La revue Davertige, en direct d’Haïti

Au format d'un cahier d'écolier, cartonné en « dur » , la revue lancée par Loque urbaine s'annonce comme une revue ouverte autant que de couleur, chaque auteur, représenté par un galet sur la 4ème de couverture, repris sur la première par une forme où l'on cherche à lire un cairn, un silhouette dansante et bousculée... une proposition de vertige sans doute – même si l'édito précise que le titre est un hommage au poète haïtien éponyme qui était aussi peinte sous le nom de Villard Denis, entré sur la scène littéraire haïtienne en  1961  avec un court recueil intitulé Idem 

Revue Davertige, crée par Loque urbaine, Haïti, n. 1. 62p, 15 euros 

Revue de couleur alternant d'épais feuillets mats évoquant plus un support de dessin que des pages imprimées, dans les couleurs vives des galets de la couverture, Davertige déconcerte. Revue haïtienne, elle se propose, tous les deux ans, de regrouper les contributions inédites des poètes prenant part au festival Transe Poétique - lancé par Jean D’Amérique et qui a lieu en septembre - sur deux éditions, afin de diffuser les voix neuves qui s'y expriment au-delà de l'île même, tout en renouvelant l'espace éditorial de la poésie haïtienne, avec le projet, annoncé dans l'édito, de renouveler le milieu littéraire :  

Au sommaire de ce premier numéro, 13 poètes donc, dont Jean-Pierre Siméon, Makenzy Orcel, James Noël que connaissent les lecteurs de poésie francophones, ainsi que d'autres dont je découvre le nom, et le travail :  Adlyne Bonhomme,  Pina Wood, Ricardo Boucher, Milady Renoir, Coutechève Lavoie Aupont, Lisette Lombé, Eliphen Jean, Annie Lulu, Bonel Auguste, Hugo Fontaine : première étape de mission accomplie pour la dynamique équipe de Loque Urbaine. 




La revue Cunni lingus

Un article de Solenn Real Molina et Miguel Angel Real

 

La première question que pose la revue cunni lingus est “mais que font le genre et la langue à la poésie”. Dans leur accueil-manifeste, cette publication revendique son intention de “déconstruire le phénomène de naturalisation des rôles femme-homme, qui conditionne la reconduction de la domination hétéro-patriarcale”.

Il s'agit en effet de créer un espace où la réflexion sur le langage soit le point de départ pour arriver à transformer, retourner et renverser les normes de genre hétéro-sexistes et binaires. Cunni lingus  se définit donc comme une revue poétique, queer et féministe pour laquelle le corps, la langue, la poésie émettent des messages éminemment politiques que personne ne peut ignorer.

On peut y trouver des objets textuels à lire, à écouter, des textes critiques, théoriques, d’auteur·e·s vivant·e·s ou mort·e·s ainsi que des textes de création. Ces productions littéraires à dominante poétique peuvent également revêtir un caractère pamphlétaire, expérimental, post-pornographique, ou de toute autre nature propre à bousculer la langue qui invisibilise la présence, la place et le rôle dans la sphère publique et privée des personnes qui ne rentrent pas dans la catégorie homme hétéro-sexuel cisgenre et celles qui sortent des catégories de genre : personnes trans, intersexe, agenrée, non-binaires.

Parmi les articles qui figurent dans la publication, réunis sous l'onglet « à lire-à écouter », on peut trouver des essais, comme celui d'Eliane Viennot, extrait de son œuvre « Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! : petite histoire des résistances de la langue française » (Editions Ixe). Sur la même tonalité, nous lisons « Femmes, poésie et démasculinisation » de Chloé Richard.

Par ailleurs, Flora Moricet, retrace l'histoire de Danielle Collobert, écrivaine bretonne (1940-178) qui « a écrit des textes avec peu de mots, dans une langue chargée de sensations, minimale et concise », avec « une écriture dense et moderne sur les limites du langage ».

Le langage poétique a toute sa place dans la plume de Murièle Camac, qui présente un extrait de son recueil inédit « Pas d'histoire », ou dans l'intensité de la voix de Josée Yvon qui lit « filles-commandos-bandées ». Citons aussi le poème « Le e muette », de Marie Pierre Bipe Redon, qui s'inscrit pleinement dans l'objectif de la revue avec ses vers percutants :

Nous montrons nos seins pendants
Nous montrons nos langues à vif
Nous mettons nos mains en cornet devant nos bouches
pour crier encore plus fort
Nous relevons nos jupes,
Baissons nos pantalons
et pissons debout


Nous nous clamons d’abord
Et nous calmerons après.
Peut-être. 

