Traversées poétiques

Traversées numéro 92 est la grâce estivale tout entière arrivée dans ma boîte aux lettres. Des couleurs acides et pacifiées par une typographie douce et une interface graphique sobre et au plus juste d’une discrétion voulue par Patrice Breno, directeur de publication.

Et plus que la discrétion, c’est l’effacement des paramètres paratextuels qui sont ici mis en œuvre. Le poème est alors offert dans une ipséité fertile. Rien ne vient en alourdir la réception, et la légèreté du papier soyeux et d’un blanc de neige est métaphore de la parcimonie d’emploi de tout paratexte. Le résultat est un nom, celui du poète, de l’auteur, puisque les catégories génériques ne sont pas cloisonnées, puis ses productions. Et pour parachever ce dispositif qui met le texte au premier et quasi unique plan, et qui offre une occasion de tous les déploiements sémantiques des contributions, le nom de l’auteur, ou du poète, est entre crochets. Un support qui signe cette volonté de  gommer tout élément de nature à orienter la réception des productions qui sont ainsi presque même détachées de leur créateur. C’est inédit, et rare.

 

Traversées n°92, été 2019, 4 numéros 30 €.

Quelques photos ponctuent l’ensemble. Elles sont accompagnées uniquement du nom de leur auteur. Ceci démultiplie les combinatoires sémantiques permises, entre les textes, entre les images et l’écrit, de l’ensemble à chacune de ses unités.

Des noms déjà croisés ou des auteurs inconnus affirment que cette volonté de ne considérer que le texte est effective, mais que le souhait est aussi de créer une communauté, une fraternité, un lieu d’expression ouvert et offert au partage. Des poèmes de Vincent ouvrent ce numéro dans lequel on peut également lire des poèmes en prose de Joël Bastard, des essais (Samuel Bidaud, En lisant et relisant Tintin), un ensemble de textes de Michelle Anderson, et tant d’autres , une somme de 161 pages qui mènent à cette totale immersion dans la littérature. Et cette plongée est d’autant plus profonde qu’aucun appareil tutélaire, ni aucune biographie ne viennent s’interposer entre le lecteur et le texte. Tout juste un sommaire en tout début de volume, et un édito à la fin, signé Patrice Breno :

 

I had a dream

Je rêve d’un monde où les humains iront moins loin qu’au bout de l’Univers, de leurs chaussettes, dépenseront leur énergie à communiquer réellement, à s’entraider les uns les autres, distribueront leur surplus à ceux qui ont faim, soif, chaud…

 

C’est bien, et c’est ceci, la poésie, la littérature, une Traversée(s) plurielle, ensemble, dans le langage pour aller au-delà en un lieu où énoncer le nom de l’humanité. Tout est là, dans ces pages où cette fraternité devient effective, palpable, visible, tangible. Il s’opère une espèce d’alchimie, comme une mélodie perceptible lorsque l’ensemble prend épaisseur, renvoie des notes qui se répondent, dialoguent, font sens. Il faut donc saluer, soutenir, offrir Traversées, pour que ce territoire fertile du poème s’étende.




Contre-allées, n. 39–40

La revue Contre-allées a vingt ans, nous rappelle Romain Fustier dans son édito, consacré – et nous y sommes sensibles à Recours au Poème - au revuiste autant qu’aux poètes qui confient leurs textes aux revues. Comment ne pas partager son interrogation sur ces animateurs de l’ombre dont « restent des corps qu’étreint parfois la fatigue, que traversent les doutes » ?

Et comment ne pas souscrire à l’acte de foi, en la poésie et en la mission qu’ils se donnent, devenant « architectes » pour permettre aux voix qu’ils présentent de créer « une grande conversation de voix », dans laquelle les auteurs mettent leurs textes à l’épreuve, vers plus d’exigence poétique ?

