Legs et littérature n°8

Legs et littérature n°8
Revue haïtienne
Spécial Marie Vieux-Chauvet

 

Ce numéro 8 de Legs et Littérature  entièrement consacré à l'oeuvre de Marie Vieux-Chauvet, regroupe dans la première partie,  huit articles autour de ses principaux romans, révélateurs de son engagement et quelques réflexions sur les personnages féminins importants ; une partie est consacrée à deux portraits de l'écrivaine ; une autre présente chacun de ses romans ; dans la partie « création » de la revue, chacun des auteurs présentés rend hommage à l'écrivaine, et enfin des repères bibliographiques sont donnés en toute fin.

 

Est-ce un hasard si un jour, Legs et Littérature m'a demandé une première contribution à leur toute jeune revue (née en 2013) ? Mon attachement pour la littérature des Caraïbes était déjà ancien, et celui pour Haïti m'était venu à ma découverte de l'oeuvre de Frankétienne pour laquelle je me suis vite passionnée. Grâce à un ami haïtien, j'ai pu lire ensuite René Depestre, Lyonel Trouillot, Dany Laferrière, Marie-Célie Agnant, puis Stephen Alexis, Yanik Lahens, et dernièrement Mackenzy Orcel et James Noël.

Frappée par la luxuriance de cette langue colorée et si vivante, qui savait apporter des images fortes et réinventer une langue, c'est sans aucun doute Marie Vieux-Chauvet qui me l'a rendue encore plus proche.

Legs et littérature n°8, Revue haïtienne, Spécial Marie Vieux-Chauvet. 

Et j'ai donc proposé ma lecture du chef-d'oeuvre, Amour Colère et Folie, son oeuvre la plus lue et la plus contestée aussi, pour ma deuxième contribution à Legs et Littérature. Parce qu'elle portait une dimension féminine de révolte et d'engagement, sensible à la condition humaine des plus pauvres et aux drames sociaux,  non, ce n'était pas un hasard ; toute ma réflexion et mon intérêt pour la littérature tourne depuis toujours autour de cette thématique entre Parole et Silence et ce, dès mes premiers travaux à l'Université, notamment sur Camus et ensuite dans mes propres écrits.

Comme le rappelle Carolyn Shread, dans son éditorial à ce numéro spécial consacré à Marie Vieux-Chauvet, ma réflexion lors de ma contribution à ce numéro (dans mon article Engagement et résistance dans Amour Colère Folie) s'est en effet concentrée autour de la parole de  Marie Vieux-Chauvet, celle qu'elle a osé prendre par l'écriture de fiction pour dénoncer la violence de la dictature de son pays. J'ai voulu souligner  le courage et l'audace dont relève son écriture tourbillonnante, un courage et une audace qui pourtant lui ont valu  bien des ennuis et querelles familiales et sociales.

Cette parole qu'il fallait oser prendre, pour dénoncer, a son corollaire, le silence et Carolyn Schread le souligne dans son éditorial. Un silence dans lequel la plupart plongeait pour se cacher et d'autres pour mieux réfléchir. Un silence qui est fait d'abord de la terreur portée par la tyrannie de la dictature mais un silence nécessaire parfois  pour demeurer serein au milieu des tempêtes. C'est de ce silence à soi (comme on a une chambre à soi...) pour contrer la violence et la peur, auquel Carolyn Schread fait référence à propos de Marie Vieux-Chauvet,  non que la peur ne l'ait jamais atteinte bien sûr mais le besoin de dire était bien plus fort.

- Le premier article s'appuie sur la Correspondance entretenue entre Marie Vieux-Chauvet et Simone de Beauvoir. Son auteur, Kaïama L. Glover voit en l'écrivaine  une théoricienne sociale, orientée vers « une critique féministe des sphères privées et intimes » que la publication de Amour Colère et Folie, grâce à Simone de Beauvoir fera entrer Marie Vieux-Chauvet chez Gallimard en France. C'est en effet une femme courageuse qui devait faire face à la domination masculine (son mari y compris) et celle d'un pays aux prises d'un dictateur et « en tant que bourgeoise, mulâtresse, femme et écrivain, Marie Vieux-Chauvet se situait dans l'oeil du cyclone sociopolitique qu'était l'Haïti de Duvalier, écrit Kaïama L. Glover.

 

Son livre devait se vendre et être lu, c'est ce qu'elle souhaitait plus que tout au monde même s'il était cause du malheur qui l'entourait et l'a conduite à l'exil. Elle dut se résigner à écouter son mari et récupérer le stock, le détruire après que plusieurs membres de sa famille ait été assassinés.
L'oeuvre de Marie Vieux-Chauvet est une critique radicale de la société haïtienne et cette critique socialeest  au fondement de l'ensemble de son oeuvre romanesque

« Claire, entre conformisme et révolte », article de Ulysse Mentor, propose une lecture de la trilogie Amour Colère et Folie,orientée vers un des personnages principaux « silencieux » et complexe, celui de Claire, héroïne du premier récit Amour.Ce personnage mutique dont la révolte contenue explosera dans l'acte meurtrier en toute fin, est une femme dont la colère est également la résultante de passions intérieures puissantes,  révolte contre l'autorité parentale, amour incestueux et inavoué qu'elle éprouve pour son beau-frère, désirs puissants d'exister  et qui voient triompher dans le dénouement la dimension politique du récit.

L'article  intitulé « Les Rapaces : un choc salutaire pour les consciences » de Marc Exavier propose une réflexion sur le roman Les Rapaces paru en 1986, ouvrage posthume qui revient sur les monstruosités du régime Duvalier. On y voit toujours ce combat de Marie Vieux-Chauvet pour dénoncer l'injustice et la misère sociale dans un désir profond de réveiller les consciences.
Les Rapaces dénoncent ces chefs qui ont tous les droits et laissent mourir de faim les enfants. Roman saturé d'horreurs mais dans une écriture toujours juste.

- Dans l'article de Max Dominique, il est question de trois héroïnes  Lotus (dansFilles d'Haïti), Rose (dans Colère) Claire (dans Amour) mais aussi de Marie-Ange (dans Fond des nègres) et Minette (dansLa Danse sur le volcan).
Il y  est rappelé en particulier combien l'écriture romanesque de Marie Vieux-Chauvet a pu scandaliser  et « dissipe l'aura d'espérance et d'utopie que soulevait par exemple le lyrisme de Roumain ou l'imaginaire follement optimiste et baroque d'Alexis ». C'est que c'est une écriture qui oppose une volonté de résistance et de lutte dans l'espace privé et social des personnages.

- Yves Mozart Réméus s'intéresse dans son article La danse sur le volcan : entre histoire, fiction et féminismeà la manière  particulière dont Marie Vieux-Chauvet  a choisi de réécrire le récit de vie d'une actrice haïtienne (Minette) et la dimension idéologique de ce choix de l'auteur dans le contexte de l'histoire d'Haïti, au XVIIIe siècle à St Domingue sous la domination colonialiste, Minette incarnant alors un personnage « à la frontière de la scène et de la résistance ».

la comédienne fictive, à la différence du personnage historique, est consciente qu'elle peut se servir de l'art comme d'une arme », ainsi si la véritable Minette pouvait refuser de jouer des pièces locales en créole et préférait le Français, de « bon ton » (selon le récit historique qu'en a donné Fouchard), la Minette de Marie Vieux-Chauvet « fonde sa position sur son respect de la dignité des Noirs. 

La distance que prend l'auteur dans son roman vis-à-vis des récits historiques se traduit par une image plus positive de la femme et des métis.

Elle permet aussi de donner à ce personnage réel, un nouveau destin, celui d'une femme bien plus libre encore qu'elle ne l'était, d'une liberté qui aurait atteint à l'universalité, à quelque chose de plus grand qu'elle.

