JEAN-FRANÇOIS MATHÉ

Bonjour Jean-François Mathé. Merci d'accepter cet entretien pour Recours au Poème. J'aimerais débuter cette conversation en évoquant Claude Michel Cluny, qui vient malheureusement de nous quitter. Dans Le Monde du 16 janvier 2015, Josyane Savigneau lui rend hommage par ces mots : "Claude Michel Cluny voyait en la poésie "un pouvoir d'appel, de résistance, de vérité", tout en déplorant qu'il n'y ait "peut-être pas de pays au monde où la poésie soit plus refusée que la France".

Vous qui étiez ami avec Claude Michel Cluny, partagez-vous le même constat distinguant si désavantageusement la France ?

A priori, on ne peut que donner raison à Claude Michel Cluny : le grand voyageur qu’il était n’a d’évidence émis cette opinion qu’en conclusion des comparaisons qu’il a pu faire entre le sort de la poésie en France et celui qu’on lui réserve ailleurs. Et d’autres que lui ont souligné la « popularité » de la poésie par exemple au Canada, en Amérique latine, en Europe centrale et de l’est, dans nombre de pays latins… Pour aller dans son sens, je peux au moins constater le peu de visibilité de la poésie aussi bien dans les médias (presses audiovisuelle et papier confondues) que dans les bibliothèques et les librairies où, si elle n’est pas complètement absente, la poésie est en retrait, en recoins, très rarement mêlée sur les tables à la littérature générale et essentiellement romanesque. On peut ajouter l’abandon de collections de ce genre littéraire par de nombreux « grands » éditeurs. Ces faits sont suffisamment connus pour qu’on ne s’y attarde pas trop. Mais les causes sont-elles à chercher dans un système économique de plus en plus orienté vers la rentabilité immédiate, ou – plus grave – dans l’absence de demande derrière laquelle se retranchent quasi systématiquement les institutions citées ci-dessus ?

C’est sur ce point que je nuancerais l’avis de Claude Michel Cluny et serais moins pessimiste que lui. Il m’a toujours semblé que si le « public » n’allait pas vers la poésie, une minorité quantitativement et surtout qualitativement non négligeable acceptait fort bien que la poésie vienne à elle, et s’en réjouisse. Pour prendre un exemple concret et personnel, le professeur de Lettres en lycée que j’ai été s’est bien gardé de cantonner la poésie dans son rôle de support favori du commentaire de texte. J’ai toujours suivi le conseil d’Yves Bonnefoy qui disait en substance qu’il fallait préférer la « monstration » à la « démonstration ». Aussi, pendant des années, ai-je apporté en classe des recueils, des revues de poésie ancienne et contemporaine en demandant aux élèves de les feuilleter et d’y choisir des poèmes qu’ils recopieraient en une sorte d’anthologie. Les seules contraintes : bien encadrer chaque poème des références qui leur permettraient d’en retrouver l’auteur, le titre du recueil, l’époque de parution et d’en envisager une mise en voix. Ne justifiaient leur choix que ceux qui le désiraient et je me bornais à circuler dans la classe pour lire par-dessus leur épaule les poèmes qu’ils recopiaient. Je n’ai jamais essuyé de refus, au contraire les élèves m’ont souvent demandé le renouvellement de l’expérience pour qu’ils puissent s’échanger des recueils et conseiller à d’autres des poèmes. J’ai toujours pu constater que ces jeunes gens apparemment indifférents à la poésie méditaient leur choix, avaient bon goût et ressentaient, même en l’exprimant maladroitement, la nécessité de cette écriture touchante, troublante.

Par ailleurs, de nombreux poètes, lors de lectures publiques, sont frappés par la qualité d’attention de leur auditoire et par la qualité et la profondeur inattendue de certaines discussions qui s’ensuivent. Implacable comme il pouvait l’être, Claude Michel Cluny ferait remarquer que ces publics sont bien maigres et que l’écoute ponctuelle de poèmes ne se prolonge pas obligatoirement en une passion durable pour la lecture personnelle de la poésie. Et il maintiendrait sa position. Mais je ne dirais pas comme lui que la poésie en France est « refusée ». Elle est moins refusée qu’ignorée, ce qui laisse à ceux qui agissent pour elle (éditeurs, revuistes et poètes) des ouvertures vers sa mise en rapport avec les gens, fussent-ils français ! 

 

 

Et quant à la dimension "d'appel, de résistance, de vérité", partagez-vous ces mots du poète Cluny ?

De ces trois mots qui déclinent « le pouvoir de la poésie », c’est le premier qui résonne le plus en moi : oui, la poésie est un appel, non pas venu de quelque puissance supérieure que ce soit, mais d’abord du désir même de la poésie : le besoin d’écrire ou de lire un poème est le premier signe d’une invitation à sortir de nous-mêmes, de ce que le temps ordinaire, l’habitude, les indifférences ont rétréci, étriqué, voilé en nous. Et nous ressentons dans le désir de la poésie le désir de nous agrandir en intelligence et sensibilité, le désir de donner à notre rapport au monde sa vraie nature en nous comprenant autrement et en comprenant aussi le monde autrement par l’accès à ses dimensions cachées (ce que René Rougerie appelait les « Réalités secrètes » et dont il fit le titre de la revue qu’il anima avec Marcel Béalu dans les années 1950/60). Cet appel n’est pas un appel de prise de pouvoir sur le monde, mais d’inscription en lui et en ses profondeurs mystérieuses, devinées, rendues presque accessibles par le pouvoir des mots, des images. C’est un appel à mieux rencontrer l’âme de la nature, de l’humanité, à les interroger, ou à les remercier d’être là pour donner sens à notre existence.

Et c’est peut-être à ce stade que nous sommes dans la vérité de la vie, encore incomplète, encore à explorer quand, sous des formes parfois différentes, inattendues, la poésie appellera de nouveau.

Quant au mot « résistance » il s’associe pour moi tout naturellement au mot poésie, et cela découle de ce que j’ai écrit précédemment : à partir du moment où l’on estime que le poème exprime les états les plus complexes de l’intériorité humaine, se le fixe comme but, il est un acte (peut-être modeste, mais mieux vaut être modeste que n’être rien) de résistance contre tous les systèmes politiques, idéologiques, économiques… qui veulent abaisser et simplifier l’homme pour l’instrumentaliser. Les emblématiques 33 sonnets composés au secret de Jean Cassou, composés de tête durant sa détention en prison au début de la guerre pour faits de résistance, sont la preuve que l’appel de la poésie maintient la dignité et l’espérance.

Pour synthétiser un peu cette réponse, j’aimerais citer ces quelques vers de Maria Luisa Spaziani, récemment disparue :

 

Cette nuit la bronchite me transforme
en chêne ployant sous la neige […]
J’ai un jour connu un garçon, beaucoup
plus malade que moi.
Il respirait à grand-peine, il était
dans son lit un voilier ensablé,
mais en haut sa pensée chantait comme un loriot
à la cime de l’orme foudroyé.[…]

(Extrait de « Chemin de croix », in Jardin d’été Palais d’hiver, Mercure de France 1994)

 

 

Vous avez écrit 16 livres de poésie, publiés quasi exclusivement par les éditions Rougerie, entre 1971 et 2015. Comment voyez-vous votre propre parcours en poésie, et que vous a appris le poème ?

Oui, 16 livres, et même 17 au moment où j’écris avec la parution aux éditions Les Carnets du Dessert de Lune d’un petit recueil de poésie-jeunesse intitulé Grains de fables de mon sablier. Une fidélité à la même maison d’édition qui s’explique par le fait qu’il y a belle lurette que les relations d’auteur à éditeur se sont transformées en relations d’ami à ami(s) avec René et Olivier d’abord, avec Olivier seul désormais.

Il m’est assez difficile de définir un « parcours en poésie » n’étant pas sûr d’avoir parcouru autre chose que ma vie avec la poésie mêlée à elle en une sorte de journal d’états d’être successifs qui se prêtent mal à une vision synthétique.

Pour ne pas fuir la question, je dirais que mes premiers poèmes étaient un peu « des chiens fous » qui devaient encore à l’esprit d’adolescence et à l’influence du Surréalisme : l’écriture n’y craignait pas l’emportement, voire l’imprécation et un abus du « stupéfiant image ». Il y avait de tout cela dans le premier recueil que René Rougerie a publié et il en est resté (de moins en moins) dans plusieurs des livres suivants. Mais à côté de ces poèmes agités, la présence de poèmes disons plus calmes, à l’écriture plus posée avait été remarquée par mon éditeur et il me les indiqua en suggérant que, si je continuais d’écrire, c’est en eux qu’il fallait que je puise ce qui deviendrait peut-être ma voix. J’ai retenu ce conseil avisé et, progressivement je suis allé vers des tonalités plus sourdes et vers ce que certains commentateurs appellent « ma voix basse ». Donc une évolution s’est faite vers plus de simplicité (sans renier mon goût pour l’image), plus de naturel (j’ai beaucoup lu Léautaud) et plus de creusement de l’intériorité. L’influence du Surréalisme s’est estompée, peu à peu remplacée par celle de Supervielle, Guillevic, Schehadé, Jaccottet ou Cluny, et aussi celle de poètes étrangers tels que Ungaretti, Ritsos, Paz, De Andrade ou Skacel.

Depuis l’âge de 30 ans, je ne me suis plus départi de ce choix d’une simplicité d’écriture qui vise, (qui tente l’accès à) la profondeur. De plus les thèmes qui ont peu à peu envahi mes poèmes (l’inquiétude, le souci de l’interrogation du sens de la vie, la conscience de la fragilité, l’œuvre du temps, etc.) ont comme nécessité le maintien d’une écriture assez transparente pour les faire affleurer, les suggérer plus que les imposer. Du coup, je suis entré en discrétion ce qui m’assimile, pour beaucoup de mes lecteurs, aux Classiques : puisque cet entretien a commencé sous la protection de Cluny, voici une de ses expressions, dans la dernière lettre que j’ai reçue de lui, à propos des poèmes de La vie atteinte : « Votre poésie m’a toujours retenu, et les pages de La vie atteinte, dans leur clarté, à peine touchée d’ombre, car votre pudeur classique est sans faille, lui ajoutent l’imperceptible frémissement du temps qui s’éloigne… »  Voilà le point où j’en suis : une poésie « claire », à deux doigts du silence et qui se donne la liberté d’être écrite dans des formes différentes : vers libre (surtout),  prose (abandonnée dans les deux derniers livres), vers rimés. Pour terminer ce regard sur un « parcours », je tiens à préciser qu’en écrivant mes poèmes j’ai toujours eu le souci de leur oralisation, de leur mise en voix. D’où mon goût pour une certaine fluidité voire une certaine musicalité.

Quant à ce que le poème a pu m’apprendre ou m’apporter avec ce qu’il garde toujours d’énigmatique même pour celui qui l’a écrit, je n’oserai dire un supplément de vie, même s’il m’arrive de le penser. Il a au moins donné à ma vision de la vie des couleurs insoupçonnées, pas toujours vives ni gaies et une autre façon de traverser le temps qui m’est imparti, en le dilatant dans la méditation et dans des émotions créées et non offertes ou imposées.

 

Rentrons maintenant, après ces vues générales, dans le cœur de vos poèmes. Vous ouvrez votre recueil Le ciel passant par un poème sublime et polysémique :

 

 

le ciel passant
nous lui avons confié
le vol maladroit de la mémoire
ses ailes à retremper
dans des bleus d'autrefois

et la tête vide
en attendant que tout revienne
nous avons accepté
les pierres du chemin
et la douleur d'un premier pas
à côté du soulier

marcheurs danseurs
avaleurs des sabres du souffle
nous avançons pour ouvrir
le temps terrible qui nous tient

 

 

Ce "temps terrible", je le vois plutôt comme le temps d'aujourd'hui plutôt que celui de la condition humaine. Le poète aurait la vocation prestidigitatrice - "avaleurs des sabres du souffle" - par la magie du Verbe, de conjurer réellement la fermeture de ce "temps terrible" ?

Pour moi, ce « temps terrible », au moment où j’ai écrit ce poème et aujourd’hui encore où vous me le donnez à relire, est celui de la condition humaine. Avec le moins de mots possible, ce poème m’apparaît rétrospectivement comme une sorte de narration métaphorique de l’entrée dans le vieillissement, le bleu du ciel renvoyant à la jeunesse que l’on quitte tout en essayant de rester en rapport avec elle par la mémoire, et le « premier pas / à côté du soulier » marque le début de l’épreuve du vieillissement (chemin pierreux s’il en est !). Mais l’avancée dans cette nouvelle période de la vie est loin d’être un consentement, un renoncement à la beauté de la vie, ce dont témoigne le mot « danseurs » : il y a, dans l’ultime cheminement, de la fête et de la lutte, au moins de la révolte : « nous avançons pour ouvrir / le temps terrible qui nous tient ». Quant aux « avaleurs des sabres du souffle » ils sont moins des magiciens (qu’ils voudraient bien être) que des êtres en souffrance comme le suggère le mot « sabres » qui infléchit le souffle vers des connotations douloureuses. Et quant à ouvrir le temps, en desserrer l’étau, je ne peux que renvoyer à la fin de ma réponse précédente : on ne le fait incomplètement et provisoirement que par la poésie en le dilatant dans la méditation et dans des émotions créées.

Mais comme vous le dites, Gwen, le poème est polysémique et voir ce « temps terrible » comme celui d’aujourd’hui n’est pas un contresens. Je dirais même que votre lecture confère à l’adjectif « terrible » encore plus de force : si le temps nous pousse naturellement sur un chemin pierreux, l’époque actuelle par son déni de la profondeur de l’être humain en rend les pierres encore plus coupantes, blessantes. Mais dans ce poème-ci, il n’y a aucune perspective de conjuration par la magie du verbe. Il faut attendre le recueil La vie atteinte pour trouver des poèmes moins pessimistes qui redonnent saveur, ouverture et force à la vie. Où « de l’autre côté du poème […] » on retrouve « l’immensité […] dans ces yeux qui s’ouvrent / et me mettent au monde / malgré ma vie déjà vécue. »

 

 

 

Nous sommes là au cœur du mystère de la composition du poème. Des intentions vous ont conduites, "avec le moins de mots possibles", peut-être par souci d'épure, peut-être par volonté de ne pas fermer l'interprétation du poème, peut-être par esprit de mesure. La lecture que j'en fais s'écarte de vos intentions premières, car le temps passe, la charge des mots se modifie, et mon œil possède sa propre histoire. Le poète peut-il alors se réclamer d'une interprétation, lui qui est, visiblement, un outil au service du poème, inconscient de la portée sémantique définitive de ce qu'il a composé ? Autrement dit, le poète pourrait revêtir le manteau de « la conjuration par la magie du verbe », sans même le vouloir ?

Cher Gwen, j’apprécie que votre question commence par la formule fondamentale « mystère de la composition du poème ». Elle est fondamentale dans la mesure où il y a bien mystère dans l’élaboration d’un poème et ce mystère persiste même dans le poème achevé. Et heureusement. Non pas que ce mystère doive complètement fermer le texte à la moindre chance de compréhension par l’intelligence et la sensibilité, mais il est la trace de la liberté, de la polysémie imprévue que portent les mots quand nous les écrivons. Sans cette part irréductible d’énigme, de polysémie du sens, le poème ne serait que l’illustration rhétorique, didactique d’une pensée préméditée. Si ce que je dis de ce poème, dans la réponse précédente, paraît autoritaire, tranché, je le regrette, car rien de tel n’a présidé à son écriture : c’est le poème lui-même qui m’a embarqué sans rames dans son esquif, après que je lui eus donné ses premiers mots, eux-mêmes plus surgis que préparés. Qu’une intention ait présidé à l’écriture de ce poème (ici mon obsession du temps qui passe, en écho au titre du recueil : Le ciel passant) c’est incontestable. Mais la suite, comme toujours, m’a en grande partie échappé : j’ai rencontré des mots, des rapprochements qui se sont invités dans le déroulement du thème. Et ce que l’ensemble a donné, une fois le poème achevé, m’a comme d’habitude surpris moi-même. L’inconscient avait joué son rôle avec ses lois propres. Je me retrouvais face à un « objet » qui ne trahissait pas le thème initial mais l’avait parcouru en moi et hors de moi. Alors, vous avez raison de dire que le poète est le plus souvent « inconscient de la totalité sémantique de ce qu’il a composé. » Un poème suggère, propose mais n’impose rien. Dès lors, le poète n’a pas à donner « une interprétation stricte. » Dans un texte intitulé Poésie parlote, Jacques Réda répondait ainsi à un organisateur de conférences qui l’invitait à éclairer sa poésie: « Puisque vous insistez, à défaut d’un de ces coups de phare dont vous demandez aux poètes d’aller scruter les profondeurs de leur création, le plus simple pour moi serait de vous envoyer maintenant et sans autre commentaire quelques poèmes. Car je suis d’un tempérament un peu obscurantiste, c’est-à-dire méfiant devant les prétentions à éclairer ce qui me paraît lumineux. » En accord avec Réda, je dirais que c’est paradoxalement par l’aspect surprenant qu’a pris le poème au cours de son écriture, qu’il paraît, in fine, lumineux. Mais explique-t-on ce type de lumière et doit-on refuser aux lecteurs d’en être éclairés différemment ? Evidemment non. D’ailleurs, vous dites fort justement que « (votre) œil possède sa propre histoire. » Alors pourrais-je, sans même le vouloir, conjurer ce temps terrible « par la magie du verbe » ? A cette question je répondrai par une autre : « Pourquoi pas ? » Je crois à la magie, ou plutôt pour moi à la force du verbe et surtout à la vérité que le verbe poétique propage et qui peut s’immiscer dans le tissu de mensonges de la parole actuellement apparemment dominante pour le trouer, le brûler à petit feu. Peut-être n’est-ce pas le poème qui nous occupe qui le fait à lui seul, mais l’ensemble de ceux que j’écris, surtout quand ils font bloc avec les autres paroles magiques, fortes et vraies d’autres poètes comme celles réunies dans L’Anthologie de la poésie des profondeurs que vous avez constituée avec Matthieu Baumier.

 

En 2007 parait aux éditions Rougerie une anthologie de vos poèmes, Chemin qui me suit, précédé de Poèmes choisis, 1987-2007. Vous y faites, en introduction, le point sur ce choix de poèmes, comme un homme fait le point sur sa vie. Nous pouvons y lire, par exemple, ce superbe poème :

 

 

un jour tu regarderas
se replier dans ta main
cette feuille
que tu prenais pour ma main
elle aura eu printemps été automne
mais jamais l'arbre
où tenir plus fort qu'à toi

 

Les poèmes marquent-ils la cadence, comme cardiaque ou métronomique, ou comme des amers, semés dans la navigation de votre existence ?

A ce jour, je distinguerais deux périodes dans ma vie : la première, la plus longue, disons des années 1980 aux années 2000, où je pourrais dire que le poème rythmait ma vie avec régularité. Les périodes de travail et celles de vacance(s) consacrée(s) à la poésie alternaient harmonieusement. Je savais que dans le silence des périodes de non écriture se préparaient les poèmes qui, en effet, arrivaient en leur temps, comme des trains à l’heure. Les moments d’écriture du poème étaient à la fois une mise à jour de ce qui avait d’abord, pendant quelques mois, seulement balbutié intérieurement et une relance de la vie, comme une marche reprise après avoir bu à une source. Et je sortais de la période d’écriture comme renforcé et si j’ose dire « éclairé » sur mon rapport au monde. Puis vers 2000, ce rythme bien cadencé s’est rompu et je suis resté plusieurs années sans écrire de poèmes et même sans en lire beaucoup (et pour dire vrai sans en souffrir).

Quand le désir du poème a ressurgi (vers 2005 ?) j’en ai été surpris et heureux. Mais dès lors il n’y eut plus de cadence métronomique, mais des à-coups, des surgissements imprévisibles du besoin d’écrire. Intuitivement, je compris que j’écrivais dans la deuxième optique qui termine votre question : c’est-à-dire pour laisser trace de moments d’existence soulevés du temps ordinaire par le poème. Connaître le pourquoi de ces états de fait m’indiffère : que le poème passe par moi ou pas, avec régularité ou pas n’a jamais remis en question ma certitude de la nécessité de la poésie. Cœur régulier ou arythmique, le poème a néanmoins ajouté à ceux de mon cœur des battements précieux.

 

Le dernier livre que vous avez publié, et dont nous avons rendu compte dans Recours au Poème est La vie atteinte. Nous aurions pu, chacun d'entre nous, ne pas atteindre la vie. Mais par notre naissance, nous avons atteint ses rives. René Char, dans un vers célèbre de son poème Commune présence, parle au jeune poète : "tu es pressé d'écrire/comme si tu étais en retard sur la vie". Et cette impression, effectivement, semble commune : être conscient que nous sommes en vie, mais souffrir de ne pas être absolument dans la vie, que la vie nous devance, que l'on n’arrive pas à la rattraper ou à l'épouser, à faire un avec elle. Votre livre, par son titre, semble proposer un autre angle de vue.

Cependant, dans cette vie, puisqu'atteinte, à quoi sert donc le poème, dont vous certifiez de la nécessité ?

La vie atteinte est un titre qui s’est imposé à moi par sa polysémie, polysémie soulignée dans l’épigraphe empruntée à un poème d’Anne Perrier : « Vivre est une royauté fragile ».  Bien entendu, comme vous le dites, on atteint déjà la vie en naissant. Mais pas la conscience de ce qu’est la vie. Cette conscience s’acquiert au fil du temps (et Cluny, pour en revenir à lui, considérait même que la vraie naissance à la vie était l’adolescence). Les premières connotations de ce titre renvoient donc à la conscience de la vie acquise à un âge où les découvertes, les rencontres, les expériences, les épreuves… ont jeté sur elle quelques lumières. Pour moi, s’il y a une « royauté » dans la vie d’un homme âgé, c’est celle qui nous fait maître d’un domaine redoutable : la lucidité. Cette lucidité qui selon la célèbre et superbe formule de René Char « est la blessure la plus rapprochée du soleil. » Dès lors, le poème, dans cette acception du titre, est l’outil idéal pour creuser cette lucidité, l’approfondir pour mieux l’éprouver et lui faire mettre en relief ce qu’elle révèle. Outil idéal dans la mesure où l’écriture poétique ajoute et mêle au regard conscient sur le monde et soi le droit de regard de l’inconscient qui construit aussi notre rapport à l’existence.

L’autre connotation de ce titre, qui se retrouve dans l’adjectif « fragile » employé par Anne Perrier, renvoie à une interprétation « douloureuse » de mon  adjectif « atteinte ». Il s’agit alors des blessures de tout ordre qui marquent une vie et s’ajoutent les unes aux autres. Le poème est alors le réceptacle de ces blessures : les mots vont vers elles et tentent de les restituer au plus vif dans la vibration, l’intensité de la langue poétique qui oblige le langage usuel à aller au-delà de ses insuffisantes capacités à dire les vérités. La vie atteinte n’est pas la mise au repos, au silence, de la poésie. Au contraire, elle a besoin d’elle pour peser gains et pertes et leur pourquoi. J’ajouterai même, qu’à ce moment de l’existence, le poème ajoute au titre que j’ai élu le point d’interrogation par lequel je ne l’ai pas terminé : une vie est-elle jamais atteinte ? C’est pourquoi, certainement, la dernière partir du livre s’intitule Avant la suite. Autrement dit, le poème demeure nécessaire, aussi bien pour sonder ce qui nous a faits ce que nous sommes que pour révéler et aborder les incertitudes et les émotions que nul bilan ne peut prétendre avoir englobées. La vie atteinte reste mystérieuse dans son passé que le poème, dans le même temps, recueille et interroge, et tout autant dans son présent et son avenir. On pourrait orienter en ce sens l’expression  « poésie ininterrompue » d’Eluard et dire qu’on n’en a jamais fini avec le poème tant qu’on n’en a pas fini avec la vie par la mort biologique.

 

 

Dans cette époque de grands bouleversements, de grande mutation, où la poésie est tant ignorée, voire rejetée par l'essence du système capitaliste, et semble faire si peu partie de la vie et des préoccupations des individus, pensez-vous que la poésie puisse être bénéfique "aux citoyens", et de quelle façons ?

Question difficile ! J’ai toujours pensé que la poésie s’adressait à l’homme dans son intimité, dans son individualité, intimité et individualité étant à mes yeux les meilleurs réceptacles de ce « langage dans le langage », polysémique, ambigu qui ne peut cheminer que dans des sensibilités particulières qui l’épouseront, chacune à sa manière. Cela suppose une solitude, voire un retrait en soi, alors que l’homme-citoyen, qu’il le veuille ou non est plutôt en avant, tourné vers l’extérieur, systèmes, événements collectifs et autres hommes en général. Alors à cet homme plus extériorisé, plus collectif qu’individuel, qu’est-ce que la poésie peut apporter, surtout de « bénéfique » ? Ce n’est pas une question que je me suis vraiment posée, mais je pense que la poésie peut au moins, dans sa vie sociale, ne pas lui faire oublier sa vie intérieure enrichie par la méditation, l’imaginaire, maintenir en lui cette individualité venue des profondeurs et qui empêche les systèmes agressifs de tous ordres de le laminer, le réduire à l’ectoplasme dont l’idéologie capitaliste a grand besoin. L’esprit, la spiritualité, la découverte émue de l’humanité comme de la nature, insufflés, entre autres, par la poésie ne sont pas choses faciles à formater.

Et puis, si l’on met le mot citoyen au pluriel, on peut alors songer à ces poésies à voix fortes qui s’adressent  à des peuples entiers pour leur restituer leur Histoire, leurs valeurs, les inciter aux légitimes aspirations et aux révoltes qui en résultent au nom de la liberté, de la justice, de la reconnaissance : Césaire ou Senghor ont fait beaucoup pour la « négritude » et donc pour chacun des citoyens qui la composent, de même Darwich en Palestine ou Amichaï en Israël. Il y eut de cela aussi au XIXe siècle romantique avec la poésie de Hugo pour ne prendre qu’un exemple emblématique, aussi, plus récemment, dans la poésie de la Résistance. Est-ce qu’aujourd’hui dans le faux confort et la fausse facilité (qui encouragent tant de passivité) on peut espérer le retour de ces voix fortes ? Il faudrait qu’avant cette poésie revienne l’Histoire, mais il paraît que nous sommes dans la post-Histoire… Alors, à défaut de soulèvements, espérons qu’au moins la poésie telle que je l’évoquais au début de la réponse, préserve chez les « citoyens » une âme et une volonté de résistance, une manière de vivre où chacun regarderait l’autre en tenant compte de sa profondeur complexe, de sa dignité, conditions pour que l’être prime sur l’avoir, le vrai sur le spectaculaire, l’amour du monde sur son exploitation marchande. Peut-être, pour détruire la débile post-Histoire avons-nous à inventer une nouvelle pré-Histoire où la citoyenneté serait un art de vivre ensemble. Après tout, les utopies ne sont pas faites pour les chiens. Malheureusement les contre-utopies non plus…

 

 

Dernière question, cher Jean-François : y a-t-il un poème, ou des poèmes, qui sont pour vous des compagnons, des poèmes connus par coeur, et qui vous accompagnent et vous soutiennent dans les moments cruciaux de votre vie ?

Des poèmes qui m’accompagnent, et me soutiennent dans différents moments de ma vie, il y en a d’innombrables. Il serait fastidieux et il me serait même impossible de tous les citer.

Ils sont de toutes époques, aussi bien français qu’étrangers, mais je dois reconnaître qu’ils me reviennent surtout par bribes, par fragments : j’ai un peu perdu l’habitude d’en apprendre par cœur dans leur intégralité, mais à chaque fragment qui me revient je pars en quête du livre où je retrouve le poème complet et je le relis, souvent à voix haute. Pourtant, certains poèmes, tenaces, me sont restés intégralement en mémoire : en particulier deux de François Villon qui est, avec quelques autres, au sommet de mes admirations. L’un est la célèbre Epitaphe de Villon popularisée sous le titre « La ballade des pendus », l’autre, dans son Testament est le Rondeau qui commence par :

 

Mort, j’appelle de ta rigueur,
Qui m’a ma maîtresse ravie…

 

Deux chefs-d’œuvre puisés au plus profond du tourment humain, de l’épreuve de vivre et mourir.

Et dans le même registre, ce poème bref, daté de 1983, du poète allemand Rainer Kunze que je citerai in extenso :

 

Meurs avant moi, juste un peu
avant

afin que ce ne soit pas toi
qui aies à revenir seule
sur le chemin de la maison

 

Je dois tout de même préciser que je connais des poèmes par cœur, mais je ne les dis pas à haute voix… Je les chante en m’accompagnant à la guitare : les musiques qui les portent, qu’elles soient de Brassens, de Ferré, de Léonardi, de Ferrat et de bien d’autres, sont d’excellents supports pour la mémoire. Là, je retrouve Aragon, Luc Bérimont, Hugo, Lamartine, Paul Fort, Ronsard, Rutebeuf ou Genet… Les poèmes chantés ne font pas concurrence aux poèmes écrits et dits, ils les prolongent en leur donnant une autre couleur et souvent, une grande force de pénétration dans la sensibilité. Ils ont aussi l’avantage de les rattacher aux racines populaires de la chanson qui, pour moi, n’est nullement un art mineur.

