La revue Cairns

De format A5, maniable, imprimée en larges caractères calibri et joliment présentée sous sa couverture crème (azur pour le numéro 21) illustrée d'une photo originale de cairns du Mercantour, par Patrick Joquel, la petite revue (50 à 60 pages) s'adresse en priorité aux classes et à leurs enseignants.

Une lettre de diffusion les tient informés à la fois des parutions, des notes de lecture "pour une bibliothèque idéale" de Patrick Joquel (qui dépassent largement le champ poétique et se retrouvent en fin de revue) ainsi que des appels à textes.

Qu'on n'imagine pas que le public visé implique une revue puérile, ou de la poésie au rabais : on y lit des poèmes d'Alain Freixe, Eric Jacquelin, Sophie Braganti, Eve de Laudec ou Jacqueline Held... mais l'intention pédagogique se lit au fait que la plupart des textes sont intelligemment accompagnés de propositions d'activité transdisciplinaires très variées à réaliser avec des enfants. Le rythme bi-annuel (rentrée de septembre, début d'année, correspondant au Printemps des poètes) en fait un précieux outil de transmission de la poésie contemporaine tout à fait adapté aux classes du primaire et au premier cycle du collège .

Le numéro sur l'Afrique permet de découvrir de jeunes plumes comme Ismaël Savadogo, (qui fut invité en résidence entre mars et avril 2017 à la Cité internationale des arts par le Printemps des Poètes, en partenariat avec la Maire de Paris) et de lire de très beaux textes de poètes qu'on aimerait connaître davantage (une liste des sites est fournie en fin de recueil, mais ne concerne que ceux qui utilisent ce média) . J'ai beaucoup aimé le Chant sacré d'Amadou Elimane Kane, par exemple :

Revue Cairns, numéro 20, janvier 2017 (Printemps des poètes 2017, Afrique(s)), 21, septembre 2017, (L’Etranger), 22, Printemps des Poètes 2018 (L’ardeur)

Revue Cairns
– N° 20, janvier 2017 (Printemps des poètes 2017, Afrique(s))
N° 21, septembre 2017, (L'Etranger)
22, Printemps des Poètes 2018 (L'ardeur),

Abonnement (2 numéros, 15 euros, au numéro 9 euros)
www.patrick-joquel.com

 

Avec le limon du Nil
Je voudrais de nouveau
Déplier le temps
Comme une mélodie rythmée
Par mon histoire l'histoire
Que je ne suis point (...)

Le numéro consacré au thème de l'étranger s'ouvre, avec l'humour qui caractérise Patrick Joquel, par une citation d'Agecanonix, dans la bande dessinée Le Cadeau de César : "- Moi, tu me connais, je n'ai rien contre les étrangers. Quelques-uns de mes meilleurs amis sont des étrangers. Mais ces étrangers-là ne sont pas de chez nous." Le thème, suffisamment ouvert, permet aux poètes de s'y exprimer librement. J'y relève le début de ce poème de Gilbert Casula :

L'autre, celui qui n'est pas invité au banquet,
celui que l'on ne salue pas quand on le croise,
celui qu'on ne remarque pas, un transparent,
insignifiante ombre qui passe, perçue à peine
jamais imaginé, jamais même nommé (...)

ou encore les vers bilingues (espagnol/français) d'Isabel Voisin, tirés d'Estaciones de los muertos / saison des morts, ou la fin de ce poème de Lydia Padellec inspiré d'un tableau de Matisse :

Et c'est le premier geste
La main tendue
L'offrande du pain
Le premier geste
Avant la caresse.

Le numéro consacré à l'ardeur présente une quinzaine d'auteurs, et j'y retiens la très belle série de textes de Patrick Joquel, extraits de Ephémères du passant, aux éditions de l'Atlantique : "Je t'écris d'un bivouac de fortune au pied d'une large forteresse de froid. Mon feu tremble" dit l'incipit. On y voyage de nuit, invité à "Allumer des mémoires... Des brasiers. (...) Des feux qui veillent leurs rêveurs". Invité à "caresser de la main les grains de toutes les peaux du monde. Absolument toutes. Y compris celles des pierres. Des nuages. Des homards et des hérissons (...)" On y voyage avec un poète "réfractaire à tout pas cadencé", on y élève avec lui des "restanques de joie" contre la mélancolie, on y tente, en suivant le fil de son écriture, d'allumer le jour, à l'Est – mais "comment est-ce possible quand on écrit d'Ouest en Est?" - et la rêverie le suit, dans les méandres de l'écriture, pour "Simplement / s'envoler".

La bibliothèque idéale, quant à elle, présente entre autres un album de Chantal Coliou, Le Temps en miette, chez Soc et Foc, les Maximes de nulle part pour personne, collaboration de Perrin Langda avec l'illutrateur Eric Demelis, chez Voix d'encre, D'Ici de Jacqueline Held, chez Gros Textes, accompagné d'un large extrait, puis Le Vertige des fumanbules aux éditions Calicot, ou encore un recueil de haïkus, De fleurs et d'écailles, aux éditions du Jasmin : une belle série de propositions argumentées pour les documentalistes ou les bibliothèques de classe.




Les carnets d’Eucharis, La Traverse du tigre, hors série

Dans l’œuvre de Borges, un point contient tous les points du monde. J’ai toujours estimé que ce point fascinant était partout : dans les lieux, dans les cœurs et même dans les livres. Il suffit de le savoir pour le ressentir. Ainsi en ouvrant cette revue sous la protection de Borges (citation de L'or du tigre) qui accueille « la poésie suisse romande », je me suis interrogée.

La partie romande de la Suisse – francophone donc - applique-t-elle ce « point » (de vue ?) en matière poétique ? En accueille-t-elle toutes les formes, convertissant en mots tant et tant d’approches du monde ? De façon plus large, l’espace génère-t-il sa singularité poétique ou s’ancre-t-il dans l'universel ? Propose-t-elle une tendance poétique orientant les mots vers une vision plus spécifique ? Ramuz qui me fascine aurait-il fait des émules ? Bouvier aurait-il généré un suivi ou des ricochets en terre de poésie ? Etc.

La Traverse du tigre, hors-série Poésie suisse romande, Les carnets d’Eucharis, 112 pages, 2017

La Traverse du tigre, hors-série Poésie suisse romande, Les carnets d’Eucharis, 112 pages, 2017

Les questions appartiennent à tous et à toutes... Nathalie Riera, qui a dirigé cette traverse-là, premier numéro hors-série de Les carnets d’Eucharis, évoque une "poésie en alerte sur les routes du monde". Son ouverture "défie les frontières" (dixit Laurence Verrey) car les passerelles peuvent être « transfrontalières ». Il y a ainsi du hors-les-murs, hors-les-normes et hors-les-frontières à explorer : sont-ce les vestiges résiduels de l’utopie ? Quoiqu’il en soit, le projet éditorial de ce tigre borgésien se veut "polyphonique" : 19 poètes (dont 12 poétesses) portent leurs "lambeaux du dire » (L. Verrey) « en un champ libre voué à l'élargissement" (P. Chappuis). Déambulons à leur suite en inventant notre parcours personnel, sans oublier que la moindre escale poétique se veut humaine (ou l’inverse).

En baguenaudant dans la langue, arrêtons-nous d’abord – pour y prendre des forces ? - dans la pâtisserie familiale vaudoise du poète Olivier Beetschen, dont la seule description exhale la gourmandise. « L’ambiance, de caramélisée, devenait pétrifiée » lorsqu’un client Yul Bruner/Taras Bulba commandait « un kilo de pralinés » à sa mère. Un « factotum essouflé » du style Quasimodo servait sur une plaque des œufs en chocolat, tandis que « les dames à froufrous péroraient » dans un mini tea-room. La présence attachante des parents imbibe tout le poème, donnant vie à ce commerce gustatif.

Revenons vers la maison, ce lieu fixe à la base de soi pour les sédentaires que nous sommes devenus. Pierrine Pogey retrouve la sienne au terme d’un voyage après diverses « circonstances » : « Voici de l’espace et du pain/Désormais sa joie se tient hors d’elle ». Le temps bouleversé s’inscrit ici en lien énigmatique, entre un coup de téléphone ou des allers et venues : « Demain paraît le passé/Date, noms, souvenirs, rien ne la sauve (…) – Tout est prêt. La montagne se referme ». Dans ce monde, où le poème dont le tissu se défait comme des fils, ressurgissent les souvenirs « de la beauté d’autrefois ».

