La minute de lecture, Minute de poésie

Fondée en 2014, La minute de poésie est une chaîne YouTube canadienne qui propose des vidéos de poèmes sans aucune distinction entre des noms qui appartiennent au répertoire classique ou bien contemporain. Des pages Facebook, Twitter, Instragram et un compte  iTunes complètent cette chaîne.

Des groupements thématiques, comme Les essentiels de la poésie à l'école, Poétesses, etc..., ou bien des groupements nominatifs, Louise LabéCharles Baudelaire, Arthur Rimbaud, René Vivien, pour ne citer qu'un tout petit échantillon de ce travail énorme, sont regroupés dans des Playlists, nommées La Minute poésie, ou La minute de lecture, intitulé générique suivi du thème ou du poète proposés. Il y a même une série de vidéos consacrée aux poèmes chantés qui regroupe 9 vidéos de poètes très différents et se termine avec un film de 5 minutes consacré au Spectacle Bénéfice du Chic Resto Pop  qui s'est déroulé le jeudi, 4 février 2021, et qui a mis la poésie à l'honneur.

Le format est identique pour nombre de ces petits films qui durent en moyenne deux minutes : une introduction qui reste discrète à l'image de la chaîne, et un fond de couleur sur lequel les paroles du poème s'affichent en même temps qu'une voix le lit, le raconte, le propose aux auditeurs qui n'ont que l'embarras du choix. 

La minute de poésie, Poétesses.

Les auteurs de cette somme poétique restent discrets et quasiment invisibles. Sur YouTube, Twitter et Facebook on peut trouver deux noms, Michael Mansour et Robert Chidiac. Mais  ils semblent désirer rester discrets malgré le travail remarquable, et le succès de fréquentations de ce lieu éminemment poétique. Cette parcimonie ne fait que renforcer la puissance des films qui laissent toute latitude à la poésie de se déployer, de toucher l'auditeur/lecteur/spectateur. A signaler enfin la qualité sonore et iconographique des contenus. 

Dire, offrir la poésie, est une affaire d'effacement, un don qui doit être pur de toute présence. Il semble que La minute de poésie soit le lieu d'une parole où auteurs et poètes s'effacent au profit d'une voix, celle du poème. Bravo pour cette chaîne qui a presque dix années d'existence.

La minute de poésie, Ma bohème, Arthur Rimbaud.

La minute de lecture, Alphonse Daudet, La Figue et le Paresseux.




La Volée (poésie) (écritures) (rêveries), n. 19

Douze pages de papier glacé au format carré 21x21, pour cette  revue provenant de Lodève, dirigée par Teo Libardo, tirée à 100 exemplaires, et qui dispose d’une page facebook  www.facebook.com/RevueLaVolée,  On y trouvera, dans une mise en page élégante, alternant fonds blancs et fonds de couleur (vert et noir) sans ostentation, des poèmes  et des travaux de plasticiens.

Dans ce numéro, des textes d’Emma Trebitsch, dont le premier recueil est attendu, de Nicolas Giral, auteur de trois recueils chez Rafaël de Surtis, Elisa Coste, dont le dernier titre, Les Chambres, vient d’être publié au éditions Rosa canina, ainsi que des haïkus de Sandrine Davin, des extraits de Il suffira de Téo Libardo, musicien  et poète rencontré au festival de Sète, où il était présent pour les éditions Rosa canina et Phloeme, et où j’ai acquis le très beau CD présentant 12 poèmes de Cesare Pavese mis en musique et chantés par lui sous le titre Anche tu sei l‘amore. Au centre, une double page de très belles encres légères comme des peintures japonaises de montagne et d’eau – shanshui – et leur légende sous forme de sizain , par la plasticienne :

J’ai trouvé un caillou

La pierre a frémi

Un signe est apparu

Et puis plus rien

Reste un dessin

Les cendres du caillou.

 

En une, l’édito de Dominicella et Teo Libardo retrace – avec la concision imposée par le format - les 5 années d’existence ayant permis à une cinquantaine d’auteurs et plasticiens de faire vivre La Volée, et annonce une pause pour se consacrer aux très belles éditions Rosa Canina qui viennent de naître – les précédent numéro de cette sympathique publication sont toujours disponibles ici : http://www.telolibardo.com/ecriture/revue-la-volée/ 




Dissonances, n. 41

La revue Dissonances atteint un âge respectable pour une revue – créée en 2002, elle a largement dépassé l’étape de l’âge de raison et atteint sa dixième année, avec le numéro « Opium » que j’ai en main, et la proposition du numéro « Champagne »  - sans doute pour commémorer l’événement, que nous saluons.

On voudrait  toutefois suggérer à l’équipe de modifier, peut-être, la formule, car après l’opium et le champagne, c’est la bière que risque l’entreprise, étouffée par un certain conformisme de la dissonance à tout prix.

Dissonances, numéro 41, hiver 2021. 56 pages, 7 euros.

Invariablement divisée en 2 volets – l’écrit et la mise en image (ici le portfolio de 12 pages consacré aux photos de Grégory Maitre), dont la note d’intention explique son regard de plasticien plus que de photographe, intéressé par les matières et les traces de l’activité humaine et sa fragilité – propos intéressant mais peu en rapport avec le titre de la revue qui propose également  un entretien sous la forme canonique avec Christophe Esnault, diverses lectures et « coups de cœur », outre les textes retenus pour illustrer le thème, dont le premier accroche grâce à son titre : « Tartine d’opium »… Et c’est là qu’on souhaiterait le changement de menu.




Portulan bleu n°36

Un portulan est une sorte de carte de navigation qui servait autrefois principalement à repérer les ports. La revue Portulant bleu "Revue de création, poésies contemporaines" est une carte elle aussi, qui sert à repérer la poésie. Cette brochure de format A4 qui paraît trois fois par an (octobre, février et mai) est intégralement conçue et gérée de par Martine Rigo-Sastre.

Revue ouverte, ce numéro 36 placé sour le signe du Désir (thème du Printemps des Poètes 2021) n'offre pas moins de 33 noms de poètes dont les textes occupent les pages centrales du volume :  Michèle Levy, Morgan Riet, Francine Caron, Laurent Grison, Patrick Navaï, Joël Vincent, Ivan Watelle, Jacques Fournier, Salvatire Sanfilippo, et bien d'autres...

Parfois accompagnés d'images, de photos ou d'un travail plastique ou graphique, les textes, bien sûr placés sous la dictat de la thématique annoncée sur la couverture, offrent une belle variété de ce que la poésie contemporaine propose d'écritures. Les noms d'ailleurs énumérés sur la quatrième de couverture en témoignent, et si quelques uns ont été lus, ou aperçus déjà, d'autres sont une découverte. Portulan bleu est donc un lieu qui accueille toutes les écritures poétiques, sans distinction, une carte, qui dessine le territoire d'une parole partagée, parce que Martine Rigo-Sastre le sait, la poésie c'est la voix de tous, unie dans le poème.

Un édito ouvre la lecture. Ce mois-ci il se veut manifeste, et énonce le lieu de rassemblement qu'est le poème, dans cette tourmente que nous vivons.

 

Portulan bleu n°36, éditions Voix Tissées, Montrouge, octobre 2021, 71 pages, 10 €.

écrire le poème qui manque
celui que tu désires le plus
amour dans les cœurs
et joie dans les regards
le monde est bousculé
et rien ne tient plus
le poème qui manque
reste à écrire avec toi

Tant de poètes, d'artistes disparus
récemment, comme Alain Boudet,
troublent les champs de vision et pas 
seulement cela.
Le désir avant se trouvait peut-être
dans les choux, comme les bébés...
A vous de continuer avec nous !
      Voix Tissées est votre
      association
      Nous publions les mots de la
      poésie.

Martien Rigo-Sastre

 

Quelques articles suivent cet édito, des hommages, à Paule par Michèle Lévy, à Jean Foucault par Jacques Fournier. Puis quelques notes de lecture, plus descriptives que critiques, mais qui donnent envie de découvrir les ouvrages proposés, ferment les pages de Portulan bleu. Au milieu, la Poésie, accompagnée de plages graphiques, colorées ou monochromes,  rythmée par l'espace de la page  laissé comme un silence viendrait ponctuer les voix qui se côtoient. 

Cette revue publiée aux éditions Voix Tissées, est une des nombreuses activités menées par Martine Rigo-Sastre. Editrice de poésie, de livres pour enfants, et revuiste, elle anime des rencontres, qui sont de précieux moments de lectures et d'échanges, tous les mois à Montrouge. On voit donc combien la Poésie est affaire de femmes et d'hommes entièrement dévoués, qui lui dédient leur existence parfois dans une pénombre qui ne ternit en rien la lumière qu'ils portent et qu'ils offrent à qui les côtoie. Et sans jamais cesser malgré ces temps difficiles. 




BERNARD DEMANDRE, revue DIERESE n°80

Bernard Demandre est pour moi une rencontre post mortem, puisque ce poète a disparu le 2 mars 2020. Je souscris ainsi au fantasme connu, selon lequel un auteur n’existerait pleinement que mort. Il entre alors dans la légende, alors qu’il n’était qu’un vivant parmi d’autres… voilà le genre d’ironique cruauté qui n’aurait pas été étrangère à Bernard Demandre.

Il fut un poète actif, animateur d’un centre de poésie contemporaine à Nancy, un grand lecteur aussi, dont il rendit compte dans de nombreuses critiques. Certaines sont facilement accessibles sur son blog toujours abrité par Mediapart.

La revue Diérèse, où il publia longtemps ses lectures, lui rend hommage dans son numéro 80. Éric Chassefière lui consacre un dossier critique de 37 pages, pas moins, dans lequel il passe en revue cinq des publications du poète.

 On trouve dans le numéro suivant de Diérèse, le 81, un extrait d’un inédit de Bernard Demandre, tiré d’un livre confidentiel, beau comme un cadeau, en quadrichromie, aux pages cartonnées ; un herbier titré Plantes sauvages où des poèmes en manière d’haïku répondent aux aquarelles de Pierre Molteau.

Levées de clochettes
ou de gants écarlates
d’un jet vers le sommet

on voudrait y glisser un doigt
en vérifier
la nacre profonde

 

Les fanas d’herbiers poétiques peuvent s’adresser à annie77.mathieu@wanadoo.fr pour en savoir plus.

On peut lire, dans le n°80, un long texte inédit (pp 83-125), ironiquement titré Courrier du cœur :

 

Votre main était froide, un peu douce. Puis ce bras sur vos yeux.
Vous étiez si loin, pensais-je, d'un quelconque rapprochement.
 
Tellement en deçà de ce qui pourrait se dire "nous".
Si hostile, semblait-il toujours, à un mouvement d’émotion.

 

La prose poétique de Demandre est imprégnée d’un désir de lucidité dont il ne se départit jamais. Plutôt que le récit d’un désamour, j’y vois le récit de ce qui chez l’autre reste inaccessible, même à l’extrême d’une passion. Inaccessible à l’amant, mais aussi à l’aimé. Comme si subsistait un reste, un réel hors de portée et pourtant agissant, chez chacun une chose innommée étrangère à l’amour.  

Aussi, la rencontre reste-t-elle de l’ordre de l’inespéré :

 

Mais cette déchirure soudain dans votre carapace.
Ce cri muet.
Je criais aussi.
Avez-vous entendu?
Je criais sans crier, comme vous. Pouvez-vous entendre ces choses-là ?
Pourquoi cette délicatesse brutalement dans votre visage ?
Tant de tendresse en vous me mord.

 

… B.D. qualifie ainsi la cruauté du désir entraperçu : Nous ne sommes pas toujours maîtres de nos mouvements…

Une solution consiste à se résoudre à l’amour de loin ; à rejoindre le troubadour de l’amour courtois des années 1100, Jaufré Rudel déclarant :

 

Quelqu'un m'appelle et c'est bien vrai,
L'homme au désir d'amour lointain,
Car nulle autre joie ne me plaît,
Comme jouir d'amour lointain .