Je rends grâce à la poésie, sous quelque forme que ce soit, d’avoir la force de nous hanter.

 

 

Merci, cher Jean-François Mathé, de nous avoir accordés temps et parole.




CHRISTOPHE DAUPHIN

 

Christophe Dauphin, merci d'accepter cet entretien pour Recours au Poème. Vous êtes né en 1968, vous dirigez la revue Les Hommes sans Épaules, avez publié une quinzaine de livres de poèmes, mais aussi autant d’essais sur la poésie et sur l’art moderne, ainsi que trois anthologies ; vous êtes également secrétaire général de l’Académie Mallarmé. Tout cela fait de vous un acteur avisé, doublé d'un observateur, du monde poétique. Quel est, aujourd'hui, l'état des lieux de la poésie en France ?

Si l’on s’en tient aux chiffres, on peut estimer qu’il existe plus de sept cents éditeurs et revues spécialisés, qui, précisons-le, travaillent très souvent bénévolement et portent la quasi-totalité de la création poétique contemporaine en France. Cent mille personnes écriraient (sans forcément en publier) ce qu’on peut considérer comme des textes poétiques. Selon le Syndicat national de l’édition,  plus de 600 recueils paraissent chaque année. Le tirage moyen d’un livre de poèmes, comme d’une revue, oscille entre 100 et 300 exemplaires. Certains ou certaines, plus rares, atteignent un tirage de 500, voire de 1.000 exemplaires. Ajoutons que la poésie est soutenue par toutes sortes de bourses et d’aides à la publication, privées ou publiques, nationales et/ou régionales. En 2013, le Centre national du Livre a subventionné 13 revues de poésie à hauteur de 27.000 €, ainsi que 55 éditeurs pour 127 livres de poésie, pour 209.000 €. Comment ces aides sont elles attribuées et à qui ? Souvent aux mêmes et pas toujours au mérite, c’est le moins que l’on puisse dire. Il existe aussi des résidences d’écrivains, des Maison de la poésie et autres officines, qui ressemblent plus en fait (du moins pour certaines) à des bastions pour initiés qu’à des espaces ouverts aux poètes ; lesquels, nous dit-on, ne mobilisent pas, alors que les festivals et manifestations poétiques se multiplient, pour le meilleur comme pour le pire il est vrai, à travers le pays.

Nous pourrions donc dire benoitement que la création poétique se porte bien en France, mais la cruauté des chiffres (pour évoquer la poésie et le théâtre mis ensemble) ne laisse planer aucun doute : 0.4 % des livres vendus, 0.2% du chiffre d’affaires du secteur du livre, et 1% du lectorat total, ce qui nous remet en mémoire ce constat que Georges Mounin faisait voilà plus de cinquante ans : « Il y a rarement eu autant de gens pour écrire cette chose que personne ne lit. » Heureusement, l’avènement de l’impression numérique (utilisée avec souplesse pour l’impression à la demande et les courts tirages) et d’internet (éditorial, diffusion et vente)  a quasiment sauvé le petit monde de la poésie (revues et éditeurs), certes, en état de survie permanent. Rappelons qu’une diffusion et une distribution en librairie impose d’avoir recours, non pas au poème !..., mais aux services d’un distributeur (autant dire un « ogre », pour un micro-éditeur) dont les prestations représentent 60% du prix de vente HT du livre. Ce distributeur impose en outre à l’éditeur un programme éditorial prévisionnel, avec un nombre de titres (10 à 12  au minimum) et un tirage imposés (800 à 1.000 exemplaire par titre en général). Peu d’éditeurs spécialisés peuvent se permettre cela.

Que la poésie circule lentement et difficilement, c’est une évidence, mais elle circule et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Hier, comme aujourd’hui et ce sera encore le cas demain, on continue à parler et à lire bien des poètes, alors que l’on a oublié toute une pléthore de prix Goncourt, Renaudot et autres. Les mots du poète restent debout et marchent à nos côtés. Le poète met des vitamines dans l’existence. C’est pour cela qu’il ne meurt pas tout à fait.

Après avoir dit cela, il faut également parler de la présence et de la visibilité de la poésie sur la place publique et notamment dans les médias. Le sujet énerve et frustre plus d’un poète. Et pourtant, il n’y a rien à en attendre. Les médias (exception faite de l’hebdo le 1, qui publie un poème en pleine page à chaque livraison), y compris et surtout ceux dits « littéraires », n’accordent quasiment aucune place aux poètes. Nous le savons et cela ne changera pas. Faut-il s’en lamenter ? Ce n’est pas mon avis. La poésie n’est pas soluble dans le mercantilisme. Aucun média n’a le désir, la volonté et surtout la compétence pour parler de la poésie ; et si cela avait lieu, on imagine pour l’avoir déjà vu dans la presse comme plus rarement à la TV, la catastrophe que ce serait. Nous avons pu le vérifier en 2011, lors de l’attribution du prix Nobel de littérature au Suédois Tomas Tranströmer. L’accueil des médias français fut éloquent : les uns se contentant de reproduire le communiqué de l’AFP ; les autres, ajoutant à l’incompétence le mépris, pour cet « obscur et insignifiant poète » ; ce que Tranströmer n’est pas, évidemment. On se souvient aussi de Denis Roche, ancien chef de file de la poésie germanopratine telqueliste, affirmant que lorsqu’il lisait Tomas Tranströmer, les bras lui en tombaient, parce qu’il le trouvait affligeant. Pour Roche, la poésie est définitivement aux arrêts, obsolète ! Les gens continuent à en écrire cependant. « Ça doit être rassurant, et joli, comme de mettre des pâquerettes sur son balcon », concluait Denis Roche, qui est bien celui qui a rassemblé les bribes de son « aventure poétique », sous le titre de La poésie est inadmissible. Sans doute voulait-il dire : Ma poésie est inadmissible ; et il en a tiré la leçon qui s’imposait : le silence ! Mais d’autres épigones, plus pâles encore, sont apparus depuis, qui se sont réfugiés dans la performance (quelle originalité !..) et dans le charabia théorico-théorique, pour mieux masquer leurs carences poétiques ; adeptes des jeux de mots, de typographie et de plats mal réchauffés, qui se sont autoproclamés « poètes d’avant-garde » (une première dans l’Histoire !, à moins qu’il ne s’agisse de l’avant-garde des subventions publiques et des effets de manche ?), pour n’être en fin de compte qu’une arrière-garde de plus, adepte du jeu formel sans conséquence, que nous pouvons situer au même niveau que celui de la Société des Poètes Français. N’est pas André Breton, Tristan Tzara, Kurt Schwitters, Raoul Hausmann ou Alexeï Kroutchenykh, qui veut !

La poésie française d’aujourd’hui n’est pas du tout compacte. Elle est morcelée et fort variée. Plusieurs tendances, actuellement, se font jour, comme le regretté et excellent poète, critique et animateur que fut Michel Héroult, l’a perçu : « la poésie du quotidien », « la poésie de l’émotion et/ou émotiviste », « la poésie néo-surréaliste », « la poésie sociale et/ou politique », la « poésie mystique », la « poésie minimaliste et/ou philosophique », la « poésie néo-classique » et ce que nous appelons la « nov-Poésie », dont nous venons de parler. En règle générale, la poésie contemporaine témoigne de l’homme. Certains le font en haut d’une tour, d’autres au fond d’une cave mais, toujours, c’est de l’homme dont il s’agit. En tout cas bien plus de l’homme que des dieux. Certains appuient cette recherche vers le bas ou vers le haut. Diversité, il y a. Et s’il y a indéniablement de très bons poètes en France, on ne doit pas perdre de vue que le poème lorsqu’il donne dans un excès de formalisme, de culture ou de sensiblerie, ne peut que se transformer en un vain bibelot. L’objet langagier n’est pas un poème, c’est un objet langagier. La poésie c’est l’être et non le paraître. La poésie est un vivre et non un dire. Octavio Paz, qui était très préoccupé par la notion de modernité, m’a dit un jour que chaque époque s’identifiait avec une vision du temps et que le passé n’était pas meilleur que le présent. C’est-à-dire que la perfection n’était pas derrière nous, mais devant. Ce n’était pas un paradis déserté, mais un territoire, une ville, qu’il nous fallait bâtir. Paz m’a également dit que la poésie qui se profilait, cherchait le point d’intersection des temps, le point de convergence. Ce point, d’après lui, nous dit qu’entre le passé bigarré et le futur dépeuplé, la poésie est le présent. Gageons qu’il ait raison.

Rien de nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est d’assister paradoxalement aujourd’hui en France, comme l’a écrit Martin Rueff, à un étrange phénomène : non seulement le nom poésie dont l’adjectif poétique est tiré n’est plus considéré comme son porteur naturel, mais encore on va jusqu’à dénier aux poètes la poésie qu’on prête aux non-poètes. Les exemples ne manquent pas. Pour encenser tel livre de prose, telle chanson, tel chanteur, nombreux sont les médias, les personnes, qui n’hésitent pas à les qualifier de « poétiques », bien que la poésie soit absente de leurs éditoriaux. On sait par ailleurs l’emploi aberrant que certains font du mot « surréalisme ». Ce n’est pas la poésie-des-poètes qui intéresse, mais la poésie-des-non-poètes ou plutôt la non-poésie-des-non-poètes. Pour les médias, la poésie-des-poètes est un vide économique, sans public (ce qui est faux) ; un genre dont ils se moquent, ne parlent jamais (sauf pour citer pompeusement Baudelaire, Rimbaud ou Char), et auquel ils ne comprennent rien. Il en va tout autrement avec la non-poésie-des-non-poètes, comme en témoigne le raz-de-marée médiatique dévastateur de bêtise d’avril 2013. L’insondable bêtise des médias et de ceux qui les écoutent bouche bée (et pas seulement en art ou en littérature), a en effet atteint son paroxysme avec la parution d’un livre de « poèmes » de Michel Houellebecq, le chef de gare du roman de gare français : Configuration du dernier rivage. D’emblée, ce fut « l’évènement de l’année », le livre dont tout le monde se mit à parler dans les rédactions comme dans les salons feutrés, sur les plateaux de télévision, à la radio, où l’on déclama ses « poèmes » en direct à l’antenne, tout en le congratulant obséquieusement. On n’avait jamais vu un tel ramdam autour de la parution d’un « livre de poèmes », qui fit même la une du journal Libération, tout en étant, il faut bien le dire, un livre d’une très grande médiocrité.

 

La situation que vous décrivez, vous qui semblez être un voyageur, la percevez-vous différemment dans le monde ?

La poésie est partout chez elle. Il n’existe pas de peuple sans poésie. Voilà sans doute ce qui constitue le caractère universel et indépassable de la poésie par rapport à d’autres formes d’expression. On peut remonter l’Histoire. Chaque communauté humaine a utilisé le langage d’une façon particulière, que nous pouvons appeler : poésie. La poésie est d’une diversification extrême telle qu’une définition précise ne peut-être que réductrice. Chaque peuple a sa poésie. Je suis internationaliste. Aussi, toutes les poésies m’interpellent et les peuples qu’elles portent aussi. Et c’est précisément par les poètes que l’on arrive aux peuples. Lorsque l’on aura dit qu’en Corée du Sud, par exemple, les poètes sont lus massivement, publiées dans les quotidiens, on mesurera la différence par rapport à la France. La poésie est aujourd’hui peut-être autrement plus vivante et plus créative, ou du moins plus vitale que littéraire, en Amérique du Sud, en Amérique Centrale, au Québec, le pays du grand Miron, ou plus proche de nous, dans les Balkans, en Europe de l’Est et jusqu’en Palestine, dans les territoires occupés. Le monde commence et la poésie d’aujourd’hui aussi une fois franchies les frontières de la muséographie française. Il ne faut pas se replier mais se déplier. C’est ce que nous faisons. Et je suis vraiment content de voir à quel point, par exemple, le site des Hommes sans Épaules est de plus en plus consulté à l’étranger et pas seulement par les francophones. Les échanges sont très riches. Nous recevons de plus en plus de textes et de correspondances de l’étranger, qui représente à plus de 30% de nos ventes de revues et de livres.

 

 

En plus d'être poète, vous êtes aussi - pardonnez ce raccourci - un théoricien puisque vous prônez, en matière poétique, l'émotivisme. Pouvez-vous nous expliquer cette notion ?

Le temps n’est plus, je pense, à l’esprit unilatéral et étroit des tentatives séparées. Partis de l’exploration parcellaire de ma sensibilité, j’en suis arrivé à l’émotivisme, qui est une synthèse moderne et d’ouverture des courants et mouvements révolutionnaires que sont la Poésie pour vivre et le Surréalisme, qui, depuis son origine jusqu’à son ultime aboutissement, a été une prospection continue de l’état de rêve (comme de l’émotion, pour l’émotivisme), afin d’en découvrir les véritables limites, beaucoup trop floues à travers la littérature, et trop restreintes à travers la psychologie. Partant de considérations sur « le peu de réalité », le surréalisme a prouvé éloquemment que la seule manière de libérer l’homme des contraintes idéologiques, d’assurer à l’esprit des conquêtes inépuisables, était d’agrandir l’état de rêve, d’en préciser les prérogatives, et de donner un plein effet réel à tout ce qui émanerait de cette source imaginaire.

J’ai adopté ce terme d’émotivisme en hommage à Jean Breton et Guy Chambelland, pour qui le poète est un être original, doté d’une sensibilité propre. Une hypersensibilité. « En ce qui me concerne, a-t-il écrit, si j’avais dû créer un « isme », j’aurais créé l’émotivisme ! », avant que Jean Breton ne le reprenne à son tour en décrivant les luttes intestines du milieu poétique des années 1960-1965 : « L’histoire littéraire regroupera peut-être sous la bannière de l’émotivisme les poètes qui, alors, dans des revues sans lecteurs et des recueils peu répandus, refusèrent de voir la vie affective enterrée sous les supputations linguistiques et le chloroforme pseudo-philosophique et, au contraire, enrichirent l’intimisme. »

L’émotivisme n’est évidemment pas un mouvement comme le fut le surréalisme, mais un courant comme le fut Poésie pour vivre, une attitude devant la vie, une conception du vivre qui ne saurait être détachée de l’existence du poète, car la création est un mouvement de l’intérieur à l’extérieur et non pas de l’extérieur sur la façade. L’émotivisme relève d’un seul principe : la liberté de l’être sensible.

J’appelle poésie émotiviste toute création vécue et ressentie vitalement dans les surprises, les soubresauts et parfois les râles de l’aventure intérieure, et qui invite à une explosion de la sensibilité dans « l’ici et maintenant », en créant un lien entre tous ceux qui se confient, tripes et âmes, pour tenter de faire basculer la vie dans le poème, avec cette sorte d’abandon qui doit préluder à une nouvelle invention de l’être, la dimension sensible scellant le socle de la poésie entendue comme chant profond.

L’émotivisme est un art de vivre et de penser en poésie, car une œuvre est nulle si elle n’est qu’un divertissement et si elle ne joue pas, pour celui qui la met en question, un rôle prépondérant dans la vie. Comprenons bien que la poésie est uniquement en l’homme et c’est ce dernier qui en charge les choses, en s’en servant pour s’exprimer. L’émotion est le versant affectif de cette relation au monde qui est constitutive de l’expérience poétique. Mais plus encore que l’horizon, l’émotion échappe à la représentation, et ne peut prendre forme qu’en investissant une matière, qui est à la fois celle du corps, celle du monde et celle des mots.

L’émotivisme ne s’incarne, ni dans une école, ni dans un système, ni dans un mouvement idéologique, mais dans groupe infini, Car, je ne crois plus au grand mouvement, mais bien davantage à la notion de courant ; un courant porté par un groupe infini, à l’instar de ce qu’a mis en pratique Sarane Alexandrian, dès sa sortie du groupe surréaliste en 1949. Un groupe infini, c’est tout le contraire d’une coterie ou d’une chapelle ; c’est un mode de rassemblement des plus modernes qui combat l’esprit sectaire, l’esprit de parti, expressions de l’esclavage idéologique, en leur substituant l’esprit de curiosité universelle, l’assentiment méthodique à ce qui est intéressant dans tout, au nom de la liberté de penser. Un groupe infini, et c’est ainsi que je conçois l’émotivisme, n’a pas de dirigeant privilégié, mais des meneurs de jeux prenant tour à tour des initiatives.

 

 

À 20 ans, vous écriviez le poème Malik Oussékine. 30 ans plus tard, comment a évolué votre vision de la poésie ?

Ma poésie était, est et demeure vouée à l’inquiétude, à la fêlure de vivre, la confrontation du rêve et de la réalité, de mon monde intérieur avec le monde extérieur. En ce sens, je ne suis jamais seul : mille liens se créent d’utilité, de frayeur, de joie, de chagrin, de dépit, de colère, de goût, de son, de couleur qui m’unit à toutes et à tous. Je joins mes peines, mes espoirs. J’y ajoute un rythme, celui de mon sang. J’ordonne ce tout par rapport à moi, je me mets à une certaine place dans cet ordre : je m’y enferme, je ne m’en exclus pas. J’ordonne mon univers, où tout m’entretient de moi et de tout. Mon émotivisme est une morale, une manière d’être et de vivre, dans la mesure où il est le fil conducteur de l’homme en prise directe avec ses émotions : le déchirement de l’être dans l’être, rapport à soi, à autrui, au monde. C’est ce que j’écris. C’est ce qui me fait écrire.

 

 

Dans un numéro récent de la revue « NUNC » (n°31, revue Orante), Pierrick de Chermont vous décrit comme porteur d'une "révolte noire, fraternelle et conquérante" et comme voulant "en découdre". De quoi voulez-vous découdre par le poème ?

La révolte contre l’injustice ne s’arrête jamais, de même, la recherche du bonheur. La recherche du bonheur, c’est la recherche de l’amour et de la liberté. Elle s’accorde avec la révolte contre l’injustice, mais elle la produit nécessairement. La révolte risque de ne pas trouver de fin, comme l’a écrit Stanislas Rodanski, car elle a ses mobiles et même son mobile. Elle se recherche au cœur de l’insupportable pour donner au monde un accès à l’élévation. Le poète ne parle que pour mieux dénuder les êtres et les choses qui l’entourent, que pour mieux s’écorcher aux aspérités de la réalité ; vivre se valorise par le devoir de lutter, chacun selon ses moyens, contre l’injustice et l’oppression. La poésie est une aventure du langage, une affaire vastement humaine ; une appréhension du monde, mais avant tout, un arrachement intérieur, l’essence même de celui qui s’exprime. Avant de naître des mots, la poésie est vécue, elle naît d’une situation humaine (consciente ou inconsciente), que les mots accompagnent. La poésie est reliée au sensible. Chaque poète réinvente le monde qu’il a en lui.

 

 

Comme la majorité des poètes d'aujourd'hui, vous avez un travail, alimentaire. Vous sortez masqué en quelque sorte. Vous composez donc votre poésie dans le feu de l'action. Comment naissent les poèmes en vous et comment parvenez-vous, dans ces conditions, à les composer ?

Je suis disponible 24 h sur 24, au quotidien, aux émotions, aux rencontres, que j’absorbe. Le poème peut jaillir à n’importe quel moment. Immédiatement comme au terme d’une longue gestation. Il m’arrive, tout comme le regretté Yves Martin, de le mémoriser et de le porter longtemps en moi, avant de la coucher sur le papier. Je ne travaille pas avec un mètre classique, mais avec mes propres impulsions nerveuses, mes propres impulsions rythmiques, pour crever les innombrables parois des mystères qui m’entourent, sans réel souci d’esthétisme, et en ennemi de tout conformisme. Il n’est pas question de « faire joli », mais au contraire, d’afficher, dans le domaine de l’écriture, la plus impétueuse liberté. Aucun mot, aucun vocabulaire n’est interdit. Au cœur du poème on doit trouver l’émotion, la tripe et l’homme, car, c’est bien la dimension sensible et existentielle qui provoque l’émergence du poème, lequel n’agit pas pour moi comme un amusement, un passe-temps, un exercice. La poésie n’est rien si elle n’engage pas la vie entière ; la poésie (sa lecture, son écriture) fait vivre, aide à vivre, vous révèle à vous-même, à autrui, au monde, et… change votre vie. Plus on est capable d’exprimer et d’extérioriser ses émotions dans des actes, plus on devient nourrissant pour les autres, parce que nous leur communiquons des choses qui sont importantes pour nous. Ce que nous vivons importe ou concerne souvent l’autre. Car, si la poésie, comme me l’a dit Jean Rousselot, ne nous parlait que d’elle-même, elle n’aurait pas grand intérêt pour les hommes, à qui elle est aussi sûrement destinée qu’elle leur est redevable. Aussi bien le poète participe-t-il à leur admirable travail en fondant des empires de langage avec les matériaux–lexiques qu’ils lui ont fournis.

 

Vous avez connu un grand poète en la personne de Jean Rousselot et vous venez, aux éditions Rafael de Surtis, de lui consacrer un livre, Jean Rousselot, le poète qui n’a pas oublié d’être. Pourquoi lire Rousselot aujourd'hui ?

Jean Rousselot était un homme d’une envergure rare et son œuvre le reflète. Il demeure un modèle, un exemple, par cette capacité hors-norme à mêler étroitement la vie et la poésie. Jean Rousselot, mon ami, le poète, ce héros ; comme l’a écrit Georges Mounin : « On ne se demande même pas si c’est un grand poète. Mais c’est un poète, et c’est quelqu’un. »

Pourquoi lire Rousselot aujourd’hui ? C’est le propos du livre que vous évoquez et que j’ai écrit pour le centenaire de sa naissance, au nom de notre amitié certes, mais aussi au nom de ce que Jean Rousselot a représenté et représente encore. Ce livre est quasiment un manifeste qui dit en substance : « voilà ce qu’est un poète, une vie de poète ! » Comme nous sommes loin ici des fabricants d’objets de langage à destination d’un langage sans objet, autant dire le mépris absolu du « chant » et du contact avec les frères humains.

Orphelin, élevé dans une misère vraiment noire, Jean Rousselot est devenu l’un des plus grands poètes de sa génération, un homme qui n’a pas oublié de vivre et qui a toujours mis sa vie en jeu, et pas seulement dans le poème, si l’on pense à ses prises de position, à ses engagements, sa vie durant, y compris durant l’Occupation face aux vichystes et aux allemands. Son œuvre est imagée, rude, virile, parsemée de mots du jour et de formules familières comme pour ne pas trahir un vécu difficile et combattif. Elle s’étend sur près de soixante-dix ans, avec plus de cent trente volumes à son actif : des livres de poèmes, des romans, des contes, des nouvelles, des biographies, des essais, mai aussi une quantité innombrable de notes et d’articles en revues et dans la presse, ainsi que des traductions et des pièces radiophoniques.

Jean Rousselot, homme de mots, homme de l’être, aura pénétré dans les forêts intérieures de l’homme comme bien peu l’auront fait, avec autant d’engagement et de sincérité. C’est qu’il ne s’est jamais livré à la complaisance de faire du Rousselot à tour de bras. Son œuvre a évité tous les poncifs. Il a au contraire souvent rompu avec lui-même, quitte à dépiter la critique, soit pour retourner à « ses vomissements », soit pour « chercher de nouvelles nourritures. » Alors, comme l’a dit Guy Chambelland : « À pratiquer l’honnêteté d’écriture de Jean Rousselot, que reste-t-il d’un Denis Roche ? »

 

 

Quels sont vos compagnons en matière poétique, et pour quelles raisons ?

Je vous épargne la liste des grands aînés de Rutebeuf et Villon à André Breton. Si je dois citer des poètes vivants, là aussi, nous n’en finirons pas, car cela en représente des noms. Alors, je répondrai : toutes celles et tous ceux, connu(e)s et inconnu(e)s, qui, dans leur diversité, ont publié (533 noms à ce jour, rien que pour la troisième série), publient et publieront dans Les Hommes sans Épaules, et pas seulement les poètes surréalistes et/ou de l’émotion, assumés ; parce que ceux-là, à quelques exceptions près, assument l’homme-même, quotidien, nous dit Chambelland. L’homme et ses limites. C’est-à-dire, à l’opposé exact du culturel-convention, le tragique – l’impossibilité de tricher – ce tragique qui constitue peut-être la plus profonde dimension de la poésie. Leur style est évidemment à la mesure de cette situation tragique : dépouillé d’artifices, décapé jusqu’au muscle, à l’os ; il ne sert guère qu’à communiquer l’homme à l’homme, avec une économie de vocables qui fait toute sa différence d’avec la prose.

 

 

Vous vous réclamez, en matière poétique, de la profondeur. Que mettez-vous derrière ce mot ?

Face à moi-même, face à autrui, face au monde, face à mon poème, je suis toujours face à un abîme ; un abîme que je suis, que nous sommes et ne cesserons jamais d’être. Je résiste dans la fêlure. Mon rapport au langage, à mes émotions, me renvoie de plein fouet au rapport que j’entretiens avec le monde, à renfort de mots coups de poing, de mots coups de sang, pour exister. Pour moi, il n’existe pas un espace sans combat. Pas un atome sans cri. Mais seulement, à bout portant : le langage, l’émotion, le rêve, la réalité, le mot coup de tête. Plus loin que la mêlée des images, plus loin que l’écume de la phrase, j’aspire à descendre dans les boues colorées de l’homme.

 

 

Dans le monde d'aujourd'hui, il y a les économistes, les financiers, les écrivains de romans, les intellectuels, les scientifiques, les sportifs, les politiques, les journalistes... Le poète, absent de tout ce bouquet, porte-t-il une connaissance du monde ?

Vivre et écrire de la poésie, c’est vouloir se fouiller, plaider pour soi-même, rencontrer autrui au plus profond, donc communiquer, dénoncer aussi les aliénations, laver le vocabulaire, promouvoir en rêve des gestes qui deviendront un jour des actes. Alors, certes, tout cela n’est pas facile à vivre et à écrire, car le poète est un exclu. Il est tenu à l’écart, conformément à la morale platonicienne. Cela ne remonte pas à hier. Il faut bien dire cette solitude, ce désarroi, ce désespoir, qui entourent le poète. Il n’est pas facile de vivre dans la peau d’un poète, qui doit exister en face de gens qui nient purement et simplement son existence. Mais aussi en face de gens qui attendent tout de lui. Alors, ce n’est peut-être pas grand-chose la poésie, mais pour certains, ce « pas grand-chose » est tout. Je ne veux surtout pas généraliser ou faire du misérabilisme, mais je n’oublie pas les « mouroirs » d’Yves Martin, ni ceux de Guy Chambelland. L’appartement-assommoir dans lequel vivait Claude de Burine. Lors de sa crémation au Mont-Valérien, nous étions deux à être présent, son compagnon et moi. Thérèse Plantier, dont Les Hommes sans Épaules furent les seuls à signaler la mort et à saluer son œuvre. Alain Morin, dont personne n’avait même de portrait photo, ni ne connaissait la date de sa mort. Et pourtant quelle profondeur et quelle grandeur chez tous ceux-là ! Ils m’ont aidé, ils m’aident encore à vivre, avec bien d’autres. Que de combats et de corps-à-corps avec la vie, avec la mort, avec le langage. Des abîmes insondables, mais aussi des isthmes de lumière. Du cristal. Non, ce n’est pas facile d’être un poète. Il faut avoir gagné cela par la douleur et s’accrocher. Alors exclu le poète, oui, mais a contrario, le poète, aujourd’hui a, tout en se lamentant sur son sort, tendance à s’en contenter. Certains, me dirait Alain Breton, « sont trop malheureux » pour agir autrement. Oui, mais les autres ? J’ai encore tout récemment été abasourdi par les poètes, lors de cette terrible première semaine de janvier 2015, après l’assassinat de Charb et de ses camarades ; dix-sept victimes au total. Abasourdi par le silence des poètes. À ce jour, à ma connaissance, seuls Les Hommes sans Épaules et Texture, par la voix de Michel Baglin, se sont manifestés par un communiqué. Sinon, rien, le néant. Tout le monde a continué à écrire ses petits poèmes et à les publier comme si de rien n’était. Le poète est un artiste, mais c’est aussi un citoyen, un intellectuel. Mais ils étaient où les poètes ? À la remorque du monde, une fois de plus, là où personne n’ira les chercher. Donc, rien du côté de la poésie française, mais en revanche beaucoup d’échanges et de nombreux messages avec l’étranger. Je pense notamment aux émouvants messages de notre grand poète Beat Lawrence Ferlinghetti ou encore avec le poète surréaliste grec Nanos Valaoritis, et le Liban, et même l’Iran ! On parle beaucoup des étrangers en France et pas spécialement en des termes qui nous agréent. Nous, nous disons : heureusement que les étrangers existent ! Nous nous sentons moins seuls.

