The Black Herald : literary magazine / revue de littérature, numéro 5.

 

Cette revue bilingue en noir et blanc, sans note de lecture, sans photo (sauf celle – superbe – de James Goddard en page de couverture) n’est animée que par deux rédacteurs : Paul Stubbs et Blandine Longre qui font un travail remarquable. Elle met en place un dispositif qui intègre un maximum de formes et de voix littéraires : romanciers, nouvellistes, poètes, dramaturges, penseurs… Tous se font écho, se confrontent, se mêlent, se contredisent et surtout affirment librement, sans thème imposé, leur singularité. Il ne s’agit plus, en effet, de s’enfermer dans des classifications scolaires et arbitraires, dans des mémoires restrictives fonctionnant par opposition, mais de choisir, parmi la diversité des registres et des genres, ce qui fait encore actualité et modernité. Le catalogue des éditions Black Herald Press (huit monographies ont d’ores et déjà paru, notamment celles signées par Anne-Sylvie Salzman, Blandine Longre, Jos Roy… et cinq numéros de The Black Herald sont disponibles) envisage la littérature comme un dispositif capable de tout absorber et intégrer, notamment la diversité des voix qui résonnent dans toutes les langues du monde.

 

Ce qui s’intègre et se donne à lire, ce sont les clivages, les écarts, l’abondance de la matière, des problématiques et l’éveil alerté dans le refus du monologue intérieur. Il s’agit bien d’approfondir et de recréer tous les enjeux, ceux qui défont le confort des acquis et invitent à une relecture de textes plus ou moins anciens (et oubliés) et à en découvrir de nouveaux, écrits par des écrivains encore peu connus, clandestins. Ces écrivains de générations et d’horizons esthétiques différents ouvrent un espace qui se déplace dans des ruptures et des continuités. Le lecteur est invité à une bibliologie (j’emprunte ce mot à Philippe Beck (1). Autrement dit, le lecteur est invité à une communication et à un partage, à l’amour d’une affinité entre des textes ne parlant pas de la même chose. La mémoire ne cesse de s’étendre dans le présent du passé et le présent du présent.

 

Ce numéro 5 s’ouvre par un poème aux longues laisses de David Gascoyne : Et le septième rêve est le rêve d’Isis. Il date de 1933 : le premier poème authentiquement automatique que j’ai écrit, suivant la recette orthodoxe du Surréalisme précise Gascoyne et il se conclue par un extrait du Réalisme total du poète tchèque Egon Bondy. Entre ces deux écrivains, influencés par Dada et le surréalisme, une série de contributeurs qui m’étaient pour certains – j’ai un peu honte de l’avouer – totalement inconnus. J’ai ainsi découvert les textes de Pierre Cendors, de Peter Oswald, de Philippe Annocque, de David Spittle et de Paul Stubb. Deux autres textes ont attiré mon attention, l’entretien inédit avec Cioran mené par Bensalem Himmich et un extrait, très contestable : Le Double Rimbaud de Victor Segalen. Mais ce sont, avant tout, les poèmes de Jos Roy : Asphodèles que je voudrais saluer ici. Ils constituent un petit ensemble d’une rigueur prosodique remarquable. Ils agissent, comme les poèmes de son premier recueil : De suc & d’espoir (Black Herald Press) par fulgurance et déflagration. Ils bousculent nos certitudes et nous forcent à lire (et non pas à relire). Ils mêlent, avec élégance, sens et sensation, musique et pensée. Ils captent tout un espace sous tension et jouent sur les paradoxes, comme ici, ce poème, immobile dans le mouvement :

 

Il y a dans les asphodèles
une histoire de chambre divisée
dans la chambre des lits jumeaux
un corps sur chaque lit errant & immobile
on est là sans savoir si les murs ourdissent
un complot de rencontre ou de séparation
                                        hiverprintempsété
                                       la direction s’essouffle
& les collines dans la chambre se salent d’une odeur
qui tangue entre le fade & le sucré
une ligne de flambeaux éclairerait les pôles ennemis
d’un immense désir farouche

 

(1) : Philippe Beck : Poésie mondiale, entretien avec Pascal Boulanger et Paul Louis Rossi, La Polygraphe n° 13/14, mai 2000. Cet entretien avec Philippe Beck a été repris dans mon essai : Fusée & paperoles, L’Act Mem, 2008.

Chez Recours au Poème éditeurs, Pascal Boulanger a publié un recueil : Septembre déjà, 2014

 

 

 




EUROPE n° 1033, dossier Claude Simon

 

Si Claude Simon est une figure majeure de la littérature contemporaine, la critique mettra un temps certain à le reconnaître. L'attribution du Prix Nobel de littérature en 1985 sera un coup de tonnerre qui réveillera cette critique et qui agacera une certain presse… Ce qui n'empêchera pas son œuvre de paraître (en partie) dans la Bibliothèque de la Pléiade au début du XXIème siècle. Aussi ce numéro d'Europe qui lui consacre un dossier (outre l'introduction, on compte 18 contributions) revêt-il une grande importance tant il est l'occasion de découvrir Claude Simon pour ceux qui ne l'auraient pas encore lu.

