La nouvelle collection Folio Sagesses

 

 

Sainte Thérèse d’Avila, Li-Tseu, Confucius, Pascal, le catalogue ne prétend pas décoiffer le lettré. On est dans les valeurs sûres, les auteurs connus et qu’une trop grande familiarité considère comme acquis. Mais, en matière de « sagesses », la plus élémentaire d’entre elles devrait nous conduire à ne rien considérer comme acquis.

Relire Pascal aujourd’hui à travers ce choix de pensées intitulé L’homme est un roseau pensant, le relire en toute simplicité. Cette langue physique qui nous élève vers l’abstraction est en soi (pour le (post)moderne) une expérience authentiquement productrice de sens et de lien.

Fidèle à son art proverbial du confort de lecture, la maison Gallimard peut s’enorgueillir aussi de l’élégance de cette collection aux allures dépouillées : une couverture souple et sobrement décorée, un papier pas trop blanc se prêtant à la lecture dehors, dans la rue, une allée du Luxembourg ou une sente d’Auvergne. Quant aux textes il s’agit d’œuvres courtes, ou de chapitres sélectionnés de manière cohérente.

Ouvrons Li-tseu au hasard et tombons sur cette page où, parlant du voyage, il nous convie à contempler les fruits du jardin que l’on a sous les yeux. Tendons la main vers les Ébauches de vertige de Cioran :

La plénitude comme extrémité du bonheur n’est possible que dans les instants où l’on prend conscience en profondeur de l’irréalité et de la vie et de la mort.

Et voilà comment, sur un coin de table, et grâce à la taille des ouvrages, on a pu faire le lien entre l’Occident et l’Orient.

J’aime aussi une certaine confiance éditoriale qui préside à ces ouvrages à petit prix, l’absence de toute préface, de tout garde-fou, offre une expérience franche et directe, devenue rare dans la croissante réglementation de la pensée.

Que dire de plus ? Au péril de vous faire manquer l’heure d’ouverture de la librairie par des bavardages laudatifs ! Courons-y, offrons ces trésors accessibles et beaux.

 

Il n’y en aurait qu’un, je choisirais celui-là, ce Du bonheur et de l’ennui d’Alain, un groupe de chapitres des Éléments de philosophie :

Les anciens, mieux éclairés pas la sagesse traditionnelle, n’ont point manqué d’attribuer les transports de l’intempérance, et l’exaltation orgiaque dont les plaisirs n’étaient que l’occasion, à quelque dieu perturbateur que l’on apaisait par des cérémonies et comme par une ivresse réglée. Et, par cette même vue, leurs sages attachaient plus de prix que nous à toutes les formes de la décence ; au lieu que nous oublions trop nos vrais motifs et notre vraie puissance, voulant réduire la tempérance à une abstinence par peur. Ainsi, visant l’individu, nous ne le touchons point, tandis que l’antique cérémonial arrivait à l’âme par de meilleurs chemins.

 

 




LE CAPITAL DES MOTS a dix ans : entretien avec Eric Dubois

Les dix ans de Le Capital des Mots1, la revue de poésie en ligne d’Eric Dubois, sont l’occasion pour Recours au poème de se pencher sur l’existence des sites de publication de poésie en ligne. Force a été de constater que ceux-ci, nombreux, et, pour la plupart, régulièrement fréquentés, attirent un public de plus en plus vaste. Faut-il y voir la naissance d’une nouvelle modalité de lecture du texte poétique, une conséquence de la mutation éditoriale qui amène le livre numérique à faire désormais partie du quotidien des lecteurs, un regain d’intérêt pour le genre ? Conscients de la complexité de ces questionnements, nous nous sommes proposés de les soumettre à quelques créateurs de revues de poésie en ligne. Nous commencerons, bien entendu, par Eric Dubois, anniversaire oblige…

 Aujourd’hui Magazine et Revue Culturelle, Le Capital des Mots accueille de très nombreux auteurs, de tous horizons. Il a ouvert ses pages à l’international, en devenant partenaire de Levure Littéraire, Webmagazine multidisciplinaire et plurilingue. En 2015, avec Christophe Bregaint et Marie Volta, Eric Dubois créée une association, Le Capital des Mots, dont l’objectif est de « promouvoir la poésie et les écritures dites « contemporaines » dans les médias, les bibliothèques et les librairies ». Sa motivation de départ, ainsi qu’il l’explique, a été de démocratiser la poésie. Aujourd’hui, la revue totalise plus de 136 0000 visiteurs et plus de 302 000 pages lues. Depuis plus d’un an l’association éponyme, dont l’objectif est de promouvoir l’art contemporain, a déjà deux spectacles à son actif, à la Galerie de l’Entrepôt, à Paris. Malgré la croissance du Capital des Mots Eric Dubois nous confie que l’objectif à atteindre s’il devait affirmer avoir accompli son projet serait « Un poème quotidien dans les quelques journaux qui paraissent tous les jours. Une émission sur la poésie à la télévision, sur une chaîne publique. Et aux rentrées littéraires d’hiver et d’automne, quelques livres de poésie placés en tête de gondole avec les romans. »

Hisser la poésie au rang des genres les plus fréquentés est donc une ambition qui n’a cessé d’agir Eric Dubois. Il est vrai que celle-ci est délaissée depuis plus d’un siècle, Face à ce constat, Eric Dubois nous rappelle les propos de Vincent Monadé, Président du CNL, qui, dans son discours des Vœux, début Janvier, a insisté sur la nécessité de «  réfléchir à la diffusion de la poésie et d’innover, de faire des propositions pour que cet art majeur retrouve la place qui devrait être la sienne. ». Et interrogeant l’auteur quant à la particularité du texte poétique, ainsi que sur sa différence avec les autres genres, notamment le roman, qui semble répondre à une nécessité d’ordre sociologique, il nous rappelle que «  la poésie est porteuse d’une parole singulière et universelle à la fois, elle résonne au-delà du simple fait. Je ne veux pas que la poésie supplante le roman mais qu’elle soit son égale. Tout comme le théâtre, l’essai, la philosophie... » .

Il est vrai que face à l’essor que prennent les revues de poésie en ligne, force est de constater que ce genre attire aujourd‘hui un lectorat de plus en plus important. Celui-ci a toutefois considérablement changé ses habitudes. Tentant d’analyser les raisons de ce nouvel engouement, ainsi que les caractéristiques inédites des modes de fréquentation du texte poétique sur l’internet, nous interrogeons Eric Dubois, qui nous confie qu ‘« Il y a les clics furtifs, au hasard du surf sur la toile, il y a les lectures rapides et les lectures prolongées et attentives. Il faudrait faire une étude auprès des internautes lambda et auprès des internautes amateurs de poésie, souvent poètes eux-mêmes. Attendons dans cinq, dix ans ou plus ! De toute façon, l’édition de poésie (sauf celle de poche) est toujours un peu marginale. S’il y a un regain d’intérêt pour la poésie, alors on en est qu’au début... ». Puis il nous rappelle que « les Japonais lisent sur leur smartphone et autre tablette, sous la forme de livres numériques, des recueils de haïku, dans le métro et en raffolent. L’ebook est peut-être l’avenir de la poésie, à condition qu’il respecte la forme des poèmes, leur disposition typographique, syntaxique et leur mise en page ».