Quittons ensuite la ville, pour musarder en pleine nature. Le poète Pierre Chappuis rôde sur les chemins anciens de glane. Il y reste des brins de paille, des pavots parmi les blés où le couchant se mue en « brasier de novembre ». Son regard a une sorte d’appétit sensuel lorsqu’il observe une « mer de brouillard éraillée, retenant ses hoquets » ou une ligne de brume qui « lentement (…) s’effiloche ». Fusionnel, il entre dans le paysage avec une jouissance intime : « L’horizon l’englue » en un monde « sombre dans le jour sombre ». Son récit, accompagné de commentaires en italique mis entre parenthèses, semble proposer des strates au vécu.

Cependant un tel voyage à travers un paysage peut se réaliser par la médiation de l’art. Françoise Matthey observe une peinture de Constable, La charrette de foin ((Notons que la charrette paraît plutôt vide !)), avec un moulin « dans le lointain d’une plaine ». Le tableau habité est vivant avec un « homme sur le char » qui « offre sa sueur au pain secret des âges/mène ses chevaux dans la fraîcheur d’un gué ». « Il est assis dans une bienfaisante lassitude », avec une enfant qui « semble appeler tandis qu’au loin/les faucheurs s’offrent au branle-bas des graines » et qu’une lavandière « heureuse/chantonne la rédemption des cendres ». Devant le tableau, la mémoire de l’observatrice « veille », comme si des souvenirs archaïques en renaissaient subrepticement : « Par quelle roue ai-je été égrenée par les chemins du monde ? » L’eau vive, pressent-elle, « ne cesse de me désaltérer ».

Faisons enfin une ultime escale dans cette nature actuelle pour la découvrir en voie de destruction, envahie par le synthétique. Le poète Laurent Cennamo rôde ainsi au milieu des bois. Même là, deux hommes jouent avec des voitures télécommandées près d’une tente en toile plastifiée ! Il déplore ce « monde en plastique » qui lui rappelle l’odeur de ce « monstre/violet (…) muni de ventouses » des jouets Mattel. Autre rappel : son oncle surgit de la fosse graisseuse avec une clé à molette. Comment devenir homme désormais avec cet « (incompréhensible cadeau, vivre, vraiment/ d’un muet le songe dans le noir)».

*

Allons alors flâner plus loin au long de la mer Egée avec Sibylle Monney, « le pied devant le pied ». La poétesse y découvre les îles « lointaines » : Mykonos, Delos et d’« autres terres insulaires par la même mer intérieure logées », dont Tinos que surplombe la montagne d’Exombourgo au « crâne minéral ». Semblable escarpement est actif : « le dôme rocheux observe, (…) guette qui cherche la voie menant à son sommet ». Parmi la sente de randonnées, « la plus empruntée » a « les prises patinées ». Redescendre de ces cimes transforme la vie de la marcheuse : « On se pense une route une autre nous est préparée ».

Au fil de notre lecture, folâtrons encore au bord de ces vagues. Là, deux autres poétesses sont fascinées par une conjonction des sens (ouie/vue) ou des matières et énergies (eau/air/lumière). De loin, la mer se fait connaître par un « vacarme » qui emporte ainsi Francine Clavien. L’auteure unit superbement les perceptions des sens : « Le bruit des vagues/prend le chemin de la lumière ». Façon de découvrir les vagues, ces « bâillons/faits de lambeaux/usés/et pourtant bleus ». Le même jeu de lumière marine transparaît autrement dans la poésie de Julie Delaloye, mais cette fois-ci « à contre-jour ». L’Italie l’inspire avec ses sols du sud si solaires. Là, la terre est « rouge, brasier tourné au souffle du vent ». La nuit, « la plus pure lumière » dépose « dans le miel, la mer,/ce tant d’éternité retrouvée » si rimbaldien.

Une ultime poétesse, José-Flore Tappy, a la même propension à évoquer la mer, mais – hélas - telle qu’elle est devenue aujourd’hui. Elle la voit par la fenêtre – « hublot » de sa chambre, un « un trou dévasté » en une île anonyme, fréquentée par le « tourisme payeur ». Ce lieu « qui prend froid et s’exténue » est la proie de la modernité et… des déchets qui excluent tout charme. Supportant le ballet des « éboueurs, camions-poubelles/ aux manœuvres saccadées » ou du camion de « bebidas », cette «île endosse » son développement ! En marche, l’auteure quête en vain le plaisir d’approcher la les flots : «Allégée/une algue sèche/autour des pieds/je remonte un sentier/sombre et sans étoiles/sable et poussière/soufflés/par les motocyclettes ». Nul doute, la joie a disparu de cet univers de poussières sans étoiles.

*

Cependant il est des promenades d’une autre nature. Elles se font à l’intérieur d’un corps, celui de la mère. L’exploration de soi se fait en revivant la gestation de sa propre naissance. Antonio Rodriguez refait seul ce cheminement intra-utérin en une « nativité lente ». Il s’évoque pas à pas à la deuxième personne : « tu avances vers la lumière qui est de l’air, cherchant la peau (…), tu avances dans la mère, lumière et peau, en amibe aimante (…), tu avances vers la mère (… ), tu avances dans sa matière, mère ouverte de la bouche à l’anus (…) vers la forêt d’une maternité… Sous la dalle du ventre tu nous es livré vivant ». Il naîtra le « bel enfant prêt à percer le silence de son cri ». Le poète en tire un constat plus général : « L’espèce cherche son humanité ». Y parvient-elle ? « Tout ce qui secoue peut se voir en poèmes », estime-t-il dans un éblouissement créateur.

Notre errance se poursuit aussi dans le monde des concepts approchés par ces poètes choisis : ici le mal, là la liberté, ailleurs les proximité des lettres des mots, l’enjeu grammatical. Dans Qui instruira le livre du calme, Jacques Roman s’auto-questionne : « où donc se loge le mal de l’homme ?». Ne pouvant répondre à cette inquiétude métaphysique, il dénonce âprement le mal, la terreur, proclame la haine des guillotines, des exécutions capitales, des fours crématoires : « cris hurlements plaintes râles/horions insultes crachats et rires de hyène/animale terreur agrandit les pupilles/la graine de la haine semée à lever/d’un bras de folie sorti du néant/carnivore exterminatrices fleurit rouge ». Peut-on y échapper ? Il y a encore « tout le mal à venir ». Seule Cassandre a la réponse.

Pierre-Alain Tâche, dans Qui dit vrai ? questionne quant à lui la liberté poétique. Au nom de cette liberté, il écarte (« abolit ») la muse Nusch ( Nusch Eluard ?), se souvient de la disparition d’Hélène et de la mort de Jules Lequier en nageant à travers l’océan. C’est l’occasion de s’interroger sur le poète qui « a repris le don/qui répondait au don d’autrui,/le vouant à d’autres desseins ». Se référant à Guillevic et à Michaux, il continue sa quête intime : « me porter dans la faille muette/où risquer encore ‘la recherche/ passionnelle et comblée/de quelque chose que l’on sait/ne jamais atteindre’ » (dixit Guillevic). Même si la poésie est impossible (ou peut-être pour cette raison ?), il intègre dans ses écrits cette longue citation de poète. Il mue aussi, comme Jacques Roman, le titre de son poème en question.

Sylviane Dupuis constate, elle, la proximité des mots mur et amour : le mur est si proche de l’amour, à deux lettres près. Ce n’est probablement pas un hasard, car le mur est obstacle et l’amour insatisfait vient peut-être de « l’a-mur ». Le « mur est en toi (…) obstruant tout ». Lorsque l’espérance s’écroule, le mot Dieu va remplacer ce rien : un « mot-cri à la racine/invisible du souffle !» qui emmure. Nait enfin la poésie dans « les interstices », « dans le défaut des murs, cette faille, cet entre-deux ».

*

Dans ces péripéties de l’errance, que faire de la détresse humaine de notre société ? Trois poétesses l’explorent et sont soulagées ( ?) par le même refuge poétique. Nous rôdons d’abord dans une société peu démocratique qui exclut jusqu’à ses propres membres. Marie-Laure Zoss, touchée par les marginaux à la Jeanne Benameur (citation d’ouverture), appréhende ce monde bouleversé et chaotique, jonché d’êtres abandonnés au fil des lieux et – sans doute -des écrits : « Des frères, s’ils sont, leur parler où, chacun dans son angle ? ». Ses mots et ses phrases se heurtent, s’emboitent, se brouillent, s’enchevêtrent proposant des indices, suggérant des incertitudes. Ici « se lèvent des hordes hivernales (…), du chantier ferment tantôt les grilles, des ombres les tirent, casquées de jaune à la tombée ». Tandis que s’éteint « l’ampoule intermittente de la pelleteuse ; à quelques mètres, d’autres battent la semelle sur le goudron ; s’envolent des châtaignes, une patate brûlante… ». Que faire ? Y aller ou non ? « On recule vers les containers (…) la trouille au ventre ». Des travailleurs répondent à l’appel selon une « procédure de rigueur » ! L’écrivaine, elle, cherche en esprit « une planque minuscule ». Est-ce le poème dans lequel « on besogne à tailler des phrases dans du préfabriqué ».