N’est-ce pas ce que B.D. avance :

Plus loin vous serez, plus je serai près de ce que j'aime. Mais ne sera-ce pas encore vous ?

… une phrase chargée d’une question contemporaine (et psychanalytique) que Rudel ne se posait pas : qui aime-t-on dans ce que l’on aime ?

B.D. s’approche alors d’une mystique de l’amour que l’on retrouve dans son rapport au monde, et que j’oserai qualifier d’animiste (je suis prêt à croire que les poètes sont un peu chamans) :  

Une ride sur votre doigt et les minces bruits, d’ordinaire étouffés par ce qui vous étouffait, font signe ; qu'un arbre a l'air heureux, que la route en contrebas paraît mener quelque part. Vous ne souhaitez plus que partir. Vous perdre dans des espaces, même connus. Vous appartenez au monde. Il vous le rend bien.

Diérèse comprend également une réflexion sur le travail d’écriture que la disparition du poète fait résonner :

On ne visite jamais l'atelier de l'écrivain vivant, écrit-il. Plus tard, on fait comme si tout s'était bien passé. On refuse de l'imaginer suant l'encre. Lui ignore où il va et si même il va.

Lui l’ignore : il ne s’agit pas pour lui d’être ici ou là, pour ou contre, l’un ne se dégageant pas de l’autre mais restant en miroir – mais d’aller ailleurs. Le nouveau est inouï ; jamais entendu. Il n’y a donc pas de plan pour l’atteindre ; seulement une écoute de ce qui ne se dit pas ; ne s’est pas encore dit. Il s’agit de découvrir ce qu’il nomme une masse manquante, la basse fondamentale de ce qui n'a pu venir au jour.

Pas d’autoglorification chez Demandre, pas d’éloge de la poésie qui serait la vraie vie, l’idéale éternité retrouvée, ou je ne sais quoi. Pour lui, l'écriture est une maladie. Mais une maladie heureuse :

Son combat est de poser ses marques, sans espoir, et dans l'infinité d'un présent qu'il croit tel. D'un même mouvement cependant, cette sorte de jouissance de pouvoir poursuivre parce qu'il ignore tout de la partie qui se joue.

Une maladie que sauve le lecteur :

Avant que tu n’arrives, ce livre était encore inerte. Puis le vent a soufflé. Tu es entré. Tu as ouvert. La rotation a commencé.

Demandre tient à être au plus près, il ne se paie pas de mot. D’où l’aspect dépouillé de sa poésie. Un extrait en exemple :  :

Novembre les nuages                         

viennent à nous
dans les rues jaunes

Ils paraissent si légers                        
les nuages
pourtant ils pèsent

Un nuage est-il passé
sur les corniches
derrière mes yeux ?

S’il avait écrit sa propre épitaphe, peut-être aurait-il choisi celle-ci ?  Il respire à peine ; il est devenu son écriture ; il oublie son corps et ses nécessités. Il est son encre, sa plume et ce morceau de page blanche.

On peut lire, dans le n°80, un long texte inédit (pp 83-125), ironiquement titré Courrier du cœur :

Votre main était froide, un peu douce. Puis ce bras sur vos yeux. Vous étiez si loin, pensais-je, d'un quelconque rapprochement.




Contre-allées, Revue de poésie contemporaine, N° 43, Printemps 2021

Amandine Marembert et Romain Fustier ouvrent ce numéro de printemps sur la voix poétique d’Etienne Faure. Celle-ci transite par les scènes du quotidien, se saisit des faits, événements et petites dramaturgies d’une vie ordinaire, pour laisser surgir l’émotion. L’émotion est sans doute le maître mot de sa poésie, et le poème est « passeur d’émotion » précise-t-il d’emblée dans le très court entretien avec Romain Fustier (10-11).

C’est aussi, dit-il un peu plus loin, « l’une des vertus des revues, dont on ne dira jamais assez de bien, qui mettent en présence plusieurs voix et offrent une première rencontre avec un regard autre ». C’est précisément l’esprit de Contre-Allées qui veille au respect de la pluralité des voix et genres poétiques contemporains. Ce numéro encore a fait le choix des quelques magnifiques contributions poétiques de Daniel Birnbaum, de Victor Malzac et de Benoît Reiss, ainsi que d’une suite de poèmes d’Eric Jaumier, disparu en juin 2020, dont la puissance et la vérité poétique sont saisissantes. Il nous laisse deux recueils, référencés par le comité de rédaction de la revue : Les lisières aux Éditions du petit véhicule (2019, avec Claude Margat)  ainsi que Blanc Corbeau paru en 2020 aux Éditions Jacques Brémond.

Contre-allées n°43, couverture
Valérie Linder, 48 p., 5€.

le jour ne vieillira
pas
il se met à croître

 

le soleil ne se
couchera pas

 

il veut un alphabet
de page blanche

 

des longitudes

 

là où le ciel
cri du bout des doigts

 

la mort est
ce toujours
cet artefact d’entre les voix.

 

(Le Mascaret, Zoocéphale, 18-23)

La revue se referme sur une présentation du dernier livre de Marie Huot, Le nom de ce qui ne dort pas, aux éditions Al Manar, qu’Amandine Marembert présente comme une histoire « à dormir debout », celle de la recherche d’un sommeil perdu : « j’écoute le fleuve noir - noir la nuit et noir le jour- pour connaître le nom de ce qui ne dort pas». Mais aussi celle, d’une beauté inouie nous dit-elle, de l’amour inconditionnel d’une fille à son père perdu (p 48).

Contre-Allées, revue de poésie aux airs simples et au ton juste, ne manque jamais l’essentiel, et questionne dans ce numéro le désir d’écrire, le chantier de l’écriture poétique. Les poètes Emmanuel Damon et Bernard Moreau y répondent : « une voix singulière qui se précise, s’oublie s’entête. Voix d’un sujet en quête de lui-même, jamais clos, achevé ou assignable, mais ensemble hétérogène de potentialités, de réalisations en devenir, à l’image de la pensée elle-même » (p 36). Et « il faut ouvrir tous les possibles dans le micro chantier du poème » (p 37) pour que la poésie agisse sans relâche dans nos propres existences et pour qu’elle « œuvre à la remise en question de ce monde » comme le souligne Romain Fustier dans son Avant-propos.




JEAN-PAUL BELMONDO ET RIMBAUD, L’AN 1969 DE « POÉSIE 1

Le 30 mai 1969, les premiers numéros de la revue Poésie 1 arrivent chez les libraires. Quarante-cinq jours plus tard : 90.000 exemplaires sont vendus. Ces chiffres, pour les animateurs, se passent de commentaire. Le slogan de Poésie 1 : « UN DÉFI : la poésie enfin à la portée de tous.  UNE AMBITION : des millions de lecteurs. UN PARI sur l’avenir de la poésie », n’est plus, semble-t-il, une boutade. La réputation de Poésie 1 dépasse très tôt les frontières de la France et l’espace francophone même.

Poésie 1 consacre certes des aînés, mais révèle aussi une multitude de nouveaux poètes, tout en biberonnant ses lecteurs (plusieurs générations) à la poésie contemporaine. Que de révélations ! Une vraie mine, qui n’a, encore aujourd’hui, pas pris une ride. Un bonheur et un vrai plaisir de lecture et un précieux outil de travail.

Poésie 1 est une revue au format de poche de 128 pages (vendue au prix symbolique du ticket de métro, 1 franc, en partie grâce aux recettes générées par les espaces publicitaires), dont le poète Jean Breton (fondateur des Hommes sans Épaules en 1953) est avec son frère Michel le fondateur et l’animateur de 1969 à 1987 : soit 136 numéros, 7.000 abonnés, 1.600 poètes publiés, trois millions d’exemplaires vendus. Une entreprise qui demeure à ce jour inégalée, tant par sa diversité, sa richesse, que par son concept, sa durée d’activité, ou ses tirages (de 20.000 à 50.000 exemplaires). Les numéros de cette revue unique, lus dans le monde entier, sont imprimés au minimum à 20.000 exemplaires et régulièrement réimprimés par Marabout, en Belgique. Poésie 1consacre des numéros spéciaux à des aînés (Jean Cocteau, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Lamartine, Leconte de Lisle, Rutebeuf, Alain Borne,  n°25, 1972…), aux étapes importantes de la poésie du XXe siècle (les Poètes surréalistes,

Poésie n°1, Belmondo Rimbaud.

L’École de Rochefort, Les Poètes de la revue Confluences, Les Poètes de la revue Fontaine, le Nouveau Réalisme, Les poètes du Nord, les Poètes de Bretagne, la Nouvelle poésie d’Alsace …) et entend regrouper les poètes de langue française (quatre numéros sont consacrés à la Belgique, trois numéros à la poésie du Québec, quatre numéros concernent la poésie helvétique…), sans ignorer le combat (ainsi parait la mythique Anthologie de la nouvelle poésie algérienne de Jean Sénac, en 1971). De réputation internationale, Poésie 1 se doit aussi de l’être dans ses sommaires avec des numéros consacrés au Sénégal, à la nouvelle poésie négro-africaine, à la Tunisie, l’Angleterre, Israël, l’Espagne, au Maroc, la nouvelle poésie tchèque, la poésie latino-américaine, la poésie italienne contemporaine, le Pérou, l’Arménie…

Belmondo en 1969.

Citons encore Poésie sans frontière, collectif de douze poètes de sept nations... Parmi les livraisons dédiées à des thèmes, signalons, entre autres, « Les poètes et leurs revues », « les poètes et le tabac », « les poètes sous les verrous », « L’Enfant et la poésie » (n°28-29, 1973), un numéro mythique imprimé à 100.000 exemplaires, dont la moitié fut expédiée gratuitement dans un mailing d’Hachette à tous les professeurs de français. Mais aussi « Le Petit Enfant et la poésie » (de la naissance à la cinquième année). Autre particularité de Poésie 1 - dans ses premières livraisons - : les introductions sont signées par des personnalités « improbables », car, loin de leur terrain d’élection.

La revue combat aussi les idées arrêtées. Ils sont ici « improbables » pour parler de poésie et pourtant, ce qu’ils écrivent ne l’est pas. Tous s’y livrent bien volontiers et avec enthousiasme ; à l’exception de Claude Nougaro, seul refus. Cet « exercice » pourrait-il exister aujourd’hui, à l’heure du cloisonnement, où l’on qualifie de poésie et de poètes TOUT, sauf ce qui l’est ? Petit florilège : Au sein du n°1 (1969) consacré à Jean Cocteau, c’est l’acteur, comédien et sculpteur Jean Marais, qui signe la préface : « La presse paresseuse employait toujours les mêmes clichés : illusionniste, enchanteur, magicien, et cela me scandalisait. Un demi-siècle d’invention et d’émerveillement en sont la cause. En outre cet homme attentif était toujours en avance. Il quittait la place croyant s’être trompé de date et longtemps après on voyait la mode s’emparer de ses découvertes et ne pas lui en tenir compte. Il n’a cessé de contredire les habitudes et de dérouter le public en cherchant une place fraîche sur l’oreiller. 

Lucien Clergue : Jean Marais et Jean Cocteau dans Le Testament d’Orphée (60).

Son cœur dirigeait son intelligence et son cœur était aussi pur que son intelligence était grande, ce qui déroutait et rendait incompréhensibles certains de ses actes… » Précisons que Cocteau et Marais sont des amis de l’équipe ; notamment de Henri Rode et de Jean Breton.

L’acteur et comédien Daniel Gélin vient semer les premières pages de Poésie 1 n°3 (1969) consacrée à « la nouvelle poésie française » : « On m’a dit souvent que parmi les barrières diverses qui séparent l’homme de la poésie, il y a une certaine peur : peur de la comparaison entre la banalité rassurante de la vie quotidienne et cet état d’émerveillement que l’on ne croit réservé qu’aux saints, aux artistes et aux enfants. C’est le contraire qui est vrai : tout le monde est poète, plus ou moins, et de le redécouvrir est une des plus grandes consolations et le meilleur remède contre la commune solitude… » Ajoutons que Daniel Gélin, le moins improbable de nos préfaciers, est l’auteur de sept livres de poèmes, dont, chez notre ami Guy Chambelland : L’Orage enseveli (Le Pont de l’Épée, 1981).