Donc, pour ce qui est de la connaissance du monde ; je dirai que certains on une assez bonne connaissance de leur nombril. Les autres recherchent par le moyen du langage, une vérité de contact avec les êtres et les choses, car ils considèrent les mots comme des réalisations dont ils ont la prescience, et c’est ce qui les aide à se déchiffrer eux-mêmes en déchiffrant le monde. La poésie déborde de la simple activité littéraire et intellectuelle pour envahir l’espace même de la vie.

 

Merci Christophe Dauphin.




Claude Michel Cluny

HOMMAGE A CLAUDE MICHEL CLUNY
QUI NOUS A MALHEUREUSEMENT QUITTES DIMANCHE 11 JANVIER 2015

CLAUDE-MICHEL CLUNY NOUS AVAIT ACCORDE UN ENTRETIEN EN JANVIER 2013

 

 

Claude Michel Cluny, les éditions de la Différence viennent de rééditer le premier volume de votre œuvre poétique. Il rassemble des poèmes depuis 1960 jusqu'à 1980. Partons de votre premier ensemble, Désordres. La quatrième de couverture nous indique que vous l'avez écrit sans vous soucier des mots d'ordre de l'époque, ni des écoles ou des clans. Pouvez-vous nous parler de cette période, ou vous entrez en littérature en vous affranchissant du contexte immédiat ? Pouvez-vous nous parler du projet de Désordres, qui s'abstrait des lignes de force de l'époque qui, par définition, influencent inconsciemment toute une génération ?

          L’éblouissement à la lecture de Valéry, que l’on disait obscur, m’incita, vers dix-sept ans, à l’imiter ; puis d’autres contemporains, Cocteau, Reverdy, Jacob… C’était poétiquement désastreux, sauf que j’appris là le « métier », le merveilleux artisanat du langage. L’apprentissage, d’une écriture l’autre, me libéra des influences d’abord, puis la réflexion critique me débarrassa des mots d’ordre et des écoles. L’indépendance m’était naturelle ; je ne me suis jamais affilié à quoi que ce soit. J’attendis longtemps avant de publier, afin de prendre du champ. Je voyais tant de mauvais livres paraître ! Désordres n’était pas un projet, tout juste une maigre récolte. Assez personnelle, sans doute, pour que des graines entêtées aient à leur guise ensemencé pour une part jusqu’à mes derniers livres.

 

Vous avez attendu longtemps afin de prendre du champ, dites-vous. Pouvez-vous nous raconter votre "devenir" poétique, depuis ce mystérieux "après-midi d'accablante exaltation, de doute et d'enthousiasme", ainsi que vous l'écrivez dans la préface, et qui vous fit vous engager dans le champ poétique ?

          À la fin de l’adolescence, nous allâmes, un ami de collège et moi, vivre l’été en Provence. Le hasard nous offrit la découverte d’un lieu magique par son isolement et par sa beauté. Après les ruines antiques que nous venions de voir, je pouvais y rêver d’Horace et de Virgile, mais aussi d’une parole qui ne craindrait pas l’usure du temps. Nous écrivons et nous créons pour échapper au temps, pour inventer la vie, apprenant jour après jour que l’indicible est ce qui reste à dire. J’eus plus tard à Delphes, en écho alors désespéré, le choc d’une interrogation sur le sens de l’histoire. Si je pouvais répondre à votre question, pourquoi aurais-je tenté d’écrire ?

 

Vous parlez d'une parole qui ne craindrait pas l'usure du temps. Dans votre préface, vous dites : "Ce qui est nouveau, c'est une volonté de naufrage, une complaisance dans l'anéantissement (habilement exploité par les trafiquants d'arts plastiques) et la culture des débris". Pensez-vous avoir conjuré cette volonté de naufrage en arrachant au néant une parole qui ne craindrait donc pas l'usure du temps ? Et par quels moyens, quels sortilèges ?

          Non, nous essayons de maîtriser notre art, acte conscient techniquement, mais dont le(s) sens nous sont dictés  autant par l’inconnu qui nous habite que par la vie et la connaissance, ce que Pindare résuma comme « l’épuisement du possible ». L’effort nous appartient, pas le destin des choses. Je ne crois pas aux certitudes. Autant que le travail, dans l’effort d’accomplir notre art, d’atteindre à ce que nous essayons d’arracher à l’inattendu, les refus nous font − par défaut, peut-être − aussi ce que nous sommes. S’il y a sortilèges, nous ne pouvons être leur maître. Leur serviteur, qui sait ? Leur truchement, ainsi désignait-on autrefois les traducteurs…

 

Qu'entendez-vous par "volonté de naufrage" ?

          La fortune des « installations »,  bric à brac, né il y a près d’un siècle avec Dada, s’étale comme négation (rémunératrice) de l’art dans les galeries et les musées Les poètes minimalistes nient le verbe. Michel Deguy m’avouait, lui, ne plus pouvoir revenir au lyrisme sans « perdre la face » devant ses étudiants ! Là, nous sommes bien éloignés des enjeux financiers des arts plastiques ! Nous sommes passés de l’ère du soupçon  à celle du reniement puis à l’imposture comme raison sociale.

 

Ne plus pouvoir revenir au lyrisme sans perdre la face devant ses étudiants, voilà qui paraît être le monde à l'envers ; la soumission du poète au diktat social, voilà qui remettrait en question l'état de poète de ces dits poètes, ne trouvez-vous pas ?
Comment percevez-vous le poème aujourd'hui ? Vous parliez des minimalistes. Quelles lignes de force se dégagent maintenant, et de quels poètes de notre temps aimez-vous lire l'œuvre ?

          Que le diktat soit d’ordre politique, social ou d’école, de groupe − tel le surréalisme hier − un diktat est un abrasif. On ne peut que le subir, le contourner, ou s’en abstraire.
Je ne vois aujourd’hui ni école ni ligne de force, et la pluralité n’en pâtit pas. Les mots d’ordre sont toujours destructeurs de talents.
Les médias ne le sont pas moins, qui ont pratiquement éliminé la présence de la poésie de la presse écrite, de la radio et de la télévision. L’une des raisons tient à l’évidente volonté non dite de limiter le langage à l’utilitaire.  Niveler par le bas fait les peuples dociles.

 

Vous abordez la dimension indocile de la poésie. Ma question ne pousse pas à l'orgueil, elle suit le cours de l'entretien : en quoi lire votre œuvre poétique permet-il particulièrement de s'arracher à la volonté de nivèlement des peuples ?

          Écartons le ridicule du « message ». J’aimerais avoir donné une œuvre en liberté, fidèle à ce que je crois être la véritable patrie d’un poète, sa langue, avec ses racines, sa richesse, son inventivité, son pouvoir de partage et d’incitation non seulement à maintenir mais à réinventer. Rien en art n’est à jamais figé. La création ne s’arrête jamais, encore que toujours menacée, plus que jamais menacée. Il importe de refuser, après le « politiquement correct », la réduction du langage, donc de l’asservissement de l’esprit, de la réflexion et la créativité au « degré zéro ». 

 

Nous ouvrons votre livre par un poème superbe nommé Acanthes.

                    Les acanthes ornaient le silence bleu du sud. De grands pans de mémoire se perdaient dans la mer, et toi. Et de toi je m'étonnais, et ne te reconnaissais plus parmi les bustes abattus dont le temps avait bu les lèvres cœur dévoré par la nuit.

                    Alors j'ai su que les désastres ne sauraient plus t'émouvoir. Tu étais devenu le lieu de ces palais déserts aux voûtes écroulées. J'étais mort et ne le savais pas

 

Au delà des images d'écroulement, il y a cette fin de poème : J'étais mort et ne le savais pas. La naissance de tout homme n'a-t-elle pas lieu au moment alchimique où il prend conscience que se croyant vivant, il était en réalité mort ?

          Ce sentiment – ou cette lecture de la vie − sans doute chez moi récurrent, je le traduis ailleurs par « avoir vécu sans avoir été » − mais alors pour signifier ce que l’imaginaire apporte par les transferts d’identité, tels les hétéronymes de Pessoa. Intimement, il est lié au constat, pour le passé, comme à la conviction de l’échec répétitif des civilisations. En prendre conscience dans les ruines de Delphes fut une naissance philosophique, encore que le terme me paraisse bien exagéré. Je m’étonne encore que ce poème de jeunesse soit chargé de ces clés ; et que l’ordre aveugle alphabétique l’ait ainsi placé en clé de voûte !

 

Parlons maintenant de la collection Orphée, que vous avez fondée et que vous dirigez. Pouvez-vous nous parler de l'histoire de cette collection merveilleuse ? Comment est-elle née, comment avez-vous choisi les poètes ? Pourquoi la relancez-vous aujourd'hui ?

          Son origine est le pari que, fin 1987, le directeur de La Différence, le merveilleux Joaquim Vital, fit d’une collection de poche ouverte sur le temps et sur le monde, et qui serait nécessairement bilingue pour toute traduction. Il m’en exposa les principes et me demanda d’en assurer la direction. « Vous aurez carte blanche, m’assura-t-il ; je ne veux intervenir  en rien. »
Après quelques jours de réflexion, j’acceptai. C’était une gageure lourde de risques, mais je ne déteste pas ce genre de responsabilité. Je fis tout d’abord un choix de titres aisés à mettre rapidement en œuvre, soit une douzaine, afin d’assurer d’entrée de jeu une présence en librairie de la collection – visibilité oblige ! À peine annoncée dans ses principes, la collection suscita un réel engouement et je vis affluer les projets et suggestions.

          Si je sus trouver des conseils, et parfois corriger mes idées préconçues, les choix sont miens et je les assume entièrement. Je refusai beaucoup de « candidats » et de traductions médiocres. Le but était d’ouvrir la collection aux classiques oubliés, aux courants divers, aux inconnus, aux  traductions nouvelles, aux voix encore inaudibles. Ce fut passionnant, mais terriblement stérilisant en ce qui concerne mon propre travail. Puis,d’année en année les conditions économiques se firent paralysantes.

          Sans toutes ces années après l’arrêt d’ « Orphée », la recherche des titres publiés  et l’espoir que la collection renaîtrait parvenaient chez l’éditeur, ou à moi-même. Je n’ai accepté d’en reprendre la direction qu’avec un rythme de publication plus raisonnable, soit six titres annuels.

 

Avez-vous quelques "anecdotes" marquantes à nous conter sur l'histoire de la collection Orphée ? Comment avez-vous découvert ces "inconnus" qui enrichissent et singularisent cette belle collection ? Comment choisissez-vous les traducteurs et présentateurs de chaque poète ?

          Non, pas d’anecdote dont je me souvienne. Plutôt des espérances déçues de vieux amateurs de poésie jamais publiés ; ou bien des attitudes, des postures, plus fréquentes chez les jeunes imbus de leur ignorance. Ainsi d’une « poétesse » qui, lors d’un salon du Livre, voyait ses vingt pages de niaiseries paraître dans « Orphée ».

         − Aux côtés de Novalis et de Lorca ? Cela ne vous gênerait pas ? Quels sont vos poètes préférés ?

         − Pourquoi cela me gênerait-il ? D’abord, moi, j’écris, je ne m’occupe (sic) pas des autres. »

         Il n’y aurait pas de crise en poésie, disait Joaquim Vital, si, au lieu de gribouiller, les gens lisaient. L’incuriosité n’a jamais été source de talent.

         Aujourd’hui, si l’art n’est pas monnayable, il n’a plus de statut que celui du mépris. Pourtant, combien d’écrivains étrangers ne m’ont-ils dit déplorer l’absence dans leur pays d’une collection semblable !

          Mon meilleur atout fut sans doute, et demeure, je crois, mon indépendance et le bonheur de découvrir. De confier les préfaces à des esprits libres. Chaque cas est particulier. Les principes de traduction  évoluent d’époque en époque, et doivent trouver pour chaque poète la clé juste, capable de nous faire parvenir l’écho d’une voix souvent si lointaine de par le temps ou la distance culturelle.

 

Dernière question, cher Claude Michel Cluny : vous terminez votre préface par ces mots : "Non que la poésie se soit, sinon lors de quelques vagues suicidaires, coupée du monde. Le silence qui l'entoure vient de ce que le monde, lui, est sourd, aveugle, insensible à ce qui est le plus beau don de l'esprit humain : l'invention du divin." Dire cela, aujourd'hui, après les positions radicales du surréalisme, est-ce ouvrir une voie ?

          Peut-être. Le divin est en nous ou il n’est pas.

 

Propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy

 




MARC DUGARDIN

 

Bonjour Marc Dugardin. Vous avez publié votre premier livre de poèmes en 1982, il y a de cela 32 ans. Depuis, une quinzaine de livres est venue nourrir votre œuvre. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous êtes entré en poésie ?

 

Non, cher Gwen, je ne peux pas vous dire « pourquoi »… Mais, rassurez-vous, je ne vais pas entamer notre dialogue avec une dérobade. Le mot « pourquoi » suscite ma résistance, mais il me tend peut-être aussi un élément de réponse. Car chez beaucoup de ceux qui sont touchés par la poésie (elle entre en eux avant qu’ils n’y entrent…), il se peut que l’on trouve précisément une intuition de cette sorte : l’essentiel de ce qui nous fait vivre est dans ce qui échappe aux explications.

Au fond de chacun de nous, il y a cette part pour laquelle les mots ne suffiront jamais, mais c’est elle, paradoxalement, qui nous pousse vers le poème, nous met à l’écoute de ce qui, à travers le poème, nous surprend, nous déborde.

Cela dit, je peux aussi répondre à la question plus simplement, plus concrètement. En disant que, dès l’enfance, la poésie m’a retenu, que j’ai senti qu’en elle quelque chose, fortement, me concernait – les anthologies étaient, à chaque début d’année scolaire, les livres sur lesquels je me jetais.  J’ai donc lu très tôt de la poésie, mais sans beaucoup de repères d’abord, car ni l’école ni la famille ne m’en proposaient vraiment dans ce domaine. Ensuite – et trop vite, certainement – j’ai voulu écrire à mon tour.

Il se peut qu’aujourd’hui – et ceci est plus qu’une boutade -  je devienne enfin un vrai débutant…

 

 

 

"Au fond de chacun de nous, il y a cette part pour laquelle les mots ne suffiront jamais", dites-vous. L'alphabet, et le nombre ; le langage en somme, serait-il une construction humaine nous permettant d'appréhender concrètement l'existence ? Prison et/ou liberté ? L'esprit humain peut-il envisager d'autres voies que celles du langage pour s'unir au vivant, ou se "dépatouiller" avec la vie, ou s'orienter, partant du principe que musique, architecture, mathématiques, silence, tout, en définitive, étant langage ? Cette interrogation me vient en lisant votre poème tiré de Fragments du jour, publié chez Rougerie en 2004, et notamment les 3 vers concernant l'étoile :

 

 


dans ce qui la première fois
a été entendu
dans cette nuit où l'étoile
a brillé
plus fort que son nom
dans ce qui depuis l'origine
ne cesse de se retirer
- afin que tout
ne soit pas perdu

 

 

Tout à fait d’accord, Gwen : le langage, la langue, la parole (termes que, bien sûr, il conviendrait  de préciser, de distinguer), c’est bien ce qui nous permet, humains solitaires et néanmoins reliés aux autres, de nous inscrire dans le mouvement de la vie. « Se dépatouiller » avec elle, comme vous l’écrivez et je veux garder cette expression directe, familière en mémoire pour la suite, comme une invitation à maintenir notre dialogue dans une certaine simplicité. Car le poème ne doit pas être réduit à un discours intellectuel.

Les trois vers que vous citez sont extraits d’une suite née à l’écoute d’une œuvre musicale (le concerto pour violoncelle d’Henri Dutilleux), et pour laquelle j’ai mis en exergue une citation d’Henry Bauchau : L’innocence de l’oreille / Se prosterne plus profond. C’est placer l’écoute (dégagée autant que possible de ce qui l’encombre) au cœur de l’écriture du poème. C’est ne pas vouloir prétendre maîtriser la parole, mais au contraire reconnaître ce qu’elle révèle en nous d’inconnu, de sauvage, de complexe, de redoutable, d’inexpliqué… Devant quoi il ne nous resterait plus qu’à nous incliner – à nous « prosterner »…

Ecouter de la musique – et inscrire le poème dans l’écoute de la musique – ce serait une façon d’être humble avec les mots qu’on utilise, lucide sur leur incapacité à tout dire, à tout saisir – à saisir le tout. C’est bien le prix à payer (si j’ose cette expression) pour une vie d’homme : ce désir en nous, ce manque qui le fonde, ce langage qui cherche à rejoindre et, en même temps, sépare (me vient ici un écho des élégies de Rilke, mais ce n’est qu’une référence parmi beaucoup d’autres que je pourrais rappeler).

Se dépatouiller avec cela !

Alors, cette étoile / (qui) a brillé / plus fort que son nom ?  Après coup, je remonte (comme, au réveil, on élabore le souvenir d’un rêve) vers les significations possibles de ces vers… l’étoile, dans sa réalité concrète et ses multiples significations symboliques, dans l’émotion qu’elle suscite en chacun de nous sans doute, depuis les images lointaines de l’enfance, avec leurs frayeurs et leurs émerveillements… l’étoile, dont l’éclat ne nous doit rien, mais dont le langage humain ne cesse de rappeler ce que l’humanité lui doit. Dans l’émerveillement. Mais aussi dans la terreur.

Je ne veux pas de l’étoile pour carte postale ou pour image pieuse. C’est pour cela sans doute que, dans un poème récent, j’ai parlé de son piétinement, comme pour la ramener au sol, là où nous l’avons fait descendre de la plus horrible des façons.

Le poème nous mène toujours plus loin, plus profond, il nous bouscule, il ne va pas forcément dans le sens de notre confort. C’est le risque que l’on prend, en l’écoutant, en l’écrivant… A chaque fois, et de plus en plus, comme un débutant.

 

 

 

 

Comme vous venez de le dire, le poème "mène" ; c'est lui qui conduit, pour peu qu'on se laisse agir par sa volonté insaisissable, si je comprends bien. Vous explorez, par le poème, des territoires peu courus me semble-t-il par les poètes. Je pense notamment au poème inaugural de votre recueil Fragments du jour :

 

 

quatuor - on entend les archets
se répondre comme si
une réponse infiniment
se cherchait un visage
- peut-être le tien sauvé
bien avant que tu naisses
peut-être sans nom celui
où d'autres auront à se reconnaître

 

 

Ces territoires envisagent l'invisible ou l'inconnaissable , qui demeure toutefois à dire ?

 

Autant que possible, oui, je crois qu’il s’agit de se laisser « mener » par le poème. Que son surgissement au moins nous soit une surprise (on peut songer au « vers donné » de Valéry, à la « dictée du poème » dont parle Bauchau, au poète «  pas maître chez lui » selon Michaux, etc.)   Que le travail du poème en nous précède notre travail sur le poème. Qu’il nous déstabilise. Cela ne va pas sans vertiges, sans risques, sans abimes parfois (je pense à Alejandra Pizarnik, entre autres, pour qui la poésie fut une question de vie ou de mort, littéralement).

Certes, cette remise en question du langage conventionnel, la poésie peut l’atteindre aussi dans la fantaisie, le jeu, la fête. Il suffit de penser à certaines comptines avec lesquelles les enfants, joyeusement, décalent les mots de toute logique pour le seul plaisir de leurs rythmes, de leurs sonorités, pour la jubilation partagée qu’ils y trouvent.

Mon propre registre est plus grave, mais je trouve important de ne pas oublier cet aspect ludique de la poésie.

Mais quoi qu’il en soit, celle-ci se trouve dans une situation paradoxale. Sans les mots, dont en quelque sorte elle nous demande de nous méfier, elle ne serait rien. Et eux, les mots, rien sans le silence où, en creux, ils se donnent à entendre. Et nous, rien sans cette langue avec laquelle, vaille que vaille, nous apprenons à vivre, cette langue avec laquelle, pour le meilleur et pour le pire, nous sommes des humains.

C’est avec tout cela que je tâtonne - quelquefois en bredouillant, en me contredisant sans doute plus qu’à mon tour - depuis que j’écris des poèmes. En me jetant franchement dans la mêlée (aujourd’hui plus qu’hier je crois, quand une certaine idéalisation de la poésie me retenait encore ?)

Quant au poème que vous citez dans votre question, une fois de plus, il est né à l’écoute de la musique. Les mots sont venus comme une résonance. En suggérant, je l’espère, qu’il y aurait plus à dire encore, que dire n’aura décidément pas tout épuisé. Et que le silence peut revenir ensuite, un peu plus habité. Solitaire, et néanmoins un peu plus solidaire ?

Ce visage à « sauver » ? Le poème m’a entraîné jusque là, mais seulement « comme si », ou « peut-être ». Il ne répond pas vraiment aux questions qu’il soulève. Les questions sont possibles, c’est déjà beaucoup…

 

 

 

 

Ce visage à "sauver", mais aussi, et peut-être surtout "bien avant que tu naisses". Nous sommes ici dans la réversibilité du Temps cher à Léon Bloy, si mes souvenirs sont bons, réalité mystique congédiée par les héritages récents de la modernité, mais qui interroge aujourd'hui la science astrophysique depuis les insondables découvertes quantiques. L'imagination, bien sur, serait un réel pouvoir capable de créer la réalité, elle est aussi un langage qui attendrait des mots, et donc du poème, la solidarité que vous évoquez. Face à cela, après une vie passée à servir le poème, vous vous vivez comme un vrai débutant. La maturité du poète est-elle de se savoir de plus en plus débutant à mesure qu'il maîtrise la composition de son art ? Paradoxe physique, métaphysique ?

 

Les références que vous faites à Léon Bloy ou à « la réalité mystique congédiée par les héritages récents de la modernité » marquent sans doute, cher Gwen, une différence, et même peut-être une divergence, dans notre approche de la poésie et de ses « enjeux ». Différence qui ne nous empêche pas, bien sûr, de mener cet échange, que je trouve très stimulant (j’espère qu’il en ira de même pour celles et ceux qui nous liront ensuite).  

Il n’y a, derrière ma poésie et ma façon de vivre, ni théorie, ni credo. Des repères, oui, bien entendu, entre autres ceux que j’ai trouvés auprès des auteurs que j’ai lus, très divers, très opposés parfois (cela traduit sans doute à quel point ma démarche est faite d’interrogations – certains diront d’hésitations – plus que de certitudes). Référence à la psychanalyse aussi, non comme un dogme, mais tout au contraire comme un cheminement avec ce qu’il en est de l’inconnu, et d’abord en chacun de nous ; et aussi, paradoxalement, comme une forme d’ « espérance » (je tiens absolument aux guillemets), c’est-à-dire une ouverture à un « possible malgré tout », sans lequel vivre s’enfoncerait définitivement dans l’ornière des répétitions, des ressentiments, des refus. « Espérance » fragile donc, « espérance » de toute justesse, si je puis dire…

Mais j’assume, aussi simplement que possible, l’ambiguïté que peut susciter ce qu’il m’arrive d’écrire, les termes que parfois j’utilise, les allusions qu’il m’arrive de faire (y compris les allusions « religieuses », qui ne manquent pas). Je tente d’assumer aussi ce balancement qui me caractérise (mais suis-je en cela bien original ?) entre « la peur » et « la plénitude », pour reprendre le titre d’un livre que j’ai publié.

J’y avais placé en exergue cette phrase de Porchia (un auteur auquel je ne cesse de revenir, depuis bien des années déjà) : Tout ce que je porte attaché en moi se trouve libre quelque part (traduction de Roger Munier). C’est une proposition que l’on peut entendre dans différents registres. Par exemple du côté de la « mystique » (j’ai moi-même cité à plusieurs reprises la fameuse « rose sans pourquoi » de Silesius), même si je ne saurais dire précisément à quoi renvoie cette notion. Ou encore du côté du travail de l’analysant (comme il convient de dire pour celui qui « fait une psychanalyse »), expérience que l’on peut envisager comme un processus d’allègement, de décentration de soi.  

… et du côté de la poésie, surtout. C’est-à-dire, il me semble, comme une incitation, une invitation, pour moi écrivant, pour celles et ceux qui ensuite me lisent, à accepter cette part « d’autre » qui nous habite, à se laisser gagner par elle. Tandis que j’écris cela, des lectures me reviennent en mémoire (Levinas par exemple, mais je ne prétends pas pouvoir m’appuyer ici sur de telles références théoriques). Je songe aussi, tout simplement, à des rencontres vécues, à des liens d’affection et d’amitié, à des moments d’émerveillement (qui n’effacent pas les terreurs, mais qui ont bel et bien existé, qui le peuvent encore…), je me dis que c’est « pour cela » que j’écris.

Pour ce que la phrase de Porchia ouvre d’inexprimable (mais qu’il a tout de même tenté, avec ses mots, de nous suggérer), d’inépuisable, d’inatteignable sans doute, du fait même de notre condition d’homme : cela, libre, quelque part…

 

 

 

 

Aucun désaccord je pense, ni divergence ici entre nous cher Marc. J'envisageais vos vers cités plus haut à la mémoire d'une phrase célèbre de Bloy, dont je comprends que vous ne vouliez pas vous réclamer, mémoire personnelle et subjective qui n'engage ni ma conception du poème, si j'en ai une, ni n'entend piéger votre parole.

Désaccord peut-être maintenant, lorsque je suggère que nous pouvons faire une lecture métaphysique de votre poésie. C'est ainsi en tous cas que j'en aborde un versant. Vous semblez opposer au silence l'acte de naissance du poème. Avec cette nuance, quand vous dites :

 

 

du silence inviolé
personne ne serait
revenu

alors la main saisit
l'archet comme
on assume la naissance
comme on s'engage
jusqu'à l'extrême
du songe de vivre

 

 

Nuance qui établit que nous ne partons pas du silence mais que nous en revenons en ne le respectant pas. Serait-ce la fondation, à priori contradictoire, permettant le drame, ou le miracle, de la vie ? Et l'entendement du "vivre" ne peut-il s'approcher que par le contradictoire que permet le poème ?

 

J’ai parlé de la rencontre de « l’autre » dans le poème, cher Gwen, il serait malvenu que je la refuse ici où, généreusement, elle m’est proposée… Souligner telle différence de point de vue qu’il me semble percevoir dans votre question, ce n’est en rien, en tout cas, vous soupçonner de vouloir me « piéger ».

Je trouve passionnant ce regain de vie (là est bien l’enjeu) que rend possible pour le poème l’échange avec un lecteur, que ce soit dans un dialogue comme le nôtre ou dans d’autres occasions (comme, par exemple, une présentation dans une librairie ou une bibliothèque – j’en profite pour dire ici ma reconnaissance à quelques amis libraires et bibliothécaires, de Bruxelles à Tulle, de Bellac ou Tournai à Namur…). Oui, le poème est vivant, il est donc bien dans un mouvement, ce qu’il va perdre, ce qui va l’enrichir, ce n’est pas de ma volonté que cela dépend. Dans toute écriture, on prend ce risque, et cela est peut-être encore plus vrai pour l’écriture du poème.

Votre question me ramène à nouveau vers cette suite publiée il y a dix ans déjà (et donc écrite il y a plus de dix ans), ma surprise est donc double : celle de découvrir votre manière de l’approcher, celle qui me vient en la relisant.

Nous sommes toujours à l’écoute de cette très belle œuvre d’Henri Dutilleux (inutile de dire, je crois, qu’écrire dans l’écoute d’une oeuvre musicale ne signifie pas que l’on cherche à la décrire ou à l’ « illustrer » / développer ce point nécessiterait une trop longue digression, mais je peux renvoyer aux réflexions très éclairantes de Lorand Gaspar, entre autres à ce sujet, dans un livre qui représente une véritable balise sur mon parcours d’écriture : Approche de la parole suivi de Apprentissage, publié chez Gallimard en 2004).

Comment ai-je entendu en moi, à cette époque, les résonances de cette composition, quels fils conducteurs m’ont conduit ensuite à leur donner un prolongement dans une suite de poèmes ? Qu’ai-je « voulu dire »… car, bien sûr, à partir de l’impulsion initiale (venue de la musique elle-même, des mots qu’elle a enclenchés d’une manière qui devait beaucoup, dans un premier temps, aux processus inconscients), il m’a fallu structurer l’écriture du texte autour de quelques axes dont, peu à peu, je prenais conscience. «Vouloir dire » est en l’occurrence une formulation plus que discutable, mais je n’ai pas voulu la gommer, car elle indique bien je pense, honnêtement, la difficulté de l’élaboration d’un poème. Etonnons-nous, après cela, que si peu de poèmes nous satisfassent vraiment !  Car on ne cesse d’y marcher sur un fil, on ne peut s’y tenir en équilibre bien longtemps, lorsqu’il s’agit, selon les termes si justes de Jean-Pierre Lemaire, de ne pas substituer un sens voulu à l’amorce du sens offert.