La poétesse Sylvia Härri explore aussi étrangement les douleurs humaines, tout en bouleversant fermement les codes grammaticaux du Bescherelle (!): « je me souviens, tu me souviens, il me souvient, nous me souviennent, vous me souvenons, ils me souvenont ». L’île de Lesbos émerge avec ceux qui s’y sont réfugiés : « Visages sans nom/entassés dans l’attente/derrière les barbelés ». Parmi eux, « ce vieil homme/Alep gravé sur le frot/- cicatrice ou racine ». Que faire ? Ne pas oublier pas plus que ne s’oublient en vrac « les portes de placard laissées ouvertes » … d’arroser l’orchidée, faire bouillir l’eau, éteindre la lumière, etc. Que faire ? « Changer les mots contre d’autres, les syllabes contre les silences, les silences contre le silence. »

Pour Laurence Verrey, l’heure « barbare » est « en déshérence mélancolie » dans ce monde dévasté par tant de guerres cruelles et de morts. « Quand l’appel des naufragés déchire la mer/lacère le sommeil que les vagues/avaient d’un coup les cris », alors la poétesse a un recours, un refuge : « recourir au poème/comme un corps émergé un rocher/qui tient bon ». L’instant qu’elle capte en jouant avec les mots et les sons est aux « bords du dire/toujours à franchir – affranchi ». Alors elle dira cette nuit kirghize, sous les étoiles « bien clouées » de la constellation du Chariot, auprès de ce lac d’Issyk Kul ((Issyk Kul, traduction le lac chaud.)) qui pour les habitants est « une femme amoureuse et le jouet des vents ». Elle semble y être un instant apaisé ?

*

Que reste-t-il au terme de cette promenade à travers les mots, où la lectrice – moi - se sent un peu funambule. La disparition de soi, la mort, est-elle l’ultime étape ou un recommencement ? Pierre Voélin, est d’abord un promeneur inspiré qui, entre huppes et biches, pouliches, poursuit le « rêve amoureux » de la reine de Saba. Dans la « bergerie des étoiles », il compte les « soumises – les revêches/ les tendres et les étoiles ». Il saura même voir « les cortèges/d’anges » des ruines de Duino dans ces espaces où tombe la neige et « où brûle la main du Dieu ». Façon de dire la mort, cette face cachée de l’existence, tout comme Rimbaud l’a perçue devant le soldat des Ardennes.

Anne Bregani, elle, dit la mort avec une beauté si mystique qu’elle la rend désirable : « elle viendra/l’inoubliée/prendre toutes mes mémoires/lire/toutes mes rencontres/qu’elle a travaillées/de ses morsures obliques ». Cette poétesse « désorientée » frôle enfin l’indicible, la « Divine Tendresse ». Dans les voilures de son soir, Claire Genoux perçoit la mort autrement. Sur la tombe, elle est « cette enfant blanche/avec rien d’autre qu’un corps/comme un vent qui passe/sous les lunes mouillées » « Je redeviendrai ton enfant/ton enfant mort/ dans les voilures du soir ». L’exaltante tristesse de cette « nuit des adieux », une « nuit sans étoile des fontaines éteintes », étreint le cœur.

*

Ainsi chaque poète.sse poursuit la connaissance de lui-même à travers ces instants humains de vie et de mort. Dans sa promenade, il/elle introduit la mer, la mort, l’amour, le mur. Cette prose souvent libre, au rythme souvent variable, aux parenthèses possibles, aux citations d’auteurs intérieures au texte, à l’emploi de l’italique, aux répétitions. Même si l’âme hantée par le temps « est un ricochet de milliards d’années » (Jacques Roman), elle se laisse volontiers emporter dans l’espace. L’appel du sud – vécu ou évoqué - est souvent méditerranéen : Cortone, Mykonos, Delos, Tinos (Exoumbourgo), Lesbos, Syrie (Alep) et parfois moyen-oriental (Kirghizistan, lac Issyk Kul).

Oui, mais les réponses - aussi - appartiennent à tous et à toutes. Au terme de parcours suisse romand (« postface »), Angèle Paoli récapitule avec ferveur les divers élans poétiques de l’opuscule (tantôt « lyre brûlante », tantôt prose « quasi-baroque »). La poésie s’y penche sur ce qui échappe, la naissance et la mort, l’ombre et la lumière, l’onde multiple, les exils, le paysage insulaire délabré, la rêverie devant une peinture, le désarroi face à la vieillesse, des bribes de dialogue, une expérience de la glane, des voix autres, l’entre-deux, etc. « Recourir au poème » est une nécessité vitale, affirme-t-elle avec Laurence Verrey, pour « tenter de trouver un semblant d’équilibre dans le déclin d’un monde en proie à ses obscurantismes ».




Chroniques du çà et là, N°12

Les Chroniques du çà et là sont avant tout d’une très belle facture. D’un format livresque, et d’une épaisseur variable selon le sujet abordé, mais en général assez copieux, rien ne cède place au mauvais goût. L’iconographie choisie pour illustrer la thématique du numéro est mise en valeur par le paratexte et la couleur d’une couverture cartonnée dont les tons s’harmonisent avec l’image. Et les thématiques abordées suivent une topographie précise. 

Le numéro 12, de cet automne 2017, intitulé « Le Long du Mékong », propose au lecteur une immersion dans la production littéraire contemporaine « De Luang Prabang à Phnom Penh et Hô Chi Minh-ville », en mettant l’accent sur la découverte de « La littérature aujourd’hui au Laos, Cambodge et Vietnam ».

Chroniques du çà et là, N°12, automne 2017, PhB éditions, 145 pages, 12€.

Chroniques du çà et là, N°12, automne 2017, PhB éditions, 145 pages, 12€.

L’argument de Philippe Barrot en manière de discours liminaire explique au lecteur le choix de la thématique abordée. Puis suivant un découpage topographique celui-ci laisse la parole à des intervenants qui contextualisent les productions proposées. Des entretiens avec des spécialistes de la littérature de ces pays précédent les productions présentées. Mais cette revue pluridisciplinaire évoque tout aussi bien la littérature, que le cinéma ou la bade dessinée. C’est donc un panorama d’une extrême richesse, et qui permet au lecteur de se faire une idée sur l’évolution artistique en lien avec les changements politiques et sociologiques eux aussi évoqués à l’occasion des divers entretiens menés avec ces spécialistes.

Ce numéro ainsi qu’il est d’usage pour les Chroniques du çà et là se découpe en chapitres « Laos, histoire et littérature », qui met en lumière non seulement les productions littéraires contemporaines mais aussi les mettent en relation avec d’autres vecteurs artistiques tels que la bande dessinée et le cinéma, « Cambodge, littérature et traduction orale » et « Vietnam, littérature d’aujourd’hui » qui suivent la même démarche. Ces chapitres qui brossent un panorama complet des productions artistiques des lieux évoqués débutent tous par une entrée en matière qui éclaire et guide le lecteur dans la découverte des extraits qui lui sont proposés.

C’est donc une immersion totale dans une culture différente, mais aussi un véritable état des lieux, qui est à chaque fois proposé par les Chroniques du çà et là. La mise en œuvre des productions artistiques autant diverses que pluridisciplinaires sont offertes dans leur mise en relation avec leur contexte de production, et les artistes sont présentés par des spécialistes en la matière. Nous pouvons donc avoir le bonheur de prendre connaissance de la richesse des productions artistiques de tous horizons, et de leurs conditions de production. Il est, plus encore, un vecteur de questionnement quant à la prégnance des éléments sociétaux et de leur motivation quant à l’évolution des modalités d’expression artistiques. Le lecteur, ainsi guidé, découvre des univers artistiques que bien souvent il ne connaît que de manière très partielle

Le numéro précédent, qui invitait le lecteur à découvrir le Japon à travers cet état des lieux des productions artistiques, ne procède pas différemment. Offrant une visite guidée par d’éminents spécialistes de l’art dans des pays qui, grâce à ces focus, permettent au lecteur de découvrir bien souvent des lieux et des pratiques artistiques données à voir dans toute la complexité de leur inscription dans une société dont l’histoire et l’évolution sociale est offerte par le paratexte qui accompagne celles-ci.  




Les Hommes sans épaules

Les Hommes sans épaules, cahiers littéraires semestriels dirigés par Christophe Dauphin, ne s’appréhendent pas comme une revue. A mi-chemin entre le livre et  le périodique, cette magnifique publication propose certes des articles. Mais le paratexte et le format proposés apparentent cette belle réalisation au volume d’un livre, souvent conséquent (336 pages pour ce numéro 44) plutôt qu’à une revue.