 

De belles trouvailles graphiques apparaissent dans « La Ronde, en française dans le texte », qui à l'intérieur d'un calligramme rond explique que « La réveil a sonné tôt cette matine, elle y a des journées comme celle-là . » Notons aussi la performance vocale de Béatrice Brérot « QQOQCCPP sur le féminin »

La revue recueille aussi des textes d'auteur·es comme Paul B. Preciado (« Féminisme amnésique »), qui nous parle de la domination du langage dans la modernité, Gertrude Stein ou Virginia Woolf.

Cunni lingus est en définitive une publication à suivre, qui propose de mettre en lumière des points de vue historiquement et socialement minorisés, invisibilisés ; ceux-ci apportent leur pierre à l'édifice d'une réflexion tout à fait nécessaire sur le langage comme outil poétique mais surtout comme catalyseur de changement social.




Naissance d’une revue : POINT DE CHUTE

Animée et réalisée par Lénaïg Cariou, Victor Malzac  et Stéphane Lambion (deux jeunes poètes dont Recours au poème avait accueilli les premiers écrits), nous est arrivée la jeune revue « Point de chute » - entreprise courageuse que nous saluons, en cette époque trouble où plus que jamais il nous semble important que se diffuse la poésie. 

Sobrement présentée sous une couverture sépia illustrée d'une œuvre énigmatique signée Murphy Chang, évoquant une couronne ciliée, comme on imagine la lumière absorbée par un « trou noir » de l'espace, le numéro 1 de la revue présente, selon le vœu de ses fondateurs, des textes, rien que des textes, portés par des voix qui n'ont pas encore eu la chance de se faire connaître, espérant aussi toucher un public « amateur de poésie jeune et vive »... Projet que nous ne pouvons que soutenir. 

Ce numéro avait été précédé d'un banc d'essai, sous couverture blance, marquée d'une série de points de chute, et annonçait le souhait  de l'équipe de devenir une revue biannuelle paraissant au printemps et à l'automne : nous engageons nos lecteurs à s'y intéresser, s'ils veulent découvrir de nouveaux territoires.

Point de Chute, 66p, 5 euros, contact : revuepointdechute@gmail.com

Au sommaire du numéro 1, cinq voix françaises, donc, et trois traductions – de l'anglais, de l'espagnol et du lituanien. Des poésies plutôt narratives pour les trois premiers poètes :  avec les souvenirs d'enfance chez Loréna Bur, et un regard décapant, notamment sur sa mère dans le savoureux « La Racaille », et chez Hortense Raynal, dont le rythme des vers libres, ample et souple, supporte une thématique liée à la vie rurale et à la langue :  

 

 La paille c'est pour les veaux mais c'est aussi pour la gamine qui 

voit le placenta au fond de la cour de la grand-mère 

Sabiez que léu...               si tu le touches.  

 

Et des souvenirs de voyage avec Pierre Bégat, entre « Upper Alma Road » et « A une éthiopienne ». 

Les propositions de Zsofia Szatmari et Joep Polderman explorent d'autres pistes, d'autres rythmes, la première plus proche d'une poésie sonore, la seconde analysant, ainsi que l'annonce le titre, l' (E)motion créative, dont une strophe me semble donner sens à l'illustration de couverture :  

 

peut-être un abîme attractif 

un tunnel parallèle 

au creux des yeux 

 

La poésie traduite de Christopher A.K Gellert pose la question du genre avec un extrait du poème hirondelle – elle est suivie par la poésie plus métaphysique d'Elisa Chaïm, dont le dernier texte, une « lettre à Alfonso Reyes » indique la filiation revendiquée, et Gabia Enciuté, poète lituanienne ferme la sélection de ce numéro, pour lequel nous remarquerons l'importance accordée aux voix de femmes poètes, et saluerons aussi les traducteurs : Lénaïg Cariou, Inés Alonso Alonso et Thibault jacquot-Paratte .  

 

L'appel à textes final est largement ouvert, et c'est avec plaisir que nous le répercutons :  

 

Nous faisons feu de tout bois. Nous recevons tous les textes poétiques, longs ou brefs ; des poèmes, des histoires, en prose ou en vers, des intermittences de blanc, des planches mal ajustés, du matériau brut, du béton, de l'argile, tout ce qui sonne, résonne. Peu de notes, des percussions surtout – à peine le bruit des mots qui chutent. 

