Le quinzième numéro de Phoenix

15e numéro pour Phoenix,  revue absolument essentielle dans le paysage poétique, revue emmenée par André Ughetto, avec la complicité d’un beau comité de rédaction (Jean Blot, François Bordes, Téric Boucebci, Karim De Broucker, Joëlle Gardes, Myrto Gondicas, Marie-Christine Masset, Jean Orizet). Ce numéro nous tient d’autant plus (et encore plus qu’à l’accoutumée) à cœur en ceci qu’il propose un dossier important (par la taille comme par les contributions) consacré à la poésie de Jean-Claude Xuereb, poésie qu’il m’a été donné de découvrir il y a… il y a, en effet… grâce au talent éditorial de Rougerie. Coordonné par André Ughetto, le dossier comporte des contributions de Christiane Chaulet-Achour, Christian Viguié, Abdelmadjid Kaouag, Jean-Louis Vidal, Dominique Le Boucher et Lucien Wasselin. Des textes du poète aussi, évidemment. Nous serons en complet accord avec Ughetto (« Rendre justice ») quand il écrit, présentant le dossier : « Il fallait donc rendre justice à cet auteur dont ceux qui ne le connaissaient pas encore apprécieront la justesse d’expression, l’altière simplicité, la spiritualité intense ». Et en effet : heureux les amateurs/lecteurs de poésie qui vont découvrir ici la poésie de Xuereb. Du reste, le dossier s’ouvre sur 6 pages du poète, extraites d’un recueil à paraître chez Rougerie. Une fois ces poèmes « reposés », il est passionnant de lire d’un trait la série d’études concernant Xuereb. Une plongée dans l’œuvre, œuvre à laquelle Wasselin donne les mots de « tragique », « déracinement », « enracinement », entre autres ; cela est fort juste et empreinte la portée de la poésie de Xuereb, ancrée dans l’authentique. On relira avec attention « Pourquoi des poètes ? », de Heidegger, dans Chemins qui ne mènent nulle part, et l’on saisira ce que je tente d’exprimer avec des mots, et qui cependant forme l’inexprimable en mots de la poésie.

 

Toute vérité dite
meurt d’être révélée
frappant qui la profère
 

Jean-Claude Xuereb

 

Les dossiers, celui-ci en est un exemple incontournable, font sans aucun doute « une force » de Phoenix. Mais ce n’est pas tout, loin de là. L’on s’habitue au fil des numéros à la pertinence de la partie intitulée « Partage des voix », laquelle comporte cette fois des textes d’Albertine Benedetto, Gérard Engelbach (dont la petite anthologie parue au Nouvel Athanor est incontournable), Jeanpyer Poëls, Jean-Damien Roumieu, Max Alhau, Béatrice Machet-Franke, Werner Lambersy, Muriel Carrupt, Marie Adaval et Jean Blot. Diversité et force, beauté et dialogue naturel entre poètes. Phoenix est, d’évidence, une terre de fraternité. On ne sera donc pas surpris de trouver dans ses pages un bel hommage rendu à Charles Dobzynski par André Ughetto, en grande partie (volontaire) sous la forme de trois poèmes du poète, autrefois publiés dans Autre Sud (« ancêtre de Phoenix, vous me pardonnerez ce « pédagogisme » mais il est issu de l’expérience − celle des temps que nous vivons au sein même du « monde » de la poésie).

La voix d’ailleurs de ce numéro vient de Malte : une série de poèmes d’Oliver Friggieri, fort bel ensemble d’un poète que, du coup, l’on aimerait pouvoir lire plus amplement en français, sous forme de recueil. Pourquoi pas ?

Suivent les habituelles chroniques et notes de lecture qui font le sel de toute belle revue de cet acabit.        

Phoenix, numéro 14.
9 rue Sylvabelle. 13006 Marseille.
Le numéro : 12 €
Abonnement : 45 €
revuephoenix1@yahoo.fr
www.revuephoenix.com 




Paysages écrits 22

 

Paysages écrits, n°22, novembre 2014

 

 

Paysages écrits est (avec quelques autres) une des très belles revues publiées en numérique, on the web. L’un de ces hauts lieux qui démontrent, aujourd’hui, que l’action poétique au format numérique est non pas contradictoire du papier mais bel et bien complémentaire. Nous ne serons donc pas étonnés de retrouver des poètes amis et/ou présents dans les pages de Recours au Poème, versant revue autant que versant éditorial, dans les pages de la revue dirigée par Sanda Voica et Samuel Dudouit (voilà qui évoque en mon souvenir l’époque de Sarane Alexandrian et de sa revue papier somptueuse Supérieur Inconnu). Le numéro 22, fraîchement paru (novembre 2014), s’ouvre sur un superbe collage de Ghislaine Lejard et propose, sous l’égide de reproductions de symboles à connotation alchimique, une richesse à ne pas manquer. On trouvera diverses rubriques, comme « Des pays en poésie » consacrée, pour la seconde fois, à la Roumanie, avec des textes de Serban Foarta, à la Hongrie avec W. Sandor, au Brésil avec A. Fonseca… Des textes et / ou des poèmes signés (entre autres) Catherine Serre, Pascal Boulanger, Vincent Motard-Avargues, Sabine Huynh, Walter Ruhlmann, Harry Szpilmann, Pablo Duran (souvenir de Supérieur Inconnu, encore, et me semble-t-il d'un superbe "manifeste lepidoptère" ?), Philippe Païni, Benoit Jeantet, Alain Jouffroy (entretien et… fondateur de feu Supérieur Inconnu), Cécile A. Holdban, Lydia Padellec… La suite de l’enquête « autour du premier poème publié », avec 9 contributions, des notes de lecture fort pertinentes… Cette revue est à lire absolument tant elle respire la sincérité et l’authenticité. De la poésie et de la pensée vivantes.
C’est pourquoi, ici, nous l’aimons.  

 

Paysages écrits
Revue online
Lire ici : https://sites.google.com/site/revuepaysagesecrits/
ou ici : https://sites.google.com/site/revuepaysagesecrits/archives/numero-22

 

 

 

 




le journal des poètes, 3, 2014, 83ème année

 

L'équipée du journal des poètes, composée par Yves Namur et ses fidèles compagnons belges Lucien Noullez, Marc Dugardin ou Jean-Marie Corbusier offre en son n°3 de l'année 2014 un éditorial signé Jean-Luc Wauthier, dont nous avons récemment remonté le cours de son dernier magnifique opus Sur les aiguilles du temps.

Cet éditorial annonce le bel entretien accordé par Jean-Marc Sourdillon au sujet de l'édition de la Pléiade de Philippe Jaccottet, et permet à Wauthier de poser la question fondamentale : y a-t-il des poètes démodés ? A travers cette question, nous percevons le sous-entendu : la poésie peut-elle appartenir, en son essence, à la mode, c'est-à-dire au temps social de la surface ?

Nous entendons la voix de René Char lorsqu'il pense à Rimbaud : "Tes dix-huit ans réfractaires à l'amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris".

Poètes démodés il ne peut y avoir car tout poète véritable s'inscrit dans un autre temps que le temps social, et s'il inscrit son œuvre par rapport à ce temps, alors est-il poète ?

Jean-Marc Sourdillon, qui a participé au volume de la Pléiade réunissant les œuvres complètes de Jaccottet, nous ouvre des voix de compréhension sur la démarche du poète suisse. Entretien de fond, passionnant. Il nous explique la démarche en profondeur de Jaccottet, son originalité, ce en quoi il apporte à la poésie, sa méthode de travail, ce qui le distingue de toute la poésie de son époque.

Nous trouverons ensuite la partie nommée Paroles en archipel, titre emprunté à René Char, au sein de laquelle les voix de Christian Poirier, de Gérard Smyth, d'Eric Piette, d'Ilia Galan se distinguent avec bonheur.

Avant de laisser la place à une Voix nouvelle, celle de Thomas Demoulin, poète vivant à Lille et donnant à lire le premier mouvement d'un livre d'artiste composé avec Isabelle Raviolo.

La part belle est faite, dans cette nouvelle mouture de la revue, aux notes de lectures de livres de poésie, et nous retrouvons l'œil critique de Philippe Leuckx, d'Yves Namur, de Marc Dugardin, de Jean-Marie Corbusier, oeil critique et néanmoins bienveillant.

Grand plaisir donc de lire ce journal des poètes, tant la famille qui l'anime respire la fraternité et la joie d'être ensemble, pour le poème, pour les poètes. Et merci au Taillis pré de l'avoir pris sous son aile.

