Traversées n°73 : A. Laâbi et les littératures du Maghreb

Ce soixante treizième acte de la revue Traversées, née et encore domiciliée en Belgique, tourne autour de la personne du grand écrivain marocain Abdellatif Laâbi.

Dans une première partie, le responsable de la revue, Patrice Breno, fait état de la raison de ce numéro spécial : la manifestation Tarn en poésie, organisée par l'association ARPO - laquelle, en plus d'un auteur réputé, convie une revue à venir débattre autour de l'écriture et de la littérature. Pour cette année 2014, ce fût à A.Laâbi et à la revue Traversées de venir à ces rencontres.

 

Point d'orgue de cette manifestation, la rencontre entre l'auteur et les collégiens/lycéens de la région qui, pour l'occasion, ont lu, étudié, et travaillé autour de l’œuvre du poète originaire de Fès. Retranscrits presque intégralement, ces propos entre gens égaux - car pas de posture de l'écrivain face au péquin, pour A. Laâbi - laissent entrevoir tout le combat de l'homme, le travail de l'auteur, la sincérité sans calcul de l'homme, l'humanisme de l'auteur. Il explique, en des mots simples et percutants, son vécu de résistant poétique, dans les années soixante-dix ; engagements pour le droit à vivre comme un citoyen respecté, quels que soient ses choix de vie. Combats qu'il mène encore, même si le Maroc a considérablement changé, comme la France et le reste du monde, d'ailleurs.

Traversée n°73, septembre 2014

On retiendra, mais pas seulement, de ces pages passionnantes, ces quelques mots de l'auteur qui, espérons-le, en feront réfléchir certains, quand on sait que A.Laâbi a passé un nombre considérable d'années en prison, pour "délit d'opposition" : " Je ne sais pas si vous êtes conscient du privilège qui est le vôtre. D'être dans un pays où le fait de s'exprimer librement, de critiquer ceux qui gouvernent, dans ce pays, est une chose normale."

Pour finir cette première partie de la revue, un article en  hommage à A.Laâbi, écrit par Paul Mathieu ; suivi de ces mots de respect, voire d'affection, du poète algérien Abdelmadjid Kaouah, dont l'aphorisme de résistance reste gravé pour longtemps dans la mémoire du lecteur : "Les poètes ne font pas les révolutions, ils écrivent le rêve de changer la vie."

Vient la seconde partie de ce numéro, qui offre à lire des écrivains du Maghreb via  proses, poèmes ou fables réalistes mordantes, auteurs parmi lesquels Abdelmajid Benjelloun ("Le seul mystère que je connaisse consiste dans ce que je ne vois pas dans ce que je vois."), ou bien Aya Cheddadi ("Jamais est un mot-lunette pour ceux comme toi / qui ont besoin de certitudes extérieures").

Enfin, pour conclure , un dossier sur quelques poètes marocains, préparé par Nasser-Edine Boucheqif, avec, entre autres, Naïma Fanou ("Le paysan tire la terre par ses cheveux / et elle enfonce / ses ongles / dans la boue"), Mohamed Loughafi ("les nuages du cœur s'amoncellent / et le corps un désert / qui tente la séduction de l'empressement"), ou encore Hassan Najmi ("Ce poème ne m'appartient pas -")

Ces deux dossiers transmettent une vision très précise, voire particulière ; on est guidé du début à la fin par un certain lyrisme, un raffinement de la langue, un engagement poétique/politique des auteurs, un rapport intense à la Foi (sous de multiples formes), et même parfois un humour sophistiqué. Mais est-ce là la plus complète représentation de la littérature du Maghreb ? Non, le choix est évident. Toute revue a une ligne éditoriale qu'elle se doit de respecter. Aucun reproche à faire, donc, sur ce point, à cette anthologie contemporaine rondement menée. En revanche, on pourrait, non pas reprocher, mais demander pourquoi n'a-t-on droit qu'à une si petite participation féminine à l'ensemble. 




Un papillon dans ma boîte aux lettres : Libelle

Un papillon dans ma boîte aux lettres : Libelle

Voici des années que Libelle arrive dans la boîte aux lettres de ses abonnés. Un petit feuillet qui publie des poèmes d’auteurs déjà lus, vus, connus, ou non. Une ambition claire et haute : porter la poésie, semer dans nos boîtes parmi des courriers souvent moins attractifs un rayon de lumière. 

Lorsque l’on reçoit ces quelques fueilles, il est nécessaire de n’envisager sa lecture que tranquille, et libre de toute contrainte sur un long moment : des découvertes, des noms, des inédits, qui jouxtent des dessins, gravures, parfois, dans une mise en page qui ne cède rien à une esthétique proche d’un panégyrique baroque foisonnant. Fondée par Bernard Rivet et Michel Prades cette revue fait désormais partie du paysage poétique francophone.

Mais aussi, ce nom, Libelle, qui désigne un petit livret de tonalité satirique, m’a souvent interpellée. Il me semble qu’il est possible de le comprendre comme désignant un acte de résistance : un libelle contre la mercantilisme, mais aussi contre une certaines conceptions de la diffusion de la poésie. 

Les textes se distribuent sur ces quelques feuillets d’impression artisanale, hors de toute contextualisation, de tout appareil critique.

Libelle, Revue de poésie, n°285,
janvier 2017, 2 €.