 




Les Hommes sans Epaules n°51, dédié à Elodia Zaragoza Turki

Tout d'abord signaler que ce numéro du premier semestre 2021 est dédié à une grande poétesse disparue en 2020 à qui il rend hommage, Elodia Turki, dont ces quelques mots introduisent le volume :

Je n'accorde à rien ni à personne le droit de ressentir à ma place...

Quand le cœur devient l'unique occupant d'un corps et se pend au gibet de sa gorge, se fait lourd, outre veloutée et tiède qui menace de choir... alors la main spontanément se tend, s'arrondit pour recevoir, protéger, caresser, protéger, aimer. Et cette émotion suspendue, le temps d'un étonnement, comme un éclair domestiqué, abrite et habite, Hôte absolu, l'Autre, dans une reconnaissance éperdue.

Elodia Turki, Inédits.

Ce volume, comme les autres, est une somme inouïe avec cette fois-ci pour thématique "La poésie et les assises du feu". Dans son édito Christophe Dauphin évoque Pierre Chabert et La revue La tour de feu, "fédération de tempéraments, c'est à dire d'hommes-symboles". Suivent les portraits de ces Porteurs de feu : Edmond Humeau évoqué par Paul Farellier et René de Obaldia par Christophe Dauphin. Une longue présentation, contextuelle autant que littéraire précède de long extraits des œuvres de ces deux poètes. Remarquable déjà.

"Une voix un œuvre" est une des rubriques habituelles de la revue. Elle nous présente Les univers imaginaires de Matei Visniec, puis place au dossier La poésie et les assises du feu. Pierre Boujut et la tour de feu, présenté par Christophe Dauphin, accompagné par un poème de Claude Roy. Un panorama aussi bien historique que didactique, et de nombreux poèmes sont là pour accompagner le propos.

Les Hommes sans épaules n°51, Nouvelle série/premier semestre 2021, 350 pages, 17 euros.

Adrian Miatlev fait suite à Pierre Boujut. Dans un article "la mémoire, la poésie", Christophe Dauphin évoque la vie et le "feu" qui a tracé le chemin du poème pour cet homme dont l'œuvre est révélée par ces pages riches et denses.

Les articles ainsi que le dossier proposé dans ce numéro sont ponctués par des poèmes d'auteurs qui s'inscrivent dans la rubrique "Ainsi furent les WAH 1, 2, puis 3, car ces plages poétiques ponctuent le volume. Des auteurs comme  Alain Breton, Odile Conseil, Paul Roddie, Michel Lamart, Béatrice Pailler, Claire Boitel, Alain Brissiaud, Anne Barbusse, et d'autres,  enrichissent cette somme à chaque fois impressionnante. 350 pages pour ce n° 51, où le lecteur peut découvrir des auteurs, mais aussi parcourir des étendues immenses de poésie, de mondes poétiques, de lieux où se sont écrites les pages de l'histoire d'une littérature dont Les Hommes sans épaules témoignent tant il est vrai que cette revue est le lieu d'une parole exégétique sans pour autant perturber la réception des œuvres qui sont présentées par les propos qui guident la lecture plutôt qu'ils n'en restreignent la réception.

Des notes de lecture ainsi qu'une rubrique "Infos/echos" et "Tribune" viennent clore cet impressionnant volume. 




La gazette de Lurs n°46

Avec un édito qui vaut la peine que l'on s'y attarde,  La poésie sauvera-t-elle le monde  et un hommage à Jean-Pierre Simeon La Poésie sauvera le monde, La gazette des Lurs de François Richaudeau, avec pour rédacteur en chef Jean-Marie Kroczek est une publication à saluer.

Avec une ligne éditoriale absolument superbe, cette revue met à l'honneur des voix contemporaines portées par des typographies originales qui s'étalent sur de larges aplats de couleurs saturées. bravo, on a envie de regarder, de feuilleter donc de lire, comme pour plonger dans cette univers qui existe là dès avant de prendre connaissance des articles. 

La maquette de ce numéro a été confiée à Maxime Plantey, jeune graphiste "tout juste diplômé et en recherche d’emploi", nous apprend le message qui accompagne l'envoi de la revue. Et bien bravo à lui, c'est un très beau numéro ! 