 




Péguy tel qu’en lui-même (autour de la revue Europe et d’un livre peu connu de Péguy)

PÉGUY TEL QU'EN LUI-MÊME… ???

 

Le signataire des lignes qui suivent a enseigné quelques années dans un collège Charles Péguy et sa pensée alors oscillait entre le rejet de Péguy annexé ainsi par une municipalité dite socialiste et le rejet de cette dernière mouvance politique qui n'avait rien compris au "socialisme" de Péguy. Mais avait-il lui-même compris Péguy ? Certes non car il l'avait très peu lu et l'image du catholique allant en pélerinage  à Chartres ou du pourfendeur de Jaurès et du pacifisme le révulsait. Cette dernière image continue d'ailleurs de travailler l'athée résolu et le militant de la paix qu'il est, non qu'il soit opposé à l'usage des armes, il est simplement opposé à la guerre dès lors qu'elle est décidée par les gouvernants  qui défendent des intérêts inavouables, mais il est pour ce vers d'Aragon que chante si bien Léo Ferré : "Vous vous étiez servi simplement de vos armes" dès lors que ce sont les simples citoyens qui décident de les utiliser. Et qui peut certes comprendre que dans des circonstances particulièrement difficiles l'homme puisse se résoudre à des comportements que ce même signataire juge irrationnels et improductifs. Mais voilà, Péguy a été tué au front le 5  septembre 1914 ; un siècle a passé et la fibre commémorative étant ce qu'elle est, cette année verra sans doute de nombreuses publications défendant dans un sens ou dans l'autre Péguy. L'occasion est donc belle d'essayer d'y voir plus clair… Deux ouvrages seront donc examinés successivement : la livraison d'août-septembre 2014 de la revue Europe (n° 1024-1025) qui consacre à Charles Péguy un copieux dossier (presque 240 pages) et la réédition, chez Fario, de l'ouvrage de Péguy, paru en 1910, Victor-Marie, comte Hugo.

 

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Il n'est pas question ici d'analyser en profondeur les 23 contributions qui composent le dossier Péguy d'Europe. Mais simplement de relever quelques notations qui mettent en évidence l'actualité  de l'auteur en 2014. "Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle / Mais pourvu que ce fût pour une juste guerre…" écrit-il dans  Ève. Mais force est de constater que le combat de Péguy fut vain puisque un siècle après sa mort, l'argent règne majoritairement sur le monde et sur les esprits. La droite réactionnaire qui l'a annexé montre que Péguy est toujours l'objet d'enjeux politiques…  À qui appartient la terre aujourd'hui ? À une minorité qui en tire profit. Et les guerres sont-elles justes ? La plupart étant motivées par des raisons économiques, il est facile de trouver réponse à cette dernière question. Et que dire de cette terre asséchée, massacrée, épuisée… par ceux qui en tirent directement ou indirectement de substantiels bénéfices ? "… le monde moderne s'est trouvé, et […] il s'est trouvé mauvais" écrit encore Péguy. On peut déplorer, comme Péguy, l'esprit de lucre et la spéculation au détriment de l'éducation pour tous. Mais là encore, le lecteur est confronté à une réalité insupportable.

Si les relations Péguy/Jaurès sont passées au peigne fin par Géraldi Leroy, le lecteur se trouve devant l'éternel dilemme, s'agissant de la politique, entre la tactique politicienne et l'objectif final, entre la politique des petits pas qui est celle de la "démocratie" parlementaire (avec tous les reniements et toutes les trahisons qui l'accompagnent) et la vision d'un monde sans classes où règne l'égalité, une vision que n'a jamais reniée Charles Péguy. Le problème est clairement posé. Par ailleurs, Péguy eut toujours le souci d'apporter dans la construction de la cité socialiste, l'élément du facteur national… De même, à l'occasion d'une étude comparative entre Romain Rolland et Charles Péguy, Roger Dadouin revient sur le christianisme de Péguy qu'il décrit comme le contraire de celui d'un catholique borné ou d'un calotin. Une citation (une seule) éclaire la position de Péguy : "Je m'attaquerai donc à la foi chrétienne. Ce qui nous est le plus étranger en elle, et je dirai le mot,  ce qui nous est le plus odieux, ce qui est barbare, ce à quoi nous ne consentirons jamais, ce qui a hanté les chrétiens les meilleurs […], c'est cela : cette étrange combinaison de la vie et de la mort que nous nommons la damnation […] Ne consentira pas tout citoyen qui aura la simple solidarité. Comme  nous sommes solidaires des damnés de la terre : Debout ! les damnés de la terre. / Debout  ! les forçats de la faim."  Étonnant à entendre en 2014 !

La seconde étude de Géraldi Leroy s'intéresse à la "récupération" de l'œuvre de Péguy pendant l'occupation (1940-1945). Il parle des interprétations biaisées de l'œuvre. Même le fils aîné, Marcel Péguy qui fait  de son père un "écrivain raciste", est la cible de Leroy : "Il attribue à son père le mérite d'avoir conçu de manière anticipée la réalité du national-socialisme et jusqu'au terme qui le désigne. Pour appuyer ses dires, il n'hésite pas à tronquer les citations". La mise au point est salutaire !  Et pour finir ce rapide tour d'horizon, il faut citer la chronologie de Romain Vaissermann qui montre quel catholique peu conventionnel était Péguy : on lit sur deux lignes qui se suivent qu'il a retrouvé la foi catholique en 1908 et qu'il songe au suicide…

Les autres études, non citées, ne sont pas sans intérêt ; au contraire. Toutes montrent l'actualité de Péguy…

 

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Victor-Marie, comte Hugo est devenu un livre illisible, ou, du moins difficilement lisible. Qui est ce Daniel Halévy à qui s'adresse Péguy ? C'est tout un pan de l'histoire littéraire, de l'histoire politique même de cette période à cheval sur la fin du XIXème et les premières années du XXème siècle (avant la première guerre mondiale) qui est en jeu. Halévy collabora aux Cahiers de la Quinzaine dès 1898. Vers 1910, il prend ses distances avec le dreyfusisme avec Apologie pour notre passé, ce qui lui vaut une réplique de Péguy avec Notre jeunesse. Ce serait donc l'origine de Victor-Marie, comte Hugo ; pour dire les choses rapidement. Il n'est pas question ici d'analyser en profondeur les idées développées par Péguy dans ce livre car sa démonstration sur la sainteté, sur le paganisme et le christianisme dépasse largement mes compétences. Mais de mettre en lumière sa position dans la querelle qui l'oppose à Halévy, son approche de quelques écrivains comme Hugo, Corneille ou Racine et, enfin, son style qui est tout à fait particulier…

Charles Péguy commence par faire état de ce qui le sépare de Daniel Halévy : l'origine sociale. Ce sont de très belles pages, mais il y a plus, il y a l'émotion car Péguy ne pouvait pas connaître son destin. Il s'imagine mourant de vieillesse (p 32) : "Je suis un vieux tassé, un vieux chenu. On dira : c'est le père Péguy qui s'en va. Oui, oui, bonnes gens, je m'en irai."  Il ne sait pas au moment où il écrit ces mots qu'en septembre 1914, une balle ennemie allait le faucher à la moitié de sa vie. Mais, au-delà de l'aspect plaisant des propos, Péguy dit très sérieusement le milieu auquel il appartient : celui de la paysannerie. Ce qui lui permettra quelques pages plus loin de préciser la différence entre lui et son interlocuteur : Halévy est d'origine bourgeoise, lui, Péguy est d'origine humble, paysanne et ouvrière. Ce qui explique que Halévy ait pu se sentir offensé des propos tenus, innocemment, par Péguy : "L'offense est née précisément au changement de sens, au changement de plan, au changement de langage. Au changement de registre. La balle, partie d'un certain jeu, a été reçue dans un autre jeu" (p 43). Ainsi donc, dans la première partie de ce livre, Péguy illustre-t-il, à sa façon, cette catégorie que les sociologues, depuis quelques années, ont appelé les transfuges. Car Péguy est un transfuge : d'origine humble et paysanne, il est devenu un intellectuel, l'école de la république jouant alors encore son rôle d'ascenseur social. Mais, au fond de lui, il est demeuré un paysan alors que Halévy est d'origine bourgeoise. Les propos du paysan ont été mal interprétés par le bourgeois…