-Jean James Estepha dans son article intitulé La maison : lieu de refuge et de combat dans l'oeuvre de Marie Vieux-Chauvet s'intéresse aux lieux et propose une grille de lecture de ce lieu qu'est la maison,  point de départ dansAmour, Folie  etLes Rapaces, de toute révolte, à la fois  lieu de refuge pour se cacher et se libérer et  lieu de combat et de résistance. « Comment une maison peut être non seulement le lieu où l'on construit une œuvre mais aussi le lieu où l'on peut détruire une autre ».

-  « Violence, refoulement et désir dans Amour et Colère »titre l'article de Dieulermesson Petit Frère, lequel analyse la psychologie des personnages féminins pris en étau entre une éducation rigide et féroce et des désirs de liberté légitimes en regard de leur histoire sociale. La violence tant sexuelle que physique sourd de ces pages lumineuses, contenue et étranglée qu'elle est  par la force de ces désirs de liberté et de vengeance. Elle naît  de l'humiliation et de la frustration (amoureuse par ex pour Claire dans l'amour qu'elle a son beau-frère, dans Amour). Ainsi comme le fait remarquer l'auteur de l'article, la violence n'existe pas seulement dans le camp des bourreaux et elle accompagne la révolte. Dieulermesson Petit Frère souligne ici la violence qui traverse l'écriture de Marie Vieux-Chauvet pour exprimer la défaillance de la justice et ces sentiments de vengeance qui sourdent d'un passé lointain.

Les deux portraits sont rapportés par Dieulermesson Petit Frère dans « Chronique d'une révoltée », « auteur qui dérange et parfait symbole de l'écriture du roman moderne haïtien » et une rencontre entre Marie Alice Théard et Jean Daniel Heurtelou, neveu de Marie Vieux-Chauvet.

Dans la partie création :
-Le récit tendre de Serghe  Kéclard : un amoureux des livres  nous raconte son rêve de rencontre avec l'auteur et sa passion amoureuse pour l'oeuvre et la personne de Marie Vieux-Chauvet,

 

-Un poème de Iména Jeudi (auteur publié aux Editions Temps des cerises) : « Vivre est en moi frôlement de vertige cohorte de soupirs qui font signe d'avancer dans l'acte net des ombres arrêtées en flagrance de lits d'orgasmes en délits d'infinies défaites » (extrait deFaillir propre),
-un billet à Marie Vieux-Chauvet signé Marie Alice Théard, une lettre à Marie, signée Mirline Pierre.

L'année 2016 a mis à l'honneur Marie Vieux-Chauvet, pour le centenaire de sa naissance, lors de la vingt-deuxième édition du festival « Livres en folie », l'événement culturel le plus important en Haïti,  après de longues années de silence  après sa mort.

 




La Revue Ornata 5 et 5bis, et “Lac de Garance”

La gémellité sous-tend la création et la réalisation de la revue Ornata, et du premier opus des éditions Eurydema. "La version en ligne est l’espace de travail pour la revue papier" déclare le site : Ornata bis présente des textes en attente d’images et des images en attente de textes – elle précède donc la fort belle revue papier - sa jumelle accomplie – dont elle présente en format pdf des extraits fort alléchants, ainsi que la liste des images et textes (prose ou poèmes) en quête de leur double. 

Ainsi pour ce numéro sont annoncées les propositions en attente d'images d'Irène Vekris, de Pauline Bourdaneil, Patrice Maltaverne, Roselyne Cusset, et Igor Quézel-Perron, ainsi que les images (acryliques) en attente de textes de Valérie Tournemine.

Les textes (prose et poèmes) d'Irène Vekris réapparaissent dans la version papier accompagnés d'images apportées par Sandrine Follère et Catherine Désirée et Valérie Tournemine trouve un pendant avec un texte de Denis Emorine.

Reste à imaginer le destin des orphelins sans besson – perdus? Non ; en attente de propositions retardataires pour un prochain numéro de la revue ((  les contributions à envoyer à l'adresse indiquée sur le site : 
https://www.eurydemaornataeditions.com/revue-ornata-en-ligne-5)) dont nous feuilletons maintenant le numéro papier. Superbe papier glacé qui donne aux images une belle profondeur.

On y découvre les magnifiques photos en n&b de Valérie Simonnet, "photographe de ville" au style expressionniste, transposant le réel avec un alphabet pictural dans lequel les contrastes et la profondeur du noir ajoutent une dimension surréelle aux sujets présentés. La première illustre la fin du poème "Exil" :

nous fuyons / derrière la vitre / la main / qui pourrait nous apaiser 

les suivantes évoquent le vide et la disparition qui sont au coeur des deux autres textes.

Ceux de Géraldine Sébourdin sont accompagnés des peintures d'Audrey Chapon, platicienne mais aussi metteure en scène et fondatrice de la compagnie Lazlo, à Lille – leur collaboration se prolonge ailleurs, par la réalisation de la pièce Quatre-soeurs, en 2017.

Hans Limon et Hélène Desplechin conjuguent les images fluides et floues en noir et blanc de cette dernière à des poèmes évoquant les mêmes eaux mauvaises que décrivait Gaston Bachelard

en pieuvre abreuvée d'onde / en Ophélie féconde / en fée des eaux vagabondes / en plaie de lie nauséabonde ...

Sous le titre de "Mémoire consumée", Alexandre Nicolas et Olga Voscannelli conjuguent leurs imaginaires : les mots de l'un, sur l'effacement, la rêverie induite par la fumée de la cigarette, et les photos de l'autre, évoquant des flammes-corps sur le point de s'évanouir entre noir et couleur.

Le travail de Benjamin Godot et Sophie Moysan associe les poèmes de l'un avec les dessisn à la plume et encres noire de l'autre. (on imagine, car aucune information n'est donnée sur les techniques utilisées). Série de paysages, comme un carnet de voyage, sur un rivage de fin du monde.

Cette livraison se clôt sur un poème de Denis Emorine, intitulé "Marée Basse" ((erratum, envoyé par Denis Emorine : "ce poème n'est pas de moi. Il y a eu depuis impression d'un bon numéro,  (avec la mention "erratum en page 53) qui fait correspondre, aux photos de Valérie Tournemine,  In The Shadow" et "Burn out."))  , qu'accompagnent deux beaux portraits d'artistes de la photographe Valérie Tournemine. C'est peut-être le lien le plus ténu et l'on pourrait le penser  le moins convaincant de l'ensemble des productions proposées, l'appariement étant ici contrarié également par le choix de titres différents pour chaque illustration – mais e l'intensité émotionnelle véhiculée autant par les photos que par le poème, évoquant "le fracas des voix / lorsque ta mort / a fait de moi / un petit garçon déchiré" - en longs échos pour le lecteur.

 

*

 

Cette belle petite revue (petite par la taille) s'accompagne dans l'enveloppe que j'ai ouverte d'un livret aux mêmes dimensions, né des expériences des précédents numéros, intitulé "Lac de garance", et consacré aux "errances". Le thème y est développé par Valérie Chesnay au long de 16 illustrations en techniques mixtes (aquarelle, calques et dessin) aux couleurs sombres et dessins souvent estompés, comme sortant d'un rêve, et par Mical Anton, au fil de textes oniriques, dont l'univers se lie tout à fait à celui de l'artiste, si bien qu'on ne saurait décider – et c'est ainsi parfait – de la méthode (image puis dessin, ou le contraire) qui a présidé au recueil.