Alors, ce silence inviolé / (dont) personne ne serait / revenu ? Après coup, et en me saisissant des termes que vous me tendez comme de perches, j’y verrais bien un drame, en effet, un nœud de contradictions, une tension qu’à sa manière le poème tend à « résoudre » (non pour l’annuler, mais pour la rendre vivable). Il n’y a pas de silence « pur ». Ou alors celui qui précède ou suit la vie de chacun, le silence d’un néant ?

Pour que quelque chose ait lieu, pour qu’une vie apparaisse (ou renaisse), il faut qu’une déchirure se produise, plus ou moins violente (dans mon texte, le glissement vers le mot « viol » me semble particulièrement dur). Il faut donc saisir (l’archet sinon le couteau ?), assumer la naissance (son « traumatisme » ?), s’engager jusqu’à l’extrême… ?

Le mot « miracle » que vous avancez (c’est bien dans un questionnement que vous le faites), je ne le récuse pas, même si je l’entends sans aucune connotation « religieuse ». Il faut bien quelque chose de « miraculeux » pour que la vie (et le poème) l’emporte, et même pour qu’elle reprenne, à chaque fois que, individuellement et collectivement, de nouvelles blessures lui sont infligées.

Si je reviens si souvent à des auteurs comme Henry Bauchau (qui se reconnaissait membre de ce qu’il appelait « le peuple du désastre »), Alejandra Pizarnik (pour elle, le « je n’en peux plus » l’a finalement emporté, et elle s’est suicidée), János Pilinszky ou encore Juan Gelman, c’est bien parce que ce sont des poètes qui  refusent le mirage de l’embellissement, de l’enjolivement, qui nous mettent notre nez dans…

Si le poème peut « célébrer » (mais oui !) la beauté du monde, la bonté possible en ce monde (et ce sont là des mots que je ne peux prononcer sans penser aussitôt à Primo Levi ou à Robert Antelme, qui les ont utilisés en sachant très bien de quoi ils parlaient, à quoi surtout il leur a fallu les arracher), c’est seulement, de mon point de vue, à la condition de ne pas dénier les réalités les plus sordides, les plus inhumaines, les plus insoutenables. Il s’impose même – je parle toujours, bien entendu, à partir de mon propre « angle d’inclinaison » (Paul Celan) -  que le poème, avec obstination, rappelle ces réalités, s’y arc-boute en quelque sorte, sans quoi il ne serait plus qu’un camouflage, qu’une imposture.

Qu’un « chant » puisse naître dans de telles conditions, oui, cela tient du miracle ! Pas étonnant alors, qu’au chanteur il arrive bien souvent de balbutier, de bégayer. Qu’à la mélodie, il arrive fréquemment de venir buter sur un amoncellement de dissonances, d’être frappée par la violente irruption des timbales ou des cuivres criards. Je me permets de terminer cette réponse (pas trop embrouillée j’espère) par une auto- citation de Table simple, à paraître très prochainement chez Rougerie :

 

chantonner – bercer le
bercement qui manque

chanter par défaut

c’est chanter tout de même   

 

 

 

 

 

On croise, dans toute votre poésie, la récurrence des mots "silence", "rose", "givre", "étoile", "paume", "neige". Forment-ils des amers - comme des standards, vous pour qui la musique semble être consanguine au poème -  au travers desquels se tisse l'aventure exploratoire du poème ?

 

Oui, certainement, ma poésie se tisse autour de quelques standards, selon le terme que vous utilisez (et qu’on utilise en effet en musique, et surtout pour le jazz). D’autres listes de mots que j’emploie fréquemment pourraient s’y ajouter (je pense entre autres, précisément au vocabulaire lié à la musique, mais aussi à tout ce qui a rapport aux oiseaux, ou encore à ce qui concerne le thème « maternel »…), mais la récurrence des mots que vous utilisez est indéniable.

Ce sont évidemment des mots à forte charge symbolique et le danger existerait d’en abuser, dans la perspective d’une poésie idéalisée, idéalisante, dont je tiens – de plus en plus nettement sans doute – à me démarquer. Mais, bien entendu, la rose, le givre, la neige… pas question pour autant de les évacuer avec l’eau du bain, pour paraphraser une expression bien connue ! Et d’abord parce que j’ai, avec ce que ces mots « recouvrent » comme on dit, un rapport très « réel », très concret (sans cela, l’imposture ne serait pas loin). Ainsi ces roses que, lorsque j’avais un jardin, j’allais regarder, humer, le matin (l’herbe encore mouillée par le givre…), dont je cueillais souvent l’un ou l’autre bouton pour les déposer ensuite à l’intérieur (je faisais cela aussi pour le chèvrefeuille, dont j’aime tellement le parfum).

Dans la tradition poétique, les roses ne manquent pas non plus, évidemment, et pas uniquement d’une manière qui relèverait de la mièvrerie. Ainsi, dans la célèbre épitaphe de Rilke, à laquelle j’ai fait allusion plusieurs fois dans des poèmes (et encore récemment) : Rose, ô pure contradiction, volupté de n’être / le sommeil de personne sous tant de paupières (traduction de Maurice Betz). Rilke, rien que pour ces deux vers-là ! Mais pas vraiment rien que pour eux, bien entendu… Mais précisément, Rilke, c’est aussi ce lyrisme dont on sait comment l’après Auschwitz a été amené en quelque sorte à le déconstruire…  Plus question de pure célébration de la beauté, impossible de détourner les yeux des crachats (et c’est peu dire encore) qui dégoulinent de sa statue. On sait ce que Celan, rageusement, mais aussi dans l’intensité de la volonté de vivre en homme qui, malgré tout, était la sienne, ce que Celan donc a fait des jolies roses de Verlaine : Quand, / quand fleurissent, quand, / quand fleurissent les, / flhuerissentles, oui, les, / roses de septembre ? // Hue -  « on tue » - Mais quand ? (traduction de Martine Broda).

On pourrait parler longuement (et certains sont plus qualifiés que moi pour le développer de manière théorique) de la difficulté aujourd’hui de proposer une poésie (ou une musique ou une peinture) qui serait d’emblée harmonieuse, fluide, sans heurts. Non, de nos jours, c’est à partir des miettes, sinon des décombres, qu’il nous faut tenter quelque chose,  nous mettre en quête, encore, d’un possible (sans quoi c’est le désenchantement sans merci, l’effondrement irrémédiable et il me semble essentiel, vital, de résister aussi à cette pente-là).

Je prendrais bien, une fois encore, des exemples du côté de la musique. Dans cette manière dont Britten, dans son très beau Lachrymae pour alto et orchestre, laisse entendre, tout à la fin, le thème (emprunté à Dowland), que le début du morceau, tout en fragmentations, en éclats, laissait à peine deviner. Ou chez Berg, dans cet exemple auquel je ne me lasse pas de revenir, celui de l’air de Bach qui vient, miraculeusement, se déposer à la fin de son concerto pour violon, comme si ce thème, et toute l’œuvre avec lui, était gagné sur le chaos.

C’est alors le chant tout de même qui vient, qui advient, qui revient – et c’est comme si on en savait alors le prix, mieux que jamais. Un apaisement, provisoire, fragile, mais profond, comme une profonde respiration que l’on reprend.

Ma réponse devient un peu longue il me semble. Je ne peux pas développer chacun des mots que vous relevez. Mais la paume, tout de même (ou l’épaule, qui revient assez souvent aussi, je crois).

Pas seulement le symbole, ou l’idée, mais aussi sa réalité très sensible : ce toucher, cet effleurement d’un recevoir ou d’un donner sur la peau, ou alors cette main sur l’épaule, paternelle ou amicale ou encore, amoureuse, cette tête dans le creux du cou…

Une dernière chose encore. Certains mots, je les ai utilisés surtout en rapport avec les marches que je faisais, dans la campagne (et qu’il m’arrive encore de faire, mais plus rarement) ou à partir du travail dans mon jardin. Mais à présent, je suis revenu habiter en ville (même si c’est une ville, Namur, qui n’est heureusement pas trop grise ou terne, car elle a ses collines, sa rivière, son fleuve), comme mon enfance avait eu la ville (Bruxelles) pour cadre.

Mon vocabulaire poétique s’en trouve influencé. Mais pas seulement à cause de cet aspect personnel, anecdotique si l’on veut, de mon retour en ville. Mais aussi parce que la ville me confronte précisément à une situation plus mélangée, moins « pure », celle de la beauté et celle de la crasse, le chant du merle le matin et la violence des klaxons, et les palissades couvertes de tags (et une beauté peut s’en dégager aussi, même si parfois elle provoque, ou, carrément, saccage).

D’où ces rhapsodies que j’ai écrites (la première en 2007), fruits, notamment, de quelques voyages que j’ai eu la chance de faire (Mexique, Rwanda…) et de rencontres avec « l’étranger », grâce auquel, même si ce n’est pas toujours facile, nos standards sont, heureusement, bousculés, mis en question, remis à neuf…

 

 

 

 

Vous parlez de la statue lyrique de Rilke, déconstruite et couverte de crachats, de la défiguration des roses de Verlaine par Celan. Ces réactions poétiques violentes appartiennent à l'histoire du XXème siècle, et la réalité de pogroms, si elle fut sans précédent pour les juifs au niveau de l'ampleur par la machination nazie que permettait le progrès, ne fut pas sans précédent dans l'Histoire elle-même. Cela n'a jamais mis fin au lyrisme, ni à la pure célébration de la beauté. Tous les poètes qui prennent la parole ont en commun la condition humaine, même si la réalité concrète de cette condition ne s'incarne pas de même pour tout le monde, sur le chemin, même pour Rilke, même pour Verlaine, même pour les auteur d'églogues, il y eut la torture de la contemplation des abysses, il y eut, éprouvée dans leur chair spirituelle ou mentale, l'étreinte mortifère du Mal. Cela doit-il mettre un terme à la Joie, ou à sa quête, cela conduit-il à sa nécessaire mise en sourdine, et, si oui, ne serait-ce pas alors une victoire absolue du Mal sur le Verbe, sur la Vie ?

 

Cher Gwen, j’ai envie de vous répondre sans tarder, et, si possible, brièvement. Non parce que je veux écarter ou minimiser votre question, mais simplement parce que je crois que quelques nuances par rapport à ce que j’ai déjà dit, clarifieront la réponse (la tentative de réponse) qui est la mienne.

Nuance d’abord en ce qui concerne ce crachat sur la statue. Je pensais plutôt à la statue de la Beauté, une beauté avec un grand « b » (mais vous voyez que je le lui retire), et posée sur un socle qui la protégerait de la boue dans laquelle il nous arrive si souvent de patauger. Nuance aussi pour dire que,  en  parlant de l’ « après-Auschwitz » (allusion aux débats soulevés entre autres par Adorno), je ne veux en rien affirmer que la violence est seulement le fait de notre époque. Je vous rejoins : elle est inhérente à notre condition, à ce que nous sommes.

Si je me suis exprimé moi-même avec une certaine violence, c’est à moi d’abord que je l’adresse. Contre ce qui pourrait, dans une poésie qui se laisserait aller à poétiser,  chercher  à masquer un « vivre difficile » que je crois pourtant connaître – et que tant de gens, ici et ailleurs, connaissent bien plus dramatiquement que moi. Violence aussi d’une révolte, car rien à mes yeux ne peut « légitimer » l’injustice qui prévaut  dans la « répartition » du malheur.

Mais à partir de là, je ne prétends rien interdire (et surtout pas qu’il puisse exister, sinon une joie, du moins quelque chose comme des minutes heureuses, pour emprunter l’expression de Georges Haldas), rien proclamer de définitif (et surtout pas que seul le malheur est vrai).

J’ai même réhabilité, dans mon propre parcours de vie (et l’écriture essaie d’en témoigner), le mot « espérance », selon la « définition » que j’en ai donné précédemment… Et qui est bancale, évidemment. Mais juste, si le poème, sans se trahir, peut en répondre…

 

 

 

Dans Soupirail d'enfance, publié par les éditions Rougerie, vous parlez du poème en ces termes : " que sait-on du poème sinon / qu'il est ignorance."

Si le poème est ignorance, est-il un vecteur de connaissance du monde, vecteur... ignoré, particulièrement par cette époque qui est la notre ?

 

Le poème, Gwen, que vous citez, n’est lui-même qu’une suite de questions que je (me) pose. C’est le mois de novembre, mois de naissance (en ce qui me concerne) et de mort, qui a enclenché ce texte assez tendu, où je parle, entre autres, d’une douceur désirée en vain et d’un massacre dont il aurait fallu sauver « l’enfant » ; où « de quoi ?», « à qui ? » et « quel nom ? » sont des interrogations  laissées sans réponse. Alors, effectivement, le poète, l’homme ne sait pas, ne sait plus, le doute se fait oppressant.

Mais, paradoxalement, le poème affirme tout de même quelque chose : c’est qu’il est l’ignorance  et la fête de ce jour – et que ce jour n’en est qu’un parmi les autres. Comme s’il s’agissait d’accepter une ignorance mais, à partir de cette acceptation, de faire du présent vécu une fête – c’est-à-dire peut-être – « tout simplement » - un jour à vivre.

Je suis retourné aux deux poèmes qui précèdent celui que vous citez, puisqu’il s’agit d’une succession de trois textes portant le titre Ephéméride. Le premier évoque János Pilinszky, qui était né le 27 novembre 1921 et il y est fait appel à une migration dans le corps / de ce qui est. Le second rappelle l’enterrement du poète Marcel Hennart (novembre 2005) et il y est question de ce que le poème restitue aux vivants.

Ainsi, je suis frappé après coup, et grâce à vous qui me replongez dans mes poèmes… et dans mon ignorance, de voir qu’il s’y dégage tout de même une certaine (re)connaissance de la vie : ce qui est / ce que l’on restitue au vivant / la fête du jour.

Décidément, si vous me permettez cette petite allusion à un grand mystique (Juan de la Cruz), pour aller où il ne savait pas, le poème est allé par où il ne savait pas.

 

 

 

 

Le poème, pour le dire tel que je comprends votre réponse, vit sa propre vie à travers l'existence des êtres à son écoute, et de même qu'elle peut inspirer le poète, elle peut aussi en inspirer le lecteur. Evoquer des paysages insoupçonnés, lui permettre de participer à la beauté. Ouvrir aussi des gouffres à sa conscience. Dans Soupirail d'enfance, nous lisons ceci :

 

 

Oui ou non -
le reste :
mascarade
vomissure pour les tièdes !

oui ou non -
ceci n'est
pas une question
pas un poème

ceci est
l'immanence d'un corps
une musique
versée comme le sang

 

Si cette parole n'est pas poème, qu'est-elle alors ? Et quels sont les enjeux si elle n'est pas poème ?

 

« Le poème vit sa propre vie à travers l’existence des êtres à son écoute » - je n’ai rien à ajouter à cela, cher Gwen, sinon vous remercier pour votre propre écoute, pour cette reformulation dans laquelle je me retrouve parfaitement.

J’en viens à ce poème que vous citez entièrement et qui est extrait du cycle Pour voix de femmes écrit, entre autres, à la mémoire d’Alejandra Pizarnik. Quelque chose de très intime (mais pas seulement pour moi je pense…) est en jeu dans ces textes. Du côté de femmes en souffrance, de leurs cris, du côté de cette douceur qu’elles peuvent donner (qu’on me comprenne bien : je me situe ici loin de tout cliché), d’une douceur qu’elles ont (ou auraient eu) besoin de recevoir, aussi…

Tout cela, le poème l’a entendu comme un remuement dans le ventre, là où sont les cris, les peurs, là où les désirs se font brûlants, où ils se consument quelquefois.

Alors ce poème a jailli comme une rage contre tout « discours poétique » qui chercherait à entendre de telles voix sans en être (trop) dérangé, … qui ne serait finalement qu’une façon de les étouffer. Ce que j’ai écrit est violent, à la mesure des questions que j’ai à me poser moi-même sur ce que j’ai été capable d’entendre… et de ne pas entendre dans la souffrance des autres. Je me souviens qu’écrivant ces poèmes, j’avais été relire, très ému, des lettres que m’avait adressées Mimy Kinet (amie proche, décédée en 1996, poète publiée à l’époque par l’Arbres à Paroles), et aussi un long courrier de Fernand Verhesen à propos d’Alejandra Pizarnik (dont il avait traduit et publié des poèmes au Cormier, qu’il avait hésité à aller rencontrer lorsqu’elle séjournait à Paris – finalement cela ne s’était pas réalisé). Je retrouve ce courrier, j’y lis : (…) l’offre du poème se détruisait selon l’effet de son propre don. Rupture absolue, il ne laissait aucune chance à la blancheur de la page à jamais blessée. L’écriture ne pouvait miser  que sur le silence aveuglant d’une parole foudroyée.

Alors, il me semble que tout autre commentaire serait scandaleux, qu’il faut pouvoir entendre que rien  (pas même le poème…) n’a pu sauver cette femme de l’inexorable.

Oui ou non ? Question de vie ou de mort, on ne badine pas avec cette question lorsqu’elle est posée. Bien sûr tout poème, tout poète ne mettent pas devant des enjeux aussi dramatiques. Et il ne s’agirait pas de se complaire (cela aurait des relents un peu trop romantiques) dans une désespérance qui, seule, serait capable de donner de « beaux poèmes ».

Mais savoir écouter jusque là, oui, ces voix qui témoignent d’un effondrement personnel (ou collectif), être soi-même, simplement, modestement, à leur écoute, sans rien prétendre « expliquer » de ce qui rend possible que nous, nous soyons, malgré tout, des survivants.

 

 

En 2012 parait, chez Rougerie, Quelqu'un a déjà creusé le puits, recueil qui débute par les vers célèbres de Patrice de La Tour du Pin : "Tous les pays qui n'ont plus de légende/seront condamnés à mourir de froid...", vers "qui ne condamnent que leur propre imposture" dites-vous ensuite.

Leur propre imposture ?

 

Quelqu’un a déjà creusé le puits commence par une suite  intitulée Fragments d’un prélude inachevé et qui a été écrite sous le signe  - mais aussi en quelque sorte en réplique – des deux vers de Patrice de la Tour du Pin. Ces deux vers, je les ai en effet en mémoire depuis l’adolescence, je les sais « par cœur ». Ils sont naturellement venus comme le point de départ  - et même le seul possible sans doute – pour un texte que m’avait demandé notre ami Jean Maison, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance du poète.

Car des certitudes de mon adolescence (de celles du moins que je croyais pouvoir proclamer pour esquiver ce qui me taraudait), de ce qui aurait pu m’accorder avec les convictions de Patrice de la Tour du Pin, il ne me restait autant dire rien. Rien, sauf que ces deux vers résonnaient toujours avec force en moi. Rien, sauf que relisant l’ensemble de ce Prélude à La quête de joie et d’autres de ses poèmes, je pouvais y entendre quelque chose, me sentir invité à cette écoute dont nous avons déjà parlé, sans devoir nier pour autant ce qui, dans le ton des poèmes ou l’idéologie qui les sous-tend, m’était devenu étranger.

Ecoute. C’est le mot qui convient, plus que jamais. Car, tournant (ou plutôt, laissant tourner) ces vers de du Pin, longuement, dans ma tête, je n’ai plus eu, un jour, qu’à jeter sur le papier les deux vers qui m’ont été « donnés » et qui ont enclenché, comme naturellement,  la suite (en prose) de mon propre poème. Et je suis resté stupéfait lorsque j’ai remarqué et vérifié (en comptant sur mes doigts, comme un débutant !) que ces deux vers initiaux comptaient dix pieds,  très exactement comme ceux de du Pin : tout ne tient que par ce qui le défait / et d’abord la légende de soi-même

La suite du poème pouvait s’écrire, dans une sorte de contrepoint avec celui de du Pin, comme un prélude, en ce qui me concerne, bien sûr inachevé et bien sûr en fragments. Les vers qui ne condamnent que leur propre imposture, ce sont donc les miens, non ceux de du Pin. Les miens, sans doute plus dans ce qu’ils contredisent que dans ce qu’ils disent, s’ils se prétendaient porteurs d’une affirmation, d’une vie qui se définirait comme sûre de son importance et de la trajectoire qu’elle se donne. Mais non s’ils se reconnaissent traversés par ce qui leur échappe, guidés (si l’on peut dire) par des forces contradictoires et cela jusqu’au naufrage. Non s’ils s’inscrivent dans la perspective ouverte par Porchia – voilà encore quelques mots que j’ai tellement laissé tourner en moi, que je les connais désormais par cœur : Comme je me suis fait, je ne me referais pas. Peut-être me referais-je comme je me défais.

Je pense qu’on peut l’entendre autrement que comme une défaite…

 

 

 

Dans votre livre Dans l'oreille profonde paru au Taillis Pré, vous écrivez - j'extrais d'un poème qui marie le vers et la prose ce fragment - "sur la table trônait quelque chose d'invérifiable et tout autour il n'était pas question du poème mais seulement de vivre, de la somme des malheurs et des bonheurs, d'un fait divers et du salut de son âme".

Je comprends votre utilisation du mot poème, ici, comme la chose écrite. Mais, le poème, que l'on pourrait écrire le Poème, comme nous l'entendons dans Recours au Poème, n'est-ce pas, justement, vivre, la somme des malheurs et bonheurs, le salut, mot que vous employez maintes fois au cours de ce beau livre, bref, non pas la littérature, mais le vivant ?

 

Ce à quoi le texte fait allusion ici, c’est à la discussion autour du poème plus qu’au poème proprement dit. Et ceci d’ailleurs, sans mépriser le moins du monde le fait de parler du poème, ce que nous sommes d’ailleurs en train de faire. Mais il faut à un moment pouvoir passer à autre chose, où le poème n’est pas / où on pourrait croire qu’il n’a pas sa place, mais où il la prend peut-être quand même…  Je vais expliciter mes propos, qui doivent paraître un peu énigmatiques.

Il faut remettre mon poème dans son contexte, celui d’un voyage au Mexique, en octobre 2006, dans le cadre de la Encuentreo de Poetas del Mundo latino. Je venais précisément, en compagnie du poète colombien Juan Manuel Roca, de vivre un très bel échange avec des étudiants, dans une Université, à San Luis Potosí. Après la rencontre, avec le chauffeur du minibus qui devait nous ramener au centre ville, avec Juan Manuel Roca et deux ou trois autres personnes, nous nous sommes arrêtés dans un petit bistrot, pour partager la tequila et écouter les disques de musique populaire que mes compagnons mettaient dans le vieux juke-box.

Je raconte ce moment, que j’avais trouvé particulièrement chaleureux, sur une des pages de ma rhapsodie (c’est-à-dire pour moi, une suite de poèmes où peuvent prendre place de la narration,  l’évocation d’événements de l’histoire ou de l’actualité, des anecdotes, dans un type d’écriture poétique assez libre, peu conventionnel). Et dans la composition de cette rhapsodie (je garde le mot qui m’est venu, composition, qui est musical aussi), ce récit s’est mêlé au souvenir d’une page de Pessoa, où il question d’un chanteur et d’une petite extase de coin de rue.

Ne parlant pas du poème, nous étions bien, dans ce bistrot, en train de vivre un de ces moments où le poème s’enracine… c’est pourquoi j’ai voulu en garder la trace dans un poème ! Ma formulation est un peu tarabiscotée, je le crains, alors qu’il s’agissait de la chose la plus simple.

Tout simples aussi, ces mots avec lesquels Pessoa, toujours dans ce passage du Livre de l’intranquillité, touche peut-être bien ce qui fait le cœur de la poésie : La chanson disait, d’après ses phrases voilées et sa mélodie, si humaine, des choses qui se trouvent dans l’âme de chacun de nous et que personne ne connaît.

 

 

Nous voici, cher Marc, au terme de notre entretien, où nous avons abordé le poème par vos propres poèmes, à travers certains de vos recueils, et par votre vision sur la poésie. Terminons par là où nous avons commencé. " Il se peut qu’aujourd’hui – et ceci est plus qu’une boutade -  je devienne enfin un vrai débutant…", c'est ainsi que vous acheviez votre première réponse à cet entretien. Vous publiez bientôt un nouveau recueil chez Rougerie. Qu'est-ce que le vrai débutant à appris, a à transmettre à travers ce nouveau livre ? Pouvez-vous nous le présenter ?

 

Merci, cher Gwen, de me permettre de terminer en « rebondissant », comme on dit aujourd’hui, sur ce qui était en effet, au début de notre entretien, plus qu’une boutade de ma part.

C’est vrai, je crois, et de plus en plus, que l’écriture, à chaque livre nouveau, à chaque poème nouveau, est une prise de risque, une aventure. Que, à chaque fois, on se lance dans cette aventure sans savoir où elle va nous mener, qu’on ne le découvrira, progressivement et jamais totalement, qu’après-coup. A travers notre propre regard rétrospectif sur ce qui s’est écrit, et, bien sûr, à travers le regard des autres, sans lequel le poème serait rapidement réduit à l’état de lettre morte…

C’est d’autant plus vrai sans doute pour ce prochain livre, Table simple, et je remercie très vivement Olivier Rougerie d’avoir accepté de partager avec moi cette aventure.

Ce que j’ai appris, ce serait peut-être de contrecarrer un peu moins cette traversée de l’incertitude qu’exige l’écriture. Que je pouvais, par exemple, écrire un ensemble comme la partie Thème et variations qui figurera dans ce prochain livre, oser ce travail sur les sonorités et les associations qu’elles provoquent, me laisser mener jusqu’à l’invention du mot sur lequel il se termine (et cette « chute » du texte m’a alors étonné et ému). C’est comme un débutant que j’en suis arrivé à écrire, directement sur place, à Kigali (merci encore, de tout cœur, à ceux qui m’y ont accueilli), à deux reprises, des textes à la fois simples dans leur énoncé et complexes dans ce que j’oserais appeler leur contrepoint. Que j’ai pris le risque de n’en dévoiler la portée (et d’abord pour moi-même, une fois de plus), qu’une fois l’écriture des poèmes terminée, au travers d’une note extraite de mes carnets personnels, rédigée à mon retour et publiée dans le livre, à la suite des poèmes (et non pas, ceci est délibéré, pour les introduire).

C’est ainsi encore, dans cette expérience, dans cet apprentissage toujours renouvelé, que je n’ai adopté  le titre et écrit la dernière partie du livre qu’après avoir été accueilli à …la table simple d’une amie et avoir partagé avec elle une balade d’automne dont on trouve les traces dans cette section appelée Insistances.  Comme si dans la récapitulation que cette suite mettait en œuvre, je déchiffrais un peu l’itinéraire que j’avais suivi, le retour où vivre s’invente.

Autrement dit, avec ses aspérités et ses inachèvements, ce livre a été écrit, peut-être  plus encore que les précédents, au beau milieu de ce que j’appelle le chantier de vivre. C’est peut-être pour cela qu’il m’a fait, à la fin, le don  de ce que je n’aurais osé espérer (vu la dureté tout de même de beaucoup de ses pages) : le mot possible. Il ne m’appartient pas. Il est écrit dans le livre, et le livre est déposé sur la table, notre table…

 

 

Merci cher Marc Dugardin.

 

 

 

 




MERCEDES ROFFÉ

 

MERCEDES ROFFÉ, POÈTE ARGENTINE HABITANT NEW YORK, A PUBLIÉ TROIS RECUEILS DE POÉSIE AUX ÉDITIONS DU NOROÎT DONT LE DERNIER, LES LANTERNES FLOTTANTES, PROPOSE UN QUESTIONNEMENT ÉTHIQUE SUR LA NATURE HUMAINE.

 

 

Ton premier livre à être paru en traduction au Québec a été Définitions mayas, publié par les Éditions du Noroît, en 2004. Pourrais-tu nous expliquer la raison de ce titre?

    "Définitions mayas" est une série de quatre poèmes qui forment la deuxième section du livre. Cette série a été inspirée par des récits oraux recueillis par l'ethnologue Allan Burns dans sa recherche sur la littérature maya. Dans ces témoignages mayas -ces textes qui sont nés sans intention de devenir poèmes-, l'informateur explique au chercheur le sens et l'usage de certains mots et expressions, comme une façon d'aider à préserver sa langue et sa culture. La lecture de ces textes m'a fait aborder certains mots et certaines expressions de l'espagnol de tous les jours, comme s'il fallait les expliquer à quelqu'un qui ne les connaissait pas. En faisant ça, ce qu'on découvre c'est que la définition, l'explication, la glose, dans quelque langue que ce soit, se convertit en une espèce de site -dans le sens archéologique- qui garde et préserve les artéfacts, peut-être les plus révélateurs, d'une propre culture.

 

 

Les poèmes recueillis dans Définitions mayas, et dans Rapprochements de la bouche du roi, ton deuxième livre à être paru au Québec (Du Noroît, 2009) font partie d'un même livre en espagnol, intitulé La opéra fantasma. Qu’est-ce qui t’a fait associer ta poésie à la tradition opératique?

