itinéraire existentiel. Aujourd'hui, je ne les aurais plus laissés visibles avec une forme singulière. Plus le singulier passe inaperçu mieux cela vaut, car les lecteurs d'aujourd'hui sont fragiles, facilement désorientés, ils n'ont pas la force lisante des lecteurs de Mallarmé, alors même que beaucoup de la poésie contemporaine réclamerait autant de pénétration dans la compréhension, dans la saisie, qu'en réclame la lecture d'un sonnet de l'auteur du « Coup de Dés ».

Pour la souplesse et la capacité de mise en écriture, la connaissance familière du grec, du latin, accessoirement d'une langue germanique, me semble également recommandée. Il faut que l'instrument soit sûr et l'épaisseur diachronique des allusions aussi. C'est comme disait Joe Bousquet «l'auréole qui se reforme sur la couronne qui se brise». Mais tout cela est une autre affaire, quoique la même au fond. J'imagine que pour vous ces précisions enlèvent beaucoup au «mythe mystérieux de la création inspirée»... comme on aurait dit du temps des Romantiques. En ce qui me concerne, je ressens la création poétique comme un phénomène suffisamment fascinant et mystérieux pour n'éprouver pas le besoin d'en dissimuler ce que j'en connais. (Je forme seulement le vœu que, contrairement à ce que m'a dit quelqu'un, la « transmission explicative » de mon expérience personnelle ne soit pas, comme elle l'est souvent à ce qu'on dit, ennuyeuse. Cela ne m'enchantera pas si cela me donne l'air d'un ancien combattant qui raconte sa guerre !...)

 

Nous nous apprêtions à vous demander quelle est votre vision. Nous formulons donc différemment : Xavier Bordes, quel est votre cosmos ? Lisons votre poésie, pourriez-vous nous dire, car alors tout y est. Cependant, pouvez-vous en parler pour nous aider peut-être ? L'ensemble de votre œuvre donnée à lire, quel cosmos, comme on dirait "quelle vision", l'anime ?

 

Pas facile à expliquer, puisque ça se dit en poèmes, justement parce que la prose unilinéaire répond mal à ce qu'il faut davantage suggérer que recenser...

C'est pourquoi je reste un peu bloqué, Quel cosmos ? Ce truc complexe que je m'applique à écrire/décrire, c'est ça le "cosmos". Je vais chercher à en trouver les grandes lignes mais je crains bien que ce soit davantage réducteur qu'éclairant... Être critique et commentateur de sa propre œuvre en poésie est difficile, d'autant que c'est le trajet qu'on fait à travers qui construit ce que le lecteur aura à y découvrir pour lui-même en tant que "cosmos"... et qui peut fort bien différer d'un lecteur à l'autre sans qu'il y ait pour autant "erreur de vision"!

 

Je demande un délai pour réfléchir encore à ce genre de question... Ce qui l'anime, au-delà de répondre simplement "vivre", "agir vivant", faudra que j'y songe plus avant et ce n'est pas simple à déployer. Tout le monde, disais-je, sait ce qu'est l'amour, la vie, la poésie... mais personne n'est capable de les expliquer, tout juste de tenter de les mettre en scène dans le langage aussi justement qu'il les sent... Et justement si on procède comme ça, c'est qu'il s'agit de ressenti humain, du subjectif pas aisément objectivable, au contraire des sciences comme la physique, ou l'astronomie...

 

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Réflexions faites, je peux sans doute proposer quelques orientations autour d'une conception globale...

Philosophiquement, il me semble qu'il y a «de l'être», et (d'autre part) ce que nous appréhendons de cet être en fonction du temps, du moment : tout poème est poème de circonstance, et tout moment peut être circonstance du poème, c'est-à-dire prétexte à émergence de l'être, à «apparition» (phainomenon), c'est-à-dire à existence de ce qui est sous forme «de coordonnées» spatio-temporelles. Or le spatio-temporel, tout ce qui constitue l'existence de la matière, est «fragment» de ce qui est. Tout ce qui existe est en quelque sorte de l'être sous forme de bribes incomplètes, de parcelles d'être tirées momentanément de l'indéfini, c'est à dire appréhendées par l'esprit comme « chaos ». La fonction poétique du langage – le langage n'a pas cette seule fonction mais c'est la plus importante, la plus puissante, la plus noble - consiste à s'emparer de ces lacunes de l'être, de ces bribes chaotiques, indicibles, inconcevables, mais éprouvées par les perceptions, et de tenter de les objectiver en les rendant dicibles, puis en les faisant exister par l'expression orale ou écrite, historiquement orale puis écrite probablement.

À partir de ces bribes plus ou moins génialement rédigées (on pourra y revenir), et pas spécialement, pas uniquement par des poètes « professionnels » (je veux dire s'assumant comme tels), se constitue un matériau, qui fut préhistoriquement constitution d'une langue, puis ensuite constitution d'une langue poétique à l'intérieur de la langue transmise et reçue de générations en générations, laquelle avait par des actes poétiques constants au cours du temps, réussi à organiser les bribes lentement perçues et désignées, jusqu'à ce que raboutées vaille que vaille comme les pièces d'un puzzle pas vraiment concordantes, elle constituent le «réel» d'un peuple, c'est-à-dire la façon dont sa cité s'est fabriqué une «vision du monde», précisément : un monde tendant à se vouloir «uni-vers» dans l'esprit collectif de la cité, pour que l'échange des paroles ou des écrits soit aussi un échange de directions (signifiés) vers des « référents », autrement dit un échange de sens.

Lorsque ces échanges de sens sont bien organisés et établis dans la cité, je les appelle «cosmos». Un cosmos, c'est l'acceptation par tous de l'organisation du sens dans une société. C'est la façon (subjective) d'une société de gérer des échanges de sens (objectifs) grâce à des signes signifiants, des signes encodés, reliés à des objets, des actes, des fictions, etc.

Le grand cosmos planétaire est celui constitué, «in progress», par la science qui se veut occupée à constituer la pensée d'un univers, c'est-à-dire d'un cosmos sans chaos, uni, à un seul versant. Bien entendu l'impulsion de cette démarche est théologique, elle vient de l'idée du monothéïsme, ce que j'appelle «être» correspondant dans le cosmos religieux au «theos», le dieu qui unit tout, à travers le symbole du «thêta» grec en particulier : θ, lequel représente l'œuf cosmique, barré par la surface planétaire avec en-dessus la coupole Ouranos et en dessous la caverne hypogée Hadès. (Toutes les lettres de l'alphabet grec cachent ainsi une symbolique constitutive du cosmos grec dans ses signes graphiques élémentaires).

Ils s'ensuit que toute poésie est forcément multiple, plurielle, diverse, et que ce ne peut être qu'une réflexion philosophique postérieure sur le poème qui va organiser ce qui a surgi, ce qui est apparu, soit pour en faire un grand poème cohérent à l'usage de la rénovation du monde de la cité (en passe de désadaptation par son entropie), soit de d'inventer une logique entre des bribes de poèmes de la dimension «d'une lame de rasoir rouillée» pour tirer parti de façon «cosmificatrice» des bribes qu'un poète a passé toute sa vie à tenter d'arracher à ce qui est pour en faire de l'existant.

Le cosmos que mes écrits donnent à lire se présente donc à toutes les étapes, selon la circonstance, depuis la bribe, disons le haïku, jusqu'à de plus grands ensembles organisés par une feinte cohérence, pour donner le sentiment qu'il «y a» du réel», même s'il semble parfois insaisissable et nouveau. C'est une des raisons pour lesquelles j'utilise les artifices de la poésie de tous les temps et de toutes les cultures. Les formes, les références, les mythologies, etc... Un jour on verra qu'un tenant du « monde arabe », ou du « monde asiatique », ou « africain) seront aussi à l'aise dans mes poèmes que des français, parce qu'ils y reconnaîtront aussi des références à leurs mondes, en vertu du fait que la France – je me targue d'être français – était ouverte sur la planète et avait, à son insu, étendu momentanément son cosmos à une grande partie de celle-ci : ce qu'on appelle «colonisation» avec les intérêts économiques et matériels plus ou moins sordides, a toujours diffusé implicitement une « vision du monde » comme vous dites. Nous sommes le produit du mixage de, respectivement, celles d'européens préhistoriques colonisés par des Ariens, colonisés par des Gaulois, colonisés par des Romains, colonisés par des Francs, etc... Et les « mondes » sont faits de toutes ces couches. Pour ma part donc, le poète dans sa langue étant une civilisation à un seul personnage – à lui tout seul, d'où son immense solitude -, j'imite ce mouvement de dévoilements et de mélanges de « cosmoï » successifs ou superposés, pour témoigner énergétiquement, pour produire la continuation du devenir cosmique de l'être dans les générations qui me liront. Je relie, je marque des étapes pour inciter le lecteur au mouvement poétisant, davantage que je ne fais un «état des lieux». La générosité du poète doit être davantage de susciter que de produire des textes admirables en eux-mêmes. C'est pourquoi j'ai pris la démarche que vous sembliez proposer au sérieux. Ce n'est au fond qu'un pari sur la vie. Enfin, je crois que je me suis très maladroitement expliqué... De toutes façons, on ne fabrique pas le mode d'emploi de la poésie de quelqu'un : on lui dit : « Tiens, voilà un livre ! Fais en ce que tu veux et qu'il engendre ce qu'il pourra, peut-être des merveilles, peut-être rien du tout ! » C'est le risque de tout écrivain et a fortiori de tout poète : de n'être pas lu, même par ceux qui ont parcouru attentivement les lignes d'un de ses livres. Mais c'est aussi la chance qu'à travers nous les livres, comme disait Joe Bouquet, écrivent des livres, c'est-à-dire transmettent à des jeunes gens l'envie, l'énergie de poursuivre l'ingrate tâche qui consiste à donner du sens à ce qui est, ce «dieu Anu» des Sumériens.

 



Xavier Bordes, vous avez, nous l'avons dit, publié trois livres de poésie aux éditions Gallimard, et plusieurs chez d'autres éditeurs, mais vous publiez également des poèmes directement sur internet, dans divers blogs, tel que

http://xavierbordes.wordpress.com/

  Cette attitude est peu commune en France, de la part de poètes d'importance (je rappelle que vous avez obtenu le Prix Max Jacob en 1999). À la poésie demeure attachée cette sorte de sacralité qui semble devoir faire passer le poème, pour faire “autorité” – j’emploie à dessein le terme en vertu de son sens étymologique - par le support "papier" et la "belle édition". D'autres raisons, moins avouables sans doute, président à cet état de fait. Vous donnez à lire, dans divers blogs, vos poèmes presque quotidiens, tranchant ainsi dans le vif de ce que le microcosme poétique français semble pouvoir admettre. Que voulez-vous bien nous dire de ce choix iconoclaste, et peut-être donc, à ce titre, vital ?

 

Sans vouloir minimiser la reconnaissance que représente un prix littéraire, il ne me paraît pas que cela suffise à considérer un poète comme « d’importance ». C’est à la collectivité des lecteurs d’en décider, après décantation par le temps, et dans ce domaine, le destin d’une œuvre est quasiment imprévisible. Tels dont les écrits firent fureur en leur temps, comme François Coppée, sont presque oubliés. D’autres, en leurs temps à peu près ignorés, sont devenus centraux comme Arthur Rimbaud. Et encore n’est-il pas tout à fait certain qu’au cours des siècles futurs, s’il en reste à notre pays, les choses ne s’inversent pas, sinon que la question même s’efface avec l’effacement de la littérature et de la poésie comme on l’entendit jusqu’à présent...

 

Ce qui m’amène directement aux divers aspects de votre question. J’ai bénéficié du « support papier », et de « belles éditions » - au-delà de l’imaginable, si je songe par exemple à « La chambre aux oiseaux » ou au « Grand cirque Argos », aux « Levées d’Ombres et de Lumière », tous livres inédits et tellement « sacrés » qu’ils sont pratiquement inaccessibles -, mais il existe aussi de belles éditions d’un genre plus modeste : le « Sans père à plume », illustré d’un bois du remarquable peintre Jean Trousselle notamment, ou « Je parle d’un pays inconnu » édité par In’Hui. Tous ces livres ont pour moi une qualité essentielle : les éditeurs ont respecté le texte des poèmes à la virgule près. Et si l’on y trouve une ou deux fautes d’orthographe, c’est parce qu’elles sont intentionnelles et signifiantes, ce qui de nos jours d’ailleurs - mais je n’en avais pas conscience - a perdu toute fonction dans la mesure où presque plus personne, même les professeurs de français agrégés, n’est sûr de l’orthographe de sa langue !...

D’autre part, il faut bien noter que les machines à écrire n’ont été remplacées par cette merveille qu’est le traitement de texte par ordinateur, qu’aux alentours des années, disons 1985, et même peut-être plus tard pour le grand public. Jusque alors, les livres étaient le seul moyen - avec les autres supports imprimés bien sûr - de répandre un écrit, en dehors de lectures radiophoniques par exemple, qui sont fugaces à moins d’avoir été enregistrées.

Ce n’est donc pas que le livre ne soit pas à mes yeux, avec ses pages faciles à effeuiller, son odeur d’encre, la matière pour moi prodigieuse qu’est le papier, quelque chose d’infiniment respectable et aimé en tant qu’objet. Cependant, je lui fais quelques reproches, ou disons plutôt, je lui vois aussi quelques inconvénients : quand un auteur publie un livre, tous ses amis s’attendent à le recevoir gratuitement, persuadés qu’ils sont que l’auteur ne paye pas les exemplaires qu’il leur envoie. C’est en partie vrai chez de très grands éditeurs, comme Gallimard, qui ne sont pas chiens pour le service de presse notamment... C’est déjà moins vrai pour les plus petits qui n’ont pas les moyens de lâcher gratis une part importante d’un tirage, surtout le premier dont on ne sait même pas s’il se vendra...

Or pour les livres, malheureusement comme pour beaucoup d’autres choses, à la fois l’argent est le nerf de la guerre et faire un livre - c’était encore davantage le cas avant l’informatisation - revient cher, et d’autre part la majorité des lecteurs ont dans l’idée que le livre devrait être bon marché, que la culture, ça ne devrait pas se payer, et que les livres sont donc hors de prix pour, comme vous le dites « des raisons inavouables ». Cependant, vous, vous faites une revue sur internet et non sur papier... Avouer que cela coûte infiniment moins cher d’éditer de cette façon est donc du simple bon sens, pas honteux du tout, mais prouve que la nécessité pour les éditeurs de livres qui prennent des risques, de gagner de l’argent, n’a rien « d’inavouable », excepté pour les nombreuses gens qui, dans notre pays hypocritement et officiellement brouillé avec l’argent, considèrent qu’il est naturel de tout obtenir sans payer : ils ne se doutent pas que quelqu’un paye toujours quelque part ! Nous sommes quelque peu Grecs sous cet angle !...

Il se trouve cependant qu’éditer sur internet pour un auteur, quoique ne rapportant pas grand' chose sinon rien du tout, est un investissement léger : un ordinateur et une connexion au réseau suffit. Des tas d’organismes mettent à disposition des gens des moyens d’éditer préformatés (comme on dit), sites, blogs (Overblog, wordpress, etc...), ou de livres virtuels (tel Calameo). Je cite ceux-là parce que ce sont ceux que je connais le mieux et qui m’ont semblé les plus séduisants.

 

L’apparition de ces moyens, fondamentalement enracinés dans la technique informatique de l’hypertexte, a changé complètement la donne. N’importe qui aujourd’hui peut se publier, au sens de «se donner à lire à un public librement». D’où le foisonnement ahurissant des blogs, de poésie entre autres, qui nous découvre que le goût de s’exprimer et pour la poésie particulièrement, depuis les textes les moins, comment dire, satisfaisants, les plus lacunaires, jusqu’à des textes d’excellente, voire de haute tenue, est bien plus répandu qu’on ne l’imagine ordinairement, même lorsqu’on savait que toutes éditions-papier confondues, le nombre de titres de poèmes en livres-papier est le plus élevé, chaque année, de toutes les catégories qu’on publie : évidemment, sur une cinquantaine de mille, quarante neuf mille et peut-être davantage, sont édités à un nombre d’exemplaires très limités, sans publicité, souvent à compte d’auteur. Il demeure que, sur le fond, l’intérêt pour la poésie n’a pas disparu, et avec l’internet, la chose devient patente.

Ce qui est un peu plus ennuyeux, c’est qu’on ne sait pas bien de quel type est cet intérêt : est-ce de vouloir se « répandre » pour le prestige de se vouloir « poète » ? Souvent cela semble le cas. Les auteurs alors participent à des forums sympathiques où ils s’auto congratulent réciproquement en fonction de leurs affinités. De fait, ils lisent souvent assez peu en dehors de leur «cercle», et sont surtout soucieux de montrer avec fierté ce qu’ils ont écrit, que ce soit indigent ou remarquable. C’est une forme de démocratisation, je suppose, comme dans les autres arts : tout le monde écrit des poèmes, tout le monde peint des tableaux, tout le monde se pense du génie (incompris souvent),  fait des chansons, etc... et malheureusement, ceci est une sorte de compost fertile d’où n’émergent que quelques roses, comme d’habitude... Car hélas il y faut le don, le talent, etc... toutes choses qui ne s’achètent pas, ne se transmettent pas, - en la matière pas de miracle. C’est comme dans la musique populaire : il ne suffit pas d’avoir tout ce qu’il faut pour faire un « tube », je le sais mieux que quiconque. Même la chanson la plus impeccablement concoctée, arrangée, enregistrée, n’est jamais sûre de ne pas faire un flop ! C’est dans le moment de la confrontation avec les gens que ça se décide, et parfois des années après d’ailleurs : la même chanson qui a fait flop aujourd’hui peut se changer en un succès demain... Ce sont les mystères du temps, de la mentalité des peuples à un moment donné, des événements contemporains, de la chance en somme.

L’internet est donc une sorte de « tribunal » par la statistique, qui présente de durs avantages : On y est jugé par n’importe qui. On y est méprisé ou apprécié par n’importe qui. Personne de ces lecteurs n’investit directement un centime pour vous lire (et être éventuellement déçu). Quant au public, il n’est évidemment pas spécialisé comme celui des acheteurs de livres de poèmes coûteux, qui préfèrent savoir ce qu’ils veulent.

C’est donc un test formidable pour un écrivain, et surtout pour un poète. Il n’est plus qu’un parmi tous ? Il peut même se déguiser, se présenter sous des pseudonymes divers, un peu comme Pessõa. De sorte que s’il récolte des enthousiasmes, des louanges, des attestations de bonheur de la part d’un public d’internautes, il sait qu’il ne peut s’agir QUE d’appréciations sincères et véritables. Le lecteur internaute ne donne guère dans le snobisme, il réagit immédiatement et spontanément. Il se fiche complètement que vous soyez illustre ou inconnu, savant ou ignorant. C’est seulement l’écrit et la façon dont il reçoit cet écrit qui l’intéresse et apparaît quand il réagit.

Il y a donc là quelque chose d’infiniment précieux. Car évidemment, un véritable auteur n’écrit pas pour telle ou telle personne, il écrit pour lui-même en tant qu’être humain, et s’enfonçant dans ce qu’il a de plus « lui-même » et de plus spécifiquement, individuellement, humain, il rêve de rejoindre par là, par l’origine en quelque sorte, l’universalité pour les textes qu’il publie. Obtenir donc une sorte de sondage permanent en ce qui concerne sa création est un apport formidable d’internet. Mais c’est aussi une dure épreuve de «vérité», car on en entend parfois des vertes et des pas mûres, et les critiqueurs amateurs ont parfois la dent dure, voire l’insulte facile, autant que la louange dithyrambique ! Et cela ne dispense pas du tout d’évaluer soi-même ce qu’on fait, sans se laisser « manger » par des jugements de concitoyens, dans passablement de cas, «à côté de la plaque», comme c’est bien naturel en notre difficile domaine.

Le créateur n’est donc pas davantage dispensé d'évaluer critiquement son propre travail, mais il a une idée plus claire de l’impact de son œuvre sur un large échantillon de ses «frères humains», à travers toute la planète qui plus est. Il reçoit des leçons de bon sens qu’il lui faut savoir accepter. Cela m’a beaucoup fait réfléchir sur les enjeux de limpidité du style dans le poème, par exemple, qui depuis toujours ont été pour moi essentiels : j’ai une admiration immodérée pour La Fontaine en poésie et pour Diderot en prose. De surcroît, on peut entrer en relation avec d’autres créateurs qu’on n’aurait probablement jamais (ou en tout cas bien plus difficilement) pu rencontrer autrement, à cause de la distance par exemple. La poésie n’est pas une activité d’aristocrate, et chez le poète la générosité doit être le revers de l’orgueil ! C’est seulement à la Façon de Rutebeuf et Villon qu’elle peut « faire autorité ».

Ou encore d’une sorte d’ascète dans son ermitage !

Le choix de se donner à lire sur l’internet, pour un poète, est-il «vital» selon votre mot ? Je ne sais. De mon point de vue, sans aucun doute. Cela dit, en ce qui me concerne c’est véritablement un choix. L’édition sur livre-papier, ou en revue-papier, ne m’est pas hors de portée. J’ai seulement pris goût à la publication au « jour le jour », et aux réactions des amateurs qui me suivent. Parfois nous échangeons des avis en courriels privés, et j’apprends énormément de choses d’eux. D’ailleurs, nous pratiquons en ce moment même ce genre d’échanges que seul l’internet permet vraiment, en ce sens qu’à la fois il y a un dialogue, mais que ce dialogue, comme un échange de correspondance, peut apparaître médité, réfléchi, tout en fonctionnant dans l’immédiateté si l’envie nous en prend. Il me semble que c’est dans ce sens qu’il y a quelque chose de vital, de lié à une vitalité, dans cette façon de fonctionner. Cela ne remplace pas le livre, encore moins l’écrit en soi, mais cela y ajoute, apporte un supplément, permet à un public de tâter de vos œuvres et d’investir éventuellement dans un livre en sachant ce qu’il peut en attendre. Une forme de franchise en somme, qui évite d’acheter «chat en poche» comme on dit. Dans une période où personne n’a envie de gaspiller, spécialement les jeunes, l’internet pour la poésie et pour la culture en général me semble un merveilleux auxiliaire. Même si évidemment, cela ne fait pas la fortune des poètes - quoique je n’en connaisse point, de toutes manières, pour qui de leur vivant la poésie ait été facteur de fortune !

 

 

Nous aimerions maintenant aborder une présence habitant toute votre poésie - tout au moins celle que nous connaissons - et c'est la figure de Aïlenn, dont Recours au Poème a proposé une rencontre en publiant Litanies pour Aïlenn. Nous la voyons comme la figure idéale de l'aimée, mais aussi nous pressentons dans son nom quelque sens caché, quelque appel même, peut-être. Son nom est mystérieux. Lèveriez-vous un peu le voile à ce sujet ?

