La revue AYNA

À l’heure actuelle, il n’existe pas sur le web français de site spécialisé qui fasse connaître la poésie turque contemporaine. Le public français a de plus en plus d’intérêt pour les romans turcs, l’augmentation du nombres de romans traduits en français le montre, mais il ne dispose pas de suffisamment d’ouvrages pour avoir un aperçu de la création poétique turque.

Ayna signifie miroir en en  turc. La revue se veut en effet le miroir de la poésie turque en direction du public francophone. Le fait que la revue Ayna soit  en version bilingue franco-turque et qu’elle présente les textes en langue originale lui donne également la vocation d’être un lieu miroir entre les langues et les cultures.

Ayna est une revue qui permet à tous, francophones ou turcophones, d’avoir accès à un panel de poètes contemporains reconnus. Elle a été créée en 2013 par Claire Lajus, traductrice et poète.

Cette revue numérique est gratuite et met en ligne des poèmes originaux, leurs traductions, leurs enregistrements sonores et des entretiens avec les poètes. Elle met également à disposition du public l’actualité des événements poétiques en Turquie et donne des focus sur certains poètes ou ouvrages.

Vingt  poètes sont actuellement présentés dans la revue. Des lectures publiques sont aussi organisées pour apporter la parole des poètes au plus près des gens.

Ayna a pour objectif à moyen terme de présenter une base de données suffisamment importante pour constituer un espace de référence pour toutes les personnes intéressées par la poésie turque.




Point de chute, la Revue !

La revue Point de Chute en est déjà à son cinquième numéro – sixième même si l’on compte le numéro zéro – et comme à chaque fois les poèmes qu’elle porte sont plein de la singularité de leurs auteur×ices. À chaque nouvelle parution, on déambule dans une « cabane » à la résonnance différente, assemblée avec soin par Joep Polderman, Victor Malzac et Stéphane Lambion.

Point de Chute

 ... est née au printemps 2020 d’un désir commun de jeunes poètes d’offrir à celles et ceux qui comme eux tâtonnent, un abri, une cabane dans laquelle reprendre son souffle, l’espace d’un instant. Tout est question de rythme, de cadence, de ponctucadence : il ne s’agit pas de s’attarder mais de s’y ressourcer pour mieux repartir – et revenir. Cette cabane, nous la reconstruirons ensemble chaque automne et chaque printemps. 

Sans paratexte, autre que les biographies des poetes×ses et une citation en guise d’édito, les mots sont donnés à lire dans la pureté de leurs échos. Les textes s’enchaînent en un déroulé fluide, « Peu de notes, des percussions surtout – à peine le bruit des mots qui chutent. » 

Revue Point de chute, sommaire n°5, 70 pages, 7 €.

Résolument contemporaines, les voix de ce numéro placé sous l’égide d’Annie Ernaux cisèlent leurs textes. Les mots sont simples, les langues percutantes « C’est un truc tu sais de l’ordre de ce qui tient » écrit Margaux Lallemant au début de son poème. Les styles sont nets, affirmés, différents. Plusieurs des poetes×ses abrité×es ont une pratique de la lecture et de la performance de poésie. Lors du lancement organisé à la librairie EXC, leurs voix ont occupé l’espace ; celle de Camille Ruiz, habitant au Brésil, s’est même donnée en poème sonore brûlant et aérien diffusé parmi les lectures, tout aussi incarnée qu’elles. On croise aussi dans cette cabane Héloïse Brézillon qui officie notamment à Mange tes mots dont elle est la co-fondatrice et où ses vers à l’intensité métallique tiennent chaque fois la salle en haleine, ou encore Norah Benarrosh Orsoni adepte des performances radiophoniques, souvent collectives.

Point de chute propose aussi à chaque nouvelle parution de faire traverser des poèmes qui n’existaient pas en français. On découvre les vers mystiques et sensuels de Viola Lo Moro, poétesse italienne traduite par Sara Balbi di Bernardo et la poésie spiralaire, parfois trash de Toby Sharpe traduite de l’anglais par Samuel Ferrer.