Ils se côtoient disposés de manière irrégulière, et le tout forme une sorte de tapisserie poétique, proche finalement des modules cubistes, allégoriques des multiples manières de percevoir ce que nous nommons le réel, représentation d’une matière dont la structure plurielle s’offre aux subjectivité. Mais ceci est également le support et la matière de toute poésie. Comment alors ne pas être sensibles à cette somme qui arrive, tous les mois, dans notre boîte aux lettres ? Sans prétention, Libelle laisse son allure modeste lui offrir la plus belle des potentialités : mettre en exergue les quelques poèmes qui s’offrent publiés, à un nombre remarquable de lecteurs, depuis tant d’années.

Michel Prades s’exprime dans la rubrique « Historique » du site de la revue (http://www.libelle-mp.fr/historique.5.html)

 

Chauqe mois près de six cents exemplaires sont expédiés aux abonnés et aux revues de poésie françaises et étrangères. libelle est unee histoire d’amlitié, d’amitiés, un cas d’écriture non installé, volontairement non installé. bine sûr, il nous faut aussi des lecteurs et nous comptons sur vous, sur le bouche-à-oreille pour amener d’autre abonnés. Nous comptons vivement sur le soutien fidèle des abonnés, unique condition de notre existence pour attaquer les années à suivre avec sérénité.

 

Libelle

Michel prades 

 

A suivre, de près, et à soutenir, pour la liberté éditoriale, pour celle de l'art.




Revue Nu(e) N°69

Revue Nu(e) N°69

La revue Nu(e) est désormais hébergée par Poezibao. Qu’est-ce à dire ? Une revue de qualité, qui propose la gratuité de ses pages, téléchargeables au format PDF, il me semble que c’est à saluer. Ce N°69, consacré à Michel Finck, déroule un sommaire impressionnant. 

Bien sûr, nous sommes habitués à des livraisons de belle tenue, mais l'accessibilité de Nu(e) n°69 ainsi que la possibilité de consulter gracieusement cette source d’articles toujours de belle qualité ne doit pas échapper à tous ceux qui suivent de près ou de loin l’actualité poétique et artistique.

Gros volume de 405 pages, Nu(e) est présenté par Patrick Née, directeur de publication, qui s’exprime en ouverture de cet impresionnant numéro. Les premières pages proposent en effet un  entretien avec ce maître d’œuvre qui évoque sa démarche, et ses choix.

Le dossier consacré à Michèle Finck est le support de diverses approches, toutes plus intéressantes les unes des autres. A commencer par un ensemble de poèmes inédits de l’auteure, Cris-femmes, recueil dans le recueil, « témoignant du dernier état de son inspiration ». 

Nu(e) n°69, consacré à Michèle Finck,
hébergé par Poezibao.

Répondent à ces inédits un ensemble de poèmes/hommages signés Pierre Dhainaut, Laurence Breysse-Chanet, Jean-Yves Masson, Patrick Quillier, puis des extraits de la correspondance de Michèle Finck avec divers destinataires, parmi lesquels des auteurs présents dans ce numéro.

Il faut saluer un appareil critique impressionnant : Fabio Scott, Claire Gheerardyn, Yves Bonnefoy,  Jean-Pierre Richard, Salah Stétié, entre autres. Leurs articles, autour de l’œuvre de Michèle Finck, et les divers éclairages que ceux-ci proposent sur les écrits de la poète offrent des pistes de réflexion diversifiées, et démontrent si besoin était que le poème est porteur de potentialités sémantiques infinies...: synchrétisme artistique, ponts entre des lectures qui interrogent la forme, les dimensions sémantiques et paradigmatiques du poème ou du recueil. Riches en pensées et en interrogations, qu’une démarche herméneutique ne manque pas de susciter, sans y apporter d’autres réponses que des éléments de compréhension, résonances, liens enrichissants en terme de compléments de lecture, qui éclairent et guident le lecteur.

 Enfin, une bibliographie de Michèle Finck clos ce dossier, impressionnante somme des différentes exégèses  à propos de son oeuvre, et une recension exhaustive de ses écrits.

Assurément, il ne faut pas manquer de visiter cette revue qui regroupe  une somme précieuse d’articles et de poèmes, à partir de l’œuvre remarquable de Michèle Finck. Hébergée par Poezibao, dont il faut saluer l'initiative, elle est accessible à tous, et gratuitement. Merci.




Lichen, premier signe de vie à revenir…

Une revue mensuelle de poésie en ligne, façonnée par Elisée Bec, Lichen propose une ligne graphique épurée mais riche, très riche, et placée sous le signe de la convivialité. Les rubriques en témoignent : "Espèces en voie de disparition", "L'atelier des mots", "La grange aux mots reçus", "Le hangar des mots moches". Le champ lexical de l'agriculture est ici présent, ce qui permet de créer le lien entre la poésie et le travail de la terre.

Mais il ne s'agit aucunement de simplicité. ce qui est suggéré c'est que le travail des mots est l'espace d'un savoir ancestral et inné, un savoir-faire manuel et charnel, comme cultiver son champ requiert des gestes transmis de génération en génération... Le matériau langage, glaise malléable et offerte à d'infinies potentialités, puise sa puissance dans le socle commun qu'est la vie, simplement jour après jour, et dans la communauté des hommes.

Des noms apparaissent, comme Dominique Mans, Sylvie Franceus, et Perle Vallens, qui dans la rubrique "Espèces en voie de disparition" proposent des poèmes en prose. Des noms peu vus par ailleurs, et des textes dont certains nous donnent envie d'en lire plus de ces auteurs. 