    On permettra au modeste aragonien que je suis de noter qu'Aragon et Claude Simon ont participé aux opérations militaires de la seconde guerre mondiale dans le nord de la France. Aussi sera-t-il fait un parallèle entre Les Communistes du poète (principalement Mai-Juin 1940) et quelques romans du prix Nobel (La Route des Flandres, La Bataille de Pharsale… plus particulièrement). Car la débâcle de 1940 n'a pas été sans intéresser plusieurs écrivains (comme, par exemple, Julien Gracq dans Un Balcon en forêt où il reprend le thème aragonien de la maison forte 1). L'étude d'Alastair Duncan, "À la recherche de Claude Simon en Flandres", a fortement intéressé le signataire de ces lignes par le parallélisme des enquêtes menées sur le terrain : dans la région de Solre-le-Château pour Duncan et dans le bassin minier du Pas-de-Calais en ce qui me concerne 2. Si leur mobilisation en mai-juin 1940 et leur vécu de la débâcle rapprochent les deux hommes, tout oppose les deux écrivains : l'option réaliste, le style de leurs ouvrages respectifs et jusqu'aux méthodes utilisées pour les écrire. On sait qu'Aragon, non content d'avoir servi en ce temps dans le Nord de la France, n'utilisa pas seulement ses souvenirs pour rédiger Mai-Juin 1940, mais il revint sur les lieux où il fut soldat (le bassin minier…), il en visita d'autres (les Ardennes…), interrogea de nombreux témoins (Bernard Leuilliot rappelle qu'Aragon "en pleine rédaction de son roman, posait à qui voulait l'entendre la question «Où étiez-vous et qu'avez-vous fait le 10 juin 1940 et ensuite ?»") 3, il se servit d'une abondante documentation livresque… Son objectif était de rendre compte dans sa totalité d'une réalité complexe, d'où la structure narrative éclatée de son roman, et Dominique Massonnaud définit son réalisme comme "le récit exemplaire de choses qui sont advenues autrefois". Rien de tel chez Claude Simon. Priorité est donnée aux souvenirs. Cécile Yapaudjian-Labat écrit dans "Pour ainsi dire" (page 8) qui ouvre ce dossier d'Europe : "L'écrivain rompt avec toute linéarité narrative qui se voit désarticulée, reconfigurée, et privilégie l'exercice formel et le travail sur la langue". Certes, des points de convergence existent dans ce refus partagé du "parcours rituel de la narration" (comme dit Bernard Leuilliot) mais des différences subsistent qui sont autant d'invitations à relire Mai-Juin 1940 et La Route des Flandres… Claro dans "Version Simon" (page 22) remarque : "On entre chez Claude Simon par la phrase, le phrasé, qui très vite se déploie, bifurque, et en l'espace d'une page mêle récit, commentaire, souvenir, commentaire du souvenir, propos rapportés, commentaires des propos, impressions, souvenirs d'impressions, comme si l'impossible synesthésie de l'expérience obligeait à -favorisait- le feuilletage. On a souvent souligné chez Simon le trait stylistique suivant : la reprise. Un  terme est défini, puis redéfini, parfois contredit, ou affiné. De là cette pléthore de "ou plutôt comme si" ; de là cette succession d'adjectifs ou d'adverbes qui participent autant de la surenchère que du repentir […] et loin de saturer le texte l'épaississent, l'enrichissent, le musclent". Alastair Duncan souligne que dans La Route des Flandres "L'accent est mis sur la vivacité et la confusion des perceptions telles que la mémoire, de manière fragmentaire, les reconstruit. Toute tentative de restitution globale paraît vaine…" Il n'est pas jusqu'aux cartes utilisées par les deux romanciers pour aider à rédiger qui marquent la différence : portant sur de vastes régions chez Aragon, sur des zones plus restreintes chez Claude Simon (comme le montrent les deux croquis publiés par Alastair Duncan). Tout ce qui précède n'est dit que pour montrer le sérieux de l'approche des différents contributeurs de ce dossier bien plus diverse que ce parallèle Aragon/Simon qui n'a d'autre but que de mettre en lumière la spécificité de Claude Simon. Bien d'autres thèmes sont abordés comme l'influence du mode de transport sur la vision du paysage (J-Y Laurichesse), la figure du Noir (N Piégay-Gros), la place de la peinture dans l'œuvre ( B Ferrato-Combe)… Ce dossier complète efficacement un petit livre que François Laur consacra en 2005 à l'auteur de La Bataille de Pharsale, Claude Simon, le tissage de la langue 4, dans lequel il aborde l'insuffisance de la mémoire pour raconter l'Histoire : on est là en plein dans la problématique de l'écriture de Simon. François Laur note : "… on n'écrit jamais quelque chose qui s'est produit avant, mais ce qui se passe au présent de l'écriture".

    Comme toujours, la revue comporte un second dossier et ses chroniques habituelles. Ce dossier est consacré à Friederike Mayröcker, née à Vienne (en Autriche) en 1924 et qui a déjà une centaine d'ouvrages publiés dont certains traduits en anglais, suédois, russe, espagnol, hongrois et français… La poésie tient une place importante dans cette œuvre, de même l'autobiographie. C'est une bonne occasion de découvrir Friederike Mayröcker. Les chroniques habituelles s'intéressent à la poésie (Olivier Barbarant lit Louise Dupré et Lionel Ray), au cinéma, à la musique et aux beaux-arts. Et la revue se termine par des notes de lecture (40 pages !). Et, il ne faut pas l'oublier, Jacques Lèbre signe un essai très intéressant sur Thierry Bouchard, ni le cahier de création qui donne à lire des auteurs peu lus... Europe confirme sa place incontournable et sa nécessité dans le paysage des revues littéraires francophones…

 

Notes.

1. Voir mon étude publiée dans Faites Entrer L'Infini n° 59 (juin 2015) intitulée "La maison forte, un prétexte romanesque".

2. Voir mon texte publié dans Faites Entrer L'Infini n° 36 (décembre 2003) intitulé "Élégie pour Carvin" et mon étude publiée dans Les Annales de la SALAET   n°9 (2007) intitulée "Aragon, Léon Delfosse et mai-juin 1940".

3. Bernard Leuilliot, in Œuvres romanesques complètes d'Aragon, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, tome IV, page 1361.

4. François Laur, Claude Simon, le tissage de la langue (Brins de fil pour une lecture de La Bataille de Pharsale). Éditions Rafael de Surtis, 2005, 36 pages.

Lucien Wasselin a publié Aragon/La fin et la forme chez Recours au Poème éditeurs




estuaire. Le poème en revue. N° 157

 

Joli numéro, pour cette revue trimestrielle québécoise fondée en 1976 et dirigée par Véronique Cyr ! Et qui montre la vitalité de propos et de voix de la poésie du Canada francophone. Peut-être cette vitalité est-elle d’ailleurs en partie assurée par la forme très fréquente de l’interlocution dans les poèmes qui y sont présentés : le « je » s’y adresse très souvent à un « tu », le « toi » est désigné, apostrophé, abordé, qu’il soit le sujet lyrique lui-même ou un autre véritable.

 

« C’est toi que j’avais reconnu en moi au commencement du monde » (Faustino)

« Tu essaies de vivre la vie normale des autres » (des Roches)

« J’aime à braconner la fourrure usée de ton lit » (Cotton)

 

La narration, le mode épique qui semble fait pour décrire et raconter le trop plein puissant du monde, à la frontière du romanesque, cela aussi est présent, chez Patrick Brisebois, par exemple :

 

« Elle a toujours eu les hommes qu’elle voulait / avec sa dentition son apparence noble / ses cheveux d’encre chinoise / il dit qu’il arrive de trop loin / de la boue noire des hommes noirs / je titube entre les murs j’ai froid / il n’y a plus de bois pour le feu »

 

dont le poème fait penser à l’éparpillement synthétique du Dos Passos de Manhattan Transfer racontant les destins, les scènes de vies et les solitudes entrecroisées de New York.

 

Le numéro s’ouvre avec la présentation par Véronique Cyr de la thématique : « le ça qui hante » (exergue de J.-B. Pontalis) les « imaginaires de l’idée fixe », maladie, mort, apparition, « ça dérangeant », poésie elle-même, tant il est vrai que « l’écriture poétique est une voix basse toujours en état de veille » (p. 4). Mais cette hantise n’ouvre nullement sur un traitement « gothique » des choses. L’expression y est plus proche du roman noir et de la langue cinématographique et picturale de la Nouvelle Figuration Narrative (Monory) ou des Boulevards du Crépuscule.