       La opéra fantasma est le titre d'un des poèmes du livre, "Ghost Opera", écrit a partir de l’œuvre musicale du même nom du compositeur chinois Tan Dun. Selon Tan Dun, "ghost opéra" est un genre dramatique de la tradition chinoise, dans lequel le protagoniste rencontre son passé et son futur, ses ancêtres vivants ou morts, et entretient un dialogue avec eux. Dans mon poème, la rencontre se passe entre et avec nos "ancêtres" Shakespeare et Bach, mais la dernière ligne (« Fugue / Fugue de mort, » dit Bach) récupère, à partir du mot "fugue" (la forme musicale), la mémoire du poème de Paul Celan, "Todesfuge", un des poèmes clé du vingtième siècle.

       De toute façon, je pense qu'il est vrai que dans le livre la relation avec l'opéra va plus loin. "L'opéra fantôme" -l'expression en soi- évoque un état d'irréalité, d'incorporéité, qui tente de récupérer la mémoire d'un projet réalisé (et réalisable) en partie seulement, comme le fut l'idéal wagnérien et symboliste de "l'oeuvre totale": une oeuvre dans laquelle se rejoindraient tous les arts, dans laquelle les frontières entre un art et un autre se dilueraient.

 

 

En plus d'un travail d'intertextualité très évident dans toute ta poésie, dans Définitions mayas on trouve un grand rapport à la musique: à quoi penses-tu qu'on doive cela?

       Les poèmes de la dernière partie du livre se basent tous sur des oeuvres musicales. Ou plutôt, je dirais, ce sont une sorte de méditation ou visualisation à partir de pièces musicales.

       La plupart des poèmes ne gardent pas de lien avec l'extension ou la structure de la pièce musicale qui en est la source, mais ils gardent les titres de ces pièces et le nom du compositeur en bas, et tant qu'hommage.

       Mais au-delà de ces détails de composition de quelques poèmes en particulier, ta remarque est très juste, non seulement par rapport à ce livre, mais à presque toute mon oeuvre poétique.

       Je crois que ce qui est à la base de cette présence constante de la musique dans ma poésie, c'est l'idée de la poésie elle-même comme étant musique -pas dans le sens d'une priorité dans la poésie de la sonorité sur le contenu-, sinon dans le sens que je conçois le poème comme étant un écho ou un harmonique d'un univers fondamentalement rythmique, musical.

 

 

Les Éditions du Noroît viennent de publier ton troisième livre, Les Lanternes flottantes. Comment décrirais-tu la forme du poème, depuis Définitions mayas, en passant par Rapprochements, jusqu'à ce nouveau titre, Les Lanternes flottantes?

       Définitions mayas et Rapprochements peuvent se voir, dans plusieurs sens, comme une unité: c'est le projet d'expérimenter à partir de formes non-verbales -ou verbales, mais pas nécessairement littéraires- comme base de l'articulation du poème. D'autres zones de la connaissance et de la culture servent de point de départ à un discours qui arrive a être poétique et même lyrique sans s'affermir autour d'un moi spécifique. Si le moi apparaît, c'est en tant que masque, pas dans le sens de se cacher, mais dans le sens qu’il prend la voix de celui ou celle qui a décidé de "faire parler" dans le poème. Ça peut être un personnage de Remedios Varo ou de Odilon Redon, ou Bach ou Shakespeare… Ça peut être une image (imago plutôt) inspirée par une cantate de Bach ou une oeuvre de Steven Reich.

 

 

Selon toi, qu'est-ce qui a changé, maintenant, avec l'arrivée des Lanternes?

       Dans Les Lanternes il y a des vides, des moments où fait irruption, comme une présence inévitable, le mot nu, plat, même plein. Un mot qui a du poids, plein de sens, et si vide. Presque un trou dans le texte. Une transparence dangereuse. Comme si c'était l'écho -sinistre, fantasmatique- d'une poésie ainsi appelée "politique" ou "sociale", selon qu’elle a eté plus fréquemment entendue. Ici cette nudité s'impose presque comme quelque chose d'inévitable: des mots tels "bombes", "sang", "esquille", "méchanceté", "traîtrise"…C’est l’inévitabilité de ce qu’on dit dans comment on le dit -cette urgence. L'urgence du cauchemar, de la confusion, de l'intimidation pendant la veille.

       Dans ces mots « mous » -je dirais- je me suis permis de laisser converger des zones qui pour moi ont toujours été le négatif -dans le sens photographique- de la poésie comme je l'entends. Mais à différence de ce qui se passe dans cette autre poésie, qui est généralement décrite comme sociale ou politique, ici ces mots montrent un blanc, un vide, au milieu d'un tissu fait d'une autre substance. Quelque chose qui ressemblerait d'avantage à une question philosophique sur le lieu du bien et du mal -et toutes les nuances intermédiaires- tant au sein de la société que dans la conduite des individus. Quelque chose comme une remontée de l'étique (ou de l'absence d'étique) et de la politique (ou de l'institutionnalisation de l’abus) vers un questionnement sur la nature de l'être que nous sommes.

 

 

Selon toi, que prône ta poésie?

       Ma conception de la poésie n'est pas telle qu'elle doive prôner quoi que ce soit. Au contraire. Il y a déjà trop de discours monolithiques (en général erronés) qui nous poursuivent dans tous les domaines (la politique, les média, les églises, le travail aliénant dans lequel nous nous voyons engloutis, la publicité, et les frais et la consommation dans lesquels nous nous enfonçons). Dans le monde que je décris, la poésie est justement ce qui ne prône rien du tout, le réservoir où il est encore possible de formuler des questions et soutenir la validité du doute, et même de l'ambiguïté.

       Je conçois la poésie, et l'art en général, comme une alternative à ces niaiseries monolithiques, sures d'elles-mêmes, indépassables -jusqu'à ce que l'histoire ou la réalité les rende  à l'évidence comme construits temporaires et tristes. Malheureusement, ces construits coûtent beaucoup de vies. La prépotence et la sottise coûtent toujours des vies, qui ont bien plus de valeur que ses aveugles postulats.

 

 

Quelle est ton implication dans les courants littéraires et culturels en Argentine et aux États-Unis et surtout a New York, où tu résides depuis longtemps?

       Buenos Aires et sa communauté poétique restent mon espace d'appartenance, la caisse de résonance de mes poèmes et de mon affection. New York me permet d'avoir une distance très propice, précisément par rapport à tout ce à quoi que je suis si attachée. Ça me permet d'avoir un espace de travail et des lectures qui parcourent des chemins qui ne sont probablement pas les mêmes que si j'avais vécu toute ma vie en Argentine. Dans ce sens, je pense que je dois à New York une partie importante de mes intérêts et de mes récents accomplissements, dans lesquels j'inclus l'accès à des poètes d'Amérique latine, des Etats-Unis, du Canada et d'Europe, que j'aurais eu quelques difficultés à fréquenter depuis Buenos Aires. Je pense qu’avoir accès à deux bagages très différents -du point du vue de la conception de la poésie, des lectures, des traductions, d'auteurs et poètes clé, du contact avec d'autres esthétiques et d'autres cultures-, et savoir que je fais partie de deux centres artistiques et intellectuels aussi vivants que le sont Buenos Aires et New York, c’est un privilège qui se répercute de façon très positive sur tout ce que je fais.

 

Traduit de l’espagnol par Marie-Louise Petitpierre




MAURICE COUQUIAUD

 

J.L.P.- Maurice Couquiaud vous venez de faire paraître une anthologie de vos poèmes qui couvre la période 1972-2012. 1972 est l'année de la publication de votre premier recueil. Votre entrée sur la scène poétique est bien sûr antérieure. Pourriez-vous nous en parler ?

M.C.- Il m’est difficile d’évoquer une véritable entrée sur la scène poétique antérieure à 1972. Je me souviens seulement de quelques dates marquantes pour mon cheminement. En classe de première (1947), Mr Schmidt, mon excellent professeur de français me proposa de présenter un exposé devant mes camarades sur un poète de mon choix. Ce fut Vigny ! Cette plongée consciencieuse dans une œuvre superbe m’a profondément marqué et se trouve sans doute à l’origine de mes premiers poèmes ainsi que de mon intérêt pour approfondir mes connaissances en ce domaine. Adulte, malgré une vie professionnelle très absorbante, j’écrivais un peu, je lisais beaucoup, fréquentais en solitaire quelques associations poétiques jusqu’au jour où Jean-Pierre Rosnay, dans son émission sur France-Inter, fit dire par un comédien l’un de mes poèmes en octobre 1969 et un autre en décembre 1970. Bon encouragement pour préparer mon premier recueil.

 

J.L.P.- Bon encouragement en effet ! Le recueil s'intitule Que l'urgence demeure et vous avez eu la bonne idée de l'introduire dans l'anthologie par un avant-propos qui le situe dans votre itinéraire. Vous avez aussi présenté en regard quelques extraits de commentaires que vous avez reçus à son sujet. Ils sont signés Pierre Seghers, Jean Mauriac, Jean Malrieu. Ce dernier vous écrit : « Vous avez réussi une difficile poésie pleine de pitié et d'expérience ». Il faut dire qu'il y est question d'enfants malades...

M.C.- D’abord un grand bonheur ! Après plusieurs déceptions, mon épouse depuis 1960 avait donné le jour à deux petites filles (1966 et 1967). Ayant subi en 1971 une fracture du bras au niveau du coude lors d’une mauvaise chute, la cadette fut hospitalisée pendant quelques jours à l’Hôpital des enfants malades. Moments douloureux, aggravés lors de nos visites quotidiennes par le terrible spectacle des souffrances enfantines : gamins accidentés, brûlés, mutilés, momies aux regards brillants par les petites échappées de leurs pansements, corps écartelés par des instruments bizarres, frimousses souriantes derrière les vitres d’une chambre stérile, cour des miracles attendus dans la salle d’attente des urgences, cour des miracles espérés dans celle de la radiothérapie. Bref ! Ces émotions ont fait naître une série de poèmes, composant le cœur de ce recueil parmi des textes antérieurs, inspirés par mes expériences personnelles, heureuses ou difficiles, au sein d’un monde en mutation à travers l’évolution rapide des connaissances et des techniques.

 

J.L.P.- À l'émotion, si chère à Pierre Reverdy, vous avez ajouté ensuite l'étonnement. 1976, l'année de la parution de votre deuxième recueil, L'ascenseur d'images semble indiquer une direction vers laquelle vous n'allez cesser depuis d'avancer.

M.C.- Le style poétique de l’époque se divisait en plusieurs tendances. Certaines me décevaient largement. Les plus classiques se noyaient dans les clichés d’autrefois, et ne proposaient que du mauvais Lamartine, du mauvais Victor Hugo. Se voulant d’avant-garde, bien des poètes rejetaient l’émotion et les images pour nous livrer des textes parfaitement glacés. Je refermais bien des recueils sans avoir ressenti le moindre plaisir issu d’un partage avec les sentiments et le talent de l’auteur. Je réfléchissais donc sur les meilleurs moyens d’éviter les pièges de l’indifférence. Pourquoi, à travers les siècles, des événements divers et des styles différents, certains parvenaient-ils encore à me remuer profondément ? Je réalisais peu à peu que les explications intellectuelles ou psychologiques les plus sincères ne conduisaient pas au trouble étrange de la véritable poésie. Quelques exemples ! Villon n’argumentait pas contre la peine de mort, il jetait sur notre regard et dans notre cœur la pourriture des pendus. Les poètes de la Pléiade nous font encore frissonner en glissant subtilement dans notre inquiétude le passage du temps sur les corps et les amours. Nul besoin d’argumentaire ! Rimbaud ne lance pas une cabale contre la guerre. Son dormeur du val nous promène dans le calme merveilleux de la nature et brise soudain le charme de la paix avec une remarque inattendue et terrible : Tranquille. Il a deux trous rouges au coté droit. Voilà le secret ! Le lecteur d’aujourd’hui vibre profondément et sans détour au rythme de son frère humain mort depuis longtemps. Il a subit la transfusion directe d’un étonnement originel dans sa pureté soudaine. Le solfège du langage poétique passe dans l’inconscient de l’auteur comme il passait dans l’inconscient de Mozart pour composer. Le titre et le contenu de mon deuxième recueil L’ascenseur d’images correspondent bien à mes essais pour résister aux tentations faciles, être fidèle à ces réflexions. Je rédigeais donc un petit Manifeste du poète étonné, modestement polycopié et diffusé auprès de quelques revues et poètes connus. Les réactions furent sympathiques, mais je réalisais que ce n’était qu’un pauvre cri du cœur. A l’inverse du poème, il avait besoin d’être étudié, argumenté, prolongé de diverses façons pour atteindre l’efficacité de la beauté dans l’émerveillement ou le dégoût.

 

 

J.L.P.- Parmi les réactions positives à votre manifeste, celles de Jean Rousselot et de Robert Sabatier. Vos efforts pour résister aux tentations faciles, vous allez les poursuivre. De même que vous allez approfondir votre réflexion en vous nourrissant de la lecture des philosophes et des scientifiques. Vous lisez Bachelard, Jankélévitch. En 1980 paraît Un profil de buée, un recueil inspiré par l’œuvre de Teilhard de Chardin. Et puis, cinq ans plus tard, au moment de la sortie de Un plaisir d'étincelle pour lequel vous recevez le prix Roberge de l'Académie Française, vous êtes partie prenante de l'aventure de la revue Phréatique.

M.C.- Je pense que ma démarche poétique un peu particulière a puisé son élan dans un trait de mon caractère, une immense curiosité naturelle qui m’avait fait choisir pour la deuxième partie du baccalauréat la récente section sciences expérimentales. C’est dans un lycée catholique que j’ai découvert l’évolution, les notions scientifiques et philosophiques de relativité. Plus tard, au fil des années, je découvrais l’élan vital de Bergson s’appuyant sur la durée, s’opposant ainsi à Bachelard défendant la verticalité de l’instant avec celle de la flamme. Ma poésie baignait avec bonheur dans la saisie rapide des entrevisions créatives chères à Jankélévitch. Mes idées sur l’étonnement se confortaient parallèlement dans mes nombreuses lectures scientifiques en livres et revues. A travers Le phénomène humain, l’anthropologue Teilhard de Chardin m’avait poussé à suivre la lente apparition de la conscience à travers les milliards d’années, depuis le big-bang et les particules de la soupe originelle, jusqu’à la complexité de l’homo (soit–disant) sapiens en passant par les divers stades primitifs de la vie, des plantes, des animaux et même des australopithèques. D’où le titre de mon recueil de 1980, Un profil de buée, retraçant la naissance de l’univers et le parcours de l’homme toujours en gestation. J’avais eu le bonheur de rencontrer Gérard Murail éditeur, poète, peintre et directeur de la revue phréatique ayant pris la défense de mon manifeste, partageant l’essentiel de mes espoirs et de mes idées. D’abord membre du comité de lecture, ayant changé d’occupations professionnelles, en 1983 je fus en mesure d’accepter le rôle de rédacteur en chef pour contribuer à développer une démarche poétique ouverte à toutes les disciplines, dans le Groupe de Recherches polypoétiques. En quelque sorte, j’inaugurais ce qui devint pour moi une nouvelle vie, me permettant de découvrir que bien des chercheurs scientifiques ne sont pas insensibles à la poésie. Certains n’hésitent pas à cultiver avec nous les champs et les chants de l’imaginaire. Un plaisir d’étincelle, le titre de mon recueil paru en 1985 révèle assez bien cette tendance à élargir les préoccupations de la difficile condition humaine et de l’ego jusqu’aux mystères du monde. On trouve dans ce livre l’un de mes poèmes intitulé Météorite, repris plus tard par l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet dans son essai Le feu du ciel. Je dois mon prix de l’Académie française à l’ex-président du Sénégal, le poète Léopold Sédar Senghor auquel j’ai dédié mon anthologie avec reconnaissance.

 

J.L.P.- Aux côtés de Léopold Sédar Senghor, vous accompagnent dans ce livre des poètes comme Georges-Emmanuel Clancier, Jean-Claude Renard ou encore Pierre Oster balisant ainsi un champ d'affinités poétiques.

M.C.- On m’a souvent demandé pourquoi je m’étais intéressé à l’étonnement plutôt qu’à l’émerveillement, paraissant plus proche de ma démarche personnelle. J’ai pris l’habitude de répondre que, à l’image d’une montagne, la véritable poésie possède deux versants, l’un au soleil, l’autre à l’ombre. L’équipe de la revue s’est rassemblée autour d’un minimum de goûts communs. Je pense que nous avons su éviter l’enfermement sur la pente unique d’un esprit de chapelle. Toutefois, vous avez raison d’évoquer un champ d’affinités poétiques. Lorsque j’ai rencontre G.E. Clancier pour la première fois, j’avais déjà une grande admiration pour le romancier du pain noir, pour son humanisme. Rapidement, j’ai appris à aimer le poète faisant de nous Les passagers du Temps. Je le rencontrais souvent dans diverses réunions poétiques et nous pouvions bavarder en regagnant nos domiciles proches. Avec quelle gentillesse il me donnait des conseils ! Ainsi me suggéra-t-il un jour de reproduire l’expérience qu’il avait réussie bien des années auparavant, celle de réunir des poèmes manuscrits dans un manuaire de bons poètes contemporains. Copier au moins à deux reprises cette expérience me permit d’effectuer une profonde étude de caractère sur les personnalités marquantes de notre village poétique. De belles plumes me répondirent orgueilleusement qu’elles ne répondaient qu’aux propositions de numéros consacrés à leur personne. En revanche, autour de notre cher Clancier prirent place nombre de talents qui devaient figurer dans nos affinités, de Max Alhau à Claude Vigée en passant par Jean Rousselot. Je ne peux tous les citer !... Mes rencontres avec J.C Renard furent moins nombreuses. Peu à peu j’ai compris comme lui que notre sympathie reposait sur des démarches à peu près semblables. J’en ai totalement pris conscience en lisant son livre de 1995 Notes sur la poésie, la foi et la science ! Comme les précédents, mon ami Pierre Oster possède un pouvoir d’écoute merveilleux. Parfois je le rencontre encore, attablé avec un jeune poète qui lui semble digne d’intérêt ! Il agit dans ce cas comme il le fit il y a une trentaine d’années, lorsqu’il m’invitait dans son bureau du Seuil où je venais lui demander l’adresse de quelques poètes inconnus méritant d’apparaître dans phréatique. Je pouvais faire confiance à sa rigueur et à sa sensibilité. Dans l’entretien que Pierre a publié dans Une machine à indiquer l’univers, il me suggérait : « Devenons les dociles arpenteurs de l’universel ». Entreprise bien difficile !

 

J.L.P.- Cet universel, vous avez continué à l'arpenter avec Le dernier rire pour les étoiles, Chants de gravité, La descendance de l'imparfait jusqu'à A la recherche des pas perdus qui est le dernier recueil dont votre Anthologie poétique propose quelques extraits. Ce sont au total onze parutions qui sont ainsi réunies pour nous permettre ce parcours singulier. Il n'élude pas les tragédies mais porte aussi en lui la part de bonheur que contient l'existence, tout comme ses potentialités de rêve et d'espérance que votre dialogue ininterrompu avec les scientifiques vous a permis d'entrevoir.

M.C.- Au fond, d’une simple phrase, Pierre Oster définissait assez bien l’ensemble de ma démarche. A cette différence que, contrairement aux scientifiques que je fréquentais, les calculs et les mesures ne m’intéressaient pas directement. Depuis toujours, la poésie comme le monde vit en quelque sorte de paradoxes. Les suivre pour être poète m’a semblé naturel ! Indéfinissables, les sentiments humains survivent dans les contradictions et la complexité. Selon la méthode expérimentale utilisée, la lumière révèle (comme l’homme) sa double nature. Elle se manifeste comme une onde ou une particule. Le temps fait de même en adoptant la relativité. Grâce à la physique quantique le principe d’incertitude pénètre les techniques, la philosophie et les croyances. Non seulement les différentes formes de l’infini nous échappent, mais nous devons envisager l’existence de plusieurs dimensions inconnues. Le grand physicien Bernard d’Espagnat, bon philosophe par ailleurs, nous propose la théorie du Réel voilé. Ce que nous appelons la réalité n’est que l’univers accessible à nos sens ou nos instruments. Arpenter tous les domaines de la réflexion multiplie donc à mes yeux les ressources de l’étonnement poétique qui transite sans cesse du quotidien jusqu’aux rives du mystère. Sous toutes ses formes, l’amour est un merveilleux moyen de transport. L’enfant Couquiaud qui fut mitraillé et bombardé pendant la guerre partage dans son cœur sans frontières le sort de tous les enfants aujourd’hui mitraillés au loin. Je suis heureux d’avoir participé avec les fondateurs, le philosophe Edgard Morin et le physicien Basarab Nicolescu au premier colloque du Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires. Aux côtés d’excellents poètes comme Roberto Juarroz, j’ai pu participer modestement à l’élaboration d’une Charte de la transdisciplinarité. Une invitation à développer pour le mieux les rapports subtils Sciences - Conscience. Ces moments m’ont inspiré un texte, Le magnificat endormi qui apporte le point final de mon anthologie/ :

« Le poème est un oranger qui s’ignore. Il passe par le blanc pour choisir en lui-même le goût des couleurs fondamentales mais invisibles de la réalité… cueillir le charme secret qui adoucit ou traduit les brûlures du soleil et les intempéries.

Le mal nous attend au coin des phrases. Heureusement le poème est le bien des mots. »

 

J.L.P.- Une belle conclusion pour ce livre riche et dense. Merci Maurice Couquiaud.

 

 




Yves Namur

 

UNE ANTHOLOGIE PARTISANE        

À l’occasion du trentième anniversaire du Taillis Pré, Yves Namur, le fondateur et animateur de cette maison uniquement dédiée à la poésie, publie une anthologie de tous ses auteurs. Il répond, ici, aux questions de Lucien Noullez

 

 

Le Taillis Pré est né voici trente ans. Peux-tu nous raconter les circonstances de cette naissance ?

Le plus grand des hasards ! Lors d’une visite à la maison, un quartier de Châtelineau qu’on appelle Le Taillis Pré, mes amis Cécile et André Miguel avaient sous le bras une épreuve « offset » d’un livre à paraître, Dans l’autre scène. Un ensemble de textes calligraphiés et des dessins au crayon, diverses couleurs. La reproduction, faut-il l’avouer, était de très mauvaise qualité. Et par hasard, je me suis rendu avec eux dans mon bureau médical où se trouvait une photocopieuse « Ricoh 3006 ». Il m’a suffi de jouer quelque peu sur les intensités d’une page à l’autre, pour obtenir un résultat acceptable. Meilleur que celui proposé par le travail offset de l’époque. Cécile et André Miguel m’ont alors dit : « Et si tu le faisais, toi, sur cette machine ! »

Le Taillis Pré est né ainsi, en 1984. Plus tard ont suivi des livres réalisés par l’un de mes patients, imprimeur et typographe. De belles petites plaquettes de 24 pages : des Verhesen, Jones, Antonio Ramos Rosa, Broussard, Estrada, Stétié, etc. Plus tard encore, c’est le voisinage et l’amitié d’un Michel Bourdain (il dirigeait les éditions Le Talus d’Approche) qui m’ont aidé à faire le pas du livre tel qu’il est aujourd’hui. Nous avons commencé avec trois auteurs du Portugal, un pays, comme l’Irlande, où la poésie règne encore : Pedro Tamen, Antonio Osorio et Nuno Judice.

 

Quels sont tes critères pour accepter ou refuser un manuscrit ?

Un seul critère : le plaisir et l’émotion que je retire d’une première lecture du manuscrit ! On peut ainsi trouver au Taillis Pré des auteurs qu’on pourrait ranger parmi les « classiques » comme par exemple un Roger Foulon et à certains égards une Liliane Wouters. Encore que son Livre du Soufi ne soit pas à classer dans cette catégorie. À l’inverse, on pourra découvrir des auteurs comme Israël Eliraz, Gaspard Hons, Jean-Marie Corbusier, Michel Lambiotte ou le suisse John Jackson beaucoup plus proches du « mot ». Des jeunes auteurs, parce qu’il me paraît nécessaire de tendre la main à ces nouvelles générations, des Eric Piette, Fabien Abrassart, Nicolas Grégoire ou Harry Szypilmann, etc.

Mais un domaine particulier me retient peut-être plus que d’autres : celui de la poésie « pensante », peut-être métaphysique, si je n’avais peur du terme ! Et bien sûr, je ne peux oublier ici des Roberto Juarroz, Gaspard Hons, André Schmitz ou Philippe Mathy, etc.

L’anthologie qui vient de paraître pour situer ces trente années d’existence rend bien compte, je crois, de cette diversité, mais j’ose le penser, d’une qualité… certaine.

 

Quelles sont les grandes joies d’un éditeur ?

D’abord, chaque publication, puisqu’elle a été souhaitée par l’éditeur, est une grande joie en soi. Avoir publié des auteurs au catalogue de grandes maisons comme Gallimard, Lettres Vives ou José Corti, est aussi une satisfaction en soi dès lors que le texte vous tient à cœur. Je pense à Juarroz, Eliraz, Jackson, Judice, etc.

Publier aussi un premier livre fait partie des plaisirs plus qu’ordinaires d’un éditeur. Et là, depuis quelques années, nous avons mis un honneur à en publier cinq ou six par an, avec des premiers titres.

Joies aussi de redécouvrir des auteurs oubliés, dans notre collection « Ha », l’impression de rebattre quelque peu les cartes du cadastre poétique. Mais les auteurs de cette collection ne sont pas intégrés à cette présente anthologie… plus tard peut-être.

Avec un brin d’humour, oserais-je ajouter : ne pas encore avoir été entartré par l’un ou l’autre des refusés au Taillis Pré… mais cela pourrait bien m’arriver l’un de ces jours prochains !

 

En trente ans, as-tu observé une évolution de la poésie ? Si oui, laquelle ?

C’est une question difficile : cela dépend du point de vue que l’on adopte ou que l’on a adopté. Dans mon catalogue, non, puisque dès le départ le choix se voulait éclectique. Par contre, si tu me demandes d’évoquer la poésie en général, oui, il y a évolution… et fort heureusement, d’ailleurs, qu’on ne reste pas dans « l’immobilité » ! Les années soixante-dix avaient été marquées par un certain terrorisme, celui du minimalisme, auquel succède aujourd’hui, le lyrisme et je dirais « l’éloge du quotidien », pour faire bref. Est apparu aussi le slam, ce qu’il a de meilleur (quand il est proche de la poésie !) et son contraire à la fois !  

 

Que répondrais-tu aux reproches inusables adressés à la poésie contemporaine : qu’elle est illisible, élitiste, sans avenir ?

Ma foi je n’ai pas trop envie de développer ou perdre du temps autour de cet argument-là, idiot et probablement toujours entre les mains de « gens » qui ne savent pas ou ne sauront jamais aimer la poésie, quel que soit son timbre de voix.

Si elle est illisible, qu’ils s’achètent donc une bonne paire de lunettes ! Il y a toujours des soldes sur ces instruments-là, ou une seconde paire pour presque rien !

 

 

Comment as-tu composé la copieuse anthologie qui sort à l’occasion des trente ans du Taillis Pré ?

Il m’a semblé que c’était une manière intéressante de montrer un catalogue. Une anthologie donc, partisane plus que toute autre ! Quelque trois cents pages pour trente années d’existence ! Mais j’étais loin, très loin de m’imaginer que ce travail serait aussi ardu et long ! J’avais oublié avoir publié autant de livres, autant d’auteurs… même si aujourd’hui notre travail éditorial se concentre essentiellement sur les auteurs déjà au catalogue.

Pratiquement, et pour lui rendre hommage, j’ai pris modèle sur l’anthologie de Liliane Wouters, parue en 1976, sous le titre Panorama de la poésie française de Belgique. En clin d’œil, une couverture qui arbore le noir comme la sienne et je crois, une même police pour les textes ! Le livre est divisé en une dizaine ou douzaine de chapitres qui abordent différents thèmes : un bestiaire, les mots, la mort, la vie, le temps, le corps, etc. et pour chaque chapitre, le titre d’un livre d’auteur de la maison. De nombreux auteurs apparaissent ainsi dans plusieurs parties du livre. J’ai préféré cette présentation, disons « variée », plutôt qu’un empilement d’auteurs, rangés par ordre alphabétique ou date de naissance.  À vous de juger du résultat !

 

 

Si tu avais les pouvoirs de la mettre en œuvre, quelle politique déploierais-tu pour aider la poésie à vivre dans le monde d’aujourd’hui ?

D’abord j’inonderais les collèges et athénées de livres de poésie, j’obligerais les élèves à remettre des travaux pratiques sur la poésie, tel que la réalisation d’une petite anthologie thématique ou autre (j’ai pu, modestement, instaurer une telle pratique dans un collège dont je suis issu… et où sont passés des poètes comme Eric Brogniet ou Eric Piette). Il n’est pas de meilleur terreau pour la poésie que l’enfance ou l’adolescence, je puis vous l’assurer, moi qui ai eu cette chance de compter un poète comme instituteur, comme un Hubert Nyssen (Actes Sud) avait eu autrefois, lui aussi, un Albert Ayguesparse comme instituteur. Mais est-ce bien sérieux de confier une tâche politique à un poète ? (Je pense à cet ami finlandais, Penti Holappa,… ministre de la culture, quelques semaines seulement !)