Héloïse Brézillon – « Les lieux qui m’ont sculptée ont perdu leur tranchant »

sur la table chêne
les mandibules des guêpes
déchiquètent mon enfance
en petits bouts
mordus
il y a
dans le son de la cloche d’alpage
le bourdon des voix de mes années 90
à table rentre il va neiger tu vas
attraper froid il faut la vinaigrette
pour les endives

 Camille Ruiz – « Terre rouge »

c’est dans un second temps
que vient l’odeur une vague
de mort endormie
dans une boîte en carton
cachée sous la bruyère

le duvet est blanc-neige-des-cimes
le sang rouge-cardinal autour
de la plaie se décompose
un tout petit animal
un chiot peut-être
sa tête est recouverte
par une serviette éponge
je dis mon chien ne regarde pas et il regarde
impossible de pleurer car les fourmis ont soif

« Corps célestes » – Toby Sharpe traduit par Samuel Ferrer

la prochaine éclipse solaire visible depuis Londres aura lieu le 29
mars 2025,
et dans huit minutes l’alarme de mon coloc se déclenchera,
et je l’entendrai cuire des oeufs sous une hotte rouillée.
en 1997, ma mère me donne le bain dans la salle de bain ambre,
des bulles de savons se mélangeant aux bénédictions dont je ne
connais que le son,
pendant qu’au travers des siècles
mes ancêtres s’enveloppent d’espérances,
des bergers offrant leurs troupeaux à l’horreur

La traversée, comme à chaque fois, anime et rassure, on en ressort empreint de fraicheur et du désir de continuer à construire.




L’Intranquille fête ses dix ans

Une revue qui fête ses dix ans, avec un cadeau de Julien Blaine qui sur la page liminaire lui offre un texte anniversaire. Et ce numéro 20 confirme la belle épaisseur que nous lui connaissons. L’Intranquille a su conserver sa haute qualité graphique, mais, encore plus important, le caractère hétéroclite et riche des contenus.

Ce qui d’abord est remarquable c'est que L'Intranquille laisse une belle place aux poèmes, qui ici sont proposés par Céline De-Saër, Laurent Grison, Maxime H. Pascal, Tristan Felix, Philippe Boisnard, Claude Minière, Lenaïg Cariou, Anne Barbusse… Textes en prose, poésie, poésie spatiale, accompagnés ou pas de gravures, encres ou toiles signées Tristan Felix, Pierre Vinclair, Laurent Grison, ponctuent donc ce volume. Les auteurs sont présentés discrètement juste au-dessous, dans un petit encadré aérien tout comme l’ensemble est léger, mais juste grâce à la mise en page, car les textes proposés et les illustrations sont de très belle facture.

Les rubriques rythment la lecture : Le domaine critique est servi Françoise Favretto, Jean Esponde et Jean-Pierre Bobillot... Autant dire que nous retrouvons ces quelques pages avec plaisir, tant pour la découverte guidée de certains recueils que pour la plume de celle et ceux qui la servent.

L'intranquille n°20, Atelier de L'Agneau, 2021, 88 pages, 18 euros.

Les traductions cette fois-ci offrent une appréciable découverte : trois poètes scandinaves, une nourvégienne, Charlotte Vaillot Knudsen, et deux poètes suédois présentés par Marie-Hélène Archambeaud, Erik Bergqvist et Maja Thrane.  Un entretien avec Carole Naggar, et une rubrique Art caricatures où certains découvriront Damien Glez, dessinateur de presse franco-burkinabé qui publie deux extraits d’un recueil de dessins et poèmes à paraître aux éditions La Trace, dans la collection Regard. Enfin, après Denis Ferdinande, Liliane Giraudon, Patrick Quillier, notamment, c'est au tour du  photographe Duane Michals d'occuper  la rubrique Changer d'air/changer d'art. 

Une revue au contenu contemporain, mais pas que. Des extraits de Georges Orwell sont offerts, ce qui laisse supposer de la qualité didactique et critique de ces pages qui mettent en relation toutes les dimensions de l'Art, et toutes ses époques. Ce foisonnement s'enrichit grâce à la juxtaposition des thématiques. Le lecteur découvre, redécouvre, est émerveillé ou interpelé par les articles, les textes, les images. Un très beau numéro donc, pour une revue à qui nous souhaitons encore bien des anniversaires !




hélas! au berceau : entretien avec Matthieu Limosino

L'arrivée d'une nouvelle revue de poésie dans le paysage littéraire est à saluer. Il s'agit d'hélas!, revue numérique gratuite, portée et présentée par Matthieu Limosino.