Dès la couverture, nous interrogent les yeux - lacs aux eaux profondes comme la mémoire – d’un portrait aux contrastes expressionnistes, la bouche barrée de l’ amer trait de couleur rouge qui souligne les mots du titre. Lac/laque d'un glacis dont la transparence permet d'apercevoir des détails enfouis, comme dans les paysages de Valérie Chesnay, l'image double portée par le titre nous entraîne dans une rêverie voyageuse ou se mêlent les temps et les lieux, à partir de cette évocation d'un enfant qui "à cause de Soutine, à cause du paradis / à cause de l'évidence et en dépit vraiment / de tout l'enfant qui viendra s'il doit venir / s'appellera garance laque de garance." Un beau travail d’édition qu’on salue avec plaisir, en attendant la suite.




Revue TXT 32 : le retour

TXT comme quoi ? Comme TeXTe ou TeXTure ? comme Ton Xylophone Troué ? Comme Ta Xénophobie Tarabiscotée ? comme Ton Xérophage*((Une revue de ce nom – Les xérophages - existe vraiment)) Trublion ? … Eh bien non, il s’agit de TXT comme « TrenTe-deuX » avec les lettres dans le désordre. Approfondissons donc. Tout d’abord dans cette revue, le nombre 25 semble prédestiné. Certes, ce n’est pas le 25 de la librairie parisienne dite de La 25ème heure**((Place général Beuret, 75015)) . Ce 25 signale qu’un quart de siècle s’est écoulé entre la parution du dernier numéro de TXT 31 et la présente sortie ou re-sortie de ce TXT numéro 32.

Revue TXT 32, le retour, Edition Nous, 15 euros.

Une gestation donc de longue haleine ! Pour le rappeler, 25 auteurs/poètes/philosophe/photographe/artistes/ceci/cela du comité de rédaction soutiennent ce néo-projet TXT de 96 pages. Un artiste par année donc ! C’est un probablement un hasard. C’est sûrement un hasard. Un hasard qui reste définitivement hasardeux. Quoiqu’il en soit, 17 auteurs prennent leur plus belles touches de laptop pour dénoncer ou annoncer ou claironner la « haine de la poésie ». Une sacrée entreprise qui consiste à « vider la poésie de la poésie qui bave de l’ego », des « intériorités émues, du troc des imageries, du vers libre standard et des métaphysiques rengorgées ». Le programme commun - somme toute sélectif - d’une écriture qui se travaille aussi « contre le langage ».

Que substituer à la poésie, ce fond du message, si souvent fonds de commerce de nos si délicieux états d’âme ? Tout simplement la « forme ». Pas la santé musculaire ou cardiaque entretenue par un jogging des mollets en plein bois ! Non, il s’agit de la forme Forme hors du fond, c'est-à-dire de la « poéticité matérielle » (rythmes, son, typographie, collage, composition). Le travail poétique consiste à chercher « ses formes propres, ses rythmes sensibles » selon Boutibonnes, Clemens, Demarcq, Frontier, Le Pillouët, Prigent, Verheggen par ordre alphabétique. Il joue avec la langue, mais ce n’est pas une langue de bois of corse ! Objectif toute : créer des « secousses » (dixit W. Benjamin)… Il faut faire trembler la pensée, tsunamiser les strophes, éruptionner les respirations. Au demeurant, J. Demarcq estime cette revue « carnavalesque », sans doute car elle sait se moquer du langage.

 Quoiqu’il en soit, deux des supporters-auteurs-artistes annoncés sont quand même de sexe féminin. Seule la première,  l’autrice Typhaine Garnier, propose une intervention écrite intitulée  A l’atelier. Son récit est fait de deux strates - Rossinière et Grands Augustins - liées à deux peintres dont on imagine qu’elle a écrit au pied d’un de leurs tableaux, en quelque sorte guidée sous sa surveillance ! La Rossinière, liée à Balthus (Le peintre et son modèle) propose une pensée qui dérive, qui émerge en strophes, qui questionne en anglais, qui se distribue un temps en colonnes, qui propose un contenu diversifié parfois sans ponctuation ou parfois avec un point d’interrogation, des pensées composites parfois séparées par un simple espacement ou parfois par un mot  découpé en morceaux sur deux lignes avec une moquerie orthographique (« es-cabot » pour escabeau), parfois des phrases qui sont des « balbutiements ». Sous l’égide de Picasso (Dora Moore au chat),  un autre récit se distribue sur trois colonnes de taille variable : celle de gauche au fer à droite, celle du centre impeccablement justifiée, celle de droite au fer à gauche. Comme si l’anamorphose de sa pensée poétique se déconstruisait pour éviter certaines constructions. Bref, un pied de nez au classicisme est fait dans cet « atelier » de fabrication de la langue : un lieu où le contenu est d’évidence moins important que le contenant en rappel - peut-être - de Mac Luhan (« Le medium, c’est le message »), ce qui implique le rejet de tout « caquet narcissique » (dixit Philippe Mangeot). Le Verbe avec cette écrivante***((néologisme qui me plaît))ne se fait pas chair mais forme, squelette, géométrie de mots. Bref, cet atelier où travaille un artisan du langage  refuse toute construction au fondement si solidement ancré dans nos têtes traditionnelles (alexandrins, quatrains, tintins !).  La seconde femme est la photographe Marie-Hélène Dhénin qui a codirigé la revue Tartalacrèmedans les années 70-80. Elle propose Un thé avec Sémiramis, formidable entassement de chaises de bureau retournées  cul par-dessus tête, autrement dit les pieds en haut et les siège-et-dossier en bas. La présence de Sémiramis est à démontrer.

Ne soyons pas exclusifs. Fréquentons quand même les hommes qui s’offrent la part belle.: Verheggen Jean-Pierre: « La mort ? Le père Lachaise s’assied dessus ! ». Novarina Valère allitératione (!) avec les lettres ESPIR « l’esprit respire » pour décliner tout ce qu’il pense du christianisme (Croix, Trinité, Dieu), du moins en période de Carême ! Demarcq Jacques propose son dans son Exquis disent (version modifiée de Qu’est-ce qu’ils disent) les zozios de son zoo sonore. Il n’hésite pas à muer le son en lettres de taille et nuances variées entrecoupées de signes non significatifs : pour le rollier d’Abyssinie, c’est du « krwèèwOh%krrwèèh ». Inutile de traduire, il faut juste entendre… Cochevis, souimanga, traquet et bergeronnette ont droit à leur litanie singulière en « slams mystitsiques » ou en « tripes dispipsiques »…Prigent Christian, quant à lui, se déchaîne en écrits un tantinet macho : «Oter la culotte avec les deux/ A la fois fesses dedans, ça ne/T’excite pas le Mister Smart slip ? »». Ou après le dessin du sigle vénusien : « Tu  souviens quel beau mon/ Cul ? Il y a base de bonne/Pute à dix bornes »…l » Entre les « gros mamelons hygiéniques » et le « sexe dépravé », l’auteur classe lui-même ses écrits en « courriers indésirables ». La lectrice est soulagée par sa lucidité éventuellement humoristique ! Bobillot Jean-Pierre, enfin, pense « à ce  vertige : penser à tous les mots auxquels s’ajoute celui que je suis en train d’écrire (de penser) »…Une raison pour moi de cesser ce commentaire et de retourner à mon propre néant mental. Mais non, quand même non, rajoutons ce constat de Pennequin Charles qui me trouble : « La poésie, c’est le  retour à l’état sauvage de sa propre personne ». De quoi méditer jusqu’à la sortie du numéro 33, prévue en… 2019.




Les Hommes sans Epaules : poésie chilienne.

Encore une très belle livraison que ce numéro 45 des Hommes sans Epaules, qui nous offre ce que nous pouvons sans hésitation appeler une anthologie des poètes Chiliens contemporains. Accompagné et guidé par un paratexte important comme à l’habitude, le lecteur est invité à découvrir quelques uns des noms parmi les plus représentatifs du genre : Vicente Huidobor, Pablo de Rokha, Pablo Neruda, Alberto Beaza Flores, Gonzalo Rojas, Patricio Sanchez Rojas et bien d’autres.