Face à cette mutation des modalités d’appréhension du texte poétique, peut-être faudrait-il s’interroger sur sa nature. Son caractère, fragmentaire, le rend très diffèrent du texte en prose. Le texte romanesque est un texte long qui représente une globalité de sens et dont la lecture intégrale est impossible sur l’internet. Si l’on veut lire la totalité de la fiction qu’il propose on doit acheter le livre. Pour la poésie, force est de constater que la lecture d’extraits peut satisfaire un certain lectorat. Eric Dubois attire alors notre attention sur l’importance croissante des publications proposées en édition électronique, et nous conseille la lecture « éclairante » du livre de François Bon «  Après le livre » publié en 2011 au Seuil. Il souligne les fonctionnalités multiples proposées par l’ebook, « On peut faire beaucoup de choses avec un ebook, grossir ou diminuer la taille des caractères, chercher des occurrences, avoir la possibilité de trouver tout de suite des définitions, placer des signets etc ».

Cette mutation du support de publication pose toutefois nombre de questions. Celle qui semble au premier abord mériter réflexion concerne la réception de l’œuvre. Pour les livres publiés en édition papier, les éléments du paratexte que sont la couverture, le quatrième de couverture, les illustrations, le dispositif tutélaire, l’enchaînement des textes et des chapitres appréhendables dès l’avant lecture, permettent la mise en place d’un horizon d’attente chez le lecteur…L’appréhension de l’ebook est très différente, et il nous a semblé qu’à cet égard les revues de poésie en ligne pouvaient participer à la mise en place de cet horizon d’attente autrefois théorisé notamment par Hans Robert Jauss et Umberto Eco. Interrogeant Eric Dubois sur cette possible coopération et sur ses modalités, celui-ci nous confie qu’« Il y a déjà des fichiers Pdf dans le Capital des Mots », et qu’à l’avenir « il pourrait y avoir des epubs. Il faudrait que les auteurs veuillent partager certaines de leurs œuvres en intégralité ou bien que les éditeurs m’envoient des extraits de leurs livres en epub ». Et celui-ci d’ajouter que déjà les revues en ligne « donnent aussi parfois à lire des extraits de livres numériques ou livres, ou des textes en intégralité », qu’elles proposent « autre chose comme d’ailleurs les revues papier avec toutefois des différences car elles proposent des archives, des liens hypertexte etc. que les revues traditionnelles ne peuvent offrir ».

Ainsi les revues de poésie en ligne semblent ouvrir à de nouvelles possibilités d’accompagnement de l’œuvre, qu’il s’agisse de créer des liens hypertextuels ou d’accompagner la prise en charge du livre électronique par le lecteur. Et lorsque l’on demande à Eric Dubois s’il voit dans cette mutation éditoriale une opportunité pour la poésie d’être à nouveau parmi les genres les plus fréquentés, il répond « Oui et la poésie va redevenir à la mode ! Enfin avec beaucoup d’espérance ! Croisons les doigts ! ».

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notes

1 - http://www.le-capital-des-mots.fr/

 

 




Contre-Allées, revue de poésie contemporaine n°37–38

 

 

La revue d’Amandine Marembert et Romain Fustier ouvre ses pages à Serge Pey, avec sa « cartouchière / pleine de stylos et de gommes / pour dessiner le rire du monde/ qui ne s’efface pas ». Ainsi le saltimbanque du verbe rend hommage à Charlie, ce rire du monde, c’est tellement plus pertinent que toutes les fadaises qu’on a pu entendre sur la liberté d’expression. Car ces poèmes sont des tombeaux, à Maspero, à son copain Renato, à la chienne de son enfance, à Pierre Bec. L’art du tombeau est un art d’homme mûr (né en 1950), à l’âge où pour voir ses amis on regarde le gazon. Mais il n’y a qu’un vieux poète pour alléger la langue et l’oreille en parlant de ce sujet plus que jamais derrière le jargon managérial et technique. La mort, c’est une irruption, ça saute à l’esprit, au contraire de la fin de vie, le décès, la disparition, etc.

Quand mon copain est mort
j’ai pensé que tout le monde
était mort
(…)
La résurrection
est de cet ordre
dire à ceux qui se croient vivants
autour de nous
de ressusciter
mais pas dans les cimetières

De résurrection, Christine Bonduelle, parle à sa manière : # La voix muée de peu dénoue ma langue sèche / Redéploie toutes mes côtes au passge / Écarte mes mains en deux marches/ Pour la cascade d’hilarité… Lectures roboratives qui donnent leur importance au rire, au souffle dans cette période de dolente crispation.

 

Ainsi Thierry Le Pennec aventure sa prose poétique andante vers :

              …les quartiers mexicains fresque murales take care of the car à Downtown c’est le soir sidéral sur les vitres des parois les étranges sculpture les toiles de Rothko photos des années cinquante nous marchons

                       dans le présent le passé qui nous fit frères.

 

Mais encore ces Nuits de Marina Skalova (publiée dans nos colonnes, en bilingue allemand-français) :

un craquellement

sous la peau, la parole éclot

quand les pensées s’en vont
en vols d’oiseaux

 

Cécile Glasman a posé une question toute simple à Albane Gellé, Alain Guillard, Rémi Checchetto et Sylvie Dubec : à qui parle le poème ?

Cette dernière a répondu : Parfois j’invente un verbe pour m’aider à traverser la langue. / Et parvenir de l’autre côté du lointain.




La nouvelle collection Folio “Sagesse”

 

 

Sainte Thérèse d’Avila, Li-Tseu, Confucius, Pascal, le catalogue ne prétend pas décoiffer le lettré. On est dans les valeurs sûres, les auteurs connus et qu’une trop grande familiarité considère comme acquis. Mais, en matière de « sagesses », la plus élémentaire d’entre elles devrait nous conduire à ne rien considérer comme acquis.

Relire Pascal aujourd’hui à travers ce choix de pensées intitulé L’homme est un roseau pensant, le relire en toute simplicité. Cette langue physique qui nous élève vers l’abstraction est en soi (pour le (post)moderne) une expérience authentiquement productrice de sens et de lien.