Pouvez-vous nous parler de la revue hélas!
hélas! est une revue numérique gratuite, au format pdf, consacrée aux images et à la poésie. Elle ne paraît pas à dates fixes même si nous suivons pour le moment un rythme bimestriel. Elle s’affiche sous son nom, mais également en collections thématiques : Cahiers rouges, consacrée au corps, à la sensualité, à la sexualité et aux genres ; Vert Combat, qui s’intéresse aux questions environnementales, à la nature et à la terre ; et Bonhomme qui est une proposition poétique à destination des enfants (8/12 ans). Nous avons la volonté de mettre en avant une poésie pour tous, quelle qu’en soit la forme prise, le tout en une trentaine de pages. Celles et ceux qui ont envie de plus peuvent alors retrouver les auteurs et les autrices qui les ont séduits dans leurs propres recueils, sur leurs sites, pages, etc.
Pourquoi avoir créé cette revue ?
Je coordonne un atelier d’écriture ainsi qu’une journée consacrée à la poésie dans un établissement scolaire de la région parisienne, et en réfléchissant à la manière de valoriser les créations des élèves, je me suis demandé pourquoi ne pas faire cela à une autre échelle. J’ai donc proposé à des artistes, des photographes, des poètes et des poétesses de travailler sur un premier thème « Vacances prolongées » et très rapidement nous avons reçu des propositions, les réseaux sociaux nous ont bien aidés, et des éditeurs ont accepté gracieusement que nous reproduisions certains textes. L’idée depuis le premier numéro est vraiment de valoriser le travail des unes et des autres, de mélanger les publics, pour faire vivre la poésie.
Quelle est sa ligne éditoriale ?
Chaque numéro suit un thème, quelques mots qui, nous l’espérons, suscitent une envie d’écriture et/ou de partage créatif. Les textes et les images n’ont pas besoin d’être inédits, mais la part de créations originales est plutôt importante. Nous essayons ensuite de faire une sélection qui fait sens, tentons de créer un dialogue entre les œuvres, et ainsi faire un bel objet (même virtuel) qui donne envie d’être lu et d’y revenir. Nous essayons d’avoir « un invité », poète un peu plus connu qui inaugure et clôt le numéro (François de Cornière, Jean-Pierre Siméon, Baptiste Pizzinat). Nous mettons également « un classique », auteur ou autrice plus ancien, parce que ça ne fait jamais de mal, mais sans pour autant que cela soit forcément un poème établi, dont les vers auraient été épuisés dans toutes les écoles.
Que pensez-vous de la place des revues de poésie dans le paysage littéraire français, et plus généralement de la place de la poésie ?
Il existe de nombreuses revues, et certaines sont vraiment de qualité mais je crois que la difficulté reste de s’établir dans la durée (combien disparaissent après deux-trois numéros) et dans la régularité (il est facile d’être oublié lorsqu’on ne paraît que tous les semestres). Je crois qu’il est important aussi de rester accessible à l’image des fanzines de la belle époque. Après, la poésie reste un genre qui fait peur (aussi bien aux éditeurs qu’aux lecteurs ou lectrices) et pourtant il se passe beaucoup de choses, il y a de très belles maisons. Et puis la poésie s’invite aussi hors les livres (lectures, scènes, etc.) et c’est vraiment comme cela qu’elle montre ce qu’elle est. Elle est aussi un genre qui se renouvelle constamment par des apports nouveaux. Elle est l’écho, le reflet des déconstructions qui s’opèrent dans les sociétés occidentales et ailleurs. 
La francophonie est aussi un vivier dans ses nuances. Certaines formes sont plus ou moins accessibles mais la poésie est bien vivante, et il me semble que nous existons aussi pour le dire !

© Laura Mazet.

A propos de Matthieu Limosino

Venu à l’écriture poétique au tournant de la quarantaine après une expérience artistique polymorphe (musique à l’image, sculpture, chant et guitare), Matthieu Limosino compose des poèmes autour du temps présent, l’intimité de la famille, du couple, le travail d’écriture, qui paraissent en 2021 dans un premier recueil, Prémices d'un après. Poèmes intimes, aux éditions L'Harmattan.

Il propose également des textes plus engagés (RACISTE !, essais poétiques et autres poèmes de la haine ordinaire, Les Impliqués Éditeur, 2022), une urgence citoyenne nécessaire liée à sa profession d’enseignant, en histoire-géographie.

En septembre 2022, il lance hélas!, revue numérique gratuite d’images et de poésie.

Il finalise, pour l’été 2023, Révolte tout contre le monde, poèmes un brin misanthropes, son troisième recueil, et prépare pour 2024 deux propositions pour la scène autour de ces deux premiers ouvrages.




La Traductière, Revue internationale de poésie et art visuel, n°39

La Traductière est née après le Festival de poésie franco-anglais de poésie, en 1983. Sa création répondait à l'époque à la nécessité de garder une trace du travail effectué dans le cadre du Festival. Créée par Jacques Rancourt, elle est aujourd'hui dirigée par Linda Maria Baros.