Poésie 1 n°7 (1969), consacré au grand poète du XIIIe siècle Rutebeuf, est préfacé par l’acteur et comédien Jean-Claude Brialy : « … C’est le premier « journaliste » de son temps qui a contesté avec force et ironie le pouvoir, l’autorité et les bourgeois. Il a chatouillé les problèmes de l’Université, il a fustigé les moines, il s’est enthousiasmé pour les croisades, il a lutté contre l’intolérance et l’injustice, avec passion. Sa verve directe et rapide nous a fait mieux connaître une époque où l’on construisait les cathédrales… Il a dénoncé la routine officielle, la police, les intrigues, il a aimé et défendu la jeunesse. C’est un poète qui a chanté le froid, le vent et la neige. Il fut un caricaturiste étonnant… »

« Monsieur 100 000 volts » ouvre Poésie 1 n°3 (1969), consacrée à un nouveau volume de « la nouvelle poésie française ». Le chanteur et compositeur Gilbert Bécaud (l’interprète de Mes mains, Nathalie, Le Jour où la pluie viendra et Et maintenant) écrit : « Vive donc le train bariolé de Poésie 1… Parce que les poètes, même peu connus, peuvent le prendre en marche. Parce que ce train choisit toujours le chemin de la liberté. » 

Dans Poésie 1 n°9 (1969), le biologiste Jean Rostand, fils de l’auteur de Cyrano de Bergerac, salue le poète romantique Lamartine, qui proclama la République lors de Révolution de 1848 : « Incapable de ses plier aux mesquineries tacticiennes de la politique, il ne s’inféoda à aucun parti et demeura constamment dans la pureté des hauteurs ; mais toujours il sut choisir l’honorable combat et militer pour les grandes idées qui devaient éclairer l’avenir… »

Le préfacier de Poésie 1 n°10 (1970), consacré au chef de file du Parnasse Leconte de Lisle, est assurément le plus improbable de tous et le plus surprenant (avec celui que nous gardons pour la fin). Lisons, c’est pertinent et personnel. Il s’agit de Claude François, le chanteur adulé et compositeur de Cette année-là (1976), Magnolias for Ever (1977), Alexandrie Alexandra (1977) ou encore Comme d'habitude (1967) : « Leconte de Lisle, on dirait un sage, un prophète en barbe blanche (c’est faux, je le sais, mais ma mémoire tient à cette image d’Épinal) qui nous houspille avec le passé. 

Claude François. 

Il s’entendait mal avec ses contemporains. Alors, pour se venger, il se racontait des drames d’autres époques où la noblesse, la puissance, la cruauté, l’orgueil – les grands sentiments, quoi ! – tenaient haut certains cœurs. Bien sûr, le poète possède plusieurs cordes à son arc. Il chante aussi le soleil, l’amour, le Christ des origines. Il décrit ses paysages préférés. On dirait qu’il fait des photos en couleurs : quelle minutie, quel relief – visuel autant que sonore ! Et quel mouvement, parfois : un poème comme « Les Elfes », j’ai envie de le danser… Leconte de Lisle a la chance de pouvoir encore nourrir nos rêves : partons avec lui, faisons courir notre mémoire ou retrouvons le paradis perdu. Les règles de la chevalerie, le courage, le sang, l’amitié et la solitude : les « Poèmes barbares », c’est déjà du Western. »

C’est le réalisateur, acteur, comédien, scénariste et dialoguiste Robert Hossein, le metteur en scène des superproductions spectaculaires (avec une débauche de moyens dans la pyrotechnie, la sonorisation, la projection, afin d’immerger les spectateurs au cœur du spectacle), qui ouvre le numéro suivant, Poésie 1 n°11 (1969), consacré aux poètes de l’École de Rochefort : « Les poètes de Rochefort ont chanté une période exceptionnelle de leur vie et de la vie d’un pays. Création, inspiration ne sont possibles que dans la foulée de l’angoisse – je le vois sans cesse, pour mes films, quel tourment ! Une grave tristesse habite ses poètes. Chacun, selon sa sensibilité, assume une période difficile. Mais pas d’aigreur, ni de désespoir (ni d’humour non plus, semble-t-il). Nul scepticisme. Une révolte profonde et généreuse. Dans une époque troublée, la poésie fut leur équilibre. Elle l’est restée… »

Le bouquet final nous ramène à Poésie 1 n°4 (1969), entièrement consacré à Arthur Rimbaud. Qui, pour évoquer le Rimbe ? Jean Breton a son idée et appelle la personne en question, qui lui répond : « Rimbaud, ça me botte ! Dans 48 heures c’est fait ! » 

Leconte de Lisle.

Il s’agit de Jean-Paul Belmondo, le comédien de Kean (Alexandre Dumas, Mise en scène Robert Hossein, 1987), le Bebelaux 80 films et aux 160 millions de spectateurs ; l’acteur aux 1001 rôles où il est toujours prodigieusement lui-même, d’À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960), son sixième film, Léon Morin, prêtre (Jean-Pierre Melville, 1961), Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1962), L’Homme de Rio (Philippe de Broca, 1964), Itinéraire d’un enfant gâté (Claude Lelouch, 1988), etc., Belmondo le boxeur, qui passe du masque bleu-dynamite de Pierrot le fou (J.-L. Godard, 1965) aux cascades aériennes sur les toits de Paris et d’ailleurs de Peur sur la ville (H. Verneuil, 1975), en passant par le caleçon à pois rouge du Guignolo (Georges Lautner, 1980)…

Il est encore le Magnifique, l’Incorrigible, l’Animal, le Professionnel, le Doulos, l’As des as, le Solitaire… L’homme aux Mille vies qui valent mieux qu'une, selon le titre de son autobiographie (Fayard, 2016). En 2001, il est victime d’un accident vasculaire cérébral. Son état est jugé sérieux. Il se bat et se relève, mais, à l’exception d’un ultime film en 2008 : les planches et les studios, c’est terminé. Sa disparition, le 6 septembre 2021, à Paris, à l’âge de 88 ans, provoque une grande émotion en France. Les hommages sont unanimes et mérités, pour une fois… Sa part d’ombre (qu’il niera toujours, ramènera à des peccadilles, une incompréhension de l’époque, une méprise, au nom du fils aimant et admiratif qu’il était) concerne son père, le sculpteur Paul Belmondo qui, en 1945, fut jugé pour collaboration avec l’ennemi par le tribunal d’épuration des artistes plasticiens et interdit de ventes et d’exposition pendant un an. Le sculpteur Henri Bouchard est, lui, révoqué, sans pension de son poste de professeur à l’École des beaux-arts, avec interdiction de professer dans les écoles de l’État et, comme le sculpteur Charles Despiau, deux ans d’interdiction totale d’exposer et de vendre. L’immense popularité et capital sympathie du fils ont « effacé » les actes peu glorieux du père. Mais rassurez-vous, tous nos sculpteurs ne furent pas des collabos. Le plus grand d’entre eux, René Iché, grand Résistant, écrase par l’originalité, le maillet, le fusain et la tenue dans la vie, les trois précédents et leurs œuvres. « Un KO », dirait J.-P. Belmondo ! En 2010, Jean-Paul Belmondo a fait don de la collection familiale à la ville de Boulogne-Billancourt et appuyé la création d’un Musée Paul Belmondo, sur 1.000 mètres carrés au château Buchillot. À quand un tel espace pour René Iché ? C’est un autre débat.

Revenons-en à 1969, année durant laquelle paraissent trois films dont Belmondo est la vedette : Le Cerveau, avec Bourvil (Gérard Oury), La Sirène du Mississipi, avec Catherine Deneuve (François Truffaut) et Un homme qui me plaît, avec la magnifique Annie Girardot (Claude Lelouch). En 1969, Belmondo est déjà la star du box-office, l’acteur le plus populaire de France… Inaccessible… Mais, non, en fait, tout l’inverse : la simplicité même, la disponibilité et une réelle gentillesse. Écrire sur Rimbaud pour une revue de poésie ? Cela le botte, nous l’avons dit. Passons à son texte : « Quand je suis trop calme – ou fatigué – je lis Rimbaud. Il me réveille. Il me refait une nervosité. Je reçois tout de suite une décharge d’électricité. La poésie de Rimbaud, c’est un remède pour l’action. Avec l’adolescent de Charleville, on entre dans le domaine de la révolte (et avec lui, pas de quartier !) Les notions d’ordre et de confort intellectuel sont remises en question. Rimbaud est furieux de n’être pas, dans tous les domaines, un champion de force, d’intelligence et de charme. Il est contre ce qui a bonne réputation, dans les idées, chez les hommes. De ses angoisses, de sa rage, il a fabriqué une sorte de bélier pour tout démolir. Moi, je trouve ça tonique. Rimbaud me donne tous les courages. Rimbaud, lui, n’a jamais reculé. Et si vous êtes comédien, essayez donc de dire « La bateau ivre » ! Vous allez bien vous amuser. Les poésies rimées, encore, on peut s’en arranger. Mais la prose ! C’est là pourtant qu’il a donné le plus violent, le plus fier de lui-même, avec sa revendication d’une plénitude, tendresse et vacherie mêlées, dans une âme et un corps. Relisons ensemble, voulez-vous, « Mauvais sang », « Alchimie du verbe », « Adieu » (Les Illuminations) ; « Après le Déluge », « Matinée d’ivresse », « Aube » ou « Barbare » (Une Saison en enfer). Ce sont de courtes proses où les images éclatent comme les pétards d’un 14 juillet, où les rythmes sont disloqués, où le sens est chargé de plusieurs clés. Ces textes que je préfère, je les ai souvent murmurés, entre deux films, et je ne suis pas sûr que je saurais les dire avec le talent « perdu » qu’il aurait exigé, lui, le gosse paumé, vote devenu le jeune mort de Marseille. Ça ne fait rien. Rimbaud, c’est le plus fort. On connait ma passion pour les combats du ring. Je vais vous dire : moi, Rimbaud, ça me boxe. » Belmondo le dit avec ses mots à lui, et c’est pas mal du tout, non ?

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L’AVENTURE DE POÉSIE 1

Depuis plus de vingt ans, une légende court dans les milieux de l’édition française : la poésie n’intéresse qu’un cercle limité d’initiés ; elle ne concernera jamais le « « grand public ; elle est donc, par définition, « invendable ».

C'est sur ce prétendu « constat » que la plupart des éditeurs connus se sont constitué un « catalogue » où la poésie, systématiquement, brille par son absence. Soit, il y a des exceptions. Je ne parlerai pas ici des nombreuses revues de poésie, à tirage plus ou moins confidentiel, à existence plus ou moins éphémère : elles s’adressent, dans leur grande majorité, à des poètes en mal de publication, parfois à de rares amateurs éclairés, jamais au « grand public ». Je ne parlerai pas non plus des éditeurs poètes, comme Guy-Levis Mano, Henneuse, Vodaine, Rougerie, Puel, Boujut, Corti, et même, à quelques différences près, Pierre-Jean Oswald et Guy Chambelland : leurs éditions, en effet, sont « hors circuit » à cause d’une diffusion trop artisanale, voire pour certains inexistante. Par contre, deux « grands » éditeurs parisiens (par opposition aux « petits » éditeurs provinciaux dont je viens de parler ! ) méritent une attention particulière.

 

 

Pierre Seghers, tout d’abord : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lui seul a « senti », profondément, que la poésie concernait beaucoup plus de gens qu’on se plaisait à le dire ; lui seul a eu le courage, avec acharnement, d’éditer des poètes dans un souci immédiat de « jeunesse », en essayant de leur donner une diffusion et une audience nationales. Cela fait plus de trente ans que Pierre Seghers défend et, peut-être, protège la poésie : son expérience, son remarquable travail « en profondeur », son opiniâtreté sont pour nous un symbole.