 

"L'atelier du don des mots", rubrique suivante (dans l'ordre des onglets de la page d'accueil) publie des textes écrits à partir d'une liste de mots donnés par la revue. Ce mois-ci quinquagénaire, facéties, goupil, esquive, gariguette... Un jeu, oui mais enfin, aussi une gageure extrêmement sérieuse : motiver le texte par un arbitraire qui offre des occasions inédites de créer un écrit en sortant de ses territoires habituels, connus, fréquentés en tout confort...

Et puis c'est également allégorique d'une conception de l'art conçu comme un artisanat, avec pour matière première le langage... Mais qu'est-ce d'autre ?

Ici encore des noms que nous n'avons pas l'habitude de rencontrer, et des poèmes en prose à découvrir...

"La grange aux mots reçus", où trouver la liste des matières premières, les mots, qui permettent d'écrire les textes de la rubrique précédente, avec pour introduction une explication quant à son nom : 

 

À l'instigation d'une lectrice de Lichen, nous avons changé le nom du "répertoire" en "grange" : « [...] grange parce que je n'aime pas le mot répertoire, la grange, c'est joli, ça sent la paille et les vieilles cagettes, ça a des trous dans les murs de bois et des clayettes pour les pommes et des fils suspendus pour les grappes de tomates et de raisins. Il y a des brouettes et des échelles, des fourches et des pelles. Alors le répertoire... » (Sylvie Franceus, 4 avril 2019). Clément, qui était l'initiateur de cette liste fort utile, est tout à fait d'accord.
NB : Les mots venant d'être engrangés sont indiqués en bleu.) 
Dernière mise à jour : 16/04/19.

 

Même modus operandi pour la rubrique "Hangar des mots moches" :

 

Sylfée nous soumet une idée : 

« À côté de "La grange des mots",  il pourrait y avoir un hangar, le "hangar des mots moches", une sorte de grosse benne à mots. Et dedans, on pourrait ranger les mots qu'on n'aime pas tels que : répertoirecordialementpromotion... 

Ce serait une sorte de torsion de la bienséance, une collecte de la laideur, une réserve hideuse. C'est juste une idée. (...) Quelque chose qui nous éviterait de pencher toujours du côté du beau et qui équilibrerait les forces vives de nos goûts et de nos dégoûts. (...) L'antipode de l'esthétique. L'hommage aux répulsions. », m'écrit-elle. 

Et elle ajoute : « Ainsi, je dépose sur la clayette qui est là, juste face à vous quand vous poussez la porte du hangar, je dépose mes rebuts de mots...

 

 

Une revue participative, une revue où le partage et l'accueil forment le ferment fertile d'une poésie née d'une communauté humaine. Autant dire que là est le socle de tout poème ! Pour preuve, cet espace laissé aux commentaires, au bas de chaque page, où chacun peut intervenir, dans le respect et le désir de partager.

Partir de ceci, c'est déjà garantir un vecteur propice aux productions les plus prometteuses. Il n'y a qu'à lire la liste des "auteur(e)s", longue et riche, variée et édifiante : le poème n'est pas l'apanage des 'Happy few", n'en déplaise à Stendhal qui en énonçant ceci désespérait seulement de n'être pas compris... Il aurait aimé Lichen, à coup sûr, lui qui promenait son "miroir au bord du chemin" pour y montrer à ses contemporains le reflet édifiant d'une société qu'il souhaitait donner à comprendre grâce au roman(1)... 

 

 

∗∗∗∗

 

1. Epigraphe d'oeuvre du roman Le Rouge et le noir : "Eh, monsieur, un roman c'est un miroir que l'on promène au bord du chemin".




Derviche tourneur, revue pauvre et artistique

"Derviche tourneur 1 est une revue protéiforme en devenir qui s’intéresse à la pensée plutôt qu’aux idées, aime les citations plutôt que les répétitions ; si elle tourne, c’est seulement une manière de rétablir le mouvement."

Au titre intriguant, au projet annoncé sur le site associé, répond le format de cette revue de quelques feuillets couleur ivoire pliés comme des origamis, et reçus  par la poste -  en fait, une production bien singulière. On trouve en ouvrant l’enveloppe :

  • Un premier feuillet long, plié en 3 au format A5, contient la carte de visite de la revue « protéiforme » avec l’adresse mail et le site.
  • Une page 30x42 cm pliée longitudinalement puis en 3,
  • Un deuxième feuillet long plié en 3 également.

Au plaisir enfantin de la découverte de ce que cachent les plis se mêle le plaisir de découvrir les textes, dans un désordre relatif, où participent les noms de Guillaume Bordier, Fanny Garin, Anne Duclos, Jean Gilbert-Capietto, Julien Boutonnier et Clément Birouste.

Au revers de la « une », Une « filmographie »  (liste dans laquelle on retrouve bien des titres de notre panthéon personnel) complétée de plusieurs « Rêves cinéma ». Parmi les autres titres des feuillets suivants, « Rêve avéré n°1 », « Défense de pauvreté », « Objets » et « Fragments ».

Le feuillet le plus grand propose une « introduction à l’ostéonirismologie », où je relève cette réflexion qui m'enchante  comme le poème d'Henry Michaux , désirant la caravelle qui l'emporte "Dans les corridors des os longs et des articulations".

 

 Il y a des os. Les os rêvent. Les rêves des os produisent le réel.

Tout ce qui existe est créé par cet onirisme des os. 

.

Anne Duclos, interrogée, a bien voulu nous donner quelques informations sur cet étrange objet revuistique, à commencer par le choix du titre : 

Le nom de la revue vient surtout de raisons purement contingentes et biographiques ; mais la notion de tourner renvoie bien, pour moi, à une fonction essentielle des revues, qui est à la fois de circuler et de mélanger, de donner une forme par le mouvement. C'est en tout cas ainsi qu'on peut l'entendre, et non bien sûr de façon thématique.

