Cathy Jurado, Hourvari, extraits, Forêt je suis venue

J’ai d’abord visité un ventre nocturne

(il ne m’en souvient pas)

avant que de venir parmi les neiges

chasser

si maladroite

avant que de changer tous les plans renverser tous les vases de cristal et crever tous les pavillons

des oreilles délicates

si gauche, cherchant Reina depuis toujours,

j’ai tous les gestes de l’éléphant et tous les cœurs de porcelaine

j’ai sans doute hérité la maladresse et la peur

et peut-être aussi

(de frères et de sœurs oubliés autrefois dans la nuit)

les nidations de papier

au milieu des déserts blancs

qui sait

Sur les cartes numériques des landes et des zones

je suis le point qui se déplace seul et anarchique

tournant dans le sens contraire

des impasses périphériques

et je regarde toujours les femmes en contreplongée

comme un chat dans la foule des villes

une enfant perdue dans la topographie

du grand peuple adulte des espèces

 

Je me tais jusqu’à m’en faire les lèvres bleues

Je surveille tous mes pièges à loup

Je piste le poème boréal

guettant le gargantexte

je cherche à débusquer Reina

mon enfance est toujours en embuscade

et les forêts d’orage qui tournent-voltent

défont les nids les tissus les paperolles

les paraboles

Mais il y a toujours un petit cheval fou tissé de désir

bouche cousue quelque part dans l’obscur

(là où naissent les lettres d’amour et les forêts d’images et les neiges nouvelles

parmi le souvenir de grands périls)

J’ai cherché aussi dans les villes, parmi leurs réseaux de lumière et de pluie, dans les faisceaux croisés des hauteurs et des rues — abscisses et ordonnées de nuit sonores où l’on croit parfois comprendre quelque chose du monde.

Reina fuyait toujours en avant dans le hasard des huttes humbles, aux abords des chantiers ou des périphériques, dans l’herbe interstitielle traversée parfois d’un frôlement plus proche comme une onde de fourrure.

J’ai cherché longtemps, dans les villes, ce qui aurait pu être aussi ma nature et mon monde. Je n’ai trouvé que la moelle de ma liberté. Le désir est ailleurs ; Reina fuit en avant, dans la nuit de toutes les cités.

Dans les flaques d’eau au pied des cheminées d’usine

flotte Reina comme un grand corps de nuage

sa peau épaisse de baleine bleue ciel

à présent rose vapeur

et la voilà

sa chair immense vaisseau inerte

ventre contre ciel

émergée à peine

sombrant au rythme des jets de sang

chaloupant sur la houle du soir

requins voraces en embuscade

veilleurs de nuit

 

Reina a fui.

 

Amarres d’automne

J’ai cru capturer Reina

dans le baiser d’un roi de chair

Inscrivez cela :

Seul, on n’habite que ses limbes

la neige n’est jamais que la neige

le silence une peur

et les corbeaux de novembre un présage de nuit

Il fallait que tu sois là

corps hanté par l’amour

il faut que tu sois là

avec tout ton poème

pour que l’automne devienne une nappe d’oiseaux mobiles  

pour que la solitude soit un festin

et la douleur une racine solide

Ecoutez donc cela :

je dirai à nouveau son nom sans le dire

à chaque morsure de ma langue

car c’est te prononcer

toi,

Reina,

averse et sable et pollen

et poussière

Dispersez cette parole encore

sur les routes stellaires :

il est amour le souffleur de vertige

il est la veilleuse sur la table

l'astre portuaire

la voûte de l’été

Annoncez cela :

Nous avons choisi un village et un pont

Comme escorte et caravane.

Nous chassons ensemble à présent

Relevons nos pièges à l’orée des nuits

Nouons nos mains sous la tente d’affût.

A travers les éclipses de la rivière

J’ai longé le chemin des troupeaux

Jusqu’à une forêt aux arches solides.

Tout au bout

Sous les lampion des terrasses

Le soir était un verre de liqueur

Dans la fraîcheur de sa main d’homme

Il regardait venir la nuit

Attendant que je dépose mon manteau.

 

Reina nous observait toujours depuis la rive.

 

A paraître en 2021.

2. Forêt

                                 foule dans le dos

On entre ainsi en moi : 

                                    houle dans les mots.

 

Un franchissement du temps

                                            une lisière spatiale.

On progresse       

                  et pourtant on entre toujours par effraction.

Franche frontière lente acclimatation

on

off

comme un commutateur.

On est devant moi

                            et soudain on est dedans

                                                              soudain on est moi.

 

On me cherche

ou s’attend à moi  parfois

mais on ne décide pas de l’instant de mon dévoilement

on reçoit ma nudité

                           comme un chant sauvage lancé soudain dans le silence

                           comme un chuchotement de chamane invisible

                           comme une flèche sans archer

dans les ramifications du désir et de la présence.