Les Hommes sans Epaules N°45, Ecouen, premier semestre 2018, 341 p., 17 €.

Ce dossier est précédé d’une introduction signée par Christophe Dauphin, qui dans son éditorial retrace le panorama historique et social qui a présidé aux productions proposées : « Lettre du pays qui a des poètes comme la mer a des vagues ».

Les rubriques habituelles entourent ce dossier : le lecteur y découvrira tout un appareil critique, « Avec la moelle des arbres » dont les auteurs ne sont autres qu’Odile Cohen-Abbas, Henri Béhar, César Birène, Karel Hadek, Paul Farellier et Claude Argès. Des informations qui recensent aussi les événements qui ont eu lieu autour de la poésie figurent en fin de volume : un compte rendu du 27ème salon de la revue, de la rencontre avec Frédéric Tison qui a eu lieu à Saint Mandé en novembre 2017, et bien d’autres encore.

Enfin, ce numéro du premier semestre 2018 nous propose des textes d’Yves Namur, d’Emmanuelle Le Cam, de Gabriel Henry, et d’autres poètes contemporains de tous horizons.

Fidèle à sa ligne éditoriale et à sa politique qui est d’offrir au lecteur une pluralité d’outils afin de guider sa lecture sans jamais en orienter la réception, ce numéro 45 des Hommes sans Epaules est dans la lignée de ceux qui l’ont précédé. Il propose une rare épaisseur, non seulement en terme de volume, annonciateur d’un contenu riche et diversifié, mais aussi en terme d’analyses visant à enrichir l’appréhension d’une littérature toujours donnée à découvrir dans la globalité des éléments contextuels qui ont présidés à sa production. La liberté de découvrir de nouveaux auteurs, de nouveaux horizons poétiques est ici encore soutenue par une contextualisation dont le lecteur saura s’emparer pour recevoir dans toutes leurs dimensions les pages de cette revue.




Journal des Poètes, 4/2017

Dans le numéro d'hiver du JDP, un dossier sur la poésie israelienne, réalisé par Esther Orner et Marlena Braester,  précédé d'un hommage à Israël Eliraz, dont 5 recueils ont été publiés par Le Taillis Pré entre 2000 et 2008.  La diversité des voix poétiques, soulignée par la la sélection, retient l'attention – en parfaite harmonie avec la philosophie d'ouverture de la revue, telle qu'elle est définie depuis l'origine, ainsi que je le signalais dans l'édito, consacré au numéro suivant(1) ((1-2018, 87ème année, dossier "La poésie croate-1")) . On y croise les mots du contestataire Meir Wieseltier, pour lequel "la fleur de l'anarchie se balance encore dans le vent", ou ceux de Rivka Miriam, dont les poèmes évoquent la famille et la religion avec une tendresse malicieuse :

 

Le Journal des Poètes, 4-2017, 86ème année, dossier "Voix de la poésie israélienne", et 10 euros le numéro ou par abonnement – informations sur le site https://lejournaldespoetes.be/abonnement/

Quand les juifs se portent sur leurs propres épaules / ils perdent leur poids / leurs poids / leur poids passe aux livres / qui grossissent et grossissent.

Raquel Chalfi explore le côté poétique du monde scientifique : "Je navigue navigue navigue / dans l'immense univers des atomes de / ma vie minuscule" tandis que Maya Bejerano propose des haïkus sur la vie quotidienne. C'est l'actualité – violences, attentats, viol – et leur répercussion sur les liens humains qui constitue l'amer arrière-plan des poèmes présentés par Anat Zecharia : "Nous disons le mal pour le bien, le bien pour le mal / idées sombres".

Cofondateur de la "Guerilla de la culture", Roy Chicky Arad nous implique dans son poème :

Le moyen de niquer le système : le grand lac

Viens te joindre avec moi dans le grand lac

Pourquoi suis-je seul dans le grand lac?

Rien ne vous empêche de venir au grand lac

Par exemple, toi, lecteur,

Ne dis pas "je ne suis que le lecteur",

Retrousse ton pantalon, jette le maillot,

Viens maintenant dans le grand lac !

Décidément, c'est un auteur que j'aime beaucoup : entre une shadokienne "critique acide de la passoire / Insurrection contre les petits trous / Rébellion contre son avidité stérile" et un texte appliquant strictement l'injonction du titre : "Mono", les poèmes "Le fascisme" et "Patriote" revisitent à rebrousse-respect ces termes avec lesquels on dresse les foules à l'obéissance, ou les unes contre les autres.

Des textes de Marlena Braester et Esther Orner, qui ont réalisé ce dossier, complètent ce bref panorama, dont on aurait aimé qu'il y ait un deuxième volume, comme pour la poésie croate. Des belles images de la première, je retiendrai "les vagues-dunes traînent muettes / le futur d'un passé toujours plus présent", et de la seconde, le titre , "Etrangers à l'endroit", de cet ensemble de brèves notations en prose, où l'étrangeté naît de la précision du détail observé.

On ne parlera pas aujourd'hui des autres parties de ce numéro, toujours riches de propositions, des "coups de coeur" à Jean-Marc Sourdillon et Pierre Dhainaut, des deux beaux ensembles de "Paroles en archipel" et "Voix Nouvelle", complétés par les critiques et présentations d'"A livre ouvert" et "Poésie-panorama'. On se contentera d'inviter le lecteur à visiter le site de la revue, afin de s'y abonner.




Revue Traversées

Fondée en 1993, Traversées témoigne encore d'une belle verdeur : titulaire de plusieurs prix ((En 2012, le prix de la presse poétique parisienne, en 2015, le "Godefroid "Culture" de la Province du Luxembourg, ainsi que le prix Cassiopée du Cénacle européen à Paris)), la revue, qui a 25 ans, a sorti son 86ème numéro en décembre 2017, avec pas moins de 160 pages sur papier glacé au format 15x21, sous une belle couverture illustrée pleine page d'une photo en noir&blanc (de nombreuses photos intérieures ponctuent également la lecture).

On y découvre 32 auteurs, plus ou moins connus (aucune notice biographique ne permet de se repérer), et des textes variés : prose narrative, poèmes en prose, en vers libres ou rimés... L'édito, discrètement placé en fin de volume, ne guide pas le lecteur, livré à lui-même pour accomplir le rituel de la lecture, évoqué là par Patrice Breno comme une longue maladie dont la revue apaiserait les souffrances. Et pourquoi pas? Au plaisir de la découverte, j'ai fait le parcours logique en suivant l'ordre des pages, glanant au passage de belles surprises, et des moments de pur bonheur.

Le premier texte présenté est une nouvelle assez longue (elle s'étend sur 7 pages) d'Eve Vila, que connaissent les lecteurs du Cafard hérétique et de la revue Rue Saint-Ambroise. Je ne ferais pas de détestable "spoiler" de ce récit, intitulé "Paysages de la soif" – juste indiquer que le cadre en est ferroviaire, et met en scène une narratrice dont la fascination pour une silhouette entrevue l'amène à changer de route, et poursuivre ce double insaisissable, qui lui fait découvrir "la liberté que donne le désir nu".

traversées n. 86 déc 2017

Revue Traversées, n. 86, décembre 2017, 160 p. Abonnement 4 numéros : 30 euros,
Abonnement sur le site

La nouvelle suivante n'apparaîtra qu'après "Damages", longue suite de poèmes de Christian Viguier (pp.10 à 29) – série de questionnements méditatifs autour de la disparition d'un être cher, de son destin d'outre-monde et des liens qu'il conserve avec le monde des vivants :

Dans cent ans ou mille ans
où sera inscrite ta mort
à l'intérieur de quel nuage
à l'intérieur de quel corbeau
et de quelle nuit?