En l’absence d’indication sur la revue, pouvez-vous nous indiquer la façon dont vous fonctionnez (rythme de parution, choix des textes, équipe…) ?

Pour répondre à vos questions, le plus simple est de commencer par dire qu'il n'y a pas de fonctionnement ni de régularité. Pas exactement d'improvisation non plus, mais plutôt un suite de projets. Le rythme, si on peut encore le dire ainsi, est très lent : en moyenne un numéro par an. Mais on réussira peut-être à accélérer le processus. La diffusion se fait principalement par abonnement actuellement, mais ça changera peut-être aussi. Il n'y a pas d'appel à texte pour le moment. Nous sollicitons les auteurs avec lesquels on veut travailler.

Jusqu'à présent, il y a eu trois numéros, chacun de format et de nature différentes. J'aimerais beaucoup que ça continue ainsi, c'est en tout cas l'idée de départ. Le numéro deux est constitué de deux affiches par exemple. Mais le numéro trois reprend cette idée : il peut se lire comme un cahier, mais aussi comme trois affichettes indépendantes (d'où le système un peu compliqué des pliages). La dimension matérielle est donc très importante, on essaie à chaque fois de réfléchir à la création d'un objet, mais d'un objet pauvre malgré tout, et en partie artisanal.  Je ne sais pas si on peut parler de typographe, bien que le terme soit très flatteur, mais c'est moi qui ai fait la mise en page de ce numéro. Les numéros deux et trois ont été imprimés en risographie.  C’ est une technique de reproduction qui utilise des pochoirs, comme la sérigraphie, mais permet plus facilement que cette dernière d'imprimer en plus grande quantité. On peut ensuite jouer sur différentes opacités pour créer un effet de trame, ainsi que superposer les couleurs (l'impression étant monochrome : il faut un passage différent pour chaque couleur). Cela dit je n'y connais pas grand chose, je fais faire les tirages par un imprimeur.

Je crois moi aussi que cette notion d'objet pauvre a un sens !

Nous sommes deux à porter ce projet, Christophe Dauder et moi-même. Christophe travaille principalement dans le domaine du cinéma, surtout documentaire. Quant à moi, on peut m'écouter plus que me lire, mais ça n'a (pour le moment ?) pas de lien avec la revue. J'ai encore du mal à décloisonner et rassembler mes différentes activités, même si je pense que les revues, de manière générales, peuvent justement être un dispositif le permettant. C'est particulièrement visible pour les revues en ligne il me semble. En un sens, on pourrait tout à fait renverser le rapport initial et voir dans les revues papier des "objets pauvres" par rapport aux revues numériques !

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Notes : 

1 - (https://revuedervichetourneur.wordpress.com/




Revue Sarrazine, n°18

Revue Sarrazine, n°18, Suis-moi, 2018, dir. Paul de Brancion

 

Décrire le sentiment et un parcours de lecture d’une revue assez volumineuse comme c’est le cas ici, revient à penser en quoi les textes de chacun forment une sorte d’étoile, une étoile au rayonnement multiple. Et cela avec une certaine grâce, car les poèmes, les images, les entretiens dont fait état la publication, se côtoient sur un ton, une tonalité. La revue fait artistement le trait d’union entre le lecteur et l’écrivain, ainsi que les écrivains et les poètes entre eux. Tous ces textes s’arc-boutent conceptuellement, et cela jusqu’à dessiner le portrait de l’équipe éditoriale, voire de Paul de Brancion, tant le ton est uni et harmonieux. 

Revue Sarrazine, n°18, Suis-moi, 2018, dir. Paul de Brancion

Et même si deux massifs textuels se détachent et se distinguent, c’est-à-dire les 28 images accompagnées de courts poèmes de Philippe Guesdon, et les 30 pages de l’entretien de Souytin Naud qui relatent les années d’enfer du Cambodge de Pol Pot où la jeune femme a vécu enfant, ces deux pôles ne dépareillent pas. Il faut simplement accepter de suivre la ramification étoilée qui va de la peinture de la Renaissance à une des tragédies historiques de la fin du XXème siècle, en passant par la poésie toute contemporaine qui est accueillie ici. 

Du reste, si l’on suit le mouvement de ce périodique chronologiquement, si je puis dire, comme je l’ai fait, on perçoit bien comment les poèmes notamment jouent ensemble sur l’aspect graphique, utilisant les blancs, les enjambements, les coupures, les syncopes, méthode approfondie par plusieurs des poètes de la revue. 

Le propre de la revue, si je peux relater mon expérience personnelle de revuiste, c’est de faire cohabiter de l’hétérogénéité. Et avec Sarrazine, les lieux – Belgique, Italie, Cambodge, Canada Innue, etc. - les locuteurs – de plusieurs générations, pratiquant parfois plusieurs arts - les mises en scène de textes ne dénaturent pas le chemin que font les voix multiples de cette sorte de réseau ; d’ailleurs, l’ouvrage ferme presque sur un texte très intéressant à propos de Borges et de son labyrinthe de labyrinthe qu’est pour lui une bibliothèque, ramifiée par des secteurs, eux-mêmes fracturés, étoilés pas des livres. Merci à Paul de Brancion de m’avoir fait connaître sa revue, et sa quête intérieure, mouvement immobile de ces divers voyages littéraires.




L’intranquille de printemps…

Une nouvelle livraison de L’intranquille, ce numéro 16 de printemps n’en finit pas de porter cette revue encore plus loin dans la qualité à laquelle tient Françoise Favretto,  qu’elle porte avec brio et efficacité.

