LA MAIN MILLÉNAIRE N°12, été 2015

 

 

 

quelque chaste venin

secrets au bois dormant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

je le parcours

La glace fond

ne sait plus

me parler

du pays perdu

 

________________________

Les hommes sans épaules N° 40, « Jacques Lacarrière & les poètes grecs »

 

Il arrive à l’auditeur de radio de s’impatienter en écoutant l’énumération des offices de la moindre personnalité : « ainsi donc, vous êtes diplomate, voyageur, claveciniste à ses heures, parapentiste, cuisinier, philosophe, écrivain & j’en passe… »

Mais, concernant Jacques Lacarrière, les dresseurs de liste peineraient à faire le tour de ses multiples talents ; « je suis pléthorique » aimait-il à dire. Comme l’illustre encore cet excellent dossier que Les hommes sans épaules consacrent, dix ans après sa mort, au poète « porteur de feu ».

Sujet en outre bienvenu pour redonner de la Grèce une autre image que celle de mendiant de l’Europe qui prévaut ces temps-ci. Dans l’introduction, citant Lacarrière, Christophe Dauphin rappelle que l’histoire de celle-ci n’a été « qu’une suite de combats pour sa libération, on y retrouve très souvent le poète au milieu même des combattants ». (6)

S’ensuit une biographie économe et directe écrite par César Birène, que complète un florilège extrait du beau recueil paru en 2011 chez Seghers :

La dormeuse

D’après une gravure de Picasso

Tu cueilleras tout aussi bien des fleurs dans le soleil. Tes bras respireraient jusqu’au zénith le feuillage que les forêts soumettent à l’espace. Ne cherche pas à conquérir la pluie que supposent les toits, à chevaucher les fleuves sur des arbres géants. Reflète-toi entre deux ciels et tu connaîtras l’amitié que les astres te portent.

… entre deux ciels, cet usage fluide et tragique à la fois du présent, du futur et du conditionnel.

 

Mais l’originalité du dossier tient à cette somme (posthume) de Lacarrière sur ses contemporains grecs : un très beau cadeau. Bien sûr, on croise des figures connues comme Ritsos, Seferis et Cavafy, qu’il est toujours intéressant de (re)lire sous la plume du traducteur amical qu’était Lacarrière.

Je m’étendrai d’avantage sur les noms moins connus.

Par un usage tout aussi intéressant du conditionnel, Anghélos Sikélianos, mort en 1954, se tient à cheval sur le profane et le sacré, sur la terre et au sommet où les noms des dieux sont gravés :

 

Ou j’aurais pu soudain
Devançant le corbeau des Ténèbres
Haletant sur mes pas pour s’emparer de moi,
Rassembler toutes les forces vives
Et m’élancer au-delà des cercles étroits de l’univers
Pour chercher dans la nuit
Mon dur destin de créateur.

Mais aujourd’hui, je Vous le dis,
Je veux rester à Vos côtés,
Ne plus Vous perdre un instant
Car j’ai fait de mon cœur une aire
Pour que Vous y dansiez.

Telle parole, en ces temps de transhumanisme et d’hybris généralisé, ne peut que consoler le sage !

Voix plus intérieure saisissant des instants, des sensations et des lumières en équilibre précaire, que celle d’Andéas Embirikos, un des premiers freudiens grecs, ami de Yourcenar :

 

Accroissement
Parfois il nous arrive de porter à nos lèvres
La main d’une lumière aurorale
Immobiles et bouche scellée
Dans le silence du paysage
Avant que la ville bruissante de fontaines
Ne s’éveille aux cris brutaux jetés dans le soleil
Par les éboueurs matinaux.

Nos souffrances ne furent pas inutiles
Les voici soulevant leurs voiles et révélant
Leurs bras livides et tuméfiés,
Les voici s’éployant vers le cœur de la ville
Relevant un à un les doigts des endormis
Comme des mages orientaux et gagnant
Le cortège odoriférant des caïques
Traçant, tressant au cœur des rues
Des espaces aussi souverains que les yeux
D’une femme éperdue de rêve.

 

Les notices de Jacques Lacarrière font bien entendu partie du charme de cette publication, elles sont personnelles, tirées des rencontres et des amitiés que ce dernier a cultivées. Un passage consacré à Odysséas Elytis (1), « le buveur de soleil », en témoignera pour les autres : « Au cours d’un entretien que j’eus avec lui après sa parution, Elytis me confia qu’il avait écrit ce poème pour compenser l’injustice et la non-récompense dont le monde contemporain faisait preuve à l’égard des souffrances de son pays. Le titre, emprunté à un hymne byzantin très célèbre, peut se traduire par Digne ou Loué soit — sous-entendu : ce monde. C’est un hymne à toutes les Grèce, l’ancienne, la byzantine, celle des guerres de l’Indépendance et celle d’aujourd’hui — qui, elle, sortait à peine de l’Occupation et de la guerre civile — ainsi qu’à ses traditions, ses paysages et surtout sa langue ».

 

J’ai peine à ne pas faire entendre les autres voix : celle d’Aris Alexandrou, le désabusé et de Dimitri Christodoulou tout en « résistance et vigilance ». Terminons ce frustrant tour d’horizon par l’humour de Nanos Valaoritis :

 

Ainsi donc nous sommes assiégés
Et nous le sommes par qui
Par toi et par moi, par machin-chose
Nous sommes sans cesse assiégés
Par les frontières, les douanes, les contrôles de passeports, Interpol, la police militaire, les tanks, le bagout, la bétise, (…)

 

Drôle ? Après tout, pas tant que cela.