Le propos varie aussi de celui d’une revue classique. Suivant un groupement thématique, Les Hommes sans épaules recensent au sommaire du dossier proposé à chaque numéro des auteurs et leurs œuvres, connus et moins connus, qui s’y apparentent. Suivant à chaque fois la même mise en œuvre, les extraits sont précédés par un discours critique qui fait office d’introduction. Ce dispositif permet d’envisager le texte et son auteur dans une globalité signifiante, car sont évoqués les contextes historiques et culturels qui ont sous-tendu leurs productions. Ces introductions sont d’une rare qualité, car le comité de rédaction laisse la parole à des spécialistes du thème choisi. Le lecteur a donc le plaisir de pouvoir découvrir à la fois une époque, un contexte, des auteurs et des productions savamment choisies.

Les Hommes sans Épaules N°44, dossier « Nikolaï Prorokov & les poètes russes du Dégel », deuxième trimestre 2017, 336 pages, 17€.

Les Hommes sans Épaules N°44, dossier « Nikolaï Prorokov & les poètes russes du Dégel », deuxième trimestre 2017, 336 pages, 17€.

 En manière d’avant propos, Christophe Dauphin propose, pour chaque numéro, un éditorial. Ce numéro 44, consacré à Nikolaï PROROKOV et aux « Poètes russes du Dégel », est précédé d’une introduction chapeautée par deux épigraphes. L’une est une citation tirée de Littérature et révolution, de Léon Trotsky, l’autre convoque Karl Marx, avec des lignes tirées du Débat sur la liberté de la presse. Le ton du propos, intitulé La Poésie n’est pas au service d’une classe, est donné.  Ces deux références soutiennent les lignes de Christophe Dauphin qui nous rappelle que la poésie est universelle, qu’elle transcendance les contingences historiques et politiques. Noms et parcours de vie de poètes pour exemples, il nous montre que nombre d’entre eux ont péri à cause de leurs écrits. Ces références, des hommes héroïques, nous rappellent que la liberté est avant tout celle de créer, celle de pouvoir s’exprimer. Le directeur des Hommes sans Epaules nous rappelle que cette période du « Dégel » est le terreau d’une production poétique abondante, mais majoritairement étouffée et passée sous silence. Autant de noms auxquels la revue rend hommage, d’œuvres mises en lumière, de parcours de vie bien souvent écourtés par le fait d’avoir osé être poète. Replacées dans le contexte historique et politique de l’époque, brillamment évoqué par l’auteur de cet éditorial, ces figures marquantes de la poésie russe sont convoquées dans une perspective marxiste et littéraire. Ainsi s’expliquent les mouvements et les écoles qui ont pris racine dans ce contexte particulier, ainsi que la posture de chacun. Et le point commun, qui est celui de ne jamais cesser de vouloir résister, sert de fil directeur à cette belle recension. 

A ce titre, le dossier central, consacré à Nikolaï Prorokov, est représentatif de cette posture de résistance et de sacrifice pour la liberté. La présence de ce poète ainsi que le caractère inédit des textes proposés est mis en exergue dans l’introduction. Cette présentation ainsi que le choix des extraits sont l’œuvre d’Olga MEDVEDKOVA et de Karel HADEK.  Ce dossier est accompagné d’articles et de citations d’œuvres d’autres poètes de cette époque, tels qu’Evgueni EVTOUCHENKO, Andreï VOZNESSENSKI, Anatoli NAÏMAN, Viktor SOSNORA, Bella AKHMADOULINA, Boris PASTERNAK et Iossof BRODSKI. Le paratexte qui présente chaque auteur et les productions publiées est toujours riche et guide le lecteur dans son appréhension globale de l’œuvre.

A ces groupements thématiques se joignent des rubriques : « Le Document des HSE » que ce numéro consacre à Maïakovski dans un article intitulé « Maïakovski inconnu » signé par Iouri Annenkov ; « Le portrait des HSE » dédié cette fois-ci à Iouri Annenkov et signé Christophe Dauphin ; « Le peintre des HSE », Oksana Shachko ; « Les pages des HSE » qui proposent une série de productions de poètes de tous horizons. Ces index et les auteurs et artistes qui y sont mis à l’honneur sont toujours accompagnés d’une introduction qui présente et situe les éléments proposés.

Peut-on alors parler encore de revue. Oui, certainement, car il s’agit bien d’une publication périodique spécialisée dans un domaine précis. Mais la qualité des éléments paratextuels, la diversité des références proposées et leur mise en perspective font des Hommes sans Épaules un document d’une grande richesse. La thématique abordée fait l’objet d’un travail explicatif conséquent, tout comme chaque rubrique. Le lecteur peut alors situer ce qu’il découvre. Sans jamais orienter sa lecture, Les Hommes sans Épaules lui offre la possibilité d’appréhender une époque, une œuvre, un auteur, une problématique, en lui permettant de se forger une opinion, et en lui offrant les outils nécessaires à une compréhension approfondie et autonome des domaines abordés.

Enfin, les pages liminaires de ce numéro 44 mettent à l’honneur deux « Femmes sans épaules », Jocelyne Curtil et Marie-Christine Brière, disparues cette année. Hommage émouvant auquel se joint l’équipe de Recours au Poème qui salue, tout comme le rappelle le comité de rédaction des HSE, l’importance de l’œuvre de chacune d’entre elles.




Arnaud Le Vac présente Le Sac du semeur

 C'est avec grand plaisir que nous donnons la parole à Arnaud Le Vac, fondateur et animateur de la toute jeune revue numérique gratuite "Le Sac du Semeur", projet aussi simple qu'ambitieux, auquel nous souhaitons de durer et de rencontrer de nombreux lecteurs, grâce à son riche programme de poètes et d'artistes. Nous vous invitons à télécharger sans délai le pdf en suivant le lien à la fin de l'article.

La revue le sac du semeur a été créée au printemps 2016. Son premier numéro a décidé pour moi ce que serait le Semeur : une revue où pourrait être mise en avant une pratique de la poésie et de l’art. J’ai contacté les poètes Marcelin Pleynet, Claude Minière, Pascal Boulanger, Serge Ritman, les peintres Pierre Nivollet et Mathias Pérez, et c’est de leur contribution qu’est née la revue le Semeur.

Mathias Pérez m’a proposé de publier dans la revue les textes de Bernard Noël, de Claude Minière et de Christian Prigent sur son travail ou plutôt son activité, avec au choix deux séries de photos de ses œuvres. La revue a ainsi intégré un cahier central pour et avec un artiste. C’est pour le lecteur la possibilité de faire une expérience avec la peinture et pour l’artiste la possibilité d’écarter d’un geste de la main ce qui fait illusion.

Deux autres cahiers occupent la revue. Le premier cahier est résolument tourné vers des écritures qui ont publié, le second cahier est tourné, avec la publication d’un photographe, vers des écritures qui ont peu ou pas encore publié, même si ces deux cahiers ne sont pas pour moi séparés.

Le sac du semeur numéro deux publie les poètes Margaret Tunstill, Jacqueline Risset, Alain Jouffroy, Hans Magnus Enzensberger, Laurent Mourey, Lou Coutet, Fabiana Bartuccelli, le peintre Pierre Nivollet, Marcelin Pleynet, la photographe Martine Barrat et l’artiste Jeanne Gatard. Mon activité de revuiste consiste à inviter les contributeurs ou à demander les autorisations de publications, à mettre en ligne les contributions sur le site de la revue dès le printemps jusqu’à l’été et à publier enfin le PDF de la revue.

Chaque écriture est une rencontre. Une porte ouverte vers l’inconnu. J’aime solliciter un artiste pour les dessins de la revue : Le Semeur, Pierre Nivollet, n°1, ou encore Semer, Prendre et donner, Victor Hugo sur le rocher des Proscrits, Jeanne Gatard, n°2. Le sac du semeur est une revue numérique annuelle et gratuite. J’imprime un livret uniquement pour les contributeurs et les critiques. Mon souhait serait que celui-ci puisse trouver place dans la bibliothèque des écrivains que je publie. Je suis heureux d’attirer l’attention sur des œuvres aussi importantes que celles de Cess Nooteboom (2016, n°1) et d’Hans Magnus Enzensberger (2017, n°2) pour ne citer que deux des poètes qui sont pour moi autant d’exemples de ce que peut être la poésie aujourd’hui.