La Gazette des Lurs n°46, mars 2021.

Béatrice Libert signe qui clôt le numéro offre une sorte de conclusion à ce feuillet épais dans un article qui titre  La poésie sauvera l'homme. Comme une réponse à la question liminaire, la plume de la poétesse assertivee et vive cite Salah Stétié  : "Le rêve est "le seul pain indispensable de tous les hommes, partout"". 

Cette revue n'hésite pas à évoquer des problématiques actuelles, et à placer le débat sur fond des confinements et des empêchements dont la culture et de facto la poésie ont subit le poids écrasant. Brigitte Maillard, Michel Capmal, Yvanne Chennouf, signent des articles pour le moins intéressants. Cette dernière dans "Une langue à soi depuis la langue commune" nous parle de ses projets de lecture et d'écriture avec des enfants. 

Un autre court article nous propose de (re)découvrir un poète disparu, "Paul Arene. Poète provençal. Pratiquement inconnu" . 

A ces paysages contemporains s'ajoutent des propos qui considèrent la poésie dans son historicité. Le mouvement post Dadaiste est évoqué par Alain Le Métayer, non sans originalité  dans "Des expériences limites : la poésie post dadaïste". Il conclut ce tour d'horizon en citant Robert Filiou : "La poésie est ce qui rend la vie plus intéressante que la poésie".

Bravo donc, pour cette revue qui est belle, disons-le, et qui change des publications habituelles par sa tonalité. Moins conventionnelle, moins protocolaire, elle n'en offre pas moins un contenu éditorial de très bonne tenue ! 




Entre les lignes entre les mots

Ce blog engagé tient un cap ferme et définitif, barre tenue par Didier Epsztajn. Au sommaire les rubriques qui ont fait leurs preuves : de notes de lecture, des articles qui évoquent les faits d'une société qui a bien besoin de tels lieux pour retrouver le sens commun.

Parmi les articles récents, des titres qui laissent entrevoir la gravité des thématiques évoquées avec toujours un regard critique : Justice pour les victimes de l’amiante, Assassinats politiques, féminicides et spoliation : un aperçu de la situation en Colombie, Des notes colorées derrière des portraits en noir et blanc, Pour le droit à la gratuité des soins de santé publique pour toutes les populations, D’autres solutions que l’annulation de la dette existent pour garantir un financement stable et pérenne, Des révoltées contre le poubelien supérieur ou l’androcapitalocène, Multiplier les procès contre les agents criminels du régime Assad, Manifeste pour la reconnaissance et la réparation des crimes et dommages coloniaux français en Algérie, Bolivie : les féminicides derrière la COVID, La singularité est constitutive de l’humanité, Le hirak reprend à son compte les fondamentaux de l’histoire révolutionnaire algérienne, La santé mentale au temps du coronavirus...

Une d'Entre les lignes entre les mots : https://entreleslignesentrelesmots.blog

A côté de ces sujets incontournables, le blog offre de belles pages sur la littérature et sur la musique. Pour exemple dans la rubrique Jazz les propos de Didier Epsztajn sur un très beau livre, Jazz portraits, d'olivier Degen.

A soutenir donc, à lire, et à enrichir, Entre les lignes entre les mots est un espace salvateur et nécessaire surtout en cette période où l'information se limite à un discours convenu, au mieux, et malheureusement au silence, voire à la désinformation, la plupart du temps.




Revue Voix d’encre n.64

Revue élégante de pure poésie qui paraît deux fois l’an, Voix d’encre, la revue de la maison d’édition éponyme qui publie « aussi bien les inédits de quelques grands aînés d’hier que ceux des alliés substantiels du temps présent. Parce qu’il faut sans trêve agrandir davantage ce domaine où nous voulons respirer, tout parcourir du monde comme des possibles, toutes les dimensions du jour comme les innombrables ailleurs. »propose plusieurs poèmes de huit ou dix auteurs d’aujourd’hui, de France et d’ailleurs, des textes en vers et en prose, toujours inédits qu’Alain Blanc, l’éditeur et fondateur de la revue, fait dialoguer, à chaque livraison, avec l’œuvre d’un artiste (les encres ont la part belle, évidemment, mais on y découvre également des photographies, des peintures, des lavis, des dessins, des sérigraphies, des logogrammes, des calligraphies… (Rappelons qu’Alain Blanc a été, en 1993, l’un des pionniers de l’édition de calligraphie). Au fil du temps, la revue à la couverture marine et lettres d’argent (lorsque je l’ai connue dans les années 2000) a fait l’objet de plusieurs variations dans sa présentation s’enrichissant depuis 2016 de couleurs y compris à l’intérieur.