Le récit de François Teyssandier (pp. 30 à 44) évoque, dans une ambiance de réalisme poétique ou de fantastique social, qui m'a fait beaucoup penser à Dino Buzzati, les conséquences d'une chute constatée par un employé sur son lieu de travail : "Ce lundi, vers onze heures, Léonard G. vit brusquement passer devant la baie vitrée de son bureau qui surplombait une avenue la silhouette furtive d'un homme". Quant à la chute de la nouvelle, je vous la laisse découvrir – elle est bien là en abîme.

Suivent des sélections plus brèves de Nicolas Savignat, Mustapha Sala, J.P Pisetta et Jean-Pierre Parra, dont le cheminement spirituel et temporel m'a touchée :

tu poursuis
spirale du temps chevauché
la quête de la vie sourde
qui n'a pas de fin

&

(...)
tu parcours
mûri et fortifié par l'âge
la route allongée adoucie par l'esprit.

On rencontre Damien Paisant, Béatrice Pailler, Dieudonné François Ndje Man, puis les "Chroniques de mon moulin" de Choupie Moysan, illustré de photos dont une de l'auteure (plasticienne et haïkuiste par ailleurs, ainsi qu'on le découvre sur son site), dont l'écriture presque pongienne n'est pas sans attrait – à titre d'exemple, ce final de Les Ronces :

Elles vampirisent de leurs filandres robustes un sol acquis à leur cause depuis des années et ne comptent pas laisser le terrain, tel un cancer, jamais en rémission, toujours en déplacement !

Les ronces pourpres
coriaces sous un gel vif
Les lèvres bleuies

Suivent les textes d'Arnaud Leconte, Michel Lamart, Vital Lahaye et Miloud Keddar : puis l'écriture baroque et précieuse de Nicolas Jaen, évoquant avec de belles images le couple dans une série de variations sur l'amour, Georges Jacquemin, avec de brefs poèmes-sensations méditant sur le "rien" ("Il faut bien que quelqu'un se dévoue / Aux œuvres du rien"), Leafar Izen, François Ibanez ; et encore Bie Hu, Sandrine Davin, Pietro Chiara, auteur italien dont la traduction d'une nouvelle, extraite de L'Uovo al cianuro, présente un monde qui semble aussi dystopique que Les Falaises de Marbre d'Ernst Junger.

Feuilletant dans l'ordre, je trouve Muriel Carrupt et Francesca Caroutch – et je découvre les magnifiques poèmes d'amour de Terze Caf, la seule, avec sa traductrice, Sandrine Traïda, à bénéficier d'une note biographique et de textes bilingues – kurde/français.

Depuis des dizaines d'années
Dans mes paumes
Je fais don d'amour
(...)
Je pleure pour ma mère... Seulement.
Cette mère lumineuse aux paumes remplies d'amour,
Elle est morte dans la solitude.

Après Alexis Buffet, et une série d'Alain Brissiaud – ode à la femme perdue – "Sois désireuse, ô ma protégée", d'autres poètes encore, évoquant la solitude, l'oiseau du poète, "Les choses qu'on ne dit pas", et une émouvante nouvelle de Laureline Amanieux "Le Chant de la mer". C'est à la fin du recueil que le lecteur rencontre la voix de Patrick Breno, qui dans son édito évoque "la longue maladie de lire" – on pourrait dire de re-lire, tant ce numéro tend des traverses qui font résonner les textes selon le point de départ qu'on choisit.

 




Japon : « Poèmes et pensées en archipel »

Le Japon, matière poétique. Le numéro 17 de la revue « Etats provisoires du poème » est consacré au Pays du soleil levant. La revue poursuit ainsi son voyage par les textes. Après les Caraïbes et la Grèce, voici donc le Japon.
On trouve, dans ce numéro, différents angles d’attaque sur le sujet. Qu’il s’agisse de l’art des masques du Nô ou encore de la pratique de l’arc. Mais la plus large place est accordée à la poésie avec, notamment, des textes inédits d’Alain Jouffroy, Tanikawa Shuntarô et Ooka Makoto (traduit par Dominique Palmé)

C’est Zeno Bianu, familier des poétiques orientales et auteur de deux anthologies de haïkus avec Corinne Atlan qui ouvre la revue par des « variations sur quelques haïkus japonais contemporains ». Il cite ainsi ce poème d’hôpital de Sumitaku Kenshin : « Quand je me lève/il titube- / le ciel étoilé ». Et en fait le commentaire suivant : « Qui titube/le ciel tourneboulé/ou le poète/sens dessus/dessous/les étoiles dansent/comme des derviches ». Au haïku de Usami Gyamoku (« Midi d’automne - /dans la ruche/le bruit du pas des abeilles »), il ajoute son regard personnel : « Imaginez un peu/le pas d’une abeille/au bord du silence/sa résonance/dans l’infinitésimal/un monde/d’absolue perception ». Mais, posons-nous la question : les haïkus ont-ils vraiment besoin d’être commentés de cette manière? Autrement dit, fabriquer un poème à partir d’un haïku n’est-ce pas une bien drôle d’idée ?

La revue a opportunément fait appel au Brestois Alain Kervern, essayiste, poète, traducteur du Grand Almanach poétique japonais (éditions Folle Avoine), pour évoquer les problèmes liés à la traduction des haïkus japonais. Le Brestois en connaît un rayon sur le sujet étant lui-même japonisant.

Japon, poèmes et pensées en archipel, numéro 17 de la revue « Etats provisoires du poème », édition Théâtre National Populaire et Cheyne éditeur, 143 pages, 22 euros.

Beaucoup de ce qui fait le charme d’un poème japonais, écrit-il, disparaît dans une autre langue à cause notamment du changement de système d’écriture. L’on passe en effet d’une écriture où se combinent deux systèmes phonétiques (hiragana et katakana) et un ensemble d’idéogrammes (kanji) venus de Chine, à une écriture fonctionnelle mais décharnée, puisqu’il s’agit d’un simple système de transcription phonétique, l’alphabet latin ». Il ajoute, plus loin : « Traduire des haïkus japonais, c’est aussi transmettre dans une autre langue les allusions littéraires qui y sont cachées. Connues de tous au Japon, elles appartiennent à l’immense corpus culturel qui depuis plusieurs siècles constitue le référentiel obligé où puisent tous les poètes.

Prenant appui sur des traductions de haïkus de Bashô, Chôgo ou Saïgyô, Alain Kervern démontre bien la complexité de l’approche et conclut son analyse par ces mots :

Si le travail de traduction est peut-être ce que Valéry Larbaud appelait une « école de vertu », celui d’Armand Robin, en quête de vérité de langue en langue, n’était-il pas plutôt la recherche d’une délivrance ? 

Parmi les autres notables contributions de la revue, on retiendra l’analyse que fait le professeur Michel Lioure du regard de Paul Claudel sur la culture japonaise. Claudel fut ambassadeur à Tokyo et 1921 à 1927. Très sensible à l’expression poétique japonaise (et notamment au haïku), il est l’auteur de Cent phrases pour un éventail. Le grand écrivain français avait, en particulier, vu juste à propos du « surnaturel » au Japon qui n’était, à ses yeux, nullement autre chose que la nature. « Il est littéralement la surnature », estimait-il. Michel Lioure note que, pour Claudel, «gestes et rites expriment un respect envers la nature, arbre ou animal, et manifestent un sens du sacré pressenti jusque dans le profane et le familier ». Voilà des affirmations qui, en ces temps (écologiquement) difficiles, méritent d’être prises en considération.




Un Festival Permanent des Mots : entretien avec Jean-Claude Goiri

Nous écrivons pour déterritorialiser nos frontières afin de topographier nos émois parce que rencontrer l’autre, c’est se soulever tout à fait.