Ce numéro ne déroge pas à la règle fixée : les voix, variées, s’y répondent, en échos . Ouvrant la marche, les poèmes magnifiques de François de Cormière, qui alternent observations du monde, méditations notamment sur le temps passé et sur les lectures ou musiques qui transforment inévitablement le réel qu'on décrit , devenu écho d'autres échos (et je pense au très beau livre de Jacques Ancet, récemment publié par publie-net, sous le titre « Amnésie du présent », qui creuse les concepts de réalisme et de poésie). A la suite, d'une sorte d'art poétique de Pierre Drogi, dont l'incipit farfeluévoque à la fois Proust et Umberto Eco (« j'ai longtemps confondu les îles et des saumons »), des poèmes d'Alain Freixe, mêlant harmonieusement profondeur et simplicité, et dont j'aimerais citer cette vision qui me touche :

Contre-allées, revue de poésie contemporaine, 39-40, printemps-été 2019,, invité spécial François de Cornière, 10 euros, abonnement,2 numéros, 16 euros (boutique en ligne : https://contreallees.bigcartel.com ),

le ciel consent
aux façades amies
une aumône de sable
tandis que de vieilles femmes
aux fichus noirs
viennent ramasser
par les rues vides
l'ombre des papillons
qui avaient fleuri
à midi

Suivent Georges Guillain, Jean-Pierre Georges, Jacques Lèbre, des poèmes en prose de Jean-Baptiste Pedini, Joëlle Abed, des vers de laquelle je retiens ce magique tercet :

Dans le fond d'un petit sac en papier muni d'anses torsadées reposait une pomme bleue

La pomme avait mangé la suite du rêve

À quoi sert de lui en vouloir ?

On trouve encore Olivier Bentajou, dont le texte « laps » est constitué d'images précieuses égrenées comme des notations horaires, des poèmes incantatoires d'amour déçu d'Alain Brissiaud,

je mets ma vie en suspens écoute
le chant du ciel

cette lueur à pic
qui frissonne
et nous terrasse

il est sans faute
et pourtant
funèbre

comme nos mains
fermées

mal écrites

Puis, un journal de marche (quelques jours d'octobre 2015) d'Igor Chirat, des textes au rythme ample d'Emmanuelle Delabranche qui utilise le ressassement comme principe (réussi) de construction), Joël Georges, Elsa Hieramente, Cedric Landri et ses observations microscopiques : 

Le muret cette faille
où se glisse un lézard
filant vers les profondeurs
tranquilles de la planète 

et encore Clara Regy, dont on entend le souffle dans des poèmes en parataxe et constructions averbales émerveillées, Pierre Rosin, peintre et poète (et depuis peu directeur de la maison de la poésie de Poitiers) et Olivier Vossot .

Des poèmes posthumes d'Anne Cayre sont donnés au lecteur, ainsi que les réponses de poètes interrogés par Cécile Glasman sur « L'insoutenable légèreté de l'être : en quoi la poésie vous aide-t-elle à vivre ? ».

En hommage à Marie-Claire Bancquart et Antoine Emaz, des poèmes de chacun de ces disparus ferment la marche de cette revue en bon ordre qu'on ne saurait écarter, vu l'excellent « rapport qualité/prix »  de ce travail et de cette riche sélection que je recommande vivement.

 




Cairns 25, Murs, portes ou ponts

Souvent on se demande d’où naît le poème, d’où émerge la poésie. Par quelle magie, les mots se regroupent-ils et constituent-ils une entité attrayante ou envoûtante ?

En cherchant l’expérience de notre premier poème balbutiant, nous découvrons qu’il est toujours déjà ancien : il est un véritable réceptacle de nos sensations,  nos sentiments,  nos idées, nos révélations antérieures. Nulle part n’est pourtant inscrit cet apprentissage au poème. Dans le fatras scolaire, les mathématiques croisent l’anglais, la littérature enjambe la géographie, etc… L’école autosuffisante ignore l’élaboration poétique et réduit la poésie à la lecture de quelques poètes privilégiés (Chénier, Ronsard, Rimbaud, Hugo, etc.).

 C’est pourquoi l’initiative de la revue Cairns∗ 25 est  originale, inattendue, pédagogique. Cette revue est une invitation au poème, à écrire des poèmes. Enfin. Il fallait y penser. L’âme et l’imagination du futur poète peut-être préparée à la poésie. 