À partir de la page 70, Péguy s'intéresse à la littérature, à Hugo en particulier ; il montre comment Hugo est le dépositaire de la poésie française. On pense alors à Aragon qui s'est, lui aussi, intéressé à Hugo (son Avez-vous lu Victor Hugo ? date de 1952). Certes, les approches de Péguy et d'Aragon sont différentes, l'époque n'est pas la même. Certes, une étude de ces approches reste à faire dans le détail. Mais cette coïncidence mérite d'être notée comme celle qui fait que ces deux poètes s'intéressent également à la poésie ancienne : à Joachim du Bellay pour Péguy, à Arnaud Daniel pour Aragon. Certes pour des motifs différents, mais là encore c'est à relever. Cette remarque préalable étant faite, il faut revenir à Péguy. Son approche de Victor Hugo est placée sous le signe de l'érudition. Péguy va jusqu'à signaler les différences typographiques entre deux éditions du même vers, "Non, frères ! non, Français de cet âge d'attente !" qui s'imprimait ainsi dans les "anciennes éditions" alors qu'on trouve dans ce que Péguy appelle "l'édition définitive" "Non, frères ! non, français de cet âge d'attente !". Et cette différence entre la Grande capitale et le bas de casse est pour lui l'occasion d'une longue digression érudite venant conclure sa démonstration (pp106-108).  Ailleurs, Charles Péguy revient sur la question de Jérimadeth. Il rend à César ce qui appartient à César,  c'est-à-dire à Eugène Marsan que l'on  a bien oublié, et ce en 1910 ! Alors que Didier Decoin ne signale cette licence poétique qu'un siècle plus tard dans son Dictionnaire amoureux de la Bible… Mais on pourrait multiplier les exemples. Ce sont là deux  de ces trouvailles que se communiquent Halévy et Péguy avant la brouille qui est à l'origine de ce livre, trouvailles qui font dire à Péguy : "Me trouverez-vous un remplaçant, hélas, un deuxième, je le dis hautement, quelqu'un qui me vaille. Pour moi, je ne vous en chercherai point."

On se souvient de ce vieux parallélisme scolaire entre Corneille (et son exploration de l'honneur ou du devoir) et Racine (et celle de la passion). Péguy approfondit cette opposition, quelques caractéristiques apparaissent. Tout d'abord la sainteté chez Corneille s'affronte à la cruauté chez Racine. Mais cette sainteté recoupe dans l'héroïsme (p 99) et Péguy ajoute : "…toute sanctification qui est grossièrement abstraite de la chair est une opération sans intérêt" (p 114). Alors que "les victimes de Racine sont elles-mêmes plus cruelles que les bourreaux de Corneille" (p 173). Polyeucte apparaît alors comme l'archétype de la sainteté héroïque quand "la cruauté est partout dans Racine". Il faut absolument lire ces pages de "notes" dans lesquelles Péguy détaille ses trouvailles. L'œuvre (dans sa globalité) est également la cible de Péguy, aussi bien celle de Racine que celle de Corneille. Il écrit du premier : "Au fond il faisait toujours la même tragédie, qui était toujours un pur chef-d'œuvre, en en variant, en en faisant varier constamment les données (presque arbitrairement et comme intellectuellement, comme on fait varier, à titre d'exercice, les données d'un problème de géométrie ou d'arithmétique, généralement d'un problème de mathématiques)." (p 184) alors que de Corneille, il écrit : "Et cette promotion du Cid à Polyeucte marquée dans le tissu même, dans la pierre même, dans la matière, dans le rythme, par la promotion des stances du Cid aux stances de Polyeucte" (p 213). Je ne sais si Péguy a raison : on a parfois l'impression que la démonstration est excessive ou empreinte du zèle du néophyte (Péguy a retrouvé la foi en 1908). Mais ce que je sais, ce dont je suis sûr, c'est que, si je relis Polyeucte ou Andromaque, ma vigilance sera en éveil. Au total, si l'on ajoute à ces considérations sur les tragédies de Corneille et de Racine, l'analyse de Booz endormi de Victor Hugo, on a là une nouvelle approche de la littérature qui, au moins, pose question.

Reste le style de Péguy dès lors que ne seront pas abordées les considérations religieuses. Le plus simple est de citer un ou deux passages tant ils sont nombreux dans l'ouvrage : "Car j'aurais sacrifié bien légèrement, bien témérairement, à bien bas prix, pour rien, pour une boutade, un de ces biens qu'on ne remplace pas, parce qu'ils sont et irréversibles et irrecommençables, parce qu'ils sont des biens de mémoire et d'histoire, parce  qu'ils sont de l'ordre de la mémoire et de l'histoire, parce qu'il y faut l'habitude et l'usage, parce qu'il y entre, parce qu'il y faut, parce qu'il y manquerait le lent travail, l'irréversible, l'incompressible, l'inrecommençable, l'élaboration de l'histoire propre, l'élaboration, la vieille, l'antique élaboration de l'histoire qu'on ne peut pas hâter" (pp 23-24). Ou : "… c'est qu'elle est elle-même et qu'elle est plus qu'elle-même, elle est une prière ordinaire et en même temps, ensemble elle est déjà comme une prière extraordinaire ; elle est une prière de la terre, une prière ordinaire de la terre, et en même temps elle n'est déjà plus une prière de la terre, elle est une prière de la terre et déjà elle est une prière du ciel" (p 202). Répétitions, redites, retour sur la pensée qui s'écrit, ressassement, on a l'impression que Péguy cherche par ce moyen à mieux cerner sa pensée, à s'exprimer le plus justement possible quitte à rendre la lecture difficile… Le seul mot qui me vient à l'esprit  devant cette obstination, est celui, guillevicien,  de "creusement"

 

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Aragon raconte dans son article, Pour une image vraie, écrit en hommage à Maurice Thorez (disparu en 1964) et paru dans Les Lettres françaises en juillet et août de cette même année, que Thorez lui demanda de s'intéresser à Péguy en lui disant que celui-ci "est aussi bien à nous, aux ouvriers, au peuple qu'aux autres… peut-être davantage". En 1944 sortait, dans la clandestinité, aux Éditions de Minuit, un petit volume intitulé Deux voix françaises : Péguy, Péri avec une préface de Vercors et une introduction d'Aragon (signée Le Témoin des martyrs). Péguy, Péri : le rapprochement est inattendu, Péguy qui mourut au front dès le début de la guerre de 1914-1918, Péri fusillé comme otage par les occupants nazis au Mont-Valérien en décembre 1941. Rapprochement inattendu ? Pas tant que cela puisque Péguy et Péri sont morts, dans des conditions différentes, pour que vive la France. Alors, il ne faut pas laisser Péguy confisqué par quelques-uns, Péguy appartient à la nation




Revue Les Hommes sans Epaules, n°38

 

Nous espérons, faisant un compte rendu du n° 38 de la revue Les Hommes sans Epaules, ne pas déclencher un « séisme » dans le microcosme poétique français. On nous a reproché, dans un passé récent, notre liberté d'expression, au point même de nous demander, par des voies détournées, de retirer de notre magazine quelque note de lecture jugée « malhonnête ». Bigre ! Dans ce pays démocratique, les démocrates en chef voudraient maitriser la liberté de parole, pourtant l'un des principes fondamentaux de cette même démocratie. Les démocrates en chef voudraient viser avant publication les articles que l'on va écrire sur les lieux dans lesquels ils publient, sans s'être avisés eux-mêmes que lesdits lieux n'allaient pas ôter de leurs murs, par respect pour leur identité, les décorations leur semblant d'extrême mauvais goût, et donner leur quitus avant publication. Bigre Bigre ! Depuis quel site juge-t-on l'honnêteté ou la malhonnêteté des intentions d'autrui ? Bigre Bigre Bigre, depuis la probité du cœur, sans aucun doute.

Nous tremblons donc, malhonnêtes que nous sommes, et malhonnêtes de complexion car nous sommes nés dans une démocratie et n'avons connu, fort de notre très jeune âge, que cette démocratie, malhonnêtes de complexion car cette démocratie nous a formé. Et nous tenions la liberté de parole comme allant de soi quand elle semble ne pas aller de soi, si l'on en croit les démocrates en chef. Nous tremblons de déplaire aux démocrates en chef, et nous excusons par avance auprès d'eux si nous ne disons pas exactement ce qu'ils ont besoin que nous disions sur eux. Nous tremblons à l'idée qu'à travers ce que nous allons écrire, ils fassent des amalgames à travers nos propos alors que telle ne sera pas notre intention, mais malhonnêtement formés et la malhonnêteté appartenant à notre complexion profonde, nous sommes pétris d'angoisse à l'idée de déplaire à ceux qui surveillent nos paroles comme s'ils avaient fondé la démocratie. Il faudrait bien cesser alors de prendre la parole mais cela entrerait en contradiction avec le programme démocratique qui légitime notre existence alors nous tremblons, et nous parlons quand même, malhonnêtement, car telle est notre complexion profonde que les démocrates en chef - grâce soit rendue à leur esprit de tolérance - ont coulé en nous. Nous tremblons, élèves que nous sommes, face à nos maitres les démocrates en chef en tendant par avance nos doigts pour recevoir le légitime coup de règle correcteur.