En second lieu, j’obligerais nos journaux, quotidiens, hebdomadaires et autres, à publier régulièrement un poème ou l’autre, à rendre compte aussi des publications. Où trouve-t-on aujourd’hui encore un espace critique pour la poésie ? Où, si ce n’était sur le net où paraît-il, les mots « sexe » et « poésie » seraient les plus fréquents ! (Mais je dois bien avouer souvent mon inconfort à lire un poème sur écran, une étude, une chronique, oui, mais un poème, oserais-je avouer, qu’il me semble manquer toujours une page (ou une voix) pour faire naître en moi, cette émotion… appelée poésie, pour citer ce bon Pierre Reverdy.

Lire un poème lors d’un journal parlé à la télévision, trente secondes pas plus ! Quel bonheur, non ? Plutôt que d’entendre ces faits divers…

D’autres idées, certainement, mais l’espace manque et le temps pour y penser. Tiens : lancer un référendum, via un média : que tout qui s’intéresse à la poésie, se signale. Que nous soyons fichés : « amateur  de poésie » comme de bons vins ! 




JEAN MAISON 2ème partie

 

- Jean, tu viens de me lire des poèmes récents, de divers ensembles différents. Pour quelqu'un qui  me disait  il y a peu s'interroger sur le fait d’écrire, tu me sembles prolixe ?

- Je me suis interrogé tout au long de mon chemin d'écriture, parce que face à un effort qui semble parfois vain, cette question sous jacente est l’expression d’un doute nécessaire. La réponse apparaît comme une  sourde confiance.

Il me parait indispensable de réduire, d’émonder  pour  tenter de porter l'essentiel. L’état de ma pensée me conduit également à raisonner sur un nouveau mode, à renouveler ma forme face au dérisoire et à l'innombrable du temps.  Il y a quelque chose qui relève de la vanité mais aussi de l'espérance. Ces oppositions et ces contradictions, de temps à autre, m'arrêtent dans mon élan.

 

- Tu parles de ta pensée. Tu évoques, à mots couverts, la puissance de la pensée qui pourrait s'affranchir de l'écriture. Nous sommes ici à l'abbaye de Landevennec, et attendons Gilles Baudry. Gilles Baudry est moine et poète. Est-ce cette interrogation, peut-être contradictoire, qui œuvre en toi ?

Très tôt, je me suis aperçu de l'abime qu'il y avait entre l'espérance poétique que je nourrissais, et la réalité formelle. Très jeune, à l'âge de onze ans, j'ai commencé à écrire, et j'ai progressivement bâti, pour reprendre une formule que René Char m'avait donné : "Tu dois bâtir une maison de mots". Effectivement dans mon parcours et à mon échelle  j'ai, recueil après recueil, constitué ce point de repère qu'est l'œuvre. Les exaltations poétiques, les intuitions, les rencontres extraordinaires, l'amitié, les lectures, tout ce qui m’a construit et  que je qualifie aujourd'hui de chance, me conduit à penser qu'il y a peut-être un geste supérieur à accomplir pour avancer en poésie dont j’ignore tout.

Dans cette réflexion il ne s'agit pas de se priver de la joie d'écrire ni du bonheur du partage, ni même de la séduisante contemplation. Il ne s'agit pas d'avoir une attitude de privation mais plutôt une retenue. Il faut donc trouver la bonne mesure qui permet le renouvellement dans la présence. J’admire Gille Baudry, en particulier pour l’accomplissement dans son œuvre de ce regard.

 

 

- Tu viens de parler de contemplation et de la présence. Peux-tu évoquer ton rapport entre poésie et transcendance ?

C'est un des sujets qui m'est le plus cher. Je lis de la poésie depuis mon enfance et ce que je cherchais et que je cherche toujours dans ces lectures, c'est le point d'élévation. Or la poésie qui me semble la plus proche, c'est probablement le fin'amor, et principalement les troubadours limousins. Cette poésie d'essence spirituelle se réalise dans l'incarnation pour la Dame et jusqu'alors je ne connais rien de plus beau, rien de plus réjouissant.

Je fais mienne la pensée que le verbe s'incarne dans la poésie, qu'elle n'est pas création mais approche du sensible. La poésie permet d'entrevoir l'inconnaissable. Elle n'est pas étrangère à la matière ni à la vie, elle est une singularité qui s'exprime par la voix de celui qui s'engage sur ce chemin.

 

 

- Autrement dit, ce rapport entre poésie et transcendance n'aurait pas pour objet de créer une poésie transcendante, mais d'y donner accès ? La poésie serait un véhicule ?

Tout d'abord,  je  n’ai pas d'idéologie poétique. La poésie n’est pas une fin en soi, je ne suis pas idolâtre. En mon for intérieur, ma culture celto-judéo-chrétienne m'offre pour ce qui relève de la transcendance, une orientation spirituelle qui me nourrit et me fonde. La poésie permet de percevoir des sensations,  des visions, des émotions si profondes, si étendues, qu'elle nous laisse le sentiment que nous sommes dans l'ignorance positive, et que la quête à travers le développement de notre conscience est nourrie du savoir que l'on peut acquérir et qui nous établit dans des limites. La poésie est hors du champs du savoir, elle s’ établit dans la perspective de l'amour, de l'admiration, de l'émerveillement, ce qui forme en nous cette confiance en une dimension ignorée, mais profondément ressentie. La formalisation de la poésie devient une personnalisation temporaire qui nous permet de nous réaliser dans la présence et de participer à l'approche du mystère de la vie.

 

- En conséquence, y a-t-il chez toi un lien entre poésie et salut ?

Si demain  on m'expliquait qu'il  était démontré précisément que la vie n’est  qu'un point mortel sans avant et après, je dirais : peu m'importe.

Je ne cherche pas mon salut à tout prix. Je ne cherche pas la connaissance. Et, en paraphrasant Saint Paul, "à quoi me sert de savoir si je ne suis pas capable de charité."

Si cette connaissance d'une vie sans objet, absurde, ou, à contrario, la destinée d'une âme pour un chemin universel, n'a d'intérêt que si je suis capable de la vraie compassion. Or la poésie peut proposer une forme de salut dans une salutation à la vie. La poésie est un hommage à la multitude des ressources qui se présentent devant nous. Dans mon esprit, le salut,  n'est pas se sauver soi-même par une posture ou une expérience. Le salut, s'il y en a un, ne peut venir que de la grâce. Il ne peut pas venir de l'application stricte d'une méthode. Une méthode peut permettre d'être en disponibilité ou en disposition pour éventuellement recevoir le don de voir. Le salut serait selon moi dans la capacité à aimer sans limite. Or la poésie se situe entre l'espérance de la grâce et la mise en œuvre de l'intuitivité poétique. C'est à la fois une restitution, une transmutation et une interprétation. La poésie ne se résume pas à une esthétique, un formalisme  ou une expressivité. Ce qui me semble extrêmement précieux dans la poésie, c'est la réalisation formelle d'un mystère qui demeure mystère mais qui dispose d'une existence tangible a un instant donné. Elle est une invitation, à un autre regard sur le monde dans toutes ses acceptions.

 

- Tu parles d'intuitivité poétique. Elle renvoie à la dimension instinctive de la poésie. C'est une question, je crois, qui te requiert ?

L'instinct poétique est pour moi essentiel dans le sens où je me souviens dans ma jeunesse l'avoir ressenti très tôt et comme jamais démenti. La difficulté a commencé lors de la mise en forme de l'inexprimable et dans la prise de conscience qu'il fallait à la fois chercher une rigueur la plus aboutie tout en gardant une liberté intense et riche. D'où les questions récurrentes du formalisme et de l'inspiration. L'instinct poétique n'est pas une naïveté mais une sensibilité qui vous confronte à une évidence magnifique ; Le besoin impérieux de faire quelque chose nommé poème.

 

27/02/2013

 

Retrouvez la première partie de l'entretien.

 




PHILIPPE DELAVEAU

 

- Quel chemin vous a conduit à la poésie ?

Pour quiconque s’est découvert la vocation de poète (et je dis cela sans aucun romantisme, tout simplement parce qu’à mon âge on s’aperçoit qu’une vie s’organise autour d’un appel auquel on est ou non resté  fidèle), tous les chemins mènent au poème – et par-là même à la poésie, mot difficile, réalité encore plus complexe à définir.

En poésie, l’expérience des commencements est ainsi quelque peu banale : il s’agit toujours de l’acquisition d’un langage à l’intérieur de la langue, selon des étapes qui mènent de la fonction ludique à la fonction ontologique, je veux dire du jeu à la célébration.

Dès que j’ai commencé à être attentif au langage, puis à la lecture des livres, les mots m’ont frappé à la fois par leurs combinaisons, leurs ressemblances, les jeux auxquels ils invitaient, et plus encore par ce qu’ils laissaient supposer au-delà d’eux-mêmes, qui me faisait rêver. Mais entre cet intérêt pour les mots et l’artisanat du poème il y avait bien des obstacles à franchir ! D’autant que la bibliothèque familiale était très maigre en livres de poèmes.

Puis l’adolescence a suscité une réflexion inquiète sur le fait d’être un « être humain », qui m’a fait remplir bien des pages ! Existions-nous vraiment ? Tout cela était-il ? J’ignorais encore que cette interrogation bien naïve allait rencontrer celle d’une partie de la philosophie du XXème siècle.

J’ai vécu l’angoisse d’une relation au monde, la hantise de ce tremblement général des êtres et des choses, la fragilité des feuilles. Tout cela, les mots devaient s’en emparer. Ce que je prenais alors pour des poèmes n’était guère que l’expression d’un certain désarroi avec les mots des autres. Si un jour on découvre qu’écrire des poèmes est une des plus grandes joies qui soient, il faut avoir commencé par connaître d’abord l’enthousiasme un peu naïf, l’impatience et la déception. En somme, les gammes reprises sans fin jusqu’à la note juste nous révèlent que l’instrument ne sera jamais infaillible parce qu’il n’existe pas vraiment : il n’y a guère que notre façon d’être au monde à travers une transfiguration du langage selon des formes nécessaires, et la fusion de nous-mêmes avec ce langage dans une façon de vivre. Et vivre alors, c’est vivre à l’affût.

Voilà comment je suis venu à la poésie : au départ, je ne rêvais que de raconter des histoires. La poésie me semblait une activité parallèle, très estimable certes, mais moins puissante que l’aptitude à faire surgir des personnages et les imposer à l’imagination de ceux à qui j’aimais raconter de petites « fictions ». Alors que l’expérience du poème, puisque j’en écrivais beaucoup et très médiocres – , m’a fait mesurer très vite le piège d’un enfermement dans le seul langage, dans le narcissisme du langage qui se regarde lui-même dans le miroir plus ou moins satisfait de son agencement.  

Un jour, vers les vingt ans, j’ai tout détruit, déchiqueté, brûlé. Un geste sans doute idiot, et que je regrette. Mais j’étais furieux contre moi-même, je ne supportais pas de devoir relire des pages médiocres, qui devaient tant à Baudelaire, Rimbaud, Michaux, Saint-John Perse…

Alors j’ai recommencé à écrire de la poésie, après une crise de détestation, qui a correspondu aussi à une crise de la foi. Et j’ai eu la chance de ne pas publier de livre avant 38 ans. Un écrivain ne doit pas chercher à opposer aux autres l’écriture de sa singularité, mais à communier avec eux dans l’expérience de la différence. En sachant qu’il ne doit rien au public, mais tout à son art.

 

 

- Sans vous demander de définir votre poésie, vous avez fait le choix d'écrire, de composer et de publier votre œuvre. Elle contient donc pour vous des éléments qui renouvellent les voix antérieures à travers lesquelles vous vous êtes nourri. Quels sont selon vous ces éléments singuliers que porte votre parole poétique ?

Je crois qu’il faudrait rappeler l’époque dans laquelle nous nous trouvions alors. La référence demeure, d’une manière mythologique, mai 68, qui fait figure de date fondatrice. Bien qu’il y eût beaucoup à dire là dessus, mais ce n’est pas le sujet... On pouvait discerner deux grandes orientations alors, dans la vie culturelle : l’exigence exhaustive du tout politique ; l’exigence contraire du tout formel.

Je m’en tiendrai à la seconde. Liée à la prééminence non pas de la forme, ce qui allait de soi en art, mais du formalisme, celle-ci tenait à distance la démarche poétique proprement dite, dans sa relation à une fin. Combien de fois ai-je entendu répéter autour de moi cette citation de Hegel qui semblait légitimer, pour ceux qui la prononçaient, la disparition « historique » de la poésie : « L’art est mort, l’âge de l’esthétique est venu ». La rationalisation devait l’emporter aussi bien dans l’invention que dans l’interprétation, congédiant l’essentiel, l’irréductible part secrète qui irradie dans tous les arts.

Les structuralistes avaient raté la poésie, comme les écrivains formalistes qui entendaient réinventer le roman, du moins proposer, et rien que cela, un « nouveau roman ». Robbe-Grillet et le premier Butor, proposaient des voies qui pouvaient fasciner des étudiants, apprentis-écrivains plus prompts à rechercher des explications à partir de démontages ou de théories, où les choses s’avéraient aisément compréhensibles et susceptibles d’être reproduites, qu’à entrer dans le long et difficile apprentissage de la vie intérieure, en quête de formes nécessaires, ce qui n’est pas vraiment une mince affaire ! Pourtant, certains d’entre nous, les plus sceptiques, devaient très vite découvrir combien le personnage, qui participe du mystère même du roman, disparaissait dans ces constructions ambitieuses. Quand il n’est pas réduit à une ombre schématique dans la combinaison ingénieuse d’une architecture glacée. D’ailleurs beaucoup d’œuvres et de « théories » de l’époque étaient vouées à la glaciation, là où la poésie exige une forme de passion – du moins cette émotion qu’il convient de transfigurer. Vous voyez, je suis resté fidèle à Reverdy !

J’avais essayé d’écrire selon les normes du Nouveau Roman… avant de me lasser de ces tentatives. Et puis, dans le même temps, j’ai eu la chance de découvrir quelques voix magnifiques à travers des livres qui m’ont littéralement bouleversé. Ceux de poètes étrangers, à qui je suis demeuré fidèle par la suite. Mais aussi des Français : le dernier Max Jacob, celui qui ne joue plus mais qui devient un maître spirituel ; Follain, moins pour l’aspect rude, un peu dépenaillé de ses poèmes que pour l’extraordinaire souci de l’humain, et de l’humain le plus humble à travers les signes émis par les objets ; Dadelsen, à cause de son travail musical de la prose dans son vers ample ; Réda, dont les recueils me semblaient atteindre à l’équilibre le plus réussi entre une expérience humaine de l’émotion – une tendresse toujours discrète – mais aussi de la violence, et une forme de vers très souple, avec d’admirables coupes, des rejets, et une prosodie très plastique. Je lisais aussi, avec le même bonheur Jean Grosjean et Philippe Jaccottet.

Ce sont ces voix qui m’ont guidé, et quelques autres, de même que les conseils reçus de poètes bienveillants, puis amis comme Jean Grosjean (encore) ou Pierre Oster, lecteur attentif et de bon conseil.

Cela dit, l’exercice de l’admiration qui cause un tel bonheur parce qu’elle rend libre, nous fait aussi mesurer nos limites. Et puis était-ce raisonnable de penser que l’on pouvait ajouter quelque chose à tant d’œuvres remarquables ?

Mais vous avez raison d’insister sur ce point : il ne s’agit pas de suivre, ce qui s’avère bien difficile quand ce sont de grandes œuvres, des voix majeures. Seul importe de comprendre pourquoi certaines œuvres nous sont destinées, et la leçon ou les leçons que nous devons en tirer dans notre propre aventure.

Pour ce faire, il me manquait encore la découverte des poètes anglais contemporains (lus et/ou rencontrés), une réflexion sur leur pragmatisme par rapport aux objets du monde, et la comparaison entre le système d’accentuation de l’anglais (mais aussi de l’espagnol ou de l’italien) et celui du français, qui est une langue beaucoup plus terne, sans véritable accent – et avec la seule ressource de l’admirable « e » de retrait – qu’on nomme maladroitement « e muet », alors qu’il ne l’est pas. Comme avec la pédale de gauche du piano – dite « d’appartement » - il permet de créer un certain effet d’atténuation en détachant, et de créer une nuance d’intériorité par la suspension, partant un effet d’insistance sur les mots qui suivent.

Maintenant il faudrait définir ce que je tente de faire, mais j’en suis incapable. « Les éléments singuliers » ? Ce que je fais me paraît naturel et coutumier. Je suis donc mal placé pour vous répondre.

 

 

- Quel est l'enjeu du poème aujourd'hui ?

Je crois que l’on peut faire un certain nombre de constats, à commencer par celui-ci : nous ne sommes plus dans une période de combats théoriques, ni de tumultes novateurs. La recherche du « nouveau » pour le nouveau, les petits trucs ingénieux dans le dispositif sur la page blanche ont perdu de leur audace et de leur originalité, mais plus encore, leur raison d’être. Peut-être cette volonté de destruction était-elle plus jubilatoire à une époque heureuse et fortunée, ce que n’est plus la nôtre qui voit de tous côtés se profiler la catastrophe. Mais, à l’inverse, je comprends l’agacement de certains de ces poètes que je respecte et dont les recherches formelles m’ont paru intéressantes, face au retour du pathos, au danger de mollesse du vers, ou au lâcher de tel ou tel type d’écriture.

Cela dit, je ne suis pas sûr qu’il y ait encore un enjeu pour beaucoup de ceux qui écrivent des poèmes. Pour eux, la « poésie » semble aller de soi, et il suffit d’écrire au fil de la plume (ou de l’ordinateur). La recherche systématique de la petite découverte originale, tout ce qui pouvait casser le vers ou la langue, remettre en question le poétique lui-même, et ce qui pouvait causer une  (agréable ?) surprise dans certains cas, me paraît quelque peu révolu. Il semble aller de soi que le poème s’écrive de telle ou telle façon, la « modernité » commençant avec l’absence de ponctuation !

Est-il besoin de le rappeler ? les grands poètes de la tradition n’ont pas cherché en premier lieu l’ingéniosité pour elle-même, mais plus essentiellement la vérité humaine profonde, à travers l’invention de formes nécessaires, sans méconnaître aussi la part du jeu (songeons à l’invention et au perfectionnement du sonnet). Ce point de départ a imposé des renouvellements mais de l’intérieur, d’où les grandes œuvres, chaque fois d’une originalité prodigieuse, et les chocs qu’elle provoquent. Parce qu’elles proposent un ensemble achevé par la nécessité interne d’une unité formelle autant que visionnaire. On pourrait en dire autant dans l’ordre du roman.

La quête d’une nécessité reliant l’aventure des mots à l’aventure spirituelle de l’artiste n’est plus toujours vécue comme une exigence fondatrice. Et ne lui sert plus de boussole. Or la poésie est aussi un territoire qui s’étend entre les points extrêmes et opposés de la vie intérieure.

 Du coup, il manque à la fois l’expérience violente de l’émotion et sa métamorphose par la justesse des mots. Sans passion, la poésie n’est plus qu’un exercice. Et rien n’est plus commode que d’imiter la passion des autres (ou leur absence de passion), en reprenant leurs procédés. 

Peut-être est-ce par là maintenant que la poésie peut rejoindre son exigence fondatrice : par un surcroît de vie, mais de la vie sublimée par l’art du langage. Voilà ce que j’entendrais par enjeu. En somme, nous attendons toujours de rencontrer quelqu’un, et de rejoindre son expérience à travers un langage. Quelque chose qui donne le sens d’une expérience de vie, mais selon le mode de la nécessité. Ainsi le poème doit-il retrouver son origine ardente dans la vie du poète, ce lieu incandescent par quoi les mots acquièrent leur juste place. Alors un vécu particulier s’objective en expérience universelle. Dans la vie, c’est-à-dire en accord avec la vérité profonde de la personne, non pas dans les détails du singulier anecdotique.

La grande vérité de l’art, c’est toujours la transfiguration du commun – du lieu commun. Je veux dire ce qui est commun à tous. Mais le lieu commun – ce qui nous est commun – doit être renouvelé par la vigueur des images, par un certain travail du rythme et la combinaison des mots, eux-mêmes inscrits dans des séquences. Le commun n’a rien à voir avec le « stéréotype ». Plus largement, écrire, c’est toujours recommencer l’histoire d’une fondation, la fondation même de l’être et du langage, ce par quoi nous sommes différents et semblables, mais d’une manière nouvelle, à travers des formes nouvelles, en accord avec la Tradition, qui est la vie traversant la mémoire – non pas les traditions, qui sont des formes mortes, fossilisées. Et s’accorder à la Tradition, c’est prendre toutes les libertés avec elles, en tirer les moyens d’une reconquête de l’écriture pour affronter son temps.

 

  

- Vous publiez Eucharis en 1989. Ce livre marque l'histoire du poème en France tant il indique pour la parole, la pensée et l'inspiration une autre voie que celles empruntées par la poésie de laboratoire d'une part, nées de maniements de concepts formels, et la poésie universitaire, écrite par des professeurs d'université, et donc essentiellement théorique, à travers laquelle ceux qui se définissent comme des poètes s'insurgent contre l'image de « voleur de feu » attribué au poète. Pensez-vous, avec Eucharis, avoir ouvert une voie ?

D’abord, permettez-moi de dire qu’aucun livre qui compte – qui compte pour nous-mêmes, pour notre vie – n’est écrit « pour ouvrir une voie » ou participer à un débat théorique. La conséquence de l’apparition d’un livre, s’il est en accord avec une attente, se fait dans un second temps, sans que son auteur ait cherché autre chose qu’à ne pas mentir, à soi-même, au langage et aux autres, je veux dire à ceux qui seront ses lecteurs. Et finalement n’est-ce pas ce que nous attendons, même des auteurs de fiction, qu’ils soient en accord avec eux-mêmes, avec cette vérité au profond d’eux qui attend son expression formelle ?

En écrivant Eucharis à Londres, j’ignorais tout, en fait, des débats franco-français, des théories poétiques, de la violence assez surprenante avec laquelle ils se faisaient – je m’étais davantage intéressé, en lecteur enthousiaste, au roman, et particulièrement au roman anglo-saxon, que je trouve infiniment supérieur au roman français. C’est d’ailleurs pour cela que mes poèmes sont ceux d’un prosateur, et que le vers que j’essaie d’écrire est un vers de prose. Je déteste l’aspect « bibelot » de la poésie, la figurine précieuse à ranger pieusement dans la vitrine de la littérature. La poésie est une parole d’homme en marche. Et aussi la transcription maladroite d’une aventure spirituelle, une aventure pour laquelle les mots trop souvent font défaut. Et puis je ne sais pas aussi bien faire que ces poètes des formes brèves, dont la concision m’émerveille.

Par ailleurs j’ai toujours été surpris devant l’attitude de certains poètes savants, croisés ici ou là, qui pouvaient à la fois écrire et commenter ce qu’ils avaient écrit. J’en suis le plus souvent incapable. Cette sorte d’omniscience est éloignée de la division des tâches, en fonction des grâces de service. Je songe ici à ce qu’écrit saint Paul : certains prononceront, dit-il, des « paroles mystérieuses » et d’autres les interpréteront. Dans l’ordre de la connaissance, le critique, l’universitaire en savent bien davantage que le poète ; mais dans l’ordre du sentir, le poète, en tant qu’artisan, a l’intuition qu’il dispose d’un tout autre savoir, un savoir de réel : je veux dire une expérience du fait vécu, de la sensation, qui passe par l’intuition et qui requiert la précision du « geste artisanal ».

Bien sûr le poème exige un travail appliqué au matériau du langage, à l’alliage des mots, et un poème est d’abord un certain agencement des mots. Mais il ne faut pas méconnaître que la poésie est un agencement des mots en vue d’une fin (d’ordre esthétique et spirituel), mais aussi d’un effet.

Le langage qui est le matériau du poème, dans l’instant même où il subit la métamorphose, requiert trois fonctions inextricablement mêlées : désignation, convocation des êtres, de l’univers et les choses dans leur singularité ; communion, participation du lecteur par l’émotion qui fait de lui un poète à son tour ; contemplation, dépassement de la somme des parties par l’unité, pour tenter d’approcher l’indicible.  

Ces trois fonctions sont elles-mêmes ordonnées à la musique seconde, si difficile à définir mais essentielle, puisque c’est d’elle que résulte la transfiguration dernière. Tout cela, ce dosage si subtil, rend le poème fragile jusqu’au moment où il atteint à son amplitude maximale quand on sait qu’on ne peut plus rien changer. Il accède alors à cet état d’apesanteur que l’on connaît aux grandes œuvres d’art, à la fois lourdes de leur poids de réel et suspendues entre terre et ciel comme la libellule ou l’alouette du matin.

Le poème nous rappelle toujours que le langage a part avec le verbe, c’est-à-dire qu’il exprime la vie intérieure. Et la vie intérieure est cette expérience spirituelle par laquelle nous découvrons ce que nous sommes.

Enfin, permettez-moi encore cette remarque. Vous utilisez l’expression « voleur de feu », que l’on connaît bien, certes, et qui nous renvoie une fois de plus à Rimbaud. Mais l’expression, très belle certes, est contestable. D’abord parce qu’elle a été rabâchée au-delà du possible, et de manière, si j’ose dire, adolescente. Quand la formule s’élime à force d’être ressassée, finalement elle confine au cliché, et rien n’est plus contraire à la poésie qu’un cliché – alors que son terreau est le commun.

Ensuite, et c’est plus grave, pourquoi devons-nous toujours envisager la poésie comme une transgression, un acte rebelle ? N’est-ce pas d’abord ce par quoi nous nous accomplissons ? Pourquoi entrer dans la maison de l’être en position de « voleur » ? Le voleur – la forceur de coffres, à l’image de tant de « (anti)héros » de cinéma – , doit-il passer pour le modèle ? Je ne sais d’ailleurs si la figure de ce Prométhée modeste, qui joue son rôle à l’intérieur d’un contexte pas même mythologique, peut dire encore quelque chose du poète contemporain, même quand il allume en frottant son briquet la cigarette qu’il a roulée entre ses doigts habiles. Cet ennoblissement mythique, aussi désirable et valorisant qu’il paraisse, ne signifie plus grand chose, sinon la volonté d’auto-encensement narcissique d’un artiste aujourd’hui inaudible.

En outre, s’il fallait identifier ce feu dérobé -  mais dérobé à qui ? à Dieu ? aux dieux ? à la tradition poétique ? – le seul feu qui importerait ne serait-il pas celui de l’Amour ?  Je mets la majuscule en songeant au sens fort de ce mot chez les mystiques. Mais on ne voit pas comment on pourrait le dérober, puisque par nature il se donne. Ne s’agit-il pas alors de répandre le feu sur la terre ?

Plutôt que « voleur de feu », je préfère veilleur de feu – le feu guetté à la fin de la nuit, le petit jour qui vient, comme dans la Bible ou la pièce de Sophocle. Et tant qu’à faire disons que le poète est un veilleur – et, un veilleur amoureux.

Cette perspective est bien plus redoutable pour une époque qui interdit le jugement déviant et la vérité qui libère.

 

 

- La deuxième partie de votre livre Eucharis laisse entrer dans le poème la mythologie antique. Ce mouvement est-il né d'une nécessité du retour des dieux à travers un langage qui, dans ses héritages récents, les avait écartés, réduits à une forme symbolique, voire détruits ?

Eucharis a été d’abord l’aboutissement d’une expérience de vie, de tâtonnements en quête d’écriture et d’une recherche de la simplicité, tout cela mené hors de France, à Londres, pendant les années quatre-vingt. Au cœur de cette expérience, il entre ce que j’oserais appeler une série de semi-hallucinations, ou plutôt des rêveries récurrentes, qui se sont imposées au cours de marches ou de promenades, pendant plusieurs hivers.

J’allais souvent travailler à la British Library, profitant de ces journées d’étude pour retourner voir, à l’heure du déjeuner, les salles de sculpture grecque.

Puis, pour rentrer, j’aimais à descendre vers la Tamise par Southampton Row, ou marcher ici et là sur les berges de ce fleuve qui vit au rythme des marées : les docks près de la Tour, les quais ombragés autour de la Tate Gallery. De même que Londres est un mélange de ville et de campagne – les parcs, et même les squares privés –, Gracq a écrit là-dessus des choses magnifiques – ; de même, la Tamise est un mélange de grand fleuve – l’eau qui descend de manière inéluctable, comme l’ont répété Héraclite et Borgès – et de mer, de mer jaune ou vert sombre qui est la mer du Nord. D’où cette action vivante de la marée, promesse de recommencement mais aussi de surgissement : de l’ailleurs et de personnages de l’ailleurs – les voyageurs. Tout cela je l’ai vu, je l’ai senti le long des grandes barques couchées sur le flanc et des bateaux couleur d’anthracite au milieu du fleuve, tirant sur leur câble pour fuir vers le soleil.