 

Il serait dommage de ne pas signaler, dans ce riche numéro, le dossier que Paul Farrelier consacre au regretté Claude-Michel Cluny. Jean Pérol rend hommage à leur amitié « libre, souple, vive, affectueuse ». Un remarquable florilège montre que le fondateur de la collection « Orphée » fut d’abord un poète :

… Ce matin, est-ce pour susciter quelque regain de courage ? j’ai retourné des travaux anciens, de ceux que je ne me suis pas résigné à vendre. Ce fut pénible. Ce qu’on a laissé au cours des années dormir, face au mur, et que l’on rend au jour, surgit comme d’une tombe. Le leurre des enthousiasmes s’écaille, la vie peinte à fresque sur un mur mangé par le salpêtre. Au vrai, on se déprend tôt de soi.

 

 

 

1. voir aussi : Odysséus Elytis, Axion Esti [To Axion esti]
Trad. du grec par Xavier Bordes et Robert Longueville. Introduction de Xavier Bordes
Collection Du monde entier (repris en collection « poésie », Gallimard




Les hommes sans épaules numéro 40 Jacques Lacarrière et les poètes grecs

Il arrive à l’auditeur de radio de s’impatienter en écoutant l’énumération des offices de la moindre personnalité : « ainsi donc, vous êtes diplomate, voyageur, claveciniste à ses heures, parapentiste, cuisinier, philosophe, écrivain & j’en passe… »
Mais, concernant Jacques Lacarrière, les dresseurs de liste peineraient à faire le tour de ses multiples talents ; « je suis pléthorique » aimait-il à dire. Comme l’illustre encore cet excellent dossier que Les hommes sans épaules consacrent, dix ans après sa mort, au poète « porteur de feu ».
Sujet en outre bienvenu pour redonner de la Grèce une autre image que celle de mendiant de l’Europe qui prévaut ces temps-ci. Dans l’introduction, citant Lacarrière, Christophe Dauphin rappelle que l’histoire de celle-ci n’a été « qu’une suite de combats pour sa libération, on y retrouve très souvent le poète au milieu même des combattants ». (6)
S’ensuit une biographie économe et directe écrite par César Birène, que complète un florilège extrait du beau recueil paru en 2011 chez Seghers :

LA DORMEUSE
D’APRÈS UNE GRAVURE DE PICASSO
Tu cueilleras tout aussi bien des fleurs dans le soleil. Tes bras respireraient jusqu’au zénith le feuillage que les forêts soumettent à l’espace. Ne cherche pas à conquérir la pluie que supposent les toits, à chevaucher les fleuves sur des arbres géants. Reflète-toi entre deux ciels et tu connaîtras l’amitié que les astres te portent.
… entre deux ciels, cet usage fluide et tragique à la fois du présent, du futur et du conditionnel.

Mais l’originalité du dossier tient à cette somme (posthume) de Lacarrière sur ses contemporains grecs : un très beau cadeau. Bien sûr, on croise des figures connues comme Ritsos, Seferis et Cavafy, qu’il est toujours intéressant de (re)lire sous la plume du traducteur amical qu’était Lacarrière.
Je m’étendrai d’avantage sur les noms moins connus.
Par un usage tout aussi intéressant du conditionnel, Anghélos Sikélianos, mort en 1954, se tient à cheval sur le profane et le sacré, sur la terre et au sommet où les noms des dieux sont gravés :
Ou j’aurais pu soudain
Devançant le corbeau des Ténèbres
Haletant sur mes pas pour s’emparer de moi,
Rassembler toutes les forces vives
Et m’élancer au-delà des cercles étroits de l’univers
Pour chercher dans la nuit
Mon dur destin de créateur.

Mais aujourd’hui, je Vous le dis,
Je veux rester à Vos côtés,
Ne plus Vous perdre un instant
Car j’ai fait de mon cœur une aire
Pour que Vous y dansiez.
Telle parole, en ces temps de transhumanisme et d’hybris généralisé, ne peut que consoler le sage !

Voix plus intérieure saisissant des instants, des sensations et des lumières en équilibre précaire, que celle d’Andéas Embirikos, un des premiers freudiens grecs, ami de Yourcenar :
ACCROISSEMENT
Parfois il nous arrive de porter à nos lèvres
La main d’une lumière aurorale
Immobiles et bouche scellée
Dans le silence du paysage
Avant que la ville bruissante de fontaines
Ne s’éveille aux cris brutaux jetés dans le soleil
Par les éboueurs matinaux.

Nos souffrances ne furent pas inutiles
Les voici soulevant leurs voiles et révélant
Leurs bras livides et tuméfiés,
Les voici s’éployant vers le cœur de la ville
Relevant un à un les doigts des endormis
Comme des mages orientaux et gagnant
Le cortège odoriférant des caïques
Traçant, tressant au cœur des rues
Des espaces aussi souverains que les yeux
D’une femme éperdue de rêve.