Ce nouveau numéro est déjà, d’un point de vue visuel, particulièrement beau. Les propres encres d’Alain Blanc y jaillissent en arabesques de feu, de cendre et de lumière – ponctuant les textes de dix auteurs parmi lesquels plusieurs grands noms de la poésie.

Dans l’ordre de lecture : le poète argentin Alejandro Crotto, (traduits par Omar Emilio Sposito), Pierre Dhainaut, Irène Duboeuf et Max Alhau, tous trois « auteurs Voix d’encre2 »,  Michel Passelergue, Jean-Pierre Otte, Jacques Vincent, Isabelle Garreau, Abdellatif Laâbi et Didier Pobel, tous poètes de l’intériorité « qui habitent la terre entre l’ombre et la lumière, entre le doute et l’espérance »3 dont les textes s’articulent, se questionnent. Parler de chacun d’eux dépasserait le cadre de cet article. Aussi, je ne citerai que quelques vers que je n’ai pu m’abstenir de souligner au crayon tandis que je lisais…

Sensuels et mystiques sont ceux d’Alejandro Crotto

 

 

Voix d’encre n.64, Mars 2021, 64 pages, 12 euros

Imaginons, chacun de nos corps
et le soleil à l’intérieur : un escalier d’or

 

On retrouve Pierre Dhainaut et son écriture entremêlée de nature et d’enfance

 

L’enfant
reconnaît
la neige
qu’il n’a pas
vue
encore 

 

Les textes publiés appartenant aux lecteurs, je m’abstiendrai de citer mes propres vers parus sous le titre Les guetteurs de feu et poursuivrai la présentation de la revue avec cette phrase des Rechants nocturnes de Michel  Passelergue, extraits de Un roman pour Ophélie :

 

Nous brûlions de même étoile.[…] Psalmodiée d’une paume fervente, la lumière gagnait chaque degré de nos corps éblouis, et la nuit allait se froisser, s’unir aux dernières ombres du silence, vive encore des promesses prodiguées par sa robe maintenant lacérée.

 

Puis il y a les vers de Jean-Pierre Otte :

 

Nous voilà sans reflet, sauf
dans les yeux des autres 

 

Ceux de Jacques Vincent :

D’il à elle
D’elle à il
Nul ne se penche à la fenêtre pour appeler l’autre
ne s’attarde pour l‘écouter
ou éprouver la peau d’une caresse 

 

d’ Isabelle Garreau…

 

Pourquoi ai-je ce souvenir ? c’était hier
peut-être. Ton amour était l’unique amarre
de ces avatars de mes vies antérieures 

 

et la troublante simplicité de ceux d’Abdellatif Laâbi

 

Entre, entre
poésie !
Ma maison
t’est toujours ouverte
Fais comme chez toi
et s’il te manque
la moindre chose
n’hésite pas à demander 

 

Enfin Didier Pobel, l’homme au « parler ordinaire » qui « habite dans un patelin / Tout au bout d’un hameau / où galope le vent », clôt la revue en nous parlant à sa manière (directe et le plus souvent teintée d’humour) du Covid, de la mort et de la vie, et en se demandant pourquoi il rit à gorge déployée :

 

Peut-être tout simplement est-ce
Parce que je suis vivant sur la terre
C’est tout de même un sacré privilège
me disais-je
Hier en visitant un cimetière. 

 

J’ai volontairement omis de citer les vers de Max Alhau, les gardant pour la fin, peut-être parce qu’ils pourraient bien être mon « coup de cœur » : je  les avais presque tous soulignés…  j’ai dû choisir… je termine donc avec le poème Une voix qui s’efface, qui a donné son nom au titre des extraits :

 

Une voix qui s’efface,
dissipée par le temps et le vent.

Demeurent les mots
qui ne failliront pas
et ranimeront le silence,
le feu toujours en veille. 

 

Si les  écritures diffèrent, une unité de fond émane de la présente sélection, faisant de ce numéro de Voix d’encre, sinon un livre, du moins beaucoup plus qu’une anthologie.