 

Les rubriques habituelles proposent pour ce volume des productions qui s’inscrivent comme toujours dans un dossier thématique qui est pour ce numéro 16 Blessures/métissages culturels. Nous y retrouvons des poètes tels que Julien Blaine, Jacques Demarcq, Clara Calvet ou Patricia Cros, pour ne citer qu’eux.  Les critiques, avec tojours, ne nous en plaignons pas, J.P. Bobillot, Marie Cazenave et Françoise Favretto.

L’ouverture à l’internationale consacre un nombre appréciable de pages aux poètes scandinaves. Ruth Klüger propose des traductions de L. Stroeve, de M. Wignam et de S. Paulet. Ceux-ci sont suivis de poèmes en prose d’Elke Heidenreich, de textes de Mariane Larsen et de Risten Sokki, regroupés dans un article, Du cercle polaire à la Scandinavie… Le traitement du sujet ne décevra pas ! De même les présentations et articles sont toujours plaisants, mais jamais anodins ni récréatifs…! Comme à l’accoutumée un appareil critique et biographique accompagne les auteurs et leurs productions. Le lecteur est donc guidé, discrètement mais efficacement...

 

L'Intranquille n°16, Editions de L'Agneau, Orthez, printemps 2019, 88 pages, 17 €.

Signalons enfin une toute nouvelle rubrique, Changer d'air changer d'art, qui pour la toute première de ses apparitions donne la parole à Denis Ferdinande, à l'occasion d'un entretien avec L'Intranquille. Des thématiques chères à Françoise Favretto, et qui abordent des sujets qui sous-tendent la production artistique de ce début de siècle y sont abordées.

Encore un beau numéro qu'il faut donc saluer.




Le Retour de Mot à Maux

C’est un opuscule que je tiens en main : 12 feuilles A4 pliées et reliées, sous une couverture cartonnée blanche, illustrée d’une photo de Daniel Brochard, qui en est l’âme. Un objet d’une grande modestie – mais en 4ème de couverture s’alignent les noms de 13 poètes parmi lesquels Philippe Leuckx, Patrick Williamson, Fabrice Farre ou Jean-Baptiste Pedini… 

Il s’agit donc d’une entreprise soutenue par des plumes solides. Un petit tour du côté du site d’entrevues((https://www.entrevues.org/revues/mot-a-maux/)) me permet d’en apprendre davantage sur cette revue qui m’est arrivée par la poste avec fort peu d’informations. En sommeil donc, depuis janvier 2007 (avec le numéro 6), cette petite revue se réveille – et si elle l’a fait en septembre dernier, j’ai plaisir à en parler en mars, saison propice à la croissance et à la floraison (en témoignent les jacinthes et violettes qui parfument le balcon depuis lequel j’écris cette note). Dans la brève notice donnée par Daniel Brochard sur le site d’Entrevues, je lis cette profession de foi, à laquelle bien sûr nous adhérons à Recours au Poème :

 Une revue, un souffle, un cri, un engagement, une respiration… »

Mes motivations sont toujours les mêmes : partager l’écrit dans un monde en mal de repères et avide de sens. Faire entendre des voix étouffées par la course sans fin à la consommation. Susciter un débat contradictoire sur la poésie actuelle et la marche de la société. Afin de donner à chacun l’espoir de pouvoir s’exprimer librement et dans la discipline qui nous préoccupe : la poésie. 

Mot à maux, n.7 septembre 2018, 48 p. 4 euros

L’éditorial du numéro 7, paru après un long silence – une maturation aussi, sans doute – s’interroge sur la possibilité de concilier poésie et « vie normale » (je pense à Artaud que nous avons mis en focus de ce numéro) pour les poètes « survivants face au silence d’un monde hostile à nous et à lui-même ». C’est ce thème que développent les participants à ce numéro, dont les poèmes s’accompagnent d’une réponse à la question « pourquoi écrire de la poésie aujourd’hui ? » . « Parce qu’aujourd’hui est une imposture organisée » réponds @rt’felinat, pour toucher/être touché, pense Flora Delalande, ce que Philippe Leucks nomme le « partage (de) l’offrande du monde ». Pour « prendre quart à la vigie du monde » dit Olivier Delaygue qui décrit le poète comme « maître de l’impouvoir » ou encore parce qu’elle exprime « Cohésion, expression, force et indignation » comme l’indique le sous-titre donné par Patrick Williamson à sa réponse… Autant de regard que de pratiques ou de sensibilités : merci à Mot à maux d’apporter sa pierre à ce permanent défi qu’est la poésie – pas seulement écriture, je pense, mais bien mode de vie et regard éclairant -même modestement – sur l’au-delà du réel apparent d’un monde désenchanté. Assez pour avoir envie de donner la parole à Daniel Brochard lui-même en conclusion :

"La revue a été l’occasion de multiples rencontres qui ont nourri mon appétit de poésie et de parole. Tout a été possible grâce à Internet. J’ai trouvé là comme une famille, à travers les liens, les sites, les blogs, les échanges de textes. J’ai appris à stabiliser ma personnalité en créant des liens avec d’autres auteurs. J’ai pu me positionner parmi les nombreuses autres revues. Ceci m’a aidé à construire mon écriture, à me poser la question de son impact. Ce n’est pas comme si Internet permettait de découvrir le monde, mais l’idée est là.