 

Le mystère des noms ! Il fascinait Marcel Proust ! Je ne sais si Aïlenn est la « figure idéale de l'aimée » : dans les poèmes, elle est assez réaliste me semble-t-il. Je m'efforce toujours d'être, comment dire, dans un lyrisme exact et terre-à-terre. Ce n’est contradictoire qu’en apparence : il s’agit, que ce soit dans le rapport avec un être humain, avec les objets, etc... - tout ce dont nous avons constitué notre «cosmologie»,  - d’appréhender par la formulation ce qui est le plus « spécifique », faute de quoi nous cessons « d’habiter poétiquement cette terre », et nous en venons à mépriser, à laisser sombrer dans l’habitude, qui fait désapparaître les choses et les êtres vivants, ce qui compose notre univers. Le problème avec l'idéalisme, c'est qu'il abstrait et donc nivelle tout. Il habitude donc par standardisation en quelque sort. De mon point de vue, l'humain et la féminité en particulier, sont à rejoindre par extrême particulier et l’on n’y accède pas à travers le général. « Les femmes sont comme-ci, toutes les nanas sont comme ça... » et autres déclarations globalisantes rendent « l’autre » (féminin ou masculin d’ailleurs) irréel et inintéressant. C'est en s'enfonçant, si je peux le dire, dans l'extrêmement particulier d'une personne, qu'elle peut devenir une figure : ici, dans le cas d'Aïlenn, la figure de la femme « interface » entre celui qui poétise, et ce qui est. Ce que la poésie décrit de sa féminité tente d’être tellement proche de l’origine de sa nature qu’elle ne puisse ni être confondue avec aucune autre, ni ne pas être ce qu’on appelle « femme » de la façon la plus évidente qu’un homme puisse percevoir.

            Je ne veux pas me perdre dans les détails, mais je veux bien préciser le sens du nom : il s'agit de lettres originellement prises à l'alphabet hébraïque, dont la signification est liée à la Cabbale, et qui me sont venues spontanément la première fois que j'ai rencontré la femme dont il est question dans « La Pierre Amour » livre qui est le récit de cette rencontre qui m'a changé en type qui écrit des choses. Le Aleph représente l'intemporel, le An des Sumériens par exemple. Les autres lettres concernent le mode de relation de ce qui est hors du temps, ce qui est de « l'être » non encore étant, avec le chaos où il vient s'insérer du fait de la naissance, qui est en même temps rencontre. Pour davantage de compréhension, il faudrait nous plonger dans les livres de Carlo Suarès, les « Spectrogrammes de l’alphabet hébraïque »,  en particulier. Mais n’entrons pas dans ces complications qui nous entraîneraient trop loin. La figure dont il s'agit est donc à concevoir comme celle de l'Apparition. Apparition continue, pour ainsi dire alchimique en ce qui concerne les ambitions du langage, qui conditionne, comment dire, par son existence même, la révision de tous les rapports d'un poète avec son monde, donc sa manière de dire, de ressentir, d’agir.

            Je ne sais pas bien comment m'y prendre pour dire ça en logique aristotélicienne ! Aïlenn, c'est une dame précise qui vit avec moi, c'est la poésie elle-même, c’est « l’or » du silence et   « l’argent de la parole », c’est l’aube et l’éveil lumineux aux choses que provoque sa rencontre et sa présence, c'est le monde tel qu'il m'apparaît : tout est étroitement interdépendant, tout est « le même », différent et contradictoire dans sa concrétude et diversité, donc déroutant comme l’est la femme que j’aime.  Par son truchement, la manière dont je vois a été ressourcée, définitivement débanalisée, concrétisée, donnée comme un acte de tous mes sens par cette apparition et sa présence continue. Elle est la membrane osmotique à travers laquelle je parviens à correspondre avec ce qui est, même si dans un texte elle n'est pas nommément présente, peu importe : ce texte n'aurait pas existé sans elle, tout simplement. Le peu que j’ai écrit dans ma vie (j’étais musicien avant de la rencontrer) s’est révélé nul et non-avenu et tout a changé dans ma vie, comme j’imagine cela arrive à tout garçon qui tombe raide-dingue d’une fille. En somme, il n’y a rien là que de très banal, c’est seulement la conscience aiguë du phénomène qui pousse ensuite à le poétiser, à vouloir en témoigner...

            Mais je ne parle pas d'une personne fictive, d'une figure artificielle, au contraire : ce que le poème dit sont ses qualités et ses défauts, sa présence physique, intellectuelle, sa manière de rendre pour moi possible en permanence un monde augmenté d'une lumière constamment neuve, qui n'éclairait pas les choses avant elle : une sorte de phosphorescence supplémentaire que le fait d'aimer, de désirer, de chérir, a ajouté à tout ce qui m'advient, à tout ce qui entre dans le champ de ma conscience... Aïlenn m’a rendu mon monde désirable et éloigné l’ombre de la mort qu’elle a vidée de son sens et de son caractère obsessionnel.

            Il suffit qu'elle existe, qu'elle soit là. Evidemment, si elle part trop longtemps et trop loin le monde s'éteint, comme si les batteries qui le rendaient constamment « apparaissant » s’étaient déchargées. C'est comme ça je suppose pour tous les types qui ont trouvé La Femme. Celle dont on sait instantanément en la rencontrant que ce sera « elle », ou personne. Tel est de fait, ce qu'on appelle « sentiment de la beauté » : cette luminescence, ou phosphorescence, posée sur les êtres et les choses comme à Pentecôte  la flamme du St Esprit, pour risquer une comparaison hardie que je ne veux pas religieuse, qui illumine et inspire ce qui sans elle souvent n'existerait même pas : ce qui serait peut-être à côté de nous, mais absent de notre conscience et de nos sensations, non-remarqué disons. Ainsi que la « chose la plus difficile à découvrir pour un poisson des grandes profondeurs, l'eau », comme disait Joe Bousquet.

            Dès lors, pour parler des choses on essaie de trouver des analogies en supplément au langage ordinaire, on fait foisonner des comparaisons, les oxymores, les synecdoques et métonymies, toutes sortes de figures du langage, de tropes, destinés à faire participer le lecteur, notre légataire « testamentaire » en poésie, à cette réalité augmentée, vivante au sens absolu, en laquelle, dans mon cas, Aïlenn me donne la possibilité de vivre.

 

Il n'est pas simple d'exposer cela, de dévoiler de l'intime de cette façon. Ce n'est pas vouloir me dérober que de juger qu'à présent, ici, j'en ai assez dit. Le reste apparaîtra de soi-même à ceux qui auront quelque peu fréquenté mes livres. De toute façon, en cherchant à exprimer cela logiquement on est immédiatement confronté à cet indicible que précisément l'expression poétique s'efforce en permanence de contourner et de « prendre à revers » ! Et dans ce domaine, contrairement à ce que pensent tout un tas de tenants d’écoles minimalistes ou prosaïstes contemporaines, il ne suffit plus, du moins est-ce mon point de vue, d’en revenir à quelque fragment de langage plat et journalistique, en pensant que leur affligeante humilité sera opérationnelle et ramènera le regard des humains sur le monde conventionnel de la société en le magnifiant. Quelques bribes pensives ne font pas le poème. Quelques ruines indigentes ne font qu’appauvrir ou rendre inaccessible, indigeste, toute vision du chaos, toute mutation «alchimique»  (disais-je) par le moyen de la langue maternelle, de ce chaos en «cosmos». Il ne suffit pas de dire «je quitte les extravagances du lyrisme épique à la St John Perse, du moralisme elliptique à la René Char, le délire surréaliste d’André Breton ou Eluard, etc...» comme on abandonnerait la conception baroque, en architecture, pour entrer dans les lignes dénudées et mondrianesques du Bauhaus, non, il ne suffit pas de cela, du retour à l’indigence qu’on prend pour de la simplicité, pour ressusciter une magie poétique qui semble, au XXI ème siècle, à la fois partout diffuse et en voie de disparition comme une espèce menacée...

            En pensant à « Aïlenn », j'ai toujours à l'esprit cette image des torii devant l'entrée des temples japonais : ce sont des portes, quoique des deux côtés ce soit le même monde, qui conduisent depuis le « profane » vers du « sacré », au sens de « réalité augmentée (d'une lumière secrète) » si j'ose emprunter cette métaphore à l'informatique, à la 3D... J’avance ce concept d’un « sacré » sans y voir du religieux à proprement parler, seulement un peu comme la vision objective que présente Elytis au début de l’Arbre Lucide, avec l’apparition de l’ange-femme et la cloche qui sonne  le changement du chaos ancien en cosmos neuf, fondé sur le «même monde».

            Voilà ce que s'efforce de rendre perceptible aux autres, à travers ma langue maternelle, la poésie que j'écris et dont Aïlenn est le cœur. Je ne suis pas certain que ce soit compréhensible, et il est impossible de parler de cela sans quelques incohérences, puisque le principe logique du « tiers-exclu » en est banni, comme de tout ce qui est poésie et manière d’être fondamentale de l’homme-symbolisant. (Ne pas exister de manière symbolisante, pour les humains est impossible, c’est ce qui les distingue pratiquement de tous les autres êtres vivants.)

 

 

Une autre ligne de force de votre poésie est la richesse des cultures auxquelles elle fait appel ou référence, ou qu'elle convoque, ou revisite, nous ne savons quel terme vous paraîtra juste. Il y a le Yi King et la "philosophie" chinoise, nous l'avons évoqué. Il y a l'importance de l'Orient. Et bien d'autres. Pouvez-vous nous en parler précisément ?

 

Lorsque j’étais à l’école primaire, le rose de « L’empire français » couvrait une bonne partie de la mappemonde qui était dans notre classe. Il m’en est resté l’idée que le mot France portait en lui une sorte de vocation à désigner un monde spécial, rayonnant, universel, capable d’échanger et d’accueillir. La langue, la littérature, françaises, qui de fait sont une même chose, a des qualités spécifiques qui sont d’une nature originale : c’est une langue qui s’est toujours rêvée elle-même, souciée consciemment d’elle-même. À partir de quelques essais arabes effleurant la grammaticalité, ce sont les Français qui ont fabriqué les premières grammaires, assez rudimentaires encore, à l’usage des notables anglo-saxons administrés par les lieutenants de Guillaume le Conquérant, et qui voulaient parler le langage des nouveaux maîtres pour accéder à un statut moins subalterne. La recherche grammaticale est une affaire, aujourd’hui plus ou moins disparue, qui ensuite a passionné pendant des siècles les érudits. On a coupé les cheveux en quatre, fait des académies, etc... pour mettre au point le «bon parler» ou le «beau parler». Cette exigence permanente dont je disais qu’elle est perdue de nos jours, a façonné un outil de pensée dont le souci d’expulser les équivoques dans la transmission de l’information a toujours été primordial, et a servi d’exemple en Europe. Il s’agissait de dire d’une façon précise, économique et élégante. De régler dans le langage les lois d’une certaine façon de voir le monde, encore aujourd’hui sous-tendant l’évidence de la vision du réel des français, et qui leur fait souvent s’impatienter devant la confusion ou l’illogisme dans lequel vivent des peuples parlant d’autres langues aux fonctionnements empiriques, inconscients et flous. Ce n’est pas un hasard s’il est resté dans les grands organismes internationaux le codicille après rédaction des grandes décisions : « Le texte français en cas de litige faisant foi. » C’est aussi ce qui rend difficile la traduction en français de certains textes, notamment poétiques mais pas seulement, lorsque leur langue originelle est capable d’un « flou artistique » que le français supporte mal. L’apothéose de cette langue à mon sens a été atteinte avec Diderot en prose et La Fontaine pour la poésie.

            C’est la période où l’essentiel des trouvailles, en particulier scientifiques, se font en français. Sans qu’elle perde ces qualités, uniques parmi les langues répandues, de précision, d’organisation intellectuelle, de douceur dans les sonorités, (le -e muet n’existe qu’en français à ma connaissance), de structuration logique (et non psychologique comme d’autres langues, il faudrait à ce sujet aborder la question d’ordre d’apparition des thèmes dans la phrase, etc...), structuration qui construit des relations entre les phénomènes mouvants (verbaux) et les phénomènes stables (nominaux), sans donc perdre ces qualités, les Français ont fini par en avoir un peu assez de la fameuse « clarté ». Comme en musique Debussy, on s’est mis à redévelopper l’équivoque, le délice de l’hésitation plurivoque, de la polysémie, l’hermétisme, de l’approximation, de tout ce qui pouvait en somme rendre du fautif et du charnel, du désordre, de l’embrouillé explorable, du malentendu délicieux, à une langue trop limpide en ce qui concerne sa mise au point d’une réalité française. Dans les idées, cela a commencé avec le Romantisme. Il s’agissait de nuancer subtilement la palette sentimentale et introspective. Mais le phénomène ne touchait pas encore à la langue française elle-même. Ensuite, il y eut le Symbolisme, qui lui, s’est mis à chercher des formulation-limites aux marges de la langue. Verlaine, Mallarmé, Corbière, Laforgue beaucoup, Charles Cros, ont démontré qu’on pouvait trouver des formulations neuves qui, sans renoncer à l’essentiel de la langue, pouvaient l’amener à un équilibre différent capable d’exprimer des faces du chaos encore non désignées, « inconnues » selon le mot de Baudelaire, exemple de ces maîtres de la langue lassés de trop bien la connaître et l’utiliser. Nous arrivons alors au seuil du XX ème siècle : en même temps que Dada et le Surréalisme désarticulent, jusqu’à l’absurde à l’occasion, la langue et les représentations pour ouvrir des perspectives qui parurent d’abord insensées, puis seulement inouïes au sens rimbaldien - un salon au fond d’un lac, par la magie du haschich -, et le souci du «bon français» encore scrupuleux jusque chez les artisans du 19ème siècle n’ayant que leur certificat d’études, s’évanouit des consciences. On n’y a plus vu un point d’honneur au contraire, mal parler, faire «peuple», est devenu chic et snob jusque chez les aristocrates ! Un côté bobo « antibourge » avant l’heure. L’Éducation Nationale elle-même a très vite renoncé, de reculade en reculade, de prétextes de linguistes sur «la naturelle évolution de la langue», en rages d’instituteurs qui ne savent plus la grammaire ni l’orthographe : ces mêmes Instituteurs qui, du temps de Jules Ferry avaient été les farouches gardiens de la langue, les fanatiques de la grammaire et de la dictée, les fameux «hussards de la République», se sont souvent métamorphosés en l’inverse, et sont devenus des tenants tout aussi fanatiques du laxisme linguistique, de l’indifférence « égalisatrice » à la qualité du parler et les admirateurs éperdus de Prévert, pour eux le plus grand des poètes.

            Le mouvement d’expansion territoriale s’est retourné en même temps en un mouvement de contraction, avec les «décolonisations», et du coup, au lieu d’avoir un monde français qui s’intéressait vaguement aux «sauvages exotiques» qu’il fallait «éclairer» et instruire, on est passé à une mentalité où ce qui arrive de l’étranger, USA en premier lieu mais pas seulement, devient une coqueluche. Pour tous ceux qui ne quittent pas encore la France en touristes, l’exotique, n’importe lequel, est plus excitant que le pays calme et confortable qui se développe après-guerre. Les «autres mondes» sont devenus ce qui fait rêver. Les modes de vie des «peuples premiers» sont devenus un exemple, dont on rêve d’acclimater la prétendue « liberté », « l’instinctivisme », la façon de se soigner par les plantes, etc... depuis les forêts du Cameroun ou de l’Amazonie vers les forêts de pierre des cités européennes. Cela donne l’intérêt de Lévi-Strauss pour la « Pensée Sauvage » et la déception de « TRistes Tropiques ». « Ecuador » ou « Voyage au pays des Tarahumaras » de Henri Michaux. « Les conquérants » de Malraux. Et ainsi de suite. Mais cela produit aussi le tourisme français qui préfère, quand il en a les moyens, à des régions variées et magnifiques de son pays, des régions variées et magnifiques du Cambodge, ou Angkor ou le Grand Canyon du Colorado, ou les Pyramides d’Égypte, pays qui fait rêver les Français à juste titre depuis Champollion.

 

            En ce qui me concerne, je veux montrer par là, de façon un peu sommaire, combien le français, citoyen et langue, a un rapport avec le reste du globe. Le Japon des estampes d’Hiroshigué avec Van Gogh et les Impressionnistes. Baudelaire qui séduit les poètes japonais. Passons. Une poésie française se doit donc pour être française de garder des relations au niveau de ses mythes personnels, de ses symboles, avec le reste des grandes cultures du monde connu, tel que la France le voit. Il me semble que cela doit être l’un de ses traits constitutifs. Comment penser un monde aujourd’hui en tant que poète français, sans rien savoir (ou mentionner) des autres mondes de la Terre ? Ignorer la Chine ? Les civilisations amérindiennes ? Les sociétés arabo-musulmanes ? Les mille univers africains ? «Rien de ce qui est humain ne nous est étranger» doit rester notre devise contemporaine. Celle qui nous fait français. Avec naturellement le droit d’aimer et de choisir ou de repousser et de détester les mondes qu’on a été amené à connaître, ce qui pose évidemment des problèmes : aimer les lions libres dans leur savane peut amener à vouloir les aimer libres dans les rues de Paris, mais évidemment, là, ça ne fonctionne plus et on se met à leur tirer dessus très vite. Toutes proportions gardées, le problème des immigrations est celui-là. Cependant, je reste convaincu que la langue française et la structuration de pensée qu’elle implique, même altérée comme aujourd’hui, a une vocation d’assimilation et de redéploiement de tout ce qui lui était étranger... C’est en quelque sorte sa puissance performative à long terme. Et l’une des raisons pour lesquelles je crois profondément qu’il est impossible d’être un poète français sans être aussi un traducteur et s’être passionné pour plusieurs langues étrangères. A ce sujet, on ne mesure d’ailleurs pas ce que l’éducation française a perdu en abandonnant le latin, et aussi le grec. C’étaient des langues suffisamment différentes et suffisamment proches de nous pour nous introduire à l’idée que l’on peut penser « autrement » que « françaisement », tout en n’étant pas dérouté au départ par un écart aussi important qu’avec le tchouvache, l’assyrien, le bantou, l’hébreu ou le chinois mandarin. Cela permettait aux Français d’avoir un esprit entraîné à saisir la pensée de l’autre, à avoir l’intuition de ce qu’elle veut exprimer, même quand ladite pensée est distante de la leur. Donc d’entrevoir que des pays très différents de langues peuvent construire des mondes très différents, mais pas obligatoirement insensés et méprisables pour autant.

            Les Français actuels sont infirmes en ce qui concerne cette capacité. Ils sont aussi infirmes que lorsqu’ils lisent le monde d’une langue poétique dans la langue de leur monde-France, c’est-à-dire lorsqu’ils lisent un poète qui au sein de la langue française s’est forgé son français à lui, pour, au sein de la réalité « française », exprimer sa réalité à lui. Le français littéraire pour la majorité des gens est une langue étrangère, et parfois plus étrangère que celles qu’ils ont été contraints d’apprendre par nécessité commerciale et économique. J’espère cependant que la grammaire implicite (mais aussi explicite et construite avec exigence pendant des siècles) du français ne disparaîtra pas totalement. Si la perte d’un dialecte Papou de certaines régions de Nouvelle-Guinée, même si parlé par seulement trois cents personnes, est désolante - je pense à Ivolo Kéléto, le Homère papou - et comparable à une région anéantie par un incendie, la disparition du français serait un désastre pour le globe, du genre engloutissement de l’Atlantide sous les eaux ! Le monde de la langue française n’est pas un hexagone clos, mais un centre mouvant et rayonnant de la pensée, qui se trouve aussi bien au Viet-Nam qu’au Sénégal, en Egypte ou ailleurs, non pas parce que le français est seulement une des langues du bizeness et de l’argent, mais surtout parce qu’il est la langue exemplaire et le ferment d’une des plus riches et plus universelles histoires de la pensée, et le continuateur de sa fécondité en droite ligne depuis les Grecs (et la Bible). Toute la civilisation de l’Occident est «fille d’Aristote» et du Christianisme, mais la France l’aura été davantage que toute l’Europe réunie, du moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale...

 

 

D'autre part, est-ce dans une volonté de faire totalité, correspondant à une époque cosmopolite ? Dans une nécessité de récapituler l'ensemble des richesses culturelles de l'humanité, dans une époque où le poète appartient lui aussi à une sorte de "mondialisation" ? Ou est-ce tout autre chose qui vous requiert dans cette voie ?

 

Tous les poètes qui ont vécu une fin de siècle ont été un moment des récapitulateurs un peu ironiques et sans illusions. La poésie ayant une composante testamentaire, en même temps qu’elle anticipe et devine, fait le bilan plus ou moins complet du présent, et dit quel est son héritage de la poésie qui l’a précédée. Le mien remonte évidemment à Homère, Sappho, Archiloque, Pindare,Virgile, Horace et Perse, Li t’aï Po et ses émules, mais aussi les Upanishad, Tagore, Hafîz, Isaïe, Rutebeuf, en passant par les Romantiques Allemands, John Donne, Byron, Dante, Pétrarque, bref, la liste n’en finirait pas. J’avoue que je n’ai guère hérité des poètes russes ou de Mongolie, j’ignore le Russe et ce que j’en ai lu de poésie traduite me reste souvent hermétique. « Récapituler l’ensemble des richesses culturelles de l’humanité » est bien sûr impossible, mais par « synecdoque » désigner dans mes poèmes cet ensemble par allusion plus ou moins discrète à certaines de ses « parties indispensables » évidemment oui. Ce n’est pas tant une volonté de faire «totalité», que de faire sentir qu’il y a « beaucoup et divers ». De convoquer pour ici les trouvailles de l’ailleurs, leur donner droit de cité en français discrètement. C’est-à-dire de façon aussi peu voyante que possible. Comme on assimile des éléments du chaos avec la cohérence-incohérente de l’évidence poétique, supra-cohérence qui peut à la fois être irrationnelle, et passer pour naturelle, pourvu que l’inspiration y pourvoie. Évidemment, dès que cela sent l’artifice, c’est raté. Les belles habiletés manquent souvent de naturel et l’inconscient ne s’y trompe pas. La question de cette chose magique qu’est le «ton juste» qui naturalise le plus exotique, souvent en passant par la beauté, reste une des irréductibles vertus de la poésie, qui manque à ses contrefaçons.

            Le poète est donc celui qui, serrant au plus près le souffle de sa langue, s’en sert pour voyager à travers le plus de mondes possibles, que ce soit dans l’espace ou dans le temps. L’imaginaire s’y allie au fait, l’immatériel au matériel. Et plus tu t’avances vers les profondeurs du pays de ta langue maternelle, plus tu deviens quelqu’un qui est de toutes les langues, si je puis dire. C’est parce que les Français ne sont plus assez français, qu’ils doutent et qu’ils ont mystérieusement honte de l’être consciemment en profondeur, qu’ils n’arrivent plus à assimiler l’irruption de l’ailleurs. Lorsque l’on tremblote sur ses cannes, si j’ose dire, lorsqu’on se sent faible et d’équilibre peu assuré, l’idée de prendre en charge quelqu’un dont, de surcroît, on ignore ce qu’il pèsera, devient repoussante et parfois insurmontable. Regardez ces types qui forment l’équipe de France de foot et qui n’osent même plus chanter la Marseillaise, simplement parce que le « sang impur » y est dit devoir « abreuver nos sillons ». Et qu’ils croient qu’on parle du sang des immigrés. Ils ne savent même plus que ce sang dit «impur» est celui du peuple révolutionnaire qui meurt pour la liberté - par opposition au sang pur, au sang bleu de l’aristocratie en exil qui attaquait la France républicaine ! Enfin bref !

            Les Français aujourd’hui sont davantage ignorants d’eux-mêmes que les étrangers qui s’intéressent à leur pays. Je ne parle pas bien sûr de ces pauvres footballeurs milliardaires qui ont pour tout vocabulaire une centaine de mots et pour syntaxe quelques bafouillages.