Cairns 25, Murs, portes ou ponts,
septembre 2019, 9 €.

Comment ? L’opuscule propose tout en douceur la lecture d’un poème écrit par des contemporains, puis invite jeunes et  moins jeunes (élève, membre d’un atelier d’écriture, etc.) à passer à l’acte poétique, à oser…. Ainsi des poèmes fraternels et variés fleurent bon le terroir  avec des moutons audacieux (Kévin Broda), des ponts relieurs (Jacques Jouet) ou traducteurs (Jacques Ferlay), des portes toujours ouvertes (Danièle Helme) ou en train de l’être (Simon Martin), des chemins de terre ou de mer (Bernard Grasset). Un haïku de Patrick Joquel fait office d’édito : « Au milieu du pont / hommage aux dompteurs du vide / et suivre sa route. » La photo d’un cairn de Laurent Del Fabbro illustre en pierres le pouvoir de la création.

Sous les poèmes, une proposition pédagogique spécifique (en encadré) incite le participant à regarder « de l’autre côté de la fenêtre » (monde réel), à consulter des œuvres picturales comme Hiroshige ou écouter Bach via Rostropovich (monde de l’art), à passer à l’acte (prendre des photos de portes ou faire une exposition) et même à philosopher (sur le temps ou le présent écologique). Les sites des auteurs permettent même au novice d’entrer en contact avec les créateurs de futurs « cairns »..

 Le contexte d’écriture n’est pas précisé, tout simplement parce que la poésie est partout n’importe où. Il suffit d’ouvrir les yeux du corps et de l’âme.

Note

* Cairn : tumulus ou amas artificiel de pierres destiné à marquer un lieu.




Revue Texture, encore un peu de lui : Michel Baglin

Riche, émouvante, est la revue Texture, le blog que Michel Baglin a tenu durant de nombreuses année. Elle se présente ainsi : 

Revue-Texture est un espace critique. J’y propose, ainsi qu’une dizaine de collaborateurs réguliers, des articles, des portraits, des entretiens, des notes de lectures et des dossiers sur des centaines d’auteurs. Mais aussi des documents sonores (chansons) et de nombreuses annonces et infos pratiques.

Dz nombreuses rubriques régulièrement enrichies, qui rendent compte de l'actualité littéraire, précèdent les critiques. Ce "Nous avons aimé", est servi par des plumes qui n'ont plus à faire leurs preuves : Lucien Wasselin, Murielle Compère-Demarcy, Jean-Luc Wauthier, Béatrice Liberté, Marilyne Leroux et tant d'autres... Suivent l'évocation d'anthologies et de collectifs, des revues, puis enfin, des essais, boîte à merveilles où des auteurs tous plus intéressants les uns que les autres sont publiés. 

Cette revue, caverne d'Ali baba s'il en est, tant est riche le contenu des articles proposés et les rédacteurs qui y ont publié, demande du temps, beaucoup de temps. On ne peut cesser d'enchainer les lectures, et la sobriété des pages, ainsi qu'une ergonomie fluide et empirique nous facilité le passage. 

Les couleurs sont douces et propices à la consultation des contenus qui ne toléreraient aucun parasite quelconque, et encore moins une esthétique fantaisiste, colorée, abusive ! Ici tout est bien géré, les niveaux de lecture, ainsi que l'iconographie de bonne taille mais pas envahissante...

Une revue qui dit tout de qui était Michel Baglin. Un homme généreux, discret, et modeste, mais d'une portée humaine hors norme. En témoignent ces pages interminables réservée aux commentaires, les nombreuses rubriques qui offrent aux lecteurs un contenu varié qui décloisonne amplement les genres et signe une volonté de porter la fraternité au devant de tous  ("Auteurs, Revues, Humeurs, Actualité, Théâtre, Chansons & musique, Textes, Entretiens, Liens, Poèmes du mois"). Et puis, doucement, presque invisible tant il y a de merveilles sur les pages proposées, le visage de Michel, en haut à droite, qui semble souhaiter le bienvenue à tous.