Les Hommes sans Epaules consacrent en leur n°38 un dossier à Roger Kowalski. Nous espérons, pour les animateurs de cette belle revue, que les signataires de ce dossier ne confondent pas "dossier" avec "numéro spécial", ce qui poserait un problème d'entendement lié peut-être à l'organisation démocratique. Car qui signe un article dans un dossier ne peut pas demander aux Hommes sans Epaules de devenir d'un coup d'un seul des Hommes avec Epaules. Après tout, lorsqu'on signe un article dans les Hommes sans Epaules, ont sait bien que les hommes, ici, n'ont pas d'Epaules, ni les femmes d'ailleurs. Bigre ! Tremblons tous pour les Hommes sans Epaules, à qui l'on pourrait demander, démocrates en chef obligent , de mettre sur le champ des épaules car, quoi ! Des hommes sans épaules, cela ne cadre pas avec l'identité de la majorité des hommes. Ni des femmes d'ailleurs. Mais les signataires de dossiers, d'une revue à une autre, ne se ressemblent pas, et gageons que François Montmaneix, qui a coordonné ce beau dossier, soit déjà lui-même un Homme sans épaules, comme César Birène, Guy Chambelland, Yves Martin, Alain Bosquet, Annie Salager, Lionel Ray, Jean Orizet, Jean-Yves Debreuille, Jean-Luc Léridon, Jacques Dugelay, Janine Berdin et Roger Kowalski lui-même. Sinon, hop ! Police démocratique : allez tous vous faire greffer des épaules et plus vite que ça.

Nous tremblons.

Notre regard porte son attention - nous tentons pourtant de le détourner de ces fausses voies, de ces possibles interprétations politiques, mais bigre ! rien n'y fait - sur un texte inédit signé Kowalski lui-même, texte racontant comment l'écriture est née en lui : "Voici que pour la première fois venait au jour ce qui ne m'avait pas été demandé par qui avait autorité sur moi ; j'étais donc libre enfin ; et il suffisait de peu de choses : laisser une trace à laquelle il me serait loisible de revenir quand il conviendrait ; ces choses que je pouvais nommer, la légère honte que j'éprouvais à les dire, puis la relecture à mi-voix et parfois quelque chose d'un ordre musical, qui me soulevait de terre, la crainte, la terrible peur de ne plus jamais retrouver ces moments-là."

La parole. La poésie. La liberté. Contre tout ce qui peut avoir "autorité" sur soi. Devenir libre et s'affranchir de la pesanteur terrestre. "Au premier degré ?", nous demanderont les démocrates en chef ? Non pas, oserons-nous balbutier la tête basse, non pas. Se soulever de terre est impossible, nous avons appris Newton. Ne s'agirait-il, ici, d'un affranchissement spirituel ?

La poésie comme affranchissement spirituel, comme véhicule d'élévation, contre tous les totalitarismes ayant cours du temps de Kowalski comme du temps d'aujourd'hui comme du temps de tous les temps ? Atteindre le Poème pour s'affranchir des contraintes du devenir ? Ce langage, si Parménidien, nous obligerait en tant qu'humain devant répondre à la grande simulation de réalité dans laquelle se trouve engoncée l'humanité. Et face aux petits soucis égotiques de nos démocrates en chef plus démocrates que le pape des démocrates lui-même, incapables de se confronter au réel en tant qu'il est, et qui, au nom de la liberté, demandent le retrait d'une note de lecture libre, et tandis qu’à Jérusalem un bébé est écrasé par une voiture bélier, que le Moyen Orient s’enflamme du fait de l’intégrisme islamiste, que le Canada subit un attentat islamiste radical… nos démocrates en chef, eux, tiennent le refrain lancinant d'un christianisme qui menacerait les libertés fondamentales, nous affirmons que le poème est le champ politique absolu de ce qui doit habiter l'humain aujourd'hui, individuellement, collectivement, politiquement, métaphysiquement.

La grande faiblesse de nos démocrates en chef relève du lien ! Du lien avec le Poème multiforme et multiface. Et capable d'intégrer des saints, des papes, des alcooliques, des dépravés, des artausiens même sans doute, et même des illettrés, dans ses armées. Sans ce lien vital, pas de Poème, mais de l'intégrisme, par exemple démocratique. Voire de l'intolérance. Voire même du totalitarisme. Qui parle depuis le site-de-ce-manque-de-lien est-il poète ? La question peut être posée. Mieux vaut ne pas se présenter en chef de la démocratie lorsqu'on travaille pour la démocratie. C'est, ici, ce que nous tâchons de faire.

L'ambition d'un recours au Poème, - nombreuses sont les revues et les hommes et les femmes à le comprendre et à vivre cette ambition, et les Hommes sans Epaules en sont - est de ne pas parler qu'aux seuls élus. Toute ambition, qui s'oppose manifestement aux visées des égos, toute ambition de liberté ne peut s'accomplir que par le poétique. Toute grande figure politique est mue par une essence poétique. Ceux qui ne le furent pas transformèrent leur pays en dictature ou conduisirent les peuples à la désillusion et au désenchantement. Et si le général Massoud fut assassiné, c'est parce qu'il portait la liberté politique de son peuple poétiquement. Ce que ne comprit pas le Gouvernement des Etats-Unis qui ne voulut pas dialoguer avec lui parce qu'il ne parlait pas... l'anglais. Difficile de mieux démontrer l'impérialisme démocratique.

L'ambition d'un recours au Poème est qu'une prise de conscience par un peuple domestiqué se produise au niveau purement politique, dans ce que le poétique vécu à grande échelle, à l'échelle collective, à l'échelle d'un peuple, d'un ensemble de peuples, contient de puissance agissante.

Le recours au Poème n'entend pas s'adresser seulement à ceux qui écrivent déjà de la poésie, mais aussi, et surtout, à ceux qui ignorent en eux la puissance poétique qui leur assurera la liberté et la vie dans ce système liberticide. Car c'est là notre seule chance, individuelle, certes, mais surtout collective : la reconnaissance de notre pouvoir poétique intérieur en vue d'un agir libérateur. Le reste appartient à la survie, n'en déplaise aux démocrates en chef.

"Voici que pour la première fois venait au jour ce qui ne m'avait pas été demandé par qui avait autorité sur moi ; j'étais donc libre enfin".

La révélation de Kowalski est politique, elle est métaphysique, elle se joue par le poétique. Plus nous serons nombreux à comprendre cela, moins l'organisation inique qui gouverne actuellement tout l'humain aura de prise sur nous. Qui ne veut pas comprendre cela ne se situe pas au niveau du Poème : qu'il soit chrétien, athée, bouddhiste, soufi, musulman, démocrate, républicain, royaliste, pieux, iconoclaste, iconoclaste pieux, sodomite, clitoridien, adepte de paypal, sain d’esprit etc... tous nous pouvons avoir accès à la force poétique intérieure qui conduira notre action sur une voie libre de toute autorité sur soi.

Montmaneix, qui dirige le dossier Kowalski, l'avait bien connu. Avec les autres signataires, dont certains étaient ses amis, il nous présente un poète aux allures aristocrate, de cette aristocratie qui signifie que Kowalski n'enviait rien à personne puisqu'il possédait tout en possédant le poème. Il aurait eu 80 ans cette année, est resté plutôt méconnu dans le microcosme poétique, se gardant des modes d'alors, de la poésie de laboratoire, de la fatigue qui s'abattait sur le langage. Il œuvrait en joaillier du vers pour une parole intérieure car, comme le dit Alain Bosquet en parlant de ses poèmes : "il n'y en a jamais un seul où il y ait une syllabe inutile". Kowalski est mort en 1975 des suites d'une opération cardiaque. Il vivait poème, dormait peu, consuma sa vie en poème. Nous nous joignons, en tant que lecteur, aux remerciements que François Montmaneix adresse aux Hommes sans Epaules pour avoir accueilli ce dossier hommage. Montmaneix, lui, savait où il mettait les pieds en écrivant pour les Hommes sans Epaules.