            Au temps d’Internet, la « mondialisation » se répercute sur le poème. Mais il faut éviter qu’elle se répercute par la massification culturelle, et la mise de la langue aux standards anglo-américains, par exemple. C’est en étant soi-même qu’il peut y avoir échange avec ce qui n’est pas soi. Si l’on est déguisé et méconnaissable, qu’on fait semblant de, comment ne pas passer inaperçu et ne pas être esquivé par le dialogue ? Ce qui doit passer inaperçu, ce n’est pas la différence, mais la façon de l’exprimer. Tel était notamment le talent des parleurs de salons du temps de la Monarchie. Sinon, l’on exacerbe les inquiétudes et les incompréhensions. Plus on parle de refréner le «racisme», plus on emploie le mot pour «lutter contre», et plus le racisme s’accroît. C’est le mot publicitaire de Salvador Dàli : « Qu’on parle de moi, même en mal ! » Il s’agit donc de ne pas s’obséder de ce qui n’est pas français, ni dans le sens positif, ni dans le sens négatif. Je n’espère hélas pas que ce soit absolument aisé à comprendre...

 

 

 Pouvez-vous maintenant nous parler de vos influences poétiques ?

 

...Celle que j’aurais accueillies, je suppose ? La plus lointaine dont je puisse me souvenir remonte évidemment au collège. Il existait à l’époque des dépliants cartonnés à l’usage des élèves. C’étaient des aides-mémoire très bien faits qui résumaient en quatre à huit pages l’essentiel de ce qu’il fallait savoir, par exemple en grammaire latine, ou grecque, ou française, ou en histoire selon le programme de telle ou telle classe. Mon père m’en avait offert un dès la cinquième, un « Memento Usel » concernant la marche à suivre pour l’exercice du commentaire de texte, composé en deux parties : la prose et la poésie. Deux pages de conseils théoriques fort judicieux pour l’une comme pour l’autre, et dans les deux cas, deux pages concernant un exemple type.

   De la page de prose, aucun souvenir. En revanche, la page de poésie avait, pour exemple commenté, «Clair de lune» de Verlaine, imprimé en vert. Lorsque j’ai lu ce texte pour la première fois, comment décrire l’événement ? C’était comme si une nouvelle porte, aussi importante que la musique, s’était ouverte quelque part dans mon cerveau. J’ai vécu des jours, interne que j’étais, cette année-là en particulier, avec ce poème pour tout univers. Il était une clé, une formule magique, qui remettait chaque fois à ma portée un monde d’imagination et de sensations que je croyais fugaces.

            Au bout d’un certain temps, bien entendu je me suis mis à rechercher d’autres textes, de Verlaine d’abord, qui puissent me faire cet effet. J’ai trouvé par hasard sur les quais, pour deux sous, un livre étrange, gris, imprimé sur du pauvre papier, édité chez Seghers, et intitulé « Misery farm » de Louis Parrot. (Depuis, ce livre ne m’a plus quitté, même si évidemment, j’en ai accumulé une quantité d’autres au cours des années.)

            La force des images et de l’ambiance qui irradiait de « Misery Farm » m’avait empoigné dès les premières lignes, et même si les poèmes, nullement mis en forme à la façon verlainienne, me semblaient plutôt négligés et déchiquetés dans leur apparence, ce que leur contenu me donnait à entrevoir me fascinait.

 

            Alors Lagarde et Michard vint : que m’avait prêté un «grand» de classe de Seconde. Je n’ai guère été sensible aux poèmes d’avant Lamartine et Musset, excepté en ce qui concerne Ronsard et Du Bellay, un peu Malherbe, et Maynard qui me faisait déjà penser à Nerval :

 

L’âme pleine d’amour et de mélancolie
Et couché sur des fleurs et sous des orangers
J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie
Et fait dire ton nom aux échos étrangers...

 

Evidemment, il se peut que ma citation ait été déformée par le temps, et pour tout dire, ni je ne sais plus de quel poème elle vient, ni pourquoi ma mémoire a retenu cela et pas autre chose !

            Ce n’est que des années plus tard, après Hérédia, puis Leconte de Lisle, puis Baudelaire, puis Nerval, puis Rimbaud, puis Apollinaire et Aragon, et une kyrielle d’autres que j’ai commencé a avoir envie d’écrire moi aussi de la poésie. Evidemment, j’ai acheté un « dico de rimes », en l’occurrence son auteur avait un nom prédestiné, il s’appelait « Desfeuilles ». Le dictionnaire en question était précédé d’un petit traité concernant la poétique en français, les formes fixes et les autres. Bref, tout ce qu’il me fallait pour m’amuser à jouer les acrobates du vers façon Théophile Gautier. Je ne m’en suis pas privé, et je me suis exercé à pasticher tout ce qui était pastichable, juste pour rivaliser techniquement. Bref. En première, j’étais capable de fabriquer de «faux poèmes» plus vrais que vrais, y compris dans le style de Max Jacob, le premier dont les conseils à un jeune poète me servaient de modèle (avec ceux de Rilke), ou d’Apollinaire, ou encore de St John Perse, encore récent. À l’époque, Char n’était pas très répandu mais Eluard, si.

            Toujours est-il que j’écrivais de plus en plus de poèmes quand à l’Université après avoir commencé en licence d’histoire, j’ai continué en littérature, à Nanterre puis à Vincennes, où est survenu un autre choc : Jean-Pierre Richard y traitait de la poésie, en particulier de Mallarmé. Et notre ultime exercice avec lui était, ad libitum, de faire un poème ou plusieurs sur ce poète, sa vie, ou ses thèmes. Pour ma part, j’avais fait trois sonnets où je concentrais tous les thèmes et les tours de Mallarmé. Je me souviens parfaitement qu’en me les rendant, Jean-Pierre Richard, spécialiste s’il en est, m’avait dit : «Si le corpus mallarméen n’était pas connu et clos avec certitude vos poèmes auraient pu me faire croire qu’on avait retrouvé des sonnets inédits de Mallarmé... À ceci près,» avait-il ajouté «que j’aurais peut-être eu un soupçon à cause de la concentration de tous les thèmes mallarméens dans ces trois fois quatorze vers, qui rend ces poèmes «presque trop» mallarméens !» C’est J.P. Richard qui m’a fait découvrir Joe Bousquet, après un mémoire de maîtrise que j’avais fait sur « Quel royaume oublié » de son quasi homonyme Alain Bosquet...

            C’est dans cet athanor de Vincennes des premières années que j’ai rencontré également Yves Bonnefoy, puis Michel Deguy, puis Michel Butor, puis Meschonnic qui, tard, peu avant sa mort, et sans que rien ne me le laisse présager (nous avions fait des colloques ensemble encore peu auparavant) à contre moi déclenché une ire critique, bizarre, qui m’a valu quelques défenseurs amicaux et quelque peu indignés, parmi lesquels Jacques Roubaud...

            A Vincennes, j’avais également travaillé avec Serge Leclaire, un lacanien, sur la psychanalyse du récit, notamment chez Robbe-Grillet ; avec Dubois à Nanterre auparavant, et du coup en linguistique à Vincennes avec Ruwet, sur la grammaire générative,  avec Todorov sur Chomsky, avec Germain, avec Henry Mitterand sur Zola, également sur le conte analysé par Vladimir Propp avec un excellent spécialiste dont le nom ne me revient pas. Dès la première année, c’était si passionnant que j’ai « passé » 14  «unités de valeur», dont on n’avait le droit de faire homologuer administrativement que six par an, me semble-t-il.

            Tous les personnages rencontrés alors, pour moi fameux, sont demeurés des amis (Je ne les cite pas tous !), que je ne les ai pas toujours revus aussi souvent que je l’aurais voulu... D’autres poètes sont nés à Vincennes ces années-là. Je n’ai pas été le seul, à travers l’incroyable richesse intellectuelle de ces quelques années, à me mettre à écrire des poèmes, en quittant de plus en plus évidemment mes influences de jeunesse, dont je ne gardais souvent que le ton, ici ou là, pour jouer ou par ironie.

            Ainsi, je peux bien dire que dans ma première dissertation du CAPES, j’ai forgé les citations de tous les auteurs selon les besoins de la thèse que j’avais à défendre, et si les correcteurs s’en sont aperçus, il n’en ont rien dit.

            Pour les influences qui demeurent, ou celle qui sont intervenues plus tard, il y a eu évidemment Deguy, Bonnefoy, Bousquet, et plus tard Elytis, qui m’avait donné un tel inhumain travail pour l’acclimater en français, mais aussi qui m’a obligé à des « tours de force invisibles » si je puis dire. Car il m’en est resté qu’à la fois, il faut ne jamais renoncer à ce qu’on voulait dire, fût-ce par des tours de langue inusités ou incorrects, mais il faut également que cela «passe» quasiment sans que le lecteur s’en rende compte, que l’extrême artifice ait toutes les apparences du naturel jailli de la bouche proférante du poète. Comme ces statues de métal encore chaudes, brillantes au démoulage, qui n’ont pas reçu les coups de lime des polisseurs et paraissent sortir de la terre tout armées comme Athéna de la cuisse de Zeus.

            En ce domaine, l’exercice de la traduction est puissamment formateur pour un passionné de poésie. De plus, je me sentais très parent d’Elytis dans la démarche qui consistait à ramasser secrètement toute la tradition littéraire de mon pays, jusqu’à Homère, puisque la Muse française, pour imiter un vers fameux, nous a faits fils de la Grèce, de Rome, des Chansons de geste, du Trobar Clus et de la poésie courtoise sarrazine, etc...

            Vient un moment, lorsqu’on en a eu la patience, où tout ce foisonnement finit par se fondre en le métal particulier qui nous exprime exactement comme nous le voulons, et qui nielle de paroles d’argent le silence d’or de la page, damasquinant d’une sorte d’arabesque de vers l’épée aiguë de nos douleurs intimes.

Quant aux autres influences, il y eut Diderot, modèle pour moi inégalé de la prose française, dont les leçons ne sont pas à négliger en poésie. Et il y eut la vie, les années passées dans des sociétés étrangères, les amours, les deuils. Ce qui pèse, en somme, sur tout un chacun.

 

Nous terminons par une question qui aurait dû être la première. Pouvez-vous nous raconter qui vous êtes ? Votre parcours ? Les liens entre votre parole poétique et les événements de votre vie ?

 

...Qui je suis ? Voilà une question qui couperait les jambes à Diogène, celui qui « cherchait un homme » avec une bougie allumée en plein jour ! Je suis quelqu'un qui se tutoie, se regarde de l'extérieur, avec une enfance dont les dix premières années furent heureuses, et les dix suivantes une maladie intermittente, mais toujours présente, avec la mort qui rôdait jusqu'à mes vingt ans où un oncle médecin m'a annoncé que j'étais tiré d'affaire contre toutes probabilités. C'est ce qui m'a poussé à me passionner pour Joe Bousquet, dont je m'imaginais et reconnaissais fort bien l'état.

            Coincé durant de longues périodes dans ma chambre, je lisais absolument tout ce qui pouvait me tomber sous la main, et quand je n'avais pas trop mal au crâne, je passais mon temps à écrire des musiques, que je composais pour moi, et que les gens trouveraient probablement inaudibles aujourd'hui. J'ai brûlé à peu près tout à la mort de mes parents. J'ai peint pas mal de tableaux aussi. D'ailleurs, quand la période de maladie a eu pris fin, je me suis jeté dans l'existence de toutes les manières.

            Après ce n'importe quoi, j'ai rencontré Aïlenn - celle de La Pierre Amour - grâce à une conférence de mon cher Carlo Suarès, et ce fut comme d'arriver dans un port du bout du monde. Nous avons quitté Paris pour le Maroc où j'ai enseigné et fait du journalisme automobile de 1973 à 1984. Là, j'ai commencé à écrire, et en dehors des articles divers, ce que j'écrivais a « viré » rapidement d'une écriture, disons de prose « romanesque », vers la poésie.

            Dans cette même période, j'ai préparé ma thèse de littérature sur Joe Bousquet, sous l'égide de Jean-Pierre Richard que j'avais connu, ainsi que d'autres professeurs devenus amis, tels que Michel Butor, Henri Meschonnic, Yves Bonnefoy, Nicolas Ruwet, Michel Deguy surtout, grâce auxquels la poésie a fini par acquérir pour moi une place centrale et vitale.

         C'est durant ce séjour marocain que j'ai connu l'œuvre d'Elytis qui venait d'avoir le prix Nobel, et fait connaissance de Robert Longueville, mon co-traducteur. Alors qu'Elytis avait refusé quantité de traductions, dont quelques unes en collaboration avec René Char, il a aussitôt accepté les nôtres. J'ai publié dans Loess, dirigé alors par Jean-Pierre Roque, un numéro spécial illustré sur Odysseas Elytis. Quelques poèmes de moi titrés «La Nébuleuse du scrabble» en allusion à un tableau que m'avait offert le peintre Jean Trousselle - un peintre prodigieux et insuffisamment connu -, ont paru dans un livre collectif publié avec Michel Poissenot. Puis JP Roque a édité mon premier recueil personnel, dans un petit livre préfacé par Michel Deguy et avec un bois gravé de Jean Trousselle, qui s'intitulait « Le Sans-Père à plume ». Livre auquel P. Kéchichian a fait l'honneur d'un article dans Le Monde.

            Ensuite a paru Marie des Brumes, d'abord en partie dans le revue PO&SIE, et plus tard chez l'ami Maspéro, qui n'était pas encore devenu « La découverte ». Quelques années plus tard, rentré en France, j'ai publié la traduction d'Axion esti, et mon premier recueil un peu massif, chez Gallimard.

Un jour, je reviendrai peut-être sur tout cela. Mais à vrai dire, voyant le tu que je suis à peu près aussi gros qu'un moucheron sur la vitre de l'horizon, je parle de ça pour vous faire plaisir. Il s 'est passé tant de choses qui m'ont toutes apporté des signes et des impressions, qu'il faudrait des centaines de pages pour en parler, à supposer que cela ait la moindre importance !

            De tout cela je déduis que, sous l'influence d'extrême importance accordée aux questions sonores, aux questions visuelles et plastiques, aux questions de civilisations, de philosophies diverses et de religions (que j'ai pratiquement toutes étudiées de près), ce que j'écris est un essai de connaître qui est, ce qu'est, l'homme, l'être humain, à travers l'ego que j'habite, la seule chose que je puis explorer de l'intérieur et de l'extérieur en même temps, comme quelqu'un qui est en colère peut, en même temps, observer dans un miroir son visage en train de dessiner les traits de la colère, et s'objectiver ainsi. Le langage pour moi joue ce rôle. Il fait correspondre le dedans et le dehors, la sensation et l'interprétation, et permet par analogie de tenter de comprendre les autres, et les choses du monde chaotique et mystérieux en lequel la naissance nous a précipités...

            Je me vois comme un banal «homme des lumières», dont le modèle premier de prosateur est Diderot et le modèle premier de poète est La Fontaine, accompagnés évidemment de quelques autres : le Claudel prosateur de Connaissance de l'Est. Le Max Jacob du Laboratoire Central. Henri Michaux, et une foule d'autres, dont Louis Parrot, quasiment ignoré aujourd'hui... Bref, la liste de ceux qui ont jalonné mon parcours est infinie. Disons que, dans l'ensemble, ce ne sont pas des poètes laconiques. Ni minimalistes, si cela a un sens. De toutes façons, la magie poétique est si difficile d'accès qu'un siècle comme le XX ème, qui a connu une abondance de poètes de qualité ¨C il suffit de se plonger dans les anthologies pour s'en rendre compte -, ne verra tout de même se dégager qu'une poignée de noms incontestables. Et les autres, si méritants et explorateurs qu'ils aient été, retomberont dans le minuscule espace confidentiel de quelques cercles d'initiés.

            Ce que j'appelle « magie poétique », c'est le fait que - un peu comme à lire « Les enfants de Septembre » de Patrice de la Tour du Pin - tel poème vous empoigne à la première lecture, vous jette dans une façon nouvelle de voir le monde, et qu'elle ne vous quitte plus : on en demeure agrandi à jamais. Les poètes capables de cela, ceux que j'appelle pour moi « intensément poètes » sont rares. Pour les autres, les bons poètes, il en existe des tas, qui ne laissent dans nos mémoires rien de décisif hélas, car la manipulation habile du langage n'est que l'une des serrures qui ouvre la porte de l'inconnu... Mais ce n'est pas la principale, et ceux qui veulent croire qu'elle l'est se plongent dans une illusion à laquelle ils croient, mais qui n'est qu'une imposture : leur langage et ce qu'ils sont ne coïncident pas.

            Enfin, pour en arriver aux liens entre mon «parcours poétique» et ma vie, cela supposerait une vraie biographie, chose impossible ici. Mais je puis répondre sur le principe : un poète cherche à tout propos ce qui est à tel point infiniment lui-même que cela devient un trait général de toute l'humanité. C'est à force d'être particulier en poésie, avec ses qualités, ses réussites, ses défauts et ses erreurs, que le poète a une chance de devenir universel.  Bien entendu, cela ne suffit pas non plus : il faut qu'il sente constamment sur ses épaules le poids de l'Inexplicable, du jusqu'alors indicible, et qu'il parvienne à en formuler quelques bribes en les rendant inoubliables. Il s'ensuit que tout poème est évidemment « de circonstance », et en même temps, que s'il est poème il transcende radicalement la circonstance qui l'a fait naître.

            J'ajouterai qu'il faut, pour parvenir à cela, une rigueur envers l'écriture et envers soi-même qu'on peut qualifier d'impitoyable, et qui rend souvent la vie insupportable à l'entourage. En tout cas, je vous livre ici les conclusions de mon expérience, qui vaut ce qu'elle vaut : rien pour certains, beaucoup pour d'autres... Et sans préjuger du devenir d'une somme d'écrits, les miens, qui ont davantage de chances de tomber dans l'oubli que de susciter l'engouement des lecteurs à venir. En existera-t-il d'ailleurs, lorsqu'on s'attarde un peu à anticiper la façon dont tourne la situation des êtres humains sur cette planète ? Je comprends, même si quelqu'un en moi m'empêche de la partager, la position des écrivains qui considèrent qu'écrire ne vaut que si ça sert à faire de l'argent et de la célébrité tout de suite ; et que la poésie est un type d'exercice si complètement périmé que nulle œuvre désormais ne survivra vingt-six siècles comme a survécu celle d'Homère ou les Upanishads.

            Je dirais volontiers, à la suite de Nietzsche dans les Sept Sceaux, faisant dire à Zarathoustra : « Parce que je t'aime, ô éternité ». Cependant, une sorte de démon ironique toujours présent dans un coin de ma conscience se moque, me raille ainsi que l'esclave dans le char du triomphateur, en susurrant « N'oublie pas que tu es mortel ! » Dans mon cas, c'est pratiquement dès mon entrée dans la vie qu'il a commencé à chuchoter à propos de l'insignifiance de l'art, de la physique, des mathématiques, de la musique, de l'écriture, de la poésie en général, sans cesser une seconde depuis... J'y vois pour seul avantage que cela aura entraîné mon esprit à une forme de pénétration intellectuelle, d'exigence et d'intuition suraiguisée, qui me fait en permanence sonder les gens et les choses pour soulever le masque d'or derrière lequel se cachent les génies grimaçants de la réalité, celle que construit évidemment la pensée des hommes !

            J'ajouterai que la plupart des artistes ou des écrivains remarquables que j'ai eu la chance de rencontrer, sur ce point sont rarement d'une opinion différente de celle que je viens d'énoncer. Odysseas Elytis ne disait il pas « La vérité s'échafaude exactement comme le mensonge » ! Ce genre de vérité est précisément ce que j'appelle réalité. Une réalité jamais achevée, que l'esprit poétique ressent avoir pour mission de continuer, de développer, d'enrichir de toutes les façons accessibles au cerveau humain, tout en sachant... que ce n'est rien, et que tout créateur mourra avant d'avoir obtenu le commencement d'une bribe du « fin mot de l'histoire ». Sous cet angle, les religions sont pour moi des tentatives et des réussites (ou des ratages) poétiques comme les autres,  quand même certaines eurent si peur de la rivalité naturelle des poètes en leur temps que leurs prophètes ont mis la poésie à l'index ! Au fond, je crois que la position du poète est pour ainsi dire « christique », même s'il ne s'agit pas de christianisme. En travaillant à assurer le salut d'un langage, le poète cherche à sauver quelque chose de ce qui constitue l'essence de l'être humain, et probablement son « meilleur », une « vision », une « perception », une « apparition », je ne sais comment dire : mais là, nous entrons dans une forme de jugement qui supposerait que nous ayons des raisons de nous estimer ici dans une position surplombante, qui autoriserait à juger. Ce n'est plus du ressort du poète, mais sans doute du philosophe et des institutions, autrement dit de ce qui est à la poésie ce que l'intendance est à l'avant-garde, en quelque sorte. Bon, je stoppe ici...

            Je souhaite que ces réponses, forcément parcellaires, vous donnent, à vous et à vos lecteurs, un peu de satisfaction.

 

 

Propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Naissance de Recours au Poème éditeurs. Matthieu Baumier et Christophe Morlay exposent la raison d’être d’une maison d’édition numérique dédiée à la poésie

recoursaupoemeediteurs.com

Christophe Morlay : Bonjour Matthieu Baumier. La troisième année du magazine Recours au Poème vient de débuter. Après deux ans d’activité régulière, vous prolongez maintenant l’action du magazine par la naissance de Recours au Poème éditions, exclusivement numérique. Pouvez-vous nous expliquer votre démarche, qui pourrait sembler, au regard de la propagande occidentale instillant dans notre regard la nécessité de la globalisation économique,  utopique et passéiste ?