Aujourd’hui, bon nombre de poètes sont référencés sur Internet. Ce passage obligé est un nouvel accès à la culture pour les Internautes, et un moyen d’exister pour les auteurs. Mais mon combat c’est le livre. En poésie, rien ne remplace le mot sur le papier, la sensation de la page tournée, respirée, intégrée à l’âme. Le combat pour le livre est aussi un combat contre l’utilisation abusive du compte d’auteur. Un poète, pour exister a besoin des revues, des éditeurs. L’argent décide bien trop souvent d’une publication. J’ai échappé à ces écueils, mais j’en ai connu aussi la perversité. Défendre le livre, c’est lui garantir une existence pérenne et respectueuse du texte et de l’auteur. Se poser la question de l’importance d’être publié. La revue se met au service de l’auteur pour l’aiguiller dans le monde difficile de la publication en poésie. Comme j’ai trouvé une stabilité et une identité dans ce domaine, j’ai toujours à cœur de renseigner et d’orienter les auteurs débutants qui arrivent à Mot à Maux.

La revue fait appel à tous les poètes, quelles que soient leur expérience, leurs origines. La poésie est transculturelle. Je suis convaincu qu’il s’agisse d’un langage universel, loin des discours formatés et des foules farouches. Je n’ai aucune appartenance politique. Je ne représente aucun mouvement d’idées. Je parle au nom de la liberté du poème, pour lui-même et sa place dans le champ éditorial. La revue est au service de chacun. Il faut se battre pour le message poétique aujourd’hui. Mais cela nécessite une libre pensée, une prise de conscience du rôle et de l’impact du langage. L’implication du poète dans son environnement est fondamentale.

Aujourd’hui Mot à Maux doit grandir. Même s’il n’y a pas de « petite revue ». L’impression est la clef d’une publication. Auteurs, éditeurs, revuistes… Nous avons tous recours au métier d’imprimeur. La revue de 48 pages va effectuer un saut esthétique et devenir moins difficile à confectionner. Jusqu’ici j’imprimais avec de faibles moyens, sous forme de photocopies. Pour les prochains numéros, je ferai appel à un imprimeur capable de me fournir un dos carré collé. Ce sera un tournant pour la revue et la possibilité d’augmenter le tirage. A cette occasion, je compte avoir recours aux abonnements. Je retrouverai une périodicité trimestrielle. Un numéro anthologique hors-série est en travaux. Je garde le même format et le même concept : découvrir et rendre visibles de nouvelles voix, accueillir différentes sensibilités. Confectionner cette revue est un plaisir quotidien… Je suis loin des marchés et des salons. J’ai parfois le sentiment d’être isolé, mais ma détermination est entière : véhiculer la parole, sans aucun dogme, sans aucune contrainte. Je suis émotionnellement lié à Mot à Maux. Elle me ressemble et ressemble à toutes les voix que je mets en avant. L’aventure doit continuer grâce aux lecteurs. Je leur propose de lire un peu de poésie, et cela n’est déjà pas si mal." 

Daniel Brochard

1 numéro, 48 p. 4 euros
abonnement 4 numéros /16 euros

chèque bancaire à l'ordre de Daniel Brochard
9 avenue des Taconnettes

85440 Talmont St Hilaire

brochardda85@gmail.com




Le Manoir disparu : entretien avec Maggy de Coster

Maggy de Coster a assuré toute les étapes de la publication du Manoir des poètes, durant quatorze ans. Seule, elle a été sur tous les fronts d’un bout à l’autre de cette chaîne de production. Le résultat : une très belle revue au contenu riche et varié. Mais elle a été contrainte de cesser d’assurer les numéros de ce fascicule dont pourtant l’existence était, à l’instar de toutes les parutions du genre, nécessaire et salvatrice. C’est parce que ces revues indépendantes existent que nous pouvons découvrir des talents et des noms que nous n’aurions jamais croisés s’ils n’avaient été publiés là. Elles représentent la garantie d’une liberté d’expression et de choix. Nous avons donc voulu connaître les raisons de la disparition du Manoir des poètes. Maggy de Coster nous a accordé un entretien, Nous la remercions vivement.

Maggy de Coster, vous avez dirigé une revue pendant de nombreuses années. Pouvez-vous nous dire quels étaient les thématiques et les sujets abordés, s’il y avait des rubriques dédiées…?

LE MANOIR DES POETES, créé en 2000, fut une revue semestrielle à vocation culturelle, poétique et littéraire. En résumé, une revue de création de format A4 passant de 24 à 64 pages. A l’égal de mon esprit cosmopolite, elle était ouverte à tous les poètes et intellectuels du monde. J’avais fait en sorte qu’elle soit le reflet de ma formation et de ma pratique journalistique.

Cela dit, j’y avais fait place non seulement à des poètes de langue française mais à ceux de langue espagnole, que j’ai moi-même traduits en français, et de bien d’autres langues. C’était une revue éclectique, pluridisciplinaire où chacun pouvait trouver son compte.

Plusieurs prix et grands prix furent également créés. Plus prosaïquement des produits dérivés comme des T-shirts et un parfum avec le logo de la revue avaient vu le jour.

Place y était faite aux jeunes, depuis les classes primaires jusqu’aux lycées en passant par les collèges, avec lesquels je travaillais en atelier d’écriture, en partenariat avec la Municipalité de Montmagny dans le cadre de la Politique de la Ville.