 

Les auteurs y sont présentés par ordre alphabétique, et non par « manière » ou par centre d’intérêt : cette démocratie de l’irraisonnée, à la fois arbitraire et essentialiste (comme celle du dictionnaire), correspond bien, au fond, à cet univers mental fait de rencontres, d’aléatoire et de chocs, où l’on cherche les profondeurs du sens. Le premier, Jean-Philippe Bergeron, qui nous parle « Après la catastrophe », restitue notre présent à la fois préhistorique et technologique où « les mains armées de bifaces fouillent les carcasses de mouton, font jaillir le pétrole ». Il y fait dialoguer, sur huit séquences, microcosme et macrocosme, corps et planète, cancer et guerres civiles, maladie de l’un et corps exploité de l’autre. La poésie est comme l’expression de l’ignorance et du désarroi violent de l’homme moderne aux « sorcelleries antibiotiques » et aux luttes primitives, d’agressé plutôt que d’agresseur : « et tu fabriques de la survie mes seules têtes de flèches. »

Patrick Brisebois raconte ensuite un amour interdit moderne, un peu gothique tout de même, avec « Tampax dans la poubelle / cheveux au fond de la douche » mais aussi avec « transformés en loups de pleine lune », « Hors-las de Maupassant » et « nécropole de ceux à peau grise ». Avec Shawn Cotton, l’amour, le désir et la séparation se racontent dans une quotidienneté à la fois triviale et érudite, où le franglais naturel (« un bloc de download de temps ») côtoie Nerval et Gaëtan Picon. Véronique Cyr, sous le patronage du poème « 3 – Ménade » de Sylvia Plath, évoque les massacres du Rwanda en contrepoint d’une guerre de couple (ou pour le couple impossible ?) et l’impossibilité (métaphysique ?) de traiter « une guerre à la fois ». Carole David propose cinq scènes violentes et brèves du monde états-unien : « Je viens de t’abattre à la sortie du motel », « un autre debout avec un fusil », « les religieuses squattent les terrains des Indiens, elles crient au viol », avec en toile de fond cette violence sociale et historique américaine qui ne passe pas, malgré le temps, et que caractérise l’indigence des solutions : « il arrive qu’une voix noire me parle en rêve », « tu ne m’as rien donné pour guérir ». Roger des Roches présente, en trois proses poétiques « trois femmes hantées » dans « la chambre du fond. Que tu ne partages plus avec qui que ce soit depuis combien de temps ? Un an ? ». Alexandre Faustino est lui-aussi « hanté par ce lit […] rejoignant le calme brutal de la matière », mais sur un mode plus métaphysique, tandis que Catherine Harton dit, en sept poèmes strophiques la vocation de la mort inscrite dans la condition humaine, la poésie, cependant, comme espérance de vivre qui nous hante, comme « espérer autre chose que l’amiante des poumons, la lumière névralgique, les éclosions difficiles », et la rémanence qu’on voudrait croire exténuable du passé allemand : « maintenant que j’ai connu la Bavière sous forme bénigne ».

Anne Lafleur propose dix poèmes brefs d’un érotisme violent aux signifiants explosés. La hantise s’y exprime à travers le dé-signifiant, l’acte de dé-dire le sens, lacérer, hoqueter, étrangler la phrase pour ne pas dire tout à fait le sens tabou ; spasmes et bribes y expriment la dimension scatologique de la déjection-éjection poétique. La prose poétique de Frédéric Marcotte, elle, réfléchit avec une certaine finesse dialectique sur le regret d’amour, et la capacité à conquérir sa liberté en hantant l’autre parce qu’on est hanté par lui. Michaël Trahan termine cette belle suite de talents par trois poèmes placés sous le signe de Kafka et qui font retentir une voix étrange, entre Agrippa d’Aubigné et Samuel Beckett, pleine de fantômes, de corporel et de mystères ; il nous ramène en quelques sorte en-deçà des Lumières vers ce seuil inquiet de la Renaissance où le matériel et l’irrationnel ne sont pas encore mis à distance l’un de l’autre par le bel ordonnancement de la raison, des figures et des mythes gréco-romains :

 

« J’ai peur c’est ma peur ma peur longtemps.
J’ai os. J’ai allumette. J’ai rien je fais la liste
des choses qui cassent. Tête, ronde ou non.
Noir, cette lumière-là. Je fais la liste des choses
qui meurent. Je suis un fantôme, je suis
deux fantômes, pas trois, pas quatre,
mais j’ai de la clarté pour toute une vie.
Un drap qui bouge, quoi je hante. »

 

Beau numéro, donc, de poésie vivace. Si l’achevé d’imprimer date déjà d’un an exactement (mai 2014), sa poésie n’est pas à douze mois près, assurément, ni passée, ni fanée. Pour l’abonnement à la revue, il était à 41 dollars les quatre n° pour le Canada même ; prix au n° : 10 dollars, ou 8 euros … à l’époque. Revue subventionnée par les Conseils des Arts et des Lettres du Québec, du Canada et de la ville de Montréal. Ahhh ?! … Une poésie académique, alors ? Pas mal !

Emmanuel Baugue vient de publier son premier recueil de poèmes : Falaises de l'abrupt.

 




Passage en revues : Le Journal des Poètes 1/2015 et Arpa 112

Le Journal des Poètes, n°1 de 2015, 84e année.

 

 

Ce numéro de la célèbre revue belge d’Yves Namur et Jean-Luc Wauthier s’endeuille, à peine revisagée (voir p. 83) de la disparition du second, survenue au moment du bouclage, et qui n’a été signalée pour l’heure que par une feuille volante. L’auteur des Aiguilles du temps et des Tablettes d’Oxford cesse donc son propre chant de nostalgie, pour entrer dans la nôtre, avec les regrets de tous les poètes et amateurs de poésie. 