Avec l’ami et poète Gwen Garnier-Duguy, nous avons décidé de prolonger l’aventure en cours de Recours au Poème sous forme de maison d’édition de livres de poésie au format exclusivement numérique. C’est, de notre point de vue, d’une extension du domaine de la poésie dont il s’agit. Nous ne croyons pas un instant en la réalité concrète de l’image parodique dans laquelle on nous intime de vivre, ce que notre ami Paul Vermeulen appelle parfois le « simulacre ». Dans la foulée d’un Baudrillard ou d’un Debord. Deux de nos figures tutélaires, avec Daumal, Jung, Rolland de Renéville, Juarroz, Paz, l’André Breton des arcanes, Jean de la Croix et quelques autres. Éditer de la poésie serait « utopique et passéiste » ? C’est effectivement ici que se noue l’utopie : dans la présence simultanée du passé et du futur, illusoires, dans l’instant du présent. Ce pourrait être une définition de la poésie : une étincelle d’instant. La poésie est vivante. Il arrive qu’une sorte de « déprime » très franco-française affirme ou se plaigne du contraire. C’est tout bonnement ridicule. La poésie est vivante et nombre de critères actuels le montrent, à commencer par l’amplitude du lectorat d’un magazine comme Recours au Poème. La poésie n’est pas en crise en France, encore moins ailleurs dans le monde. Si les poètes semblent avoir des difficultés à « rencontrer un public », comme l’on dit, la cause est ailleurs que dans l’existence même de la poésie. Qui peut décemment croire que la poésie serait moribonde ? Comme si un tel événement était du domaine du possible. Non, si crise il y a, il convient de se demander ce qui ne « marche » pas dans le fonctionnement du « milieu » de la poésie, depuis toutes ces années. Pourtant, il y a des poètes et des lecteurs. Et surtout : des hommes et des femmes qui intérieurement ont une nécessité permanente de poésie. Où le bât blesse-t-il ? Je choisis volontairement de ne pas répondre à cette question ici, cela ferait polémique. Pour l’instant en tout cas, chaque chose en son temps. Partis de ce constat que quelque chose « cloche », nous avons mis en œuvre le magazine Recours au Poème, lequel cristallise autour de son lieu bien des actions poétiques. L’advenue de la maison d’édition et le choix du numérique exclusif sont une sorte d’étape suivante, naturelle, c’est pourquoi nous utilisons l’expression « extension du domaine de la poésie ». En apparence, ce domaine a été restreint. Pour nombre de raisons. Il n’a pas à l’être : la poésie est intrinsèque à l’humain. D’un certain point de vue, l’être humain est un être poème. Je reprends ici le fil de votre question : rien de passéiste, donc. La poésie est toujours actuelle. Mais un grain d’utopisme sans doute : quel acte révolutionnaire plus poétique que le combat pour la vie lumineuse de la poésie face au monde inégalitaire contemporain ? La poésie dit tout le contraire de ce que dit la prose contemporaine du monde : elle est simultanément instant et long cours. Vie, mort et renaissance. Le temps de la lecture d’un poème annule le faux monde qui se présente devant nous comme vrai. Une étincelle. Mais de cette prétention au vrai, chacun connaît la réalité : rien. Il faut de la poésie et du rire, ce sont deux armes destructrices pour ce monde du désir. Nous sommes profondément ancrés dans le monde si nous sommes des êtres poèmes. La vie est un Poème. Il suffit de regarder par la fenêtre. La morbidité à l’œuvre, sous sa forme économique, ne doit pas nous leurrer : elle a déjà vécu. Et à ce cadavre qui bouge encore, rien de mieux qu’un peu de poésie dans les oreilles pour l’aider à passer la main. L’utopie d’un monde reprenant pied dans le Poème qu’il est, oui, cette utopie nous convient. Elle est tout le contraire d’antimondialiste. Recours au Poème agit à l’échelle mondiale. Mais la Globalisation que vous évoquez et nous, nous ne parlons pas le même langage et nous ne parlons pas du même monde. Nous, nous sommes dans le réel et le concret, pas dans le Spectacle insignifiant. Ce monde que vous évoquez n’existe pas. Il fait semblant et ce faisant déclenche des forces destructrices. La poésie est le recours face aux conséquences de cette illusion. Le monde n’est absolument pas désenchanté. La conversion du regard qu’est la poésie ouvre sur cette immensité là : ce réel qu’est l’enchantement du monde.

 

 

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N’y a-t-il pas une contradiction à publier de la poésie en numérique ?

Étrangement, le mot « contradiction » que vous employez me fait penser à l’expérience qu’est la lecture des Pouvoirs de la parole, de Daumal. Le poète évoque une expérience de vie, vitale plutôt, vécue au sortir de l’adolescence. Sa vision. Ce qu’il a vu, en regardant « l’infini par le trou de la serrure » comme il dit. Cette réalité vue : « La certitude de l’existence d’autre chose, d’un au-delà, d’un autre monde, ou d’une autre sorte de connaissance ». Vous me permettrez de citer largement les dernières lignes de son « souvenir déterminant » : « N’étant pas devenu fou tout de suite définitivement, je me mis peu à peu à philosopher sur le souvenir de cette expérience. Et, j’aurais sombré dans ma propre philosophie si, au bon moment, quelqu’un ne s’était trouvé sur ma route pour me dire : « Voici, il y a une porte ouverte ; étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi ». Tout René Daumal est dans ces mots et dans ce texte, texte par ailleurs fondamental pour qui veut saisir ce qui se passe en profondeur dans la poésie contemporaine, tout comme son poème « La Guerre sainte » d’ailleurs. Voyez-vous, cela peut sembler surprenant, mais pour moi, cela répond à votre question car il ne peut y avoir aucune contradiction de cette sorte au sein d’une réalité qui n’a de réel que le mot. Le papier et le numérique n’existent pas, sauf dans les mots que nous employons par facilité. La poésie, par contre, cela, c’est du concret. Et la poésie n’a rien à voir avec, par exemple, la littérature. Encore un mot, cela. La poésie est un état de l’esprit naissant et renaissant sans cesse au cœur de l’expérience intérieure. Depuis ce point de vue, il n’y a pas de débat sur le fait de publier ou non de la poésie au format numérique ou au format papier. Ce sont des questionnements insignifiants. La mise en lumière du Poème par la poésie, quels que soient les supports, c’est cela qui importe. Et puis… Les artistes, sous toutes leurs formes, n’ont-ils pas toujours utilisé les médias de leur époque ? Aujourd’hui, il arrive qu’on s’arc-boute sur la question du papier… C’est très étonnant. Conservateur, même, en quelque sorte. Il y a comme une confusion entre le contenant et le contenu : la poésie n’est pas le matériau sur lequel elle a été publiée durant deux ou trois siècles. Elle est ce qui est donné à lire sur ce matériau. Le numérique est un matériau qui donne à lire des poèmes. N’est-ce pas merveilleux ? Ceci dit, nous ne sommes aucunement opposés à ce que de la poésie continue à être éditée au format papier. Et puisque vous me regardez silencieusement avec un drôle de sourire, comme si je venais de dire quelque chose de bête ou d'important... Je vais vous raconter une anecdote. Au mitan des années 90, jeune "auteur", je me trouvais dans un jardin en compagnie de poètes, parlant poésie, édition, profondeur, condition de l'étant, et vin. Rien que de très normal. J'entendais, chez quelques uns, une minorité heureusement !, de drôles de paroles au sujet d'éditeurs comme Rougerie ou Rafael de Surtis... Que tout de même ils pourraient diffuser mieux leurs livres, que leurs contrats ceci et cela... Que leurs livres ceci, leur "prétention" cela... Vous vous rendez compte ? Evidemment, ces paroles étaient proférées par des personnes qui font peu de cas d'autre chose que de leurs petites personnes. De qui parlait-on alors ? Mais d'éditeurs qui consacrent et/ou ont consacré toute leur vie à la poésie, et en particulier à celle des autres ! Des hommes extraordinaires fabriquant des livres sur presse ou les cousant à la main ! Pourquoi je vous raconte cela... Voyez-vous, pour nous, des gens comme Rougerie, ou Paulhan sur un autre plan, sont éditorialement nos "figures tutélaires". Voyez-vous, nous consacrons beaucoup de nos existences à la poésie des autres, et ce avec les presses d'aujourd'hui. Nous utilisons la presse à plomb du 21e siècle, et elle s'appelle "numérique".   

Les différentes collections de Recours au Poème éditeurs ici

 

 

Recours au Poème magazine est ouvert aux mondes poétiques et à la poésie internationale. Pourtant, au sein de votre travail, vous développez un courant de pensée nommé « poésie des profondeurs ». Comment définiriez-vous cette notion ?

Sur ce point, je me permets de vous engager à lire les travaux de notre ami Paul Vermeulen, lequel est, d’entre nous, celui qui œuvre ouvertement à la pensée de ce qu’est la poésie des profondeurs. Une partie de ses textes est ici. En particulier ses « notes pour une poésie des profondeurs ». Et l’on me dit qu’il préparerait un essai sur ce sujet. J’espère qu’il ne s’agit pas d’une rumeur car je serais fier d’être l’éditeur de cet ouvrage. Le courant de pensée que vous évoquez ne se résume pas à des noms ou à un groupe restreint de personnes, bien au contraire. Cependant, puisque Paul Vermeulen travaille en quelque sorte la poésie des profondeurs en tant que concept (même si je doute qu’il apprécie l’emploi de ce mot), je préfère donner à lire cet extrait de sa plus récente note, parue dans Recours au Poème fin août 2014 :

« La réponse à cette question, qu’est-ce que la poésie des profondeurs ?, est une réponse vivante, c’est-à-dire en mouvement et en changement permanents et perpétuels ; lire les marcheurs de cette poésie est une première étape pour qui veut répondre. Car, ainsi que le voulait Paz, la poésie est œuvre, et il n’est pas d’œuvre concrète sans travail authentique : la compréhension de ce qu’est la poésie, en tant qu’elle est nécessairement poésie profonde, ne peut s’atteindre sans ce travail qu’est la marche en compagnie des autres marcheurs/poètes profonds. Les poètes évoqués plus haut posent la première pierre sous vos yeux [Vermeulen évoque ici des poètes tels que Daumal, Juarroz ou Paz]. Qu’elle soit pierre d’escalier ou de fondation, la démarche est la même. L’apprenti poète, s’il s’est personnellement reconnu comme apprenti poète et non illusoirement déjà considéré comme poète sur la base de ses trois premiers médiocres vers, peut alors poser le pas sur cette pierre, et ainsi commencer à construire lui-même l’escalier, cet escalier qui s’élèvera tandis que le poète avancera dans la perspective de rencontrer l’étoile autrefois recherchée par les alchimistes, mais aussi par Breton, Artaud ou Daumal ; ou alors, il peut polir cette pierre et construire peu à peu l’édifice de lui-même, se construire comme poète, c'est-à-dire comme homme. Car l’homme, partie participative de la vie, est par nature partie prenante de la poésie qu’est le monde, c’est-à-dire du Poème. Vous me direz : mais… vous ne répondez pas à la question ! Cela est faux. Je ne cesse de répondre à la question, mot après mot. Le déficit de travail personnel menant à l’incompréhension de ce qui est explicite n’est pas le fait de ce que nous expliquons sans cesse. Quiconque attend une réponse fixe et rationnelle ne peut comprendre ce qu’est la poésie en sa profondeur : l’autre du rationnel, son extérieur. Une altérité. Le réel qui se situe au-delà de l’apparence illusoire de la réalité. Pour saisir la réponse à la question, il ne suffit pas de la poser : il faut vouloir écouter la réponse. Et ce vouloir, personne ne peut le vouloir à la place de celui qui questionne. Nous ne pouvons apporter que des pistes. C’était aussi la démarche d’Octavio Paz quand il écrivait : « L’événement de cet étant futur de poésie totale suppose un retour au temps originel. C'est-à-dire au temps où parler était créer ». Et ailleurs, au sujet de la manière dont la poésie est mise actuellement en exil : « Les conséquences de cet exil de la poésie sont chaque jour plus évidentes et plus redoutables : l’homme est un être banni du devenir cosmique et de lui-même ».

J’imagine que l’on n’osera pas, depuis la pyramide de son inculture, accuser Octavio Paz d’être un charlatan new âge ?

Agir depuis la profondeur même du Poème, être la poésie même en sa profondeur, cela ne se théorise pas : cela se vit. « Ici déjà je fus », écrit Octavio Paz. La poésie des profondeurs est cela même qui, conscient de l’être dans la mort, renaît en permanence par le mouvement de la métamorphose perpétuelle et permet à la vie de marcher sans cesse. La réponse est claire, et c’est pourquoi Daumal nommait cette poésie « la guerre sainte ». Nous, Recours au Poème, ne doutons absolument de rien, tout comme Paz ne doutait de rien : « La victoire de la poésie est le signal de la fin de l’âge moderne ». La poésie des profondeurs n’est rien d’autre que ce signal. Que voulez-vous, nous ne pouvons rien à ce fait : la poésie est l’authentique palais du roi, là où ce qui est nommé est.  

On l’aura compris : la question est celle de l’expérience poétique vécue nécessairement comme préoccupation première. Et ceci, tant au sein de l’homme/poète que de la vie/Poème. La poésie est l’arche de ce monde. Et les poètes des profondeurs sont, d’une certaine manière, des métamorphosés. Il s’agit donc de remettre ce monde en situation de transparence, pour parler avec René Char. L’acte est politique, bien sûr. Poétique, sans aucun doute. Il est aussi philosophique. La poésie et la philosophie sont deux sœurs inséparables. Tout comme elles sont inséparables de la chorégraphie et du chant. De ce point de vue, le poète profond est un primitif et revendique cet état, un peu comme des poètes autrefois revendiquèrent l’état de négritude. L’esclavage contemporain s’est étendu à l’ensemble des hommes : c’est aussi cela que révèle le recours au Poème. En tant qu’anti poésie, l’oppression n’a plus de couleurs. Elle concerne tous les hommes et tout l’homme. C’est pourquoi les débats portant sur qui est plus victime que qui ou qui d’autre n’ont pas de sens à une échelle autre que conjoncturelle. L’action anti poétique de ce monde est une action menée contre tous les hommes et tout l’homme en l’homme. Contre tout ce qui ne peut pas mourir : c’est pourquoi recourir simplement au Poème conduit en effet, Paz a entièrement raison, a donner le signal d’une victoire. C’est pourquoi aussi cette position est révolutionnaire par nature : la simple préoccupation du Poème abat le simulacre/parodie dans lequel nous croyons parfois être enfermés. La poésie est en réalité la musique muette du réel. Et cela fait un sacré brouhaha quand on ouvre un peu les oreilles ! Le poète papillon se métamorphosant intérieurement métamorphose le réel. C’est exactement ce qui est discrètement en train de se produire dans les soubassements du simulacre. Il s’agit donc d’action poétique. Le mot « action » est ici important. Nous en appelons au Poème, à son recours, car nous savons que la grande question contemporaine est celle de la transformation de l’homme en poème vivant. Il y a en cela quelque chose de la source évoquée par Heidegger. La grande question contemporaine est ainsi, comme elle n’a finalement jamais cessé de l’être, celle de l’origine. De l’être. Le monde n’est pas politique, à peine économique : il est philosophiquement métaphysique. Nous sommes des hommes engagés dans un monde métaphysique. L’oubli de cela, au profit de l’économique, du politique, du global, que sais-je encore…, cet oubli est le symptôme du mal être de l’humain contemporain, un mal être dissociatif. Intérieurement dissociatif. La réponse a cette question ne se trouve pas dans les succédanées de religion, pas plus dans les religions du reste, pas non plus dans la consommation, le désir… Non. La réponse est dans ce qui fonde la nature intérieure de l’humain : le lien en lui entre le haut et le bas, c’est à dire entre ce poème que l’homme est en lui et ce Poème que la vie est en elle-même. Le poète profond est alors celui qui crée le chemin même sur lequel il marche, une marche vers la parole originelle qui, cependant, n’est pas marche de retour – ici le mot passé n’existe pas et l’humain avance toujours dans un futur qui est son présent. La création de ce chemin est en même temps chemin qui transmue le poète, le recrée en conscience homme/Poème, homme réellement. Métamorphosé. Un vivant concret. On le voit, la dichotomie entre « matérialisme » et « spiritualisme » perd ici tout intérêt et même tout sens. La question de la poésie aujourd’hui se joue précisément là. C’est pourquoi nous travaillons à une extension du domaine de la poésie. C’est aussi pourquoi cette extension ne peut avoir lieu que dans le contexte où nous vivons : le contexte numérique. La vie quotidienne, concrète, corporelle ; humaine, en somme.

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Est-ce une démarche politique ?

Bien sûr. Existe-il une démarche qui ne soit pas politique, particulièrement au sein du réel de l’Art ? Si je prolonge mes mots au sujet de Daumal… Voilà un poète qui exprime le souvenir qui fait ce qu’il est, lui, René Daumal ; un souvenir vécu comme une approche terrifiante de ce qu’il nomme, en référence aux textes sacrés de l’Hindouisme « L’Être divin » (avec une majuscule, qui oserait cela aujourd’hui en France ?) ou encore « L’évidence absurde ». Et ce poète dit tellement ce que sont la poésie et l’être/homme/poète, une vision du sacré du monde et de la vie, que ce qu’il dit ne peut qu’être en rupture complète avec la modernité bassement matérialiste dans laquelle nous sommes plongés. Je ne parle évidemment pas ici de « matérialisme » au sens philosophique du terme, car d’un certain point de vue, non contradictoire malgré les apparences, un poète tel que Daumal (et avec lui tous les poètes des profondeurs) peut être lu sous un angle philosophiquement matérialiste, exactement comme l’Hindouisme peut être saisi en un sens philosophiquement matérialiste. Non, ce monde « matérialiste », au sens du politique contemporain, c’est le monde du désir, ce que j’ai envie de nommer la grande Désirance. Ce monde dans lequel agissent et décident des « hommes » qui sont en réalité des gamins capricieux de trois ans. Qui ne voit pas cela en regardant ce que les médias lui donnent à voir comme étant prétendument le monde ? De ce point de vue, considérer que la poésie est un acte sacré est une rupture complète et finalement révolutionnaire avec ce monde.

Daumal évoque les « êtres qui se sont réellement transformés ». La poésie est un lieu de cette métamorphose. L’acte et l’agir tiennent du sacré, la réalité se vit dans le monde et donc dans la matière. En cela, il n’y a pas contradiction mais complémentarité entre saisie sacrée et saisie matérialiste, au sens philosophique, du monde. Et sans doute cette manière de saisir le réel est-elle politique. Le poète des profondeurs se transformant volontairement, entièrement, sous toutes les formes que sont sa Forme d’être, transforme le monde.

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Si l’on en croit Roberto Juarroz, dont vous vous réclamez dans la « profondeur » et dans le « recours », la poésie est issue du silence, de la contemplation. N’y a-t-il pas là encore, dans votre démarche, une antinomie fondamentale par la dimension spectaculaire que vous donnez à la poésie en investissant la toile en flux tendu, les réseaux sociaux, tout ce qui fait le jeu de la déréalisation de l’humain ?

« Issue du silence », oui. La poésie est un très vieux silence, elle est ce silence qui est le dire de la parole originelle. Celle vers laquelle nous marchons dans ce passé qui est notre futur qui est notre présent. La question est alors de marcher en conscience de la marche. Le monde n’en a pas terminé avec la pensée de Heidegger. Mais ce silence, reprenant Juarroz, vous le montrez comme étant « issu », et cela est pour nous en rapport avec l’idée de surgissement. La poésie authentique est ce silence surgissant et de ce fait grondant comme une sorte d’orage. Une tempête silencieuse. C’est de ce silence poétique, de cette parole d’orage silencieux, dont le simulacre a besoin immédiatement. Un peu comme un enfant qu’il faut gronder pour l’aider à grandir. Car la particularité du simulacre n’est pas d’être quelque chose comme une autre façon d’être du Mal – j’emploie le mot au sens théologique bien que je ne sois pas certain de la réalité de l’ombre qui semble se profiler derrière le mot. Le simulacre n’est pas le Mal. C’est une sorte de gamin malicieux, coquin, et de ce fait dangereux. Un gamin qui dans sa complète inconscience multiplie les bêtises. Dangereux pour lui et pour les autres. C'est-à-dire pour nous tous, et l’ensemble de la vie. Nous sommes comme enfermés dans une sorte d’enfance capricieuse. Et au-dedans de cela, recourir au Poème est provoquer le surgissement de ce que nous pouvons dire ainsi, détournant très légèrement Heidegger : « Le poème est : Poème ». Ce dire est acte de subversion absolu. Nous marchons dans et vers le Poème. Ou plutôt, dans et au devant du Poème. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas d’en appeler à un état antérieur, une autre forme d’illusion cela, laquelle serait une sorte d’état d’esprit réactionnaire. Ceux qui nous lisent sous un angle « réactionnaire » ont besoin de relire leurs classiques. Non. Nous parlons tout au contraire de cela qui marche en notre direction tandis que nous nous présentons au devant de lui. Cela se noue en pleine clarté, dans la présence. Cet état de l’esprit est évidemment et profondément révolutionnaire. Du moins, en face de ce qui est communément appelé aujourd’hui « pensée occidentale », laquelle est, avant tout, déni de toute valeur concernant la pensée. Ce qui est révolutionnaire finalement : nous savons que nous nous acheminons vers le Poème tandis que le Poème se déploie en notre direction. Cela annonce de profonds bouleversements.

Entendons-nous bien cependant, et après tout bien des mythes racontent cette même histoire de la déréalisation de l’homme : la déréalisation de l’humain ne date pas de l’an 2000, contrairement à l’extension de ce que vous nommez la toile. Internet en tant qu’événement changeant nos modes de vie est chose très récente. Une quinzaine d’années tout au plus. Et encore… Juste quelques années pour la plupart d’entre nous. Internet n’est qu’un outil, et comme tous les outils il a plusieurs faces. Il peut être un de ces facteurs d’arraisonnement de l’humain. Il peut aussi être un prolongement de la main ou du cerveau de l’humain. Cet outil serait différent car il interconnecterait les hommes à l’échelle du monde ? Je ne suis pas certain qu’internet soit le premier acte d’interconnexion des humains… Je suis même certain du contraire. Internet est une évolution, brusque il est vrai, de la technicisation de nos vies et de nos sociétés. Il n’est pas une cause mais une évolution, une conséquence même par certains côtés. De ce point de vue, le possible d’une antinomie que vous évoquez n’a pas de réalité. Au Moyen Âge, mon ami Gwen Garnier-Duguy aurait créé une petite entreprise artisanale, avec chevaux et carrioles, pour transporter des poèmes partout dans le monde connu… Nous utilisons le cheval contemporain. Il s’appelle internet. Le possible que le numérique joue un rôle dans une déréalisation de l’humain existe sans doute. Je crois bien que le possible contraire existe tout autant… Nous pensons que la poésie est un plus d’humain, comme Breton pensait le surréalisme comme un plus de réel. De ce point de vue, l’outil numérique et l’utilisation du monde connecté afin de diffuser des poèmes sont des armes redoutables et positives. Il suffit parfois d’ouvrir le compas pour saisir le positif derrière des apparences de négatif. Par exemple, une vue à court terme consiste à considérer que le numérique serait un danger pour le livre… Comme si le livre était nécessairement livre papier. Bien plus : si l’on s’oppose au développement du livre sous forme numérique au nom d’une défense, par exemple, de la librairie occidentale (phénomène lui-même fort récent !) au nom de la « démocratie », que fait-on de… ces deux tiers de l’humanité qui n’ont pas accès à cette fameuse librairie ? Dans ce cas, de quoi le mot « démocratie » est-il réellement le nom ? Le numérique et l’outil internet sont des outils extraordinaires d’accès à la poésie. C’est ce que nous pensons. Du reste, le lectorat du magazine Recours au Poème est mondial. Nous publions des poètes qui parfois, en l’absence d’internet, n’auraient jamais été lus simultanément en Chine, au Ghana, en Algérie, aux Etats-Unis, en Slovaquie et au Mexique… Merveilleux, vous ne trouvez pas ? Personnellement, je suis estomaqué de voir tant de personnes faire la fine bouche devant un tel outil. Il y a bien de la liberté et de la démocratie au creux d’internet. Le risque du contraire aussi ? Oui, c’est exact. Tout cela est finalement banalement humain, je veux dire ce tiraillement entre deux tensions. Rien de neuf sous le soleil, même à l’ère d’internet. Et puis, je vais vous dire un secret : le débat sur les dangers de l’actuel internet et de l’actuel numérique aura vite été oublié dans quelques années quand cette forme d’internet aura vécu au profit d’une autre forme de technologie, elle-même à la fois utile et dangereuse pour l’homme… Il y aura le même débat au sujet de ce qui paraîtra alors nouveau… Il est possible qu’alors ce soit le livre numérique qui, menacé, connaisse son lot de défenseurs au nom de telle ou telle valeur, un peu passéiste quant à elle, de mon humble point de vue. Sérieusement : Recours au Poème agit dans le monde réel et le monde réel comprend une humanité dans son ensemble, une humanité aujourd’hui en grande partie connectée. Nos livres sont du concret naissant, vivant et se lisant dans un monde concret. L’illusion est de l’autre côté de la barrière. Pour transformer un monde il faut agir dans et sur ce monde. Comment sinon ? Pour nous, la poésie est un non conformisme absolu. Et l’agir de ce non conformiste se joue dans la confrontation avec et dans la réalité. Il n’y a pas, ou plus, de tours d’ivoires prétentieuses.       