Les éditions Gallimard, aussi : elles sont, sans l’ombre d’un doute, parmi les quatre ou cinq plus grandes maisons d’éditions littéraires du monde. Elles ne pouvaient - ne serait-ce que par standing — ne pas avoir une collection de livres de poésie. Et leur « fonds » est si important, leur surface commerciale telle qu’elles n’ont jamais hésité, bon an mal an, à publier un recueil poétique par mois. Sans compter, évidemment, leur remarquable collection « Poésie N.R.F » où sont publiés, à un prix relativement bas, la majorité des poètes « reconnus » du XXe siècle.

Mais même Pierre Seghers, même les éditions Gallimard, — prisonniers peut-être inconsciemment des préjugés antipoétiques — n’ont su, à notre avis, réaliser le vœu du poète : la poésie à la portée de tous. Jusqu’à présent, toutes les tentatives pour réaliser cette ambition ont versé dans l’ornière de la mauvaise chanson, si l’on s’en tient à la stricte qualité poétique ; pour le côté économique, la poésie à la portée de toutes les bourses, cela s’est soldé par une série de livres de poche dont les prix ne cessent, hélas ! d’augmenter.

Deux exemples entre mille : le livre de poche Hachette a augmenté par deux fois ses prix ces deux dernières années : le volume simple coûte aujourd'hui 3 €. 

Quant à la belle collection « Poésie N.R.F. », dont nous parlions à l’instant, elle vient, elle aussi, de hausser ses prix : le volume simple est passé de 3,50 f à 4,40 f et le volume double de 4,50 f à 6,00 f. À ce prix-là, peut-on parler d’une collection « populaire » ? Non, vraiment : au sens double de l’expression « à la portée de tous », on n’a jamais cru en France, qu’il était possible de répandre la poésie. C’est pourquoi nous avons décidé, à la librairie Saint-Germain-des-Prés, de lancer nos propres éditions. Il fallait connaître « l’oiseau rare ». Et, si nous n’avions aucune expérience en matière d’édition proprement dite, nous avions l’immense avantage de très bien connaître l’« oiseau rare », c’est-à-dire 1’« acheteur de poésie ». En effet, depuis décembre 1966, nous avons créé dans notre librairie un étage de poésie, ouvert douze heures par jour, sans interruption. Lors de son lancement, cette initiative provoqua pas mal de sourires : pour beaucoup, elle était perdue d’avance, et nos 3.000 livres et revues de poésie (sans doute le stock poétique le plus important d’Europe) allaient très vite se ternir de poussière ! Certes, les sceptiques avaient beau rôle : une récente enquête du Cercle de la librairie sur les ventes de poésie en France donnait en pourcentage, pour une librairie générale, de 0,5 à 2 % maximum du chiffre d’affaires. Pour notre part, ces ventes ont représenté 11 % de notre chiffre d’affaires la première année et 15 % la seconde — alors que le chiffre d’affaires global avait quasiment doublé ces deux années-là !

Quelles sont les raisons de ce succès ? Notre emplacement privilégié (nous sommes situés au cœur du quartier Latin) ? Peut-être... Mais surtout le fait qu’il existe en France — comme dans beaucoup d'autres pays — un « marché » poétique en puissance, solide, fidèle, important, qui n’a jamais été « démarché » par des méthodes commerciales dynamiques et modernes. À la librairie, chaque acheteur de poésie est « fiché » — qu’on nous pardonne ce terme ! — ce qui nous permet de maintenir avec lui des liens constants. Nous l’invitons plusieurs fois par trimestre à des vernissages, des expositions, des signatures, des soirées de lectures et de discussions qui tournent toujours autour d’un même thème : la poésie, et particulièrement la poésie de ces vingt-cinq dernières années. Grâce à ce contact quotidien avec des milliers de clients, de toutes catégories sociales, nous avons pu dégager certaines remarques importantes : — La poésie ne se vend pas plus aujourd’hui parce que les livres de poèmes — vendus en moyenne dix francs — sont trop chers. La poésie se vendrait mieux si ses amateurs, particulièrement en province, savaient où en faire l’achat de façon continue. Enfin, à une spécialité donnée correspond toujours un « animateur » spécialiste : chez nous, pour vendre de la poésie, il est d’abord recommandé de la lire !

Poésie 1 est née de ces constatations bien... terre à terre ! Notre ambition : - offrir à tous (industriels, commerçants, cadres, ouvriers, étudiants...) ; partout (aussi bien dans les librairies, les kiosques que dans les grandes surfaces de vente, supermarchés, etc.) ; pour un franc seulement ; toute la poésie, sans exclusive ni parti pris. Sur le plan « littéraire », nous n’avions pas de problème : l’équipe de la librairie comprend dans son comité directeur deux poètes, Jean Breton, prix Apollinaire, et Jean Orizet, prix Marie-Noël, sans parler de tous ceux, critiques, journalistes, romanciers, qui gravitent autour de la librairie Saint-Germain-des-Prés. Nous nous faisions fort, avec l’aide de Guy Chambelland arraché de son mas de la Bastide-d’Orniol pour la circonstance, de trouver les poètes « « classiques » et « modernes » qui feraient de cette collection la première ouverte à tous les courants de la poésie française et étrangère.

De l’idée à la réalisation. Sur le plan « pratique », les difficultés étaient plus nombreuses. Elles pouvaient d’ailleurs fort bien se résumer en une seule phrase : comment faire pour vendre un franc au public un livre dont le coût de fabrication est sensiblement le même ? Dans l’absolu, cela revenait à perdre 33 centimes (33 % étant la remise de base en librairie) chaque fois que l’on vendait un exemplaire de Poésie 1 ! Nous voulions bien sortir la poésie de son « « ghetto » - mais pas à ce prix-là ! II fallait donc trouver un mécène. En France, malheureusement, ils sont plutôt rares et Poésie 1 n'aurait sans doute jamais vu le jour si nous n’avions pas songé, tout à coup, à la publicité. Notre raisonnement était simple : pour que notre collection de poésie ait une véritable audience auprès du grand public, il fallait la tirer à 100.000 exemplaires minimum. Mais à ce chiffre de tirage on devient, qu’on le veuille ou non un « support publicitaire » intéressant, et pour une fois original, puisqu’il s’agit, ne l’oublions pas, de promouvoir la poésie ! L’idée était lancée : en voulant mettre la poésie à la portée de tous, nous nous retrouvions « marchands d’espaces » ! La publicité au service de la poésie, quel scandale en perspective pour nos « beaux esprits » ! Mais les « justifications » — si tant est que nous en ayions jamais eu besoin — ne nous manquaient pas, à commencer par la presse littéraire, et la presse en général. Pour la recherche des annonces publicitaires, nous avions trois sortes d’arguments : Notre prix de vente : il nous mettait à l’abri des remarques du genre : « Vous avez beau tirer à 100.000 exemplaires, vous ne vendrez rien ! » car un franc, même pour un livre de poésie, ce n’est plus un prix de vente, c’est un argument d’achat ! La présentation de Poésie 1 : un « vrai » livre de 128 pages, couverture quatre couleurs, qui, comme tous les livres de poche en France, après lecture, serait automatiquement placé dans une bibliothèque. Son « impact publicitaire » n'était donc plus limité dans le temps, comme un journal quelconque.

L’intérêt « psychologique » de la formule « poésie et publicité » : en permettant la diffusion massive, à très bon marché, des grandes œuvres poétiques, la publicité allait enfin faire « œuvre utile ». Pour une fois, elle ne ferait pas acheter n’importe quoi, elle ne serait plus considérée comme le symbole exécrable de la société de consommation ! Forte de cette argumentation, l’équipe de publicité de la librairie, dirigée par Jean Bouilhaguet, commença sa prospection. Les premiers rendez-vous furent, pour le moins, drôles : les amateurs de poésie sursautaient quand on leur parlait de publicité ; les publicitaires quand on prononçait le mot « poésie ».' Mais très vite l’intérêt « publicitaire » de Poésie 1 – support créé malgré nous, pour les besoins de la « cause poétique », il faut le souligner — sembla indéniable.

Deux sortes d’annonceurs réagirent parfaitement à notre idée : Ceux qui ont l’habitude de la publicité dite de « prestige », de « relations publiques », celle qui ne table pas sur une rentabilité immédiate mais sur la création d’une image de marque, comme une banque (le Crédit français), les compagnies d’aviation (Air-Canada), les parfums (Chanel), etc. Les éditeurs, de livres ou de disques (comme Adès et Pathé-Marconi). Pour les premiers, Poésie 1 est en quelque sorte le premier pas vers le « mécénat » — en vogue depuis des années aux États-Unis mais ignoré totalement en France. Quant aux seconds, et particulièrement les éditeurs de livres, leurs réactions furent symptomatiques. Jusqu’à ces dernières années, les éditeurs français étaient plutôt contre la publicité et les résultats de leurs campagnes publicitaires n’avaient rien d’encourageant. Une conception publicitaire nouvelle... Poésie 1aborde le problème de la publicité du livre sous un angle absolument nouveau : c’est, en quelque sorte, la promotion du livre par le livre lui-même. À priori, le cercle parfait : une promotion d’un livre disons relativement cher (nouveautés, livres de fonds), dans un livre très bon marché (un franc), à très grand tirage (100.000 exemplaires minimum), faite pour la première fois dans les librairies (lieu où, jusqu’à preuve du contraire, on vend le plus de livres), par les libraires eux-mêmes (qui sont, là encore jusqu’'à preuve du contraire, les plus qualifiés pour la vente des livres), directement aux vrais lecteurs, car on n'achète pas de poésie, même à un franc, si ce n’est pour la lire.

L’avenir nous dira si les 24 éditeurs qui nous ont suivis dans ce raisonnement ont eu raison de nous faire confiance. Lorsque les trente pages de publicité (chiffre fixé pour mettre en route l’impression) furent trouvées, on aborda le problème de la diffusion. Le problème était, là aussi, très complexe : d’une part, il fallait diffuser massivement Poésie 1 ; d’autre part, il était impossible de vendre aux libraires un livre d’un franc à l'unité. Une méthode de vente antitraditionnelle. Pour résoudre cette difficulté, notre diffuseur, Bernard Laville, prit sur lui de bouleverser radicalement les méthodes traditionnelles de diffusion du livre en France. Soulignant qu’il n’était pas intéressant pour un libraire de vendre des livres trop bon marché avec une remise habituelle, il proposa de grouper trimestriellement par 4 ou 5 titres la publication de Poésie 1 et de livrer la collection en coffrets normalisés de 100 exemplaires au minimum (soit 20 ou 25 exemplaires par titre de série trimestrielle) avec une super-remise, mais en compte ferme.