En ces temps où s’amassent des fortunes énormes, les plus énormes de l’histoire de l’humanité, où se brassent des quantités titanesques d’informations, de gens, de choses, de pouvoirs, où se jouent au jeu cynique de l’équilibre et du déséquilibre, des guerres, des génocides, des faims, des exils et des dépossessions sur tous les continents, est-il déplacé de voir « À livre ouvert » se cristalliser dans la paix du poème l’esprit du véritable bonheur épicurien et l’esprit de Grâce des (jeunes ou vénérables) poètes du renoncement, que paraissent être ici Nicolas Grégoire, Max Alhau, Jean-Luc Wauthier, Gérard Bocholier, Pierre Dhainaut, Philippe Leuckx, Claude Michel Cluny ou Gilles Baudry ? Non, pour qui connaît un peu l’histoire de l’Empire (romain), ce n’est que signe légitime des temps. Besoin de sagesse dans l’inquiétude. Et c’est à entrer dans ce « pays où l’on arrive jamais » qui nous éloigne des fureurs du monde que nous convie l’éditorial d’Isabelle Françaix, et à changer le monde en nous, à transformer « la vie par le langage », et à aimer, plutôt que le bruit quantitatif et extérieur des choses, « le son intérieur de tout réel ». Mais parce qu’elle harmonise la vie tout entière, le Dossier de la revue nous présente aussi, cette fois, deux poètes tibétains en contact direct avec les tempêtes du monde, Palden Sonam (né en 1986) et Loten NamLing (né en 1963) : l’un jeune réfugié en Inde, l’autre chanteur et joueur de dranyen, né en exil, tous deux émouvants et dont la poésie témoigne, et incise notre éventuelle inconscience. La rubrique des Paroles en archipel nous propose des poèmes, souvent discrètement métaphysiques, de Anne Lohro, Dirk Christiaens, Jean-Pierre Sonnet, Xavier Forget, Anne Dujin et Denis Cardinaux. Le Panorama de Philippe Leuckx fait cette fois l’éloge, en quelques mots très judicieux, d’Alfredo Costa Monteiro, Jean-Pierre Denis ou Luc Moës, entre autres, et La Rubrique donne à entendre la voix nouvelle d’Aurélien Dony, avec en particulier le beau poème « juin », qui n’est pas sans irradier une sorte de lumière persienne.

 

 

 

 

Arpa, revue de poésie, n°112, février 2015 (dir. Gérard Bocholier)

 

Dans cette livraison, on pourra découvrir ou lire quelques poèmes de pas moins de vingt-trois poètes. C’est avec ceux de Jean-Claude Pirotte, qui vient de disparaître, et auquel Gérard Bocholier rend un sensible hommage, que s’ouvre la rubrique. Pierre Chappuis propose, lui, un texte composite, suite de notes, remarques, réflexions proches des textes de Barthes : comme un journal intime et elliptique, avec des entrées de dictionnaire, des notes d’idées, voire d’idées reçues à la Flaubert (« Accablant ») qui constituent un ensemble baroque et très vivant. Parmi les poèmes de Philippe Mathy, Gilles Baudry, Muriel Sendelaine, Dominique Héritier et bien d’autres, on distinguera peut-être ceux de Régis Roux, de l’Australien Kevin Hart (traduits par Raymond Farina), ou d’Emmanuelle Le Cam, ainsi que le petit dossier consacré à Reginald Gibbons, poète, traducteur et universitaire texan, dont les poèmes sont ici traduits par Nathanaël et le recueil I, not I présenté et analysé par Marilyne Bertoncini. On appréciera aussi les belles encres de chine de Bernadette Leconte, aériennes et aquatiques, évoquant tantôt des méduses tantôt des spirales d’escaliers de phare. Signalons encore les « encres et pointes sèches » de Colette Minois, suite charmante d’aphorismes diaristes. 

Pour se procurer le recueil de Réginald Gibbons, cliquer ici : Je pas Je/I not I

 

                                                                                                                     




Passage en revues Autour de : Le Journal des Poètes 1/2015, revue Cabaret 12 et 13, Revue Alsacienne de Littérature 122, Traversées 75

 

Passage en revues

Autour de : Le Journal des Poètes 1/2015, revue Cabaret 12 et 13, Revue Alsacienne de Littérature 122, Traversées 75.

 

 

 

L’ami, poète et rédacteur en chef du Journal des Poètes, Jean-Luc Wauthier nous a quittés il y a peu. Poursuivre l’aventure de cette belle revue à laquelle il tenait tant, lui donnant bien du temps − à la revue c’est-à-dire à la poésie contemporaine, est la meilleure façon de rendre hommage à l’homme/poète Jean-Luc Wauthier. C’est à cela que s’attachent Yves Namur (Le Taillis Pré est devenu l’éditeur du Journal des Poètes), Philippe Mathy, Jean-Marie Corbusier et l’ensemble des collaborateurs habituels de la revue. Les récents moments n’ont sans doute pas été humainement aisés, nous tenons à dire à tous ceux qui agissent au sein du Journal que nous sommes amicalement à leurs côtés. Et en premier lieu pour dire clairement : si l’on aime la poésie et les revues sérieuses, il faut lire le Journal des Poètes (et s’y abonner car l’abonnement est le gage de la continuité d’une aventure poétique, laquelle est par définition fragile – tant dans le domaine des revues que dans celui des éditions). Il m’est d’autant plus facile d’affirmer cela que le numéro que j’ai en mains, le premier de l’année 2015, est une réussite exemplaire avec, en particulier, un dossier consacré par Michèle Duclos (dont il faut dire le travail de passeuse !) à deux poètes tibétains en exil, Palden Sonam

 

Le Tibet est mon pays des neiges
Loin à l’horizon
très haut
pics blancs et plaines vertes
mon pays me manque
la tente noire près de la rivière bleue
prairies à perte de vue tachetées de yaks
joyeuses collines étoilées de moutons

(…)

 

Le poème en son entier s’intitule « Nostalgie », et ce poème ouvre le dossier. Cela est important, notamment pour ceux qui parmi nous se regardent un peu trop le nombril sans guère avoir mis les pieds ailleurs (le tourisme ne fait pas le voyageur réel). La vie de ce monde, dure, vraiment dure, est celle de ces lieux sans pouvoir populaire, ces espaces où l’on gagne en moyenne un euro par jour. En travaillant et en étant réellement opprimé. Dans Recours au Poème, il nous arrive de signer des pétitions mais avant de signer nous avons toujours cela à l’esprit. Par simple et minimum respect vis-à-vis des autres êtres humains que nous (ou nos egos, terme au choix).

Plus loin, dans un autre poème :

 

Je me sens trop loin de chez moi,
Marchant seul dans une rue étrangère.
Des gouttes de pluie dansent ici et là.
Mais les larmes tombent partout.

 

La poésie de Palden Sonam est belle, profonde. Intérieure, depuis le lointain exil. Une découverte que les quelques poèmes donnés ici à lire. Tout comme ceux de Loten Namling :

 

Quand j’étais petit je contemplais
Les yeux pleins de larmes de mes parents chéris
Au milieu de la tristesse je voyais la Vérité
La Vérité d’une nation
Esprit si pur et si libre.

(…)

 

C’est qu’il y a des souverainismes qui ne sont pas insensés.

La revue propose ensuite, comme à son habitude, de fortes paroles en archipel : Anne Lorho, Dirk Christiaens, Jean-Pierre Sonnet, Xavier Forget, Anne Dujin et Denis Cardinaux ; ainsi que des « voix nouvelles », en la voix d’Aurélien Dony. Le tout accompagné de chroniques et de nombreuses notes de lectures signées de plumes critiques que l’on aime, ici, à retrouver régulièrement dans les pages de ce beau Journal. Sans oublier la revue des revues d’Yves Namur consacrée cette fois aux revues Arpa et Phoenix. On vous le disait, c’est quand même un lieu de très haut goût.