Nombre de revues amies, d’entrée de jeu, saluaient dans leurs colonnes la qualité, l’ouverture et l’éclectisme de notre revue. Ce fut le cas de ECRIRE & EDITER, du COIN DE TABLE, la prestigieuse revue de La Maison de Poésie FONDATION EMILE BLEMON, dirigée par feu Jacques Charpentreau. Ce dernier n’eut jamais de cesse de l’honorer d’une note de lecture à chaque livraison et ce, jusqu’en 2014. Puis Roger Gaillard qui, dans les deux dernières éditions de « L’Annuaire des Revues Littéraires et Compagnie-ARLIT », l’avait répertoriée.  Le Manoir des Poètes fait partie également du fonds de la bibliothèque d’ARPO, une association créée dans le Tarn en 1982 à l’initiative de Jean-Lucien AGUIÉ et de Gérard CATHALA dont le but est « de sensibiliser le public à la création poétique d’aujourd’hui en faisant découvrir et mieux connaître les REVUES DE POÉSIE. ». Il se retrouve même à l’Institut français au Brésil. Bref, c’est une revue qui a connu un rayonnement international en raison de son ouverture. Et pour cause, en 2006, j’ai publié une Anthologie (Le Chant des villes) où figurent cinquante et un  poètes des cinq continents.

Belle aventure que d’avoir créé cette revue dans laquelle sont consignés tant d’écrits en quatorze ans d’existence. Une revue que j’ai réussi à faire connaître un peu partout dans mes pérégrinations en Amérique latine, en Italie, au Brésil, en Suède etc.

Vous avez été contrainte de cesser votre activité de revuiste. Qu’est-ce qui vous a amenée à poser cette grave décision ?
J'effectuais la plus grosse part du travail : depuis la collecte des articles, leur correction jusqu’à la distribution en passant par le rédactionnel, la mise en pages, la logistique, la fabrication. Donc de 2000 à 2014 je portais la revue à bout de bras. C’était un véritable sacerdoce : trop pour une seule personne en fin de compte. Venant à être déficitaire, ça qui m'a obligée à faire du mécénat, j’ai dû passer de la périodicité semestrielle à la périodicité annuelle, et de l’impression offset à l’impression numérique. En plus, je faisais mon travail de traductrice et d’auteure sans oublier ma vie de famille. Je faisais tout cela par amour pour la poésie, pour la culture et par altruisme aussi, car contrairement à beaucoup de revues de poésie qui ne publient que leurs abonnés, je publiais aussi des poètes à titre gracieux. Dans la foulée, j’amenais du baume au cœur de pas mal d’entre eux qui m’adressaient en retour des lettres de gratitude très touchantes. Cela dit, je ne faisais pas de parti pris. Je misais plus sur la qualité. Peu m’importait que je connaissais un poète pour publier sa poésie.  

Pour l’instant, LE MANOIR DES POETES existe en tant qu’association ayant pour but de faire des conférences et de créer des événements littéraires comme la présentation à LA MAISON DE L’AMERIQUE LATINE des auteurs latinos que je traduis de l’espagnol en français et qui sont publiés aux Editions du Cygne. C’était le cas en février 2015 et récemment en octobre 2018 où j'ai présenté  Judivan Vieira, un auteur brésilien, Pedro Vianna (franco-brésilien) et Pablo Urquiza (franco-argentin).

Il y a désormais de plus en plus de revues numériques… Pensez-vous que celles-ci soient différentes des revues papier en terme de mise en œuvre et de réception ? Y percevez-vous une transition ou bien une mutation de support et peut-être de contenu ?
Les revues numériques valent autant que les « revues papier » du point de vue qualitatif, je le dis pour être à la fois membre du comité de rédaction et du comité scientifique d’une revue universitaire publiée tant en version numérique qu’en « version papier » http://www.pandesmuses.fr. Mais la différence pour la version numérique c’est l’absence du coût d’impression et de tout ce qu’implique la distribution physiquement ou logistiquement. Avec le numérique, il y a absence d’investissement financier et gain de temps sur le plan personnel.
Cependant c’est plus pratique de faire la promotion d’une « revue papier » car il y a l’aspect matériel, palpable et tangible, qui n’existe pas en matière du numérique ; il y a de la sensualité dans le fait de toucher le papier, d’en apprécier la qualité, le grain dont on est privé en ce qui concerne une revue numérique. Il y a encore des gens qui résistent à lire plusieurs pages d’écran sous prétexte de fatigue oculaire ou par manque d’habitude.
Pour répondre au deuxième volet de votre question, j’ose penser que le numérique est une alternative économique non négligeable en matière de pérennisation d’une revue d’autant qu’il a pour avantage la gratuité de la lecture de cette dernière. Mais cela ne réduit pas le temps de lecture même si en un clic on peut envoyer un lien à un destinataire qui peut également l’ouvrir en un clic. C’est vrai qu’en matière de communication de masse le canadien, théoricien des médias Herbert Marshall MacLuhan proclame « Le message c’est le médium », mais je n’ai pas assez de recul sur ce nouveau médium qu’est le numérique pour mesurer son impact réel sur le contenu d’une revue numérique. Je pense plutôt à la fidélisation du lectorat par le contenu de la revue : si le lectorat est bien ciblé, la réception de la revue sera la même, peu importe le support. Là, c’est la journaliste de formation qui parle.




Poésie-première 72 : l’intuitisme

Toutes les facettes de « l’étonnement » - à entendre au sens fort qu’il avait dans la langue classique où étonner signifiait « ébranler comme par la force du tonnerre » - voilà le menu de cette livraison de Poésie/première qui sert, on le voit à la lecture, une poésie et une réflexion destinées à secouer, surprendre, ouvrir aux yeux et aux cœurs du lecteur/poète une réalité transcendant l’expérience quotidienne d’un réel homologué par la raison, et bridé par une langue servile et cloisonnante.