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 Qui allez-vous publier ?

Comme dans toute maison d’édition, la « programmation » est en évolution permanente. Concrètement, Recours au Poème éditeurs est composé de plusieurs collections que l’on découvrira sur le site / librairie de la maison [ recoursaupoemeediteurs.com ] et chaque semaine dans les pages du magazine. Je ne voudrais donc pas tout dévoiler… Les premiers livres sont disponibles, d'autres vont l'être vite (novembre). Ce sont des recueils de poètes comme Gérard Bocholier, Michel Cazenave, Pascal Boulanger, des essais de poètes (Sabine Huynh, Lucien Wasselin, Jean-Marie Corbusier) sur des poètes (Ginsberg, Perros, Aragon), une anthologie de la poésie amérindienne féminine contemporaine orchestrée par Béatrice Machet… Bien d’autres projets pour les mois suivants, comme des recueils de Danièle Faugeras, Gaspard Hons, Louis Raoul, Horacio Castillo, Dara Barnat, Linda Pastan, Charles Simic, Réginald Gibbons, Barry Wallenstein… La présence de langues autres que la nôtre est un axe fondamental de notre action. La réédition aussi de l’exceptionnel Poésie de l’étoile, entretiens entre Armand Gatti et Claude Faber…  Des livres d’Elie-Charles Flamand ou Yves Namur… Pardon à ceux que je ne cite pas pour le moment. Quelques surprises dans le domaine de l’action poétique… Mais restons-en là. Un peu de secret ou de discrétion est en matière éditoriale de bon aloi. 

 

 

Découvrez Aragon, la fin et la forme                              A paraître dès novembre prochain

 

 

 

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Mise en mouvement, entretien avec Jacques Réda

La version complète de cet entretien réalisé par Mathieu Hilfiger est à paraître aux éditions du Bateau Fantôme

 

 

Mathieu Hilfiger – Arpentant les multiples chemins de votre œuvre, je me suis dit que pour initier notre entretien, cher Jacques Réda, il serait propice de préciser un peu sa situation, non pas par rapport à je ne sais quelle histoire ou courant littéraire, mais vis-à-vis d’elle-même, précisément dans ce qu’elle peut dire du lieu et du besoin de se situer. En chemin, j’ai eu confirmation, je crois, que cette question était centrale chez vous, que l’exploration, le cheminement, parfois le voyage (je pense que vous le distinguerez quelque peu), bref le mouvement ou sa seule dynamique, constituaient proprement chez vous l’acte poétique, en tout cas le cœur de votre inspiration.

Avant de vous donner la parole, je m’en tiendrai donc à quelques considérations au sujet d’un recueil publié en 1982 chez Gallimard, intitulé Hors les murs. Mais j’aurais aussi bien pu évoquer d’autres œuvres, dont les titres seuls sont déjà révélateurs : Le sens de la marche, Ponts flottants, La course, Un voyage aux sources de la Seine, Recommandations aux promeneurs, Moyens de transport, etc., une large partie des autres évoquant directement des formes de voyage et de mouvement.

« Hors les murs » : de prime abord, le lecteur candide croit recevoir la promesse d’une escapade vivifiante hors de l’enceinte aliénante de la ville, extra muros, de son quotidien bruyant et répétitif. Mais les titres des premiers poèmes déçoivent immédiatement cette inopportune attente, ils désignent en effet des lieux de Paris, et non les plus propices au rêve : Javel, Bercy, Montparnasse, etc., en somme, des quartiers. Au lieu d’une fervente communion avec la nature, vous évoquez très directement les choses les plus indigentes d’une ville – boulevards, immeubles et autobus, stade, etc., et ses habitants le plus indigents. Notre lecteur candide se sent dupé, désorienté – pourtant, il ne sera pas longtemps déçu s’il consent à vous suivre plus avant.

Ce recueil présente le résultat de sortes de relevés topographiques méthodiques de lieux parcourus, essentiellement à Paris intra muros et à proximité (finalement on approche même la campagne). Or, tout relevé de ce genre nécessite une mesure – et celle-ci est ici celle du mètre de la versification – et des jalons – et ceux-ci sont ici les rimes ; mesures et jalons subjectifs qui se substituent aux balises qui emprisonnent l’espace infini que nous partageons tous et qui le marquent avec douceur et respect : « Non, l’espace n’arrive pas à comprendre pourquoi de toutes parts on s’acharne, c’est le mot, à le traquer et parquer en entrepôts […]. »[1] Aidées par une myriade d’images fortes et d’inventions facétieuses à chaque carrefour de vers, ces formes classiques que vous employez, à l’épreuve d’un réel apparemment aussi commun et mobile que celui de la vie et des rudes paysages urbains, produisent un étonnant contraste qui nous bouscule, avant qu’on finisse par ne plus percevoir ces « lieux communs » de la ville comme inutiles et mornes. Oui, ils s’animent, prennent place dans le jeu foisonnant du vivant d’où ils tirent eux aussi leur épingle métallique. La métaphore (ce mouvement, métaphora, que j’évoque) qui les dit, ou qu’ils redeviennent, leur rend une dignité que les poètes leur accordent rarement de bonne grâce. La plupart trouvent plutôt matière et joie dans le chatoiement de la campagne, où le mouvement vital de la nature serait plus aisément perceptible, ou plus authentique.

Faut-il un mouvement pour activer la mécanique poétique ? Ici, un mouvement nous porte de l’intérieur vers l’extérieur, intra puis extra muros, sans d’ailleurs qu’on puisse distinguer une prégnance supérieure. Oui, sans prendre garde à distinguer des hiérarchies, vous continuez à arpenter, n’excluant rien, considérant tout, et chemin faisant vous parlez de ce que peut signifier voyager, laisser son empreinte dans des lieux, inscrire ces rencontres dans son vécu, dans sa mémoire et son corps. Qu’en diriez-vous ?

À votre rythme, vous faites votre bonhomme de chemin, considérant que le chemin fait le bonhomme. Et tout cela en feignant la désinvolture ! Voici l’incipit de notre recueil : « La péniche, tiens, s’appelle Biche, vide elle avance la proue en l’air, doucement. »[2]. Quelques mots sur cette phrase. Celle-ci prend place dans un texte liminaire, « Deux vues de Javel », le seul en prose du recueil avec le texte final. Dès cette première phrase, vous êtes en route, actif, en mouvement ; nous vous accompagnant in medias res. Sommes-nous, comme vous ici, toujours déjà en chemin ? Mais il faut un moyen, mécanique ou non, pour se transporter, et c’est une péniche qui retient votre attention. Cette attention aux moyens de transport (je rappelle qu’un de vos livres porte précisément ce titre-là) qui ouvre le recueil n’est pas anodine, elle me paraît même déterminante pour comprendre votre œuvre. Cette péniche-ci n’est pas à quai, elle aussi a levé l’ancre pour se mouvoir, elle est en mouvement, peut-être sort-elle, comme vous bientôt, « hors des murs », peut-être quitte-t-elle doucement Paris par l’ouest (sûrement : elle part ventre vide de la ville)… Vous semblez vous arrêter à un détail incongru (le baptême un peu dérisoire d’un bateau) en baissant le regard vers le quai – mais là encore il n’en est rien. Le contraste entre le nom de l’animal sauvage traqué et le contexte urbain provoque une puissante évocation poétique. Les homonymes en noms propres ne le démentiraient pas (le thonier-dundee de 1934 et l’affluent de la Loue)… Cette « Biche » filant sur la Seine et sur sa rime avec « péniche », c’est une sorte de « rus in urbe », d’élément ou de vision de la nature dans le milieu urbain. Ce mot de « biche » annonce-t-il le voyage à venir, de la ville vers la campagne, de l’urbain vers le rustique ? Suggère-t-il de manière un peu dérisoire et comique l’absence de supplément ontologique de la « nature » vis-à-vis de la « culture », ou de l’incongruité de leur opposition ? Ou bien est-il simplement l’un de ces jalons parmi d’autres digne d’être retenu et inscrit dans votre carnet de voyage ?

 

Jacques Réda – La Biche : Je crois simplement avoir été retenu par ce nom de cervidé attribué à un type d’embarcation dont la vitesse et l’agilité ne sont pas les qualités principales. Ou y avoir reconnu un de ces termes affectueux que marins et mariniers emploient souvent pour baptiser leur propre moyen de transport sur les eaux. Tout comme il m’est arrivé de considérer mon deux-roues comme un vrai compagnon de route. Il me semble que dans ce texte, ou ailleurs, j’ai mentionné « un chaland baptisé Paulhan »[3], comme si son patron avait été un fervent lecteur des Fleurs de Tarbes. Ce sont un peu des manifestations du « hasard objectif » des surréalistes, et résultant d’une rencontre de deux cheminements subjectifs particuliers. « Paulhan » n’avait sans doute pas le même sens pour moi que pour le parrain de cette autre péniche.

Pour le reste, votre question porte sur le mouvement, et je la trouve si bien circonstanciée que vous semblez y avoir répondu pour moi.

Qu’il s’agisse de « mécanique poétique » ou de tout autre domaine, je crois que nous n’avons pas besoin de vouloir activer le mouvement : nous y sommes inclus et, resterions-nous parfaitement « en repos dans une chambre », nous continuerions de nous mouvoir dans le temps, pendant que la chambre elle-même, à son niveau, poursuivrait sa course dans l’espace avec la galaxie qui contient le système solaire qui contient notre planète – etc. Prendre conscience du mouvement et vouloir le gouverner d’une certaine manière n’ont à mon avis, et selon mon expérience, que deux motifs : ou tenter d’abolir l’espace, par exemple en allant plus vite que la lumière, et du même coup suspendre le temps (mais c’est une intention de nature prométhéenne tragique) ; ou – autant que faire se peut – accéder en quelque sorte au mouvement pur, au pignon central d’où se démultiplient tous les autres, par l’effet de relativité qui nous fait voir prodigieusement lente le déplacement vertigineusement rapide des étoiles. Disons le « la » fondamental de tout ce qui bouge et ne peut que bouger. Et parfois en effet la musique nous permet d’entrer dans ce chœur qui est en même temps quelque chose comme un progrès en suspens ou, si l’on préfère, le suspens qui avance. J’ai appris cela à l’école élémentaire des « riffs » de l’orchestre de Count Basie. L’univers me paraît à la fois une catastrophe incohérente et une danse jubilatoire réglée au moins provisoirement à la perfection. On peut s’y associer à peu de frais harmoniques et mélodiques, puisque l’élément rythmique y est déterminant. Le surcroît lyrique est notre contribution propre, la réponse de notre émerveillement, de notre désespoir ou de notre révolte. C’est pourquoi nous tentons de lui donner un élan qui réponde à la démesure des faits. Mais celle-ci peut rester perceptible dans la pratique d’une mesure qui figure celle qui les règle aussi, et y adhérer sans abandon ni refus pathétique de nos limites.

Ma prédilection pour l’emploi du vers régulier provient sans doute de cette façon de ressentir plutôt que de concevoir aussi extensivement que possible ce qui est. Et, peut-être, ce qui n’est pas, l’illusion n’étant au réel que ce que l’antimatière est à la matière. Donc le vers est une sorte de « riff » aux nuances rythmiques secondaires infiniment riches, et qui me donne au moins l’illusion de me glisser dans le mouvement d’une mesure souple et rigoureuse de tout. Même quand je ne fais que me rendre à la poste pour y expédier ma réponse à ce premier volet de notre entretien.

 

 

 

M. H. – Certes, nous évoluons toujours déjà in medias res, dans le cours incessant du fleuve (j’allais dire, de la Seine, à moins que ce ne soit le Nil[4]), ou plutôt nous sommes d’emblée partie prenante liquide de ce fleuve universel du mobilisme héraclitéen auquel vous faites parfois allusion, par exemple dans Battement[5] (mais je reviendrai sur cet ouvrage). D’ailleurs, nous le sommes dans les deux aspects de la phénoménalité : l’espace, donc, mais aussi – et vous faites bien de le rappeler – le temps, l’un n’étant que le mode de la présence de l’autre, qui lui a en quelque sorte donné lieu

Mon intuition initiale, celle de la prégnance dans votre œuvre de la vibration du lieu en tant que mouvement et sonorité, a reçu dans votre première réponse non seulement une confirmation, mais une précision très intéressante, somme toute logique : l’écriture elle aussi ne saurait être générée hors de cette dynamique ; peut-être en est-elle aussi bien, simultanément, un moteur et un épiphénomène, un aspect de son procès autant qu’un résultat, une dunamis et une énérgéia. À ce titre, vous parlez, trop modestement je crois, de la « mécanique poétique ». Car il me semble que c’est tout le mouvement de votre écriture qui, par votre nature et votre écoute, bref votre personne, reçoit les bénéfices de cette mobilité universelle. Qu’en pensez-vous ? D’ailleurs, si cette tentative de « prise du poult » de notre monde, battant de la présence des êtres qui le constituent, se retrouve si farouchement dans votre œuvre, n’est-ce pas aussi celle de toute la littérature ?

Mais certes la poésie, dans son rapport musical à la langue (emploi du vers, de la rime, etc.) permet de mieux donner écho au rythme intime de « ce qui est » ; d’abord ces révolutions astrales que vous évoquez, puis les pas des promeneurs à qui vous avez voulu livrer votre riche expérience personnelle[6] et dévoiler là, et presque sans vers ni rimes, votre passion pour les voyages au sens le plus large. En est-il de même pour la musique ? Selon vous, cherche-t-elle comme la poésie à saisir ou à nous inscrire dans le mouvement perpétuel produit par le grand moteur à explosion de l’univers qui nous transporte, dans tous les sens du terme ? C’est bien : partant du lieu, nous évoquons le mouvement, et nous gagnons l’espace ; poursuivant dans cet espace, nous évoquons le temps et, ce faisant, le rythme.

 

J. R. – Comme la première, votre deuxième question me paraît si buissonnante que je ne sais trop par quel bout la prendre, et c’est très bien, car elle reflète vos propres interrogations. De sorte que nous nous entretenons de « quelque chose » qui nous est commun mais que nous abordons de deux différents points de vue. Qu’est-ce que c’est ? On en aura peut-être à la fin une idée. Causons toujours.

            C’est vous qui avez employé le terme de « mécanique poétique », et je l’ai repris parce qu’il me semble approprié malgré son allure a priori rébarbative. En effet ce mécanisme n’exclut ni la fluidité ni l’aléatoire, à l’image de la mécanique quantique dont il est un aspect particulier.

            Puisque nous sommes en tête à tête, et qu’aucun tiers ne risque d’accompagner mes propos d’un gloussement ironique ou d’un hoquet réprobateur, je vous dirai que cette affaire du temps et de l’espace relève pour moi du phénomène que j’appelle « battement ». Leur interdépendance a été rigoureusement démontrée, après un long flottement dans les catégories d’une théologie trinitaire qui prouve bien l’insuffisance d’un dualisme. L’Un ne peut être sans une conscience de soi qui le dédouble, mais ce dédoublement, qui n’est pas division, maintient étroitement le rapport de ce qu’il sépare, et constitue une troisième instance que la théologie nomme Esprit. Je ne le ravale pas en attribuant son rôle à la matière, car le processus qui s’enclenche à partir de l’évolution de la matière paraît la conduire à une sublimation. Autrement dit, la matière est en somme le témoin, le garant, de l’unité préservée de l’espace et du temps. La matière ou bien l’énergie, puisqu’a été établie l’équivalence des deux.

            Est-ce que je déraille ? Oui, dans la mesure où ces majestueuses questions posées et, chacune à sa façon, plus ou moins résolues par la théologie et la physique, passent de beaucoup les réponses qu’y apporteraient mes petites excursions dans la banlieue parisienne. Mais je ne pense pas dérailler en estimant qu’il n’est rien de notre activité qui, en quelque mesure, ne reflète ce modèle fondamental du « battement ». Mais il faut dire que j’ai aussi un sens assez prononcé du comique, et que ce n’est pas non plus, au moins sans sourire, que je me vois circuler à bicyclette entre le chaos suburbain et les monuments de Thomas d’Aquin et d’Einstein…

            Ah, et puis la musique : eh bien, c’est pareil. J’aime surtout Bach et les autres baroques, et Mozart, Chopin, Ravel. Mais on ne peut pas ignorer, tant je me suis appliqué à le mettre en évidence, le goût tout à fait particulier que j’ai pour le jazz. J’entends le jazz dit « classique » par ceux qui jugent que l’abandon de ce qui foncièrement le caractérise, autorise quand même des emplois abusifs de cette dénomination. Si vous l’estimez nécessaire, je reviendrai sur les motifs de cet intérêt. Il suffit peut-être pour l’instant de préciser que, sans du tout négliger le trait élémentaire de ses origines mélodiques (la pure et simple merveille humaine et pour ainsi dire algébrique du blues), il est pour l’essentiel rythmique. Et je me suis efforcé de montrer comment ce rythme est lui-même un reflet spécialement fidèle du « battement ». Presque une mise en gloire de ce phénomène, dont il capte à sa façon l’énergie afin de nous la communiquer, recharger en somme nos batteries, nous donner à la fois le sentiment de la célébrer et de nous soustraire, en dansant, au caporalisme de la gravitation universelle, voire à ce renversement de la « récession » que Hubble a découvert.

 

 

 

M. H. – Je m’entretenais hier soir[7] avec ma mère au sujet de la forme de dialogue que poursuit Kertész dans ses journaux, et des évolutions entre les différentes époques de ceux-ci[8]. Comme de nombreux écrivains, le romancier accompagne son quotidien de cette écriture diaristique (comme on dit aujourd’hui), il s’y livre, y énonce sa pensée et son opinion, s’y dénonce, etc., sans renoncer à cette forme de parole introspective ; pratique courante, mais où l’introspection – terme ô combien galvaudé – est à entendre à la lettre, comme un regard plongé dans la profondeur impénétrable du soi, toujours en quête de quelque chose, quelque chose de caché, mais dont il reste malgré tout (ou justement) l’intense sentiment de la présence derrière l’ombre des choses, objet a ou autre chose, je l’ignore… Ma mère m’a demandé pourquoi j’avais ce léger sourire aux lèvres après lui avoir répondu à ce sujet : j’aurais pu aussi parler de mon orgueil, mais je lui ai répondu que ma parole n’utilisait que le mode de la « pensée littéraire », question ou « scope » tournant avec souplesse et souci autour de son objet, qu’elle considérera jusqu’au bout ne pouvoir être certaine de connaître. Se rappelle-t-on que le scepticisme constitue une sorte de suspens du jugement permettant à la réflexion de s’épanouir, peut-être le seul rapport valable à la vérité subjective ?

Excusez, cher Jacques, cette digression un peu incongrue, mais là encore, je m’en tiens à cette manière d’avancer (puisqu’il semble que nous parlons du rythme, cette présence du mouvement), quitte à me priver de la garantie de progresser. C’est cette anecdote qui m’est venue là, à la lecture de votre réponse, dans laquelle vous évoquez avec beaucoup de subtilité ce « quelque chose » qui nous soucie positivement, qu’on ignore encore, mais qui semble nous être « commun ». Ti, quelle chose ? « Ti esti », qu’est-ce que c’est ? Ce serait magnifique d’en conclure que les poètes ont mieux compris Platon que les dignes philosophes…

            Poursuivons donc avec notre méthode, elle est fragile mais bonne, nous le sentons réciproquement comme il se doit dans tout véritable dialogue.

Vous voyez, je vous prête même maladroitement mes propres mots (ceux de « mécanique poétique », que nous entendons pareillement) ! Ne rejetons ni les poètes, ni les philosophes, ni le jazz, ni le « classique », ni les banlieues, ni les campagnes, ni le métropolitain, ni Saint Thomas d’Aquin… Et puis, avec cet humour délicieux et impossible qui vous est propre, vous vous assurez qu’ « aucun tiers » ne viendra interrompre notre « tête à tête », avant de parler de « théologie trinitaire » ! Je ne sais encore qu’en penser. Recherchez-vous ou rejetez-vous le « tiers », la triade ? À moins que celui-ci doive être là, mais en creux, discret, bienveillante colombe descendant du ciel pour nous bénir de sa médiation, pour mieux dynamiser duel ou dialogue ? Et qu’est-ce que ce tiers ? Pourrait-il être ce « quelque chose » que j’ignore comment nommer, fatalement peut-être, ce ti qui serait l’essence conditionnant le sensible (Platon), ou cet objet a (Lacan), ou cet inframince (Duchamp), ou ce boson de Higgs, ou que sais-je encore ? Pourrait-il correspondre, dans votre pensée, à cette syncope dont la force semble perpétuer la mécanique de ce que vous appelez en effet le « battement » ? Faut-il trois pattes à l’homme pour qu’il y ait un –dia, pour qu’il avance ?

 

J. R. – Je dois vous avouer que je suis très sensible au vertige. Un jour où je circulais à pied, j’ai dû me résigner à faire de l’auto-stop pour traverser un pont sur la Loire. Même à Paris, quand il s’agit de passer d’une rive à l’autre, il m’arrive de choisir incommodément le Pont-Neuf dont la largeur permet de marcher à distance prudente du parapet. Cela pour dire que la substance de vos questions me donne un peu le vertige. En me penchant dessus, j’y découvre, dans votre réflexion et votre savoir, une ampleur, une profondeur et une allure du courant qui m’obligent, si je ne veux pas reculer trop vite, à me cramponner. À quoi ? Je n’ai aucune vraie culture philosophique, aucune conviction religieuse et ne suis pas même certain de posséder une identité. Donc le réflexe de me cramponner me met sous la main ce qui lui paraît le plus proche, le plus solide ou le plus familier, et c’est encore la question du trinitaire. Bien entendu, elle est un héritage de mon éducation catholique. Je ne sais pas si j’y ai jamais « cru ». Mais le bric et le broc dont ma petite spéculation s’est alimentée, m’a conduit à cet axiome (ou postulat ?) : l’Un me semble inconcevable sans une conscience de soi qui fatalement le dédouble, mais en le maintenant uni à soi par un rapport qui non moins nécessairement le fait trin (j’aime aussi ce mot parce qu’il m’amuse : le trin ou le train des choses – vers quelle destination, sur quels rails…).

Quel rapport avec la syncope ? Le fait qu’elle met en jeu deux éléments d’un rythme – le temps faible et le temps fort – et que simplement elle les inverse. Le faible devient le fort et vice versa, sans autre indication de solfège qu’une sorte de parenthèse horizontale entre deux notes et qui ne se ferme pas. Si bien que l’ordre de la durée s’en trouve lui-même modifié, puisque le temps fort précède normalement le faible, et qu’en tout cas se produit entre les deux un échange d’énergie immédiat et sans déperdition, un pur changement d’état de la « masse sonore » des deux notes, un pur transfert non moins garanti par une autre définition de la syncope en tant que prolongation du temps faible sur le temps fort. Or prolonger est une opération qui exige une certaine durée, ce qui semble contrevenir au principe d’un transfert immédiat. Pour me tirer d’affaire, je ne vois rien moins que la célèbre équation d’Einstein sur l’équivalence de la masse et de l’énergie, où intervient la notion de vitesse – celle de la lumière portée au carré – soit, si je compte bien, environ quatre-vingt-dix milliards de kilomètres à la seconde, et ça ne nous laisse pas le temps de dire ouf.