 

Le Journal des Poètes
Contact : Jean-Marie Corbusier, à cette adresse mail
neuforgedominique@skynet.be

 

 

Petite (en apparence physique seulement), la Revue Cabaret est une revue que je découvre tandis qu’elle atteint ses 12e et 13e numéros. Dans un format/carnet, son directeur Alain Crozier propose pour chaque numéro des textes liés à un thème. Ici, « A northern Soul » puis « Les poupées russes ». On peut lire, avec bonheur, des textes d’auteurs et de poètes, femmes et hommes, comme Patrice Breno, Eric Dejaeger, Christine van Acker, Delfine Guy, Jo Hubert, Alienor Debrocq, Caroline Cranskens, Paul Badin, Cécile Odartchenko, Muriel Carrupt, Annie Hupe, Anne-Lise Blanchard, François Szabowski et Olga Sokolow. De cette dernière :

 

Allez buvons ensemble
À la nuit anonyme

 

 

Et en effet, la poète me semble avoir raison, c’est la plus belle des nuits.
Une aventure poétique discrète et bien intéressante que l’on vous recommande chaudement.

 

Revue Cabaret / Le Petit Rameur
31 rue Lamartine.
71800 La Clayette
France
www.revuecabaret.com

 

 

La revue Traversées, dame atteignant son 75e numéro à raison de quatre numéros par an, livre ici un numéro massif, tant par ses 180 pages que par son contenu. Son animateur principal, Patrice Breno, écrivain et poète, travaille avec acharnement à poursuivre une aventure aujourd’hui reconnue, avec l’aide d’autres travailleurs de la nuit poétique, comme Paul Mathieu ou Xavier Bordes (entre autres). Ce 75e numéro, titré « haikus », démarre par un long texte faisant le point sur ce que sont haïku, haïbun et haïga, signé David Colling. Viennent ensuite près de 50 textes ou haïkus donnés par des poètes de diverses latitudes proches. C’est une fort belle manière de permettre la découverte et l’actualité (la « mode » s’interroge-t-on dans la revue) de l’écriture de haîkus. Gageons que nombre de lecteurs de Traversées, une fois lecture plus que plaisante faite de ces premières pages, découvrirons ensuite ce que sont haïgas et haïbuns. La moitié du numéro est consacrée au dossier, et l’on ne peut que remercier Patrice Breno et ses amis car c’est un ensemble de belle facture. L’autre moitié de la revue, sobrement intitulée « Et aussi », présente poèmes et textes de divers auteurs/poètes contemporains, dont les voix d’Evelyne Charasse, Marie-Josée Desvignes ou Martha Iszak (mince, je n’ai cité que des femmes… Je vais encore me faire taper sur les doigts pour sexisme). Traversées est très bonne revue.

 

Traversées.
C/O Patrice Breno
Faubourg d’Arival 43
B-6760 Virton
patricebreno@hotmail.com

       

 

 

La Revue Alsacienne de Littérature consacrait son numéro 122 aux « utopies ». La chose est devenue osée, en général et en poésie en particulier. Un sacré dossier ! Où l’on retrouvera, parmi d’autres, les voix de Pierre Dhainaut, Anne-Marie Soulier, Karlheinz Kluge, Jean-Claude Walter, Paul Schwartz, Michèle Finck, Claudine Bohi, Fabrice Farre, Eva-Maria Berg, Laurent Bayard, Françoise Urban-Menninger… poèmes et textes, le tout encadré par des œuvres de Lucia Reyes.

Dont, ceci de Paul Schwartz :

 

Il ne s’agit pas d’arriver mais de prendre le chemin

                  faute de la fin les moyens

                                                un point c’est tout

 

Un très bel ensemble mêlant poèmes bilingues français/allemand, poèmes en français et poèmes en allemand, comme il est de tradition en ce lieu.

La partie « voix multiples », environ la moitié du volume, donne à lire des auteurs et/ou poètes comme Régine Detambel, Martine Blanché, Daniel Martinez ou Samuel Dudouit. Viennent des essais dont le texte d’Alain Fabre-Catalan consacré à Georg Trakl, poète assurément trop peu lu aujourd’hui. Une revue à découvrir, vraiment, si ce n’est déjà fait.

   

Revue Alsacienne de Littérature.
Les Amis de la Revue Alsacienne de Littérature
BP 30210
65005 Strasbourg
ral@noos.fr

 

 

 

 

 

 

 

 




La manzana poética : le vers est dans la pomme

 La Manzana poética est une revue littéraire espagnole de Cordoue. Dirigée par Bernd Dietz et Francisco Gálvez, elle ouvre largement ses pages à la poésie du temps présent. Sa dernière livraison accueille 26 voix féminines nées entre 1976 et 1990. Dans ses prolégomènes, depuis une autre rive, l'Italienne Paola Laskaris évoque [ une toile de fils transparents, réaliste et visionnaire, abstraite et naïve, tissée par les lumières et les ombres de deux millénaires ].

L'universel et l'ultra contemporain s'y côtoient dans les fracas du corps et de la langue, en des vers tantôt déroulés en longs méandres, tantôt acérés comme des couteaux. De la movida des années quatre-vingt à l'actuel désenchantement généré par les crises économique et sociale, ce sont là des secousses telluriques exprimées en surface autant qu'en profondeur, éphémères et durables dans le même mouvement de décomposition et de recomposition. L'espoir, malgré tout, recentré sur un soi ouvert à la rencontre, n'est pas mort. Dans sa " Poétique provisionnelle ", Laura Cassielles décline ses paradigmes du verbe écrire et reflète au mieux les états d'esprit de ces générations trop souvent fracassées.

" Ecrire : mettre sur les plateaux d'une balance les grains fertiles du vécu. Décider de quel côté ça vaut la peine d'incliner le poids des mots.

Ecrire avec la nerveuse illusion de celui qui invente de nouveaux mots doux dans une lettre d'amour. Ecrire avec la certitude révolutionnaire de celui qui inclut des réflexions politiques dans une lettre d'amour.

Ecrire : aimer. Ecrire : pleurer parfois, et parfois célébrer. Ecrire : marcher.

Ecrire je dénonce. Ecrire je doute. Ecrire accompagne-moi.

Et c'est bien d'accompagnement qu'il s'agit, à la faveur des communautés poétiques très variées que tissent jour après jour les réseaux sociaux, les sites et les blogs de la galaxie numérique. La poésie ne s'enferme plus dans des fonds de tiroir. Paola Laskaris déclare [ qu'elle se montre à des balcons sans grille, comme une maja goyesque audacieuse qui sollicite avec insolence le regard de n'importe quel internaute ].

Il n'est pas possible de donner ici la parole à chacune de ses 26 voix alors que chacune pourtant le mérite. En voici cependant quelques-unes, choisies par les hasards de mon vagabondage et... les commodités de la traduction.