La lettre sous le bruit n°45 : hommage à Rémy Durand

La lettre sous le bruit n°45 de juillet/août de cette année, dirigée par Gilbert Renouf, est une revue gratuite à parution régulière. Ce numéro spécial  est consacré à Rémy Durand. Cet hommage laisse une large place à l’évocation l’home/poète, décédé le 25 juillet 2019.

Les nouveaux entretiens d'Orphée : Rémy Durand.

Commençant par une biographie, placée sous la photographie du poète, des propos de ceux qui l’ont connu, qui lui écrivent une lettre, occupent les pages de ce numéro. Eva Martia Berg, Frédéric Ganga, Armelle Aubry-Baume, Jorge Luis Serrano, Magda Igyarto et tant d’autres. Ces témoignages d’amitié, ces adieux, alternent avec des textes du poète. En fin de numéro, une bibliographie complète, et des leins video.

Un hommage émouvant, et magnifique, à celui qui a compté pour tous.

 




Siècle 21, Littérature & société, Écrivains contemporains de New-York

Quatre volets au sommaire de ce numéro dont le coeur est constitué du dossier dirigé par Marilyn Hacker, consacré aux auteurs new-yorkais, "voix dissidentes" dans ce pays-continent que l'actualité politique actuelle donne plus que jamais à interroger, et du "hors-cadre" consacré à Marilyn Hacker elle-même, poète américaine de New-York vivant à Paris, dont sont offerts ici des textes en grande partie inédits, ainsi que quelques études la concernant.

C'est sur l'article "La route du Cap" de Jean Guilloineau, spécialiste de l'Afrique du Sud que s'ouvre cette livraison, qui nous entraîne dès l'abord sur les voiliers du portugais Bartholomei Dias, le premier en 1488 à doubler (sans s'en rendre compte) le cap de Bonne Espérance, et nous menant au fil de l'histoire, et des voyages aventuriers et souvent sans retour, en quête de routes des épices – qui, si elle n'y mène pas directement, contribue à la découverte de l'Amérique, et aux siècles de conquête, de déplacements de population, de luttes fraticides et de "melting-pot" qui constituent l'actuel continent et ses cultures.

Siècle 21, Littérature & société, seizième année, n.31, automne-hiver 2017, "Ecrivains contemporains de New-York (2), 206 p, 17 euros.

Siècle 21, Littérature & société, seizième année, n.31, automne-hiver 2017, "Ecrivains contemporains de New-York (2), 206 p, 17 euros.

http://revue-siècle21.fr (de nombreux articles disponibles en téléchargement libre sur le site)

C'est ainsi qu'il faut lire le dossier central, ouvert aux "nouvelles voix d'Amérique" – poètes contemporains originaires de toutes les variantes ethniques et culturelles qui font de New-York la ville la plus cosmopolite du monde.

On y entend les voix des minorités, portées haut par le talent et la plume des auteurs présentés, parmi lesquels Jessica Greenbaum qui témoigne de l'actualité immédiate et de son engagement dans deux textes intitulés "L'Avril des cent premiers jours" et "Les Dernières semaines de janvier 2017". Yusef Komunyaka y convoque, (tout comme Barry Wallenstein dans ses poèmes de Tony's Blues – pp 58-60), des rythmes de jazz, ou de klezmer, pour nous parler d'Ota Benga, pygmée amené à New-York comme "animal humain"... On peut découvrir "la voix unique de Tory Dent" à travers deux poèmes et une fine analyse de Yusef Komunyakaa, soulignant la double exclusion qui fait s'écrire la poète, femme et victime du SIDA (pp 37-48), mais encore : un extrait théâtral de Paul Knox, les fragments philosophiques de Samuel R. Delany, imaginant une rencontre entre Leibniz et Spinoza, et deux poèmes de Patricia Spear Jones (poète publiée sur le Recours au Poème consacré à New-York, en 2017) concluant cette récolte par un très beau poème sur la traduction, façon de rendre hommage à ces écrivants de l'ombre qui permettent, aux œuvres de vivre et de voyager, comme celles ici regroupées :

La poète est mongole. La traductrice suit son cœur
Un cœur brisé et pourtant, elle chante de telle sorte qu'elle fait
De son cœur brisé, mon cœur brisé.
(...) Les tempêtes
secouent les rues de Taipei et répandent des pétales de rose
A travers les cours et les rues de Brooklyn.