            En somme, la syncope est aussi parfaitement insaisissable dans sa fonction que le lien qui unit les deux autres hypostases de la Trinité.[9] Il serait alors tentant d’élaborer toute une théorie à partir de ce modèle fondamental, et je pense l’avoir amorcée avec le concept du « battement ». Mais, Dieu merci, je ne dispose pas de l’équipement intellectuel qui risquerait de la rendre ridiculement dogmatique.

Ce n’est qu’une hypothèse « de travail », si tant est que le mot convienne à mon activité décousue. Et, de fait, je crois que l’on pourrait, trop facilement sans doute, retrouver le phénomène partout, y compris – vous avez raison – en physique où le fameux boson de Higgs a tenu longtemps ce rôle d’intermédiaire, bien que la découverte de sa « réalité » soulève en fin de compte presque autant de problèmes que lorsqu’il n’était que conjectural.

 

 

 

M. H. – Vous vous baignez très bien, soyez tranquille, dans ce fleuve où j’ai ajouté mon eau, mais dont le flux, sinon le lit, est d’abord vôtre. Et peut-être qu’en reculant sans toutefois être emportés par nos réflexions, nous parviendrons ensemble à une idée plus satisfaisante du mouvement, ce « quelque chose » qui n’est pas simple, mais plutôt multiple : à plusieurs temps, suspens et vitesse, rythmé, énergie produite par un moteur.

Vous posez bien modestement dans votre réponse certains linéaments d’une « théorie sensible » (j’utilise ce quasi oxymore à dessein, en vue de ma question) du mouvement – non, plus généralement encore, de l’être : une manière d’ontologie ou de « métaphysique » ancrée dans l’expérience sensible (une phénoménologie ? Presque une physique). Ontologie d’abord « héraclitéenne », en tout cas très empirique, à la fois proche et lointaine des Anciens (présocratiques et platoniciens). Loin d’être anodine, je crois que votre conception ontologique traverse votre œuvre, elle mériterait une étude à part entière.

Cependant, c’est certainement dans votre curieux (étrange et drôle) ouvrage intitulé Battement qu’on la trouve la mieux dessinée. J’avais promis d’y revenir. « Battement », c’est le terme clé (vous parlez de « concept ») de votre pensée et le nom que pourrait prendre cette doctrine – très personnelle, aussi hétérodoxe qu’elle n’est pas dogmatique, « hypothétique » comme vous dites. (Mais Platon n’a-t-il pas élaboré sa doctrine des formes intelligibles d’abord comme une hypothèse permettant de donner une norme absolue et stable pour fonder la possibilité de savoir – épistémologie –, et par suite de bien agir – éthique ?). Dans la première partie de ce texte surprenant, vous discutez (avec) ces métaphysiques grecques à la lumière d’expériences vécues et les rendez plus proches, du moins de notre représentation, déroulant sous une forme originale une sorte de doxographie : genre typiquement antique, qui chez vous devient divertissant et efficace. En effet, dans la digne assiette théorique moniste de Parménide, vous picorez et déposez votre graine, de même dans l’assiette mobiliste d’Héraclite ou celle, dualiste, d’Empédocle… Ne recherchez-vous pas « l’unité du battement », c’est-à-dire, d’une certaine façon, l’origine du rythme, dans une voie tierce ? Je vous livre également un mot de Quignard auquel vos réflexions m’ont amené à repenser, et qui devrait vous intéresser : « Je pose que le temps n’a pas trois dimensions. Il n’est que ce battement, ce va-et-vient. Il n’est que ce déchirement désorienté. Ce qui reste du fond du temps originaire dans l’homme est un battement à deux temps : perdu et imminent. »[10]

Ces Anciens se prennent eux aussi les pieds dans les filets joviaux de votre « empirisme sceptique ». Il me semble qu’ainsi vous recevez votre part de chacune de ces théories, que vous moulez à la mouture de votre goût, tout prêt à un usage pratique renouvelé… Plus qu’à Platon lui-même[11], c’est à Socrate que vous me faites penser (un Socrate à mobylette) : grand dialecticien l’air de rien, maniant une ironie feignant l’ignorance, poisson-torpille qui dynamise vos sens en vous engourdissant…

 

J. R. – On peut bien sûr, à tout propos, convoquer les plus vénérables figures de la pensée, et relier le fait le plus futile ou le plus banal aux plus majestueux objets de nos inquiétudes. Je ne m’en prive d’ailleurs pas. Mais j’apprécie que vous ne me compariez à Socrate qu’avec un moteur à deux temps, à la fois pour ménager ma modestie et rester dans le sujet, puisque le Temps lui-même est un phénomène à deux temps, comme la citation que vous empruntez à Quignard le précise. Elle dit aussi que le Temps a trois dimensions, ce qui se discute, parce que le passé n’existe plus, le futur pas encore, tandis que le présent que nous vivons demeure insaisissable. De ce point de vue le Temps n’existe pas. Et le présent ressemble beaucoup à la syncope qui relie les deux temps inversés d’un rythme, si j’appelle « faible » celui du futur (dans la mesure où il reste hypothétique), et « fort » celui du passé où, bien qu’à l’état de souvenir progressivement moins solide, nous trouvons un appui pour rebondir. Ce n’est donc qu’en devenant sans aucun délai du passé que le futur prend une consistance. Le « batteur » a toujours raison, de quelque nom qu’on l’appelle, et j’aime lui donner ceux de Jo Jones, Sam Woodyard ou Zutty Singleton. Platon, Parménide, Héraclite, Empédocle ou bien d’autres, je reconnais que je les cambriole plus que je n’écoute et médite leurs leçons, mais ma précipitation est due à une urgence, je pare au plus pressé. J’ai d’autre part cette conviction intime et que rien sérieusement ne fonde, que nous possédons le savoir absolu : il nous manque seulement une méthode pour y accéder. Le rythme en est une, mais elle nous confond avec lui et ne se prête pas à une objectivation intellectuelle qui jusqu’à présent nous en a plutôt séparés. C’est pourquoi je ne suis intéressé à la physique et à ses développements récents : ils semblent aller parfois dans le sens où je patine sur mon pauvre acquis.

 

 

 

M. H. – On voit bien que chez vous, cet intérêt central pour la mobilité ne doit pas être considéré simplement comme un goût prononcé et une curiosité pour l’évasion ou le voyage. Ce serait, là encore, réduire le vivre poétique à une dimension onirique ou « romantique » trop étroite. L’homme a en commun le transport. Transport comme moyens (ses jambes, ses mécaniques) ; transport comme élan d’enthousiasme le rapprochant d’un objet aimé (ex-altation) ; transport comme capacité imaginative à penser les choses (métaphore). Trois situations fondamentales auxquelles il faudrait sûrement celle du transport comme mesure harmonieuse (la musique) – excusez mon allant, tout ce jazz m’emporte à lancer une définition ; vous n’y êtes pas pour rien, revenant régulièrement à ce sujet de la musique, comme un batteur bat passionnément le rythme. Dans et avec ces situations, l’individu sort de lui-même pour mieux revenir à lui, à la fois plus dense et présent…

La question que vous posez à vos lecteurs, et, préalablement bien sûr, à vous-même, semble être de savoir si l’on va prendre position par rapport à cette mobilité universelle, si l’on va, oui ou non, décider de prendre le « train en marche » et participer au rythme écumant des choses. Oui, parfois il faut se lancer et chevaucher la Biche, se faire biche. Car les choses sont toujours déjà en mouvement, et l’animal immature que nous sommes a à se situer par rapport à cela. L’expression de cet infini mouvement naturel des choses, parce qu’il est distancié par la « raison », peut se nommer « événement ». C’est un terme que l’on retrouve souvent chez vous, par exemple dans votre roman policier L’affaire du Ramsès III. Pour enquêteur, vous mettez en scène un jeune historien, un peu veule, qui considère les événements avec la confortable distance rationnelle propre au scientifique. Par tempérament, il préfère considérer les événements à distance raisonnable, mais à y mieux regarder, sa relation à l’action est assez paradoxale : par exemple, il s’intéresse aux hommes entreprenants et prépare une thèse sur Bonaparte, homme d’action par excellence. Cet anti-héros choisi par le hasard (encore que) est conduit à se positionner vis-à-vis d’événements qu’il considère de prime abord tout à fait extérieurs à sa personne.

Cependant, il va trouver dans sa libido (son attirance pour une jeune femme séduisante et intrigante) le moteur qu’il lui faut pour passer à l’acte, entrer en mouvement, activer son « –dia ». Peut-être retrouve-t-on ici le tiers si nécessaire de tout à l’heure ? Vous écrivez : « […] alors que mon vœu le plus profond était de m’endormir aussi paisiblement qu’à Auxonne en contemplant l’image du navire (mais cette fois j’étais aussi dedans) […]. »[12]. Voici notre homme dans le navire et plus seulement hors de lui, à regarder de la rive la biche rejoindre sans lui sa vie aventureuse… Nous allons suivre avec plaisir ses aventures, car il ne sera pas lâche, alors même qu’au gré des dangers, on aura envie de répéter comme Géronte : « mais que diable allait-il faire dans cette galère ? »

Là encore : il faut un moyen pour se déplacer. Il suffit de peu pour vivre des choses, finalement. Un petit encouragement du désir, une parenthèse autour de ses scrupules objectifs, pourtant solidifiés par le leurre de la mauvaise foi (« Mais je suis homme à préférer, aux démarches laborieuses et aux paperasses que suppose un dédit même avantageux, le saut vers l’inconnu que représente une obstination déraisonnable »[13]). Et de spectateur, on devient acteur ; de la chambre, on entre en scène. La même gravure se retrouve ainsi, simplement retournée, à l’envers, dans la chambre de l’hôtel prête à l’usage et dans la cabine du navire où se joue l’action. Au début du roman, le héros déclare : « J’ai souvent été inventé par les événements. » Il s’est laissé aller au gré des flots ; mais l’histoire raconte précisément cet événement-ci, que cet homme plutôt passif donne un coup de pouce à son destin ; et à la fin, peut-être ne ferait-il plus la même déclaration.

Enfin, vous concluez votre roman avec une allusion au courant héraclitéen des événements, semblant nous dire que l’on peut (plus ou moins) décider d’y tremper le pied : « Mais je m’étais replacé dans le courant du fleuve qui arrose une Égypte intérieure à l’abri des touristes et des pilleurs de sépulture. »[14], posant l’expérience authentique (cette « Égypte intérieure » qu’est la vallée du soi) en opposition avec l’expérience artificielle et brutalement arythmique des profanes et des profanateurs…

 

J. R. – C’est pourtant vrai que j’ai écrit ce petit roman qui parodie l’un des plus connus d’Agatha Christie. Je me demande encore pourquoi. Peut-être à cause d’un bref séjour à Auxonne, où j’ai tâché d’imaginer ce qu’ont pu y être les rêveries du futur empereur. Et sûrement pour servir de cadre à certaines scènes qui me trottaient dans la tête depuis longtemps, et dont je ne comprends pas mieux maintenant quels peuvent être le sens et la provenance. Cela m’arrive assez souvent et m’incite à supposer que nos « moi » ne sont pas toujours aussi étanches et structurés que nous l’imaginons.

Partout et sans arrêt, des images, qui peuvent s’organiser en scènes de ce genre, s’échappent de tel ou tel cerveau où elles ne se sentent pas à leur aise, et cherchent un refuge dans un autre cerveau où elles comptent la trouver. Comme en rêve, il en va peut-être ainsi de tout ce qui, nous hante et que nous jugeons le plus personnel, mais simplement parce que nous nous sommes accoutumés à elles. Au lieu de les laisser se naturaliser progressivement, je les ai mises à contribution et m’en suis débarrassé dans cette histoire assez loufoque (on ignore en général que Pierre Dac a été mon premier vrai lecteur, voici près de quatre-vingts années). Je n’ai pas relu L’affaire du Ramsès III qui n’en a qu’une douzaine, et j’admire la façon dont vous l’analysez. Elle prouve le contraire de ce que je disais tout à l’heure à propos du caractère évasif de nos « moi ». Et les contradictions prouvent toujours quelque chose ou, au moins, qu’on a presque toujours tort d’affirmer ou de nier – deux faces de la même attitude. Car la réalité se révèle et se dérobe à la fois dans le rapport – d’union ou de séparation – qui existe entre les deux termes contradictoires. Si peu sérieux que soit le Ramsès, il y a du sérieux au fond de cette affaire, la seule question restant de savoir s’il est convenable de traiter avec frivolité le sérieux, comme si au fond il en manquait lui-même. Parce qu’il n’y aurait de fond à rien. Dès lors un événement en vaudrait un autre. Il ne reste plus alors qu’à danser, puisque, faute de fondement, subsiste quand même un rythme dont les différents tempos se superposent d’une façon qu’on a cru longtemps stable et harmonieuse. On ne peut que ressaisir ce qu’ont peut-être en commun les phases diverses d’un détraquement qui, de manière fugitive, a dû connaître celle d’un équilibre parfait. Le ressaisir quelquefois à l’état sauvage pour ainsi dire, par exemple dans un paysage ou un ciel nuageux ; ou – voulu – dans la structure d’œuvres d’art d’ambitions inégales : un silo à grains et une cathédrale, un graffiti et une toile de Poussin, le blues et un choral de Bach, une contre-rime de Toulet et la terza rima de Dante. Electivement enfin pour moi ce battement, propre au jazz, qui – d’une simple glissade syncopée – a transformé le pas de notre marche, si aisément caporalisable, en libre et jubilant accord avec ce point où la nécessité a connu elle-même une résolution du conflit entre le suspens et le mouvement. Ça ne dure en général que deux ou trois minutes, bien sûr, mais on peut toujours (ou en tout cas longtemps) faire repartir le disque…

Je me demande si vous ne vous montrez pas quelquefois trop subtil. Mais je respecte trop Héraclite pour lui refuser de monter à bord du Ramsès III. Et il est probable que tout le fret qu’on a embarqué en cabotant ici et là, occasionnellement en fraude, fermente dans les cales et en laisse des émanations monter jusqu’au pont de la première classe. Je me souviens que l’éditeur de ce petit roman avait choisi de le présenter sous cette bande : « un bateau ivre ». Rimbaud rejoint Héraclite, et le Nil l’indistinction des fleuves impassibles. Qui a raison ? Laissons-les en discuter ensemble.

 

 

 

M. H. – Retrouve-t-on dans ces œuvres si diverses, dans un poème, ou pour vous par préférence dans le jazz, ce « quelque chose » que nous essayons vainement de saisir, et qui, dites-vous, leur est cependant « commun » ? S’agit-il d’autant de tentatives impossibles de capturer (ressentir) dans la coulisse de l’être cet événement sauvage qui met toutes choses en mouvement, ou les fait apparaître présentes dans notre existence ?

 

J. R. – C’est parce que j’avais l’impression d’avoir déjà, d’une façon ou d’une autre, répondu à cette question, que je suis resté muet. Mais vous êtes un inquisiteur intraitable. Il est vrai qu’il s’agit du Saint-Esprit. Ou de la syncope ou, en effet, du boson de Higgs, particule intermédiaire. C’est le mot. En théologie orthodoxe (pas au sens d’Athènes ou de Moscou), l’Esprit est bien l’hypostase intermédiaire entre le Père et le Fils. Vous retrouverez cette configuration dans quantité d’opérations de physique, de chimie, de logique, de musique et de la vie courante. Même l’athée le plus convaincu agit et pense selon ce mode trinitaire.

 

 

 

Cet entretien a été réalisé entre fin décembre 2014 et mars 2015. Sa version complète est à paraître aux éditions du Bateau Fantôme

 


[1] Exode, p. 107.

[2] P. 9.

[3] Ibid., p. 15.

[4] Cf. L’affaire du Ramsès III.

[5] Pp. 26-27.

[6] Cf. Recommandations aux promeneurs.

[7] 20 janvier 2015.

[8] Un autre (1999), Journal de galère (2010), Sauvegarde (2012), et récemment L’Ultime Auberge (2015).

[9] À quoi il convient d’ajouter que, dans la rythmique du jazz, chaque temps se décompose lui-même en un triolet symptomatique…

[10] Abîmes, p. 28.

[11] À la lecture de votre réponse, je repense cependant à ce passage cosmologique du Timée (37d), où le temps de l’âme, qui scande le rythme du monde, se retrouve tendu entre le mouvement sensible des astres (multiples) et l’immobilité de l’éternité (une) : le temps sera ainsi « une image mobile de l’éternité ».

[12] L’affaire du Ramsès III, p. 33.

[13] Ibid., p. 22.

[14] Ibid., p. 86, avant-dernière phrase.

 




Gilles PLAZY

ARIANE 17
ou
LA POÉSIE DANS LES CATACOMBES

 

Un entretien de Gilles Plazy avec Denis Heudré

 

 

Journaliste, éditeur, poète, romancier, essayiste, peintre, photographe, vidéaste, qu'est-ce qui peut expliquer cette frénésie créatrice ?
 

Il y eut d’abord, très tôt, l’écriture, poésie en romantisme adolescent (spleen et ironie) ; puis, culture aidant (études universitaires, ambition littéraire et formatage professionnel) l’emprise de la prose, d’information (journalisme), de réflexion (essais), de fiction. Mais la poésie, plus ou moins vaillamment, en passion première, désir inéluctable malgré sa résistance – et désormais obsession essentielle.

La peinture vint sur le tard, soudain, et aussitôt compulsive, dans un retrait de la poésie, une résistance de la langue. Elle-même en impasse appela la photo, d’abord argentique puis numérique et menant logiquement à la vidéo. Quant à l’édition, elle fut un peu en activité professionnelle, puis par envie de prendre moi-même en charge mon travail en poésie et de faire, si possible, profiter quelques auteurs de mon “expertise” en ce domaine qui plus que tout autre m’est cher.

Un demi-siècle d’activité m’a permis de mener ainsi plusieurs vies conjointes ou divergentes, simultanées ou successives. Non sans un désordre certain. On peut dire dispersion, ou bien recherche d’une identité, d’une voie en laquelle s’accomplir. L’âge venant (étant déjà bien venu), je vois cette agitation peu sereine (et encore en cours) comme efficace anxiolitique et, bien que prolifique, peu généreuse, tant est mince le bilan que j’en fais. Mais sans doute fallait-il que j’en passe par là pour être tel que je suis aujourd’hui, peu soucieux d’une biographie que je laisse volontiers derrière moi au moment où il me semble que je puis disparaître derrière un livre, Ciel renversé, que je tiens à poser sur elle comme un sceau éludant toute anecdote.

 

 

Vous partagez votre temps entre Paris et la Bretagne, quels lieux vous inspirent-ils le plus : les quais de Seine ou les rivages de l'océan ?

Parisien de fait et depuis vingt ans agrippé sur la côte du Finistère (la Manche d’abord, puis l’Atlantique), je suis sans racines, peu intéressé par ce qui me vient d’une transmission familiale et je reprends volontiers à mon compte l’ironie de Georges Brassens sur ceux “qui sont nés quelque part” (que me pardonnent quelques amis bretons si bien enfants de leur terroir !) d’autant plus que je suis né dans un pays que je ne connais pas et dans lequel une guerre mondiale fit qu’il fut à inscrire sur mon acte de naissance.

Paris, c’est pour moi comme l’eau d’un aquarium en lequel j’aurais nagé depuis presque toujours (et les poissons n’ont pas de racines) ;  c’est le territoire dns lequel j’ai le plus marché, joué, travaillé, aimé ; c’est la ville de Baudelaire, ded Lautréamont et du surréalisme. La Bretagne, c’est le Finistère, Trégor d’abord, Cornouaille ensuite, qui s’est imposé à moi parce que sans doute il était par quelque mystère inscit en moi de tout temps. J’y ai fait construire une maison devant l’océan et c’est là que je respire au mieux, que je travaille, que j’exulte.

A Paris comme à Trévignon je me sens chez moi, à moins que je ne me sente vraiment nulle part chez moi. De l’un et l’autre je me nourris ; quant à ce qui m’inspire, sans doute est-ce quelque quelque flamme dans la nuit en moi (l’inconscient en poésie m’importe plus que l’objectivité).

 

 

Quels auteurs bretons auriez-vous aimé éditer ?

Ceux que j’ai édités, Bretons de racines ou Bretons de choix : Anne de Szcypiorski, Daniel Kay, Emilienne Kerhoas (et son préfacier Marc Le Gros), Chloé Bressan, Alain Le Beuze, Denis Heudré… Cela s’est fait ainsi parce que mes complicités sont désormais principalement bretonnes, mais la Sirène, bien qu’océanique par nature, ne tient pas à être spécifiquement armoricaine. J’ai aussi grande estime pour quelques autres écrivains bretons qui, je l’espère, auront peut-être, un  jour, envie de plonger dans les eaux confidentielles de la Sirène étoilée, édition fièrement marginale.

 

 

Ciel renversé, votre dernier ouvrage de poésie, place Edmond Jabès en exergue. Que vous a apporté cet auteur dans votre démarche en poésie ?

Jabès, parce que l’obsession mallarméenne du Livre, l’écriture comme voie de l’accomplissement de soi, et pour le questionnement et l’approfondissement ; pour une conception hautaine de la poésie. Mais ce n’est pas celui qui m’a le plus nourri, influencé. Je dois plus, en poésie, à René Char (pour m’en tenir à la langue française), qui m’a tellement influencé que j’ai eu du mal à me dégager de sa force rhétorique, ce que je n'ai pu faire qu'à la suite du choc salutaire que m'a été la lecture de Paul Celan.

 

 

On apprend à la fin de l’ouvrage que le premier poème « L’homme-alizé » évoque la mémoire de Nicolas Dieterlé. Pouvez-vous présenter ce poète disparu trop jeune et trop méconnu ?

Nicolas Dieterlé (1963-2000) fut l’auteur d’une œuvre double, littéraire et plastique, de haute tenue. Son exigence spirituelle se nourrissait d’une vive aventure de l’imaginaire et sa mort volontaire s’est apposée sur l’une et l’autre comme un sceau magique alors que de son vivant elles étaient restées dans l’ombre. Une exposition de quelques-unes de ses œuvres à la galerie Frédéric Moisan (Paris) fut pour moi une de ces rares révélations qui magnétisent et, à le lire, je fus saisi d’entendre une voix comme peu vous parlent de cœur à cœur. Internet en dira plus à qui le voudra.

 

 

Le ciel, la pierre, le vent sont très présents dans cet ouvrage, mais pas trop la mer. Ce Ciel renversé a-t-il été écrit à Paris ?

Je ne suis pas marin, bien que fils et petit-fils de marin, mais obsédé par la mer, auprès de laquelle il m’importe de vivre et dans laquelle je nage autant que possible. Le Vieux Marin de Coleridge, que je nomme en français, dans l’adaptation que j’ai faite du poème Coleridge, Le Marin de Jadis, est pour moi le texte d’un mythe fondamental depuis qu’un professeur de lycée me l’a fait connaître, l’année de mes seize ans. Mais il est vrai que la mer, pour moi, se prête peu à la parole. Il se trouve aussi que Ciel renversé, quoique élaboré à Trévignon, fut pour l’essentiel, à part le poème Ariane danse ailée, écrit en marge d’œuvres d’écrivains (et en leur hommage) peu portés vers la mer (Rilke, Celan, Sachs, von Bingen). Et la Pierre Noire dont j’ai fait le titre d’une collection de petits livrets est le Men Du, rocher qui saillit au large devant mes fenêtres.