C’est là que j’ai vu se révéler la désolation de ces « héros » des mythes, et mesuré l’étrange et inquiétante fascination qu’ils exercent. Car à travers la répétition sans fin de leur histoire, les héros nous condamnent à vivre leur destin, à le vivre avec eux, je veux dire à agréer à la réponse humaine face au mal, dans le désarroi de l’existence. Ainsi les poèmes appelés par ces moments londoniens n’avaient pas vocation à réintroduire la mythologie de manière métaphorique (Freud, Joyce) ou ornementale (G. Moreau) – mais à dire réellement,  et de façon apophatique quelque chose d’essentiel : la bonne nouvelle d’aujourd’hui, à savoir la sortie du mythologique. Le mythologique nous oblige à retourner dans le mouvement circulaire de ce qu’il ne cesse de répéter, parce qu’en fait il n’a rien à nous dire à part l’identité de la démesure dans les actes qui la recommencent : le mythe est une « parole » certes, mais non pas la Parole, je veux dire le Verbe, parole du Père, parole fondatrice et inchoative qui a pris chair. Et le fait de ce retour du même, avec la même absence de sens, en définitive, est source de nostalgie au sens très fort, la nostalgie d’un temps imaginaire où il ne se passe rien, sinon la répétition de la même parole, sur le modèle du serpent Ouroboros qui se mord la queue, promettant le retour du même dans la figuration d’un temps cyclique. En somme un retour vers l’ombre, avec pour aboutissement les cavernes sans soleil où Achille achève d’abrutir ses chevaux.

De fait, je me suis demandé ce que signifiaient ces mythes, par delà tout ce que l’accumulation de savoirs et de gloses peut nous en dire. S’ils sont parfois porteurs d’une immense douleur – celle d’Iphigénie par exemple, mais elle échappe heureusement à son « destin » ; celle d’Antigone, qui est poignante parce qu’elle est préfiguration dans la fiction d’une réalité, la réalité christique – ; mais aussi d’une extrême grandeur, mélange de dignité et de noblesse – ils ne peuvent pas nous dire ce que nous sommes. Il faut sortir du mythe pour entrer dans l’Histoire, parce que l’Histoire nous offre les aspérités du réel, et l’Histoire nous fait découvrir en dernière instance la dimension ultime qui est le mystère. Enfances, mythes, Histoire, mystère, c’est finalement le plan d’Eucharis.

En méditant sur ces mythes, sur ce qui était notre savoir ancien, venu des Grecs, j’ai pris conscience de ce que signifiait précisément la Bonne Nouvelle que nous offre le Christ, dans ce lieu même du mythe, assumé mais retourné : le christianisme – le fait de vivre dans la présence aimante du Christ – apparaît bien – et cette fois, au cœur de l’expérience culturelle – comme l’issue, la seule issue pour notre monde, et pour chacun de nous. Vous me direz que ce n’est pas un scoop ! Deux mille ans de christianisme n’ont cessé de le proclamer de toutes les manières possibles, mais nous avons peut-être perdu la dimension incroyablement novatrice du kérygme (je me refuse à dire révolutionnaire, tant ce terme a servi d’alibi aux actions les plus meurtrières) et dans un ordre particulier : celui de l’art et donc de la culture. D’autant plus que, sous couvert de modernité, celle-ci se laisse tenter, à l’image de la société entière, par des figures de la mythologie, et en particulier la fascination d’un âge d’or, un âge mythique, qui relève non pas du réel mais du désir.

La seule façon certaine d’échapper au cycle infernal du mythe – à son manège, et donc au destin, c’est encore et toujours le christianisme, prodigieux ferment de vraie libération de l’être et de la connaissance, dont nos contemporains n’ont même plus idée.

Cette découverte, dans l’ordre du savoir fut vraiment un coup de tonnerre qui m’a permis de lire ou de relire d’une autre façon les auteurs dont l’œuvre s’enracinait dans le christianisme d’une manière visionnaire. Puis ce fut la découverte beaucoup plus tard, de l’œuvre considérable de René Girard qui apporte au débat une réponse bien plus puissante, si ce n’est la réponse, en revivifiant toute la Tradition.

C’est ainsi que le mot Eucharis s’est imposé comme titre d’un livre à venir, qui réunirait les poèmes les moins insatisfaisants de ce que j’avais pu écrire depuis le début des années quatre-vingt. Eucharis, c’est le fait de rendre grâce, de remercier pour l’issue, le salut : enfin l’on sort, après l’enfance, de ce qui est la tentation du mythe, en découvrant que tout est histoire, et non pas cycle sans fin. On sort pour atteindre au mystère. Car vivre, c’est s’accorder au mystère. Et le mystère est le noyau ardent de la vie, à travers d’innombrables signes qu’il nous revient de lire. Et c’est par le mystère que la poésie redevient possible, à savoir la transposition de cet état particulier de l’être dans un équivalent qui soit un ordre fait de mots, ce qui fait le poème.   

J’ai compris qu’il fallait remercier d’abord – rendre grâce – pour la grâce à venir, la grâce de poésie, tout ce qui nous sera donné gratuitement et à quoi il nous reviendra de donner forme, la forme particulière de chaque poème. Par nous, j’entends tous les poètes, la grâce de poésie étant versée à chacun d’eux avec la même parcimonie, s’agissant d’un vin rare et non pas d’une piquette !

En fait la poésie est une anabase, une montée hors du cercle, hors de l’enfermement, la sortie du manège, ce manège fou qui nous propose ses vieux canassons fatigués mais repeints, les idéologies vers lesquelles il est si tentant de tendre le bras ou le poing pour en saisir l’anneau métallique. Et le manège alors épouse la forme symbolique du cercle, tournant sur lui-même à l’infini, offrant la promesse de son leurre. Si la poésie est une anabase, elle doit renouveler ses formes, elle doit éviter de se laisser enfermer dans de mauvais débats, comme celui qui résulte du « résolument moderne ». 

La poésie – je veux dire cette réalité impalpable qui transcende les poèmes, est bien la réponse humaine avec ses moyens propres à ce que nous vivons chaque jour – joies et peines, irrésolutions ou fausses certitudes. La poésie ne peut retrouver sa place, parmi nos contemporains, que si elle prouve – si elle (se) donne pour preuve – son étroite relation à ce que nous sommes dans l’exercice de l’exister, aujourd’hui même. Alors le langage en rythme les instants, et chaque instant appelle le poème comme achèvement musical offrant la bonne nouvelle du sens.

Eucharis pouvait alors « [me dire] que c’était le printemps… »

 

 

- L'auteur de la préface à l'édition du Veilleur amoureux paru dans la collection « Poésie/Gallimard », Michel Jarrety, évoque les mots « lyrisme » « sacré, chrétien » pour qualifier votre œuvre. « Sacré » est devenu une sorte de gros mot, ou de mot interdit, ne recouvrant plus de réalité pour l'époque de terrorisme intellectuel dans laquelle nous habitons en 2014, soit 25 ans après la publication de votre premier livre. Comment définiriez-vous le sacré de la parole ?

C’est une question difficile. Michel Jarrety, qui est fin lecteur de poèmes et à qui l’on doit une meilleure compréhension de Valéry, qu’il connaît mieux que quiconque, a eu la gentillesse d’accepter d’écrire une préface pour ces deux recueils réunis sous ce titre, Le Veilleur amoureux. Son analyse, je dois dire, m’a beaucoup apporté.

De fait il a utilisé le mot problématique de lyrisme, un mot inévitable dans les débats sur la poésie, mais qui met mal à l’aise. Pourquoi ? parce que c’est la définition d’une catégorie, et donc une étiquette qui fige en immobilisant.

Or si la poésie exprime la vie, comme je disais tout à l’heure, elle ne le fait pas dans le cadre des catégories, elle n’enferme pas dans un cadre imperméable. Elle le fait – rythmer la vie – dans son mode propre qui est l’accompagnement. Elle est l’expression de la vie, mais sur le mode de l’essentialité, à travers la médiation de sa musique seconde, et dans la profondeur du sens.

Je songe ici à Shelley : « Then what is life ? I cried » (« Alors, qu’est-ce que la vie ? m’écriais-je »). À quoi Shelley donne cette réponse magnifique : «amourous depth » (« l’amoureuse profondeur »). « L’amoureuse profondeur » est la désignation de la verticalité, mais définie par ce qui est l’expérience la plus haute, à savoir l’amour – pas l’amour « à portée des caniches », comme l’écrit Céline ! ni la « matrice » comme le note Stendhal en marge d’un roman. Mais l’Amour (agapê) dans sa dimension la plus haute, la plus attentive, qui rend dignes de respect le brin d’herbe, l’animal, et plus encore, bien évidemment, la personne humaine, tout ce qui relève d’une perfection ontologique. Alors on redécouvre le « lieu » de la poésie, qui est profondément ancré dans l’humain, et qui n’interdit pas, bien au contraire, l’utilisation d’un je, qu’il faudrait mettre à sa vraie place, le je de poésie. Parfois seulement sous-entendu, à travers l’humanisation des objets et des espaces, comme chez Follain. Ce « je » central visible ou invisible n’a rien d’une délégation orgueilleuse, solitaire – en un mot romantique. Mais il est l’expression de l’humanité universelle, la traduction reconnaissable de l’expérience d’exister, vécue par un seul, en tant qu’il représente la totalité – le poète ou son substitut, puis ceux que Patrice de la Tour du Pin appelait ses « confidents ».

Maintenant je n’irai pas jusqu’à dire que la parole poétique est sacrée. Sinon de manière métaphorique.

La parole poétique n’est pas une parole liturgique. Elle peut investir le sacré, désigner le sacré par sa quête, mais elle n’appartient pas à ce registre. Accaparer le sacré serait encore une démarche ou bien narcissique, ou bien mythologique. Sauf dans l’intention assumée d’instrumentaliser le poème pour servir le Verbe : « chantons pour le Seigneur un chant nouveau », dit le psalmiste au psaume 95. C’est ce que font de grands mystiques poètes, comme Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila. Mais quand Juan Gelman relit leurs poèmes et en tire des matériaux pour construire un livre, il marque une tension très haute dans son œuvre propre, belle et poignante, mais il n’écrit pas de poésie sacrée.

Pourtant si la parole de poésie n’est pas sacrée, elle n’en est pas moins différente de celle au moyen de laquelle nous communiquons. Elle relève d’un ordre très particulier qui se situe précisément entre la parole sacrée, la parole de Dieu, performative (Dieu dit… et cela fut… et cela était bon), et la parole humaine avec toute sa gamme de tonalités, de significations… Cette parole est en quelque sorte suspendue entre ce qui est la forme éphémère, parfois vile, parfois noble du langage ; et la forme la plus élevée, transcendantale, qui dit l’essence même de Dieu (« Je suis »). Son statut est un peu celui du vol de l’aigle, qui peut planer dans les hauteurs et fondre subitement sur sa proie. Elle parcourt dans l’instant même de sa profération l’immensité de cet espace, qui n’est pas seulement espace, mais, au sens bergsonien, durée.

 

 

- Quant au lyrisme, certains poètes parlent de « lyrisme aride » comme pour tempérer avec prudence ce mot d'un autre temps. Si on lit bien Michel Jarrety, votre lyrisme n'a pas besoin qu'on lui accole un adjectif pour servir le poème. Comment voyez-vous la réalité du lyrisme ?

Pascal évoque quelque part ces mots fondamentaux qui n’ont pas besoin d’être définis tant ils sont évidents. Il est vrai qu’il cite pour ce faire « homme, lumière… ». Lyrisme est un peu à part, mais tout spécialisé qu’il paraisse, c’est un mot fondamental en littérature, un mot qui nous dit quelque chose d’emblée, mais qui s’avère difficile à définir : c’est un mot stable qui désigne une réalité instable à travers le temps. Du moins nous rappelle-t-il à la fois une origine, qui marque donc une période plus ou moins longue de commencements, mais aussi un interdit, qui revient dans la modernité poétique et même qui la constituerait en France, grosso modo depuis Rimbaud.

L’origine du mot lyrisme renvoie à l’alliance heureuse entre les mots et la musique par le moyen des cordes pincées, qui font intervenir la dextérité des doigts et la mesure des nombres. Il faut ajouter que la musique passe par le son de l’instrument (la lyre), mais aussi par la voix humaine. La voix implique la présence de la personne à travers qui, par le moyen de qui (poète ou interprète) on accède au texte, c’est-à-dire à la mise en forme d’un chant. Ainsi, les commencements nous rappellent que la poésie est associée à la personnalisation (le timbre de la voix, la respiration, la dimension corporelle et donc rythmique d’une personne particulière), et à la représentation (mise à distance, théâtralisation et donc danger de posture).

La poésie est un acte qui engage la totalité du composé humain, en vue d’un langage. La poésie est naturellement lyrique, je veux dire expression de cette totalité. Ce qui varie, c’est l’intensité de figuration de la personne, du je à l’absence de je.

L’interdit à l’inverse signifie la privation, l’éradication des traits constitutifs. La réduction à quelque chose que l’on obtient par privation et par artifice : effacement de la présence de la personne, d’où souvent la menace du procédé et la ressemblance des textes écrits selon ces moyens. Les écritures à étiquettes, « réellistes, minimalistes », etc., ne sont que de petits sous-ensembles à l’intérieur de ce vaste fonds de la poésie (lyrique) mondiale, des îlots que contourne impassiblement le grand fleuve dans son mouvement large vers la mer.

Maintenant il est vrai que le lyrisme en tant que tel est passé par d’innombrables formulations, depuis les troubadours jusqu’aux poètes romantiques. Le lyrisme d’un Charles d’Orléans est en relation étroite avec la souffrance, très dignement vécue, de la captivité. Et que dire du lyrisme d’un Villon, si bouleversant dans l’expression de la pauvreté spirituelle ! En revanche, avec les Romantiques, on théâtralise, on gonfle, on surjoue, et il est bien normal que Baudelaire, puis Rimbaud aient manifesté leur refus devant les postures – et l’imposture. Le lyrisme satisfait d’un parler de soi est insupportable – « canaille » (Baudelaire) quand il résulte du déballage ou de l’étalage. Regardez à l’inverse combien le lyrisme davidien, dans la concision du psaume, est un élagage !

Le lyrisme des modernes est sans doute davantage gouverné par la modération, la retenue, voire en effet, dans certains cas, une forme d’aridité. On pourrait citer maints exemples de lyrismes, si dissemblables, de Dylan Thomas à Eliot, qui sont des maîtres du chant. Chez ce dernier, la transposition d’une expérience personnelle, quasi-privée, dans les admirables Quartets atteint à un chant universel, sans le recours au je. Mais dans ses premiers poèmes, Eliot avait été marqué par l’ironie anti-lyrique de Laforgue.

C’est pourquoi la notion de lyrisme est ambiguë et même insatisfaisante aujourd’hui. Et pour ma part, la question n’est pas de savoir si l’on est ou non lyrique, mais comment on peut prendre en charge, pour ce temps de désastre, la personne humaine blessée. Cette personne que la poésie a pour tâche d’affirmer face aux défis contemporains. Le plus terrible, dans cet univers d’images animées (télévision, cinéma, publicité, politique ludique, etc.), est d’un côté la dégradation de la langue, dans son aptitude à atteindre à la beauté pour témoigner du vrai ; et de l’autre, l’incroyable assurance des mensonges à venir pavoiser devant nous, au fond de nous, piétinant l’aire fragile où nous devons survivre. 

Heureusement, nous sommes les héritiers de Laforgue, de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud – et des grands poètes du XXe siècle, qui ont connu déjà des situations analogues. Et la compréhension des enjeux véritables nous permet d’aimer des œuvres très différentes, parce qu’elles répondent, selon leurs moyens propres, à ce que nous pouvons déceler aujourd’hui. Admirer aussi bien Follain que Saint-John Perse, Akhmatova ou Mario Luzi... Parce qu’ils ont témoigné chacun à leur façon de la souffrance et de la dignité de la personne humaine.

Seulement, en comprenant ce temps où les choses s’aggravent, il nous reste à trouver « le lieu et la formule » pour recentrer la poésie sur l’instrumentalisation de la personne, sans verser dans les postures de l’individualisme, la satisfaction de l’ego, la naïveté complaisante, etc. ; ni davantage, en sens contraire, dans la sécheresse, l’ironie ou la dérision, modalités aussi néfastes à la stylistique du poème qu’à ce recentrement ontologique de l’être par le chant.

Tout est ouvert dans l’ordre de l’invention, et le chant est redevenu licite. Aride, mesuré,  fort ou ténu, et pourquoi pas aussi  joyeusement conscient de ses possibles ! C’est finalement de l’avenir de l’homme dont la poésie s’empare, ce qui lui interdit d’ajouter du désordre au désordre, des paroles vaines au grand désenchantement postmoderne, ni saupoudrer le malheur d’un nihilisme énervé ou tranquille.

Une fois de plus, l’aire de la poésie demeure étroit, comme le chemin de douaniers qui gravit les falaises avant de redescendre sur la côte, s’encombrant de galets et de ronces mais promettant l’horizon à nos yeux éblouis. Alors que barques et douaniers depuis longtemps ont disparu et que seule demeure la promesse d’une étrange contrebande, par quoi l’âme humaine peut retrouver, par la grâce du poème, la certitude de sa liberté.

 

 

- Pouvez-vous nous éclairer sur la fonction du rejet, qui est l'une des marques stylistiques de votre parole poétique ?

Le poème peut se fermer sur sa forme propre, ses strophes ou l’ensemble de ses vers, les aligner de manière graphique sur le blanc de la page, les uns après les autres, sans recherche de mouvement. Le danger toutefois peut être l’immobilisme. Car le texte se dépose dans une succession de formes inertes, qui prennent dans certains cas l’apparence de propositions découpées d’une phrase plus vaste, comme dans le démontage syntaxique préconisé naguère dans les écoles : chaque proposition est l’objet d’un modeste développement mis à la ligne, et l’on passe à la ligne suivante avec la proposition qui suit. Ainsi Étiemble avait-il reproché à Supervielle la disposition parfois artificielle de ses poèmes en vers libres.

Le rejet, en ce sens, permet au vers d’échapper à l’immobilisme. Il favorise un effet d’anticipation. Il fait intervenir une part de déséquilibre pour rappeler au poème son instabilité native, sa progression entre les deux abîmes, à la façon inquiète de l’aiguille qui pointe un doigt tremblant vers le jour froid du Nord. J’aime à introduire ainsi, par une nécessité de rythme – puisque le vers est toujours établi sur les saillies de l’accentuation – une rupture qui empêche l’arrêt, mais au contraire fait effet de relance.

De la même manière, le nombre de syllabes est chaque fois différent, ce qui permet de donner à quelques alexandrins soigneusement placés une signification particulière, comme s’ils étaient des pilotis plantés dans le sable et le miroir de l’eau (ce que fait la millarge de Touraine aux angles des murs de tuffeau tendre). S’il me paraît difficile d’écrire un poème selon les recettes anciennes (en alexandrins classiques par exemple), l’intrusion d’un alexandrin, en revanche, et un alexandrin déhanché, me paraît un moyen heureux de marquer une pause ou un palier, surtout quand il survient après un autre vers plus long, plus court, affecté d’une brisure interne.

Un tel mode d’enchaînement oblige la phrase à se plier à la forme du vers, et donc à refonder le poème sur le principe de la phrase et non du mot. Le vers, en acceptant des rejets ou des enjambements s’anime alors par dynamisme interne, de même qu’il reconnaît le principe d’accentuation qui différencie cette prose particulière de la prose de l’essai ou du roman, même si le roman, dans une tradition pas seulement française, participe de la poésie. D’ailleurs notre littérature témoigne de la réussite exemplaire des grandes élaborations poétiques dans la prose. C’est sans doute dans la prose, en France, que l’on trouve les pages poétiques les plus accomplies – Claudel avait raison de le remarquer – ce dont témoignent aussi bien Pascal, Bossuet ou La Bruyère, le Baudelaire de l’admirable Peintre de la vie moderne, le Montesquieu privé dont la phrase anticipe ce que sera celle de Flaubert. Il faudrait citer Proust et tant d’auteurs que je ne puis nommer.

 

 

- Dans quelles conditions composez-vous votre œuvre poétique puisqu'il n'existe pas de « poète professionnel » et  qu'il vous faut donc arracher au temps qui vous accapare pour subvenir à vos besoins primaires, ce temps du Poème ?

D’abord j’accepte la règle du jeu que vous connaissez comme moi-même : le poète ne décide pas, il fait certes des gammes comme le pianiste, mais la source comme le temps de la poésie demeurent hors du champ de sa volonté et de sa compréhension. Pourquoi sommes-nous invités à certains moments et abandonnés à d’autres ? Pourquoi, tout à coup, quelque chose vient-elle nous frapper vivement et nous impose-t-elle sa formulation de mots, sa mélodie et son rythme, sans que nous en sachions la raison ?

Ainsi la sollicitation poétique peut-elle intervenir à n’importe quel instant, et selon une fantaisie qui nous échappe. Alors il nous revient de répondre ou de nous abstenir. Cette irruption heureuse peut avoir lieu le matin tôt ou à d’autres moments du jour. Elle peut faire remonter quelque chose de très ancien, enfoui dans la mémoire, comme une source jaillit à un endroit inattendu. Et il est vrai que nous sommes parfois dans l’impossibilité d’être attentifs et susceptibles de recueillir ces formulations dont nous savons que faute d’être notées elles ne reviendront jamais, puisqu’elles sont rythme, images et non pas concepts.

Alors l’état poétique peut surgir dans les interstices de la vie active, en n’importe quelle circonstance. Il s’agit seulement d’être attentif au monde autour de nous et au fond de nous, dans une sorte de contemplation. Le poète est toujours relié à la vie intérieure, qui assimile le réel. Toutefois ces instants d’émotion poétique ne sont pas l’équivalent du travail du texte, dans l’atelier du poète – son carnet, son travail sur écran d’ordinateur : les notes, les séquences de mots, les pages recueillies de cette manière ne sont pas des poèmes, mais des matériaux dont il sera possible ou non de faire des poèmes. C’est alors qu’intervient le jugement intérieur qui aide au choix, en présentant avec une sorte d’évidence la solution à retenir.

Aussi, même si la notion de poète professionnel n’existe pas en France, nous devons néanmoins vivre la poésie comme une profession – je ne dis pas comme métier. Et la profession poétique est un état de perpétuelle disponibilité au monde et à soi-même à travers le langage.

C’est ainsi – et je réponds à votre question – que le poète peut travailler parfois pendant de brefs instants au café, dans le métro ou l’autobus ; ou longuement, dans le silence de sa pièce de travail.

 

 

- Quel est, dans votre œuvre, le poème vous ayant apporté jusqu'ici le plus grand contentement et pourquoi ?

Je crains d’être incapable de répondre à cette question, ou du moins me répèterai-je encore ! Beaucoup de poèmes m’ont causé un grand désagrément, parce que l’expérience trop fréquente de la poésie aboutit souvent à une sorte de désenchantement par rapport à un état existentiel antérieur que les mots ne parviennent pas vraiment à transcrire…

Si bien que le poème dont je serais le plus satisfait serait celui que je porte au fond de moi et qu’aucun texte ne sait dire, et qu’aucune suite de mots n’épuisera jamais.

Ce poème serait celui qui s’illumine d’une connaissance imprévisible, et qui accèderait à la plus grande pureté. C’est le poème que j’aurai peut-être la chance d’écrire un jour prochain, la main guidée par l’ange !

Les mots d’ailleurs souvent nous enchantent, nous égarent, et ainsi nous déçoivent. Regardez combien certains d’entre eux nous hantent alors qu’ils sont en décalage avec ce qu’ils signifient : l’aube, un mot magnifique, désigne un moment gris, bleuâtre, avec des brumes, un froid hostile. Alors que l’aurore est la belle irruption dorée de la lumière qui offre aux paysages la chance de l’harmonie. Mais aurore contient trop de « r » et s’approche de trop près d’horreur (ce sont là des réactions très personnelles !). Obscur renvoie à quelque chose d’insatisfaisant pour nous qui cherchons l’élucidation, et pourtant le mot nous fascine à cause des couleurs de voyelles emportées par le « r » ! et ainsi de suite.

La suite de mots, qui est faite de ces vocables usés à force d’être employés, peut s’avérer maladroite quand nous la relisons à tête reposée. Et vouloir ciseler à tout prix la trouvaille heureuse rappelle ce dangereux attrait des Parnassiens pour le beau vers final, souvent d’une grande réussite plastique mais dénué de profondeur.

Parfois, ce poème impossible effleure le dormeur dans l’instant qui précède le sommeil, ou plus encore il luit au moment du réveil, quand s’en estompe la « confusion morose » (Valéry). Il y a toujours au fond de nous ce sentiment du vide vaincu par la promesse de plénitude, l’annonce du plaisir esthétique et sa dissipation, mais dans un ordre qui n’est pas celui des passions, ni de la sexualité, ni des satisfactions sensorielles. Ce que nous nommons maladroitement inspiration est peut-être cet instant où le corps est comme transporté par une certitude bienheureuse qui force l’attention. L’assurance d’approcher l’illumination ontologique que promet tout à coup une formulation maîtrisée. Quelque chose déjà close sur sa propre évidence…   

Mais quand on relit les poèmes achevés, enfin, c’est mon expérience ! on est souvent déçu. J’explique ainsi le fait que nous reprenions sans fin les mêmes images, les mêmes chemins vers des lieux improbables, fixant toujours l’horizon qui s’éloigne.

Enfin, et ce n’est pas le moindre paradoxe, les poèmes les moins insatisfaisants sont parfois ceux qui ont été le plus largement donnés par la muse, comme dit Valéry, et donc le moins gâchés par un travail intense et laborieux !

 

 

- Dans votre poème "Scènes ordinaires", vous semblez définir le temps ordinaire, qui est le temps chrétien quotidien, comme celui de la nouvelle religion médiatique se nourrissant de faits divers. En creux, vous semblez indiquer que le poème appartient à un autre temps : extraordinaire ?

Un autre paradoxe de la poésie procède de cette rencontre apparemment contradictoire, en fait qui ne l’est pas, entre l’ordinaire et non pas l’extraordinaire, mais l’intemporel.   

Tout demeure de fait ordinaire : le poème provient d’une expérience du quotidien, avec ses relevés de réel, son robinet qui fuit, le bitume déchiré, la petite herbe qui tressaille, les gens qui passent dans la rue, les beaux visages anxieux ou attentifs, et ceux qui cèdent seulement à la fatigue…., tout cela appartient au vaste quotidien, au temps de l’ordinaire – le temps « ordinaire » de la liturgie !

Et ce temps de l’ordinaire est le temps de la circonstance  (ce qui se tient autour) : c’est à partir de la circonstance que nous essayons de remonter vers le centre, et passer de l’événement qui a déclenché le poème à ce que cet événement signifie. En ce sens, l’événement, le petit fait, l’objet déclencheur s’avèrent en dernier lieu un signe : tout nous fait signe, tout nous invite à remonter au centre depuis la périphérie. Et c’est en travaillant au poème, en tant qu’il s’efforce de résoudre formellement le dilemme, que nous pouvons accéder au sens caché, comprendre ce que la circonstance nous invite à déchiffrer pour nous-mêmes et pour les autres.

Si le mot extraordinaire peut être satisfaisant, c’est en ce qu’il insiste sur le fait que la moindre chose qui survient, le moindre accidit de la vie autour de nous est véritablement extraordinaire : tout est digne de susciter l’émerveillement. Et je crois davantage à l’émerveillement comme entrée en poésie plutôt qu’à la dérision, l’ironie ou la colère. L’émerveillement est l’acte par lequel nous admirons, et admirer consiste à reconnaître que quelque chose nous dépasse. Nous devons nous taire alors pour tenter de comprendre, d’abord avec le cœur, d’où le silence qui se fait nécessairement au fond de nous, succédant à l’émoi.

Mais le poème n’existe qu’en tant que forme. Le travail sur les mots implique la nécessaire adéquation des séquences (les unités qui composent les vers) à la transcription – la traduction – de ce qui est en train d’avoir lieu, ou qui s’est déroulé dans le passé, mais qui nous a marqués. Le poème est ainsi la traduction d’un signe qui nous est adressé. La poésie est une exégèse du réel.

A partir de la circonstance, de l’accidit, nous nous élevons avec le poème, ensemble de séquences destinées à fixer le transitoire. Dans son traitement d’un événement du temps ordinaire, le poème instaure une transcendance, qui touche à la fois au temps et à quelque chose qui dépasse le temps : hors du temps qui passe, il fait découvrir une réalité qui subsiste, une réalité qui donne au temps fugace sa signification à travers les êtres ou les objets. Ces moments, à travers les êtres, les ciels et les objets, correspondent à ce que j’ai appelé « petites gloires ordinaires ». Car chaque être, chaque animal ou chaque objet semble chercher à perdurer dans son être, à sauver son éternité, comme dit Follain.