Fidèle à son art proverbial du confort de lecture, la maison Gallimard peut s’enorgueillir aussi de l’élégance de cette collection aux allures dépouillées : une couverture souple et sobrement décorée, un papier pas trop blanc se prêtant à la lecture dehors, dans la rue, une allée du Luxembourg ou une sente d’Auvergne. Quant aux textes il s’agit d’œuvres courtes, ou de chapitres sélectionnés de manière cohérente.

Ouvrons Li-tseu au hasard et tombons sur cette page où, parlant du voyage, il nous convie à contempler les fruits du jardin que l’on a sous les yeux. Tendons la main vers les Ébauches de vertige de Cioran : La plénitude comme extrémité du bonheur n’est possible que dans les instants où l’on prend conscience en profondeur de l’irréalité et de la vie et de la mort. Et voilà comment, sur un coin de table, et grâce à la taille des ouvrages, on a pu faire le lien entre l’Occident et l’Orient.

J’aime aussi une certaine confiance éditoriale qui préside à ces ouvrages à petit prix, l’absence de toute préface, de tout garde-fou, offre une expérience franche et directe, devenue rare dans la croissante réglementation de la pensée.

Que dire de plus ? Au péril de vous faire manquer l’heure d’ouverture de la librairie par des bavardages laudatifs ! Courons-y, offrons ces trésors accessibles et beaux.

Il n’y en aurait qu’un, je choisirais celui-là, ce Du bonheur et de l’ennui d’Alain, un groupe de chapitres des Éléments de philosophie :

Les anciens, mieux éclairés pas la sagesse traditionnelle, n’ont point manqué d’attribuer les transports de l’intempérance, et l’exaltation orgiaque dont les plaisirs n’étaient que l’occasion, à quelque dieu perturbateur que l’on apaisait par des cérémonies et comme par une ivresse réglée. Et, par cette même vue, leurs sages attachaient plus de prix que nous à toutes les formes de la décence ; au lieu que nous oublions trop nos vrais motifs et notre vraie puissance, voulant réduire la tempérance à une abstinence par peur. Ainsi, visant l’individu, nous ne le touchons point, tandis que l’antique cérémonial arrivait à l’âme par de meilleurs chemins.




Jointure, poésie et arts, numéro 100, septembre 2016

 

 

Gabrielle Althen ouvre ce volume sous l’égide d’Andreï Tarkovski

                       Faire un pas dans la paix admirable / Sa province légère…

Francine Caron dans Égypte nous place :

                       Dans la tranquillité des dieux / dans l’oubli du passage / crépite une fontaine

Et François Perche (dont vous retrouvez l'entretien dans la rubrique "rencontre" de ce numéro de Recours au poème) donne deux pages de Prétexte 

                      S'offrir un état de naissance perpétuel.
                      Pour mieux respirer,
                      Se retirer au-delà de toutes les parties
                      Du monde connu.

On le voit, pour ceux qui ne connaîtraient pas encore cette belle revue wallonne qui va cesser de paraître, les poètes sont invités en toute amitié, on sent cette ambiance amicale. Nicole Drano-Stamberg signe une supplique pour la mer Méditerranée :

Mer, tu fais semblant de faire la douce,
Puis soudain jaillit, bondit
Paquet d’eau en lames de fond qui claquent (…)

On retrouve Marianic et Jean-Pierre Parra dans un beau dossier poétique et pictural (en couleurs).

Isabelle Normand signe des vers qui sonnent à nos oreilles meurtries :

ses racines, on les porte en soi
souvenirs et oiseaux
l’intensité d’un regard au moment d’une séparation
et sa brûlure

 

Dans son édito, Georges Friedenkraft observe que depuis le premier numéro en 1984, « nous avons publié un grand nombre de poètes, célèbres ou débutants, en refusant de céder à la manie française des chapelles ». Issue de l’association la jointée  qui veut dire « ce que, de grains de blés, peuvent contenir deux mains jointes ». Chaque livraison n’était donc pas un florilège (futilité de la fleur), ni un spicilège (prosaïsme de l’épi), mais une jointée à la juste mesure humaine et aux usages inombrables. Ce numéro cent est le dernier : l’explication est que « avec les années, notre petit groupe a progressivement fondu (…) ». Mais les derniers mots sont tout de même « à bientôt… pour de nouvelles aventures !




Averse, n°12, automne 2016

 

 

Dans une mise en page soignée qui alterne les photos en noir et les textes, la revue Averse est d’une agréable lecture.

Cette Barque de fortune, selon les mots de sa rédactrice en chef Blandine Poinsignon, accueille avec la place qu’il faut les poètes invités : comme Maud Thiria

                       …tu aimerais retrouver / l’enserrement / des arbres en forêt…

qui se mêlent aux morts comme Manuel Bercerra Salazar (critiqué dans nos colonnes) dans une traduction de Harry Szpilmann :

                       (le léopard) approvisionne ses griffes et ses crocs / avec les os sonores des oiseaux…

 

Cathia Chabre signe un hommage personnel et vibrant à Yves Bonnefoy :

                       Tu poses un objet sur le coffre d’un autre mirage / là où le souvenir cogne…

 

On y trouve aussi un substantiel entretien avec Michel Deguy qui parle entre autre, mais en langue de poète, de l’écologie :

                       Ce qui menace c’est la déterrestration (…) l’homme est en train, par toute sa science, tout son argent, toute son économie, de quitter la terre…

Des mots, intelligibles et profond, que bien des commentateurs politiques feraient bien de lire avant de parler.

 

Tout ce qu’il faut pour une revue, des livres chroniqués avec attention, des photos qui ne sont pas anecdotiques et la bonne idée de publier les étrangers en bilingue. En plus, ce n’est pas cher et rentre dans toute poche ou sac pour être en bonne compagnie sur les chemins ou pendant une traversée.




Trois revues fortes en alcool : La revue littéraire, Les cahiers de Tinbad, Dissonances

 

 

À l’image de son rédacteur en chef, Richard Millet, La revue littéraire  propose des articles d’une grande tenue. 276 pages, rien à jeter, cela commence par quatre auteurs italiens vivants à Paris qui abordent les questions de la précarité des écrivains et de l'asservissement de l'intelligence.

« Plus on cherche la qualité, moins on est payé »… Francesco Forlani offre une stimulante réflexion sur nos représentations du « travail culturel », sachant que tout travail mérite en général salaire. L’article, pour vif et même drôle, ne laisse de mettre mal à l’aise tant la situation de bénévolat forcé dans lequel se trouvent les auteurs est un fait collectif auquel tous participent. Loin d’énoncer des solutions (exercice à la mode en ces mois préprésidentiels), loin même d’imposer ce qui serait un problème à résoudre, il nous tend (à nous tous, travailleurs culturels travaillant pour la gloire ou le sens du service) un miroir qui fait le tour de la tête.