Je pensais faire un compte rendu de ma lecture de la revue fpm, Festival Permanent des Mots, mais ces quelques mots mis en exergue de ce périodique m’inscitent à visiter le site femepo. Quelle merveille, que de découvrir un empire sans souverain ni territoire autre que celui du monde !

 

La revue « Festival Permanent des Mots », pourvue d’un paratexte attractif, laisse libre cours aux auteurs publiés. Une courte biographie figure dans les dernères pages. Pas de discours critique, ni explicatif, et des rubriques qui rythment cette publication de très bonne qualité : « Permanence », en guise d'édito, « Ouverture » , un invité ou le texte le plus frappant, « Libres courts » , poèmes, « Braquages » , pour les chroniques, « De long en large », pour les nouvelles & récits, « Regards posés », qui propose de restituer les impressions que font naitre une œuvre littéraire ou plastique (cinéma, peinture, musique... etc), c’est à dire de découvrir des productions, sans aucun discours critique, mais en accompagnant le lecteur dans sa découverte, et en lui offrant un accès à l’œuvre, dont il découvrira certains aspects à même de le guider vers une lecture plurisémantique de l'oeuvre.

De nombreux poètes et auteurs contemporains offrent aux lecteurs des bribes de leurs productions. Pour le numéro de juin, une pléiade époustouflante sera proposée dans cet écrin de papier blanc, de beau format, dont la couverture, noire et blanche, offre des productions graphiques d’une étonnante originalité. Ce numéro de juin laisse rêveur, car on pourra y trouver entre autre :

Antoine Basile Mouton, Annabelle Gral, Arthur Fousse, Benjamin Bouche, Sara Bourre, Céline Pieri, Louis Raoul, Fabien Drouet, Christine Guinard, Arnaud Forgeron, Ema DuBotz, Marthe Omé, Céline Walter, Miguel Ángel Real, Khalib El Morabethi Anne Duclos,  Sandy Vilain,  SNG, Issia Bouhali, Margueritte C., Lo Moulis, Valère Kaletka, Murielle Compère-Demarcy (MCDem), Caroline Bragi, Marc Guimo, Benoit Camus, Jacques Cauda, Frédéric Dechaux, Jacques Jean Sicard, Régis Nivelle, Dominique Boudou, Grégory Hosteins,  Antoine Ménagé, Christian Schott, B. Dorsaf, Mathieu Jaeger. Illustrations : La Demoiselle Hurlu...! Les couvertures laissent parfois apparaître l’urbanité décharnée d’un paysage contemporain, un lieu, sans identité, qui pourrait être n’importe où, et qui ne permet pas à un horizon d’attente déterminé de s’installer, ou bien des productions graphiques, toujours en noir et blanc, d'une très belle tenue. La liberté est offerte de lire, détaché des attentes d’une topographie quelle qu’elle soit, carte d’une histoire littéraire qui cloisonne le texte dans une historicité signifiante, pays, époque, ou bien d'une iconographie dévolue à une mimésis déterminée…La liberté, voici ce qu'annonce FPM, dés l'avant lecture !

 

Et c’est bien de cela dont il s’agit, de découvertes, de laisser aller les propos, les poèmes, les textes, quelle qu'en soit la catégorie générique, sans en orienter la lecture ; territoire de la littérature, alors, me dis-je. Je m’oriente vers le site femep, qui arbore le même discours, celui d’une liberté, de créer, de découvrir, d’exister, hors tout cadre déterminé. Des rubriques apparaissent : « Créations littéraires, Poèmes, Nouvelles, Récits, chroniques….et autres tentatives d’expression ». Elles signalent la même volonté de ne pas commenter le texte, de l’offrir dans l’immanence des déploiements de ses potentialités sémantiques. Car nous le savons, la poésie est plurisémantique, le texte un palimpseste, c’est un espace ouvert à toutes les réceptions, pour ne pas dire interprétations.

 

Je connaissais déjà Tarmac, maison d’édition associative. Et puisque j'ai cheminé émerveillée dans les avenues tracées par FEMEPO, je poursuis mon voyage vers ce lieu. Je découvre un dispositif adopté, ici encore, pour conserver une liberté de choix et offrir aux lecteurs la possibilité de lire et de découvrir de nouveaux auteurs. Des poètes y trouvent leur place, qui peut-être n’auraient pas pu souhaiter mieux que cet espace ouvert et qui produit des recueils d’une plastique appréciable.

Je souhaite alors vivement parler au musicien premier, car il n’aimerait pas je pense que je dise chef d’orchestre. Jean-Claude Goiri, avec une simplicité et une mdestie exemplaires, accepte de répondre à mes questions :

 

Jean-Claude Goiri, le site qui soutient votre revue Festival Permanent des Mots propose sur sa page d’accueil ces quelques lignes en manière d’entrée en matière :

« Créations littéraires
Poèmes, nouvelles, récits, chroniques... 
et autres tentatives d'expression »

« Créé en 2014, le Festival Permanent des Mots, FPM, est une revue littéraire exclusivement réservée à la création contemporaine. Aucun dossier, aucune critique, une trentaine d'auteurs dont un collectif de 6 chroniqueurs nommé Braquages. Vous serez donc les seuls juges face aux textes que j'ai souhaité distincts et singuliers mais réunis par une réelle "nécessité" de dire et de décentrer. Une sorte de topographie du territoire écrit contemporain avec la seule prétention de transmettre une différence et c'est déjà pas mal. »

 

1- Quel lien et quelle différence faites-vous entre la revue numérique et la revue papier ?

Le lien entre le site et le papier est l’auteur, c'est-à-dire que chaque auteur qui sera publié dans le site, le sera aussi en version papier. Pour chacun d’eux, je choisis des textes différents à publier sur les supports distinctifs. Le nouvel auteur accueilli est diffusé auprès de mes « abonnés au site » pour qu’ils se fassent une idée du style sans retrouver le même texte en achetant la version papier.
La différence est que tous les auteurs ne peuvent pas être publiés sur le site.
Les deux supports sont donc complémentaires dans un même objectif : diffuser les textes.

 

2- Quelle distinction entendez-vous entre une « critique » et une « chronique » ?

La chronique est un récit de faits distincts écrits dans l’ordre du temps lié par une même thématique mais n’ayant pas forcément un regard critique sur la thématique, ou, n’ayant pas comme « critique » le concept central de l’écrit. La chronique peut être un simple rapport objectif sur certains événements. La critique, elle, est un regard subjectif. Mais ceci n’a rien de négatif, la subjectivité apporte des ancrages culturels. D’ailleurs, je lis les critiques et je pense introduire une rubrique critique dans la revue papier.

 

3- Que voulez-vous dire par « transmettre une différence » ?

Ce serait de transmettre une « dissimilitude », c'est-à-dire des textes qui n’entrent pas dans une matrice prédéfinie, qui ne répondent pas à des normes, qui ne complètent pas une série déjà inscrite partout, des écrits qui se distinguent par une identité unique et non reproductible. Je voudrais que la revue soit un recueil d’identités distinctes pour prouver aux lecteurs que la diversité est riche et que sans elle, notre culture serait si pauvre.

 

4- Les textes que vous proposez sont entourés d’une pluralité de vecteurs de communication, qu’il s’agisse de chroniques ou d’autres formes de création artistique. Comment envisagez-vous la dynamique entre ces différents moyens d’expression ? S’agit-il d’une illustration du texte, d’une explication, ou bien tous ces supports sont-ils complémentaires ?

Ces différents moyens d’expression sont complémentaires, je les souhaite imbriqués pour former un ensemble cohérent autour des courbes éditoriales de la revue : décentrer pour dire le centre et, la création comme une nécessité d’exister autrement, de se désembourber, de sortir du « seuil ».