Le poème n’appartient donc pas à un temps extraordinaire, car son assise est l’ordinaire – et dans ordinaire, je vois ordre, ordre des jours, ordre des mots, ordre des phrases. C’est à force d’être ordinaire, qu’il parvient à métamorphoser cet ordinaire en quelque chose qui demeure, qui est rendu visible, mais qui n’en est pas pour autant extraordinaire – au sens de Poe. Et qui n’est pas l’éternité, au sens théologique, mais une figuration terrestre, une sorte d’aperçu de cet état, mais dans la fragilité, le tremblement – et le poème alors n’est qu’un « instant d’éternité faillible ».

 

 

- Dans Eucharis se trouve le poème « Art poétique », dont vous donnez un prolongement dans Le Veilleur amoureux. Pouvez-vous nous parler de ce poème ? Comment l'avez-vous reçu ?

Je vais vous décevoir : je suis incapable de commenter ces deux poèmes. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ils découlent d’une émotion devant un bois polychrome du Quattrocento.

En considérant le Christ sur un ânon, tel que le représentait le peintre, j’ai vu ce que pouvait être la hiérarchie des figures dans le tableau, et donc des significations dans l’ordre de l’exister.

D’abord, l’ânon, le petit de l’âne : un roi qui vient sur un âne pose un geste très fort dans le monde antique. Le roi monté sur un cheval entre dans une ville en conquérant, et donc avec une intention belliqueuse. Au contraire le roi monté sur un âne vient proposer la paix. A quoi répondent les palmes et les rameaux que l’on agite. Que peut être la fonction de ce serviteur quelconque qu’est le poète ? De participer à cette belle nouvelle de la paix, mais à sa manière. Et entendons bien qu’il s’agit de la paix absolue, dans un ordre ontologique, et non pas de paix mondaine, de paix précaire et relative – seulement historique.

Le poète ne saurait prétendre à l’état de prophète, à moins de vouloir passer pour un imposteur. En revanche, il y a toujours du prophétique dans la parole de poésie, ce qui n’est pas la même chose. Le poète n’est guère qu’un semeur de paroles, qui étale « à terre » ce sur quoi peut se répandre la promesse de la paix. Et ce passage si modeste, sur l’ânon, est pourtant une prodigieuse et déconcertante théophanie : car toujours le Dieu biblique se manifeste non par la violence, le grondement de l’orage, mais par cette incroyable douceur, signe de sa tendresse. La série de poèmes est une suite de manteaux sur la surface des choses, mais des manteaux vêtus de signes, pour rendre visible le passage de la Présence.

Voilà, c’est ainsi que, peu à peu, à la suite d’une série de méditations, les poèmes sont venus comme des réponses par la poésie à l’interrogation sur la fonction du poète : qu’est-ce que le poète, quelle est sa « mission », puisqu’il ne sert à rien et qu’il n’est pas plus utile à l’État qu’un joueur de quilles (Malherbe) - enfin quelle est sa place dans cette économie du réel, par rapport à la réalité la plus haute et la plus grande, qui se manifeste en retournant la hiérarchie des valeurs mondaines. Je n’en conclus pas à la nécessité d’un ton nécessairement irénique de tout poème, mais à ce que doit être la place de la poésie dans l’instauration de l’harmonie, si nécessaire au Bien commun. Et ce, par la musique seconde des poèmes. Du coup, le poète peut réfléchir aussi à sa manière de répondre à l’appel qui lui est fait.

En ce sens, la poésie, qui organise les séquences de mots sur la page, comme le peuple en liesse a assemblé les manteaux sur le sol, me semble alors avoir sa place dans ce qui est le concert,  dans l’ordre de l’être, et la célébration du monde. Ce qui permet au sens de traverser les contradictions de surface pour exprimer la vérité ultime.

 

 

- Lorsqu'on cherche à situer votre poésie, on vous place dans le sillage de grands aînés, tels Bonnefoy, Jaccottet, Oster. Dans cette génération, il y a aussi Réda. Dans votre génération, il y a Guy Goffette, André Velter, pour ne parler que des poètes dits « Gallimard ». Tous ces poètes sont issus d'une génération allant de 60 à 85 ans. Voyez-vous, vous qui avez des responsabilités au sein des prix majeurs de poésie en France, une relève dans la jeune génération ?

Vous me posez là une question délicate. Le Marché de la Poésie montre bien, à travers les écrivains présents, les éditeurs et le public, non seulement l’intérêt indéniable pour la poésie, mais aussi la présence de jeunes et moins jeunes écrivains. Et parmi les poètes présents il y a bien certainement de jeunes auteurs qui donneront à lire des livres essentiels quand ils auront achevé de conquérir leur voix.

La poésie, contrairement à l’idée habituellement reçue, n’est pas affaire d’extrême jeunesse ou plus encore d’adolescence, même si à ces moments de la vie on peut connaître à travers elle quelques unes des plus grandes émotions d’une vie d’homme. La poésie invite à une maîtrise de la langue dans la relation à une expérience mature de la vie, ce qui implique une croissance intérieure et corrélativement une meilleure maîtrise de la langue. Non pas pour en tirer plus de virtuosité, mais pour en exiger plus de justesse.

Je me souviens à ce propos d’avoir eu la responsabilité d’un atelier de poésie, dans les années soixante-dix, à destination d’enfants surdoués. Quelle ne fut pas ma surprise de voir qu’ils étaient certes capables de réussites époustouflantes en mathématiques – certains étaient capables de répondre à des questions du grand oral de l’X à 8 ou 10 ans, avec une extrême rapidité – on pouvait s’en rendre compte puisqu’on les chronométrait ! – ; en informatique, parce qu’on leur faisait construire leurs ordinateurs, et généralement dans tous les domaines qui faisaient intervenir une techné. En revanche, dans le domaine de la poésie, sitôt que l’on quittait l’expérience un peu facile des jeux sur les mots, pastiches ou cadavres exquis, on s’apercevait que ces enfants, incroyablement précoces, étaient quasiment infirmes dans leur aptitude à approcher consciemment ou inconsciemment, néanmoins à travers une compétence de langage, la moindre expérience du vivant, de leur moi, de la langue en tant qu’elle pouvait les convoquer et les révéler à eux-mêmes. Tout cela leur demeurait étranger.

J’en viens maintenant aux aînés, après les jeunes !

J’appartiens en effet à une génération qui doit beaucoup à un certain nombre d’aînés : Yves Bonnefoy, dont le questionnement sur l’être et la présence est fondamental ; Philippe Jaccottet, dans sa quête de la simplicité, mais aussi de la vérité de la parole poétique, en redécouvrant la réalité précaire et magnifique du territoire que nous foulons ; Pierre Oster, qui nous rappelle que la poésie est célébration de l’univers, et la nécessité d’une reprise de l’ouvrage jusqu’au moment de l’équilibre ; Jacques Réda enfin, qui, en pleine période hostile à la poésie, nous découvrait la possibilité d’un chant d’une extraordinaire liberté, sans jamais négliger l’expression de la fragilité de la vie humaine, comme j’ai dit ci-dessus.

Mais d’autres voix, d’autres œuvres, sont également présentes. Je me rends compte de tout ce que nous devons à Paul Claudel, Apollinaire et Reverdy – mais aussi à Cendrars. Et j’avoue mon attachement à la poésie de Schehadé !...

J’appartiens ainsi à cette génération qui a dû s’affirmer contre des théoriciens et chercher une nouvelle manière de dire la merveille de l’exister à partir du quotidien, en recourant à une  écriture plutôt ample, soucieuse d’accorder la forme du vers à un certain emploi de la prose. Peut-être y a-t-il ainsi une « écriture Gallimard » qui rapprocherait un certain nombre de poètes, comme ceux que vous citez, publiés par cette Maison d’éditions autour de Grosjean naguère, et de Jacques Réda.

 

- Dans votre dernier livre de poèmes, Ce que disent les vents, paru chez Gallimard fin 2011, il y a ce poème, « Voyage intérieur », qui commence ainsi : « La pièce qui me sert de bureau, peut être la cabine/d'un navire improbable sur les eaux de la plaine/pour affronter les rigueurs du poème et ses décisions :/il s'approche insuffisamment de la côte et nous escaladons/ensemble les enchantements du monde. Ses caprices ». Pouvez-vous nous parler des « rigueurs du poème » et de « ses décisions » ?

L’aventure spirituelle que nous vivons ressemble à un voyage, moins vers une destination côtière, ou un au-delà terrestre après la traversée des sables. Mais il y a pourtant de tout cela au fond de nous : l’océan, le désert – de même que la ville et la campagne verdoyante. J’emploie le mot « passion », qui nous renvoie au XVIIe siècle, mais y a-t-il encore des passions ? Y a-t-il encore de l’émotion chez l’homo festivus ? Quant au désert, on songe plus volontiers à la solitude des êtres, à l’inquiétude, à l’angoisse et surtout à ce relativisme généralisé qui semble être la marque ultime de notre époque.

L’aventure intérieure doit néanmoins s’accomplir dans de telles conditions peu propices à la poésie… Elle nous amène à vivre une autre sorte d’équipée, bien évidemment sans les risques que l’on court en voyage, mais avec cependant – mutatis mutandis – des découvertes insolites, parfois même des révélations qui nous surprennent, nous réjouissent ou nous atterrent. L’aventure poétique, par ses instants, nous fait mesurer ce qu’est vraiment la vie dans sa précarité, la nécessité de son dépassement, l’étrange lien qui la relie à la signification ou à l’absence de signification, pour tant de nos contemporains. Si notre texte débouche sur l’évidence (la mise en avant, sous les yeux) du sens, notre vie  doit chercher à découvrir sa signification, comme un texte à interpréter. Et nous rejoignons alors la fonction de la poésie.

De fait, c’est cela qu’elle s’efforce de recueillir, de déchiffrer et de déposer dans ses poèmes. Et dans cet acte elle agit dans le même temps qu’elle est agie.

D’où le double mouvement qui intervient dans l’écriture : Je est un autre, mais non pas dans le sens habituel que nous ne cessons de dire, en offrant à Rimbaud la paternité de cette élucidation – peut-être réductrice ? Qu’entendait-il par là ? Pour notre époque matérialiste, c’est le texte lui-même qui conduirait l’opération.

Rimbaud disposait néanmoins d’une culture religieuse trop solide pour n’avoir eu en tête que cette seule signification. Je est un autre fait bien évidemment allusion à la participation du poème, en tant qu’agent. Et le poème participe bien comme agent en tant qu’il est cause seconde de ce qu’il doit opérer pour exister en tant que poème (comme toute œuvre d’art, c’est-à-dire en unifiant et en dépassant tous les éléments qui interviennent dans sa mise en forme). Si bien qu’en effet, le poème impose un certain regard au poète au moment de l’acte d’écriture, au point qu’il semble doué d’autonomie et d’aptitude à la décision. De fait il semble exiger telle modification selon des raisons esthétiques et commander au poète d’assumer telle décision, tout simplement parce que le poète est lui-même instrumenté au moment où il écrit. Cette instrumentation semble s’incarner alors dans un double actif et efficace.

Mais pour Rimbaud, une telle formule rappelle aussi le passage de saint Paul dans lequel l’apôtre évoque cette présence active du Christ qui le conduit là où il ne serait pas allé. Peut-être pouvons-nous voir dans l’allusion à l’Autre, dans un ordre spirituel, la présence de quelqu’un qui viendrait guider le processus de l’écriture… le Christ – mais invisible, ou encore l’Ange. Ce qui donnerait un sens particulier à la notion de souffle – l’inspiration avant l’expiration, comme dit Claudel.

Mais si l’œuvre d’art est bien certainement exigeante, elle l’est néanmoins de manière seconde, et métaphoriquement, par rapport à la conscience organisatrice de l’artiste, qui soupèse et juge, parce que l’artiste éprouve alors selon l’intelligence artistique – non conceptuelle – ce qu’il a vécu dans l’ordre de l’émotion.

Il n’empêche, l’œuvre est toujours une « coopération » entre un esprit et la matière par le moyen d’une intention, et, si je puis paraphraser Balzac, une création métaphoriquement parlant, qui s’ajoute à la création.

C’est pourquoi le poème que vous citez précise aussitôt : « et nous escaladons/ensemble les enchantements du monde. Ses caprices. » « Nous escaladons ensemble » : le poète, en tant que marin de son aventure intérieure, s’élève et retombe avec son esquif. Je veux dire que cette « escalade », qui est un mouvement dynamique, fait comprendre de plus haut ce qu’il faut voir – le monde autour de soi et au fond de soi, avec cette part d’énigme difficile à résoudre, qui relève du « caprice ». Montée, élévation, à quoi succède le retombement…

 

 

- Dans la note finale de ce même livre, vous dites, à propos de ces poèmes : « J'ai connu alors cette ivresse enchantée, mais aussi malheureuse, ne sachant guère traduire et m'efforçant cependant de comprendre ce que les mots voulaient peut-être suggérer. Ce fut alors une obsession, comme un air de musique, guidant de sa lampe incertaine vers les portes secrètes, dans ces profondeurs spirituelles d'où tout procède ». Quels rapports existe-t-il entre ces « profondeurs spirituelles d'où tout procède », et la nécessité de traduire l'ombre, puisque le dernier poème se nomme ainsi « Sept traductions de l'ombre » ?

Si la vie spirituelle est reliée à l’ombre, à la traversée de la Nuit dans la quête de la lumière, il en est un peu de même dans la démarche poétique, lorsque le poème tâtonne sous la direction incertaine du poète vers sa mise en réel.

Car tout ce qui a lieu dans ce temps qui précède le poème, et qui est la lente transformation des matériaux en quête de la juste forme, des mots justes, de la musique nécessaire – nous fait mesurer notre maladresse et parfois notre inaptitude. Et pourtant, nous connaissons des moments de rencontre heureuse avec l’écriture.

De fait, il existe un certain état qui annonce la possibilité du poème. Nous éprouvons soudain une fébrilité liée à une nostalgie, mais aussi l’assurance d’une joie à venir, toutes sensations mêlées qui se traduisent par une sorte d’ébranlement de l’être. Cet état peut donner lieu à une ivresse – car l’écriture, je l’ai remarquée, suscite une ébriété semblable à celle que l’on connaît sur un bateau qui tangue. Bien entendu, il n’entre dans tout cela aucun moyen artificiel : l’invention seule et la vision qui s’ensuit arrachent le poète ou le romancier à la lucidité froide pour les plonger dans cette autre dimension. Comme si le fait de l’extrême acuité de l’imagination et de la mémoire rendait la terre mouvante sous les pieds du poème et sous nos pieds (je sais : on parle de syllabes !).

Nous devinons alors que nous nous sommes approchés de quelque chose qui passe par des formulations de mots parfois qui nous échappent, mais dans le même temps nous éprouvons l’incapacité des mots que nous utilisons, la pauvreté de nos moyens esthétiques, l’impossibilité d’écrire cette musique seconde qui est celle de la poésie. Si bien que l’ivresse heureuse qui semble nous délivrer son enchantement fait place à un état de déception où nous voyons la médiocrité du résultat, d’autant plus déplorable que nous entrons dans la phase de rature, de changement d’un mot pour un autre mot, et tous ces ajustements de séquences de vers à cause d’effets de nombre et d’accentuation.

En ce sens le travail poétique apparaît comme une traduction, le passage d’une langue obscure à la langue lumineuse, la langue éclairée, la langue qui permet de dire et de faire comprendre. Il n’y a pas d’idée qui préexiste au poème, rappelons-le, on se sent seulement appelé à quelque chose qui attend d’être amené ici, par la main qui travaille, qui trace les signes. Et cette mise en réel dans le poème est tellement impérieuse qu’elle apparaît comme une nécessité. On ne saurait se dérober à ce qu’on éprouve si violemment et que l’on désire si vivement rendre compréhensible et donc saisissable, même si une large partie de ce que l’on écrit échappe encore, comme je l’ai dit plus haut.

Pourtant, et j’achève par où j’ai commencé, quoi qu’on fasse, quelque discours qu’on tienne pour évoquer l’art du poème et toutes les conséquences esthétiques et sapientielles qui en découlent, la poésie – je reprends à dessein ce mot difficile – demeure une réalité indicible, et plus encore, avec toute l’ampleur de sens qui s’y manifeste, un mystère. Peut-être même, dans l’ordre de l’existence humaine, l’un des plus grands mystères.

 

© - Philippe Delaveau.

       Paris, Juillet 2014.




Rencontre avec Nohad Salameh

Comment définiriez-vous la quête poétique qui a jalonné votre vie ?
Il me paraît difficile, voire impossible,  d’ôter au Poème sa légitimité, laquelle se définit par l’authenticité. C’est à l’intérieur de cette sphère vitale que germe le texte. Hors de ce lieu de vie, toute écriture se réduit à un piétinement morne dans le règne du copié/collé et des métaphores gratuites. Quand on écrit, on s’écrit soi-même, devenant simultanément le moule et le contenu ; notre langage se développe alors au rythme d’une double pulsation : cérébrale et charnelle. Le poète habite ses mots et les irrigue en y incorporant la chaleur de son sang, toute la sève de son regard intérieur. En ce qui me concerne, je me suis efforcée, dès le départ, d’injecter dans l’encre l’essence de mon propre Moi, autrement dit de rester  le plus proche possible de ce que j’appellerai l’écriture du dedans.
Que vous a permis la parole poétique ?       
 Nous portons en nous-mêmes, à l’état embryonnaire, la marque en creux d’un appel.  Tout se passe comme si voie et voix se mêlaient pour dessiner le tracé du chemin à suivre. En somme, on naît poète ; on ne fait pas choix du poème, on le reçoit, héritier légitime habilité à donner forme et corps au dit, à étendre son royaume. La parole poétique, lorsqu’elle émerge  des profondeurs, nous autorise à bousculer les stéréotypes où s’emprisonne l’identité et à faire usage d’une grammaire renouvelée, en quelque sorte autonome.  
Si chaque individu reproduit, sur le plan biologique, des caractères acquis transmis de naissance en naissance, peut-être certains dons de l’esprit se communiquent-ils lorsque le terrain et les circonstances se révèlent favorables ? Le fait que mon père était lui-même poète ne m’a-t-il pas favorisé l’accès à  la parole poétique, fût-ce dans une  autre langue ? J’aime  cette idée d’un feu que l’on se partage entre fugitifs dans les forêts de la nuit.
Votre œuvre a été encouragée par Georges Schehadé. Quelle influence ce poète a-t-il eue sur vos poèmes ?
Dans les années soixante, le poète et dramaturge libanais Georges Schehadé occupait des fonctions au Service de Coopération culturelle et technique de l’ambassade de France, à Beyrouth. C’est dans son bureau  encombré de papiers et de livres qu’il me recevait de temps à autre afin de jeter un regard vigilant sur les poèmes que je lui soumettais et dont il évaluait les premières lueurs ; son œil  d’oiseau picorait les textes avec avidité avant de s’emparer d’un vers ou d’une métaphore heureuse, émettant parfois une suggestion de détail toujours élégante : « Vous êtes sur la bonne voie », me rassurait-il enfin. Aussi puis-je affirmer avec reconnaissance que Schehadé me  fut un guide éclairant et subtil, dont l’œuvre n’a pas cessé de rayonner malgré ses dimensions relativement modestes : un seul recueil augmenté d’un petit nombre d’inédits, d’année en année.
Quelque temps  après, lorsque je devins journaliste, mon lien avec l’épouse française du poète contribua  à sceller notre amitié : Brigitte dirigeait dans la zone ouest de la capitale libanaise un centre d’art d’avant-garde, lequel constitua bientôt une espèce de pont  entre Paris et Beyrouth. C’est en partie grâce à son esprit vif et inventif que le Liban connut alors une riche effervescence picturale.
Plus tard encore, lors d’un long séjour parisien, tandis que mon pays vivait les pires moments de la guerre civile, Brigitte me demanda de l’assister à sa galerie, rue des Tournelles, à Paris, me proposant le petit logement, proche du sien,  destiné aux amis…
Quand  il m’arrive de songer aux Schéhadé, une certaine tendresse s’empare de moi et ne me quitte pas de longtemps. S’y ajoute le bonheur d’avoir été, sans doute, l’unique journaliste libanaise à avoir obtenu pour mon journal Le Réveil une page d’entretien  avec le  très secret poète des transparences et de la métamorphose.
Vous êtes née et avez vécu au Liban puis à Paris. Vous interrogez la question du territoire dans votre œuvre. N’est-ce pas parce que la poésie a une dimension supérieurement politique que le monde-marketing l’ignore ?
N’est-il pas vrai que nous appartenons toujours à une géographie, à un lieu, à une Histoire ? Mais quel soleil, quel air respirons-nous lorsque nous sombrons, navire au fond du mot : est-ce l’oxygène de la terre d’origine ou celui du pays d’adoption ? Dans mon recueil Les Lieux visiteurs, le Nous de l’angoisse, face  à l’exil et à l’errance imposés par les mutations géographiques, se traduit par quelques interrogations majeures :
Où se situe le Lieu ?
Où commence et finit notre fuite vers le non-dicté
affiché aux portes de l’île ?
Où s’édifie la Résidence : sous la flèche de l’aube
qui déjà nous vit depuis des saisons
ou contre le mur lézardé lorsque le noir
se découpe en palmes bleues ? 
Cette préoccupation du territoire s’impose d’emblée à l’esprit de tout écrivain à double appartenance car elle s’investit de dimension identitaire. Toutefois, si nous partons du fait que toute poésie implique un engagement total, il convient d’y inclure l’acte d’assumer la part du politique -  à condition qu’elle concerne le destin foncièrement humain de chacun de nous.
En m’impliquant  directement dans le conflit libanais à travers la rédaction d’un journal de guerre, Les Enfants d’avril,  et mes chroniques parues à  Beyrouth dans le quotidien Le Réveil  lors des années d’occupation  syrienne, mon JE identitaire, fusionnant  avec le NOUS  collectif, demeurait fidèle à l’écriture du dedans :  le cri et l’écrit se rejoignaient pour devenir cri/écrit.  Au nom de l’inactuel, le poète résiste à la destruction du réel ; la poétique atténue les ravages du politique.
La poésie contemporaine se méfie du lyrisme. Certains affirment qu’il ne doit pas exister en poésie, d’autres qu’il faut user d’un « lyrisme aride ». Que traduit selon vous cette question du lyrisme ?        
Bien entendu,  nous condamnons  tout épanchement bavard né d’un débordement émotionnel gratuit, sans cohérence ni consistance, n’ayant aucune attache avec ce que les Andalous entendent par Canto Jondo, le chant profond.  Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de ce filet incantatoire fusant des entrailles du texte, que les poètes arabes nomment tarab  en raison de cette forme de volupté qu’il procure chez le lecteur. Car toute poésie dénuée de cet élément vital demeure désincarnée, vouée à la décrépitude et à une abstraction décourageante.   On comprend pourquoi en Orient la poésie, traditionnellement irriguée par cette luminosité du chant de l’origine, est parvenue à conserver  jusqu’à présent ses hauts  suffrages, tandis qu’en Occident, elle tend à  perdre son pouvoir de fascination.
Vous êtes une femme, orientale, et un poète (peut-être préféreriez-vous que l’on dise « une poète », « une poétesse » ?) Cette double condition a-t-elle été pour vous un combat ?
Je pense que le foisonnement de l’être ne saurait dépendre d’une syntaxe jouant sur les oppositions du féminin et du masculin. Pourquoi les articles le ou la modifieraient-ils un esprit vraiment créateur ? Par ailleurs, certains termes se révèlent usés, dépréciés, éventés, comme cette appellation poétesse dont le suffixe me semble receler, qu’on le veuille ou non, une nuance péjorative.
Quant à mon statut de femme orientale porteuse du don de poésie, il n’eut jamais rien d’écrasant: j’ai  grandi  et  évolué  dans  une métropole qui fut toujours la plaque tournante du Levant, le point de mire du monde arabe environnant. Beyrouth  est l’unique capitale orientale qui ait choisi  – sans tourner le dos à ses racines – de se nourrir du meilleur de la civilisation occidentale : l’impact et l’influence de la présence française au Liban jusqu’en 1945 furent considérables pour le développement d’une culture alternative. Personnellement, j’appartiens à la génération des écrivains femmes  qui a laissé loin derrière elle les temps d’obscurantisme où le Moi féminin de l’écriture ne pouvait émerger sans se heurter aux limites des interdits et des tabous sociaux.
Vous êtes la femme du poète Marc Alyn, et avez composé une œuvre  en  parallèle de la sienne propre. Cependant, est-ce tellement « en parallèle » ?   Vos œuvres et vos poèmes se marient-ils aussi ?
D’emblée, Marc Alyn s’est employé à sauvegarder la singularité de mes écrits en m’encourageant à préserver couleurs, parfums et rythmes de mon paysage natal et mental. Il est vrai que je porte constamment en moi l’Orient dans toute sa dimension mystique ; l’évoquer, c’est effectuer un retour à la mémoire de l’enfance sans pour autant créer une distance infranchissable avec mon quotidien d’écrivain français vivant à Paris.
Assurément, on ne vit pas avec un homme de haute culture littéraire, lecteur de fond, sans partager quelque peu sa curiosité intellectuelle. A son contact, j’ai élargi le champ de mon savoir sans perdre ma spontanéité. Conjuguer la rigueur et la présence n’est pas une entreprise de tout repos. L’essentiel consiste à habiter chaque texte de manière incontournable au lieu de n’y apparaître que de loin en loin, ainsi qu’un fantôme invisible. J’espère posséder ainsi en permanence la conscience du mot juste ou de la métaphore en péril.
Quant à nos œuvres respectives, elles demeurent fort  nettement différentes dans la forme, les thèmes, le mode d’approche des idées ; cependant, il nous arrive de nous rejoindre grâce à la similitude d’expériences partagées que je traite, pour ma part, dans l’optique de la vie quotidienne, tandis que Marc cherche plus volontiers le fil occulte reliant choses et gens selon une perspective métaphysique.
Que pensez-vous de la situation du Poème aujourd’hui en France ?
Le Poème souffre actuellement  d’une fondamentale difficulté d’être en raison des interdits qui le frappent : c’est un acte gratuit dans une société où la finance fait la loi.  Sa situation dépend étroitement de celle des éditeurs, de plus en plus menacés, et des libraires indépendants en voie d’extinction. Cet état de fait conduit à remettre en question la longévité du recueil de poèmes papier, à la fois concurrencé et peut-être  prochainement sauvé par l’édition électronique. Déjà,  grâce aux multiples sites, aussi bien en France qu’à travers le monde, nous assistons au sacre du visuel et à l’universalisation du mot écrit. Mais ce procédé de diffusion contribuera-t-il pour autant à l’extension du nombre des lecteurs du fait qu’ils bénéficient  à présent  de la gratuité et d’une facilité  d’accès à la poésie en train de se faire? Ma réponse sur ce plan se traduit par l’affirmative - et peu importe où niche la poésie, du moment qu’elle conserve sa faculté d’envol !  
Je cite ce poème que j’aime tant :
La douleur : notre fruit
plus écarlate que le sel.
Nous aimions comme on pleure en rêve
absents
et le cœur posé à côté de nous
sur la margelle.
Nous fûmes chute inopinée
peur merveilleuse
avec les pieds par-dessus tête :
flamme florale
saisie dans toute sa splendeur.
D’autres annonciations viendront
quand se rétrécira le monde
et que retentira l’ordre
de s’effacer ensemble
sans masques ni parures
échappant à nos chairs
tel un feu à l’envers.
Quelles annonciations prévoyez-vous puisque ce vers donne son titre à votre dernier livre paru au Castor astral ?   
Ceux qui ont eu l’occasion de lire mon florilège, D’autres annonciations, notamment le prologue, savent que le titre ne s’investit d’aucune signification d’ordre religieux bien que mon prénom soit celui d’une des rares prophétesses citées dans la Bible, Noadia… Certains prêtent à la poésie des origines magiques, ce qui expliquerait l’irrévélé  de certains textes.
Au seuil de ce choix de poèmes allant de 1980 à 2012 - c’est-à-dire, tout au long des mutations de mon Moi littéraire et conceptuel  -  j’ai  déployé  ce titre-espace  susceptible  d’accueillir mes métamorphoses intérieures tout en demeurant ouvert à des évolutions ultérieures. Le lecteur attentif notera le mouvement de balancier de ma courbe lyrique orientée vers un espace (Beyrouth), un temps (la guerre civile), puis dans la période d’après 1980, vers  le retour au lieu natal (Baalbek) : le Poème tapi en moi se régénère avec suffisamment de force pour rompre le cordon ombilical  et progresser, libre, dans une nouvelle vie.
Merci Nohad Salameh.