De la république des lettres, Andrea Inglese donne l’image d’une autopromotion permanente où il n’y a que des « égoïstes lancés les uns contre les autres ». Où l’on voit que l’art de la formule peut aider l’intelligence. L’humour aussi : en réfléchissant à ce qu’il nomme les « écrivains pré-posthumes », Giacomo Sartori met le doigt sur un problème littéraire qui est aussi un problème de civilisation :

Moi-même, le soir le plus souvent, ou quand il pleut, ou quand mon compte en banque entre dans le rouge, ou quand le frigo est vide, je penche vers cette autre possibilité. Je me dis que je ne suis pas un écrivain pré-posthume, mais un écrivain raté : mon échec réitéré et cristallin est exactement ce que je mérite. Le matin suivant je me lève, et je recommence à lutter pour trouver un peu de temps pour écrire (…) indifférent à ce qu’assènent les pages culturelles des journaux, ces havres de l’entre-soi où les critiques parlent des romans écrits par les critiques des autres journaux ou par les éditeurs des maisons d’éditions où ils publient eux-mêmes (…) rêvant peut-être que ma belle et riche éditrice m’invite à déjeuner, comme cela arrive dans tant de films français.

Jérôme Michel donne un remarquable article sur Cristina Campo, une « insulaire de l’esprit » :

Chez les insulaires de l’esprit (…) nulle nostalgie d’un âge d’or, d’un autrefois fastueux en contrepoint de la détresse du présent. Ceux-là savent qu’on ne peut rien contre le temps, que toute insurrection s’achève dans les fosses communes de l’oubli. Non, pas de contre révolution à opposer à la révolution des mondes. Les civilisations meurent, c’est tout. L’insulaire de l’esprit se tiendra droit dans le désastre, et calme, et silencieux.

Avec subtilité, il fait vivre cet auteur dans son époque.

Après une citation de Joyce poète (Chamber Music) Clara Lukowska donne de très forts poèmes :

Pourquoi me dire que tu m’aimes
si c’est pour me laisser au bord des mots
comme le hérisson retourné (…)

Une longue contribution de Bruno Chaouat s’interroge sur la possibilité de la littérature à l’ère du transhumanisme. Qu’est l’acte d’échanger la parole face à ce projet d’améliorer et d’augmenter l’homme ? Où la littérature apparaît consubstantiellement liée à cet homme ontologiquement défectueux dont le narrateur des Particules élémentaires finissait par se débarasser.

(…) la mort serait vaincue ici-bas et non plus au-delà (…) la littérature en tant qu’elle s’élève, comme la foi, contre la mort, a-t-elle un avenir ?

Face aux avancées en apparence libératrices de la Silicon Valley, cet article documenté réunit des considérations anthropologiques, scientifiques et morales : notamment sur le cerveau, cet organe esthétique « affecté par l’ouverture au monde ». Au delà de l'article, peut-on y voir une réponse à « l’onanisme » littéraire traité par le quatrième auteur italien, Giuseppe Schillaci ? Le Je t’aime du robot fait quant à lui penser aux poèmes de Clara Lukowska. Ce qui montre la cohérence éditoriale, qui est aussi une cohérence d’ouverture, comme en témoigne encore l’entretien de Régis Debray avec Richard Millet et les pages diaristes de ce dernier, deux auteurs moins unis par les idées que la rigueur d’écriture et l’art de ne jamais être en repos.

Je terminerai ce tour incomplet par un long article de Guillaume Basquin sur Carrousels de Jacques Henric. Une republication à laquelle il a participé et dont il constate amèrement le maigre écho dans la presse papier. Nous épargnant les réflexions désabusées sur la fin des avant-gardes, Basquin fait de cette irritation un départ pour un questionnement sur la littérature aujourd’hui. Immense vertige que de constater que le grand public et la presse semblent dépassés par l’ampleur du réel (et de sa folie institutionnelle ?) au point de ne plus oser parler de telles œuvres « insuffisantes » par principe. In-suffisance qui requiert un lecteur actif. Mais il semble que chacun cherche, à travers l’expérience littéraire, une sorte d’assurance tout risque parfaitement adaptée à la singularité (fantasmée) de sa vie. Et là l’industrie éditoriale assure l’approvisionnement. L’article est riche, précis et lyrique. On peut ne pas suivre Henric et Basquin (d’ailleurs, le plus jeune des deux, Basquin, n’a lui-même pas une âme de disciple) dans toutes leurs assertions, mais s’enchanter que le comptoir des lettres serve encore ce genre d'alcools forts.

°°°°°°°

Aux commandes des Cahiers de Tinbad, le même Guillaume Basquin demarre le numéro 2 sur une rencontre inadvenue : il voulait y faire dialoguer Schuhl et Nabe, les deux l’ont éconduit. Ils ont même, depuis leur frenhoférienne retraite, refusé tout net l’autorisation de republier certains textes de jeunesse. Pas le moins du monde plaintif, il signe un édito qui, au lieu d’être vengeur, est une réflexion sur cette génération de maîtres qui ne veulent pas transmettre. Réflexion qui pose la question morale (il est question d’égoïsme et du « jouissez sans descendance ») en même temps que celle de la survie de l’institution littéraire… On voit que les préoccupations des Italiens de La revue littéraire ne sont pas très loin.

Dans le corps d'un sommaire à cheval sur le texte et l'image animée, Basquin analyse entre autres les Huit salopards de Tarentino. :

[…] l’écran extra large est très propice à bien représenter l’indifférente nature, sa violence intrinsèque. Ici, cette sauvagerie est très bien représentée […] ce blizzard qui n’en finit pas et qui emprisonne les personnages, soulevant les passions, et rendant enfin possible le bain de sang final. Oh le beau rouge ! Et ce bleu du ciel dans les premières minutes [quand la diligence] nous mène vers le lieu du drame/crime ! Ah ce blanc moiré (à cause du noir entre les images du projecteur-Lumière à obturateur rythmique) […] Je sais qu’en projection numérique, c’est perdu… Foutu !

Son style de critique ressemble à son style poétique. Le lecteur doit engager la première phrase dans son cerveau à la manière d’une pellicule dans les griffes du projecteur. Après, ça se lit très bien. C’est un peu ce qu’on fait avec les vers classiques. C’est une éthique de la lecture présupposée par la façon d’écrire. Cette remarque stylistique me semble résumer ce que l’auteur prétend apporter dans les usages littéraires de maintenant, une implication et un style qui ne se limitent pas à des enjeux esthétiques.

Toujours le cinéma, Mark Rappaport vient parler du goût d’Hitchcock pour la performance. Les explications sont accompagnées de photogrammes, on a l’impression d’être avec l’auteur dans une salle obscure.