Arnaud Le Vac




Revue Alsacienne de Littérature, Elsässische Literaturzeitchrift, “Le Temps”

Je dois à l'amitié d'Eva-Maria Berg, poète humaniste dont plusieurs textes figurent dans cette livraison, de découvrir,  avec beaucoup d'intérêt, cette revue trilingue ((des informations à l'adresse suivante - http://larevue-ral.blogspot.fr/)) (français, allemand dialectal et haut-allemand) dont je ne puis apprécier l'intégralité des textes offerts, mais dont l'esprit résumé dans la présentation : "défense et illustration d'une identité ouverte. Elle affirme sa spécificité régionale pour d'autant mieux assurer sa vocation transfrontalière, notamment dans l'espace rhénan", ne peut que séduire un lecteur de Recours au Poème.

 

Revue Alsacienne de Littérature, Elsässische Literaturzeitchrift, "Le Temps", n. 127

Revue Alsacienne de Littérature, Elsässische Literaturzeitchrift, "Le Temps", n. 127,
1er semestre 2017, 152 p., 22 euros

Abonnement à l'adresse de l'association :
Les Amis de la Revue Alsacienne de Littérature,
BP 30210, 67005 – Strasbourg cedex

On y trouve en effet, regroupés dans les 5 volets qui la constituent, et que ponctuent les photos en noir et blanc prises en Chine par Anne-Marie Soulier, des textes passionnants. Dans la partie "Patrimoine", 4 articles sur Réforme et Contre-Réforme complétant la précédente livraison, consacrée à la Réforme en Alsace dont on peut imaginer l'intérêt, à la lecture des textes de Bernard Xibaut, Rémy Valléjo, Jérôme Schweitzer et Gabriel Brauener, qui retracent aussi les sources de ce mouvement religieux, capital dans la constitution de l'identité européenne.

Des poèmes trilingues (pas tous traduits, beaux à voir, mais quel dommage de n'en pouvoir saisir le suc) déclinent le thème du temps dans le "dossier central", présenté par Anne-Marie Soulier - thème qui imprime aussi sa teinte aux poèmes réunis dans les "voix multiples", amplifiant encore ce que le regroupement donne à lire : l'impossible saisie d'un concept, la victoire jamais acquise sur le temps, que les mots piègent parfois, dans ce qu'Anne-Marie Soulier définit si joliment comme "les ruses inattendues du langage, la danse des conjugaisons, l'improbable futur antérieur d'un bal chez Temporel". A défaut de pouvoir tout citer, je retiens le "temps dévorant" d'Alain Fabre-Catalan, une série de petites proses de Jean-Claude Walter consacrée aux saisons, les trains de Claire Krähenbühl, et le "temps de neige au bord de la nuit" de Roselyne Sibille, la beauté graphique des poèmes – pour moi illisibles - en norvégien de Hanne Bramness, page 56, traduits par A-M Soulier sur la page suivante, où l'on découvre la beauté des traces sur la neige-mémoire... 25 poètes réunis pour cette ode au temps mutiple.

Parmi les "voix multiples", on repère six poèmes de Denise Mützenberger, des proses de Marie-Yvonne Munch sous le titre "J comme jours", l'émouvant récit bilingue du "Petit Fritz" évoquant les morts de la première Guerre Mondiale, par Jean-Christophe Meyer, et "Le Corps du silence", d'Yvan de Montbrison, nous entraînant avec lui et toute la charge d'émotion suscitée par sa vision baroque – réponse poétique aux thèmes de la Contre-Réforme évoquée dans le volet historique de la revue :

A la surface de la mort
il y a posée la citadelle du désastre
et ton corps épluché
comme un fruit de sa peau
laisse entrevoir son cœur

(...)

mes deux jambes et la multitude des autres jambes coupées
ont par ailleurs pour finir atteint le rivage
et s'enfoncent sans plus attendre silencieusement dans la mer
pour que nous y disparaissions à jamais noyés dans notre sang

Le numéro présente aussi, dans la rubrique fixe "chroniques", outre des textes en langue germanique, un article de Jean-Claude Walter sur Nicolas de Staël, une passionnante note de Jean-François Biellmann sur le sens caché du monogramme d'Albrecht Dürer, ou une présentation de l'écrivain lorrain quadrilingue Eugène Jolas par Claude Fisera. Des "notes de lectures" abondantes et soignées complètent la livraison, largement ouverte sur le monde.




Alain Wexler nous parle de la revue Verso

 Tout ce que l’on doit savoir sur Verso

 La technique d’impression !

Verso a été fondé en avril 1977 par Claude Seyve et moi-même. Nous composions les pages avec des composters et des polices Freinet et les tirions à la main sur une presse à épreuves Freinet également. La reliure était faite avec du fil et une aiguille ! La revue n’était pas très épaisse. Nous tirions 5 n° par an.

Plus d’un an après nous fîmes la connaissance de Joseph Beaude qui nous proposa de taper Verso sur sa machine à boule électronique. J’achetai ma première presse offset d’occasion. Une vieille Rotaprint ! Le vendeur me fit connaître le procédé Agfa Copyrapid. Une feuille tapée à la machine à écrire, insolée reproduisait son image sur un film qui à son tour se décalquait sur une plaque offset spéciale, film et plaque passant entre deux rouleaux presseurs dans un bain de révélateur. J’ai travaillé de cette manière jusqu’au n° 107.

Le n° 109 a été le premier issu de films ou transparents tirés directement à l’imprimante à partir d’un fichier informatique. Ces films sont imprimés à l’envers de sorte que le côté émulsion du film se trouve collé contre la plaque offset au moment de son insolation par 6 lampes U.V. pendant 3 minutes environ. La plaque est développée dans une solution proche de la soude caustique, puis rincée et gommée, c’est à dire enduite de gomme arabique pour la protéger de l’oxydation. Il suffit de la rincer à l’eau courante et de l’égoutter pour s’en servir, c’est à dire de la caler sur le cylindre porte-plaque de la presse offset.

Revue Verso

Verso, revue de poésie trimestrielle

Abonnement : 22 € par an à l'ordre de Verso
Alain Wexler 547 rue du Genetay
69480 Lucenay
Prix du numéro : 6 €

Cette dernière possède de nombreux rouleaux encreurs dont un qui va déposer de l’encre sur la plaque. Celle-ci deviendrait toute noire si un rouleau revêtu d’un manchon textile, genre serviette éponge, ne l’humectait régulièrement. Cela s’appelle le mouillage. L’offset, c’est de l’encre et de l’eau. Le procédé d’imprimerie le plus souple et le plus économique qui soit.

J’ai connu 3 presses offset avant la Hamada 500 CDA que j’utilise depuis le n°108. Dans l’ordre : une Rotaprint, une Abdick et une Multilith.

La reliure

Verso a été agrafé jusqu’au n° 130. Verso devait s’agrandir. Il lui fallait un dos carré collé !

La relieuse manuelle Fastbind, matériel finlandais, allait le permettre. Faire la reliure est aussi pointu que d’imprimer. D’autant que cette relieuse laisse beaucoup de place à l’initiative personnelle ! Dans la limite des 7 secondes dans l’absolu, temps de refroidissement de la colle à partir du moment où elle est étalée sur le dos de la liasse et l’instant où la couverture est rabattue dessus et mise en pression. Vu comme ça, cela paraît simple. Cela le devient après 10 ans de pratique ! Avec du papier bambou de 250 grammes il faut 23 secondes de pression sinon gare aux grimaces diverses ! 10 secondes suffiraient avec des couvertures de plus faible grammage. Par exemple 150 grammes. Je vous fais grâce de toutes les opérations préliminaires, les différentes coupes des piles de liasses imprimées, de l’impression de la couverture qui prend une journée de travail. Du pliage des couvertures dont la réussite de la reliure dépend totalement.

La poésie

Claude Seyve voulait appeler la revue Louisa, allusion au passé ouvrier anarchiste de la ville des canuts : Lyon.  Je lui ai dit : on va ouvrir un dictionnaire au hasard plusieurs fois jusqu’au bon titre. Ce qui fut fait. Verso, l’envers des choses, de l’autre côté du miroir. J’éprouvais une véritable passion pour Lewis Caroll. Je n’ai pas changé.

Nous choisissions Claude Seyve et moi les textes reçus par la poste. Plus tard, lorsqu’un comité de lecture fut institué, nous fîmes la remarque tous deux que les textes qui nous plaisaient été évincés.

Lorsqu’en 1998 je me suis retrouvé tout seul pour réaliser Verso j’ai renoncé au comité de lecture et appliqué les règles qui étaient en vigueur les premières années de Verso. C’est à dire publier les jeunes poètes ou moins jeunes ! Sur la base de la qualité de l’écriture seulement sans aucune référence à une mode quelconque. Ce sont ces poètes-là qui seront connus demain. D’une manière plus générale j’affirme que c’est le poète ou l’artiste qui crée la nouveauté ou l’idée du moderne. Pas des instances diverses dont le pouvoir m’est de plus en plus insupportable.