Nous trouverons aussi, en ce fort beau n°38, dans la partie porteurs de feu, un portrait de Gisèle Prassinos, qui découvrit l'écriture automatique à 16 ans, en la pratiquant d'elle-même, sans savoir que ce qu'elle écrivait était dans le même temps conceptualisé par un André Breton au départ incrédule de constater que ses recherches étaient vécus par une jeune adolescente aux accents de génie. Breton fit authentifier les textes de Prassinos, la fit créer des poèmes sous les yeux des grands surréalistes d'alors. Une synchronicité troublante, comme toujours, apportant de l'eau au moulin de Breton. Mais Prassinos ne se limita pas à l'exercice de cette pratique d'écriture (dont elle ne reconnaissait d'ailleurs pas elle-même la dimension automatique) : elle évolua vers d'autres horizons poétiques, ce que développe avec grand intérêt Christophe Dauphin.

Un autre portrait de Gilbert Lely, signé Sarane Alexandrian, trouve également sa place dans les porteurs de feu, accompagné par des poèmes hauts en couleurs (sexuelles), de Lely.

Ce n° des Hommes sans Epaules est introduit par un éditorial de Georges-Emmanuel Clancier, qui a fêté ses 100 ans cette année. Nous y apprenons, entre autres, que pour le poète ayant traversé les horreurs du XXème siècle, si Dieu existe, alors il se nomme le diable. Nous y apprenons aussi que : "Ma désespérance tient au fait que j'ai cru au progrès". Nous retombons encore, bien malgré nous, sur la dimension parménidienne des poèmes de Kowalski. Car le choix du progrès, c'est le choix des étants qui passent, le choix des errants, des mortels, ne voyant dans leur propre existence que l'entière réalité, contre le choix de la permanence qu'induit toute relation avec le "il y a".

Un autre hommage tient une place importante dans cette livraison : hommage au poète Paul Pugnaud par Matthieu Baumier. Nous avions nous même rendu hommage à Pugnaud, et nous retiendrons, du beau texte de Baumier, ceci : "Paul Pugnaud avait une très haute idée de la poésie et il savait, profondément, combien les mots que nous écrivons sous forme de poèmes sont une façon d'être écrits par la voix même du poème, cela même qui forme le plus que réel auquel nous accédons peu."

Nous trouverons, également, de beaux poèmes de Paul Farellier, Elodia Turqui, Alain Simon, Jacques Simonomis, Christophe Dauphin, mais aussi Juan Gelman, Michel Voiturier, Yves Boutroue, Hervé Sixte-Bourbon, Emmanuelle Le Cam, Franck Balandier.

Nous terminerons ce compte rendu de lecture par un poème de Roger Kowalski, en invitant tout lecteur à entendre ce n° 38 des Hommes sans Epaules, car là aussi se joue, sans trembler, le recours au Poème.

 

 

                                                                       L'AUTRE FACE

 

                        Vois : j'ai posé sur le papier un point d'encre très noire ; ce feu sombre est l'eau même de la nuit ; un silence d'étoiles échevelées.              

                        Il suffit de peu de chose, presque rien ; une syllabe, une consonne et je deviens tempête : un geste de l'arbre, et cent racines me lient ;

                        le pas des filles de mémoire, et je tourne vers ta face un oeil qu'emplit une plainte égarée ; écoute : quelque chose ici n'est point de ce monde ;

                        ni le verbe, ni le point où s'articule un discours entrepris dans l'ennui, mais la profonde, chaste et noire encre sur ton masque de papier.

 

 

 

 

Les Hommes sans Epaules
8 rue Charles Moiroud
95440 Ecouen-France
www.leshommessansepaules.com
les.hse@orange.fr

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Europe n° 1026, octobre 2014

Consacré en premier lieu à Éric Chevillard, ce riche numéro fait une place importante à Jean-Louis Giovannoni, Esther Tellermann, José Carlos Bercera et Paul Louis Rossi. Une richesse due à la qualité des études et surtout à la profondeur des entretiens avec ces poètes.

Le dossier Giovannoni commence par un long entretien avec Gisèle Berkman, laquelle l'interroge sur le « travail d'évidement » qui fait la force de son écriture :

(…) un motif central chez moi, qui est celui de la pression de la multitude. Il s'agit là d'un motif que je décline constamment, que je ressens avec une intensité toute physique. Cette multitude est l'objet même de L'Élection, avec cette idée que, dès qu'on dit un mot, on tait d'autres mots, que, dès qu'un être vient au monde, c'est au prix d'une multitude d'autres qui ne naîtront jamais. la poésie est liée chez moi à cette hantise du déferlement (…)

Une poésie qui, pour Christine Caillon, « parle de la façon dont nous cherchons à articuler notre présence au monde, entre repli et ouverture, entre solidité et porosité d'un moi en incessante construction (…) en essayage », qui dit « au plus près », qui tente d'aller « vers le déplacement, se faire ballet avant que la figure, la pensée ne s'imposent »...

Après avoir raconté dans quelles conditions il a rencontré Jean-Louis Giovannoni, Arno Bertina, sous l'apparence bonhomme d'une confidence, place le poète dans le champ littéraire actuel : « (…) son humour (…) un des traits marquants de sa poésie – peu de poètes sont capables d'aller sur ce terrain, qui décoiffe trop les têtes apprêtées pour les lauriers ou le sculpteur. Fourcade, Cadiot, Novarina, Venaille... Ils ne sont pas nombreux ».

Porosité et humour : Jean-Louis Giovannoni nous tend un miroir grimaçant, comme dans ce journal d'une punaise de lit :

 

Cachée, attends que la lumière décline

Reviennent toujours au lit (…)

Ai piqué quatre-vingt-dix fois. Alignées par trois ou quatre. Sur bras. torse et poitrine. Moitié à l'un, le reste – combinaison ouverte.

Suis équipée. Rostre. Comme tube allongé. Avec deux entrées. L'une injecte salive. Anesthésie. L'autre coule fluide.

C'est daté d'avril 2013, il me semble qu'à la même période, un magazine scientifique avait fait un dossier sur cet animal parasite. Une écriture au plus près du monde.

*

Le poème, selon Esther Tellermann, interroge, ouvre à une énigme. D'où le peu de place qu'il lui est accordée dans notre modernité. Celle-ci veut les réductions, les étiquettes, son exhibitionnisme veut des réponses, des catégories. Dans la terra incognita qu'est la langue, l'écrivain oublie son identité pour en faire résonner le multiple. Ce qu'Yves Di Manno exprime ainsi dans son article : « en ces temps d'individualisme forcené elle renoue avec l'une des dimensions les plus lointaines du chant, contrariant la notion d'auteur (…) au bénéfice de la parole errante qui lui impose sa dictée ».

Il semble que ce « multiple » touche autant à la richesse de l'univers :

Buissons

architectures

    de la mémoire

j'apurais l'espace

    de notre odeur

en à-plat voulus

figer les coquillages

et les embruns

voulus en vous

    redevenir

    océan.

… qu'à la diversité humaine menacée par la discrimination, la haine, la torture dont la banalisation aujourd'hui par l'image est partie prenante de la barbarie. Poésie où j'entretenais les / à pics     au bord / des villes qu'étouffe / la soif.

« On croit simplement lire alors que nous voici engagés sur le théâtre des opérations », dit de cette œuvre Bernard Noël.

Jean-Baptiste Para définit l'écriture d'Esther Tellermann comme une « impulsion poétique {qui} semble intégrer ici des instances contraires : celles de la fracture, du heurt, de la béance abrupte, et celles de la construction, de la suture, du tissage ». De ce copieux dossier d'études courtes et précises, tout est à garder.

*

« Une célébration dépouillée, où la magnificence de la vie semble minée à l'avance par sa propre destruction » écrit José Manuel Pintado. de la poésie de José Carlos Bercera (1936-1970)

sans feux de navigation,
sans escorte, sans radar,
sans savoir qui sont
ceux qui ont quitté la table(...)

Langue, selon Coral Bracho, qui « coule comme une rivière souterraine, chargée d'une incessante énergie et d'un souffle qui nous enveloppe et nous entraîne dans son épaisseur hypnotique (…) » :

là où eut lieu la bataille
une porte grince,
une voix de femme
parle confusément de proxénétisme,
quelqu'un s'assoit sur un lit
et ordonne le silence, chh,
chh, chh...

*

Dédié aux dessins de Véronique Flahault, L'usure et le temps est un poème réflexif de Paul Louis Rossi qui s'attache « avec des mots simples, choisis et distribués dans l'ordre (…) à provoquer chez le lecteur une sensation équivalente à celle du regard sur le dessin ». Faisant alterner des vers et de la prose, l'auteur construit de sensitives et (pas si) tranquilles miniatures :

(…)

Une femme comme sortie de l'écume

des flots et des vagues les seins nus le

sexe très noir se précipite sur le couple

 

tente de décrocher

         la main

             droite de

                       l'homme.