Côté poésie — mais n’y étions-nous pas dès le début ? —, c’est Christophe Esnault, lequel nous permet de trouver made in french une rude alacrité que nous avons pris l’habitude d’importer d’outre-Atlantique (Swensen, Rankine, etc.) :
                     Aplanir la sensation jusqu’à ce qu’elle crache son jus.

Je reviendrai sur cet auteur avant le printemps.

Côté vivacité, Tristan Félix, dont Guillaume Basquin fera prochainement une présentation dans nos colonnes, nous livre des poèmes sur des images de « malformations » animales ou humaines à la limite du montrable. Lignée Batailienne ?

Je n’suis pas bien joli joli
dis-tu
dois-je l’être ?

Peut-on rire, pleurer, fuir ? Êtes-vous une chose ? Voilà le sens d’écrire sur « l’anormal », la question irrigue le normal et son déficit d’humanité. La référence à Freaks
« On lit pour perdre du temps ». Dans ce cas, je ne pense pas.

°°°°°°°°

La même Tristan Felix est au sommaire de Dissonances avec une réflexion sur le clown (de mes deux), qu’il ne faut pas confondre avec le bouffon qui est aimé du Pouvoir (d’après vous Groland, entrecoupé de pub pour 4x4, se plaçait dans quelle catégorie ?) Ce texte a donc passé le comité de lecture sous forme anonymée comme toutes les contributions. Un choix qui fait voisiner des débutants et des confirmés au nom du seul intérêt de leur écrit. On pourrait objecter que cela risque de tout subordonner au goût de l’équipe de rédaction autour de Jean-Marc Flapp, mais la palette des collaborateurs des 30 numéros précédents, de Valérie Rouzeau à Hubert Haddad, prouve une bonne ouverture d’esprit.

Le thème du numéro : désordres.

Jean-Christophe Belleveaux donne un journal du trouble qui ressemble à un glossaire sur un air de blues, mots triste et sourire goguenard : j’accueille le soir, la poignée de la porte, les voix, ce qui serait une réalité vraisemblable (qui ne m’inclut pas tout à fait)…

Luna Beretta fait un récit avec X et Y en plus du narrateur, dont le ton prolonge maintenant l’aboulique désinvolture d’un certain Plume ; dans Asphodèles, Cédric Bonfils raconte une perte d’identité par petits bouts où la seconde personne paraît à chaque fois un peu plus effacée de la phrase, jusqu’à être à la fin affublée du nom floral qui fait le titre : cette fleur presque verte… On aimerait parler de tous ces bons et très bons textes.

Sinon, c’est une vraie revue avec un portfolio de photos — cette fois d’Isthmaël Baudry, où les reflets servent moins à superposer des lieux qu’à faire trébucher l’un l’autre, comme deux marcheurs chercheraient en vain à accorder leurs pas — et des critiques de livres, ça ne coûte que 5€ et on a envie d’en acheter pour donner à la volée aux amis de passage.




Quatre revues poétiques

 

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L’Etrangère n°37 honore la mémoire d’un écrivain belge tôt disparu, François MUIR (1955-1997), né Jean-François de Bodt,  poète qui a beaucoup écrit pour, dit-il, « me défendre contre moi-même ». Dans ce souci testamentaire, il se rappelle la métaphore artaudienne « athlète du cœur » qu’il souhaite, une fois mort, qu’on lui applique désormais (p.33)

« L’Infamie de la lumière » fait preuve d’une économie stylistique, où le lyrisme s’exerce corseté par une rigueur toute stoïcienne :
« Festive elle s’échappe, l’air laisse le jonc
Lèvres courbes, chasse-la, l’ancienne course, gale de l’informe
Qu’elle monte, qu’elle descende, baise le tranchant
L’or en bouche, laisse pieds et mains
Accroupi, donné en cercle, erre et fouille le sol » (« Ombre lente, ombre-lien » (p.11)

Stéphane Lambert (auteur d’un bel essai sur Muir) évoque le manifeste de son jeune auteur (« Pourquoi je suis écrivain »).

La revue-livre, livraison 37, féconde de ces 156 pages, propose encore des études de Jean-Patrice Courtois, qui tente d’appréhender le terroir-intérieur de Muir, comme la conscience qui se livre en paysage et tisse le « parler loin » et la présence de l’autre qui comble vide et vanité.

« Le poème se fait donc scène de l’Autre »

« Le plissement, / Les rives de la vacance, transition/ de l’Autre, limites de l’effraction » (p.60)

 

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Les Hommes sans épaules n°39 rend mémoire à l’immense Alain BORNE, l’auteur de « Cicatrices de songes » (1939) et autre « Contre-feu » (1942).

De l’ami fidèle (il dit de lui-même : « En amitié, il a quelque chance. Il croit avoir su rester fidèle à quelques êtres qui lui sont restés fidèles. (…) Il les a choisis avec ce mélange de lucidité et de passion qui le caractérise – croit-il – et il se tiendra à son choix quoi qu’il découvre en eux » (p.136), la revue propose un large choix de poèmes intenses (« Chambres taillées dans le soleil » (p.143) :

« J’entendrai mille pas avant d’aller dormir
bénir mon seuil d’inconnu jamais le vôtre
jamais sur ma porte votre ombre ne vous parodiera… » (p.145)

 

Christophe Dauphin éclaire le parcours de Yusef Komuniyakaa, marqué par la guerre du Vietnam (« Dien Cai Dau », 1988). « C’était un lieu de flux émotionnel et psychologique où l’on essayait de donner un sens au monde et d’y trouver une place », dit le poète à William Baer dans « Kenyon Review », p.185.

Beaux poèmes de l’excellent Claude VIGEE (« Parler/ palper : / connaître en caressant »), du non moins remarquable  Lucien BECKER de l’Ecole de Rochefort (« Dans la plupart des chambres, un homme/ dont le sang veille comme l’eau sous la glace/ n’est plus qu’une épave au milieu de sa vie/ avec parfois, mal entendu, l’écho d’un rêve » (p.23)

 

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La haute revue N47, en est déjà à son numéro 27.

Le sommaire propose dans la section « Pleins formats » (pp.5-25) quatre noms : Michel Bourçon, Sylvie Loizeau, Ariane Dreyfus et Pierre Soletti, avec les trois pages imposées. Chaque poète est brièvement présenté par Antoine Emaz et Christian Vogels, rédacteurs de la belle revue.

La poésie discrète et ombriste de Bourçon ouvre en lui « une fenêtre » pour saisir « un sens à tout ce qui nous entoure » et « les mains ne rallient plus ce que nous sommes » et « les jours se répètent…à traîner jusqu’au soir où les mots vont paître en tête et les mains protéger la flamme d’un être aimé » : c’est très beau, très fin.