 




Traversées, numéro 97

“La littérature est universelle », comme indique Patrice Breno « en guise d'éditorial » du 97e numéro de la revue Traversées. Il ajoute que « un écrivain puise sa culture dans le monde et pas seulement dans son seul milieu, dans son seul pays”. Les nombreux/ses auteur/es présent/es s'inscrivent bien dans la ligne éditoriale de la publication belge, à l'instar de Antoon Van den Braembussche, dont les textes originaux en néerlandais sont traduits en français et insistent sur le travail de mémoire

Ne fais pas mémoire de moi,

Fais plutôt mémoire de la mémoire. 

Traversées, n.97, 2021-I,148 p. 15 euros

On peut lire aussi en version originale et en français des textes de l'auteur nord-américain Peter Gizzi, l'un des principaux représentants de la poésie narrative outre-Atlantique. On découvre une écriture humaine qui se pose des questions sur ce que doit être la tâche du poète :

 Les bons poètes défient les choses

avec leur cœur. 

On retrouve cet aspect narratif dans le poème Un malheur, de William Cliff, alors que les aspects d'humanité et engagement envers les autres sont présents aussi dans le poème Plans de coupe à l'horizontale, de Nadine Travacca, qui se déroule dans la banlieue de Ramallah en Palestine. De même, Carmen Pennarun nous rappelle que « l'oubli de l'autre au cœur des chaumières brûle assez de feu pour cuire le pain du quotidien ».

Dans ce mélange d'universalisme et de mémoire, il est question de trois artistes disparus : Claude Vancour rend hommage au chanteur berbère Idir dans le poème Transmed alors que Paul Mathieu écrit un très beau texte en mémoire de l'écrivain chilien Luis Sepúlveda, Un bateau s'en va. Paul Mathieu retrace à son tour la vie et l’œuvre de Francis Chenot, pour qui « écrire est d'abord cri ».

La pandémie s'érige bien évidemment en protagoniste de nombreux textes, puisque on vit une Saison close Orianne Papin nous communique son désarroi. François Teyssandier se demande aussi comment Retenir le temps qui vient, où il est question d'une mémoire qui

 n'amasse pas que des souvenirs

Elle retiendra aussi les futurs éclats du temps 

Arnoldo Feuer nous dit pour sa part, très clairement, que

Un temps

de bornes

s'est levé .

Cette nouvelle donne dans les rapports au monde débouche dans des regards inquiets et sensibles sur la vie et le temps, comme celui de Laurence Werner David,

Vos grands yeux d'ombres

Sont si redoutables quand, la nuit,

Ils naviguent au bord du bocage des têtes 

Pour esquisser une réponse face au mal être, Timoteo Sergoï pense qu'il est nécessaire de repousser les murs : c'est ainsi que « Nous découvrirons la montagne et ses couronnes de brouillard ». Béatrice Pailler ou Marie-Claire Mazeillé cherchent de leur côté à porter un regard qui puisse dépasser l'immédiat et rompre les digues pour atteindre des nouveaux chants (Pailler) sans oublier que « l'horizon est plus vaste que la mer » (Mazeillé). Pour sa part, Aline Recoura tente de réinventer le réel en affirmant

Hier j'ai fait un bouquet

avec les fleurs que je n'ai pas .

Quant à elle, Martine Rouhart semble aussi chercher un refuge, mais cette fois

à l'intérieur de ce jardin

qui s'éveille

dans une inspiration

de poète

aux battements

du jour ,

alors que Frédéric Chef nous transporte sur l’île Callot, près de Carantec, où la nature est le personnage central de sa réflexion, bercée par la lecture de Pierre Loti

Les auteur/es esayent donc de rêver d'un monde nouveau, où le questionnement sur l'existence et sur notre rôle dans la société actuelle semble s'inscrire dans le contexte historique trouble que nous vivons : Adriaste Saurois affirme dans Génération que nous sommes

la génération vaine

désabusée, déjà usée

par l'arc-en-ciel du kérosène .

Dans cette recherche d'un autre monde, Jeanne Champel-Grenier joue avec les mots et tente de créer une nouvelle langue dans le poème À enfant neuf langue neuve, et Patrice Blanc nous explique qu'il faut

 creuser l'histoire de notre corps

ce en quoi l'on croit

en nos rêveuses vies .

Cette idée rejoint un poème plein d'espoir d’Yves Patrick Augustin qui insiste sur le fait que le temps n'est jamais stérile.