 

 

Vous dites dans Les mots ne meurent pas sur la langue (éditions Isabelle Sauvage, 2014) : « Seule fait poésie dans la langue une certaine force de flamme qui la brûle, ou de glace qui la gèle. » Ce Ciel renversé est-il donc un ciel de flamme ou un ciel de neige ?

Flamme et neige ensemble pour qui ne craint pas l’oxymore. Foudre dans les ténèbres ou bleu inversé en rouge. Et, sur nos têtes, clôture sans au-delà possible. Icare ainsi d’avoir volé trop haut se brûla au soleil et plongea dans la mer où je veux croire que le recueillit quelque bienveillante sirène.

 

 

On croise aussi dans vos pages les Argonautes, Narcisse et Orphée mais aussi Horus, Abel, Lilith, la kabbale, Ezéchiel, les dieux, les anges et puis Alice et la Gradiva. Vous vouliez convoquer ici toutes les mythologies ?

Point ici d’ambition encyclopédique non plus que de carte excessive comme il y en a dans des restaurants où trop de choix rend méfiant sur la qualité des mets. Mais une curiosité large et une cueillette sans retenue au fil des rencontres. Surtout la certitude que tout mythe est riche d’une vérité profonde qui s’offre à qui n’a pas l’esprit balisé par les clichés de l’ordinaire. La rencontre de la mythologie grecque et de la psychanalyse fut un événement majeur de l’histoire du vingtième siècle et toute autre mythologie mérite autant d’être interrogée, même expérimentée. Aussi ne m’intéressent vraiment que les auteurs, les artistes qui s’aventurent dans ce champ. Quant à la Sirène étoilée qui est la marraine de ma petite édition, elle a une figure en l’arcane 17 du tarot, l’Etoile, à laquelle André Breton dédia un de ses plus beaux livres. “Telle est devenue, on dirait, la condition naturelle des dieux : apparaître dans les livres. Et souvent dans les livres que peu de gens lisent.” (Roberto Calasso, La Littérature et les dieux, Gallimard, 2002).

 

 

Ariane, quant à elle, revient dans une « danse ailée » après qu'elle eut déjà lancé les dés dans un autre de vos précédents recueils (Ariane lance les dés, La Sirène étoilée, 2012). Dans toutes ces mythologies, que vous inspire Ariane en particulier ? Quel est selon vous le fil qui nous permet de ne pas nous égarer dans cette vie ?

Que notre vie se démène dans un labyrinthe, chacun de nous n’en a-t-il pas l’expérience? Qu’il n’y ait dedans pas d’autre minotaure que nous-mêmes c’est ce qu’il nous faut apprendre et si fil rouge peut nous aider à en sortir il me plaît de croire qu’il peut nous être tendu par la main de lumière de quelque Ariane mystérieuse, plutôt danseuse qu’enseignante, ou sirène issue de l’onde, qui pourrait bien aussi se dire “Ariane 17”. Encore n’interviendra-t-elle qu’en faveur de celui qui a fait intensément l’expérience de l’égarement.

 

 

Avec votre Sirène étoilée, n’avez-vous pas créé votre propre mythologie ?

A chacun sa mythologie sans doute, mais peut-être lui est-elle plus donnée qu’il ne la crée. Dans une mythologie, quelle qu’elle soit, le sens n’est jamais clos, toujours en mouvement et se donnant selon la vision que chacun s’en fait, en fonction de sa propre expérience. Ma propre mythologie est vague, ouverte, dynamique et la Sirène étoilée peut bien en être la figure centrale, comme ordonnant autour d’elle la danse des mythes qui à un moment ou un autre peuvent m’être des repères, mythes d’une ou l’autre tradition ou œuvres et vies d’écrivains, poètes, artistes qui ont pris pour moi une telle dimension.

 

 

On sent aussi à vous lire un intérêt pour le « passé gaélique » d’Irlande ou d’Ecosse, peut-être pour leur puissance à la fois mythologique et mystique ?

Notre culture, en France, selon la tradition dominante, est judéo-gréco-chrétienne et ce qu’il y eut d’abord de celte sur notre terre y fut occulté, tout de même résistant dans l’ombre. Cela en Irlande et au Pays de Galles (plus vivement qu’en Ecosse) est resté plus vif, quoique surtout réduit à des éléments folkloriques en raison de l’absence de littérature écrite et de la soumission à l’apostolat chrétien. Que saint Patrick en soit le héros est une ironie qui me sidère ! Sur ce terreau celte, qu’on aurait tort de réduire à ses traces dans les îles britanniques et quelques foyers bretons, s’est constituée la première Europe, antérieure à celle imposée par Rome (voir mon Abécédaire des Celtes, Flammarion, 2001) Quant au rapport du “passé gaélique” et de la poésie le mieux est d’aller voir La Déesse blanche de Robert Graves (Editions du Rocher, 1979)

 

Je trouve l’image de ces fleurs qui « sont les paupières des héros morts » très émouvante quand on la rapproche des tombes des victimes de la shoah évoqués dans le poème intitulé Derrière l’étoile - Tombeau de Nelly Sachs. Ceci n’est pas une question, juste un moment d’émotion. Vous n'êtes pas obligé de répondre...

Une poésie en laquelle tout s’explique, se justifie, se thésifie n’est pas, à mon sens, vraiment de la poésie.

 

 

“Le vent qui mémorise la langue des morts” passe sur les tombeaux de Paul Celan et de son amie Nelly Sachs. Quel lien pour unir ces deux-là avec Nicolas Dieterlé et Hildegarde von Bingen ? Une certaine forme de mysticisme ?

La poésie, à moins de n’être que dérisoire habileté sur les tréteaux du loisir culturel, a toujours plus ou moins maille à partir avec la folie et la mort. Elle sourd en débord des balises de la raison et du bien-penser. Paul Celan et Nicolas Dieterlé se sont donné la mort, de même qu’Anne de Szczypiorski, dont je suis fier d’avoir publié L’Atmosphère est saccagée. Paul Celan et Nelly Sachs ont connu quelques mésaventures psychiatriques. Rainer Maria Rilke lui-même n’était pas psychologiquement très solide. Quant à la nonne visionnaire Hildegarde von Bingen, plus que mystique elle fut un grand écrivain hanté d'images fantasmatiques.

 

 

Vous dîtes « le jeu du monde se pose dans ta main entre l’oubli et le vertige », comment vous placez-vous dans ce monde du XXIème siècle ? Pensez-vous que chacun possède les clés pour gagner à ce jeu dangereux de la vie ?

J’ai appartenu pendant plus de cinquante ans au vingtième siècle ; sans doute connaîtrai-je moins du vingt-et-unième, dont nous pouvons être sûrs qu’il est imprévisible. Je ne puis être de moi-même que le contemporain, mais je crois (et je tiens à cette idée) que la poésie, qui en ses formes ne peut être que de son temps, n’en est pas moins en son essence intemporelle. Mais au jeu de la poésie, comme à celui de la vie il n’y a rien à gagner et si clef peut nous être utile c’est celle qui nous ouvrirait la quatrième dimension, dont la poésie tente autant que se peut d’être la parole.

 

 

Ce Ciel renversé marque-t-il la fin du paradis ?

Le paradis n’a ni début ni fin. Ce n’est qu’un thème mythologique, à étudier comme tel. Et c’est en mythologies que devraient être considérées les trois religions monothéistes qui se disputent la figure de Dieu et qui ont pris en otage la spiritualité (la capacité de toute personne à faire l’expérience de la quatrième dimension), cet élan de l’homme vers son accomplissement.

 

 

Vous avez déjà écrit votre vision de la poésie dans votre précédent ouvrage Les Mots ne meurent pas sur la langue  (lire ici la note de lecture rédigée par Anne Malaprade sur le site Poezibao), dans ce Ciel renversé vous la qualifiez de “désorientée”, comment voyez-vous évoluer la poésie à la fin du siècle ?

La poésie, par nature, ne peut qu’être désorientée, toujours en quête d’un orient qui se dérobe à elle. Ainsi échappe-t-elle à toute saisie définitive, aventure sans cesse à recommencer, expérience singulière que chacun, la prenant à son origine, ne peut que la mener en impasse puisque de poète en poète elle n’avance pas. Je la vois, dans l’inintérêt général qui est son lot, dans l’envahissante médiocrité du bavardage (et la poésie elle-même est envahie par un tel flot de petites crottes narcissiques qu’elle doit porter le fer à l’intérieur d’elle-même), dans l’oppressante bêtise techniciste, dans l’étroitesse rationalisante, perdurer coûte que coûte, ainsi qu’elle le fait déjà, en quelques catacombes.

 

 

Sans vouloir vous enfermer derrière une étiquette à code à barreaux, comment qualifiez-vous la poésie de ce Ciel renversé ?

Je donne ma langue à Bastet, déesse égyptienne à tête de chat, solaire et joyeuse.

 

 

L’interview peut-il être un exercice poétique ?

Permettez-moi de distinguer à la suite de Mikel Dufrenne le poétique de la poésie (Mikel Dufrenne, Le Poétique, Presses Universitaires de France, 1973). Le premier désigne une expérience sensible, la seconde une pratique singulière de la langue. Donc oui, ”exercice poétique” au sens large, ce peut l’être, mais ici, titillé par vos questions, je me suis placé sur une ligne d’analyse qui s’est portée sur ma propre expérience de la poésie et je n'ai aucunement fait acte de poésie.

 

 

Dernière question : quelle est votre prochaine activité pour la fin de journée : photo, écriture, vidéo, peinture, édition ?

Dormir et, je l’espère, rêver.

 

Janvier 2015

 

 

 

 




Martin Harrison

traduit et présenté par Marilyne Bertoncini

 

Martin Harrison, brillant poète-philosophe australien et enseignant révéré, était sur le point de publier un nouveau recueil, intitulé Happiness, quand il est mort d'une crise cardiaque, à 65 ans, le 6 septembre 2014 - j'attendais le dernier retour de notre manuscrit, Rainbow Snake - Serpent-Arc-en-ciel , que  publie Recours au Poème éditeurs en 2015. Je n'ai rencontré Martin Harrison que trois fois, lors de séjours qu'il fit en Europe ou en Tunisie – la première en 2008, je crois, alors qu'il était en résidence d'écriture à Paris. J'avais commencé à traduire ses poèmes pour la revue franco-anglaise La Traductière, et Il avait alors fait le déplacement sur Nice pour me rencontrer. Il est par la suite revenu, et un projet de publication est né. Quant il est mort, j'ignorais qu'il était désormais, ainsi que le décrit Martin Aitken, sur un fauteuil roulant : son enthousiasme, sa bonne humeur communicative me laissaient espérer de pouvoir lui faire visiter la chapelle Matisse à Vence, que nous n'avions pu voir lors des précédents séjours : grand connaisseur de peinture, il adorait ce peintre et expliquait merveilleusement son rapport à la culture aborigène... Jamais dans ses courriels il ne m'avait laissé deviner son état réel. C'était un homme charmant, chaleureux, attentif, d'une très grande ouverture d'esprit et de grande culture, et d'une extrême simplicité. J'ai le souvenir de promenades le long de la plage en hiver, de visites chez les antiquaires, d'échanges sur ses poèmes ou sur la poésie française, de repas "en famille"... Au cours de ces huit années où nous avons échangé à propos de notre recueil bilingue s'est tissée une correspondance au long cours entrecoupée de vides dont je comprends désormais la cause, de son côté . Chacune de ses lettres était précise, détaillée, pleine d'enseignements et d'encouragements – j'ai appris beaucoup  - sur l'Australie, la poésie, et moi-même, à travers ce travail avec Martin, dont l'énergie nous avait fait envisager, dans la foulée, une anthologie de la poésie contemporaine australienne, qu'il me faudrait poursuivre seule...

            Quand son assistant, Nick Keys, m'a annoncé sa mort, pour moi complétement bouleversante, il m'a précisé ceci, qui m'a profondément touchée et, étrangement, rassurée : "Je suis très triste de devoir vous écrire pour vous informer que Martin Harrison est décédé ce week-end. Il est mort d'une crise cardiaque dans sa voiture, le long de la rivière Hawkesbury. Quelques jours avant, en revenant de chez Martin pour rentrer en ville, j'ai vu un arc-en-ciel au-dessus de la Hawkesbury (...)" -

Marilyne Bertoncini – février 2015

 

note – L'interview de Martin Harrison par Adam Aitken[i] présente un regard personnel et intéressant sur la poésie australienne et contemporaine. Elle est précédée d'un bref texte qui la resitue dans son contexte. Les dimensions du "pays" Australie – île et continent à fois -  la variété extrême de ses paysages, et de sa faune, des cultures, locales ou immigrées (d'Europe, d'Asie...) en différentes époques, les influences artistiques ou politiques, au cours des siècles, et le souci permanent, dans un pays-continent relativement jeune, de créer une culture nationale commune, intégrant désormais la population autochtone, longtemps méprisée, rendaient nécessaires quelques notes de fin de texte, sur les poètes australiens ou les courants littéraires cités.

 

***

 

J'ai rencontré Martin Harrison pour la première fois en 1985,  à Newton, New South Wales. J'étais étudiant et apprenti poète à l'université de Sidney, et nous étions voisins. Je traînais avec un groupe de poètes qui se réunissaient à l'hôtel Courthouse, sur Australia Street, à quelques pâtés de maison au nord de chez Martin, un groupe constitué par John Forbes,  John Tranter, Pam Brown, Gig Ryan, Laurie Duggan, Dipti Saravanamuttu, Jan Harry, Joanne Burns, Rae Desmond Jones, and Chris Mansell[ii].... parmi d'autres. Martin appartenait à la scène littéraire, mais ça ne me rebutait pas parce que je le trouvais immensément intelligent, chaleureux, spirituel, et il soutenait les jeunes poètes.

Douze ans plus tard, Cordite Review m'a demandé d'interviewer Martin chez lui, dans son appartement de Darlinghurst. A cette époque, j'avais déménagé à Wollombi, à deux heures de route au nord de Sidney. Son second livre, The Kangaroo Farm, venait de sortir chez Robert Adamson et Juno Femes Paper Bark Press et j'avais été frappé par la façon dont ce livre entrait en résonnance avec les discussions que nous avions entre poètes à cette époque. Martin était alors au département d'écriture créative de l'université de technologie de Sidney. Sur la demande de  Cordite, j'ai cherché à le rencontrer pour l'interviewer. Il fut enthousiaste. Je ne pouvais pas le savoir alors, mais j'allais étudier à l'UTS de 2000 à 2004, puis y être employé comme lecteur – et même enseigner avec Martin pendant un ou deux semestres.  Je l'ai rencontré régulièrement jusqu'à sa mort en septembre 2014.

La dernière fois que j'ai vu Martin, la faculté d'art était en crise, sa santé très mauvaise, il était cloué en fauteuil roulant, mais continuait à s'inquiéter pour ses doctorants. La faculté de l'UTS était en pleine tourmente financière. Il était, malgré tout, incroyablement chaleureux. Ses  derniers mots furent des conseils – il m'a dit de rester là, qu'il y aurait toujours du travail pour moi à l'UTS. Ce fut extrêmement important  pour moi.

J'ai assisté au service funèbre en mémoire de Martin au NSW Writers Center le 14 septembre ; incapable de dormir cette nuit-là, je me suis rappelé l'interview... Je l'ai cherchée sur internet et l'ai retrouvée, archivée sur Pandora. En la relisant, j'ai été frappé par sa fraîcheur, son enthousiame débordant et les opinions justifiées (avec une touche de polémique) caractéristiques de Martin. Il pouvait parler de poésie à très haut niveau technique, et appliquer sa vaste connaissance des langues, de la peinture, du son, de la science et de la philosophie moderne à une poétique plutôt romantique, d'un mysticisme vitaliste et transcendental. L'oeuvre de Martin penchait vers celles de Les Murray et Robert Gray[iii], poètes qu'il respectait, mais enracinée dans un autre type de vie cosmopolite, dans la sensualité et la matière, dans l'expérience d'émotion et de perception délivrées de la poétique nationaliste australienne... toutes choses qui font sens pour moi. Je dois admettre qu'en 1997, j'ignorais tout de son intérêt pour l'écopoétique, c'est pourquoi il est intéressant aujourd'hui de réfléchir au chemin parcouru par la poésie de Martin et les poétiques australiennes depuis cette interview. Il me semblait à l'époque qu'il critiquait ma position poétique, mais cela ne faisait que rendre nos échanges plus intéressants. Au moins, pour Martin, cela devait être "intéressant".

C'est l'un de deux seules interviews publiées de Martin Harrison, ce qui est contradictoire pour un poète qui aimait parler. Ce qui suit est une version abrégée, publiée, de notre conversation enregistée avec un Walkman Sony.

Adam Aitken, Sydney, 14 September 2014

 

***

 

Adam Aïtken  - Comment votre travail à la radio a-t-il influencé votre poétique?

Martin Harrison – L'électronique et les médias m'ont toujours passionné, et j'ai aussi su, très tôt, que j'aurais travaillé à la radio – dans ma vie, c'est relié à plein de choses venues de l'enfance : la radio est souvent une expérience enfantine pour les gens. C'est là que commence votre amour des choses. Et puis, je crois que l'écriture n'existe pas seulement pour la page. On écrit aussi pour des films et la télévision ou d'autres sortes de média. C'est une part de l'environnement dans lequel je vis.

 

AA – Vous semblez utiliser les images de façon linéaire, comme le ferait la télé.

MH – Oui, je m'efforce d'écrire une poésie qui vive dans ce monde où l'on regarde la télé, écoute la radio, va au cinéma. Et j'ai beaucoup réfléchi à ce que signifie l'image poétique de nos jours : il faut repenser à chaque génération la définition classique d'Horace – pictoria poesis. Je voudrais que mon oeuvre coexiste avec les  canaux de perception contemporains. Je m'intéresse au type de détail procuré par un appareil photo avec lequel l'écrivain est familier.  Prenez un lieu, une scène ou un personnage :  il y a quelque chose dans la façon dont les images rendent compte de cet objet, et dans la façon dont l'attention s'attarde sur ce qui est produit par l'image. Ça définit une sensibilité contemporaine. J'aime ce type d'attention.

 

AA – On pense en général que l'influence de la radio et de la télévision sur la poésie est un phénomène récent, mais en fait, dans votre oeuvre, vous devez beaucoup à l'esthétique de Roland Robinson[iv]. Il soutient : 'L'important est de continuer à bouger". Je pense à votre poème "La lune contemplée dans le crépuscule sorrentin". Vous écrivez "la lune perceuse", "lune de savoir éternel", et vous écrivez aussi que "tout, là, était à l'opposé de ce que je sentais". De quelle façon ces idées trouvent-elles origine dans la poésie de Roland Robinson?

MH : Je voulais écrire une élégie pour Roland ; Il a publié certains de mes premiers poèmes. J'admirais son travail et je l'aimais beaucoup. C'était essentiellement un humain profondément généreux... un homme avec une mémoire et une énergie exceptionnelles. C'était quelqu'un qui, de façon subtile, vous faisait changer d'avis sur la nature de l'expérience locale. Dans ce poème, je voulais faire ressortir la matière sonore du travail de Roland. Je regrette de n'avoir jamais pu l'enregistrer, comme nous maintenant, et de conserver sa conversation. Il passait de la conversation à la poésie et de la poésie à la conversation. Il a passé beaucoup de temps à voyager à travers toute la Nouvelle Galles du Sud,  sur les côtes nord et sud, et dans certaines zones intérienres – pendant et après la guerre, il voyageait et rencontrait surtout les populations locales aborigènes, et il  écrivait leurs histoires.

 

AA – D'une certaine façon, dans votre poésie, le "Je "– le poète – fait un pélerinage dans différents paysages – une apparence de pastorale– mais différente des pastorales de David Campbell[v]. Quel sens donnez-vous  au fait d'écrire le paysage australien comme un effilochement des mythes plutôt qu'un renforcement du fossé entre ville et campagne?

MH – Cette dialectique n'a plus de sens. Je ne nie pas l'existence de différences régionales en Australie, les citadins les sous-estiment. Les habitants des villes se représentent très mal l'image qu'on en a dans certaines zones du Bush. C'est vrai. Je n'ai pas l'intention de discuter pour savoir si le pays est une sorte d'espace idyllique. Ce qui m'intéresse, c'est d'en parler comme d'une invention technologique autant que d'une invention de l'espace urbain.  Cet aspect est constamment sous-estimé, on n'en comprend pas l'importance. Il me semble que dans ce pays, il faut avoir un sens de l'espace sur plusieurs dimensions. Je sais que ça peut être très dérangeant, parce que l'attachement et la mémoire ont plusieurs niveaux, mais pas comme si plusieurs histoires se déroulaient parallèlement. Je veux dire que votre attachement à une maison, une pièce, un point de vue est vôtre, et il résonne d'une infinité de façons. Mais c'est un peu différent de ce que je veux exprimer, en disant qu'il faut avoir d'une certaine manière cette double vision des espaces et des lieux. Ils appartiennent à des histoires multiples – ils appartiennent à des histoires aborigènes, des histoires de pionniers, des histoires contemporaines etc. Il faut parfois rassembler tous ces aspects, c'est pourquoi j'essaie de conserver ouverte cette possibilité dans les poèmes.

Vous mentionnez l'élégie à Roland Robinson. C'est l'une des raisons pour lesquelles la lune devenait importante dans ce poème. J'essayais de dire une version de la lune. Une version aborigène en quelque sorte. J'essaie de faire tenir deux lunes dans cette histoire – la lune de Diane et la lune des réincarnations qui apparaît dans un grand nombre (mais pas toutes) d'histoires aborigènes de la lune.

Je ne crois pas que je puisse écrire pour tout le monde. Je ne crois pas à la notion de "coeur" de l'écriture, ou de coeur du pays, ou d'un sens de la terre. J'essaie d'écrire une poésie proche de la personne que je suis – je suis essentiellement un européen-australien. Mais, j'essaie d'écrire une poésie que tout le monde, en particulier les indigènes australiens, pourraient lire sans la ressentir comme un travail de colonisation. Et ce pourrait être l'une des différences entre nombre des poésies pastorales que j'ai lues par le passé et que j'admire, et ce que je voudrais faire dans The Kangaroo Farm.

 

AA : j'aimerais parler de votre version de "Australia" de A.D Hope[vi]. Vous avez réécrit Hope, vous l'avez critiqué, mais on sent aussi de la sympathie pour son poème.

MH – Je suis un grand admirateur de ses poèmes. C'est l'un des poèmes plus les politiques les plus pointus qui ait jamais été écrits. Mais de toute évidence, d'un point de vue contemporain, c'est un poème qui semble écrit par quelqu'un qui se tient toujours dans un espace virtuel, dessinant la carte du pays de l'extérieur. L'ensemble des figures de style tourne autour de l'idée d'aller "là-bas", dans cet espace étranger, et du plaisir de pouvoir en revenir. On peut se demander où exactement Hope doit-il revenir? Il revient à un espace imaginaire et philosophique. L'autre, le troisième pays, ni ici ni là. Mon poème n'est pas seulement une parodie du sien, j'ai essayé de le resituer, littéralement, je suis monté en avion comme une sorte de critique d'art intellectuel, qui réfléchit à l'aspect abstrait du paysage survolé, se demandant si on peu observer la nature en Australie avec un regard réaliste selon la tradition – si ça peut signifier quoi que ce soit.