 

5- Cette mise en œuvre du texte dans un contexte diversifié, qui convoque l’espace contemporain de sa production, qu’il soit artistique, sociologique ou historique, permet-il d’offrir au lecteur un maximum d’outils pour qu’il soit « seul juge face aux textes » ainsi que vous le proposez ?

Il est certain et visible que dans notre société, l’autonomie de pensée est étouffée par une volonté politique de tout faire et de tout penser à la place du citoyen. Il semble ainsi à ce dernier avoir besoin de tout un attirail d’orthèses intellectuelles et culturelles pour pouvoir comprendre les choses et notamment pour pouvoir accéder à la littérature et lire de la poésie. Mais c’est faux, cette capacité, l’autonomie de pensée, existe, il faut la stimuler, l’exciter, la réveiller. Et ce constat fait suite à une expérience bien concrète et déterminante dans mon engagement : j’ai travaillé au Centre d’Auto-Apprentissage des Langues de Pachuca (Mexique) et j’y ai constaté que tout le monde peut être l’acteur de ses apprentissages en réveillant des facultés endormies : repérage (d’éléments distinctifs…) ; différenciation, organisation des données ; comparaison ; analyse d’ensembles ; constructions par mimétisme ; personnalisation par opposition… Ces comportements naturels devraient être appliqués dans tous les domaines, non seulement dans la lecture, mais aussi dans l’approche de la littérature et dans la construction d’une culture personnelle. Ces capacités se libèrent instinctivement quand on leur en donne l’occasion grâce à des structures et à des conseillers tels que ceux du CAAL de Pachuca (je n’en connais pas d’un tel acabit dans notre pays qui soit public et gratuit). J’ai vu des « apprenants » étonnés de découvrir qu’ils possédaient des aptitudes leur ouvrant les portes d’un jugement autonome ! Et, c’est bien cette nécessité « d’être seuls juges » qu’il faut réactiver pour ne pas se laisser noyer par toutes les « utilités hypnotiques » qu’on nous assène et qui n’ont plus rien à voir avec nos intimes pensées, notre intime nature ou une quelconque construction de soi.

 

6- Pensez-vous que cette mise en œuvre des productions littéraires, qui visent à offrir au lecteur des outils variés pour enrichir son appréhension en plaçant les textes dans une perspective multi-dimentionnelle, soit un acte politique ? Entendons par là qu’en permettant d’éclairer les multiples potentialités sémantiques d’un texte quelle que soit sa catégorie générique vous permettez au lecteur d’en appréhender la portée critique.

Oui, il s’agit bien de proposer au lecteur d’activer son jugement et son sens critique par lui-même. D’abord par la littérature et l’art, puis, à lui de transférer au plus large.

Mais je ne pense bien sûr pas changer le monde, si cela était possible par la littérature ou l’art, il y a longtemps que ce serait fait, au moins depuis Artaud. A mon humble niveau, je ne peux qu’apporter de l’eau fraîche aux lecteurs qui en demandent pour raviver ainsi leurs sens.

 

7- Cette perception synchronique, c’est à dire du texte dans son contexte contemporain, peut-elle faire l’économie d’une mise en perspective du texte envisagé dans son lien avec une histoire littéraire qui participe de sa production de manière implicite ? Ne pensez-vous pas que couper le texte de son lien historique avec les œuvres qui l’ont précédé n’est pas l’amputer d’une certaine dimension ?

Je ne pense pas que publier uniquement de la littérature contemporaine soit une amputation à quoi que ce soit ou un handicap. Je choisis les textes pour leur engagement « intime » et pour la clarté de leur verbe. Je rêve que le lecteur puisse y trouver une source quelle que soit sa culture. Je rêve que le lecteur trouve sa propre dimension.

 

8- Quelles sont les raisons pour lesquelles vous avez créé FPM, puis Tarmac, qui est une maison d’édition associative ? Quelle a été votre motivation première ?

Ma première motivation se déclencha quand j’animais des ateliers d’écriture. Certains textes étaient tellement singuliers et innovants que j’ai pensé qu’ils méritaient d’être connus et publiés, déjà dans leur établissement, puis dans leur entourage. Alors j’ai créé la revue Matulu en 2002. Et j’ai intégré d’autres textes d’auteurs externes aux ateliers par la suite.

Puis j’ai arrêté les ateliers d’écritures.

C’est alors que ma motivation première s’est activée : montrer que la littérature (et par son biais, l’Art et la culture) n’est pas un produit manufacturé avec un seul code-barres pour distinction (je n’ai jamais mis de code-barres dans mes revues ni dans les livres d’ailleurs).

Donc, j’ai créé une autre revue, le FPM, pour assouvir ce besoin. Et cette fois-ci, je voulais lui donner une autre ampleur, je voulais qu’elle déborde de ma région. Et elle l’a fait au-delà de mes espérances pour l’instant.

Pour Tarmac, sa création est due aux envois réguliers de manuscrits des auteurs publiés dans le FPM et j’avais très envie aussi de répondre à ce besoin puisque je le pouvais. Pour moi, Tarmac un prolongement logique du FPM.

 

9- Quel serait l’objectif à atteindre si vous deviez un jour vous dire que votre engagement a mené à la réalisation de ce projet de longue haleine ? Et comment définiriez-vous ce projet ?

Sincèrement, je n’ai d’objectif ni intermédiaire, ni final, car ce combat pour la reconnaissance du « singulier » (voire étrange) de l’Art et de la culture me paraît sans fin. Il faut juste le défendre et c’est déjà pas mal.

Mais j’ai une kyrielle de projets pour soutenir ce « non objectif sans fin », et, bien sûr, tous liés à l’activation de la créativité ou à son renouvellement : Résidences d’auteurs ; Festivals de poésie et autres formes d’expressions (cirque ; sculpture ; théâtre etc…) ; Maison de la poésie ; plus d’ouvrages qui font collaborer auteurs et artistes pour Tarmac ; librairie-théâtre… etc…

Sans fin.

 

Un grand merci, pour l’accueil que Jean-Claude Goiri a réservé à recours au Poème, mais aussi pour la poésie, qui peut, hors de toute contrainte, poursuivre sa route et emprunter les chemins d’un renouveau attendu et souhaité.

 

http://www.tarmaceditions.com
http://www.fepemos.com
https://fepemo0.wixsite.com/eltoriljournal
https://alteratioblog.wordpress.com




DIÉRÈSE n° 70 : Saluer la Beauté 

Comme d’habitude cette livraison de Diérèse est organisée en cahiers ; outre le cahier Poésies du monde, on en compte trois consacrés à la Poésie française d’ici et de maintenant, un aux Récits, un aux Libres Propos, et un aux Bonnes feuilles (c’est à dire aux notes de lecture).  Il est vrai que Diérèse porte en bandeau « Poésie et littérature ».

L’éditorial d’Olivier Massé, qui revient sur la dévaluation de la parole poétique et sur le rôle joué par les revues poétiques qui refusent souvent de hiérarchiser ce qu’elles présentent, affirme cependant que la poésie reste indispensable : opinion que je partage car ce genre littéraire rigoureusement hors modes et qui fait preuve d’une belle liberté d’esprit est sans doute indispensable de nos jours. 

Diérèse n° 70 (Saluer la beauté) : 302 pages, 15 euros (+ 3,88 euros de port). Abonnement à 3 n° : 45 euros (règlement à l’ordre de Daniel Martinez ; 8 avenue Hoche. 77330 Ozoir-la-Ferrière).