La formule, dans sa nouveauté, avait le mérite de satisfaire tout le monde : le libraire, parce que la vente de Poésie 1, malgré la modicité du prix, devenait rentable ; le diffuseur, parce que cela facilitait l’emballage, l’expédition et la facturation qui auraient posé des difficultés insurmontables avec 100.000 exemplaires d’un livre à un franc ; l’éditeur, qui pouvait « « planifier » facilement avec son imprimeur le programme d’une année ; l’annonceur, enfin, qui pouvait se dire qu’un libraire vendant cent fois au minimum la même publicité pour tel ou tel livre dans son magasin ne pouvait pas ne pas vendre, ou tout au moins avoir en stock, un exemplaire dudit livre. La diffusion réglée, il fallait mettre au point notre propre campagne de presse : il fallait que du jour au lendemain tout le monde connût Poésie 1. Et ce n’était pas facile de promouvoir un livre de poésie qui n’existait qu’à l’état de maquette (ô combien !) artisanale. Mais Catherine Clément, notre attachée de presse, sut par une très habile campagne d’échanges de publicité avec la presse littéraire, le Nouvel Observateur, France-Soir, et surtout Europe 1 et Radio-Télé Luxembourg, mener à bien cette rude tâche. Un défi, une ambition, un pari. À ce moment-là, tous nos problèmes pratiques étaient réglés : il ne restait plus qu'un grand point d’interrogation : le « contenu » de Poésie 1 allait-il séduire le « grand public » ? Il faut dire que ce « contenu » n’était pas celui d’un livre de poèmes ordinaires. Des millions de gens simples, avions-nous constaté, n’osent pas aller à la poésie de peur de ne pas la comprendre. Une soi-disant « élite » s’obstine à l’enfermer dans une espèce de « ghetto littéraire ». C’est un domaine réservé aux nantis de la Culture. Nous n’étions pas d’accord : pour nous, la poésie a toujours été un chant à hauteur d’homme — et si possible d’« homme ordinaire ». C’est pourquoi nous allions demander à des personnages dans l’actualité, bien loin des cercles littéraires, de nous dire avec des mots simples, directs, pourquoi ils aimaient tel ou tel poète. Et c’est ainsi que nous avons demandé à Jean-Paul Belmondo de nous parler, sans forfanterie, de son « Rimbaud à lui » ; à Lucien Morisse, directeur des programmes à Europe 1, du « Verlaine qu’'il aime » et qu’il rapproche de Brassens et de Brel ; à Marcel Bleustein-Blanchet, président-directeur de Publicis-conseil, de Mallarmé qui fut, on l’oublie trop souvent, passionné par la publicité ; à Jean Marais du Jean Cocteau qu’il a si longtemps connu : et à Daniel Gélin des 9 jeunes poètes publiés en même temps que ces glorieux aînés. Et nous avons fait suivre ces avant-propos — qui servent en quelque sorte de « marches » entre la poésie et le grand public- d’une préface d’un spécialiste replaçant l’œuvre du poète dans son contexte historique et littéraire. Mais cela ne nous suffisait pas : Poésie 1 se devait d’allier aussi peinture et poésie. Raymond Moretti, que certains considèrent comme un des meilleurs parmi les jeunes peintres contemporains, accepta avec enthousiasme d’illustrer chaque poète. Il aurait voulu jouer avec les couleurs : notre « timidité » budgétaire ne lui permit qu'une illustration en noir et blanc. Le résultat n'en est pas moins surprenant d’authenticité et de force.

Le 30 mai 1969, les premières séries de Poésie 1 arrivaient enfin chez les libraires : quarante-cinq jours plus tard, 90.000 exemplaires étaient vendus, déjà. Ces chiffres, pensons-nous, se passent de commentaire. Le slogan de Poésie 1 : UN DÉFI : la poésie enfin à la portée de tous ; UNE AMBITION : des millions de lecteurs ; UN PARI sur l’avenir de la poésie, n’est plus, semble-t-il, une boutade.

 

 (in Communication et langage n°3, 1969). © Les Hommes sans Épaules, pour le texte de Michel Breton.

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Michel Breton (1941-1987) le benjamin des Hommes sans Épaules, rejoint très tôt Jean, son frère aîné, dans ses entreprises éditoriales. Enfant précoce, il écrit ses premiers poèmes (Le Cœur à l’orage, Le Petit Véhicule, 1958) à l’âge de douze ans. En 1967, Michel Breton participe à la création des éditions Saint-Germain-des-Prés, comme, en 1978, à celle du cherche midi éditeur. En 1969, il lance avec son frère le poète Jean Breton la revue de poche Poésie 1. Jean se consacre à l’éditorial ; Michel prend en charge la gestion des éditions. Rapidement, au début des années 70, les « frères Breton » occupent une place prépondérante sur la scène poétique et connaissent une renommée internationale. Leur catalogue est des plus impressionnants en termes de révélations : quasiment tous les poètes, qui vont compter, dix à vingt ans plus tard, y figurent. Michel Breton, personnage séduisant et complexe, ne tarde pas à devenir la victime de son abîme intérieur. Ne pouvant faire face, seul dans une longue nuit, près des châtaigneraies, Michel Breton complote contre lui-même et s’endort dans la mort. 




Kamen’ N° 59

La revue italienne de poésie et philosophie Kamen’ vient de fêter ses 30 ans. Le numéro zéro, paru en mai 1991, ouvrait ses colonnes aux aphorismes de l’artiste Edgardo Abbozzo1, aux poèmes et traductions de Alen Carraro (de Keats et Shelley) et se terminait par un dossier sur le rapport entre éthique et poésie dans l’œuvre de Guido Oldani, poète à l’origine du « Réalisme terminal », (mouvement littéraire caractérisé entre autres par les « similitudes renversées. »2)

Kamen’ (du russe « pierre », en hommage au recueil de poèmes d’Ossip Mandelstam) se définissait comme une revue semestrielle à sections monographiques accueillant aussi bien des textes anciens que des textes récents, ouverte sur le monde et accueillant de ce fait de nombreuses traductions de diverses sphères culturelles.

Fidèle à ses débuts, la revue, diffusée aujourd’hui dans 70 pays sur tous les continents, affiche toujours la même sobriété, la même densité, la même qualité, revêtant chaque fois une couverture de couleur unique et différente, à l’image des idées philosophiques de son directeur et fondateur le poète, philosophe et critique d’art Amedeo Anelli (les concepts d’unité et de multiplicité sont très présents dans sa poésie laquelle est profondément marquée par les philosophes de l’Antiquité (on pense à Héraclite, Empédocle…) mais aussi par les œuvres tant artistiques que littéraires d’Edgardo Abbozzo. On l’aura compris, Kamen’ est une revue de haute tenue, dédiée à la « poésie qui pense », proposant des articles qui se poursuivent d’un numéro à l’autre, une revue à méditer.

Kamen' n. 59, Libreria Ticinum Editore, Juin 2021, 120 pages, 10,00 €.

Comme les précédents, ce soixantième numéro propose trois parties :

La première est dédiée à Dino Formaggio3, un des plus éminents chercheurs européens en esthétique qu’ait connu le XXè siècle. Sont publiés ici deux essais : Fondamenti e valori dell’Arte in Lucian Blaga (Fondement et valeurs de l’art chez Lucian Blaga) et Mikel4 vivant.

Le premier est la préface de Arte e valore, (Art et valeur)5 du poète, philosophe et théologien roumain Lucian Blaga6 dans laquelle il montre comment l'inconscient diffère des définitions de Freud et de Jung. « L'inconscient de Blaga n'est pas cette simple négation de la conscience pas même le fond obscur de l'oubli ou de l'habitude dans lesquels tombent les données et les activités conscientes ; il a une nature caractéristique bien particulière […] l'inconscient de Blaga est dans son essence un principe métaphysique qui refuse d'être objet de la conscience parce que c'est lui qui la fonde. C'est un principe qui a son ordre propre lequel correspond à un ordre universel de la structure secrète de l'être qui embrasse et comprend le monde de la conscience paradisiaque. »

Le second essai, admirablement traduit en français par Dominique Féraud, est extrait de la Revue d'esthétique numéro 30 de 1996 (pages 35 à 42). Il s'agit d'un hommage à Mikel Dufrenne lors de son décès. Il y évoque leur rencontre à Venise en 1956 lors d'un banquet philosophique à la Malcontenta, villa palladienne de la famille Foscari où il vécut des instants d’intense émotion qu’il décrit comme un de ces « moments où le corps esthétique vit un projet d'immortalité ».

La seconde partie de la revue est dédiée au poète Guido Oldani7, présent dès la création et que l'on retrouve dans plusieurs numéros. Ce numéro 59 nous offre sa biographie suivie d'une publication de dix poèmes inédits intitulés Uomo in scatola (Homme en boîte). Avec ironie Oldani décrit la déshumanisation de la société. Le poème Il mistero est une ode à un défaut d’attention universel et l’anéantissement de toute forme de pensée. Ci-dessous un extrait traduit pour Recours au poème :

 

Le mystère

je me demande depuis longtemps quel est
le fil transparent qui nous maintient
ensemble, comme les perles d'un collier.
je crois que l’adhésif en est la distraction
qui confond l'avant et l'après, le dessus et le dessous,
il suffit d'une blague quotidienne
et toute la pensée se retire
ôtée en un clin d’œil, tel un sparadrap.

 

Suivent deux textes qui présentent chacun une œuvre de Guido Oldani :  l’un est d’Amedeo Anelli, l’autre de Roberto Vignolo.

Anelli commente l’Uomo in scatola : « Guido Oldani revient continuellement sur le rapport sujet-objet, nature primitive et artefact  humanité et chosification de l’humain […] évidemment, de telles problématiques intéressent Oldani essentiellement en terme de conséquences sur le langage de la poésie contemporaine mais il ne faut pas oublier qu’à l'intérieur des apories romantiques de la modernité un tel discours est ancré dans une longue tradition du moins à partir du célèbre passage de Karl Marx dans les manuscrits économiques et philosophiques de 1844 dans lesquels on peut lire qu’«avec la mise en valeur du monde des choses grandit la dévalorisation du monde des humains ».

Le texte de Roberto Vignolo, quant à, lui, nous parle du dernier ouvrage de Guido Oldani  E hanno visto il sesso di Dio, Testi poetici per agganciare il cielo 2000-20098 ( Et ils ont vu le sexe de Dieu, textes poétiques pour accrocher le ciel 2000-2009). Mais qu’on ne s’y trompe pas : « le titre déroutant, à la limite du blasphème, nous tend un piège : il suffit de se rendre à la page 208 pour lire le vers qui a inspiré le titre et découvrir que le recueil parcourt les 14 stations d’un chemin de croix des plus classiques dont les poèmes mériteraient d’être envoyés au pape François pour le Vendredi Saint. Il s’agit en fait d’une livre que Guido Oldani définit comme « poésie civile du sacré ».

Dans la troisième partie, l’écrivain Guido Conti, qui fait partie du comité scientifique de Kamen’, nous propose une présentation de la revue milanaise « Bertoldo » de Giovanni Mosca, éditée chez Rizzoli (Milan) de 1936 à 1943, revue entre tradition et avant-garde européenne, à l'humour surréaliste, (contemporaine de l’Anthologie de l’humour noir créé par André Breton), « ni fasciste ni antifasciste, journal pour les jeunes et les moins jeunes qui en ces temps tourmentés avait besoin de rire pour supporter leurs pleurs.» Une revue dont le titre, inspiré du nom d’un personnage littéraire de la tradition populaire créé par Giulio Cesare Croce au XVIIè siècle, fut également un véritable laboratoire pour les écrits brefs et très brefs, à laquelle ont collaboré les meilleurs écrivains et illustrateurs de l’époque.

Conti en cite de larges extraits (trop longs pour être reproduits ici). Nous nous limiterons à deux parmi les très brefs, parus dans le premier numéro publié le 14 juillet 1936 :

 

Ainsi donc vous attribuez votre longévité à l’abstinence à l’alcool ?  demanda le journaliste au centenaire. Et celui-ci lui répondit : Oui, ma femme m’aurait tué si j’en avais bu une seule goutte ! 

 

Le réalisateur : – Dans cette scène ma chère, le jeune homme pénètre dans la pièce, s’empare de toi, avec une corde te ligote de la tête aux pieds, t’embrasse ensuite avec passion.
L’actrice : l’acteur est ce jeune homme grand, brun et sympathique ?
Le réalisateur : – oui, pourquoi ?
L’actrice : – alors il n’y a pas besoin de la corde. 

 

Kamen’, reconnue par le MiBACT (Ministère de la culture) comme « revue de haute valeur culturelle », publie donc depuis sa création des poètes-philosophes et des philosophes-poètes la poésie et la philosophie étant, depuis l’Antiquité, intimement liées. Du reste, les poètes ne vont-ils pas parfois plus loin que les philosophes… ?

 

Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes ont écrit sous l’empire de l’enthousiasme et de la force de l’imagination. Il y a en nous des semences de science comme dans un silex des semences de feux ; les philosophes les extraient par la raison, les poètes les arrachent par l’imagination : elles brillent alors davantage9

 

Notes

  1. Edgardo Abbozzo (Perugia 1937-2004) sculpteur, graphiste, orfèvre et céramiste qui a étudié les rapports entre art et alchimie. 