Les notices de Jacques Lacarrière font bien entendu partie du charme de cette publication, elles sont personnelles, tirées des rencontres et des amitiés que ce dernier a cultivées. Un passage consacré à Odysséas Elytis (1), « le buveur de soleil », en témoignera pour les autres : « Au cours d’un entretien que j’eus avec lui après sa parution, Elytis me confia qu’il avait écrit ce poème pour compenser l’injustice et la non-récompense dont le monde contemporain faisait preuve à l’égard des souffrances de son pays. Le titre, emprunté à un hymne byzantin très célèbre, peut se traduire par Digne ou Loué soit — sous-entendu : ce monde. C’est un hymne à toutes les Grèce, l’ancienne, la byzantine, celle des guerres de l’Indépendance et celle d’aujourd’hui — qui, elle, sortait à peine de l’Occupation et de la guerre civile — ainsi qu’à ses traditions, ses paysages et surtout sa langue ».

J’ai peine à ne pas faire entendre les autres voix : celle d’Aris Alexandrou, le désabusé et de Dimitri Christodoulou tout en « résistance et vigilance ». Terminons ce frustrant tour d’horizon par l’humour de Nanos Valaoritis :
Ainsi donc nous sommes assiégés
Et nous le sommes par qui
Par toi et par moi, par machin-chose
Nous sommes sans cesse assiégés
Par les frontières, les douanes, les contrôles de passeports, Interpol, la police militaire, les tanks, le bagout, la bétise, (…)
Drôle ? Après tout, pas tant que cela.

Il serait dommage de ne pas signaler, dans ce riche numéro, le dossier que Paul Farrelier consacre au regretté Claude-Michel Cluny. Jean Pérol rend hommage à leur amitié « libre, souple, vive, affectueuse ». Un remarquable florilège montre que le fondateur de la collection « Orphée » fut d’abord un poète :
… Ce matin, est-ce pour susciter quelque regain de courage ? j’ai retourné des travaux anciens, de ceux que je ne me suis pas résigné à vendre. Ce fut pénible. Ce qu’on a laissé au cours des années dormir, face au mur, et que l’on rend au jour, surgit comme d’une tombe. Le leurre des enthousiasmes s’écaille, la vie peinte à fresque sur un mur mangé par le salpêtre. Au vrai, on se déprend tôt de soi.

1. voir aussi : Odysséus Elytis, Axion Esti [To Axion esti] Trad. du grec par Xavier Bordes et Robert Longueville. Introduction de Xavier Bordes Collection Du monde entier (repris en collection « poésie », Gallimard




Phoenix n°18

 

La revue Phœnix existe depuis 2011 et en est à son numéro 18. Elle publie chaque fin d'année un recueil distingué par le prix Léon-Paul Gros et le reste de l'année (soit trois livraisons par an) une revue au sens traditionnel du terme qui s'ouvre toujours par un dossier consacré à un poète qui mobilise divers contributeurs. Cette fois-ci, c'est Georges Drano qui y a droit…

Le dossier Drano, coordonné par André Ughetto (le rédacteur en chef de la revue) réunit une introduction à ce dossier, trois suites de poèmes inédits de Georges Drano, un entretien de ce dernier avec Daniel Leuwers (l'animateur du Livre pauvre) et, outre un texte curieux (mi-analyse, mi-centon) de Nicole Drano-Stamberg quatre contributions d'auteurs différents…. Dans les poèmes inédits (deux des trois suites sont dédiées à Nikou, l'épouse, Nicole Drano-Stamberg aussi poète) on reconnaît ce ton si particulier qui est celui de Georges Drano : attention aux choses les plus humbles (souvent du paysage), vive conscience de la présence au monde, amour et intérêt de tous les instants pour celle qui vit à ses côtés… Dans l'entretien qu'il accorde à Daniel Leuwers, on peut retenir son goût pour la densité de la parole poétique, pour l'élémentaire et ces mots «Le poème tente de fixer l'éphémère, ce qui s'éloigne ou disparaît, c'est un édifice fragile où s'affrontent le dicible et l'indicible». Ainsi que ces autres qui en disent long sur la situation de l'édition de poésie : «Le poème est sans cesse menacé d'absence, s'il ne rencontre personne, s'il n'a aucun écho». On se prend à rêver à ces pays où un recueil de poèmes était épuisé dans les dix jours qui suivaient sa parution ! Autres temps, autres mœurs ! Au total, c'est un dossier qui présente bien Drano, un dossier auquel le lecteur curieux se référera maintes fois…

Suivent ensuite les parties traditionnelles d'une revue : une section anthologique (ici joliment appelée «Partage des voix», une courte étude (mais très éclairante) de Philippe Biget sur L'Image perturbée du père (chez Baudelaire et Alain Borne), une vingtaine de pages consacrées au poète suédois Bengt Emil Johnson (présentation et choix de poèmes en suédois et en traduction française), des Sporades qui réunissent quatre écrivains étrangers l'un à l'autre en un archipel littéraire et les rubriques qu'on trouve communément dans une revue (expositions, théâtre, poésie, roman, essai). 