Les textes sélectionnés sont rangés dans des enveloppes datées et publiés par ordre chronologique.

Dans la revue je les dispose dans un ordre qui dépend du titre. Résultat d’une analyse presque surréaliste ! Les premières pages sont celles qui répondent au plus près du titre découvert. Les textes s’enchaînent grâce à des charnières : une idée, un mot suffisent.

L’organisation de la revue

Le prologue : L’analyse des textes qui aboutit à un titre comme si un appel à thème avait été lancé se poursuit dans un prologue. C’est un méta-texte où je combine des idées relatives au titre et des extraits des textes publiés. Le produit obtenu tend vers un texte autonome. Il doit en théorie montrer une forte unité. Le lecteur ne devra pas s’étonner si des petites scènes de la vie courante s’y glissent. Non sans rapport avec les textes publiés ! Le sel de la revue !

Notes sur les auteurs :

Chaque auteur publié a droit à une présentation biobibliographique.

Les chroniques : 

Quelquefois le lecteur a la chance de trouver la chronique lyonnaise de Marinette Arabian. J’ai habité pendant 15 ans le même quartier qu’elle dans le 3ème : Montchat. Ses chroniques dépassent de loin la rubrique de quartier.

Miloud Keddar assure une rubrique artistique mais tient à voir ses poèmes publiés dans ce cadre. Le point commun est une réflexion sur la création.

La revue des revues :

Christian Degoutte la nomme : En salade. La plus importante revue des revues en France. Je sais qu’elle est très lue.

Les lectures :

Valérie Canat de Chizy, Jean-Christophe Ribeyre et moi-même recensent un maximum de livres. Gérard Paris aussi.

Notes, chroniques et lectures occupent environ 30 pages de la revue.

 




Artichaut, revue de création littéraire

J’ai découvert Artichaut par hasard au Marché de la poésie 2017. Non, je ne cherchais pas des légumes, mais La moitié du fourbi et, ce faisant, j’ai trouvé Artichaut. J’ai été immédiatement frappée par les qualités éditoriales du #1 | révolutions.

Le cartouche, comprenant le logo (qui représente un artichaut stylisé) et le titre de la revue (« artichaut : revue de création littéraire »), est suspendu au centre du bord supérieur de la couverture, qui met en avant une des œuvres de l’artiste invité(e). Le long du bord inférieur, le titre du numéro. Cette géographie de la couverture fonctionne à merveille, et attire immédiatement l’œil.

Sur la première page de la revue, le MANIFESTE CHAUD, dont je reproduis ici le texte (sans sa mise en page) :

C’est un chardon brûlant que l’on a domestiqué, cultivé et mangé froid. Il a un cœur comestible deux fois l’an – trois fois les bonnes années – qui est une inflorescence sans fleurs. Il a un bon fond, généreux réceptacle des maux des autres qu’il accueille sans préjugé, encourageant toujours la mise en mots. Une après-midi mélancolique il est né, dans la chaleur d’Afrique du Nord où son nom est une épine de la terre. Il continuera d’être cultivé tant qu’il nourrira ; de l’art du chaud nous forgerons demain un cœur plus vaste - ou nous étoufferons.

Le sommaire présente le détail des œuvres des 7 auteur(e)s retenus lors de l’appel à textes, de l’auteur(e) et de l’artiste invité(e)s. Chaque auteur(e) est introduit(e) par une page biographique proposant un « accompagnement » à la lecture de son texte. Ainsi, pour Nous irons pieds nus comme l’Ire des Volcans, poème de Raphaël Sarlin-Joly publié dans le #1 (un autre de ses poèmes, Révélant sur la Grève Quelques Corps immobiles, est publié dans le #2), il nous est proposé de regarder Alphaville de Jean-Luc Godard. Les accompagnements peuvent être des livres (essais, fiction…), des œuvres picturales, des films, des séries télévisées, des chansons ou même des promenades…

Les contributions sont le plus souvent des nouvelles dans le registre du réalisme magique, mais la revue est également ouverte aux propositions poétiques. Très cohérentes, elles donnent une couleur d’ensemble, non seulement aux numéros, mais à la revue.

Un monde ouvert, absurde, à la limite du rêve et de la dystopie, symbolisé par le choix des artistes invités à ce jour : Fanny Béguély pour le #1, et Seung-Hwan Oh pour le #2. Ils ont en commun de travailler à partir du papier photosensible. Fanny Béguély réalise ainsi des Chimigrammes, ou « peinture[s] sur papier photosensible. L’artiste dessine sur des supports argentiques rares et anciens à l’aide de produits chimiques, suscitant des réactions qui se poursuivent parfois dans la durée. » Seung-Hwan Oh, quant à lui, a procédé ainsi pour sa série Impermanence : il « a déposé un champignon sur le film photographique. Après un ou deux étés d’incubation à Séoul, la pellicule dévorée révélait les silhouettes fantomatiques de ses sujets : portraits brisés, lacérés, usés par le temps. » Ces projets artistiques proposent une réflexion sur la nature de la photographie et sa matérialité, sur le temps qui passe, sur la sublimation provoquée par l’introduction d’un élément étranger (des produits chimiques, un champignon). Quelque chose disparaît, quelque chose se crée.

Les textes des auteures invitées sont positionnés l’un en fin de numéro (Le Jardin aux roses de Cristen Hemingway Jaynes, pour le #1) et l’autre en ouverture (Nom féminin d’Anne-Charlotte Husson, pour le #2). Notons que la nouvelle Le Jardin aux roses, écrite par l’arrière-petite-fille d’Hemingway, est proposée en version française (traduction par Laurent Barucq et Justine Granjard) puis américaine.

Je connaissais, par ailleurs, le travail d’Anne-Charlotte Husson à travers la bande dessinée documentaire Le féminisme, publiée chez Le Lombard dans la collection La petite bédéthèque des savoirs. Nom féminin vient participer, de manière brève et percutante, au débat actuel autour de l’écriture inclusive.

En fin de numéro, dans une sorte de mise en abîme de ce que nous avons découvert, une bibliographie sélective nous est proposée. Un jeu sur la typographie en varie les entrées qui, par leur diversité, font feu de tout bois et nous invitent à la sérendipité. On ouvre alors de nouveau le rabat du numéro, et on lit, sur la page de garde finale, « Pour participer à nos appels à textes : www.lechardonlitteraire.com/ ». L’envie est déjà là. On attend le prochain appel, et il est certain qu’on y répondra. Irrésistiblement. Et qu’on ira assister à la rencontre « Naissance et perspectives d’Artichaut », proposée dans le cadre du Salon de la Revue le dimanche 12 novembre, salle Christiane Tricoit, de 16h30 à 17h30.

Artichaut, revue de création littéraire #1 - révolutions

Artichaut, revue de création littéraire
#1 | révolutions
140x205mm, 128 pages, broché, rabat couvrant
15 €

Artichaut, revue de création littéraire #2 - personne

Artichaut, revue de création littéraire
#2 | personne
140x205mm, 128 pages, broché, rabat couvrant
15 €