Une autre réponse face à l'immobilisme auquel nous sommes contraints est la présence de l'autre, comme le suggère depuis les États-Unis Stella Radulescu, qui « détruit les légendes » pour expliquer ensuite que

 on est deux dans le miroir des heures

et l'herbe pousse

à côté

printemps 

Une présence qui peut s'ériger en rempart contre l'oubli quand il s'agit d'évoquer les êtres chers, comme le fait Denis Emorine, tout en étant conscient que les mots peuvent nous trahir. On peut également créer un monde onirique et personnel, comme Hicham Dahibi, qui évoque aussi ce « printemps dont on ne peut profiter ».

Certains textes en prose, comme les deux nouvelles de Pierre Krieg, ont en toile de fond des lectures de Nietzsche ou de Kerouac pour insister sur « le sentiment cruel de l'insignifiance de mon existence ». Quant à André Doms, ses Topiques apportent une réflexion historique et sociologique sur les valeurs de notre civilisation. Chantal Couliou, elle, propose une nouvelle à partir d'un fait divers qui dévoile le désespoir d'une mère. Pour finir, Philippe Barma écrit cinq courts textes évocateurs intitulés Barzy ou les Évangiles de la Thiérache.

En somme, les presque 150 pages du numéro 97 de Traversées nous proposent des textes globalement inspirés par l'actualité qui atteignent l'objectif proposé par Patrice Breno : ne pas se limiter « à nos frontières artificielles » et bâtir ainsi des moments de partage autour d'une publication qui fait preuve d'une sensibilité accessible et plus pertinente que jamais.




Le Japon des Chroniques du çà et là n°18

Philippe Barrot met le cap vers le Japon pour ce dix-hitième numéro des Chroniques du çà et là. Un volume illustré par les photographies d’Anne Uemura, qui propose « une immersion dans une culture toujours proche de ses traditions ancestrales ».

Effectivement, l'article liminaire du numéro signé Edouard L'Hérisson propose un focus sur le rôle des itako, intermédiaires qui permettent d'entrer en contact avec le monde invisible. Puis suit une entretien avec Corinne Atlan, traductrice et auteure de plusieurs ouvrages et romans sur le Japon. Il y est question de roman japonais, et de l'évolution de celui-ci, panorama historique qui part du roman traditionnel et considère les métamorphoses qui l'ont mené vers la modernité, et vers ce qu'il est devenu aujourd'hui, à travers une approche d'auteurs contemporains, comme Murakami ou Ogawa.

C'est encore vers une analyse qui sous-tend la modernité littéraire japonaise, dont les structures semblent impossible à départir de ce socle ancestral, que nous convie la suite de ce numéro : une note sur l'esthétique japonaise, une analyse du roman policier "Les (r)évolutions de la Littérature criminelle japonaise", de Gérard Peloux, un regard sensible sur la ville d'Ozu, Onomichi, évoquée par Philippe Barrot, un pèlerinage à Kamakura, une séquence sur les sumos de Luc Drian avec de très belles photographies d'YMB, une histoire du manga signée Thomas Maksymowicz...

Chroniques du çà et là n°18, revue trimestrielle, PhB éditions, 2021 143 pages, 14€.

Ces articles consacrés à la thématique du n°18 des Chroniques du çà et là sont accompagnés de deux notes de lecture, une de Philippe Thireau sur le poème de Marilyne Bertoncini La Noyée d'Onagawa, l'autre signée par Makiko Tsuchiya-Matalon qui évoque le poème en prose d'Hishimure Mishiko écrit après la catastrophe du 11 mars. Ces deux poèmes interrogent l'écriture aussi, et cette question qui jalonne toute la littérature, comment écrire l'impossible.

Ce numéro très riche, mène vers la compréhension de cette société japonaise  qui n'a pas renoncé à ses mythes, à ses croyances et à ses traditions, tout entiers perceptibles dans une modernité littéraire qui s'est édifiée sur ce socle ancestral. 




L’Intranquille 19, revue de littérature

J’aime le titre de cette revue  L’Intranquille. Il se peut  que l’adjectif, mué en substantif, illustre l’état le plus évident de mon esprit souvent en mouvement, parfois hagard, parfois heureux, parfois … parfois !

Comment  cette revue de littérature inscrit-elle dans ses pages l’absence de calme, la pénurie d’immobilité, le refus d’être un roc figé, bref  l’angoisse ou  l’inquiétude positivée dans l’écriture ? 