       2. En poésie, les figures de comparaisons ne font plus référence à la nature mais aux objets qui ont envahi notre quotidien.

      3. Dino Formaggio (1914 - 2008) a publié de nombreux ouvrages de philosophie de l’art et des monographies sur les mouvements artistiques et les artistes, traduits dans plusieurs langues. Il fut un grand ami de la poète Antonia Pozzi (voir Amo la tua anima (J’aime ton âme) correspondance publiée en 2016 par La maison d’édition Alba Pratalia). Un musée d’art contemporain lui est dédié à Téolo (Vénétie).

       4. Mikel Dufrenne (1910-1995) philosophe spécialiste d'esthétique.  Il a donné une orientation phénoménologique à cette discipline.

       5.  Arte e valore, Milano Unicopli 1996 pages 9-35

      6. Lucian Blaga, né en 1895 - mort en 1961. Il a élaboré une métaphysique de la culture qui est aussi une métaphysique de l’inconscient.

      7. Guido Oldani (Melegnano 1947). Fondateur du « Réalisme terminal ». Il est directeur de collection chez Mursia, où sont publiés tous ses ouvrages après l’édition de Stilnostro (CENS), Sapone (Kamen') et La betoniera ( Lieto Colle) qui fut traduit dans plusieurs langues.Il est directeur du festival international “Traghetti di Poesia” et fondateur du “Tribunale della poesia”.

     8. Mimesis edizioni, 2019.

    9. Descartes in DESCARTES, Œuvres philosophiques, tome I, 1618-1637, édition de F. Alquié, Classiques Garnier, Paris, 1963, p. 61.




Revue des revues

Une Revue des revues que nous devons à Gwen Garnier-Duguy, fondateur de Recours au poème, parue  en décembre 2012.

∗∗∗

L'ultime opus de la métamorphique revue NUNC vient de paraître. Depuis sa naissance, l'adjectif qualificatif définissant la revue change à chaque n°. Aussi NUNC évolue-t-elle de livraison en livraison, et après être née agonale, elle est devenue poétique, spirituelle, anthropologique, pérégrine, verticale, charnelle, vagabonde, nocturne, patiente, passagère, accordée, disponible, vigilante, naissante, liturgique, originelle, ardente, singulière. Et, en son 28ème numéro, elle se présente comme silencieuse. Ainsi, comme l'être humain en évolution, NUNC se refonde de l'intérieur sur ses anciennes bases à chaque renaissance, pour les dépasser. En son être renouvelé, cette 28ème apparition est donc silencieuse, mais toujours riche de tous les adjectifs qui l'ont en réalité toujours constitué depuis le départ. Mouvement juste d'une revue juste, et à chaque fois inédite.

Une revue silencieuse, à l'heure du tumulte pornographique commandant à chacun de se vendre sur le marché de la Loi, voici qui donne le ton. Ce silence convient aux mémoires de Carlo Maria Martini et de Henry Bauchau, à qui ce n° est dédié. Puis s'ouvre la revue, par un liminaire ironique et armé de Réginald Gaillard, intitulé : Deux pages vierges pour une prière du cœur - à l'occasion de la rentrée littéraire. in memoriam John Cage. Formidable entrée en matière, qui recueille sur le seuil le silence afin que le lecteur en soit pénétré avant de commencer sa lecture.

Nous entrons ensuite dans le dossier consacré à Erri De Luca. Riche dossier où nous trouvons les voix de Colette Nys-Mazure, de Jean Mattern, de Robert Scholtus, de Eddy Devolder, pour ne citer que quelques noms ayant contribué à ce dossier, et, bien sûr, la voix elle-même de Erri De Luca. Le choix de cet écrivain est expliqué par Réginald Gaillard en raison de la relation que l'italien entretient avec la Bible. De Luca a appris l'hébreu pour pouvoir lire l'Ancien Testament dans le texte. Démarche inouïe pour celui qui se définit comme un non-croyant, même s'il ne se reconnait pas non plus comme un athée. Apprendre l'hébreu. Lire la Bible dans le texte. Et en traduire un extrait chaque matin de sa vie. C'est cet espace, entre la croyance et la non-croyance, qu'occupe Erri De Luca comme écrivain, et cette distance fait de lui un poète majeur de notre temps. Du bel entretien que mène Gemma Serrano avec lui, nous comprenons son regard sur le monde, tellement atypique que respire jusqu'à nous l'esprit de cet homme de parole forcément à part. Un dossier profond, duquel nous extrayons simplement un poème de De Luca, histoire de se mettre en appétit :

Piero Della Francesca

Piero Della Francesca mourut l'année hendécasyllabe du débarquement
mille quatre cent quatre-vingt-douze
de Colomb à l'occident, un orient raté.
Isabelle envoyait au diable les Juifs d'Espagne.
Piero mourut à l'abri des dernières nouvelles.
Il avait peint sur enduit frais les croix et l'insomnie chrétienne
de posséder la ville des sangs et des messies
Jérusalem.
Que pouvait lui importer la découverte d'une Amérique indienne ?
Il laissa sur une douce épaule d'Arezzo,
dans l'air circulaire d'une église,
son voyage en orient, qui est origine, source.

Extraits du recueil L'Ospite incallito, Einaudi, 2008.

La suite de la revue fait place à ce que NUNC nomme Oikouménè, c'est à dire la terre civilisée par ce que nous pourrions nommer l'esprit poétique, et nous trouvons les poètes et les textes de Claire Vajou, Florian Michel, Amélie Collet-Hoblingre, Stéphane Barsacq, Paul Guillon et Pascal Boulanger. Florian Michel évoque la canonisation de Kateri Tekakwitha, Claire Vajou nous emporte avec un brio hors du commun dans un voyage fabuleux, à la recherche d'une énigme d'alchimie homérique, quant à Pascal Boulanger, il nous livre des poèmes de son prochain livre à paraître aux éditions Corlevour, Au commencement des douleurs, et nous sentons déjà à travers ces extraits une manière de procéder comme par concrétions de langage, le temps du Christ et la langue des écritures, du moins certains de ses termes, venant s’écrire aux côtés ou sur la violence langagière contemporaine, dotant la parole d’un dynamisme qui d’une part actualise la langue poétique et la rend fortement opérative d’autre part. En voici un aperçu :

L'abandon

L'axe du monde sur qui
les broussailles épineuses
n'avaient pas de prise
recueille et déplie nos silences.
Sous la voute d'une abbaye déserte
trente pièces d'argent
lèchent la poussière.

Saul

Jour après jour ils ignorent tout
les pantins des rivalités mimétiques
aux trajets punaisés
aux sommeils indigestes.
Leurs yeux s'enfoncent sur les touches d'un clavier
quand ceux de Saul
morts au monde et livrés au vent
comme deux voleurs dans la nuit
suivent l'hypothèse d'un livre
pour qui l'âme de toute chose
est la sang.

S'ensuit l'Axis Mundi, consistant en un cahier consacré à cinq poètes expressionnistes allemands, dont Trakl, Georg Heym, Gottfried Benn, Else Lasker-Schüller et Ernst Stadler. Poètes actuels tant ces expressionnistes se levèrent contre la Belle Epoque bourgeoise qui sévissait alors en Allemagne, et, non sans rapport avec notre propre époque, ces poètes se revendiquèrent du réel de la vie, qui donna naissance au lyrisme moderne.

Voici donc la dernière livraison silencieuse de NUNC qui fera, dans le temps, parler d'elle.

NUNC, revue silencieuse n°28, 144 pages, 22 euros

 ***

Dissonances, n°23

Nous avons reçu le n°23 de la revue Dissonance, revue pluridisciplinaire à but non objectif (c'est le sous-titre). Revue semestrielle de création littéraire thématique dont les objectifs sont la découverte et la promotion de la littérature francophone actuelle dans tous ses états. Ce n° d'hiver est consacré à la notion de "superstar", et, dixit Christophe Esnault, "il va être super difficile de passer inaperçu et celui qui traversera son existence sans sa dose de célébrité sera un véritable et authentique héros du quotidien, une superstar, en somme..." Dans cette livraison, nous retenons - il faut bien faire des choix - le texte de Arnaud Bourven (dont nous trouverons des poèmes dans Recours au Poème en 2013), et qui nous parle de "Ce qu'elle dit d'Elvis" ; ainsi que le texte-poème de Laura Vazquez intitulé "Déjà". Une revue variée, illustrée, déjantée, sérieuse, intervieweuse (Jude Téfan en ce n°). À connaître.

Dissonances, n°23, hiver 2012, 40 pages, 4 euros

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Comme en Poésie n° 51

La revue Comme en Poésie vient de sortir son 51ème numéro, sous la protection du Pierrot Lunaire. Revue trimestrielle. Son n° précédent rendait hommage à Jean L'Anselme. Ce n° rassemble pléthore de poètes, comme Gérard Lemaire, Arnaud Talhouarn, Béatrice Machet, Jean-Jacques Nuel, Luce Guilbaud pour n'en citer que quelques uns. Cette revue mêle poésie et regard humoristique sur la langue, avec, ici, de petites définitions amusantes que la revue souhaiterait ajouter au Larousse Benjamin, comme : Titeuf : ce qui sort de la tite poule, où Monter un meuble Ikéa : expression moderne signifiant "passer un week-end de merde".

Hormis ces amusettes, nous évoluons dans le poème, au gré des inspirations diffuses. Florilège :

Les relever

Un hanneton a tant saigné
Qu'il a senteur de l'hôpital
Telle une vie hors de son gré
Violence ou pas tous les deux
Tombent mais la nuit en potence
Les rêve pour les relever

Jeanpyer Poëls

***

Ce qu'il faut
De joies et de douleurs
Pour assembler
Les grains d'un visage !
Franchir et franchir encore
Et dire enfin : me voilà !

Marc Bernelas

***

Entre les barbelés électrifiés
Je ne peux pas passer

On met la tête dedans
Et c'est même le plus difficile

J'ai lu une page (de journal) épouvantable
Sur l'horreur inimaginable

Des camps de travail
En Corée du Nord

Ce n'est pas bien pour dormir la nuit
Et personne aujourd'hui

Dans aucun pays du monde
Ne peut passer la tête entre ces barbelés

Electrifiées - visibles ou invisibles
On devient tellement ébahi

Gérard Lemaire

***

Le poil pubien

Le féminisme est sur le dos
Avec les lèvres bien lissées
Par l'intégrale des pornos
Qui se répand dans les lycées.

Le poil pubien décapité
Par le rasoir ou par la cire,
Laisse libre propriété
Aux conquérants du bel empire.

Le corps modelé par la cour
De la mode et de l'apparence,
Fabrique des culs pour l'amour
Et jette les cœurs au silence.

Ludovic Chaptal

Comme en Poésie, n°51, 72 pages, 3 euros.

***

Littérales n°9

La revue Littérales, emmenée par Patrice Fath, en est à sa 9ème livraison et se concentre sur la poésie. Revue d'aspect noir et or, elle interroge ici le lien entre écrire et être. L'ouverture de ce numéro est confiée à Béatrice Bonhomme, qui, au gré d'un entretien, nous donne entre autres propos une définition de la poésie en ces termes : "La poésie, si elle est quelque part, réside pour moi avant tout dans l'acte d'écrire, dans l'écriture comme acte physique, travail manuel, engagement physique. C'est le corps qui écrit ; le texte est comme un corps projeté sur le papier, ou l'image d'un corps." S'ensuit un entretien fouillé, puis une prose poétique de Béatrice Bonhomme intitulée Variations autour du visage et de la rose, dont nous ne citerons aucun extrait pour ne pas briser la belle unité de cette parole qu'il faut lire d'une traite. Nous croisons ensuite Gaston Marty, dont la voix poétique joue d'expérience :

Il doit exister des oiseaux aveugles
qui fixent nos yeux aimantés
survivent à façades et réverbères du soir
L'ombre sous leur corps si la grêle les épargne
peut éluder le vertige mortel des balcons
Voici un ciel émacié encore piquant
une noirceur cérémonieuse
Ai-je omis en eaux limpides ou marécages
ceux qui sans le dire émettent la clameur
et de leur bec s'évertuent à transpercer les vitres

Plus loin nous tombons avec bonheur sur les haïki de Béatrice Arnaud-Gorecki, forme japonaise prisée par des auteurs occidentaux comme Kérouac par exemple.