 Interview par mail de Justine Granjard, 28 octobre 2017

Quel a été le point de départ de votre projet ?
Artichaut est née d’une pratique personnelle. Je cherchais des revues susceptibles de me donner envie d’envoyer des textes. J’ai fait de jolies découvertes, mais qui m’ont surtout donné envie de créer ma propre revue ! Je travaillais déjà dans l’édition, j’avais envie de monter un projet toute seule, Artichaut en a été l’occasion. 
Je connaissais presque tous les membres du comité auparavant : ce sont d’anciens camarades de l’école, ce sont des ami·es. Je souhaitais composer un comité de lecture avec des femmes et des hommes aux personnalités toutes très différentes, aux sensibilités parfois opposées, qui se retrouvent dans le plaisir du texte et le désir d’adopter une posture bienveillante. Je ne savais absolument pas ce qu’allaient donner les premières réunions. Mais ça a fonctionné tout de suite. 
Comment vous est venue l’idée d’utiliser le concept de l'artichaut comme symbole de votre revue ?
Ce n’était pas du tout un concept. J’écrivais un texte (toujours en cours) intitulé provisoirement « Artichaut ». Les deux projets nés simultanément ont pris le même nom dans mon esprit. Et j’aimais la réaction perplexe des personnes à qui j’ai dit le nom pour la première fois. Cet objet du quotidien, humble et pourtant sophistiqué, rond et piquant, accessible et complexe… tout ce qu’évoque ce mot me plaît, et fonctionne de manière très cohérente sans que cela ait été forcément pensé au préalable. Maintenant, tout le monde vient me voir avec des histoires autour de l’artichaut, tout le monde m’envoie des photos d’artichauts : cet objet banal s’est trouvé soudain investi de sens, et de sens très variés. 
Comment ont été élaborés les principes graphiques de la revue (le travail sur la typographie, le rabat, les pages de couleur...) ? Sont-ils concomitants ou consécutifs de votre projet littéraire ? Et, question subsidiaire : quel est le profil des membres de l'équipe (au vu de la beauté plastique de votre revue) ?
Je suis éditrice et je viens du monde de ce qu’on appelle les « beaux livres » : livres d’art, livres illustrés qui nécessitent un traitement graphique et de fabrication particuliers. Dans ce monde-là, nous adorons toutes les petites originalités de fabrication ! J’ai pensé à ce rabat couvrant immédiatement, en référence à une maison indépendante appelée Les éditions du Chemin de Fer qui a publié un magnifique inédit de Claude Simon il y a quelques années. Ensuite, j’ai travaillé avec une talentueuse jeune graphiste, Mélissandre Pyot, pour la conception de la maquette et du principe de couverture. Elle a conçu le logo à partir d’un dessin qu’avait réalisé une artiste tatoueuse, Maïssa Bénallègue, qui est aussi membre du comité de lecture. Je tenais à ces jeux typographiques que l’on retrouve en ouverture et en fermeture de la revue : le jeu typographique et la typographie en elle-même sont les lieux où l’écrit et l’art graphique se rejoignent. Et, comme j’ai longtemps fait des bibliographies universitaires dans les règles de l’art (je suis issue d’une formation littéraire), je trouvais amusant de déconstruire la bibliographie à travers ces jeux typos, pour réintroduire de la vie et du mouvement dans ces formes figées. Mélissandre a donc signé la maquette du #1, qui a été reprise et légèrement modifiée par un autre graphiste, Noël Pinsard, pour le #2. Je touche moi-même de plus en plus à la question graphique, par intérêt bien sûr, mais aussi pour des questions de budget !
Les membres du comité, qui font partie de l’équipe permanente d’Artichaut, ont des profils très variés : j’ai mentionné Maïssa Bénallègue qui est tatoueuse, mais il y a aussi Cyril Barde, professeur en CPGE et doctorant en littérature, Elara Bertho, chercheuse au CNRS et spécialiste des littératures africaines ; Eléonore Devevey, doctorante et éditrice qui s’intéresse aux liens entre anthropologie et littérature ; Vladimir Hugot, danseur à l’opéra et acteur ; et Laurent Barucq, traducteur littéraire qui a une connaissance impressionnante de l’édition indépendante. 
Comment décidez-vous du thème des numéros ? Avez-vous élaboré un plan sur plusieurs numéros en prévoyant les appels futurs ? Je me pose ces questions du fait même de la cohérence des textes publiés et des thèmes des numéros.
Je travaille de manière assez intuitive, en fonction des envies, des intérêts (ou lubies) du moment. Je soumets mes propositions de thèmes au comité, qui les valide ou non. J’ai déjà les trois prochains thèmes en tête oui, ainsi que les artistes invité·es qui ont déjà été, pour la plupart, contacté·es. 
Combien avez-vous reçu de textes pour chacun des 2 numéros ? Quand un nouvel appel à textes sera-t-il proposé ? J'ai l'impression que vous concevez chaque numéro comme une méta-œuvre, collective.
Pour le #1, nous n’avions reçu qu’une trentaine de textes, et nous avions été impressionné·es par la qualité des propositions. Nous n’en avions que trente, mais nous avons eu le luxe de choisir, et même de nous confronter à quelques dilemmes dans ces choix. Pour le #2, nous en avons reçu une centaine, donc le travail a tout de suite été plus important, notamment pour répondre à tout le monde individuellement (chose que je souhaite continuer de faire le plus longtemps possible). Le nouvel appel à textes sera communiqué dans les semaines à venir, avant le Salon de la Revue.
Oui, j’aime cette idée d’une oeuvre collective, où les individualités s’expriment pourtant dans leurs différences. Chaque feuille d’un artichaut présente des teintes, des tailles, des formes diverses. Pourtant, tout se tient, autour du cœur. 
L'auteur invité ne participe pas à l'appel à textes ? Vous le connaissez déjà et lui proposez de participer ? L'artiste invité également ? Comment concevez-vous leur rôle de pivot dans le numéro ? Une sorte de fil rouge, de tamis orientant notre vision du thème ?
Les autrices invitées (car, pour l’instant, il n’y a eu que des femmes) ont eu carte blanche sur le thème. Elles n’ont pas participé à l’appel, puisque la publication de leur texte est assurée. Nous les invitons car nous les savons susceptibles de proposer des éclairages singuliers sur le thème, ou adoptant des formes, représentant des courants d’écriture qui font sens pour nous, toujours en lien avec ledit thème. Je ne conçois pas vraiment les oeuvres reproduites au centre du volume comme un pivot. Plutôt un coeur ! Je crois que l’idée du fil rouge est bonne, mais j’ai souvent eu l’impression à la lecture des numéros finis que ce fil rouge reliait les textes de manière très naturelle, très organique, et assez imprévisible. Il y a par exemple des effets d’échos entre des textes sélectionnés à l’issue de l’appel, que nous ne remarquons qu’au moment d’éditer les textes après sélection. Je pense que cela s’est produit pour les deux numéros existants, et j’espère que ça va continuer de se produire sur les prochains. Nous ne forçons pas la cohérence de cet ensemble si hétérogène : elle se dessine naturellement, et c’est très bien ainsi !
Les références mentionnées après la biographie des contributeurs sont-elles proposées par l'équipe et/ou par l'auteur ? Quel rôle joue pour vous la bibliographie en fin de volume ? Et l’édito ?
Les accompagnements sont proposés et choisis par les autrices et auteurs, en accord avec l’équipe éditoriale. La bibliographie permet de définir l’univers qui a accompagné les membres du comité tout au long de la conception du numéro. L’édito est le seul endroit où je m’exprime en mon nom (mais toujours « pour Artichaut ») sur le projet : je ne le voulais pas forcément si personnel au départ, mais c’est ainsi qu’il est né et lorsque j’essayais de l’écrire de manière moins intime, ça ne collait pas. Alors je me suis faite à l’idée d’y écrire « je ». 
Parlez-moi de la rencontre prévue pour le salon de la revue.
C’est une grande chance pour nous, et je remercie encore André Chabin et Yannick Keravek d’Ent'revues qui nous ont proposé cette tribune pour présenter la revue. Nous pensons dire quelques mots du projet, répondre à quelques questions sur le fonctionnement, sur l’avenir de la revue et les développements que nous envisageons, et, surtout, laisser à deux auteurs que nous avons publiés (Raphaël Sarlin-Joly et Vanya Chokrollahi) l’occasion de lire leurs textes. Souvent je dois faire face à des réactions mitigées lorsque je parle de "jeunes auteurs et autrices » : les gens ne s’attendent pas à lire des textes aussi bons. J’aimerais que notre intervention lors du Salon de la Revue soit l’occasion de déconstruire ces a priori !




Les cahiers du sens, 2017, n° 27

Chercher du sens à Les cahiers du sens n’est pas la moindre entreprise, d’autant que le mot sens en a d’évidence plusieurs. Nul n’y peut rien. Ce foutu mot-là, slalome entre la direction (d’Ouagadougou à Ostende) et la signification (de l’insignifiant au supersignifiant du surdoué mental). 

Ces cahiers du sens – et non les cahiers des sens – traitent d’un thème capital,  L’inaccessible, avec une quasi certitude que personne n’y accèdera puisque, de toute façon, ce n’est pas le but. Au demeurant, cette non-accessibilité singulière a pour gonfalon la citation de Brel « partir où personne ne part » (et non d’où personne ne part). Alors pourquoi et comment partir pour un voyage résumant l’année 2017 qui ne part ni ne va nulle part ?

Les cahiers du sens, 2017, n° 27, Edition Le nouvel Athanor, 248 p., 20 €

Les cahiers du sens, 2017, n° 27, Édition Le nouvel Athanor, 248 p., 20 €

Une tâche redoutable. Au total 106 auteurs – total approximatif non garanti vu les doublons - répartis dans les rubriques « anthologie, lecture, voyage » et dont 22 par ordre alphabétique se situent hors rubrique (ce qui signale sûrement quelque chose comme le vrac, le hasard, le résidu, l’inclassable). Il est vrai que l’éditeur Le nouveau Athanor ((Athanor, four de l"alchimie.)) revendique la publication de la « culture marginale » en divers domaines (philosophie, poésie, astrologie, etc.). C’est donc cette « recherche » dans les marges, au sens où elle n’accède généralement pas à aux « circuits sociaux et économiques traditionnels » (dont probablement la publication) que nous explorerons volontiers.

