Catherine Gil Alcala,La Somnambule dans une traînée de soufre
Le Texte, gorgé tout au long de son cours d’une densité poétique intarissable, ne produit pas d’effet de saturation qui ferait au lecteur quitter le livre avant d’aller jusqu’à sa chute. Là est sans doute le tour de force de l’Écriture de Catherine Gil Alcala, dramaturge-poète dont nous avons déjà parlé par ailleurs pour James Joyce Fuit… Lorsqu’un Homme Sait Tout à Coup Quelque Chose (Théâtre Poésie), pour son Poème polyphonique Les Bavardages sur la Muraille de Chine, pour Zoartoïste et autres textes (Théâtre Poésie), Contes Défaits en Forme de Liste de Courses (Poésie), La Tragédie de l’Ane suivi de Les Farces Philosophiques (Théâtre), toutes ces œuvres publiées aux éditions de La Maison Brûlée dirigées par Joël Marette.
Récit fantasmagorique à mi-chemin entre réel et imaginaire, le texte débute par le dérapage d’un « je » narrateur sur l’aréopage d’un récit épique qui s’anime (« Un lys frisé sur la glace irréelle, je glisse irrésistiblement »). Les sonorités résonnent et percutent, nous commençons de nous laisser happer dans les marges musicales et d'ouate douceureuses ou ombrageuses du Rêve-Réalité (« La béante auge des nuages incube les songes géants »). D’entrée un décor prodigieux accueille et fait se croiser un bestiaire insolite (« un carlin au pelage de sang », « un rat à la triste mine »), une figure légendaire (la Chimère), des individus indéterminés actionnés par leurs gestes fulgurants, un homme non identifié entraperçu dans sa fuite en avant, -un décor étrange où le « rat à la triste mine sort la tête d’une trappe » et « achète pour deux sous de vers élégiaques ». Violence épique du théâtre d'Eschyle, érotisme sulfureux des fantasmes oniriques (« Orgies des dieux comme le vertige de l'éternité, les ailes / de l'instinct animent des feux grégeois dans tes yeux »), monstres (ici le Minotaure, là un « essaim monstrueux », ailleurs un centaure, …), esprits, daïmons & jeux de mots, jeux de sonorités (« L'étrange enrage (…) ;
Catherine Gil Alcala, La Somnambule dans une traînée de soufre, Poésie – Éditions La Maison Brûlée, 102 p., 13 €.
« Les sons des missiles resplendissent, clameurs cristallisées / dans les abysses »), inepties, « (…) langue acérée (qui) déplisse les serments faits de l'étoffe de / son aversion géante », ... assurent l'équilibre sidéré et sidéral de cette nage extatique dans l'espace incommensurable. Quel curieux et troublant jeu narratif s’anime là ?
Cosmogonie individuelle, l’inspiration de Catherine Gil Alcala est de ces aérolithes mentaux où notre réalité se retrouve métamorphosée par le souffle protéiforme d’une pensée fantasmagorique, épique, mythique.
Une seule Voix -celle de La Somnambule dans une traînée de Soufre- orchestre le Chant chaotique, aux allures apocalyptiques, de créatures polymorphes passagères de saisons eschatologiques ou érotiques. Chant qui, émergeant depuis le « seuil de l’éternité » jusqu’à la scène du théâtre contemporain, donne corps, chair, au monde des hommes et des bêtes au destin tragique intemporel. Le Langage -l’incantation, la manducation, la transe de la langue- constitue le chef d’orchestre de ce Poème polyphonique, sorte de deus mortel ex machina dirigeant l’action dramaturgique de la tragédie humaine en cours d’exécution. Car nous sommes ici au-delà de la représentation. Nous retrouvons l’enjeu de la création à l’œuvre chez Catherine Gil Alcala autour du travail du langage, où la question du sens et du non-sens se pose corrélativement à celle sur la relation entre théâtre et poésie, philosophie et littérature, destinée humaine et littérature ; où, nous passons derrière le miroir, en l’occurrence telle la somnambule qui, « lys frisé sur la glace irréelle, (…) glisse irrésistiblement. » Mais, lecteur, nous restons accrochés à la paroi vertigineuse du texte et nous continuons de courir « sur un chemin au bord d’un précipice ». Le récit épique, nous rattrapant dans ses bras… La mise en abîme, permanente, nous renvoie un éclairage symbolique. Éruptif, le Texte exorcise « la division des êtres criblés d’immenses passions », et les Muses, les chimères, « pansent (nos) mains sanglantes sur une route au bord du néant »...