Un dossier, pour ce numéro, une anthologie de poésie de la jeune génération ukrainienne, et des rubriques, Nouvelle donne, qui fait écho à l'édito de Linda Maria Baros, Nouvelle vague, anthologie I, et Image génération.

Ce dossier consacré à la jeune poésie ukrainienne, présenté par Linda Maria Baros et Volodymyr Danylenko propose au lecteur de découvrir des visages, car chaque poète est présenté grâce à une biographie et une photo avant que le lecteur puisse lire ses poèmes. 

Pour ce qui est de la Nouvelle donne, une vingtaine de poète internationaux sont présentés, de la même manière que les précédents auteurs. Des noms connus comme Max Alhau ou Brigitte Gyr côtoient d'autres poètes que nous découvrons avec plaisir. 

L'avancée de ces rubriques est scandée par des photos d'œuvres de Dan Gavris, plasticien que nous découvrons à la fin de la publication, car pour ce numéro il occupe la rubrique Image Génération, qui fait suite aux quelques voix proposée pour illustrer la Nouvelle vague, rubrique qui se présente comme une Anthologie dont il s'agit de la première partie. 

La Traductière, Revue internationale de poésie et art visuel, n°39, 2022, 167 pages, 20 €.

Cette revue annuelle est un véritable lieu où il est permis de découvrir des voix poétiques innombrables, de tous les horizons, ou de retrouver des voix connues. C'est également un lieu d'échange et de passage, d'un univers à l'autre, bien entendu, mais aussi et surtout d'une langue à l'autre. Car si nous pouvons lire ces poètes ukrainiens, allemands, japonais, américains, anglais, italiens, et venant de tant d'autres endroits de la planète, c'est grâce au travail de la langue sur la langue, du texte sur le texte, de la parole du poète vers la parole du poète. Don précieux et source de ce partage de l'insondable richesse que nous portons tous, la poésie. 




Possibles N°27 – Où va la littérature ?

Où va la littérature ? La quatrième de couverture de la revue trimestrielle, rédigée par Pierre Perrin, en trace la perspective, assez désenchantée : « L’étude de l’âme humaine par introspection, qui faisait le fond de la littérature, est dévastée ; l’histoire qui bégaie, balayée. L’urgence fait la turlutte au nombril. Alors que le sexe par nature est sans mémoire, la notion de genre ameute des cohortes aveugles. L’indécision turlupine. Pire, des religions rechaussent leurs œillères. Attentat ou pas, c’est marche arrière toute. Quelle que soit la radicalité des convictions, quelle réussite solde une existence ?

Le superficiel irradie. L’argent au pinacle, le consumérisme partout, la déprime jusque dans les doigts de pied, la majorité des Européens privilégie les conséquences aux causes. Un bien-être de pacotille ouvre un nirvana. À sa poursuite, beaucoup titubent – une vraie course en sac. Le secret de vivre se meurt. La raison du désastre paraît encore la meilleure. »

Reprenant, à juste titre, dans son article « Dissipation du goût », les réflexions mêlées de Marcel Duchamp, « Le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût. », 1917, et de Marcel Proust, « Snobisme : interruption momentanée de l’exercice du goût. », 1918, Pierre Perrin trouve une formule en dialogue avec les deux citations pour conclure sur la leçon amère à retirer de cet état des lieux déceptif : « Depuis un siècle, en Occident, l’art purge une peine de snobisme à perpétuité. » Pour mieux annoncer ce constat critique, Marilyne Bertoncini ancre sa réflexion, quant à elle, à partir de la publication en 2021 de la traduction par Martial Doré d’un pamphlet de George Orwell dont la pensée comme le titre laisse songeur : Comment meurt la littérature : tableau à la fois dystopique et prospectif : « Dans un futur lointain, nous apprendrons peut-être à dissocier la création littéraire de l’honnêteté intellectuelle.

Possibles N°27 – Où va la littérature ? – Mars 2023 – 16 euros.