 

*

Enfin, on ne négligera pas ce long poème, peu connu, de Hölderlin :  Émilie avant le jour de ses noces. Écrit en 1799, il s'agit d'une idylle, poésie de genre, « récit ou roman sur Émilie », personnage purement fictif, commandée au poète par l'éditeur Steinkopf pour un « agenda pour les femmes cultivées ».

Les nommes-tu ombres ceux que j'aime ?
Alors que je n'étais plus une enfant, alors que je m'éveillai
À la vie, alors qu'à neuf mon œil au ciel
S'ouvrait à la lumière, mon cœur
Se mit à battre pour le beau ; et je le trouvai proche ;
Comment le nommer maintenant qu'il n'est plus
Pour moi ? Laissez ! Je peux aimer les morts,
Les lointains ; et le temps n'a pas raison de moi.

Avant que débute sa traduction, Fernand Cambon fait remarquer la chose suivante qui dit tout l'intérêt à retrouver ce texte : « ce qui ne peut manquer de frapper, c'est comment le poète a su se couler, sans aucun effort apparent, dans la sensibilité vibrante d'une jeune femme ».

Cette porosité aux êtres et au monde que les poèmes dits « de la folie » laisseront s'épanouir.

 




Onzième n° de la revue THAUMA

 

"La revue est née en 2005. Le projet initial est d'ouvrir un chemin où la poésie retrouverait son lien profond à la philosophie, dans la même exigence d'écoute, d'attention à l'appel du langage qui parle le premier. Plus l'on s'approche de la poésie, plus le dire est libre et philosophique : plus ouvert à l'imprévu, plus prêt à l'accepter. Plus purement aussi il livre ce qu'il dit au jugement de l'attention toujours plus assidue à l'écouter. C'est pourquoi la revue s'appelle Thauma : ce mot vient du grec thaumadzein qui signifie "s'étonner" ; or si toute philosophie commence par l'étonnement, par le questionnement, c'est parce qu'elle met la pensée en éveil : elle ouvre le chemin d'une recherche vivante et permet de penser l'existence de l'homme à partir de l'habitation et l'être de la poésie comme un bâtir. Habiter le monde en poète c'est habiter sur cette terre. Mais poésie et philosophie ne se rencontrent dans "le même" que lorsqu'elles demeurent dans la différence de leur être et aussi longtemps qu'elles y demeurent. On ne peut dire "le même" (qui ne recouvre ni l'égal, ni l'uniformité vide du pur identique) que lorsque la différence est pensée.
La revue fait paraître deux numéros par an."

Ces mots sont ceux qu'Isabelle Raviolo nous a confiés, fondatrice et animatrice de l'importante revue Thauma. Bientôt 10 ans d'une aventure de très haut niveau, où la clairvoyance quant aux besoins de ce monde se marient avec l'exigence de la pensée et la beauté du dire poétique.

Cette 11ème livraison de la revue porte pour titre Couleurs, Lumière, deux mots, deux notions ouvrant à des méditations vertigineuses, des méditations de fond. Ici, l'on propose de penser, on propose de réfléchir, non pas sur, mais la parole, en allant à sa rencontre dans ses aspects déterminants, ouverts et riches. Réfléchir la parole, c'est marcher vers elle, y prêter attention et proposer le service de sa vie pour formuler, et composer ce qu'elle semble attendre du genre humain.

Ceci ne se fait pas dans le tumulte du festif actuel, ni dans la tachycardie imposée par notre époque en manque de temps. Ceci se fait dans l'absolu de son existence, par la pratique fidèle de l'étonnement d'être en vie et de conjurer les affres de la condition par le miracle de la joie.

Voici donc une attitude proposée par la revue Thauma en rupture discrète, mais complète, avec les sollicitations superficielles de notre époque.

Ce qui surprend lorsqu'on ouvre ce onzième volume de la revue, c'est d'entrer directement dans le vif du sujet. Pas d'éditorial, pas de mots explicatifs : des invités (et lesquels : Pierre Dhainaut, Pascal Boulanger, Gabriel Althen, Gérard Bocholier, Jean-Pierre Lemaire, Judith Chavanne, Reiner Kunze, Jean-Yves Masson, Michel Cazenave, Jean-Marc Sourdillon, pour n'en citer que quelques-uns) faisant partager la quintessence de leurs composition sur le sujet proposé. Nous ne sommes pas là pour récompenser des nominés, pour dérouler le tapis rouge ou monter quelques marches de prestige, cela induirait des présentations, un discours etc... Non. Le texte, brut de décoffrage. La pensée est urgente. La beauté est urgente. Thauma, avec calme et sereinement, pose son pavé de revue comme un étendard pour les regards perdus.

Chacun des textes donné par les philosophes et poètes peut donner lieu à un intense moment de félicité et de contemplation. Les mots sont pesés, la pensée puisée à l'essentiel et les images des splendeurs offertes à la méditation.

Il y a bien un moment, dans nos journées de fous où la chronophagie fait œuvre de projet civilisationnel, où nous pouvons nous asseoir dans un fauteuil, choisir un poème, un article, et le charme opératif rentre en nous. Et nous voici lavés.

Tel est l'un des pouvoirs de la revue Thauma.

Que choisir d'évoquer, pour clore cette petite présentation, et mettre en appétit, que choisir dans cette étincelante revue où chaque participant a donné son meilleur ? Que choisir, sans paraître diminuer ceux dont on ne parlera pas et qui, tous, le mériteraient ?

Isabelle Raviolo –  qu'elle nous pardonne – en tant que maitresse d'œuvre de ce travail capital :

 

à Gabrielle

 

Je n'ai pas prié le ciel
pour une robe couleur soleil -
Mais j'ai écrit
Au clair de lune
Mon ami,
Puisses-tu me prêter
L'aiguille pour coudre
une robe couleur du temps
avec des fleurs et des rubans -
Quelque chose dans le vent
S'est envolé pourtant
Avec les plumes
Et les volants -
Et je me suis retrouvée
Nue -
Comme un âne

 

 

Revue Thauma
28, rue Beaubourg
75003 Paris
ysacoromines@yahoo.fr




Réponse du comité de rédaction de Nunc aux reproches qui lui sont faits concernant Bousquet

Dans la dernière livraison de Nunc[1], nous avons placé en ouverture du numéro un « in memoriam Karol Wojtyla et Angelo Giuseppe Roncalli », deux ecclésiastiques dont les hautes figures peuvent, selon nous, inspirer notre temps : le premier, théologien, homme de théâtre et poète, a lutté contre les totalitarismes nazi, puis communiste ; le second a été proposé par d’éminentes figures juives pour recevoir le titre de Juste car il a, pendant la Seconde guerre mondiale, sauvé plusieurs milliers de juifs menacés de mort. à la fin de leur carrière ecclésiastique, ils ont été pape sous les noms, respectivement, de Jean-Paul II et Jean XXIII… Que cet hommage les ait salués sous leur nom « civil », et non sous les noms qu’ils choisirent lorsqu’ils devinrent pape, n’est pas un détail négligeable : c’est avant tout à ces deux hommes, pour l’intégralité de leur vie, que notre signe faisait référence, suite à leur canonisation au printemps dernier. Comme tous les autres in memoriam qui ouvrent chacun de nos numéros, ils faisaient écho non aux textes de ce numéro, et singulièrement à ceux du dossier du numéro, mais à l’ensemble du projet éditorial de Nunc.

Cependant, cela a choqué et a même été perçu comme une forme de violence par certains auteurs du dossier Joë Bousquet. Nunc a reçu de leur part une lettre collective où ils s’offusquaient de la mention de ces deux hommes d’Église en ouverture du numéro, se sentant pris en otage par une foi ou une institution dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.

Alors, que cela soit dit, sans détour, et clairement : jamais notre intention ne fut de blesser les auteurs de ce numéro ; encore moins de les enrôler sous une bannière catholique. Ce que la plupart des autres auteurs du numéro ont bien compris, comme les plus de six cents auteurs qui ont participé à l’aventure de Nunc depuis douze ans. Auteurs dont la plupart ne sont pas catholiques, pour autant que nous puissions le savoir, car nous ne demandons à personne de préciser son appartenance religieuse ou idéologique pour paraître dans nos pages ! Tous sont bienvenus, dès lors qu’ils partagent avec nous une même conviction : le monde n’existe que par notre sens de l’hospitalité. Un sens d’autant plus décisif pour Nunc qu’elle a une grande part de ses racines – sans que cela soit exclusif – dans la culture chrétienne.