*

Jaillissante soif
Ta fontaine s'est tarie
Dans mes veines d'encre

 *

Les bateaux n'ont pas besoin
De se cacher pour
Périr. La mer brûle

*

Les îles sont filles
De la solitude
Quel taux de fécondité ?

*

Le froid bûcheron
Retire sa hache
De l'écorce du matin

*

Une rubrique nommée "Poésie à double voix" nous fait ensuite entendre les poèmes espagnols (et traduits en français) de Geneviève Novellino : "Bouge et sors./Sors de ta pauvreté, sors de ton enfance./ Pour te clouer en amour" ; puis ceux, anglais (traduits en français) de Béatrice Machet.

La rubrique "Poésie à deux voix" lui succède, avec ici des poèmes bulgares de Keva Apostolova traduits par Anélia Veleva :

Les paroles vénéneuses
dites à genoux.
Ainsi commence
la perdition humaine.

*

Nouvelle :
une abeille est venue
me voir
et a chanté pour moi
avec une joie organique

*

Ce chemin est droit
mais pour qu'il puisse devenir pur
il doit passer
par le feu.

*

Dans les petites profondeurs du matin
un chant si ardent
que l'abeille a fondu en larmes.

*

Viennent alors les "Nouvelles voix", celle de Marc Kerjean et de Jean Cloarec. Brestois, Marc Kerjean nous dit ceci :

Au mitan des pluies

La nuit secoue ses cloisons de pénombre
          Où se joue déjà la perplexité des pluies ;
Là, le jour en suspens des camps d'ombre
          Se divise... puisque le ciel en lavis
      Ouvre enfin ses ravines,
                    Et débonde.

Le final de la revue est un cahier de lecture de quelques recueils contemporains.

Littérales, n°9, 98 pages, 14 euros, 64 boulevard Gambetta, Brest.

***

 

An Amzer, n°50

Je ne sais si ma résidence brestoise attire à moi les revues nées à Brest, mais il me faut dire un mot sur An Amzer, qui signifie "Le Temps", en breton. Belle revue au format A4, dont on doit le logo de couverture au talentueux Jean-François Guével. An Amzer livre son 50ème n°. La revue est à l'image des bretons, brestois de préférence : joyeuse, de bonne humeur, un brin chafouine, blagueuse, ouverte, accueillante. Ici, on fait de la poésie sans se prendre au sérieux, mais avec sérieux quand même. Le modèle est communément le vers rythmé et rimé, c'est ce qui apparaît en premier lieu. "Je ne suis qu'un tout petit ver/Qui rêvait d'un bel univers.../Je l'ai trouvé en Armorique,/Pays de danses et de musiques." nous chante Dông Phong, et ces vers sont à l'image de la revue. Marc Ross, dans des quatrains de même forme, commence : "C'est juste une missive/Ecrite de Rodez/Et douée d'invectives/Pour survivre au malaise".

Joëlle Kervinio rend quant à elle un hommage à Julien Gracq, en un poème aux vers libres et non rimés. Et nous croisons ainsi des poètes de tous les courants du Ponants, des vers en breton, des cantiques sur la mer, des voix chantant, depuis Gouesnou, la joie d'Etre heureux en novembre (Loeiz Grall). Un dossier spécial envisage le thème de la cuisine alliée à celui de la poésie, et c'est alors un feu d'artifices de vers et de strophes montées en neige : "Froide dans une marinade/Chaude dans l'eau de sa coquille/En beignet, dans une panade/Deux baguettes pour qu'elle se plie/Assis par terre, ne déplaise/Le goût de l'huître japonaise"(Jean-Pierre Anguill). Nous terminerons cette évocation d'An Amzer par la double page intitulée Fort de fromage ! , représentant des couvercles de camembert au centre desquels sont imprimés des quatrains humoristiques de Bernard Trébaol, car la Bretagne, ce sont les crêpes et le cidre, mais la France, ma foi, ce sont les fromages, signe émancipateur et discret des ambitions d'An Amzer :

Un camembert dans sa gondole déchantait
Ses effluves ringards le faisaient mépriser
De ses pâtes voisines à peines fermentées
Tes tommes corsetées aux airs pasteurisés

*

Comme il ne se sentait pas en odeur de sainteté
Il approcha les vins pour se réconforter.
Un brouilly cramoisi se boucha la trompette
D'autres, ne vit que les culs de renommées clairettes.

An Amzer, n°50, 2012, 7 euros

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Inuits dans la jungle, numéro 4

Nous terminerons cette revue des revues par l'évocation du numéro 4 de la revue Inuits dans la jungle, revue éditée par les éditions Le castor Astral, et dirigée par Jacques Darras, Jean Portante et Jean-Yves Reuzeau. Forte d'avoir publiée l'intégralité de l'œuvre de Tomas Tranströmer, le Castor Astral permet un numéro d'Inuit dans la jungle s'ouvrant par un entretien rare du prix Nobel 2011, entretien daté de 1973, assorti d'un poème inédit de Tranströmer recueilli par un fidèle de son œuvre, Jacques Outin.

De cet entretien d'une vingtaine de pages, passionnant, dans lequel, dixit Jacques Oudin, le poète "nous livre plus d'un secret", nous ne révèlerons pas un mot. Voix rare que celle de Tranströmer, connue en France grâce au travail du Castor Astral, nous vous invitons à vous procurer d'urgence ce numéro avant qu'il ne soit trop tard. Car les revues comme les livres, et comme les hommes, n'ont pas un tirage illimité. Cette rareté et cette éminence de la parole de Tranströmer, il faut donc aller la chercher dans Inuits dans la jungle.

Après cette ouverture consacrée à Tomas Tranströmer, un dossier rassemble huit poètes chinois contemporains. Un dossier magnifique où vient jusqu'à nous le chant des maîtres du verbe chinois. Hommes et femmes, ces poètes ont entre quarante et cinquante ans, donc une maturité existentielle évidente. Les conditions politiques de la Chine nous font entendre ces poèmes par le prisme de notre liberté d'opinion ne connaissant pas la censure. Par exemple ce poème de Pan Xichen :

Extinction

Une lampe       derrière moi
éclaire les ans passés
J'en veux à sa lueur
qui m'empêche souvent d'agir
et de me cacher

A présent        derrière moi
elle s'est doucement éteinte,   éteinte
Ce noir subitement     m'a saisi
De crainte j'ai ouvert grand la bouche mais je reste muet.

Huit poètes, avec un choix copieux de poèmes pour chacun d'entre eux, assorti d'une présentation synthétique. Mais sans aucun autre commentaire. Seuls leurs poèmes. Il y a tout à comprendre par ces huit voix. Tout à ressentir. Tout à imaginer de l'autre monde que représente pour nous, Français, la Chine aujourd'hui. Les poétiques ne sont guère semblables aux nôtres. Les prospectives non plus. Le chant est là, et la poétique, ouverte.

Nous poursuivons ensuite notre découverte de ce beau n°4 par la lecture de Desert Music, de William Carlos Williams, traduit de l'anglais (américain) par Jacques Darras. Une pièce unique de l'un des pionniers de la modernité dans la poésie américaine, avec Ezra Pound et Gertrude Stein. Desert Music fut écrit par Williams au lendemain de son attaque cérébrale en 1951. Un poème qui "conjugue la narration, le déplacement dans l'espace (la frontière avec le Mexique), le journal de voyage, les changements d'allure et de rythme, la tendresse et l'autodérision."

Succède à ce beau poème hors norme la voix magique d'un des plus grands poètes américains vivants, Jérome Rothenberg, et nous vous engageons à lire à haute voix "La petite sainte de Huautla".

Puis les poèmes de Durs Grünbein, poète allemand traduit par Jean Portante, dont le magnifique "Transit Berlin".

Ce numéro touche à sa fin avec la suite du dialogue entre Jacques Darras et Gabrielle Althen sur la Situation de la poésie française contemporaine. Nous pouvons retranscrire ici quelques extraits, significatifs :

"Le monde de la poésie, comme le reste du monde, est pris par l'individualité. À chacun son langage, à chacun sa chose à dire." Gabrielle Althen

"Qui est pure apparence d'individualité, tant les gens ressassent le même langage." Jacques Darras.

"J'ai tendance à croire que nous aurions un public si nous arrivions à nous fédérer." Gabrielle Althen.

"Il s'agit de reconstruire une scène poétique. C'est tout à fait à portée de voix et d'action. (...) C'est bigrement difficile de sortir de ce que j'appelle notre enkystement poétique. Qui est pourquoi nous n'arrivons pas à réunir dans notre poésie la scène mondiale, la scène esthétique et la scène métaphysique."  Jacques Darras.

"Une toute petite lueur d'optimisme (ironique) consisterait à remarquer que la poésie est sans doute entrée la première dans cette période transitoire du renouvellement des technologies d'impression ou de reproduction. Entre le livre traditionnel d'un côté, le livre électronique et internet de l'autre. Et que cette crise éditoriale que connaît la poésie dans les grandes maisons d'édition la place sans doute en position pionnière dans l'édition à venir." Jacques Darras.

"Ce que nous constatons aujourd'hui, ce sont des hommages à des poètes individuels. Je suis bien placé pour le savoir. Comme si nous allions, de plus en plus souvent, nous faire les thuriféraires les uns des autres, à la fin de nos existences, le troisième quart de nos existences. J'appelle cela la promotion des poètes par ancienneté." Jacques Darras.

Il y a fort à penser dans ces extraits de leur dialogue, et Recours au Poème en prend acte, tout à fait positivement.

Le final de la revue est confié aux poèmes de Jacques Outin, et nous terminerons sur ses mots :

BORD DE LAC

Flammèches
Au-dessus de tombes
Qui jamais ne verront
Le granit

Quelques œufs
Déposés pour les morts
Que de nuit vient voler
Un enfant

Et en bord de lac
Une dame parée
Voit la brume
S'en aller

Inuits dans la jungle, numéro 4, 164 pages, 12 euros.




Revue EUROPE, avril 2015 : Federico García Lorca

Une Revue des revues que nous devons à notre très regretté collaborateur et ami Michel Host, parue au sommaire 138 de Recours au poème, en mai 2015.

∗∗∗

 

PRÉCIEUX CAHIER

Federico García Lorca a fait plus que passionner une foule innombrable de lecteurs, il les a fascinés et ensorcelés. Lorsqu’il vivait, certes, mais aussi après qu’on l’eut assassiné, à Grenade, en août 1936, longtemps après, et aujourd’hui encore le charme joue et agit. La personnalité élégante du poète, son inscription dans le XXe siècle, son Romancero gitano, toute sa poésie, son théâtre… il est juste que les jeunes gens de ce début de siècle puissent y être conduits et initiés. Cette seconde livraison de la revue EUROPE consacrée à Lorca satisfait à cette intention de fort belle manière. Il faut la saluer[1].

Marie-Claire Zimmermann  ̶  avec Sur le seuil  ̶  ouvre ce précieux cahier par l’affirmation de la nécessité d’aborder aujourd’hui les recueils du poète « en utilisant d’autres biais, en attirant l’attention sur des aspects moins abordés ou ignorés… ». La revue répond à ce souhait. Sont relevés, notamment, les « biais » poétiques apportés par les poètes Vicente Aleixandre, Luis Cernuda, José Ángel Valente, Pablo Neruda, mais aussi par la vision éclatante, inspirée, que nous propose le romancier et poète cubain José Lezama Lima. Jaime Siles, jeune poète espagnol, est aussi convoqué… D’autres contributions, concernant le théâtre lorquien notamment, nous donnent une idée précise et enrichissante des directions de la recherche lorquienne actuelle, et Marie-Claire Zimmermann elle-même, qui n’est pas des moindres analystes, nous propose une belle réflexion au sujet du Chant funèbre pour Ignacio Sánchez Mejías, l’un des sommets de la lyrique andalouse et universelle du poète.