 

Hermana muerte

Estás en el rojo terciopelo de mi vientre, en los gritos secretos que anuncian mi temblor de nin͂a herida. Quiero mostrarme desnuda ante ti. Quiero que dispares el gatillo, que me ahorques, que me asfixies, que abras mis ojos hacia los horizontes marinos. Ponerme un abrigo de fuego, arder, en la miseria. De noche buscas a tus hijas iniciadas en el mal. No quiero que me salves. No le repitas. Las campanas tocan a muerto. Invítame a ser una ama de cría. Mis manos abiertas reclaman sangre. Mi útero estrecho busca un pájaro desplumado. Nuestros besos mueren, tu lengua, la de mi hermana, la tuya, la mía. Si me tiendo en la cama me pudriré. Baja conmigo las escaleras. Cuece un caldo espeso para el diablo. Brotan lágrimas de mis senos. La luna celosa, ocupa mis ojos.

Begon͂a Callejón

Sœur morte

Tu es dans le velours rouge de mon ventre, dans les cris secrets qui annoncent mes tremblements de fille blessée. Je veux me montrer nue devant toi. Je veux que tu appuies sur la détente, que tu me pendes, que tu m'asphyxies, que tu ouvres mes yeux vers les horizons marins. Me mettre un manteau de feu, brûler, dans la misère. La nuit tu cherches tes filles initiées au mal. Je ne veux pas que tu me sauves. Ne le répète pas. Les cloches sonnent le glas. Invite-moi à être une nourrice. Mes mains ouvertes réclament le sang. Mon utérus étroit cherche un oiseau déplumé. Nos baisers meurent, ta langue, celle de ma sœur, la tienne, la mienne. Si je m'allonge sur le lit je pourrirai. Descends l'escalier avec moi. Cuis un bouillon épais pour le diable. Des larmes jaillissent de mes seins.  La lune est jalouse dans mes yeux.

 

Ensayo sobre terrores

 

Hay terrores enormes
que pesan como hierro en las entran͂as :
las guerras nucleares, las iras del mercado,
siete mares temblando, el hombre que podría
con un simple chasquido borrar el universo,
la lírica homicida de ciertas religiones,
el cáncer invasivo, los leves dictadores,
los dictadores ciegos,
el bostezo de Dios sobre los bellos pueblos
tan pobres como cardos.
Y hay terrores pequen͂os
que pican como pulgas en el alma :
la lacra del insomnio, el gen de la locura,
los ganglios en el cuello de mi hija,
el silencio sin masa del otro ser que amamos,
los días laborables, los rituales vanos
o la ridiculez de nuestros ideales.
Hay terrores gigantes en problemas menudos.
Y terrores purísimos
como temer la nada.

Rocío Hernández Triano

 

Essai sur les terreurs

Il y a des terreurs énormes
qui pèsent comme du fer dans les entrailles :
les guerres nucléaires, les colères du marché,
sept mers prises de tremblements, l'homme qui pourrait
d'un simple claquement de doigts effacer l'univers,
le suicide lyrique de certaines religions,
le cancer invasif, les dictateurs légers,
les dictateurs aveugles,
le bâillement de Dieu sur les jolis villages
aussi pauvres que des chardons.
Et il y a de petites terreurs
qui piquent l'âme comme des puces :
la cicatrice des insomnies, le gène de la folie,
les ganglions dans le cou de ma fille,
le silence sans épaisseur de l'autre que nous aimons,
les jours ouvrables, les vains rituels
ou le ridicule de nos idéaux.
Il y a des terreurs gigantesques dans les petits problèmes.
Et des terreurs à l'état pur
comme la crainte du néant.

 

*

 

Establecer la herida como término industrial
Del territorio íntimo en que habita
Mi alma, que los cipreses aniden en mis piernas
Y trasladen a éstas cierto verdor intacto,
Creciendo la hiedra a través de mí como el olvido.
Tan sólo dejarse ahora. Ascender
En pura rama, hojas de cuya soberbia
Nace la construcción del cielo.

Ana Vega

 

Etablir la blessure comme un terme industriel
Du territoire intime où habite
Mon âme, que les cyprès nichent dans mes jambes
Et transportent en elles quelque verdeur intacte,
Le lierre à travers moi poussant comme l'oubli.
Juste se laisser aller maintenant. Grandir
En une branche pure, feuilles dont la superbe
Accouche la construction  du ciel.

 

Caracol

 

Miro tu lentitud,
la traza de luz que abandonas a tu paso
como la savia derramada de los árboles.
Eres el pequen͂o dios de la sed
que atraviesa las hojas y la noche
en su infinito reposo.
Te observo sin heridas
y miro mis manos : sombras de nieve
que tocaron la muerte con tu mismo sigilo.

Marta López Vilar

 

Escargot

Je regarde ta lenteur,
le tracé de lumière abandonné à ton passage
comme la sève des arbres répandue.
Tu es le petit dieu de la soif
qui traverse les feuilles et la nuit
en son infini repos.
Je t'observe sans blessures
et je regarde mes mains : ombres de neige
qui ont marqué la mort de ton empreinte.

 

Primeros besos

 

La arena se filtra en los poros del tiempo.
Man᷈ana, ayer, nunca...
se encuentran en un tren que nunca vuelve,
                                              nunca pasa.
Los cuerpos se pierden en andenes circulares.
Recuerdo sus vías y sus piedras,
pero no sus caras,
no sus lágrimas ni su risa.
Dónde van los pasos que olvidamos.
Allí donde estén,
           guarda la vida sus primeros besos,
sus últimos labios.

Marta Gómez Garrido

 

Premiers baisers

Le sable se filtre dans les pores du temps.
Demain, hier, jamais...
se rencontrent dans un train qui jamais ne revient,
                                              jamais ne passe.
Les corps se perdent sur des quais circulaires.
Je me souviens de leurs voies et de leurs pierres,
mais pas de leurs visages,
pas de leurs larmes ni de leur rire.
Où s'en vont les pas que nous oublions ?
Là où qu'ils soient,
           la vie garde ses premiers baisers,
ses dernières lèvres.

 

 Ont également participé à cette anthologie dite de la Génération 2001 et dans l'ordre alphabétique :  Ariadna G. García, Yolanda Castan͂o, Carmen Garrido, Mertxe Manso, Vanessa Pérez-Sauquillo, Esther Gimenez, Erika Martínez, Alejandra Vanessa, Ángela Álvarez  Sáez, Ana Patricia Moya, Verónica Aranda, Sofía Castan͂ón, Siracusa Bravo Guerrero, Saray Pavón, Elena Medel, Virginia Cantó, Martha Asunción Alonso, Alba González, Berta García Faet et Luna Miguel.