La partie anthologique a retenu particulièrement mon attention. S'il est difficile pour le lecteur de juger de la pertinence d'une démarche au travers de quelques poèmes, je me suis cependant intéressé aux poèmes de Matthieu Baumier : ils s'interrogent sur l'origine du monde (éternelle question). Si l'on peut ne pas partager toutes les réponses qu'on devine dans ces vers (mais qui sont légitimes) on sera sensible au vocabulaire rare et au rythme du poème mais surtout au rôle assigné au poème que je partage totalement. Si Maryline Bertoncini s'interroge, elle, sur l'origine du langage (ce qui est normal même si le poème reste très métaphorique et n'entre pas dans les détails de la complexité de la matière qui permet justement le langage et la pensée), j'ai beaucoup aimé son poème Souvenirs de la maison désaffectée qui dit bien le temps qui passe, notre tragédie à tous, sur un ton singulier voire charnel, mais en tout cas attentif aux choses les plus humbles (comme ici la sandale). Et j'ai été pris par Répondre de Murièle Camac… Mais surtout ce qui retiendra l'attention du lecteur, c'est l'aspect éclectique de ce choix d'une douzaine de poètes qu'il faut lire attentivement… et qui permet d'avoir une vision élargie de la production poétique actuelle qui reste très ouverte…

 

 

 

 




REVUE INTRANQU’ÎLLITÉS, Hors-série 1&2

 

Luxuriante et lumineuse, IntranQu'îllités, la revue dirigée par James Noël (poète/écrivain) et Pascale Monnin (artiste plasticienne), consacre ce numéro double à Haïti et porte à son sommaire un bel hommage à Jacques Stephen Alexis, ainsi que des contributions de nombreux auteurs : Frankétienne, Dany Lafferrière, Lyonel Trouillot mais également H. Haddad, Carole Zalberg, Vénus Khoury-Ghata, Jacques Lacarrière, René Depestre, etc....

Cette belle revue, tant esthétiquement que par son contenu fait aussi une place majeure à la poésie lui consacrant une grande section intitulée « De la poésie avant toute chose ». On trouvera d'ailleurs à l'intérieur de cette section un texte du regretté Henri Poncet qui nous a quitté cette année, intitulé Comment se préparent les révolutions :

 

Les hommes
retroussent les manches
regardent le vin la femme
et l'automne qui rougit la fenêtre... »

 

ou encore Jacques Taurand, Bernard Noël, René Depestre, parmi près d'une trentaine de propositions.

On lira avec un plaisir évident le magnifique texte de Frankétienne dont toute l'oeuvre est une ode au langage, langage au centre de son œuvre et de sa théorie du « Spiralisme », dont voici par exemple, un extrait tiré de Mûr à crever (Hoëbeke, 2013) :

« Chaque jour j'emploie le dialecte des cyclones fous. Je dis la folie des vents contraires. Chaque soir j'utilise le patois des pluies furieuses. Chaque nuit je parle aux îles Caraïbes, le langage des tempêtes hystériques. Je dis l'hystérie de la mer en rut. Dialecte des cyclones. Patois des pluies. Langage des tempêtes. Déroulement de la vie en spirale. »

Dans un dossier consacré à Borges, où plus exactement, il a été demandé à quelques auteurs de parler de leur première rencontre avec ce grand homme, on lira par exemple sous la plume de Dany Laferrière que « Borges est un livre » qui ne le quitte pas, qui ne quitte pas sa table de chevet : « Quand je l'ai assez lu, je le remplace par un autre du même Borges ».

On lira avec curiosité et plaisir la « Conversation avec Borges » entre Ramon Chao et Ignacio Ramonet, un ensemble plein d'humour et de bonne humeur.

Un autre dossier consacré au « Che comme métaphore » dans lequel Gary Victor confiera les origines de sa « véritable compréhension » du Che :

« Entre les murs, mon Che, tu es la brise qui anime les vagues. Entre les murs, mon Che, tu resteras l'étoile traquée par les navigateurs perdus en pleine mer, en proie à toutes les bourrasques ».

Quant au dossier consacré à l'immense figure de Jacques Stephen Alexis, il était basé sur une invitation faite à plusieurs écrivains et poètes d'écrire une lettre à un de leurs enfants réel ou imaginaire sur le modèle de J. Stephen Alexis, celle qu'il avait écrite à sa fille Florence :

« Je n'aurais pas beaucoup de temps hélas ! Pour continuer, du lointain où je me trouve, mon imprescriptible tâche paternelle... Je puis te donner vois-tu, ma petite fille, quelque chose que je connais bien, pour l'avoir éperdument cherché et trouvé, tout en continuant à le chercher, c'est le sens de la pureté du cœur, de l'amour de la vie, de la chaleur des hommes... Oui, j'ai toujours abordé la vie avec un cœur pur. C'est simple, vois-tu, Florence... ».

 

En fin d'ouvrage une belle galerie de portraits complète un ensemble déjà riches en images, entre autres portraits, ceux de : Frankétienne, Dany Laferrière, Arthur H., Ernest Pignon Ernest, Michel Lebris, Gary Victor, Yanik Lahens, Ananda Devi....

« Ce présent hors-série réunit les meilleurs moments des deux premiers numéros qui sont épuisés ou presque » nous dit James Noël dans son éditorial.

Un numéro assurément qu'il m'était destiné de tenir entre les mains, tant pour Haïti et ses auteurs dont Frankétienne, qui depuis longtemps m'accompagne, que pour les thématiques poétiques et/ou révolutionnaires qui le composent.

« Ecrire, dessiner, penser, dire, peindre, rêver, en prose ou en poème sont un régime qui conduit au fonde à une forme d'exigence du regard ». James Noël.

 

 




Le Journal des Poètes rend hommage à Jean-Luc Wauthier

 

C’est un bel et touchant hommage que le Journal des poètes rend à son ancien rédacteur en chef, Jean-Luc Wauthier (1950-2015).  Lui qui, pendant vingt-quatre années « aura tenu la barre de ce bateau de papier battant pavillon poésie. Avec probité, attentif à son équipage (…) soucieux de transporter des cargaisons de poèmes vers de nouveaux lecteurs », ainsi que l’écrit Philippe Mathy dans l’éditorial.