Faute de pistes tangibles, errons d’abord en lecture, avant de choisir des escales arbitraires tous les 20 kms (autrement dit toutes les pages multiples de 20, à commencer par 20). Des bornes éventuelles sur la route de cette promenade dans l’utopie.

Escale 1, page 20, chez Eric Désordre, Il est parti, je vais venir. Son inaccessible est un chemin vécu à travers la mort du père par « protocole » (euphémisme pour ne pas dire euthanasie) et dans une version Roberto Benigni (sans doute La vie est belle). Le fils récupère ce qui reste du mort-fantôme (sacs plastique et fauteuil roulant). Or un mort est mort et il repose « de l’autre côté » du monde. Le fils n’ira pas jusqu’à la chambre froide.

Escale 2, page 40, L’inaccessible étoile. Alain Noël poursuit un chemin mystique qui va d’un Jean à l’autre (de l’Evangéliste à Saint Jean de la Croix) en s’arrêtant à Saint Matthieu. Il cherche à « être en état d’apesanteur », autrement dit à être « rien de rien » (dixit Montée du Carmel) car dans le Rien se cache le Tout.

Escale 3, page 60 (commencée page 59), L’icône pour appeler et veiller l’inaccessible, Anne de Commines cherche « le rythme spectral » de cette l’image  particulière qui facilite « l’accès au divin ». Nous « habitons le Mystère », enveloppés de silence. Là advient la poésie.

Escale 4, page 80, Un début d’éternité est un poème d’amour filial d’Anouk Berthier. La fillette se réchauffe « au bois des bras » de son père. Tous ses souvenirs ont été protégés par celui-ci, auquel elle tend la main « pour prendre désormais sa place ».

Escale 5, page 100, Ségeste. Annie Coll s’interroge sur ce temple dorique dont « l’épure géométrique »… « distille les veines des collines » siciliennes. Quel inconnu en a conçu la forme ?

Escale 6 page 120, Le temps qui passe de Dominique Fabre. Le temps porte justement « les habits du temps qui passe ». Exception sociale notable dans un poème, un « ouvrier » sans âge ni prénom y paraît « le dimanche ».

Escale 7 page 140, D’entières larmes. Martine-Gabrielle Konorski ressent des « douleurs » imprécisées. Elle se laisse hanter par ce « vide muet, sans couleur et sans nom » qui lui est un « compagnon d’impatience ».

Escale 8, page 160, La crèche suburbaine. Pascal Mora évoque la naissance dans un « monde ancien »  de toute forme de vie : enfant, jardin, violettes, rosée, arbres, souffle, rumeur, beauté. A l’image de ces créations, « nous sommes des âmes dans ces corps ».

Escale 9, page 180, Villes de Michel Politzer. L’auteur entame un périple dans des villes que la destruction a mué en mythe (Troie, Carthage, Guernica, Oradour, Hiroshima, Alep) Il en appelle aux « tribuns » « aux mots acérés » afin de « brocarder les puissants ». Il ne veut pas laisser « sombrer l’avenir des hommes sous les ruines d’Alep »

Escale 10, page 200, Dialogue volé à Stéphan Sweig. Maïté Villacampa évoque la rencontre d’un homme et d’une femme en attente de dialogue. La femme, extraite d’un roman de Sweig invite l’homme à lire le roman. Une situation à la Handke !

Escale 11, page 220, Nicole Sauvage, ancienne élève de Marie-Claire Bancquart, a lu son Qui vient de loin ? (Castor astral, 2016). En cette poétesse si « humaine » règne la « sagesse et l’humilité ».

Escale 12, page 240, Là-bas. Monique Leroux-Serres voyage dans l’île de la Réunion. Elle croise, sur ce lieu envoûtant, la célèbre citation de Baudelaire et des haïkus de Chiyo-ni.

Escale.., page 260. Enfin. Elle est la page qui n’existe pas. Elle est donc parfaitement, totalement, définitivement Inaccessible. Ouf. Elle est finalement le vrai lieu de cette revue thématique, peut-être même sa raison d’être. Voila qui évite de faire la synthèse entre les inaccessibles si diversifiés des écrivain.es présent.es dans ce laboratoire d’édition! Ont-ils trouvé le « langage universel » rêvé par la franc-maçonnerie ? Ils semblent au moins progresser – ou cherchent à le faire - sur leur chemin initiatique.




Le Journal des poètes 2, 2017, 86e année

Entamer la lecture de ce Journal des poètes déjà consulté par une autre amatrice de poésie ((Marilyne Bertoncini)) est une expérience insolite. Impossible d’ignorer les traces manuscrites de cette première lecture. Elles font comprendre à quel point chacun porte un regard singulier sur cet univers éminemment subjectif. De ces traces émerge un attrait puissant pour le poème, cette « émotion que vous ne pouvez trouver que là » (Pierre Reverdy) et qui nous plonge « au cœur de la rencontre » (Philippe Mathy). Un poème qui « transperce en nous/les murs, les os, la pierre et la chair/et nous change » (Yorgos Thèmelis). Merci de cette porte d’entrée, Mme Marilyne.

Le Journal des poètes, 2, 2017, 86e année, 10€

Le Journal des poètes, 2, 2017, 86e année, 10€

S’abandonner à la quête thématique du « dossier » invite à pénétrer à mots feutrés dans l’ordre d’une «  lumière » poétique à la grecque ((Rappelons la sortie de trois ouvrages liés à cette terre qui suscita tant de pensées philosophiques que poétiques : Poètes grecs du 21e siècle (vol 5) ) choisis, traduits et présentés par Michel Volkovitch, Le miel des anges; La Grèce de l'ombre (2), Chansons rebètika, traduits du grec par John Taylor & Michel Volkovitch, Le miel des anges; et Costas Karyotàkis, Je veux partir (poèmes et proses), traduit du grec par Michel Volkovitch, Le miel des anges .)). Comment se réfracte-t-elle dans l’esprit des trois poètes.ses sélectionnés, présentés et traduits par Bernard Grasset ? Sont-ils tentés par une harmonie réconciliant nature et culture ? par une alliance entre culture grecque « ancienne et moderne » ? par… Il y a d’abord l’évidence des photographies en noir et blanc (Y. Verniers) qui rythment le dossier. La lumière diffuse pénètre d’abord les failles de l’ombre en des collines chutant dans la mer, puis sur des barques essaimant au hasard des vagues, et enfin entre les colonnes d’un temple au crépuscule (je crois reconnaître celui de Poséidon dans la magie du cap Sounion). Il y a ensuite les luminescences et les brasillements inhérents aux poètes.ses qui les inscrivent dans l’Hadès ou sur le Pnyx, et dans la foulée de Tirésias ou d’Eukrate. Ceux d’Olga Votsi qui, en plein effroi devant un cétacé, perçoit « un Ange de Lumière », tandis qu’elle porte seule « le poids » de cette lumière recueillie en « flocon ». Elle qui, dans les « incandescences  de la vertu » a des «entrailles » prêtes à « s’embraser » et porte dans le cœur des « traits de lumière » semblables aux ailes d’hirondelles. Ses poèmes sont souvent hantés par des ailes d’aigles qui se déploient sur les pages. Pour Yorgos Thèmelis, c’est la  Poésie qui est lumière, une lumière «d’une autre clarté, puissance d’un autre soleil ». Elle « n’est pas lumière », mais est un « poignard brillant » qui « sépare la chair de l’âme ». Son irruption « transfigure » le poète : « Je flamboie ». Même les aveugles « aux yeux qui ne voient pas » se muent en guides – dont Tirésias - « à l’origine de la lumière ». La poétesse Jeanne Tsatsos  cherche, elle, une vérité. Le soleil « mélancolique » « peine à sillonner l’univers », « avant de céder la place au silence de la nuit ». Sa lumière est en « notre sang » : elle est politique. Sur la colline du Pnyx, elle la regarde « briller, se voiler, disparaître dans le calme de la nuit ». Sur la stèle d’Eukrate, la foule (dont elle fait partie) écrira un seul mot « démocratie ». Généreuse, Jeanne dit enfin de « l’amour » qu’il est lumière qui « a transpercé la nuit».

Ainsi la lumière en ce XXème siècle hellénique secrète d’autres forces, personnifiées en ange protecteur, ou symbolisant la poésie ou la politique (démocratie). Loin d’être un transport pur d’énergie sans matière, elle est ainsi transfigurée. Elle devient une vision mentale du poète ou de la poétesse, l’expression de l’idéal dont il/elle est porteur.se. Ainsi diffractée, elle se réfracte en nous avec une clarté convaincante, dans toute l’émotion de la beauté.