Des transformations naissent d’abord au niveau de l’oreille. L’écrivain Patrick Quillier, traducteur de Pessoa, valorise cette intranquillité comme moteur indispensable de la création. Il évoque sa propre « écoute sensible » à l’autre. Il en a tiré les «  voix éclatées »,  tragédie  d’un village en guerre qui est mué en véritable épopée du monde. Son attrait pour la musique dérive de sa « curiosité infatigable » pour les voix et les langues étrangères.  L’intérêt porté à leur sonorité est tel qu’il est même prêt à s’intéresser aux novlangues administratives ! 

L’intranquille 19, revue de
littérature, octobre 2020, 84
pages, 18€

Des mutations s’inscrivent dans l’histoire des traductions. Nathalie Barrié explore deux traductions de Joyce. La fluctuation entre les travaux de Morel et de Valéry Larbaud révèle en quelque sorte deux Joyce, dont l’un est plus moderne et plus vivifiant que l’autre. La seconde traduction semble plus conforme que la première  aux distorsions joyciennes de la langue anglaise. Ainsi celui qui pense être allé « au bout de l’anglais », invite de ce fait  traducteurs et commentateurs à aller au bout de la traduction.

Des approches différentes  d’un bestiaire explorent la « révolution animale ». Elles peuvent signifier une transformation de l’intérieur.  Ainsi l’éclosion selon Adeline Baldacchino concerne  « toute chair qui s’apprête à se quitter elle-même pour donner naissance / à l’autre qui ne sera pas le même ». Elle est une « éternelle parturiente », un « bel animal a caresses à mémoire à parole, ébauche en tout d’une imparable perfection ».

De telles transmutations conduisent à un processus de métamorphose, cette naissance à soi si chère  à Victor Hugo : elle fait « sortir des mots au moyen des mots : arracher le poulpe de son rocher, extraire le nautile de sa coquille, le poète de son milieu ».  Ainsi Marie-Claude San Juan, développe au fond d’elle-même son être animal : «  j’ai été escargot, j’ai eu l’âme de tortue, j’ai croisé un chat-guérisseur serpent ». A sa façon, Céline de-Saër esquisse le chemin de  la chrysalide « qui file le cocon, le transforme en caverne » Elle « tisse un mot après l’autre entre les silences qui gouttent à goutte ». Elle entend « le passage d’oiseaux et de mots migrateurs » en un murmure. Résultat de cet assemblage et de ces migrations l’invention de   mot-valise1, le « colicabri ».  Ce mot-valise est obtenu par le processus de condensation de deux termes. Dans le même élan, Albane Gellé  invoque  la baleine - muée en thérapeute -  dont le chant « vibresoigne ».

Des modifications de signification surgissent pour preuve de mouvement et d’intranquillité d’esprit de l’auteur. Cédric Lerible met en  jeu les proximités sonores en détournant leur sens : « On prouve par des pieuvres. On juge sans pieuvres ». Il influence les mots pour leur attribuer un nouveau sens : « avoir le vent en poulpe, se coucher avec les poulpes, bouche en cul de poulpe » .…Il préfère le « cri du poulpe qui s’entend à la fois comme foule et peuple, son silence inquiétant et sous-jacent : sa vox polypi ». Selon le même mouvement ludique, Anne Recoura invente un jeu entre les mots et les bêtes : « le morse vache marine/mord les hommes. « En des temps loufoques », on imite le cri du phoque ! Le « gabian ne tolérera pas/les gabions2  militaires ».  Il trouve pour se nourri « des restes de kebab. 

 Modification parfois liée à une atmosphère parfois baroque, parfois insolite où l’artiste pénètre un autre monde. Il peut être plutôt baroque avec Aldo Qureshi : Les « paupières » du Livre des oiseaux s’écartent. Des flots de plumes s’en échappent et prolifèrent : de perroquet, de toucan, de barbican, de calao, de gobe-mouches, de souimanga.  Il peut inviter à un monde insolite avec Yekta qui rencontre un « Homme qui pèche dans les vents», découvre des « chiens portés par les brouillards », « des âmes qui aboient », «  un ossuaire caché des oiseaux tristes » et « une araignée suçant les soleils /piégés dans la toile », et « des loups blancs comme l’horizon ». Tel est son bel univers de « prières épuisées».

Notes

(1) Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient.
(2) Gabion, cage recouverte de grillage.