Une anthologie d’une vingtaine de pages offre, à travers un choix inspiré et subjectif, une traversée d’une œuvre qui s’étend sur presque quarante ans :
 

Avance
Encore.
Ombre de mon ombre
Au royaume des évidences nues.
(extrait de La neige en feu, 1980)

 

S’y retrouve, comme des bribes chuchotées au moment de se quitter, une sagesse riche d’interrogations :

 

Et si l’oiseau, sur la branche du plus jeune bouleau, te donnait l’ultime leçon ? (Chaque nouveau printemps, c’est un nouvel oiseau qui chante.)
Sois ton propre printemps. Et ne sois que ce passage.
(Sur les aiguilles du temps, 2014)

 

Il suffit de ces quelques pages pour entrer en résonance avec une écriture, un cheminement vif :

 

Les arbres y chantaient
et, au loin, la mer
marchait d’un bon pas
sur la digue et le sable.

 

 … vif et sceptique, comme cet usage du « peut-être » moins dilatoire qu’inspiré par la pleine conscience des limites de l’humain et de son langage :

 

Loin du rivage
Le dur cristal de vivre
T’appelle

L’œil garde le secret

Il y aura peut-être
Autre chose
De l’autre côté
Du poème.
(extrait de La soif et l’oubli, 1994)

 

Manifestement guidée par l’émotion, la rédaction a composé un tombeau lumineux et fidèle au grand sourire généreux que quelques photos nous montrent. Sourire de patience, une sorte d’affabilité dans le chemin spirituel. Au chapitre des hommages, on croise, outre Lucien Noullez et Abdellatif Laâbi, Pierre Dhainaut qui parle d’une poésie qui ne « dissimule rien de notre condition en proie aux doutes (…) mais tel est le paradoxe de la poésie, une voix se délivre, se soulève, communique par son rythme inlassable un élan qui, en disant le malheur, nous empêche de croire que tout va bientôt s’achever ».

Loin d’un exercice d’affliction, les articles, à commencer par la « lettre » qu’André Schmitz écrit au disparu, célèbrent le sens de l’amitié du bâtisseur de rencontres qu’a été Jean-Luc Wauthier. Philippe Mathy, dans « Humanisme et fidélité », évoque les nombreux textes que le poète a écrit pour des peintres, fidèlement fréquentés, sans aucun esprit d’école, pourvu que ces derniers « bouleversent les routines, défrichent des terres nouvelles ». Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir la raison pour laquelle le groupe que Wauthier avait fondé en 1982 avec deux peintres s’appelait CarréH et non triangle… Difficile alors de ne pas tourner les pages en arrière pour relire, dans l’anthologie :

 

Essayer
tenter
je ne dis pas : savoir

Aller à contre-ciel
à contre-voix
se blottir une dernière fois
au creux des mots

Finir, enfin,
comme on a commencé
la porte fermée
la page blanche

 

Parfois l’amitié se fait plus confraternelle, personnelle, comme dans cette anecdote relatée par Anne Richter où l’on voit Jean-Luc Wauthier lui faire lire un manuscrit, non pour chercher le suffrage d’une amie mais parce que la recherche du mot juste qui lui manquait ne pouvait passer que par l’autre. Belle leçon de vie en poésie.

Il n’est pas possible de terminer cette recension sans parler de la sœur de Jean-Luc, Françoise Wauthier, qui donne trois courts poèmes dont voici le dernier (je respecte la ponctuation) :

 

Deux enfants, de dos, au bord du rivage Devant eux, la mer infinie est calme et prometteuse (Ah, que de mensonges !) L’un pousse doucement l’autre, pour que la peur soit douce Mais la peur, elle, s’est ancrée dans le sable mouvant L’océan du temps n’est ni calme ni infini
Il reste sur le sable la trace d’un pas, plus grand, Qui vient de traverser le temps.




INUITS DANS LA JUNGLE n° 6

Cette revue, comme son titre l'indique, succède à Jungle la revue dirigée par Jean-Yves Reuzeau et à In'Hui que dirigeait Jacques Darras… D'ailleurs la présence de ces deux revuistes au comité de rédaction d'Inuits dans la jungle le prouve. Mais c'est plus à Action Poétique, la défunte revue animée par Henri Deluy, qui s'est arrêtée en 2012 après plus de soixante années de parution, que fait penser cette livraison… En effet, le dossier "10 poètes néerlandais autour de Martinus Nijhoff" qui ouvre ce n° 6 n'est pas sans rappeler l'intérêt que porta Action Poétique à cette poésie. Dans le n° 200 (juin 2010) de cette dernière revue, Daniel Cunin signe un article intitulé Action Poétique et la poésie néerlandaise  (pp 131-136), il s' y livre à un inventaire précis de l'apparition de 1954 à 2009 des traductions de poètes bataves, il y recense plus d'une dizaine d'occurrences de 1954 avec les Poètes néerlandais à 2009 avec Six poètes néerlandophones en passant par 1983 avec les poètes de Cobra… À quoi il convient d'ajouter la venue en 2009 de plusieurs poètes d'expression néerlandaise à la Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne que dirige alors Henri Deluy et la parution en 2011 de Résistent (traduit par le même Deluy) de Saskia de Jong aux éditions Action Poétique et celle, la même année, de l'anthologie Poètes néerlandais de la modernité (1880-2010) qu'il coordonne, au Temps des Cerises. Inuits dans la jungle prend aujourd'hui le relais en s'intéressant à d'autres poètes : diversité des voix même si c'est Daniel Cunin qui en traduit la plupart…     