La section « Plurielles » (pp.31-76) : une anthologie de voix diverses où l’on pointera le travail original de la Roumaine Doina Ioanid (« Son cœur tire la maison derrière lui »), celui de Mathias Lair ou encore la diatribe terrible contre « nos mères » de Eric Martinet, véritable assaut verbal : « nos mères…trompées…battantes…cocottes…complexées…rougeaudes…chiantes… »

Présentation très élégante pour 108 hautes pages, très fécondes en belles découvertes !

 

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Verso 160, sur le thème de « Chemins d’eau, chemins de mots », apparie des voix très variées pour dire en quelques poèmes chacune « le courant », « l’eau et les mots même substance » (François Charvet).

Ferruccio Brugnaro, dans une suite bilingue italien/français, cerne « l’étoile/ ce soir/ aussi limpide et grande/ que la lutte que les exploités sont en train de soutenir ».

Les « Poèmes flottés » de Michel Serraille («  La salive a nettoyé l’icône » ou « Avec la main je te fais signe/ et le reste je te le dis avec de la nuit », p.31)

Riche numéro et nombre de découvertes dans les noms proposés (entre autres, Andrée Ospina et son « Barbe-Rouge » : « J’ai dévoré une femme, j’ai mangé mon amour »

 




NUNC, numéro 40, octobre 2016

 

Ce mois d’octobre 2016, quinzième anniversaire de la revue NUNC. Le numéro d’automne est d’une richesse qui défie le compte-rendu en quelques lignes. On voudra bien excuser le caractère partiel, rapide par nécessité, de ces quelques lignes qui, je l’espère, donneront le goût d’aller y voir…

Nunc consacre à Hadewijch d’Anvers un dossier dirigé et présenté par Daniel Cunin. Celle dont on ignore à peu près tout, sinon qu’elle fut sans doute béguine en terre anversoise, nourrie des écrits cisterciens de Bernard de Clairvaux et de Guillaume de Saint Thierry, continue de fasciner par la profondeur mystique de ses Lettres rimées, Visions et Chants ; par le mystère qui entoure son œuvre, sortie d’un très long oubli dans les années 20 par le travail minutieux de Josef van Mierlo ; par la force de sa langue toujours poétique et musicale (même en prose) dont se réclament un cinéaste comme Bruno Dumont, ou avant lui, les surréalistes belges ! Une mystique donc, qui dispensait un enseignement centré sur la Minne, la surabondance divine d’Amour qu’on inscrit plus largement dans le mouvement de la mystique rhénane. Mais, et cela n’a rien d’étonnant, une mystique, qui, comme Saint Jean de la Croix, en son temps et de l’autre côté de l’Europe vit, écrit, pense, aime Dieu et les hommes, en poète.

 

 

Nunc, revue enthousiaste et agonale

 

… Enthousiaste, ou devrait-on dire plus justement en faisant nôtre le néologisme de Mircéa Eliade, revue de « l’ enstase » puisqu’elle nous invite à faire en nous-mêmes l’expérience et l’exercice de nos ressources et richesses intérieures. Il faut reconnaître dans les longues et belles traductions des Chants (à paraître  dans leur intégralité chez Albin Michel courant 2017) , de la Lettre Rimée 16, ou de certaines Visions de la Brabançonne,  que ces textes vraisemblablement écrits dans la moitié du 13e siècle, exercent un puissant pouvoir d’attraction sur le lecteur moderne : beauté des images, hermétisme de certaines références et de jeux de symboles aujourd’hui perdus, rythmique, reprise de codes formels troubadouresques tout y contribue, comme au début du Chant 1 : « (…) On le devine / à cette année nouvelle: / le noisetier se constelle de fleurs. / C’est là un signe ostensible. / - Ay, vale, vale millies - / vous tous qui en cette nouvelle saison / -si dixero, non satis est - / par amour voulez être heureux. »

agonale puisque en donnant la parole à de grandes signatures dans leurs domaines respectifs, de Ludovic Maubreuil (pour le film de Dumont), Isabelle Raviolo (la mystique rhénane), en donnant la parole aussi à des poètes, des romanciers, traducteurs (Jean-François Eynard, Claude-Louis Combet, Isabelle Raviolo, Daniel Cunin etc.), Nunc, revue exigeante dans son contenu, sa ligne éditoriale, soucieuse d’un sens qui éclaire le « ici et maintenant » du lecteur, Nunc donc, met en relation, parfois en tension, fait dialoguer ses contributeurs, pour dessiner dans ce réseau d’éclairage serré, sensible, sensuel, vivant (ce qui n’exclut en rien la profondeur raisonnante) le visage d’une femme, poète, mystique et contribue au miracle heureux d’en faire connaître la parole, la vitalité amoureuse et énergique. 

 

Nunc, revue pérégrine, sensuelle, amoureuse

 

L’énergie amoureuse, le terme n’est pas trop fort pour parler de la poète. Pascal Boulanger propose en écho aux textes de la béguine un long poème de courtes strophes, « l’amour là », qui restitue la dimension sensuelle, physique de l’amour mystique, du renoncement à soi qu’est la foi pour Hadewijch. Les images corporelles empruntées à l’expression poétique courtoise abondent en effet dans les visions comme dans les lettres de la poète du 13e siècle (« en lui on reçoit la douce vie vivante / qui donne la vie vivante à notre vie »). C’est « l’enfer qui est l’essence de l’amour car il dévaste l’âme et les sens » s’écrie-t-elle à la fin de la lettre rimée 16.

Après avoir consacré son numéro précédent à Guy Goffette, autre pérégrin, homme libre, grand et éternel voyageur, Nunc, fidèle à elle-même, nous fait découvrir Hadewijch, femme dans un monde d’hommes, aux marges, et géographiquement et par sa féminité, d’une institution masculine, femme libre, dont certaines lettres (malgré l’effort des copistes chartreux du 14e siècle pour en effacer – à notre grand dam -  les éléments anecdotiques ou personnels) témoignent en creux de la lutte, voire peut-être de la persécution qu’elle a subie. Pérégrine par une poétique et une pensée toute en mouvement, qui se lit dans la seizième lettre rimée que la revue nous propose dans son intégralité. Cette lettre, consacrée aux sept noms de la Minne (de l’amour) propose à la fois une définition et un parcours « même s’il convient de reconnaître qu’on en est encore loin », vers l’amour total, où l’humain et le divin se rejoignent : « L’amour a sept noms / qui, tu le sais, lui conviennent.  / Ce sont lien, lumière, charbon, feu. / Tous quatre sont sa fierté. / Les trois autres sont grands et forts, / toujours courts et éternellement longs. / Ce sont rosée, source vivante et enfer. » la simplicité métaphorique ne relève pas que de la rhétorique religieuse conventionnelle. Il faut reconnaître une voix singulière, proprement poétique. La profondeur du sens étonne, surprend, interroge le lecteur moderne (l’amour mystique, enfer?). 