 

Le sentier qui mène à mon corps est fait pour les truffes           et les groins

c’est un chemin fraisier   qui va des herbes aux futaies

                                     qui part des grandes graminées gracieuses graineuses

— froufrou papillonnant d’un air palpable, danse floutée —

                                     jusqu’aux vertes ombelles

                                     pour mener ensuite aux hampes

                                                                       aux fleurs en artichauts

                                                                       aux feuilles basses et rampantes mêlées à des écharpes de feuillages laineux agrippant les souches

                                              puis aux écorces et aux colonnes ligneuses vertébrales déployées tournoyeuses dans le vertige des têtes renversées.

 

Et à présent le sursaut de la fraîcheur :

         les premiers troncs

                                    guerriers

                                                     tartares bruns

 

                                            de grands bans d’insectes et de rayons

tendant leurs tentacules traversés      de minuscules poussières de mousses et

                                            de feuilles séchées flottant dans tous les interstices solaires     

comme un plancton pulsatile.

 

Ici l’on sait :

                           je suis issue des multitudes symphoniques

 

on me reconnaît brusquement

         à l’immobilité vivante de mon corps tout autour des corps

         à l’humidité de mon épiderme

                           transpirant à l’intérieur des papilles des peaux animales qui me traversent

         à l’inextricable enchevêtrement des êtres qui composent mon être

         à la forme colossale d’un silence tissé vrombissant comme celui des orages

         à la surprise de l’ombre architecturale

                           soudain rassemblée en nuée connectée et courbée  voûtée sur les têtes.

 

Plusieurs mètres au dessus des fermentations court le frisson de la houle chlorophyllienne

— qui ramifie à l’infini et formule ma peau

         tandis qu’on marche parmi les rampants et les rhizomiques

                           les tapis de spores et les résurgences

                                    les courses immobiles de bulbes et de larves à l’odeur décomposée

d’ici on entend le grand ressac dedans la canopée

         qui palpite plus bas dans tous mes organes

         avec le parfum de chanterelle

 — rien ne se limite ou ne s’arrête

tout se relie en moi et se rebranche              se reboute

 

le dehors est dedans

les parfums animaux se compénètrent

mon sol qui brume         et bruine      et vibre d’insectes

 

est un ciel inverse

 

— tandis que les voix limpides des hauteurs se posent sur les souffles en pluies de partitions.

 

Plus loin                       les clairières :

dans le cirque baigné de lumière où gisent au sol

                                            les miroirs de centaines de bouches rougies

                                                                                sous le couvert des hêtres

quelques fantômes minéraux                     

silencieux

semblent laisser parfois dans ce tapis froissé une empreinte frémissante

                                                      une essence

                                                      un parfum

                                                      un souffle furtif

— à la nuit tombée

                           ils rappellent que je suis

                                                              une liane-tribu.

 

Je suis venue, extraits

 

       Je suis venue, il y a longtemps.

Je suis née dans les secousses d’un grand chaos

dans les hauts le coeur d’un siècle mortel pour le monde

qui a vu pourrir le coeur battant des océans et des forêts.

Je suis née mourante, seule.

J’ai trouvé la mort au dedans et le chaos dehors

ou l’inverse, je ne me souviens plus.

J’ai trouvé le silence

quand tout un peuple de langues criait à l’intérieur

j'ai trouvé que je ne venais pas avec la même langue

que tous les autres

que j’étais une Babel à moi seule

mais que j'avais peut-être des frères

quelque part.

J’ai trouvé que j’avais une chair

que ma chair demandait à être caressée

à vibrer sous l’amour

quand les autres avaient des gestes en lames de rasoir

et m’absentaient dans leur discours.

J’ai trouvé que le Monde est une boule de cauchemar

roulée par un rêveur que nous imaginons heureux

que le Monde est le crime angoissé d’un dément en cavale

j’ai trouvé

que le Monde est une Méduse aux charmes venimeux

j‘ai trouvé qu’on se salit à regarder le Monde dans les yeux

quand on est nu

et puis

j’ai regardé le Monde

et les serpents dressés

j’ai regardé la Méduse dans les yeux,

je suis restée nue,

à m’inscrire dans les marges du regard sidérant

à écrire hors champ

hors zone

hors d’atteinte

dans les zones interlopes

- écriture frauduleuse

langue clandestine

langue assassine

hors Temps -

j’ai trouvé cela,

cela seul :

écrire, c’est du Temps mort.

c’est tuer le Temps.

et il le faut, parce qu’il nous tue.

dent pour dent.