Cette livraison se présente comme une anthologie, essentiellement, de poètes étrangers : aux dix poètes des Pays-Bas, il faut ajouter un Suédois, deux Latino-américains (nés en Argentine) et deux Grecs… Et il faut attendre le cahier de création pour découvrir deux jeunes poètes français, Laure Delaunay et Nicolas Rozier ! Pas d'articles, pas de chroniques, pas de notes de lecture : Inuits dans la jungle est une revue singulière… Le parti-pris d'accorder un espace conséquent aux poètes présents est une autre caractéristique de cette publication qui évite ainsi le travers du catalogue. Le lecteur peut découvrir cette grosse quinzaine de voix dans leurs nuances, leur subtilité et leur originalité. Reste l'intérêt pour les poésies étrangères qui répond à un principe de départ de la revue : s'ouvrir prioritairement aux  poésies européennes contemporaines, sans distinction de genre ni d'écoles. On peut alors s'interroger sur la présence des deux Argentins, Jorge Boccanera et Alberto Szpunberg… Il est vrai que les Argentins sont des descendants d'Européens pour certains, la colonisation et les indépendances étant passées par là… Mais les deux ont connu l'exil, à cause des aléas de l'Histoire. Ceci explique peut-être ces vers du premier "et Luisa / croupit dans une cellule de deux mètres sur un" et c'est peut-être le sens de la rencontre dans ces vers du second : "Il y a un café où un homme et une femme / cherchent, cependant, / le vrai sens de la rencontre". Il est vrai qu'Inuits dans la jungle a toujours privilégié des poésies européennes (espagnole, allemande, italienne…) mais pas exclusivement puisque qu'on trouve dans les  anciens numéros des poètes chinois ou mexicains ainsi qu'une grande attention, entre autres, à Laurence Ferlinghetti ou Allen Ginsberg… Peut-être aura-t-on, un jour, le plaisir et la surprise de lire des poésies inouïes comme celle, par exemple, des griots africains ou celle des inuits traditionnels ?




Les 43 ans de la revue Osiris

 

Il faut revenir à l’extrême qualité de la composition de cette revue de poésie internationale. Dès la couverture, le collage puissant de Robert Moorhead (effectué à partir de l’interprétation historique d’une majuscule grecque) donne le ton de l’ouvrage : l’écriture importe et ce sous ses formes les plus parlantes (d’ici : les USA et d’ailleurs : Algérie, Allemagne, Angleterre, Australie, Espagne, France, Italie, Québec, Ontario). Les poèmes en allemand de Christophe Fricker et Günter Kunert et en espagnol d’Antonio Rodriguez Jimenez sont présentés avec leur traduction.  Pour les poèmes en français (Djelfaoui, Farre et Antoine Boisclair) et en italien de Flavio Ermini seule la version originale est présente. Osiris accomplit son œuvre, la force créatrice est régénérée : les langues sauvées du chaos babélien se déploient les unes près des autres. Chacune a sa place bien orchestrée, elles se font écho. S’élève en final un chant polyphonique où chaque langue retrouve et ajoute son unicité. Ainsi en est-il des dix-neuf poètes présents, la pluralité des tessitures, des rythmes, formes ou thèmes abordés, garantit à chaque poème et à l’ensemble des textes publiés une belle singularité. Deux œuvres artistiques de Robert Moorhead Stratification 2 et  Dome on the Rock et une photographie d’Andrea Moorhead Weatherhead  Hollow Guilford, Vermont, en noir et blanc, permettent au souffle du lecteur de se poser et de reprendre de plus bel. Grâce et gravité semblent être les mots clés de l’image offerte comme un interlude, le paysage invitant à une poursuite poétique où l’émotion se mêle à la réflexion (et aux réflexions de la lumière). Parmi les poètes publiés, joie de découvrir (entre autres) Irish Crapo But what does the fox, loping /across my neighbor’s wind-blown meadow, /mean ? Ce vers de John Sibley Williams extrait de son poème Truce into a grandmotherly story of angels est par l’image évoquée et la musique magnifique. Quant aux poèmes de Patty Dickson Pieczka, ils lient ardeur et profondeur, originalité et maîtrise, extrait de War Hymn: No onyx beads, no jasmine candle/ nor charm from the old woman/ who reads pulses and tides/ can know the soul of longing. Les quatre poèmes d’Andrea Moorhead sont comme des fleurs simultanément prises dans la glace et la brisant: where the heart still beats /redder and redder. En quelque sorte une beauté qui se serait faite Osiris.