Pour l’heure nous savons seulement que l’imagination, tout comme certains animaux sauvages, n’est pas féconde en captivité. Tout écrivain ou journaliste qui nie cela appelle, en réalité, à sa propre destruction. » La poète et traductrice prolonge ainsi la question de l’auteur de 1984, en partage l’inquiétude dans son usage parfois perverti de la technique au détriment, justement, du jugement de goût : « Vers un naufrage de la littérature ? » s’interroge-t-elle au début de son essai de bilan en toute lucidité…

L’écrivain Laurence Biava se demande également dans « Mes convictions » : « Où va la littérature ? », et sa propre réponse se fait critique de la loi médiatique du marché de la littérature : « Ailleurs, en tout cas que sur les trajectoires empruntées par la mafia qu’est devenue le ventripotent milieu de l’édition. » Yves Marchand dans sa distinction amusée entre « Littérature et Littéracrotte » constate de manière analogue : « Ce n’est pas la littérature qui est en déclin. C’est sa diffusion. La littérature continue d’exister. » ; il invoque alors comment le relais des réseaux sociaux, à l’accueil du pire comme du meilleur, peut s’interpréter comme une recréation des « cercles littéraires qui ont depuis des siècles enrichi la littérature française. » Encore plus nuancée, Marilyne Bertoncini redoute un « troisième écueil » dans la recherche du succès quand il apparaît au comble de  l’ignorance de la « justesse » si ténue du poème : « La technologie numérique est un excellent soutien à cette démarche, et un grand souci pour la survie de la Littérature et de la poésie, noyées sous un excès d’informations dans le grand bain médiatique, qui ne permet plus d’entendre le petit son émis, comme par le diapason, lorsqu’un texte sonne « juste ». »  

À son tour, Marie-Josée Christien rappelle le rôle précieux des revues dans cette quête du mot précis, dans sa contribution : « Revues de poésie : vers l’extinction des feux ? » : « Les revues sont pourtant un outil incomparable pour notre réflexion et nos connaissances, un lieu sans équivalent pour donner à lire nos textes et nous constituer un lectorat. / Assisterons-nous à l’extinction des feux ? Ou aurons-nous assez de courage pour souffler sur les braises afin de rallumer la flamme ? » Ultimes éclats de ce feu jamais totalement éteint, les poèmes en prose ou en vers de Richard Taillefer, Élisabeth Loussaut, André Ughetto, Carmen Pennarun ou Christophe Forgeot ne manquent ni de cette élégance ni de cette exactitude si recherchées… Signes comme les deux notes de lecture qui clotûrent ce numéro printanier que la revue Possibles peut se targuer d’opposer réflexions critiques et joyaux poétiques à la négligence, à la paresse, si ce n’est à la mollesse des productions d’une « littérature sans estomac » selon l’ouverture de Jean-Michel Delacomptée, adepte des portraits littéraires : « Le point central de toute l’affaire reste le rapport à la langue, au style. Cultiver l’art du portrait est une réponse, pas la seule, au déclin de l’exigence. La résistance prend des visages divers. Celui de la revue Possibles par exemple. »




Verso de printemps : Ombre et lumière !

Verso 192, le numéro de mars 2023, Ombre et lumière, est une belle revue de format A4, de 124 pages. Cet opus, beige foncé, fidèle à sa charte graphique,  offre une couverture sobre et polyphonique : jeu avec la typographie, jeu discursif entre les mots de l'appareil tutélaire et la photo d'Alain Wexler, Place du tapis. Le ton est donné : sobriété de la présentation, foisonnement sémantique des contenus. 

Verso a été fondée en avril 1977 par Claude Seyve et Alain Wexler. Depuis le premier numéro bien des choses ont changé sauf ceci, la sobriété et la densité des rubriques proposées. Pour ce numéro une pléiade de poètes : Marie-Laure Adam, Eric Jouanneau, Patrick argenté, Véronique Joyaux, Béatrice Aupetit, Christine Laurant, Bernard Barthuet, Antoine Leprette, Guillaume Basquin, Yoann Lévêque, Vincent Boumard, Samuel Martin-Boche, Jeanne Champel-Grenier, Mermed, Patrick Chouissa, Mathieu Piroud, Silvère Cordin, Chantal Robillard, Jean-Michel Couturier, Luc-André Sagne, François Déron, Salsac, Chamsidine Djamil, William Shakespeare, Ludovic Elzéa, Anne Son, Maria Giorgiou-Francou, Line Szöllösi, Willem Hardouin, Patrick Werstink, Isalti.

Variété, curiosité, multiplicité des cultures et des voix poétiques, en un mot foisonnement de textes publiés sans autres accompagnement que le nom de leur auteur, et le titre de l'ensemble.  Rien ne perturbe donc l'ensemble publié, tout favorise la puissance de la découverte. les auteurs sont présentés à part, de manière succincte,  dans une rubrique spécifique, la "Note sur les auteurs". 

Revue Verso n°192, mars 2023, Ombre et lumière, 124 pages, 6 €.