La manzana poética, N° 37, Septembre 2014, 9 €.

www.lamanzanapoetica.info




La moitié du fourbi, n°1 : “écrire petit”

 

La moitié du fourbi est une revue nouvelle-née, parue en février 2015, sous le signe thématique de l’« écrire petit ». Ses articles consitutent des prouesses littéraires à part entière. Connaissant les goûts (sûrs) de son créateur en chef, Frédéric Fiolof de son nom de plume nocturne (il anime l’excellent blog de critique littéraire La marche aux pages), et un peu ceux des membres de son comité de rédaction (Anthony Poiraudeau, Hélène Gaudy, Zoé Balthus et Romain Verger), l’on s’attendait à un opus de qualité, mais le résultat dépasse nos expectations. L’on peut être emballé, dans une nouvelle revue, par deux ou trois articles, mais que l’ensemble emporte l’adhésion est en général une chose rare. Ajoutons que le design de l’ouvrage est séduisant, un terme anglais lui va comme un gant : celui de slick (lissé, classe, en français ?).

Applaudissons tout d’abord la cohésion époustouflante qui se dégage de cet ensemble : le point fort de La moitié du fourbi. La trame d’« écrire petit » est serrée, puisque chaque article, chaque être, chaque monde, nous renvoie à un autre : le dessinateur Nylso renvoie à Robert Walser qui renvoie à Max Brod qui renvoie lui-même à Kafka qui renvoie à Walter Benjamin qui renvoie à Uri Orlev, écrivain rescapé de Bergen-Belsen dont le carnet de poèmes renvoie à ceux de Monsieur M., qui renvoient eux-mêmes à Richard Brautigan, auteur cher à Thomas Vinau, interviewé ici par Frédéric Fiolof, et ainsi de suite, dans une chaîne de signifiants essentielle.

Saluons ensuite la passion de ses rédacteurs pour leur sujet : pas un seul qui ne semble point impliqué émotionnellement avec son propos et « possédé » par le mystère qu’il sonde (celui de Tamán Shud est troublant), dans la mesure où ils ont tous manifestement écrit depuis les lieux d’extase et de choc que leurs passions leur ont fait ressentir. On ne peut que leur être reconnaissant d’avoir partagé (en s’effaçant humblement derrière) leurs obsessions, et de nous les avoir transmises. On est d’emblée fasciné, happé, on brûle d’envie d’en lire davantage sur les mondes qu’offrent les variations autour de l’« écrire petit » de ce numéro : entre autres, celui des logarithmes informatiques, des Pygmées ou de Michaux, tous ces mondes poétiques, qui, sans les exégèses de leurs arpenteurs enfiévrés, nous resteraient illisibles. L’expérience de lecture qui nous est livrée est intense, jubilatoire. Quelle joie en effet que de découvrir l’univers incroyable de Nylso, et celui, impitoyable il faut bien le dire, de Werner Herzog. Et que dire de l’émotion ressentie en se remémorant les images de celui de Bruno Dumont, dont La Vie de Jésus (visionné il y a presque vingt ans dans un petit cinéma d’art et d’essai de la banlieue de Boston). Et celle de cheminer main dans la main avec Anne-Françoise Kavauvea (qui lit Walser depuis l’adolescence) jusqu’à la tombe potentielle de l’écrivain suisse.

Quand on lit, on aime quand les souvenirs et les émotions remontent, quand le cœur bat un peu plus vite au détour d’une phrase, on aime sentir qu’on est en vie. Les articles de cette première Moitié du fourbi sont bouleversants. Par exemple, les textos échangés à New York le matin des attentats du 11 septembre 2001 : outre le fait qu’ils nous replongent dans les affres de ce drame, ils nous rappellent aussi que, où que nous soyons, nous sommes toujours à un doigt de la catastrophe, de la tragédie, et que nous ne devons pas oublier que, pour peu que nous en sachions, nous évoluons peut-être dans des poches de répit exigües, à la fois temporellement et spatialement. Conclusion : nous devons nous efforcer de ne pas oublier de vivre. Il est de notre devoir en tant qu’humain encore en vie, jouissant d’un certain confort et de nos facultés, et surtout bénéficiaires d’un feu qui nous empêche de sombrer, de continuer à partager celui-ci pour essayer de contribuer aux émerveillements.

Vivre, s’émerveiller, équivaut, en l’occurence pour une revue de littérature, à lire et donner envie de lire ; ce bonheur sacré de la lecture qui pousse vers d’autres lectures. Ainsi, cette généreuse « moitié » de fourbi (ô combien bienvenue en ces jours sombres de notre humanité) est salutaire, car elle titille et réveille, rappelant que toute bonne littérature est tissée d’appels à la vie, ou d’appels d’air, distillatrice et provocatrice de passions. Fourbi littéraire qui ramène à nos propres fourbis de livres, d’écrits, créant des passerelles entre nous et les horizons salvateurs potentiels, des liens significatifs entre les humains. Bravo à toute l’équipe et aux contributeurs, longue vie à La moitié du fourbi.

 

La moitié du fourbi
22, rue Pablo Picasso
93000 Bobigny
revue@lamoitiedufourbi.org

 

Sabine Huynh a publié Avec vous ce jour-là/Lettre au poète Allen Ginsberg chez Recours au Poème éditeurs

 




OSIRIS n°79

 

Revue biannuelle de poésie contemporaine, Osiris paraît depuis 42 ans. Andrea Moorhead, universitaire, poète, traductrice et photographe (notamment  plusieurs recueils parus au Noroît, Au loin en 2010, Géocide en 2013), est la maîtresse d’œuvre de ce bel ouvrage. Elle-même écrit en anglais et en français, ce qu’elle nomme voyage immobile, mais il n’est pour elle qu’une langue : celle de l’autre. On comprendra mieux l’assise d’Osiris : une Babel rayonnante. Se découvrent en langue originale avec leur traduction en anglais, les poèmes de Gustav Munch-Petersen, voix danoise où terre et ciel mêlent leur force : A star sparkles green, in star-tears, star-tear alone/ In the salt of my childhood’s hot stone (EARLY MORNING),  en langue anglaise, neuf poètes : Frances Presley, Sarah Cave, Steve Barfield, Simon Perchik, Alan Britt, John Sibley Williams (les poèmes HOUSE ON FIRE et NO ANIMAL sont saisissants), Rob Cook , son poème FEAR glacerait le sang si ce n’était cette extraordinaire appétence de vivre, ces vers  font étrangement songer au tableau de Van Gogh Les Souliers, 1886 :The dogs can already smell/ How my shoes will fail / On one of the days missing/ Between October et December,  suivent les poèmes d’ Andrea Moorhead, et  de Randi Ward. On peut lire en français les poèmes de Françoise Hàn Serons nous l’après-midi d’été/ de ceux-là venus quand la Terre/ aura changé son inclinaison /,  d’Yves Broussard et de Céline Zins, en grec, avec  leur traduction,  les poèmes de Anna Griva et Spiros Aravanis, en italien ceux de Laura Caccia et en portugais avec leur traduction ceux de Salgado Maranhăo. S’ajoutent la photographie d’Andrea Moorhead THE MEADOWS et la reproduction du tableau de Robert Moorhead ARABIC LESSON où la métamorphose du graphème arabe s’offre en dire multiforme, lumière et chants entrelacés.