Poète aussi discrète qu'engagée, essayiste, traductrice elle-même, revuiste, et rédactrice depuis 2004 de Siècle 21, Marilyn Hacker fait l'objet du second dossier central – et c'est juste : son œuvre et son action tisse depuis longtemps des liens entre les cultures et les différents pans de l'expérience humaine, dans la complexité de leurs interrelations, abordées sans fard et sans complexe, ainsi que la décrit Alicia Ostriker dans l'étude liminaire, où elle souligne aussi l'amour et la colère comme traits essentiels de l’œuvre profondément humaniste de la "Poète qui relie entre eux le corps et le corps politique, elle est aussi une créature poétique des plus rares, une poète qui écrit tout en respectant mètre et rime ainsi qu'un programme d'idées radicales." C'est aussi à la musicalité de cette œuvre que s'attache l'article d'Emmanuel Moses qui la décrit comme un fleuve puissant encadré par les berges des contraintes (sonnets, pantoums, sextines...) qu'elle s'impose pour dénoncer, dans la tension qui naît de ces contraires, le scandale ultime de la mort.

Ponctué des ouvertures pratiquées par les articles des chroniques, ce numéro se clôt sur un riche dossier thématique consacré aux "couleurs", déclinées dans toute leur diversité physique, raciale et symbolique. Un numéro auquel ce bref aperçu ne rend pas justice, mais que tout lecteur soucieux d'élargir son horizon pour comprendre le monde actuel se doit de lire.




Traversées n°73 : A. Laâbi et les littératures du Maghreb

Ce soixante treizième acte de la revue Traversées, née et encore domiciliée en Belgique, tourne autour de la personne du grand écrivain marocain Abdellatif Laâbi.

Dans une première partie, le responsable de la revue, Patrice Breno, fait état de la raison de ce numéro spécial : la manifestation Tarn en poésie, organisée par l'association ARPO - laquelle, en plus d'un auteur réputé, convie une revue à venir débattre autour de l'écriture et de la littérature. Pour cette année 2014, ce fût à A.Laâbi et à la revue Traversées de venir à ces rencontres.

 

Point d'orgue de cette manifestation, la rencontre entre l'auteur et les collégiens/lycéens de la région qui, pour l'occasion, ont lu, étudié, et travaillé autour de l’œuvre du poète originaire de Fès. Retranscrits presque intégralement, ces propos entre gens égaux - car pas de posture de l'écrivain face au péquin, pour A. Laâbi - laissent entrevoir tout le combat de l'homme, le travail de l'auteur, la sincérité sans calcul de l'homme, l'humanisme de l'auteur. Il explique, en des mots simples et percutants, son vécu de résistant poétique, dans les années soixante-dix ; engagements pour le droit à vivre comme un citoyen respecté, quels que soient ses choix de vie. Combats qu'il mène encore, même si le Maroc a considérablement changé, comme la France et le reste du monde, d'ailleurs.

Traversée n°73, septembre 2014

On retiendra, mais pas seulement, de ces pages passionnantes, ces quelques mots de l'auteur qui, espérons-le, en feront réfléchir certains, quand on sait que A.Laâbi a passé un nombre considérable d'années en prison, pour "délit d'opposition" : " Je ne sais pas si vous êtes conscient du privilège qui est le vôtre. D'être dans un pays où le fait de s'exprimer librement, de critiquer ceux qui gouvernent, dans ce pays, est une chose normale."

Pour finir cette première partie de la revue, un article en  hommage à A.Laâbi, écrit par Paul Mathieu ; suivi de ces mots de respect, voire d'affection, du poète algérien Abdelmadjid Kaouah, dont l'aphorisme de résistance reste gravé pour longtemps dans la mémoire du lecteur : "Les poètes ne font pas les révolutions, ils écrivent le rêve de changer la vie."