Un prologue signé Alain Wexler ouvre la revue et présente l'ensemble des textes "comme si un appel à thème avait été lancé et se poursuivait dans un prologue. C’est un méta-texte où je combine des idées relatives au titre et des extraits des textes publiés. Le produit obtenu tend vers un texte autonome. Il doit en théorie montrer une forte unité. Le lecteur ne devra pas s’étonner si des petites scènes de la vie courante s’y glissent. Non sans rapport avec les textes publiés ! Le sel de la revue !"1

Les Lectures de Valérie Canat de Chizy et d'Alain Wexler, En salade, la revue des revues par Christian Degoutte, une Chronique de Pierre Mironier, un Entretien mené par Carole Mesrobian, ponctuent cet ensemble dense et dédié à la poésie, entièrement, inconditionnellement, depuis 46 ans ! Bravo à Alain Wexler qui a tenu ferme et haut cette belle revue Verso.

 

Note

  1. Entretien avec Alain Wexler sur Recours au poème, https://www.recoursaupoeme.fr/alain-wexler-nous-parle-de-la-revue-verso/




Revue Cairns n°32

« un poseur de grillage / ruminait son chômage / un soir en buvant sa bière / il inventa les frontières / tellement il grillageait / qu’il n’eût plus aucun congé » : en guise d’édito, la revue littéraire et pédagogique Cairns 32 met à l’honneur la thématique du 25ème Printemps des poètes : « Frontières ». Ces quelques vers disent avec justesse tant l’enfer quotidien que la multiplication des carcans que nous n’aurions de cesse de bâtir. Frontières omniprésentes, frontières à l’assaut de l’ « espace du dedans », frontières à braver peut-être pour libérer ainsi notre « lointain intérieur », pour reprendre les formules d’Henri Michaux qui déjà traçaient d’autres contours à notre géographie intime, imagination d’un horizon plus grand que les regards ne sauraient embrasser dans leur immensité…

De l’écriture sous l’influence de la forme brève du haïku sous la plume de Georges Friedenkraft à ce souhait peut-être partagé de « réinventer la lumière » au fil de l’itinérance dans l’extrait de Sur le rivage, Écho Optique d’Alain Boudet, les formes poétiques se multiplient pour explorer ce thème. Au cœur des périples de toute l’humanité depuis le mythe fondateur d’Ulysse, ces textes sont accompagnés de clairvoyantes pistes pédagogiques en autant d’invitations à lire, à écrire, à réécrire ses propres poèmes, à redécouvrir des documents, des photographies, des œuvres maîtresses, à recourir à ses véritables ressources de créativité. Nous interrogerons mieux ainsi chacun, quelle que soit la tranche d’âge, notre rapport au monde à travers ce thème-clé dans tous ces registres de nuances : épique, tragique, lyrique…

            Certains distiques parmi les contributions de la revue comme ceux rédigés par Michaël Gluck, Sur l’autre rive, résonnent chez le lecteur en vœu secret d’être dans ce rôle de passeur, de passage, de passerelle qui fait la grandeur de la poésie, des traces qui font rêver : « tu vas tu viens / tu ne sais // de quel côté du mur / s’adosse ta maison // de chaque côté du fleuve / s’élèvent les piles d’un pont // ne sois pas d’un côté / ne sois pas de l’autre // sois de l’espèce des passeurs / des poètes et traducteurs »…

Dans le foisonnement des fragments poétiques, ce sont mille-et-un éclats de miroirs de la diversité et de l’universalité de cette relation aux frontières, le plus souvent à franchir, à dépasser, du moins à traverser, qui révèlent autant d’itinéraires propres à chaque auteur et de retours nécessaires ici et maintenant que de possibles départs vers des ailleurs qui n’attendent que nos pas…




Point de chute, la Revue !

La revue Point de Chute en est déjà à son cinquième numéro – sixième même si l’on compte le numéro zéro – et comme à chaque fois les poèmes qu’elle porte sont plein de la singularité de leurs auteur×ices. À chaque nouvelle parution, on déambule dans une « cabane » à la résonnance différente, assemblée avec soin par Joep Polderman, Victor Malzac et Stéphane Lambion.

Point de Chute

 ... est née au printemps 2020 d’un désir commun de jeunes poètes d’offrir à celles et ceux qui comme eux tâtonnent, un abri, une cabane dans laquelle reprendre son souffle, l’espace d’un instant. Tout est question de rythme, de cadence, de ponctucadence : il ne s’agit pas de s’attarder mais de s’y ressourcer pour mieux repartir – et revenir. Cette cabane, nous la reconstruirons ensemble chaque automne et chaque printemps. 