 

 




Contre-Allées, revue contemporaine de poésie n° 35/36

 

Ce numéro de la revue contemporaine de poésie Contre-Allées a ceci de bénéfique qu’il secoue le paysage éditorial. Romain Fustier le revendique dans son avant-propos : Contre-Allées se doit d’accueillir le poème d’où qu’il provienne –du haut des crêtes, de la mi-pente ou du fond de la vallée-, pourvu qu’il soit cette expérience rythmée. Quitte à aller à l’encontre des attendus de la vérité poétique officielle. Ce numéro accueille de nombreuses voix (17), formes et thèmes variés mais aucune dissonance dans cette pluralité, l’exigence opère comme un fil directeur. Joël Bastard ouvre le recueil, poèmes en prose où le propos, condensé, donne à voir une photographie  révélant mystérieusement l’enfance, retrouvée, elle propulse vers la connaissance de soi ce temps entre aujourd’hui et demain. Plus loin, ce vers de Sylvie Durbec deuil deuil arbre mort pour arbre vif illustre bien cette expérience rythmée d’un sujet face au monde ligne de faîte des revuistes. Exemple de cette riche pluralité dans ce numéro, la poésie de Jacques Moulin est incantation et hymne du vivant. Le souffle des allitérations fait exploser les images et pousse au paroxysme la force créatrice du poème Poésie sonore. Les grues haussent le ton//Il est chasseur jaseur oiseleur agriculteur arboriculteur accompagnateur et distributeur de tripailles pour vautours//. Quant à elle, la douceur des vers d’Erwann Rougé n’enlève rien à leur gravité : Ce matin les oiseaux sont calmes. Le silence tout autour n’est à personne. L’intérêt porté par la revue à l’acte créateur se retrouve dans les deux questions posées chacune d’elles à quatre poètes, l’une : Une chambre à soi : depuis quel lieu -réel ou imaginaire- écrivez-vous ? L’autre : Lorsque vous écrivez un poème, comment se fait l’enjambement ? La scansion douce du vers est-elle de prime abord sonore ou visuelle ? Les propos sont recueillis par Cécile Glasman et Matthieu Gosztola. La moitié des notes de lecture est consacrée aux revues. Oui, l’espace ouvert par Contre-Allées est, de façon manifeste, défense de la poésie contemporaine.




THAUMA, n°12, La Terre

La belle revue Thauma, emmenée par Isabelle Raviolo, livre un exceptionnel double numéro, substantiel s'il en est, tournant autour de la Terre. Substantiel par les signatures qu'il rassemble, substantiel par la dimension fondamentale que revêt le thème de la Terre pour les contemporains que nous sommes. Deux numéros, pour parler de la Terre, nourricière, fécondante, cela allait de soi...

Car la Terre, la Nature, c'est l'enjeu crucial qui est le notre en ces temps de nihilisme organisé que la modernité fait subir à l'Occident et à tout le vivant.

La revue s'ouvre par trois haïki, signés par des poètes contemplatifs il y a des centaines d'années. Ils parlent d'aube, de racine et de vie. Et l'écho fulgurant auquel ils renvoient le lecteur d'aujourd'hui semble d'un intérêt capital, car la respiration de ces poètes japonais des XVIII et XIXèmes siècles s'appuyait sur l'oxygène de notre condition, et non sur le dispositif artificiel conduisant tout l'humain, tout le vivant, en état de soins intensifs.

 

Le saule
A oublié sa racine
Dans les jeunes herbes

 

Buson savait-il à quoi la Terre et ses hôtes allaient être confrontés ? Sa sagesse, sans doute, l'avait pressentie, et son poème nous parvient comme un amer discret pour qui veut bien l'entendre, c'est à dire s'astreindre à une vie en acte accordée à la profondeur de sa conscience. Mais, et c'est la question philosophique sous jacente : est-ce toujours possible ?

Alain Cugnau fait partager une méditation sur le sens symbolique de la Création et, partant, de la Terre. De ces pages intelligentes nous gardons l'idée que la Terre renvoie à la distinction entre la profondeur et la surface, entre la vie et la mort. Mais aussi sur la dimension permanente que permet l'Art et les constructions matérielles humaines, qui n'envisagent, quelles qu'elles soient, que l'humain même lorsqu'elles représentent les plus pures abstractions. Heidegger est ici convoqué sur la question de la transfiguration, et c'est déjà une manière de réponse, sur le plan métaphysique, à la question posée plus haut.

Le beau poème d'Emmanuel Moses, Ivresse, y répond aussi, mettant (c'est ainsi que nous le recevons) en perspective le télos du système capitaliste actuel avec l'essence verticale de la Terre. Trois vers se répondent : "Ton portefeuille est vide, ah, misère/Tu n'auras plus de toit" et le final du poème "Sous le vent parisien et les roses trémières".

Comment se fait-il, c'est la question qui nous vient alors que nous évoluons dans ce précipité de conscience poétique et philosophique, finalement que tant d'humains partagent, que nous laissions les choses se passer ainsi, que nous autorisions les oligarchies financières à détruire la Terre, que nous poursuivions le rythme de nos vies avec un tel désaccord sur ce qui se décide à propos de la Terre, à propos du vivant ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Nous le savons. Mais pourquoi admettons-nous toujours ce diktat criminel ? Nous espérons sans doute qu'un événement surgisse, un événement issu de la Nature, une réaction de survie conduite par la Terre elle-même, qui mettra tout le monde d'accord. Ce sursaut naturel sera sans doute d'une grande violence, et radical, aussi notre action, l'action des esprits conscients pourrait-il, coordonné, congédier ces oligarchies mortifères et éviter la violence qui s'annonce. Ne sommes-nous pas, ici, dans l'illusion d'un idéal, nageant en pleine utopie ? Sans doute. Mais tout ce qui s'est fait, par la folie des hommes, s'est aussi fait par le génie des hommes. Le propre du nihilisme actuel est de faire planer en nous la certitude qu'on ne peut rien changer. L'utopie est au bout de nos doigts.