DIÉRÈSE n° 70 : « Saluer la Beauté »

Le cahier Poésies du monde est en fait un essai sur la poésie péruvienne d’Amazonie, très intéressant car ça parle d’une poésie peu connue et à la recherche de son identité amazonienne qu’on peut définir comme une synthèse originale des mythes et  de la magie  de l’univers amazonien, de l’histoire de la région et d’une sensibilité écologique exacerbée en réaction à l’exploitation forcenée de la forêt… (p 22). Suit un choix de poèmes très significatifs. Philippe Monneveux est l’auteur de cet essai et le traducteur des poèmes retenus…

Que dire des Cahiers de poésie ? Je ne dirai rien des poètes dont j’ai rendu compte des recueils (Jean-Louis Bernard, Isabelle Lévesque, Jeanpyer Poëls…), comme je ne parlerai pas de certains car je lis trop de poètes ( ? ) et la place m’est comptée. Alors je signalerai ceux qui m’ont particulièrement plu. Patrice Repusseau donne à lire une suite de poèmes consacrés à la musique. Cette dernière est le symbole de l’Entier qui n’a ni début ni fin : énigmatique et réjouissant. J’apprécie Maurice Couquiaud pour la complexité du territoire poétique qu’il explore et pour les résultats que ses poèmes présentent… J’aime le poème-reportage ( ? ) sur Nantes de Jean-Paul Bota… Mais j’aurai garde de ne pas oublier ceux dont je ne parle pas ici… Le Cahier 3 consiste en un entretien entre Bruno Sourdin et Daniel Abel qui répond aux questions sur ses séjours à Saint-Cirq-Lapopie et, plus généralement sur le surréalisme et André Breton. Mais Abel parlant de Breton parle de lui et rejoint le surréalisme aujourd’hui et les raisons qui lui font apprécier René Daumal. De cet entretien ressort une personnalité attachante.

Côté récits, celui de Véronique Joyaux (que je partage totalement, mis à part mon « engagement » politique, j’avais pour camarade le fils d’un militant du PC qui fut fugitivement député : où va se nicher nos préférences ?) me fait penser à ma jeunesse et  surtout à la deuxième guerre mondiale dont on sortait à peine. J’avoue avoir été pris par l’étrangeté d’ « Autres » de Jean Bensimon : se connaît-on soi-même ? Dire de cet auteur (et de cet autre texte, « Le Portrait » ) que Bensimon semble être à la recherche de l’identité…

Étienne Ruhaud poursuit son exploration des cimetières parisiens pour repérer les tombes des poètes et autres célébrités. Même Georges Méliès a droit au statut de poète : « Les soirées s’achèvent par des projections de photographies, sur des plaques en verre, dans une ambiance poétique » (p 234). Gérard Le Gouic, dans le même cahier Libres Propos, signe un article dédié à Pierre Bergounioux qui a eu droit au dossier dans le n° 1057 d’Europe (mai 2017)… J’apprécie ce qu’écrit Le Gouic, même si je ne suis pas d’accord sur tout, c’est encore le cas ici…

Enfin, le cahier Bonnes feuilles ; je remarque immédiatement que trois auteurs présents dans les pages précédentes ont un recueil chroniqué. Et je ne dis rien de Bruno Sourdin qui voit son recueil de haïkus présenté par Hervé Martin, ni de l’éditorialiste (Olivier Massé) par Éric Barbier ; rien non plus de Jean-Louis Bernard qui donne deux notes. Il s’agit de Jean-Paul Bota par Michel Antoine Chappuis (à moins qu’il ne faille lire Michel André : cherchez l’erreur), de Michel Passelergue par Vincent Courtois et de Gérard Le Gouic par Pierre Tanguy… En une trentaine d’articles plus ou moins longs, ce cahier met en évidence la vivacité de la petite édition…

Je ne terminerai pas cette lecture sans signaler que Daniel Martinez intitule cette livraison « Saluer la beauté ». Beau titre rimbaldien qui annonce la couleur et met en lumière la diversité de l’expression poétique…




Revue Estuaire, N° 165

Avant lecture, Estuaire est à considérer comme un objet. C’est en effet une revue de haute tenue, qui propose sous un format imposant une alternance de feuilles colorées, noires pour les changements de chapitres, et d’un ton pastel variable pour la présentation des articles et auteurs.

Pour ce numéro-ci, le 165, cette symphonie de tonalités sobres et apaisantes qui reste une constante propre à chaque numéro, accompagne le numéro anniversaire. Chaque volume présente en effet une thématique particulière. Cette revue québécoise trimestrielle a été fondée en 1976 par Claude Fleury, Pauline Geoffrion, Jean-Pierre Guay, Pierre Morency et Jean Royer. Depuis, cet attachement à une esthétique qui porte sa signature graphique est mis en avant sur le site internet d’Estuaire :

Revue Estuaire, N° 165

Revue Estuaire, N° 165, C.P. 48774 Outremont (Québec), Canada.

Une évidence : le format livre, pour une revue, est mort. Une transition s’opère. Une part de l’institution nous est confiée ; notre action sera de la porter plus loin. Ce plus loin passe, entre autres, par le renouvellement de la facture graphique de la revue. Julie Espinasse, de l’atelier Mille Mille, avec le concours de l’équipe de rédaction, s’est chargée d’imaginer Estuaire autrement : format plus grand, page aérée permettant au poème de se déployer, couleur (!) ; finesse dans le détail – les typos, les titres courants, la disposition des textes –, qui rendra agréable et conviviale votre lecture. Chaque numéro de 2015 sera illustré par l’artiste montréalaise Annie Descôteaux. Naïves dans leur manière, éclairantes par leur propos, les œuvres de Descôteaux dialogueront avec les mots pour constituer un ensemble cohérent. Nous vous invitons à partager la poésie. La revue Estuaire telle que vous la connaissiez n’est plus.

Yannick Renaud 

Yannick Renaud, à la direction d’Estuaire désormais, place donc les publications actuelles sur la même ligne éditoriale que ses prédécesseurs. Il en suit également les traces en préservant les rubriques abordées annoncées au sommaires : « Liminaires », qui proposent un avant propos expliquant les choix qui ont motivés le numéro, des « Poèmes », dont les auteurs sont présentés discrètement par quelques lignes qui visent plus à en offrir une biographie qu’à soutenir une pensée critique sur leur œuvre, et des « Critiques » servies par des noms dont les domaines de prédilection sont tout à fait hétéroclites.

Le lecteur, déjà conquis par l‘esthétique élégante de ce volume, a donc tout à espérer de ce qu’il va y trouver. Et autant dire que la diversité de propos et des auteurs qui sont mis à l’honneur ne peuvent qu’éveiller sa curiosité et satisfaire son attente. Les poètes et leurs textes sont présentés de manière aérienne et sobre. Un nom et le titre des textes sur une page de couleur, puis les poèmes, qui se suivent, quelle que soit leur volume, d’une page à l’autre, ponctués par un espace scriptural laissé vierge. Et les noms proposés qui évoquent la multiplicité du paysage de la poésie québecoise francophone laissent rêveur : pour ce numéro-ci Nicole Brenard, Marie-Eve Comptois, Marie-Andrée Gill, Annie Lafleur, Catherine Lalonde, Tania Langlais, Dominique Robert, Hector Ruiz, Emmanuel Simard et Yolande Villemaire.

Suivent un appareil critique dont les thématiques abordées ne sont pas guidées par un fil directeur particulier, ce qui fait la richesse de ce panel de réflexions sur la littérature, ici servi par Catherine Cornier-Larose, Jean-Simon DesRochers et François Rioux.

Estuaire offre donc une diversité de thématiques et de voix, dans un écrin de papier. Le lecteur se laisse immerger dans ces pages dont l’esthétique rivalise avec la qualité éditoriale. De découverte en découverte, il peut se laisser happer par un panel de poèmes dont la mise en page n’alourdit en rien la présence. Puis il découvre un appareil critique d’une haute tenue, qui ouvre à de multiples questionnements sur la littérature. On ne peut donc que souhaiter qu’Estuaire poursuive sa route.