Sans paratexte, autre que les biographies des poetes×ses et une citation en guise d’édito, les mots sont donnés à lire dans la pureté de leurs échos. Les textes s’enchaînent en un déroulé fluide, « Peu de notes, des percussions surtout – à peine le bruit des mots qui chutent. » 

Revue Point de chute, sommaire n°5, 70 pages, 7 €.

Résolument contemporaines, les voix de ce numéro placé sous l’égide d’Annie Ernaux cisèlent leurs textes. Les mots sont simples, les langues percutantes « C’est un truc tu sais de l’ordre de ce qui tient » écrit Margaux Lallemant au début de son poème. Les styles sont nets, affirmés, différents. Plusieurs des poetes×ses abrité×es ont une pratique de la lecture et de la performance de poésie. Lors du lancement organisé à la librairie EXC, leurs voix ont occupé l’espace ; celle de Camille Ruiz, habitant au Brésil, s’est même donnée en poème sonore brûlant et aérien diffusé parmi les lectures, tout aussi incarnée qu’elles. On croise aussi dans cette cabane Héloïse Brézillon qui officie notamment à Mange tes mots dont elle est la co-fondatrice et où ses vers à l’intensité métallique tiennent chaque fois la salle en haleine, ou encore Norah Benarrosh Orsoni adepte des performances radiophoniques, souvent collectives.

Point de chute propose aussi à chaque nouvelle parution de faire traverser des poèmes qui n’existaient pas en français. On découvre les vers mystiques et sensuels de Viola Lo Moro, poétesse italienne traduite par Sara Balbi di Bernardo et la poésie spiralaire, parfois trash de Toby Sharpe traduite de l’anglais par Samuel Ferrer.

Héloïse Brézillon – « Les lieux qui m’ont sculptée ont perdu leur tranchant »

sur la table chêne
les mandibules des guêpes
déchiquètent mon enfance
en petits bouts
mordus
il y a
dans le son de la cloche d’alpage
le bourdon des voix de mes années 90
à table rentre il va neiger tu vas
attraper froid il faut la vinaigrette
pour les endives

 Camille Ruiz – « Terre rouge »

c’est dans un second temps
que vient l’odeur une vague
de mort endormie
dans une boîte en carton
cachée sous la bruyère

le duvet est blanc-neige-des-cimes
le sang rouge-cardinal autour
de la plaie se décompose
un tout petit animal
un chiot peut-être
sa tête est recouverte
par une serviette éponge
je dis mon chien ne regarde pas et il regarde
impossible de pleurer car les fourmis ont soif

« Corps célestes » – Toby Sharpe traduit par Samuel Ferrer

la prochaine éclipse solaire visible depuis Londres aura lieu le 29
mars 2025,
et dans huit minutes l’alarme de mon coloc se déclenchera,
et je l’entendrai cuire des oeufs sous une hotte rouillée.
en 1997, ma mère me donne le bain dans la salle de bain ambre,
des bulles de savons se mélangeant aux bénédictions dont je ne
connais que le son,
pendant qu’au travers des siècles
mes ancêtres s’enveloppent d’espérances,
des bergers offrant leurs troupeaux à l’horreur

La traversée, comme à chaque fois, anime et rassure, on en ressort empreint de fraicheur et du désir de continuer à construire.




Spered Gouez, l’Esprit sauvage, n°28/31ème année : L’Incertitude pour principe

Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'après 31 ans, L'Incertitude ne peut être qu'un paramètre qui ne concerne en rien cette belle revue Spered Gouez, qui peut se pencher sur le concept ainsi qu'elle a abordé une pléiade d'autres thématiques, en toute altérité.

"A l'origine de Spered Gouez, il y a surtout un besoin d'explorer tout ce qui constitue notre Bretagne intérieure, d'affirmer sa géographie, ses éléments, son imaginaire et sa mémoire comme univers mental. Nous voulons puiser notre source sous le signe d'Armand Robin dans cette Bretagne universelle, non localisable, à la fois enracinement et errance, relier l'acte d'écrire à notre appartenance au monde, à la terre, revendiquer la Bretagne comme port d'attache permettant de larguer les amarres, en refusant l'enfermement, le repli sur soi."