Vient la seconde partie de ce numéro, qui offre à lire des écrivains du Maghreb via  proses, poèmes ou fables réalistes mordantes, auteurs parmi lesquels Abdelmajid Benjelloun ("Le seul mystère que je connaisse consiste dans ce que je ne vois pas dans ce que je vois."), ou bien Aya Cheddadi ("Jamais est un mot-lunette pour ceux comme toi / qui ont besoin de certitudes extérieures").

Enfin, pour conclure , un dossier sur quelques poètes marocains, préparé par Nasser-Edine Boucheqif, avec, entre autres, Naïma Fanou ("Le paysan tire la terre par ses cheveux / et elle enfonce / ses ongles / dans la boue"), Mohamed Loughafi ("les nuages du cœur s'amoncellent / et le corps un désert / qui tente la séduction de l'empressement"), ou encore Hassan Najmi ("Ce poème ne m'appartient pas -")

Ces deux dossiers transmettent une vision très précise, voire particulière ; on est guidé du début à la fin par un certain lyrisme, un raffinement de la langue, un engagement poétique/politique des auteurs, un rapport intense à la Foi (sous de multiples formes), et même parfois un humour sophistiqué. Mais est-ce là la plus complète représentation de la littérature du Maghreb ? Non, le choix est évident. Toute revue a une ligne éditoriale qu'elle se doit de respecter. Aucun reproche à faire, donc, sur ce point, à cette anthologie contemporaine rondement menée. En revanche, on pourrait, non pas reprocher, mais demander pourquoi n'a-t-on droit qu'à une si petite participation féminine à l'ensemble. 




Un papillon dans ma boîte aux lettres : Libelle

Un papillon dans ma boîte aux lettres : Libelle

Voici des années que Libelle arrive dans la boîte aux lettres de ses abonnés. Un petit feuillet qui publie des poèmes d’auteurs déjà lus, vus, connus, ou non. Une ambition claire et haute : porter la poésie, semer dans nos boîtes parmi des courriers souvent moins attractifs un rayon de lumière. 

Lorsque l’on reçoit ces quelques fueilles, il est nécessaire de n’envisager sa lecture que tranquille, et libre de toute contrainte sur un long moment : des découvertes, des noms, des inédits, qui jouxtent des dessins, gravures, parfois, dans une mise en page qui ne cède rien à une esthétique proche d’un panégyrique baroque foisonnant. Fondée par Bernard Rivet et Michel Prades cette revue fait désormais partie du paysage poétique francophone.

Mais aussi, ce nom, Libelle, qui désigne un petit livret de tonalité satirique, m’a souvent interpellée. Il me semble qu’il est possible de le comprendre comme désignant un acte de résistance : un libelle contre la mercantilisme, mais aussi contre une certaines conceptions de la diffusion de la poésie. 

Les textes se distribuent sur ces quelques feuillets d’impression artisanale, hors de toute contextualisation, de tout appareil critique.

Libelle, Revue de poésie, n°285,
janvier 2017, 2 €.

Ils se côtoient disposés de manière irrégulière, et le tout forme une sorte de tapisserie poétique, proche finalement des modules cubistes, allégoriques des multiples manières de percevoir ce que nous nommons le réel, représentation d’une matière dont la structure plurielle s’offre aux subjectivité. Mais ceci est également le support et la matière de toute poésie. Comment alors ne pas être sensibles à cette somme qui arrive, tous les mois, dans notre boîte aux lettres ? Sans prétention, Libelle laisse son allure modeste lui offrir la plus belle des potentialités : mettre en exergue les quelques poèmes qui s’offrent publiés, à un nombre remarquable de lecteurs, depuis tant d’années.

Michel Prades s’exprime dans la rubrique « Historique » du site de la revue (http://www.libelle-mp.fr/historique.5.html)

 

Chauqe mois près de six cents exemplaires sont expédiés aux abonnés et aux revues de poésie françaises et étrangères. libelle est unee histoire d’amlitié, d’amitiés, un cas d’écriture non installé, volontairement non installé. bine sûr, il nous faut aussi des lecteurs et nous comptons sur vous, sur le bouche-à-oreille pour amener d’autre abonnés. Nous comptons vivement sur le soutien fidèle des abonnés, unique condition de notre existence pour attaquer les années à suivre avec sérénité.