Mais Nunc est pérégrine aussi car elle nous fait voyager. C’est une banalité de le dire, que sauvera peut-être la remarque qui suit : le numéro d’octobre ouvre ses pages centrales à deux poètes chinois contemporains Shu Cai et Chu Chen ; un poète anglais Paul Stubbs. Plus loin des textes d’Eléonore de Monchy, de Gérard Bocholier pour ne citer qu’eux, renforcent encore cette polyphonie qui consonne. Nunc, revue de l’écho, serais-je tenter d’écrire, de l’être comme relation et ouverture à l’Autre.

 

Nunc, revue littéraire !

 

Revue totale, ce numéro se penche dans son cahier critique sur la musique d’Anthony Girard, la réédition des cours au Collège de France de Bergson, la philosophie des sentiments. Signalons enfin un très important et essentiel article consacré à Yves Bonnefoy, dont le premier recueil de la maturité, Du mouvement et de l’immobilité de Douve se trouve ré-éclairé, mis en perspective dans son époque et dans la nôtre par Stéphane Barsacq. Ces vers de Bonnefoy résument et expriment en quelques lignes l’esprit de ce dernier numéro de Nunc, consacré à la mystique  occidentale:

 

« Que saisir sinon qui s’échappe,

que voir sinon qui s’obscurcit,

Que désirer sinon qui meurt,

Sinon qui parle et se déchire ? »

 

 

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Le Journal des Poètes, Phoenix et Le Festival Permanent des Mots

 

Le Journal des Poètes, 2 -2016, 85ème année

 

Périodique dirigé par Yves Namur et Philippe Mathy, désormais édité par Le Taillis Pré, Le Journal des Poètes paraît trimestriellement en Belgique, et peut facilement être commandé en France auprès de l'éditeur.

Ce numéro, apparemment mince (96 pages) est en fait un carrefour de rencontres entre poètes, critiques, et lecteur invité à suivre les pistes qui lui sont proposées.

L'édito de Philippe Mathy invoque Léon-Paul Fargue en exergue, évoque Maurice Ravel sur le front en 1916, et Guillaume Apollinaire pour nous préparer à accueillir la sélection poétique qu'il nous propose comme "un moment musical où l'espérance, si nécessaire, peut bâtir son nid" – projet on ne peut plus louable en cette rentrée marquée des violences et des failles de la société.

Précédé d'un "Coup de coeur" pour les dernières parutions de Pierre Dhainaut et Richard Rognet, le numéro s'ouvre sur un dossier consacré à André Schmitz, décédé en janvier 2016. Le lecteur y trouvera divers hommages poétiques, un témoignage de Marc Dugardin retraçant sa correspondance avec le poète, dont il donne des extraits, ainsi qu'une série d'inédits – "notules nocturnes" et posthumes terminant par cette émouvante notation :

 

"Les pluviosités de novembre obscurcissent la graphie, et par là, le sens recherché des textes.
Que ferons-nous en décembre?

Si nos yeux ne s'ouvrent pas à de nouvelles lumières naturelles et spirituelles."

 

A la suite de "Trois poètes d'Italie", présentés et traduits par André Ughetto, la section "Paroles en archipel" qui présente l’état actuel de la poésie dans le monde, ouvre ses pages à 7 poètes. Entre les très géopoétiques notations d'Yves Broussard et Karim De Broucker, le "territoir poème" d'Hervé Martin, un très bel art poétique de Pierre Dhainaut – "Ne pas définir un poème, lui ressembler" – le lyrisme nostalgique de Richard Rognet

 

"Comment faire pour voir,
dans l'épaisseur du temps,

la place de ceux qui s'en allèrent,
dont je n'ai pas sur reconnaître
les tendresses cachées,
les timides regards
qu'ils posaient sur les choses?"

 

et la sensualité d'Eliane Vernay, cueillant avec ses mots les bruissements d'un papillon ou d'une hirondelle, ou l'enivrante odeur du figuier.

 

Après les invitations à la lecture de la partie "A livre ouvert", et avant de se clore sur son "Poésie-panorama", Le Journal des Poètes nous offre, en point d'orgue, une nouvelle voix à découvrir : celle de Blandine Poinsignon à travers des extraits d'un recueil inédit : "Tissé dans la Chair", qui évoque avec beaucoup de sensibilité la gravidité, ce moment double et solitaire où "prennent chair" les mots "notre fils dit pour la première fois" et les premiers jours assortis d'un don du nouveau-né à la poète :

 

quand je déplie tes doigts
je trouve dans ta paume

papier froissé
un peu de laine
quelque fil pour mon poème."

 

 

*

 

 

 

Phoenix, cahiers littéraires internationaux, numéro 21, Printemps 2016

 

"Gagner en altitude", avec ce numéro consacré à Sylvestre Clancier, voici le projet annoncé dans l'édito d'André Ughetto, après l'annonce, dans le numéro 20, du début d'un nouveau cycle. Et le projet du poète ici présenté répond bien à celui de la revue, qui démontre à nouveau combien "la poésie met en jeu notre rapport au monde, en ce sens elle est poïesis, métaphysique à sa façon". On le constate d'abord à travers le riche dossier consacré à cet auteur, présenté et coordonné par Jeanine Baude, qui parle très bien du poète-philosophe et éditeur -"ce guetteur, ce poète éveillé, debout, animé d'une juste révolte", avec lequel elle s'entretient et dont elle présente une série de poèmes où le temps et les êtres de l'enfance se retrouvent dans l'écriture : "Quand leurs corps se sont effacés / dans le jardin de la mémoire / son poème leur redonne la voix / et le goût de la langue." ainsi qu'un hommage à Gaston Miron, poète québécois engagé.

 

Le point de vue "en altitude" se confirme avec les voix poétiques du "Partage des Voix" où se répondent en échos éclatés celles de 11 poètes, parmi lesquels je retiens le réalisme de la peinture urbaine de Marc Durain – où le "93", la zone, le paysage industriel, interviennent en contrepoint d'un lyrisme retenu et teinté d'un humour non dénué d'interrogations métaphysiques, comme le démontre "Creux", poème éponyme du recueil d'où sont tirés les extraits :

 

"Je suis tissu de discours croisés. Ils me tirent d'un côté et d'autre. Comme je ne peux vivre en flaque, je choisis enfin une façon d'être. Mais rien, rien ne se mêlera parfaitement à ce creux d'où je parle (...)

Ainsi de bric et de broc, pour des raisons matérielles, je continue à cheminer dans le monde extérieur."