Elle se déploie pourtant dans les pages de ces deux volumes, car la Terre est montée dans la gorge des femmes et des homme ici poètes et philosophes.

Quand elle est atrophiée, quand elle est menacée, contrainte, démembrée, elle demeure en rapport constant avec le genre humain dont chaque fibre du corps est un cri de la Terre, est un chant planétaire.

Aussi trouverons-nous les mots telluriques de Seamus Heaney, traduits par Jean-Yves Masson, ceux de David Renoux, ceux de Salah Stétié, de Fabio Scotto, de Sylvie-Fabre-G qui s'est faite accueil pour laisser passer à travers elle la prosopopée de la Terre elle-même.

Et bien d'autres noms - nous ne les citerons pas tous - Pierre Dhainaut, qui nous offre un poème de génie, faisant respirer jusqu'à nous cette idée qu'à travers la Terre et nos pas sur son sol nous pouvons entrer dans le Poème, car Terre et Poème sont consanguins. Ou Mario Luzi. Ou la voix d'Angèle Paoli en son superbe poème que nous citerions en son intégralité si ne nous tenait le désir d'allumer chez le lecteur de cette petite note l'envie d'acquérir ce double numéro.

D'autres noms : Gabrielle Althen, Gilles Baudry, François Amanecer, Dominique Sorrente, Hervé Planquois, Isabelle Lévesque, Bernard Grasset, Franck Venaille, Françoise Siri etc.... Une distribution somptueuse pour une affiche fondamentale.

 

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Pour bien saisir la portée de ce double numéro consacré à la Terre, il faut se reporter à la démarche profonde d'Isabelle Raviolo, maître d'œuvre de la revue. Dans le deuxième volume, elle livre une ample méditation, corpus philosophique sur lequel s'agrègent les poèmes et les poètes qu'elle a conviés comme compagnons.

Son texte, axe de cette double livraison, intitulé La réversibilité du visible, met en rapport le film de Wim Wenders Les ailes du désir, racontant la prise de chair de l'ange Damiel tombé amoureux d'une terrienne, et la philosophie de Merleau-Ponty retrouvant le concept de « nature » après la prédominance de celui de « notion de monde ». « C'est bien ce concept de nature qui nous semble proche de l'élément « terre » qui constitue ce numéro de Thauma. » écrit-elle, avant d'ajouter « Fidèle à sa phénoménologie du sous-sol, Maurice Merleau-Ponty, trouvera aussi dans la « Nature » le fond originaire (Urgrund) de notre existence. » Après quoi Isabelle Raviolo induira logiquement les rapports de ce nouveau mode de la pensée initié par Merleau-Ponty avec la parole d'abord, ensuite avec la singularité du christianisme pour le philosophe qu'elle citera : « Les paraboles ne sont pas une manière imagée de présenter des idées pures, mais le seul langage capable de porter les relations de la vie religieuse, paradoxales comme celles du monde sensible. Les paroles et les gestes sacramentels ne sont pas les simples signes de quelque pensée. Comme les choses sensibles, ils portent eux-mêmes leur sens, inséparables de la formule matérielle. Ils n'évoquent pas l'idée de Dieu, ils véhiculent la présence et l'action de Dieu. Enfin l'âme est si peu séparable du corps qu'elle emportera dans l'éternité un double rayonnant de son corps temporel. »

Isabelle Raviolo poursuit sa réflexion sur l'inachèvement du divin : « Loin de tout éblouissement, le divin merleau-pontien se donne plutôt dans le plus radical inachèvement. La perception attend ainsi du philosophe et du cinéaste-poète qu'ils poursuivent dans le monde ce qui leur manque de sens, et accompagnent par leur « chair » leur communauté d'appartenance », et citant toujours Merleau-Ponty : « puisque la perception n'est jamais finie (...) pourquoi l'expression du monde serait-elle assujettie à la prose des sens et du concept ? Il faut qu'elle soit poésie, c'est-à-dire qu'elle réveille et convoque en entier notre pur pouvoir d'exprimer, au-delà des choses déjà dites ou déjà vues. »

La philosophe et poète nomme alors la prière comme appartenant au désœuvrement, c'est-à-dire à ce qui se soustrait au travail et au labeur, rapprochant l'expérience liturgique ou esthétique comme contestation de la logique de production.

La démarche d'Isabelle Raviolo est remarquable, par l'ampleur de sa pensée philosophique s'attaquant au problème crucial qui est celui du genre humain actuel, son rapport à la nature, et les clefs, les liens conceptuels qu'elle nous offre sont d'un secours fécond. Le prolongement poétique qu'elle parvient à faire, en transmutant sa pensée philosophique en poèmes, est un signe du temps. Elle rétablit le lien entre le poème et la Cité, comme prenant à revers Platon en sa République. Elle assume ainsi le retournement d'une dérivation, qui faisait du poète l'exclu de la Cité, que la philosophie grecque prenait au sérieux en travaillant à la justification légale des images apportées par le poète tout en le maintenant à l'écart de la Cité ; dérivation accentuée et devenue rupture absolue par le diktat de la société de consommation incarnant la finalité de l'existence humaine actuelle.

Ce dernier numéro de la revue Thauma relève de l'indispensable.

 

Revues Thauma
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