 

AA – Le poème "Australia" est tout à fait une vue aérienne. Vous rendez hommage aux peintres des années soixante. Dans le poème 'Rice Fields near Griffith", vous choisissez une vue au ras du sol, mais la vue aérienne du paysage est celle des Aborigènes , et vous jouez avec.

MH – Oui, en fait, mes propres voyages dans les régions visitées par  les peintres des antipodes m'ont donné un sentiment tout à fait différent du pays. Et la raison pour laquelle ils avaient décidé de le voir depuis les airs m'a laissé perplexe. Il m'a fallu du temps pour comprendre que leur façon de voir le pays était aussi artificielle que n'importe quelle autre, et  qu'elle était aussi influencée par les tendances internationales de la peinture, les  aplats, l'abstraction,  que par tout ce qu'on peut rencontrer.

 

AA – Pour revenir au poème "Australia", vous écrivez "un réaliste ne le verrait pas ainsi", ce qui m'étonne, parce que vos poèmes sont pleins de détails précis - mais vous ne vous considéreriez pas comme un réaliste.

MH – En effet. Le poème est écrit pour Robert Gray[vii], qui se considérait lui-même comme une personne intéressée par le monde objectif et une certaine forme de réalisme. Je me disais, voyons, il y a tant de choses qui ne semblent pas pouvoir entrer dans ces catégories. Il faut trouver les façons les plus bizarres et les plus extraordinaires de parler de ce qui se passe littéralement sous nos yeux. J'en parle comme de "la perspective singulière des voyages du Xxème siècle" Je ne dis pas que cette façon de regarder les choses soit meilleures ou pire, mais il faut en tenir compte. J'ai toujours un problème quand on laisse de côté les "évidences", comme la façon dont on voit les choses en bougeant, ou le fait que l'on porte aux choses cette attention qui s'attarde sur les détails, tout en étant extrêment rapide. D'autres formes d'images venant de la télé ou du cinéma influencent aussi notre perception. On ne voit pas le monde comme ceux qui vivent dans une culture de peinture ou d'image imprimée essentiellement statique.

Se pose aussi la question de dire avec exactitude ce qui est devant vous,  depuis le mouvement jusqu'aux relations spatiales, aux rapports de taille, ce qui existe dans ce pays  n'existe nulle part ailleurs. C'est totalement spécifique. Chaque endroit est fondamentalement différent et il faut apprendre à voir les choses.

 

AA – Vos poèmes semblent se délecter des faits liés aux lieux – particulièrement de la sécheresse du paysage australien, ce que les poètes australiens trouvent difficile à faire, puisqu'ils ont un certain idéal européen du paysage. Dans la série de poème "Icons", et particulièrement dans le poème "Prodigal Son", un fermier revient pour constater l'état de décadence du pays, et vous concluez  le poème par "désaveuglé, il vit l'endroit de nouveau".

MH – Il y a quelques années, j'ai commencé à être très affecté par l'état du pays. Dans ce poème, le fait d'être en mesure de voir de nouveau pour la première fois était donné, non pas comme quelque chose de différent, mais comme une chose nouvelle. C'est un sentiment de renaissance. Et ce n'est pas nécessairement lié à la nature.

 

AA – Dans le quatrième poème de la série, 'Portrait d'un vrai républicain", vous utilisez "vrai" de façon ironique, et la voix me semble nostalgique ; le poème ne défend rien d'aussi moderne qu'une république australienne.

MH – Le mot "vrai" est à la fois ironique et le contraire. Ce n'est évidemment pas un poème "républicain". Et c'est intéressant de remarquer combien peu de poèmes républicains ont été écrits, en dépit de tout les  discours sur la république. Mon poème républicain parle de la nature de la mémoire, de la façon dont les souvenirs viennent de votre parcours passé et à venir. Ainsi, quoi que ce qu'une république puisse être, elle devra être fondée sur une réelle ouverture à nos souvenirs.  On ne va pas parler de l'invention d'une république australienne idyllique, mais de ce que nous chérissons personnellement.  C'est ce qui parle de mémoire qui est nécessaire à une république.

 

AA – Le titre au départ était "Le Bestiaire". Je me souviens d'une de vos lectures de l'un de vos "poèmes-animaux" – je me souviens en particulier de 'L'Ornythorinque". En présentant ce poème, vous aviez mentionné "Le Bestiaire" comme un titre possible.

MH – "Le Bestiaire" était le titre prévu pour une séquence de poèmes, pas le livre complet – mais j'ai décidé que je ne voulais pas d'un poème-titre. Je voulais que l'ensemble du livre soit La Ferme du Kangourou.

 

AA – "L'Ornythorinque "est un poème important de ce livre. C'est la quintessence de l'animal australien adapté à son environnement. Vous dites "l'ornythorinque combine des mondes par la métaphore de pouvoir faire plusieurs choses" , je l'ai vu comme une représentation en abyme de votre poésie – bien adaptée à divers environnements. C'est astucieux, hybride également !

MH – Oui, c'est ce qui m'intéressait en lui – cette faculté de croisement, d'être composite, tout en étant un animal extrêmement souple, extraordinairement acrobatique et élégant. Dans ce poème, je critique de façon brutale le postmodernisme, en disant qu'il n'est pas nécessaire de l'inventer, que ça arrive dans la nature – pas de "stratégie" de "tactique" – tout cet horrible langage dont usent les gens. Des "postures".

 

AA – Vous écrivez que l'ornythorinque n'est "pas postmoderne, il bénéficie de l'histoire naturelle". Il est intéressant de voir que les naturalistes européens commencent à réaliser que l'Australie n'est pas un pays primitif dont l'évolution se serait arrêtée il y a des millions d'années sur les premiers échelons de l'évolution, mais un endroit où faune et flaure sont très hautement adaptées.

Dans le poème 'Poetry and Paperbarks", vous écrivez que certains australiens continuent de vivre dans un imaginaire importé d'Europe, et que nous autres, les écrivains, préférerions vivre dans un New-York d'hier.

J'utilise moi aussi des images aussi linéaires que celles de la télé, et je n'insiste pas sur la façon dont le pays pénètre les mythes de propriété des éleveurs. Ceci soulève deux questions pour moi  - qu'entendez-vous par imaginaire européen importé, et qui sont ces écrivains qui vivent dans un N.Y d'hier? Est-ce qu'ils existent encore?

MH – Bien sûr. Il y en plusieurs. Nous ne pourrions pas imaginer une époque dans laquelle il y ait davantage d'imaginaire européen que la nôtre. Certaines théories européennes se sont extraordinairement bien adaptées à l'environnement intellectuel australien. Il y a aussi les aspirations des gens pour les artifacts et les institutions culturelles qui définissent l'Europe, et qui ne  définissent peut-être nul autre endroit,  et seraient inappropriées à ce pays. Auparavant, vous avez parlé d'Avant-Garde, est-ce que ce n'est pas seulement une idée étrangère? Il y a eu un immense investissement de toute sorte dans la poésie américaine qui a détourné notre attention du sens de la construction d'une poésie locale, ce qui est une aventure bien plus excitante.

Je suis parfois déconcerté par tout le temps passé à discuter de théories et de méthodologies qui concernent entièrement des idées et concepts européens et qui n'existent que dans les langues européennes. Ceci au détriment de la recherche d'une ontologie pour ici – un état d'esprit lié aux relations entre les héritages culturels, les cultures indigènes, et les cultures contemporaines. En d'autres mots, c'est un asservissement haut de gamme. Un grand nombre de traités théoriques décalquent ce qui s'est développé dans des circonstances particulières en Grande Bretagne ou en Allemagne dans les années soixante, apparemment sans subir de transformation. Les théories marxistes, le rationalisme économique, par exemple... est-ce adapté à ce pays-ci?

Une façon plus claire d'en parler concerne une grande partie de la poésie qui circule actuellement, en particulier les plus jeunes poètes qui écrivent dans une sorte de "langue de traduction", un état d'absence par rapport à l'histoire locale, les origines locales, un peu comme si on se disait qu'on peut simplement lire un poète espagnol, ou allemand, suédois ou de l'Europe de l'Est, sans avoir aucune connaissance de la langue ou de l'histoire, et se lancer à écrire de la même façon dans ce pays. Je ne dis pas d'ignorer tout ce qui vient de l'extérieur, mais seul un internationalisme sans consistance peut imaginer picorer et choisir partout, sans savoir du tout ni comment picorer ni comment choisir.

 

AA – C'est à dire?

MH – Tout est disponible, mais vous ne savez pas pourquoi vous pourriez préférer ceci à cela. Vous n'avez aucune raison sérieuse de vous engager avec une oeuvre plutôt qu'une autre.

 

AA – Votre poème "Sangsues" démarre de cette façon naturaliste, mais le dernier vers est puissant : "text-book leeches right now though I see them as false climbing friends." Vous parlez des organismes aux formes changeantes. Est-ce le problème de l'internationalisme, ou des poètes qui s'approprient peut-être des corps étrangers et vivent avec?

MH – Je ne pensais ni à des poètes ni à des écrivains dans ce poème. En fait, je déteste absolument les sangsues. De nombreux lecteurs de ce poème m'ont dit, "Mais vous ne pensez pas que les sangsues sont très bonnes, très belles !" Mais non, pas pour moi. J'ai une aversion pour le parasitisme quel qu'il soit, les parasites tuent un organisme. Les sangsues dans ce poème se collent à vous et vous privent de votre source de vie et d'énergie vitale, et elles sont amorphes; sans forme définie, sans structure, elles sont par définition inintéressantes.

 

AA - ... mais hautement adaptées à leur fonction !

MH – Oui, dans ce poème, hautement adaptées à leur fonction rationnelle et économique. Elles ne font rien, ne croient en rien, ne disent rien, une fonction à tout-faire.

 

AA -  "Tigre de Tasmanie" est pour moi un poème intéressant.

MH – C'est l'un de ces poèmes du recueil qui réfléchit sur la créativité de différents points de vue. J'ai commencé à l'écrire à Sorrento en hiver. De nouveau, il s'agit d'un poème sur lequel j'ai vraiment essayé de travaillé pendant environ un an. Il y a deux choses dans ce poème. L'une d'elles concerne la nature des sentiments que je tentais d'exprimer et dans lesquels j'éprouvais une immense difficulté à pénétrer avec le langage ; et l'autre chose était de trouver une façon de parler de la chose la plus simple et la plus naturelle  qui soit : le fait de regarder par la fenêtre, dans la lumière particulière d'une fin d'hiver, et d'observer les casuarinas contre la vitre, et l'effet particulier de cette  lumière. J'ai vraiment passé beaucoup de temps pour essayer de rendre vivant ce détail, ses multiples facettes, et finalement essayer de reconnaître l'intensité de ce qui se passait, le mouvement, quand l'objet entre dans le champs de vision. Il y a une énergie particulière à ce point précis. C'est là, et c'est parti.  C'est pourquoi le tigre ne pouvait être un tigre rugissant dans la jungle, il devait d'une certaine façon être une espèce disparue, il est mort, d'une certaine façon. Ça parle de la composition dans des micro-détails. J'essaie de capturer ce micro-détail à chaque moment du jour, de l'avoir présent, de ne pas le négliger.

 

AA -  Le poème du tigre est voisin d'un ensemble de poèmes -"The Closeups". Vous essayez de faire ce que les imaginistes ont voulu faire – pénétrer  à l'intérieur de l'objet – mais ce qui est intéressant chez vous, c'est que vous utilisez une syntaxe tout à fait différente pour y parvenir. Vos vers occupent toute la page. J'ai remarqué, en écoutant certains vers, que le sujet ou l'objet réel de vos phrases disparaissait ou se perdait - mais ça n'avait pas d'importance. Robert Adamson me faisait remarquer qu'en lisant ce poème, il avait essayé de vous pousser à couper ces très longs vers.

MH – J'ai parcouru le livre la première fois que Bob me l'a envoyé et il se présentait assez différemment. Il a subi un tas de changements au cours de ce travail. Je n'essaie pas d'être obscur. J'ai parcouru tout le livre pour être certain que chaque vers était clair, et qu'il n'y avait pas une seule ligne avec laquelle je n'étais pas d'accord.

Mais oui, votre commentaire est intéressant. Difficile d'ignorer la nature de l'image des Imagistes[viii] – cette particularité, cette précision et cette ouverture à la sensation, ce sentiment d'immédiateté, de présence qui se dresse en face de vous, la couleur, les vibrations de tout ceci. C'est nécessaire. Mais je pense que les connexions m'intéressent aussi – la façon dont les choses se connectent, comment l'oeil voyage d'un endroit à l'autre. Comme lorsque vous regardez quelqu'un qui prend un café dans la rue et qu'en même temps vous avez une conversation avec quelqu'un d'autre. Il peut même y avoir une radio en bruit de fond. Ce sont des ambiances aussi précises que l'image des Imagistes. Il faut donc les aborder différemment.

Entre ce livre et le précédent, Distribution of Voices, ce fut une révélation pour moi – qui  considère aussi qu'un poème doive être précis, hautement concis, et tout le discours habituel sur la poésie - de réaliser quelle limite c'était de ne pouvoir travailler sur la longueur  pour  intégrer tous ces détails. Si on en croit la légende, Ezra Pound, après des semaines et des semaines, a soigneusement effacé, dans le making of, le poème en deux vers "Dans une station de métro". Je trouvais que la poésie que je lisais et celle que j'écrivais étaient moins riches que ce qui se passait autour de moi. Je voulais y mettre tout ce que je pouvais, pour qu'elles puissent avoir cette source d'énergie.

Je suis une sorte d'imagiste vivant soixante-dix ou quatre-vingts ans après l'Imagisme, dans un environnement culturel, intellectuel et poétique totalement différent.

 

AA – On pourrait dire que vous tendez plutôt vers des poètes pré-imagistes, comme Apollinaire – pas dans le sens où vous écririez sur ce que vous voyez en ville – et pas davantage en célébrant l'Australie comme fécondité.

MH – Les poètes que j'admire tout particulièrement appartiennent à cette génération. Apollinaire est pourtant l'un de mes favoris. Je me sens aussi très proche de Blok et Machado. Je trouve intéressant Browning aussi. Des écrivains encore capables de raconter des histoires, qui ne sont pas encore complétement obsédés par la pureté moderniste et la fragmentation, m'intéressent énormément.

 

AA – Vous voulez tout y mettre, mais vous rejetteriez problablement certaines stratégies poétiques L=A=N=G=U=A=G=E, dans lesquelles tout est jeté dans le poème, dans un geste égalitaire, je suppose. Pourquoi rejetteriez-vous l'esthétique poétique  L=A=N=G=U=A=G=E[ix] ?

MH – parce que je pense que ces genres de manifestes confondent  politique et esthétique.  Ils pensent qu'une théorie du langage pourrait faire ce que les politiques devraient faire. C'est l'idée qu'une utilisation anarchique, ou chaotique, du langage, pourrrait contribuer d'une certaine manière au changement social ou à l'anarchie. C'est une illusion, un erreur catégorielle. Je veux que mes poèmes communiquent avec des gens ordinaires. Je pense que si vous devez disposer d'une théorie avant d'ouvrir un livre, vous excluez immédiatement le lecteur.

 

AA – Le premier poème du recueil, "Anguilles" contient les vers "les mythes ne nous mènent nulle part" et "le mythos de la péninsule est qu'il dérive riche comme neige". Je ne suis pas certain d'avoir compris où vous voulez en venir.

MH – C'est un vers polémique. Il dit que le mythe s'épuise, pas les réalités.

 

AA – C'est ironique. Dans "Australia", également, vous écrivez "Appelez-la Australie, appelez-la peut-être riche, l'Argentine supportable avec ses tessons de mythes dressés en mode export."

MH – Oui, et de nouveau, il y a des tessons de mythes construits avec les  médias pour le tourisme. Je n'ai rien contre le tourisme, mais je pense qu'une tentative de création d'un art local doit aller au-delà. Je pense aussi que des politiques authentiques iront au-delà. J'ai écrit une grande partie de ce livre au début des années quatre-vingt-dix quand il semblait y avoir trop de convergences entre mouvements politiques et systèmes de croyances mythiques.

Je trouve très intéressante votre question sur l'imagisme parce que la  différence entre une personne écrivant maintenant et Ezra Pound ou les autres imagistes est liée aux théories scientifiques : les imagistes vivaient dans une époque où la notion de structure atomique et du raffinement de cette structure qui vous mène au noyau – mais un noyau opèrant dans un système relativiste - est tout à fait évidente à l'époque d'Einstein. Je pense que notre époque, elle,  est celle des systèmes vivants.

 


[i]           Adam-Aitken, poète et universitaire, vit et travaille  à Sidney. Son plus récent recueil de poèmes, Eight Habitations, a été publié par Giramondo Press. On peut lire son travail en ligne à l'adresse  http://www.poetryinternationalweb.net/pi/site/poet/item/666/15/Adam-Aitken

 

[ii]          John Forbes (1950 – 1998) né à Melbourne, a vécu avec sa famille dans le Nord Queensland, la Malaisie et la Nouvelle Guinée. Sa poésie a été profondément influencée par la poésie américaine de Ted Berrigan ou Frank O'Hara

            John Ernest Tranter (né en 1943), poète et éditeur, a longtemps dirigé une émission littéraire à la radio, il est  reconnu pour son rôle d'innovateur et d'expérimentateur.

            Pam Brown, née à Seymour, Victoria,vit à Sydney. Peintre sur soie, musicienne, cinéaste, elle a aussi enseigné l'écriture, le cinéma et les médias.

            Gig Ryan, née en 1956, à Leicester, en Angleterre – éditrice de la revue The Age, auteur de plusieurs recueils de poésie, et d'enregistrements avec le grougpe Disband.

            Laurie Duggan,  né à Melboune, vit à Sidney.  Sa poésie, inspirée par le travail de  Kurt Schwitters pour une série de poèmes sur des objets abandonnés et mêle contemplation et textes trouvés (journaux intimes, lettres de pionniers, articles de journal )

            Dipti Saravanamuttu, née en 1960, poète sri-lankais et australien, arrivé en 1972 avec sa famille. à Sidney. Les thèmes de sa poésie vont de la conversation quotidienne aux théories littéraires, et porte souvent sur les problèmes de la justice sociale.

            J. S. Harry (or Jan Harry; né en 1939) L'un des personnages récurrents de son oeuvre est Peter Henry Lepus, un lapin philosophe capable de citer Bertrand Russel, Ludwig Wittgenstein and A. J. Ayer au cours d'une discussion de politique internationale telle la guerre du Golfe.”

             Joanne Burns, née en 1945, à Sidney ou elle vit - son travail oscille entre poésie et prose, et intègre souvent des papiers trouvés, extraits de journal et papiers du quotidien.

            Rae Desmond Jones, (né en 1941) – poète, romancier, auteur de nouvelles et politicien. Né dans une ville minière, ses poèmes et récits traitent souvent de l'expérience urbaine, sans nier l'importance du désert pour sa langue et sa perception. Il écrit dans un langue familière, avec une imagerie violente, souvent sexuelle . Sa vision très noire et originale est fréquemment traversée d'éclats d'humour et de sensibilité inattendue.

            Chris Mansell (née en  1953), poète, dramaturge et éditrice, née à Sidney, elle a grandi sur la côte duNew South Wales et à Lae, Papua New Guinea,. Lauréate du El Queensland Premier's Literary Award, elle a dirigé à plusieurs reprise le Festival de Poésiede Shoalhaven. Son travail, souvent expérimental dans la forme et le contenu, utilise également les médias digitaux et les collaborations avec des artistes.

[iv]                     Roland Edward Robinson (1912 – 1992) – écrivain et poète, né en Irlande, et arrivé en Australie à 9 ans, en 1921. Après de très brèves études, il exerça divers métiers dans le bush australien : manoeuvre, constructeur de barrages, jardinier... et danseur de ballets. Soldat dans l'armée australienne, ses premiers poèmes sont publiés en 1944. Il s'inspire des paysages australiens et des scènes de la vie quotidienne. Il fut aussi l'un des plus actifs membres du Jindyworobak Movement - mouvement littéraire nationaliste, actif entre les années 30 et 50, dont les membres tentèrent de promouvoir la culture,  et particulièrement la poésie,  indigène et de combattre l'influence de la culture étrangère, qui menaçait l'art local.

 

[v]    David Watt Ian Campbell (1915 – 1979) écrivain australien, auteur de plus de 15 volumes de prose et de poésie, il fut aussi un  joueur de rugby à quinze ayant représenté l'Angleterre par deux fois. Après 1946, et son installation à Wells Station, sa poésie se centre sur les réalités de la campagne, jointe à sa profonde connaissance de la poésie européenne, ce qui fait l'originalité de son oeuvre.

[vi]                               Alec Derwent Hope  (1907 – 2000) – poète ( influencé par la poésie anglaise de Pope, Auden, Yeats... ) et essayiste australien, célèbre pour son esprit satirique, il fut aussi un critique et un enseignant. Autodidacte, et génie universel, il avait le talent d'offenser ses compatriotes

 

[vii]                       Robert William Geoffrey Gray (né en 1945) poète, écrivain et critique, célébré  pour ses images et ses descriptions de paysage. Sa vaste érudition et son expérience des cultures de l'Extrême-Orient et des variantes du boudhisme transparaît dans nombre de thèmes et de formes de son oeuvre, comme les haikus. Il est aussi admiré pour avoir saisi l'ambivalence des australiens face à leurs propres paysages.

 

[viii]                             Imagisme  Le terme fut inventé en 1912 par Ezra Pound, le poète américain, provisoirement transplanté en Angleterre. Mais la prise de conscience de la doctrine imagiste, et même de l'œuvre imagiste, est difficile à fixer dans le temps (Encyclop. univ.,t. 8, 1970, p. 739). Les imagistes (...) ont voulu libérer la poésie de toute vaine littérature pour la ramener à la présentation sobre et directe des moments typiques de l'expérience − les « images », ou synthèses complexes de la sensation et de l'émotion ou de l'idée, telles que nous les vivons (Arts et litt.,1936, p. 42-04)

 

             Leslie Allan Murray, (né le  17 Octobre 1938), connu comme  Les Murray :  poète, anthologiste et critique et polémiste australien. Sa poésie a été récompensée de nombreux prix et le National Trust of Australia le classe parmi les  100 Australian Living Treasures. Il porte une atttention particulière pour les thèmes de la dépossession, la relégation et l'indépendance dans une oeuvre généralement considérée comme nationaliste, avec un intérêt pour les pionniers, l'importance de la terre sur le façonnage du caractère australien, et la prééminence de la vie rurale par rapport à l'environnement urbain, stérile et corrupteur, d'après le  Oxford Companion to Australian Literature -

           

[ix]          L=A=N=G=U=A=G=E était une revue de poésie d'avant-garde éditée par  Charles Bernstein et Bruce Andrew entre 1978 et 1981. Les Language poets ou  L=A=N=G=U=A=G=E poets est un groupe d'avant-garde qui émergea aux USA de la fin des années 50 au début des années 70. Ils mettaient l'accent sur le rôle du lecteur dans l'achèvement du sens de l'oeuvre et minimisaient l'expression, voyant le poème comme une construction du langage dans le langage même. En développant leur poétique, les membres de l'école Language se fondèrent sur les méthodes de l'école moderniste, représentée par  Gertrude Stein, William Carlos Williams, et Louis Zukofsky... Cette poésie postmoderniste a comme immédiats précurseurs les New American poets, terme incluant  les poètes Beat, la  New York School, les poètes objectivistes..