Commençons cependant par  ̶ Une rencontre décisive  ̶ entretien que Jean-Baptiste Para conduit auprès du biographe Ian Gibson[2]. Nous y sont apportées des informations nouvelles, particulièrement sur les causes et circonstances de l’assassinat au ravin de Viznar : des grenadins issus de la C.E.D.A. (Confédération espagnole des droites autonomes), dirigée par le politicien María Gil-Robles, sont à l’origine de la dénonciation ; parmi les motifs de la haine de cette droite catholique, la critique faite par le poète de la bourgeoisie locale  ̶  « la pire de toute l’Espagne »  ̶   , à quoi il faut ajouter l’inimitié envers le père de celui-ci, riche propriétaire terrien aux idées progressistes, et, outre le péché d’homosexualité, les jalousies, des « facteurs familiaux », avec sans aucun doute la colère d’un commandant local de la Garde civile pour les portraits peu flatteurs que l’on trouve de cette corporation, notamment dans le Romancero gitano.

Avec Un fleuve, Luis Cernuda propose un portrait inattendu du poète : « … il y avait bien quelque chose de l’orgueil du matador dans son attitude », et cet « ángel » singulier, grâce ou charme si espagnol, notamment quand il jouait du piano, le tout mêlé d’une « tristesse fondamentale » liée à ce qu’Unamuno définit comme « le sentiment tragique de la vie ». Un poète inspiré d’abord par « les influences avides et aveugles de la terre, du ciel, des hommes espagnols éternels.»

Le cubain José Lezama Lima nous propose une superbe offrande lyrique, enflammée, torrentielle, à la mémoire d’un « Orphée traversant les enfers de l’instant ». « Hellénisme et romanité, un peu en amont des jardins arabes de Grenade, parcourent sa sentence poétique. » C’est là l’essence de l’esprit lorquien, ses parfums essentiels. Par-dessus tout cela, la clôture d’un destin et la résurrection dans l’œuvre : « Et le cavalier qui lui donna cette fleur obscure, que l’on ne peut toucher que lorsqu’on est déjà dans l’invisible… » « … Lorca affronte le grand mythe de sa race : le taureau noir, celui de la mort, et l’offrande du sang. » Un hommage somptueux !

Clara Janés fixe le curseur de sa réflexion sur le poète de vingt ans, qui ne peut mourir  ̶  « Sa mort est une vie plus ouverte »  ̶  et sur ce chien assyrien qu’il avait « repéré » à Londres, au British Museum. Elle leur dédie un émouvant poème-hommage : « Le chien assyrien s’arrache aux ombres /  et, à son premier hurlement, / la lune et les étoiles se hissent vers le rêve… Ton voyage nocturne est déjà métaphore. / Se met alors debout / la sauvage fraîcheur de l’aurore. »

Michèle Ramond nous donne un commentaire analytique fouillé du Romancero gitano, où sont évoquées aussi bien les figures filiales que les figures symboliques du poème. Outre l’utilité évidente d’une telle réflexion, il s’en dégage cette leçon à méditer : « La figure filiale, avec ses infractions, ses tentations, sa passion, sa tragédie, est centrale, elle inspire toute la matière de l’œuvre, elle est la grande pourvoyeuse d’images… » On le voit, et c’est aussi l’intérêt de la revue, les angles de vision, les points de vue peuvent y diverger, non pour s’entrechoquer, mais pour révéler la multiplicité des paysages que présente une œuvre aussi dense que celle de Lorca.

Henry Gil ne contredit pas cette idée en analysant la même œuvre selon les thèmes du paganisme  ̶  en tant que « polythéisme propre à l’Antiquité grecque ou romaine  ̶  et du christianisme. Étude serrée et stimulante, où est souligné ce fait que « Lorca invente ses propres signes » car pour lui « le monde est symbolique comme si chaque chose était un objet total. » « Quant au conflit paganisme / christianisme », il se fait matière et songe dans bien des pièces de l’œuvre (poèmes, théâtre), tout le Romancero en est composé, et, selon moi, on pourrait aussi bien y voir une « alliance », ou un « alliage » inédit : « … une sorte de sacré susceptible d’exprimer le sens tragique propre à l’homme. »

Jaime Siles (« Deux notes sur le Romancero gitan »), y relève l’alliance de la thématique traditionnelle et de l’innovation propre à Lorca. Contribution claire et toutefois plus savante qu’il n’y paraît, qui met en relation le romance lorquien avec les « idées poétiques » d’Ángel Ganivet, autre grenadin. Le « génome » de la poésie lorquienne est ici relevé, observé et analysé.

Zoraida Carandell  ̶  avec L’ÉCLIPSE OBSCURE de Poète à New York  ̶  propose un regard scrutateur sur ce recueil complexe, « difficile d’accès », écrit par Lorca durant et après son voyage aux États-Unis. Retenons le choc de ce séjour : « Les rues de New York ne sont pas, dans la langue de Lorca, des objets comparables à ses paysages familiers. » C’est toute une réflexion qui nous est ici livrée à propos de cet écart, de cette distance, mais aussi de cette nécessité de nouveaux travaux sur les images et la vision. Retenons ces vers, dans la belle traduction d’André Belamich :

« Ce regard était à moi, mais il n’est plus à moi, / ce regard qui tremble tout nu dans l’alcool / et lâche des navires incroyables / sur les anémones des jetées. / Je me défends avec ce regard / qui sourd des ondes où l’aube ne s’aventure pas, / moi, poète sans bras, perdu / parmi la foule qui vomit »

Invention d’une seconde lyrique, en opposition, en résistance par la seule vision radiographique de ce qui s’offre à voir : « Les jeunes Américaines portaient dans leur ventre des enfants et des pièces de monnaie. » Traduction crue de l’impossible rencontre des deux mondes ?

Suivent de belles traductions, par Laurence Breysse-Chanet, de plusieurs poèmes orientaux du recueil Divan du Tamarit (1931-1934). La traductrice donne ensuite une précise réflexion sur ces poèmes, leur genèse et leur sens, mais aussi sur la perte du manuscrit, sa non-publication, sa complexe restitution, le tout étant lié aux événements de 1936, à Grenade. « Tout dans Divan du Tamarit est vie violente et souffrante, sous le signe du trànsito. »

Parmi les autres contributions, relevons celle de José Ángel Valente : « … la poésie de Lorca correspond à l’un des moments complexes de transmission de vieux contenus cachés, où viennent converger les éléments d’ordre populaire et les éléments d’ordre hermétique. C’est pour cette raison que son œuvre est plus transmissible et, en même temps, plus mystérieuse que celle de tous les poètes de sa génération. » Celle aussi de Virginia Trueba Mira, qui n’est rien moins qu’un descente dans Le tréfonds lointain de l’œuvre de Lorca, à partir des lectures de J. A. Valente. Croisement des regards, miroirs emportés sur les routes lorquiennes, richesse et variété du propos, l’œuvre dans son ensemble est spectrographiée. Lorca, cette « âme qui n’en finit pas de se dire. »

Lorca était un connaisseur de musique et un excellent pianiste. On trouvera donc, sous la plume de Thomas le Colleter, les « Ombres profondes de la mélancolie », Beethoven dans les textes de jeunesse de Lorca », où tous ceux qui n’oublient pas la musique dans la structuration de l’art poétique trouveront une réflexion digne du compositeur et du poète : «… il (Beethoven) ouvre la voie au poète, qui lui aussi, en tant qu’interprète, lecteur, traducteur, se lancera à sa suite et pourra prétendre transfigurer son affect dans la grâce d’une "écriture blessée".

Avec « F. G. Lorca et le cinéma », Stephen G.H. Roberts propose une utile confrontation de l’œuvre lorquienne (le théâtre notamment) avec le cinéma de son temps, si riche, avec les Luis Buñuel, Fritz Lang, Salvador Dalí… Une voie peu fréquentée pour la connaissance du poète, lui-même auteur d’un scénario, et de « dialogues » dramatiques, « réponses claires » au cinéma…

Enfin, le théâtre lorquien trouve dans ce numéro d’Europe, un écho digne de son importance. Albert Bensoussan en recherche les racines dans l’enfance et la jeunesse du poète, soulignant son attachement aux grands classiques Tirso de Molina, Lope de Vega, Calderón… Il retrace une véritable carrière, qui va des représentations enfantines à la grande aventure de la compagnie errante La Barraca, et aux représentations nombreuses que connurent les grandes œuvres dramatiques de Lorca. Parmi les observations pertinentes du grand hispaniste, celle-ci : «Ce théâtre est, avant tout, une représentation exemplaire de la vie, de ses passions, de ses frustrations, de ses aspirations ou ses manquements. »

La touche finale, dans ce domaine, est apportée par Jocelyne Aubé-Bourligueux  ̶ avec « Un théâtre de la cruauté » ̶, où est scrutée cette œuvre mystérieuse et difficile qu’est Le maléfice de la phalène, ainsi présentée par Lorca lui-même : « comedia brisée d’un être qui veut griffer la lune et se griffe le cœur… » Le cercle lorquien se clôt-il sur cette image prégnante de la lune ? On se souvient du Romance de la luna luna, qui ouvre le Romancero, et de tant d’autres occurrences.

Catherine Flepp boucle la boucle avec la Comédie sans titre, connue encore comme Le Songe de la vie, œuvre inachevée (composée entre l’été 1935 et janvier 1936) par laquelle le poète voulait rendre compte de ses préoccupations sociales et esthétiques, par le chemin de ce qu’il qualifiait de « drame social, de comédie et de tragédie politique dont la "vérité" est à chercher dans « le problème religieux et économico-social », inséparable de la réflexion méta-théâtrale et de la question sexuelle… »  C’est Monique Martinez Thomas qui ferme la marche en jetant le regard sur « Le théâtre de Lorca au XXIe siècle », et singulièrement en examinant les dimensions tragiques auxquelles le poète souhaitait atteindre par son théâtre. Il s’agit ici de « dis-poser le tragique ». Yerma, Noces de sang, La maison de Bernarda Alba sont au centre de l’analyse, pour un retour « au secret de notre imaginaire » : « Ne pas construire du sens mais des images, des chocs, du plaisir, des sensations douces ou fortes. Telle est la dimension atemporelle des pièces de Lorca, qui n’affirment rien mais nous offrent une matière brute à déchiffrer… » Cela est clairvoyant, et peut-être applicable à tout le Poème lorquien ?

Les visions, les analyses, les études concernant les œuvres si nombreuses et diverses du poète et du dramaturge andalou sont en perpétuel mouvement. Ce numéro d’Europe en témoigne avec luminosité et profondeur. Choisissons de dire « en mouvement » plutôt que « en évolution », parce que, selon moi, le temps de Lorca est encore bien proche du nôtre, que la plupart de ses questionnement biographiques, poétiques, esthétiques, politiques… ne peuvent encore être mis à plat, froidis, classés en somme ! Toute une matière de vie  ̶- et de mort, dans divers registres ̶, se meut sous nos yeux, dans nos mains lorsque nous tenons un de ses recueil. C’est encore, du frémissement au tremblement, de l’effroi au plaisir, de la surprise à l’illumination, comme un tourbillon torrentiel dans lequel nous ne nous baignons pas sans entrer dans des champs magnétiques violents et suaves à la fois. Une zone en voie d’exploration, zone de non-droit peut-être, où le premier de nos droits est de nous y forger une âme dans la « noire peine » des hommes, si violemment perçue par Lorca, dans la glace lunaire et les ardeurs solaires de son Poème.

 


[1] Europe, en août-septembre 1980, avait consacré un premier numéro à F.G.Lorca, Marie-Claire Zimmermann nous le rappelle en p.3

[2] Europe, n°1032, p.30