 

Libelle

Michel prades 

 

A suivre, de près, et à soutenir, pour la liberté éditoriale, pour celle de l'art.




Revue Nu(e) N°69

Revue Nu(e) N°69

La revue Nu(e) est désormais hébergée par Poezibao. Qu’est-ce à dire ? Une revue de qualité, qui propose la gratuité de ses pages, téléchargeables au format PDF, il me semble que c’est à saluer. Ce N°69, consacré à Michel Finck, déroule un sommaire impressionnant. 

Bien sûr, nous sommes habitués à des livraisons de belle tenue, mais l'accessibilité de Nu(e) n°69 ainsi que la possibilité de consulter gracieusement cette source d’articles toujours de belle qualité ne doit pas échapper à tous ceux qui suivent de près ou de loin l’actualité poétique et artistique.

Gros volume de 405 pages, Nu(e) est présenté par Patrick Née, directeur de publication, qui s’exprime en ouverture de cet impresionnant numéro. Les premières pages proposent en effet un  entretien avec ce maître d’œuvre qui évoque sa démarche, et ses choix.

Le dossier consacré à Michèle Finck est le support de diverses approches, toutes plus intéressantes les unes des autres. A commencer par un ensemble de poèmes inédits de l’auteure, Cris-femmes, recueil dans le recueil, « témoignant du dernier état de son inspiration ». 

Nu(e) n°69, consacré à Michèle Finck,
hébergé par Poezibao.

Répondent à ces inédits un ensemble de poèmes/hommages signés Pierre Dhainaut, Laurence Breysse-Chanet, Jean-Yves Masson, Patrick Quillier, puis des extraits de la correspondance de Michèle Finck avec divers destinataires, parmi lesquels des auteurs présents dans ce numéro.

Il faut saluer un appareil critique impressionnant : Fabio Scott, Claire Gheerardyn, Yves Bonnefoy,  Jean-Pierre Richard, Salah Stétié, entre autres. Leurs articles, autour de l’œuvre de Michèle Finck, et les divers éclairages que ceux-ci proposent sur les écrits de la poète offrent des pistes de réflexion diversifiées, et démontrent si besoin était que le poème est porteur de potentialités sémantiques infinies...: synchrétisme artistique, ponts entre des lectures qui interrogent la forme, les dimensions sémantiques et paradigmatiques du poème ou du recueil. Riches en pensées et en interrogations, qu’une démarche herméneutique ne manque pas de susciter, sans y apporter d’autres réponses que des éléments de compréhension, résonances, liens enrichissants en terme de compléments de lecture, qui éclairent et guident le lecteur.

 Enfin, une bibliographie de Michèle Finck clos ce dossier, impressionnante somme des différentes exégèses  à propos de son oeuvre, et une recension exhaustive de ses écrits.

Assurément, il ne faut pas manquer de visiter cette revue qui regroupe  une somme précieuse d’articles et de poèmes, à partir de l’œuvre remarquable de Michèle Finck. Hébergée par Poezibao, dont il faut saluer l'initiative, elle est accessible à tous, et gratuitement. Merci.




Lichen, premier signe de vie à revenir…

Une revue mensuelle de poésie en ligne, façonnée par Elisée Bec, Lichen propose une ligne graphique épurée mais riche, très riche, et placée sous le signe de la convivialité. Les rubriques en témoignent : "Espèces en voie de disparition", "L'atelier des mots", "La grange aux mots reçus", "Le hangar des mots moches". Le champ lexical de l'agriculture est ici présent, ce qui permet de créer le lien entre la poésie et le travail de la terre.

Mais il ne s'agit aucunement de simplicité. ce qui est suggéré c'est que le travail des mots est l'espace d'un savoir ancestral et inné, un savoir-faire manuel et charnel, comme cultiver son champ requiert des gestes transmis de génération en génération... Le matériau langage, glaise malléable et offerte à d'infinies potentialités, puise sa puissance dans le socle commun qu'est la vie, simplement jour après jour, et dans la communauté des hommes.