 

"La Chambre des Neiges" de Yoni Afrigan, apporte son étrangeté à un tissage de voix où me semble dominer la mélancolie, et dont je retiens la Prague tout intérieure de Rony de Maeseneer, évoquant avec humour Paul Valéry et Kafka dans un "non-lieu" du "rêve pur pour rêveur invétéré / De la poésie noble pour le poète" cherché en vain :

 

"avouez que j'ai le droit de vous chercher
dans le creux des silos
de mes souvenirs
parce que je n'en sais pas beaucoup plus sur vous
qui vous dérobez à chaque marée
à la vue des maîtres-nageurs
(c'est leur boulot c'est mon boulot)
de sauver les poètes nudistes"

 

Cette partie nous fait naviguer de Dakar, avec Mario Urbanet, au paysage intime du "vallon de La Gourgue" de Cédric Le Penven, en passant, avec Marie-Christine Masset, "De l'autre côté du monde" dans une mangrove de l'Australie où se développent les mythes aborigènes, avec des couleurs qui m'évoquent le Rimbaud prophétique du Bateau Ivre :

 

Ocre pour ocre
Fleuve pour fleuve

je ferai glisser sur toi le sable
et ses dessins monde.
Tu entendras ce passage
de la nuit vers le jour
quand le visage des ancêtres
plonge dans l'eau avec fracas
et vole comme un poisson bariolé
dans le ciel des rêves (...)"

 

Le voyage du Phoenix nous fait aussi pénétrer, avec un fragment génialement achronique de "Sorti d'un abri sous roche" de Françoise Hàn, dans un/nôtre (?) cerveau de

 

"chasseur-cueilleur du paléolithique (qui) arrive devant un miroir. Ce n'est pas un étang dans la forêt, c'est un trottoir en centre-ville, il se voit là multiplié." (...)

En chemin depuis trente ou quarante mille ans, fait-il déjà face au couchant de l'espèce humaine? Les feuilles tourbillonnent."

 

La partie "Voix d'Ailleurs"nous permet de découvrir celle de Mario Benedetti, poète né au Frioul (comme Pasolini) et désormais installé à Milan. Les poèmes présentés et traduits par Joëlle Gardes -"Colori" - sont le premier chapitre d'un recueil intitulé Pitture nere su carta (titre évocation de Goya, cité en exergue). Le lecteur y est confronté avec le regard d'un enfant au suicide d'un grand frère, dans une chambre d'hôpital.

Dans "Mémoire", Alain Paire évoque le, traducteur du russe et de l'espagnol Louis Martinez et sa relation avec Philippe Jaccottet, qui voulut apprendre le russe auprès de lui pour traduire Ossip Mandestam.

La chronique de Jean Blot, dans "L'Archipel" relit pour nous l'oeuvre de Giambattista Vico en nous présentant "Vie et Mort des Nations" du philosophe Alain Pons, qui a consacré sa vie à étudier, traduire et explique l'oeuvre du Maître Penseur du Siècle des Lumières, insuffisamment connu en France.

"Sporades" regroupe une série d'études sur la Grèce contemporaine avec un panorama de la poésie des "Grecs du XXIème siècle" par Michel Volkovitch, suivi d'un essai de Jean Blot sur l'ouvrage de Yannis Kourtsakis sur la permanence de "l'être grec", de celui de Guillaume Decourt, évoquant "L'empreinte chez Séféris" et la présentation de Perrine LeQuerrec en "furet" par Myrto Gondicas, à propos de "Têtes Blondes".

"Arts", sous la plume de Jacques Lucchesi et Henry Raynal nous emmène au Mucem pour y découvrir l'exposition "Jean Genet ou l'échappée belle" et nous fait découvrir la peinture de Gilles Sacksick.

 

Comme toujours, la revue se clôt sur une série de notes de lectures, invitation à poursuivre seul l'exploration de l'archipel littéraire auquel ce numéro s'ajoute, telle une île flottante, entre époques et lieux, voix multiples construisant la demeure au sens où l'écrit Sylvestre Clancier le bien-nommé, et que nous fait découvrir l'essai de Christine Bini – "Une savante construction" – nous montrant à quel point "l'empilement des mémoires (...) fait le monde des hommes" – engagement tenu par cet excellent numéro de Phoenix.

 

 

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FPM, Festival Permanent des Mots, revue de la parole contemporaine, n. 11, juillet 2016

 

La revue présente les textes et illustrations de 21 auteurs, "chassés ou cueillis par Jean-Claude Goiri", et répartis en quatre sections, dans une mise en page belle et aérée (le recueil compte plusieurs pages blanches "en pure perte", donnant à chaque poème, photo ou dessin la marge nécessaire à la rêverie du lecteur ). La première partie "Ouverture" contient un poème de Jacques Ancet, providentiellement intitulé "Bords". Le poète y interroge la vacuité, le passage du temps, avec une grande économie de moyens, qui touche par sa simplicité :

 

"Il se dit qu'il est trop tard.
Malgré tout, il continue.

Les ombres tremblent toujours
et les voix n'ont pas cessé;
Il pourrait bien les comprendre,
mais comprendre, pour quoi faire?
Le jour est une étincelle."

 

A ce poème s'oppose "Permanence, tenue par Jean-Claude Goiri", et "Puits" d'Edith Masson.

Suivent "Libre courts" (contenant une prose géopoétique d'Amélie Guyot, sur le "Printemps Austral") puis les parties "Braquages", et "De Long en large". De ma lecture, reste le souvenir d'une "Désespérance" - titre du poème de Joëlle Thienard : au fil de poèmes interrogeant le corps pourrissant, la destruction 'l'odeur fétide de la décomposition d'un monde" en conclusion d'une "Histoire de rien" de Christophe Sanchez – mais traités avec les armes de l'humour et de la révolte. Je retiens particulièrement un très beau poème de Gaëtan Lecocq où explosent de cosmiques images pour exprimer la solitude :

 

"J'ai la nuit en mémoire aux pores de ma peau
Comme un temps suspendu entre torpeur et soif"

 

ou plus loin,

 

"Je trace mon sillon dans les replis de l'ombre
Où se cachent la terre et l'arbre des mystères"

 

Deux réflexions à propos de deux films cinéaste thaïlandais Apitchatpong Weerasethakul, par Jacques-Jean Sicard, approfondissent cet ensemble traitant du réel tel que l'artiste le donne à voir.: en épigraphe du numéro, on pouvait d'ailleurs lire cette phrase : "Nous topographions nos territoires afin d'en abolir les frontières parce que rencontrer l'autre, c'est se soulever tout à fait"

 

Une revue à découvrir si ce n'est déjà fait – un numéro à se procurer.