Nunc est une revue libre de toute institution, indépendante et, oui, encharnée par le souffle chrétien, pour reprendre le mot du socialiste Péguy. À la lecture de nos premiers numéros, certaines voix s’étaient élevées pour nous reprocher de ne pas afficher une ligne éditoriale claire. Elles avaient raison, et c’était de notre part tout à fait volontaire : nous avions alors refusé tout texte programmatique, préférant un dévoilement au fil des numéros[2], ce qui nous laissait une liberté absolue et une ouverture constante à l’inconnu. Enfin, cela nous a permis de tisser un « christianisme en filigrane », comme l’a écrit Robert Scholtus. Après douze ans d’une vie chaotique et 33 numéros parus, il ne fait plus mystère que Nunc est une revue de sensibilité chrétienne qui a consacré des dossiers à Jean-Louis Chrétien, Jean-Luc Marion, Andrei Tarkovski, Jean-Claude Renard, Jean Grosjean, Pierre Emmanuel, Marcel Jousse, sans parler de tous ceux publiés en marge des dossiers, poètes, essayistes et artistes.

Enracinée, entée et, à cause de cela, hospitalière.

Nunc n’a pas d’autre ligne de front que celle qui délimite ceux, d’une part, qui sont ouverts à l’échange, à la traversée de lieux qui ne sont pas forcément les leurs, et ceux, d’autre part, qui lèvent haut leurs bannières comme des murs, les identitaires de tous acabits, que ce soit d’un point de vue spirituel ou politique. à ceux qui préfèrent l’affrontement stérile, à ceux qui ont besoin d’un os à ronger pour se sentir exister, sachez-le : vous ne ferez que nous traverser, sans nous toucher, et nous continuerons d’avancer, libres – et sans rancœur aucune, précision importante.

Jean Paulhan écrivait à Jean Guéhenno, en 1932, que « la NRF n’est pas une revue politique, mais littéraire : je veux dire qu’elle attend des lettres une révélation de l’humain plus authentique, plus entière que de n’importe quelle doctrine sociale ou politique ». Nous ajouterions : « doctrine religieuse ». Toutefois Nunc n’attend pas seulement des lettres une « révélation plus authentique de l’humain » ; elle l’attend aussi de l’art, de la philosophie, de la théologie, de la prière, etc., en un mot : de toute activité de l’esprit.

Nunc ne s’interdit rien ; elle se nourrit de tout ce qui est susceptible de nourrir et grandir notre humanité. Ce que nous écartons : ce qui divise, abaisse, avilit, dégrade, l’esprit comme le corps. Voilà notre ligne de front.

Notre souci premier, depuis douze ans, est l’hospitalité. Sinon, quel sens cela aurait eu de publier Anne Teyssiéras, Lorand Gaspar, Salah Stétié, Nicolas Rozier, Werner Lambersy et tant d’autres qui, sans y adhérer tout ou partie, connaissaient parfaitement les fondements de la revue Nunc et y trouvaient ce sens de l’hospitalité qui, seul, nous tient ensemble ?

*

L’hospitalité est ce qui définit l’homme. Elle n’est pas une qualité suplémentaire, une option qui ferait de nous un parfait gentleman, avec un soupçon de distinction. Non, l’hospitalité est l’essence de l’homme, elle dit l’essence de l’homme. Toutes les cultures humaines le savent et en ont fait une valeur cardinale, prioritaire sur tout – sauf les cultures modernes et post-modernes. L’hospitalité dit comment l’expérience de l’étrangeté est au cœur de l’expérience de l’humanité.

Sans doute, cela a-t-il commencé dans un coin de désert, autour d’un puits, sous le chêne de Mambré, près d’Hébron, en Cisjordanie. Quelques tentes dressées, un vieil homme attend. Il attend un fils. Et dans la sixième heure – ou était-ce la neuvième ? –, trois hommes, des étrangers – leurs habits, leur allure, leur langue, tout le dit – surgissent. Le vieil homme s’affaire, il appelle ses serviteurs, on dresse un banquet, on puise de l’eau. Sans doute, ce repas est-il pris en silence. Sans doute, le vieil homme est-il resté à l’écart. Mystère de la rencontre. Les étrangers s’avèrent être un. Signes de l’Étranger. Celui dont on ne peut prendre la mesure. L’Incommensurable. Qui nous heurte, nous déplace, nous nomadise.

Alors le vieil homme se met en marche à son tour, emportant ses tentes pour les étoiles. Il se met en marche et arrive là où il devient, à son tour, étranger, le signe de l’Étranger. Incommensurable.

C’est ce double mouvement que recèle le double sens du mot « hôte », à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. L’ambivalence du mot – déjà présente dans le latin – n’est pas ambiguïté : elle dit seulement la dynamique vitale à l’œuvre dans l’hospitalité. Dynamique vitale et existentielle, comme un exercice en humanité qui nous donne à rencontrer en chacun cet Expatrié par excellence – Dieu. En effet, des commentateurs juifs, puis chrétiens, puis musulmans, ont vu, dans ces trois étrangers venus visiter le vieil homme Abraham, la manifestation de Dieu. Manifestation qui donne au vieil homme un enfant inespéré. Manifestation qui révèle le vieil homme à lui-même : c’est la visite des étrangers qui lui rappelle sa condition d’étranger. Initie une traversée de soi. De son propre désert.

Mais il n’est peut-être pas indispensable d’y voir la trace de Dieu. Certains pourront y lire celle du « dehors » (pour reprendre l’expression de Pierre Zaoui). Ou de l’Autre (dans la lignée d’Emmanuel Lévinas par exemple). Ou encore, pour ceux qui préfèrent le pluriel à la majuscule, des dieux, des dehors, des autres. À chacun de décider quel nom donner à cette expérience de l’exil si urgente en notre temps : « [Le sentiment d’être exilé] permet l’ironie qui dégonfle les faux sérieux et ne cherche pas à mettre du Sens ou des Valeurs ou des Identités à chaque coin de rue. Il permet une innocence qui dégonfle l’ironie auto-instituée, cette distance automatisée qui structure l’indifférence et nous arrache à l’exil. Il permet l’engagement qui n’oublie jamais la personne et la contemplation qui ne se prend pas pour le tout du monde. Cette expérience de dessaisissement est le chemin contemporain de l’homme. » (Liminaire de Nunc nº7, avril 2005).

Mais cette traversée n’est possible que si l’on sait accueillir l’autre, sans le juger, ni sans se déjuger. Si l’on sait aller chez l’autre sans le juger, ni sans se déjuger. Entrelacement de droits et de devoirs tournés vers l’autre, portés par l’attention à l’autre, lui donnant ainsi d’apprendre à vivre avec ce qui ne correspond pas à sa vision du monde. Pour que l’hospitalité se fasse rencontre – et non indifférence, et non ce relativisme idéologique qui masque si mal la bien-pensance –, il faut accepter une traversée de son identité, ce qui suppose d’avoir conscience de ses racines, de ses héritages, de ses trahisons. Ce qui suppose d’accepter l’autre dans son altérité. Dans la confrontation, qui parfois irrite, mais qui permet de vivre vraiment ensemble et ne ramène pas l’autre à soi, ne réduit pas l’autre à un autre soi-même.

L’hospitalité est l’acte fondateur d’un monde commun où une parole partagée demeure possible. Sans elle, l’hospitalité, et le respect de l’espace investi par les hôtes, c’est la guerre – le polémos /  la polémique –, l’intrusion de l’idéologique, id est l’envers de la pensée.

 

Réginald Gaillard, Franck Damour

 

 


[1]. Nunc n°33, juin 2014.

 

[2]. Cf. les liminaires des Nunc n°1 & 2 consultables, comme tous les autres liminaires, sur le site des Éditions de Corlevour : www.corlevour.com.

 

 




Pour une revue de poésie qui refuserait enfin de tapiner pour l’absolu

Suite à la parution dans Recours au Poème de l'article de Gwen Garnier-Duguy sur le dernier n° de Nunc consacré à Bousquet, Alain Jugnon a souhaité porter la contradiction. Ce que nous lui accordons volontiers. 

 

Ce type d’hommes d’une valeur supérieure s’est déjà bien souvent présenté, mais à titre de hasard heureux, à titre d’exception, jamais parce que voulu. Bien au contraire, c’est justement lui que l’on redoutait le plus : jusqu’à maintenant, il fut à peu près « ce qui est redoutable ». Et c’est la crainte qu’il inspirait qui amena à vouloir, à élever, à obtenir enfin le type opposé : l’homme-animal domestique, animal grégaire, animal malade, le chrétien…

Nietzsche, L’Antéchrist, §3.