Des noms apparaissent, comme Dominique Mans, Sylvie Franceus, et Perle Vallens, qui dans la rubrique "Espèces en voie de disparition" proposent des poèmes en prose. Des noms peu vus par ailleurs, et des textes dont certains nous donnent envie d'en lire plus de ces auteurs. 

 

"L'atelier du don des mots", rubrique suivante (dans l'ordre des onglets de la page d'accueil) publie des textes écrits à partir d'une liste de mots donnés par la revue. Ce mois-ci quinquagénaire, facéties, goupil, esquive, gariguette... Un jeu, oui mais enfin, aussi une gageure extrêmement sérieuse : motiver le texte par un arbitraire qui offre des occasions inédites de créer un écrit en sortant de ses territoires habituels, connus, fréquentés en tout confort...

Et puis c'est également allégorique d'une conception de l'art conçu comme un artisanat, avec pour matière première le langage... Mais qu'est-ce d'autre ?

Ici encore des noms que nous n'avons pas l'habitude de rencontrer, et des poèmes en prose à découvrir...

"La grange aux mots reçus", où trouver la liste des matières premières, les mots, qui permettent d'écrire les textes de la rubrique précédente, avec pour introduction une explication quant à son nom : 

 

À l'instigation d'une lectrice de Lichen, nous avons changé le nom du "répertoire" en "grange" : « [...] grange parce que je n'aime pas le mot répertoire, la grange, c'est joli, ça sent la paille et les vieilles cagettes, ça a des trous dans les murs de bois et des clayettes pour les pommes et des fils suspendus pour les grappes de tomates et de raisins. Il y a des brouettes et des échelles, des fourches et des pelles. Alors le répertoire... » (Sylvie Franceus, 4 avril 2019). Clément, qui était l'initiateur de cette liste fort utile, est tout à fait d'accord.
NB : Les mots venant d'être engrangés sont indiqués en bleu.) 
Dernière mise à jour : 16/04/19.

 

Même modus operandi pour la rubrique "Hangar des mots moches" :

 

Sylfée nous soumet une idée : 

« À côté de "La grange des mots",  il pourrait y avoir un hangar, le "hangar des mots moches", une sorte de grosse benne à mots. Et dedans, on pourrait ranger les mots qu'on n'aime pas tels que : répertoirecordialementpromotion... 

Ce serait une sorte de torsion de la bienséance, une collecte de la laideur, une réserve hideuse. C'est juste une idée. (...) Quelque chose qui nous éviterait de pencher toujours du côté du beau et qui équilibrerait les forces vives de nos goûts et de nos dégoûts. (...) L'antipode de l'esthétique. L'hommage aux répulsions. », m'écrit-elle. 

Et elle ajoute : « Ainsi, je dépose sur la clayette qui est là, juste face à vous quand vous poussez la porte du hangar, je dépose mes rebuts de mots...

 

 

Une revue participative, une revue où le partage et l'accueil forment le ferment fertile d'une poésie née d'une communauté humaine. Autant dire que là est le socle de tout poème ! Pour preuve, cet espace laissé aux commentaires, au bas de chaque page, où chacun peut intervenir, dans le respect et le désir de partager.

Partir de ceci, c'est déjà garantir un vecteur propice aux productions les plus prometteuses. Il n'y a qu'à lire la liste des "auteur(e)s", longue et riche, variée et édifiante : le poème n'est pas l'apanage des 'Happy few", n'en déplaise à Stendhal qui en énonçant ceci désespérait seulement de n'être pas compris... Il aurait aimé Lichen, à coup sûr, lui qui promenait son "miroir au bord du chemin" pour y montrer à ses contemporains le reflet édifiant d'une société qu'il souhaitait donner à comprendre grâce au roman(1)... 

 

 

∗∗∗∗

 

1. Epigraphe d'oeuvre du roman Le Rouge et le noir : "Eh, monsieur, un roman c'est un miroir que l'on promène au bord du chemin".