Depuis 31 année, Marie-Josée Christien mène la route de cette revue qui dénombre 325 auteurs publiés en 28 numéros et 3 ouvrages hors-séries, et insuffle cet Esprit Sauvage, qui,  "s'il a un rapport évident avec Armand Robin, l'esprit sauvage est également une référence à l'oeil sauvage d'André Breton,  une parenté avec le son sourd, mat et  puissant   de la Bretagne sauvage et primitive dont parlait Gauguin, lui qui se définissait comme sauvage. C'est aussi, par dérision, un clin d'oeil humoristique, car nous sommes encore traités de sauvages et de barbares par un certain microcosme politico-intellectuel. Spered Gouez a le souci constant de ne pas être une simple addition de textes, mais de faire un oeuvre collective qui ait du rythme et du souffle, de créer une synergie pour que vive dans nos pages cet esprit sauvage qui se réfère à l'esprit et à l'imaginaire, qui parte du sol et de la terre nourricière."

 

Spered Gouez, L'Esprit sauvage, n°28, sous la direction de Marie-Josée Christien, Brest, 2022, 145 pages, 16 €.

Fondatrice, Responsable de rédaction et maquettiste, Marie-Josée Christien porte et transcrit sa Bretagne natale, et promeut sa langue vernaculaire, et sa littérature, à l'identité flamboyante, image des paysages de cette région unique et magnifique. 

Mais la Bretagne est un point de départ, un lieu d'où l'équipe regarde et accueille le monde, ainsi qu'en témoignent le sommaire de ce numéro qui affiche en couverture des photos de Aïcha Dupoy de Guitard, une Escale qui nous offre un dossier de Louis Bertholom sur Djamile Mama Gao, poète du Bénin, un Points de vue, Sève noire pour voix blanches de Jean-Louis Bernard (éditions Alcyone), lu par Jacqueline Saint-Jean, Marie-Josée Christien et Valérie Canat de Chizy, un Avis de tempête / Taol kurun qui décline une carte blanche à Monique W. Labidoire pour un billet d'humeur.

D'autres points de rendez-vous rythment la revue : Mémoire / Koun : François-René de Chateaubriand (Saint-Malo, 1768 - Paris, 1848) par Yannick Pelletier, des Chroniques sauvages : Nuits d'encre , chronique de Marie-Josée Christien : sous réserves des articles sur des livres de Fabien Clouette, Jean-Luc Le Cléac'h, Salah Al Hamdani, Patrick Picornot, Alain Lacouchie, Anna Jouy, Tahar Bekri, Hervé Martin, Cécile Aurimont, Béatrice Marchal, Christophe Dauphin, Lydia Padellec, Christian Bulting, Pierre Tanguy, Claire Fourier, Pierre Louarn, Patricia Godard, Marie-Hélène Prouteau, Jean-Claude Touzeil & Yvon kervinio, Passages , chronique de Guy Allix : articles sur des livres de Gérard Cléry, Gilles Baudry, Bruno Sourdin, Jean-Pierre Siméon ; des Vagabondages : notes de lecture par Claude Serreau, Jacqueline Saint-Jean, Eve Lerner, Pierre Tanguy, Louis Bertholom, Bruno Geneste, Patrice Perron.Sur des livres de Lydia Padellec, Chantal Couiliou, Gérard Le Gouic, Marie-Françoise Hachet de Salains, Jean-Paul Kermarrec, Christine Guénanten, Guénane, Jean Lavoué et un CD d'Eve Lerner ;  un Épilogue du cycle Armand Robin : Armand Robin, une histoire familiale en creux, par Gilles Ourvoie ; deux dossiers : Tamm-Kreiz, un focus sur Colette Klein, servi par un dossier  signé  Marie-Josée Christien, et la thématique du numéro, L'incertitude pour principe, illustrée par des poètes comme Guy Allix, Cécile Belleyme, Louis Bertholom, Jacques Bonnefon, Marie-Claude Bourjon, Christian Bulting, Valérie Canat de Chizy, Carole Carcillo Mesrobian, Marie-Josée Christien, Chantal Couliou, Lorenzo Foltran, Christine Kervéadou, Jean-Luc Le Cléac' h, Nelly Lecoq, Ghislaine Le Dizès, Antoine Leprette, Pierre Louarn, Philippe Mathy, Lydia Padellec, Damien Paisant, Patrice Perron, Jacqueline Saint-Jean, Sydney Simonneau, Murielle Vanderplanke.

Ces rubriques sont servies par une mise en page aérée, qui allie la légèreté d'un papier  crème et une typographie claire à caractères de belle taille, ponctuées par  les photographies des pages intérieures sont de Philippe Mathy et Cécile Belleyme.

Autant dire que Spered Gouez est un lieu où d'édifient, se croisent, se partagent, des voix et des poésies, du monde, accueillies par cette équipe, forte de ses années d'existence et de l'identité magnifique de cette terre d'observation, de vie et de création qu'est la Bretagne.