 

Il faut commencer à comprendre cela, à le faire savoir, à vouloir l’écrire pour que tout un chacun, dans les revues, dans la vie, dans la pensée, le saisisse : la poésie est le contraire de la religion. De toute religion. De chaque religion, terroriste ou pas, de bénitier ou de charbonnier, religion maline ou religion câline, religion avec pape, pope ou peuple. La poésie c’est l’être là de l’homme plein et en jeu. Ce que ne sont ni les papes ni les saints. Eux : ils sont dehors. Eux c’est : pas de sexe pas de poésie, pas de corps pas de poème.

Gwen Garnier Duguy sait cela mais, pour écrire ici à propos d’un numéro de revue consacré à Bousquet le poète, il semble oublier cette séparation, il semble passer outre cette césure : s’extasier sur la vie sous forme de grandeur absolue de deux papes morts ne peut valoir pour critique littéraire, surtout avant de rendre hommage aux poètes qui ont contribué, en tant que poètes, à cette revue littéraire. Il se trouve que tous ces poètes-là sont en train de refuser la dédicace aux deux papes morts et saints que la revue Nunc a mis en page en son exergue : ce sont des poètes alors ils le disent à la revue Nunc et la revue Nunc refuse de l’entendre car, comme l’écrit Garnier Duguy, ce sont tout de même de grands papes ces hommes-là, ce sont des figures vivantes de l’absolu pour notre civilisation.

On entend l’injonction comme diffusée au haut-parleur : la poésie doit plier l’échine, la poésie doit soumettre la lettre et démettre l’esprit.

N’est-ce pas là ce contre quoi Antonin Artaud, cet autre poète, hurlait toujours, hurlait sans cesse. Artaud qui aurait pu balancer ici : de la mort, du pape, jamais plus, jamais comme ça, jamais là et jamais pour les poètes, quel que soit la mort, le pape, toute la religion. C’est précisément cela la poésie en revue et en vie, s’attaquer fort de son droit au « châtrage de la partie surhumaine de l’homme ».

Nous en aurons fini en citant Françoise Bonardel (qui fait partie des auteurs pas très contents des manières de faire de la revue Nunc dans cette affaire de spéciale dédicace faite aux papes morts) qui, dans son dernier grand livre artaudien, en finit elle-même avec toute tentative de récupération de notre Artaud via la religion, la mort ou la papauté – et cela vaudra aussi exactement pour notre Bousquet - : « Parce qu’il se sait poète, Artaud revendique le droit de rêver activement à la possibilité que le seul état d’homme rende « savant », omniscient des secrets essentiels et éternels de la culture. Balayant avec insolence les prétentions des « spécialistes » et autres chancres de la vitalité ; refusant l’automutilation née de certaine alliance redoutable entre une rationalité étriquée, une morale dévote et une psychologie sans âme, Artaud oppose déjà la force de résistance du corps et du cœur aux investigations meurtrières de la seule intelligence, à la traîtrise des intellectuels, et appelle les hommes et les dieux à une vie magnifiée. (…) Affirmer que l’homme peut tenir debout, respirer plus amplement et s’ouvrir au monde sans l’aide des béquilles idéologiques qu’on lui impose de toutes parts, n’a pas cessé de constituer l’essence d’une révolution encore à faire où Artaud nous précède à jamais » (Antonin Artaud ou la fidélité à l’infini, page 181, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2014)

Tous les papes sont d’abord intelligents, d’abord automutilés et d’abord spécialistes : Artaud et Bousquet sont tout le contraire. D’abord poètes.

 

Alain Jugnon, directeur de rédaction des Cahiers Artaud




Droit de réponse de Daniel Martinez, directeur de Diérèse

Suite à la parution de l’article de Matthieu Baumier consacré, la semaine passée, à la revue Diérèse, Daniel Martinez, directeur de publication de Diérèse, poète et éditeur (Les Deux-Siciles), nous a demandé un « droit de réponse ». Nous le lui accordons bien volontiers.

 

Cher Matthieu Baumier,

Pour commencer, merci pour votre recension de Diérèse opus 63. D’accord, nous le sommes, entièrement : sur le fait que la beauté est d’abord une surprise. Simplement, parce que la beauté n’est pas facile à voir et quand bien même elle serait à portée de nos yeux, dans quelque pays que ce soit, nous pourrions passer à côté sans même la remarquer (un comble). Il y a en effet une éducation du regard, nécessaire. Sur le thème du regard, ma lecture du jour est celle de Paul Celan, in Strette : « Tournoyant / sous les comètes / du sourcil / le regard – masse sur / laquelle, éclipsé, minuscule, / le cœur-acolyte tire / avec son / étincelle alentour traquée. »

L’institutionnel ne saurait intervenir que pour canaliser – au pire, brider – la création, lisez par exemple ce que dit du CNL l’éditeur Bruno Msika des éditions Cardère : « Lorsqu’un recueil est subventionné, le CNL apporte une aide à hauteur d’environ 40 %, mais impose un tirage minimal de 300 exemplaires (le triple d’un tirage normal de lancement) ; la publication d’un recueil subventionné par le CNL revient ainsi toujours plus chère que pour le même non subventionné... » : sur le site de Pierre Kobel, http://pierresel.typepad.fr

(Le tirage moyen de Diérèse est de 150 exemplaires et mon chiffre d’affaires est à mille lieues de celui de Bruno M. Qu’à cela ne tienne !).

Qu’est-ce à dire ? Que la légitimité de la parole poétique sort du cadre restreint de ceux qui peu ou prou la tuteurent. Elle se lit dans la mesure du regard, honnête, qui s’y pose : pour une revue, ce sont en tout premier lieu les lecteurs, qui la suivent pas à pas et la font vivre. Pour un livre, garder aussi à l’esprit que l’auteur crée son lectorat. Que ce qui s’édite aujourd’hui puisse, dans le meilleur des cas, laisser une trace dans l’histoire littéraire, pourquoi pas ? Mais nous ne pouvons en juger dans l’instant, l’auteur étant toujours dépassé par sa propre création.

Au fil du temps, que remarquons-nous ? Pour aller vite, il y a d’abord ceux qui y croient plus que les autres ; puis ceux qui attendent des subventions pour fonctionner et mettent la clé sous la porte quand elles viennent à manquer, c’est le cas de bon nombre de revues. Il convient d’ajouter ici : ce sont les individus qui font le collectif (sa raison d’être) et pas l’inverse. Ceci n’est pas une parenthèse.

A mes yeux, sauf à se moquer, un livre n’a rien d’archéologique, au contraire : il est tout ce qu’il y a de plus vivant, dans les possibles connexions que génère l’auteur. Permettez-moi, vous m’avez lu un peu trop vite. J’ai commencé mon édito par : « On peut déjà imaginer un monde où il y aura des masses de livres, mais plus personne pour les lire… ». J’ai bien écrit : imaginer, tout mon développement est commandé par cette première phrase, les situations envisagées en page 7 de Diérèse 63 sont donc à prendre au second degré. Comme un risque encouru, pour le moment une fiction.

Les puissants, qui ne jurent que par le productif, pourraient voir dans la création poétique un dérivé tolérable, à fêter dans l’Hexagone une fois l’an avec le Printemps des poètes, histoire de se donner bonne conscience. A la vérité, c’est devenu un lieu commun que d’évoquer l’inculture symptomatique de nos dirigeants… Ou de déplorer le peu de recueils de poésie commentés dans « Le Monde des livres » par exemple. Le chiffre d’affaires du rayon « poésie » n’est certes pas celui du « roman ».

Par ailleurs, je ne m’oppose pas au numérique, ayant créé un blog : http://diereseetlesdeux-siciles.hautefort.com, parallèlement à la revue. Mais, entre le papier et le numérique, que l’un n’éclipse pas l’autre, car ils peuvent être, en fait, complémentaires. C’est à cela qu’il convient de veiller : qu’ils le soient bien, complémentaires. Notre société étant celle de l’hyper connexion, le monde de la poésie subit un effet d’entraînement. Le substrat poétique s’inscrit dans ce monde-ci, y prend sa source, sans se laisser phagocyter pour autant. En définitive, ce qui fait la force de la poésie, c’est qu’elle n’est pas directement utile. Libre, elle pourrait devenir, pour le meilleur, sa propre référence.

Mille mercis de m’avoir laissé préciser mes pensées.

Bien amicalement,

Daniel Martinez
Diérèse
Les Deux-Siciles