C’est donc fort justement par un dossier d’Eric Sivry sur que s’ouvre ce numéro : l’auteur est le fondateur, avec Sylvie Biriouk, du mouvement « intuitiste »(( Recours au poème a annoncé en février le colloque  tenu à l'université de La Sorbonne : https://www.recoursaupoeme.fr/actualites/journee-detude-internationale-laventure-intuitiste/ )), officiellement né le 2 septembre 2000.

 Poésie/première, poésie et littérature, n 72, « L’étonnement toujours » - dossier : l’intuitisme. décembre 2018, 112 p. 16 euros. (trois numéros par an, https://www.poesiepremiere.fr/poesie-premiere.html

Un mouvement littéraire, au siècle de « l'après littérature », n'est-ce pas une gageure, quand il semble que tout ait déjà été écrit, que toutes les pistes esthétiques, formelles... aient été explorées ? Eric Sivry réfute l'argument et distingue ce mouvement particulier de la démarche philosophique intuitionniste de Kant ou Bergson, qu'il cite comme étant proches, tout en revendiquant la singularité de la démarche intuitiste, et en évoquant poètes ou peintres dont l’art dans le passé même allait déjà dans ce sens (Coleridge, Rilke, Char… Gao Xingjian et j’en passe) sans qu’ils s’en revendiquent, évidemment. Il s'agirait donc, me semble-t-il, de donner « corps » à une façon de créer préexistante et jusqu'ici sans statut (sauf peut-être celui – éculé - de « l'inspiration » et du souffle des Muses).

Après un instant de brève réticence, il faut constater que la définition proposée de la démarche en fait un espace de totale liberté et décrit l’intuitisme comme un mouvement à la structure fluide revendiquant « un art de la sensibilité s’exprimant avec une spontanéité qu’il n’est possible d’obtenir qu’après un long travail. Cessons de penser l’art comme une intention » , valorisant par ailleurs la porosité des passages entre les genres (ainsi évoque-t-il la « nouvelle épopée » vers laquelle tendent les artistes adhérant à ce mouvement, épopée qui se définit entre autres par le mélange intuitif des types de vers, le règne de l’intuition, l’insertion de l’intime et de l’autobiographique dans l’épique, l’alternance du surnaturel et du réel) autant qu'entre les différents arts – peinture, sculpture, cinéma... - auxquelles s'ajoute la traduction, pour une fois érigée en pratique artistique élargie à une conception transdisciplinaire (fait-on d'ailleurs jamais autre chose que « traduire » lorsque l'on crée, ou communique ?) Et toute œuvre, élaborée au cours d’un dialogue (plus ou moins conscient) entre auteurs et pensées qui s’enrichissent mutuellement – fondant ainsi la possibilité d’un espace « pluriartistique » ((voir aussi https://intuitisme.wordpress.com)) cette traduction élargie n'est-elle pas d'une certaine façon aussi une forme de commentaire, ce genre trop souvent négligé, et pourtant plus important qu’il n’y paraît dans l’histoire littéraire, auquel l'intuitisme redonne enfin la place qui lui revient,

L’article en outre fournit une liste d’artistes ayant rejoint le mouvement, ainsi qu'une sélection de poèmes intuitistes, ce qui permet de mieux cerner ce qu’il recouvre.

Le dossier se complète d'une série de contributions parmi lesquelles je retiens l'article d'André Wexler donnant sa définition de la poésie comme « œuvre de connaissance » dégagée de la pensée discursive : « la poésie comme toute forme d'art doit donner à voir, entendre,toucher, sentir, goûter» les choses elle-mêmes, en dehors de la langue « tyran » dont il faut se dégager, qu'il faut se réapproprier pour retrouver une « harmonie naturelle » qui dépasse le diktat de l'ordre - article auquel fait écho un entretien de Jacqueline Persini avec Pierre Soletti, poète-performeur, intitulé « Dans le vif de la vie, un poète », où l'interviewé se définit humblement comme « oeuvrier : celui qui œuvre et crée comme un ouvrier », tout en valorisant la puissance du collectif dans cet « oeuvrage ».

On citera aussi l'article de Gérard Mottet dont le titre « L 'Inattendu » sert de couverture à ce numéro : il y déclare que l'écriture de la poésie est « transmission de l'étonnement » non pas face aux objets que décrivent les sciences, mais plus profondément, ces choses qui « ne sont pas claires » et pour lesquelles « le poète nous laisse entrevoir quelque unité cachée, quelqu'invisible profondeur, là ou la logique aussi bien que la prose quotidienne, demeurant à la surface des choses, s'évertue à distinguer, à dissocier, à opposer. »

On ne s'étonne pas d'y lire aussi - tous abondamment illustré de citations - un portrait d'Anne-Lise Blanchard en « poète nomade » au travers d'une lecture par Guy Chaty du recueil Le Soleil s'est réfugié dans les cailloux, celui d'Albert Strickler, « poète des cimes » selon Ludmila Podkosova, et une analyse de Démembrement, d'Emmanuel Merle par Murielle Camac, où l'on retient l'attention portée à la mémoire et à l'acte de « nommer".

Cette riche livraison présente aussi le travail d'Eva-Maria Berg à travers l'un de ses poèmes de combat pour la mémoire de l'Holocauste, présenté par Martine Morillon-Carreau (travail dont Recours au Poème se fait régulièrement l'écho) ainsi qu'un florilège de poètes connus ou débutants dont le choix séduit, mais aussi une nouvelle (rubrique récurrente) et une belle sélection de notes de lectures.

Il ne reste plus à nos lecteurs qu'à se procurer ce numéro.