Cette revue est résolument moderne, outre offrir un juste panorama de la poésie contemporaine internationale, dans la diversité des langues données à entendre et à lire, elle fait résonner le Verbe : Osiris opère ses pouvoirs.

 

Rédaction : Andrea Moorhead
Le numéro 8 euros
ISNN0095-019X
Abonnement à la revue :
OSIRIS
106 Meadow Lane
Greenfield MA 01301 USA




Revue ARPA, n°110–111

 

Un double ARPA, copieux de 208 hautes  pages sur le thème NATURE(S). Neuf photos d’André Hébrard. Quarante-huit auteurs convoqués dont le maître d’œuvre, Gérard Bocholier. La couverture comporte un beau calligramme d’arbre poétique. Dix-neuf pages de lectures et préférences, par C. Minois, G. Bocholier…

Du « maquis me gagne » d’Henri Perrier Gustin au  fragment du poète roumain Alexandru Miran,  qui énonce « Le poète a sa racine en terre », des poèmes qui honorent la « présence »  au monde, dans la « ferveur du chant » (Janine Modlinger).

Citons, parmi les talents ici proposés : l’ode aux « petites feuilles mourantes » de Nicolas Dieterlé, son «  soleil dans la poitrine », « dense et ample » ; l’invite « marcher sur le pollen neigeux des peupliers » de Michel Jourdan ; le lyrisme du maître de céans, nourri de « grandes coulées de neige », de la « ramure noire du noyer » pour qui « le ciel s’éclaire d’une franche touche d’or pâle » (G.B.) ; les proses très raffinées d’un Alain Eludut (« Bientôt, le monde va prendre vie de la manière la plus effrontée qui soit » ; ce quatrain magnifique tiré de « Mère-la-Nuit » du Frère Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond : « Il est tard déjà/ dit Mère-la-Nuit/ allons, viens petit/ prends ton bain d’effroi » ; l’allitération donne vie à « Ton nom » de Christiane Keller : « D’où la tiendrais-je/ cette mélodie d’arômes émus/ qui remue jusque dans les choses muettes, / les épis mûrs, le pain, la table/ et la pentecôte de sel/ sur la soupe des siens ? » ; Guillaume Decourt, quant à lui, ordonne dans ses proses des blasons convaincants : « Cueillette des citrons par la fenêtre du jardin » ou « Errer de bon matin sur les quais de Cannaregio ».

Un bien beau numéro, duquel, forcément, on ne peut tout citer, que je vous recommande vivement pour sa diversité, sa richesse de voix et de rythmes.

Bravo à l’équipe d’ARPA : C. Minois, G.Bocholier, P. Maubé, C. Moncelet, C. Keller, J.P. Farines…




Terres de Femmes, n°121

 

En 2014, Terres de Femmes a fêté sa dixième année d'existence, en continuant à proposer un programme toujours aussi exigeant et accessible en même temps, où la critique littéraire pointue et juste (rappelons que Angèle Paoli a obtenu le prix européen de la critique poétique francophone Aristote 2013) est associée à des extraits (inédits ou pas) de poètes qui marquent et marqueront, pour longtemps, la littérature.

Une revue internet a cela de différent de son pendant papier, qu'elle reste toujours disponible, et souvent gratuite ; la chronique suivante concerne le mois de décembre 2014, mais n'hésitez pas à lire les publications d'années précédentes, que vous trouvez dans les archives du site, lequel est très clair et simple d'accès.

Si la notoriété de la rédactrice de la revue, en tant que critique, n'est plus à prouver, elle a l'humilité de savoir s'entourer d'autres personnes, pour faire état de leur lecture de certains livres, comme Isabelle Lévesque (qui parle ce mois-ci de Normale saisonnière de Sofia Queiros, éditions Isabelle Sauvage) ou encore Chantal Dupuy-Dunier (Tony's blues, de Barry Wallenstein, Recours au poème éditeurs)

On trouvera ces vers de Erwann Rougé, extraits de Haut fail, éditions Unes : "le mot est couché entre les morts / et les silences tombés fous" qui, à l'heure actuelle prennent une tournure encore plus vive.

Tout aussi actuels, ces mots : "Qui passerait par l’aube saurait / que le monde est sur le départ", vers distillés subtilement par Jean-François Mathé, dans "La vie est atteinte", éditions Rougerie.

C'est alors que vient Mark Stand, récemment disparu, trop tôt, évidemment, pour nous faire un clin d’œil :"Je ne pense pas à la Mort, mais la Mort pense à moi." En nous laissant l'évidence que d'un drame peut naître autre chose : "Et quand / Nous arriverons à la Grand-Place avec ses manoirs de marbre, la foule / Qui nous y attendait nous accueillera avec des cris de liesse" (merci à Thierry Gillybœuf pour cette traduction)

Pour finir, l'incontournable Juan Gelman "ton ventre écrit des lettres au soleil/ sur les murs de l’ombre il écrit/ il écrit pour un homme qui s’arrache les os/ il écrit liberté/ "... poète qui a, enfin, paru dans la collection poésie/ Gallimard.

Bien sûr, cette recension peut paraître ciblée, voire orientée - difficile, pour ne pas dire impossible, de s'extraire d'un contexte social aussi intense que celui actuel.

Il n'en est pas moins que la poésie, les revues de poésie, et les maisons d'éditions qui publient de la poésie, sont là pour offrir des parachutes du passé, de l'union dans le présent, des promesses d'avenir... sans candeur puérile... de la réflexion, de la culture... un peu d'intelligence... bref, de la vie, pas de la survie.

En choisissant d'appeler sa revue, Terres de Femmes, Angèle Paoli a offert la continuité de ce que proposait en son temps Saint-Exupéry, dans son œuvre : une base solide, même si mobile, fraternelle, humaine, sur laquelle s'appuyer, se reposer, pour avancer vers soi.

Ici, les femmes et les hommes sont traités sur un pied d'égalité : celui de la poésie. Ici, la géographie et l'histoire de ces poètes servent de repères, non de frontières. Ici, tout est actualité, permanence manifeste de l'impermanence supposée.

Et les publications de ce mois de décembre 2014, comme les précédents mois et les années suivantes (aucun doute là dessus), iront dans ce sens : permettre au passionné de poésie, ou à l'amateur sans plus, ou au simple lecteur occasionnel tombé là par hasard, de trouver matière à vivre. 

http://terresdefemmes.blogs.com/