Je ne veux pas que le temps guérisse

qu’il mette du miel sur les douleurs

et l’eau du Léthé sur les peurs

qu’il fasse oublier ceux qui me quittent

ceux qui rongent le monde de leur avidité

ceux qui répandent la destruction dans l’air et sur les eaux

et le sabre qui me ronge le coeur

je veux travailler désormais à rendre le monde comestible.

me pencher, telle une lavandière, sur l'ouvrage du présent,

faisant jouer les chairs tout contre les forces du monde,

paume à plat sur la hanche, doigts bleuis de savon.

Et puis rentrer au soir, pâle et alanguie,

cheminant par les voies où bêtes et hommes

s'enroulent en un long ruban odorant;

regagner la tanière et la chaude présence,

la soupe et le vin

le fumoir et la couche.

Je veux sentir la lame

parce que c’est vivre

vivre nu

et il le faut

alors tu vois

j’ai trouvé

œil pour œil

la grande croisade contre la mort qui croît et fleurit en moi,

c’est écrire

 

Présentation de l’auteur

Cathy Jurado

Cathy Jurado, originaire d’Aix-en-Provence vit aujourd’hui à Besançon.

Elle est agrégée de lettres et anime des ateliers d'écriture.
Les Forges de Vulcain ont édité son premier roman, "Nous tous sommes innocents", et elle a publié en revue divers textes de critique d’art, de fiction ou de poésie.

Sa poésie prend racine dans un rapport intime avec la peinture et la photographie (collaborations avec le peintre marocain Hassan Echair, le plasticien Max Partezana, travaux sur les gravures de Gerard Palézieu ou sur les photographies de Marie Baille, Serge Assier). Mais l’écriture est pour elle, par nature, éminemment politique. Qu’il s’agisse de réhabiliter les voix des marginaux et des fous (Nous tous sommes innocents, 2015), d’évoquer la question douloureuse des réfugiés (Ceux qui brûlent, janvier 2021 aux éditions Musimot) ou du mouvement des Gilets jaunes (Feu, poèmes jaunes, décembre 2020 au Merle Moqueur), elle interroge les pouvoirs de la poésie sur le réel. Sa recherche actuelle porte sur le domaine de l’écopoétique.

 Recueil Ceux qui brûlent, janvier 2021 aux éditions Musimot

- Recueil Feu, poèmes jaunes, décembre 2020 aux éditions Le Merle moqueur/ Le Temps des Cerises. (Recueil co-écrit avec Laurent Thinès)

- Recueil Vulnéraires, L’Harmattan, mars 2020.

- Livre d’artiste Nébuleuses infractueuses avec Pascale Lhomme-Rolot, plasticienne. (Février 2020)

- Mangrove, livre pauvre avec des collages de Max Partezana (Collection Daniel Leuwers). Novembre 2019.

- Nous tous sommes innocents, roman. Janvier 2015. Editions Les Forges de Vulcain, Paris.

- Le Syndrome écran (nouvelle noire), éditions Marsam, Maroc (2009)

A paraître :

- Recueil Hourvari à paraître en 2021 aux éditions Lanskine

- Recueil « Ni poésie ni pornographie » à paraître aux éditions Lanskine

Participations à des livres collectifs / anthologies

- Anthologie Ralentir des Editions La Chouette imprévue. (décembre 2020)

On est là ! Serge D’Ignazio, ouvrage photographique sur les mouvements sociaux. Ed. Adespote, été 2020.

- Anthologie : Gilets Jaunes : jacquerie ou révolution ?, Collectif au Temps des cerises, septembre 2019.

- Contributions au catalogue de l’exposition Quatre rives, un regard, sur les photographies de Serge Assier, en collaboration avec Vicky Goldberg (New York Times), Michel Butor et Fernando Arrabal. (Préfaces) Exposition labellisée Marseille capitale européenne de la culture exposée à Marseille ( Mai 2013) et en Arles, Festival international de la photographie, été 2013.

Participations à des revues : textes de création

- poèmes dans la revue Traversées, avec des dessins d’Hassan Echaïr janvier 2020, Ouste n°28, mars 2020, Le Capital des mots, avril 2020, A l’Index mai 2020, Europe juin 2020, Eurydema Ornata N°8 Juillet 2020, Lichen juillet, septembre, octobre et novembre 2020, Verso, Arpa et Sœurs automne 2020… Poèmes et entretien dans « Terre à ciel », janvier 2021.

- Météor n°2, décembre 2019, Ecrits du Nord, novembre 2019, Nouveaux délits, octobre 2019, Traction-Brabant septembre 2019, Comme en poésie, septembre 2019, numéro spécial de la revue Cabaret sur la Nuit, juillet 2019, Filigranes Juillet 2019. Revues Décharge et Conférence (2011). Magazine Littéraire du Maroc (2011).

Participations à des revues : textes de critique

 - Articles de critique littéraire dans Diacrititk, 2020.
- Publication de textes de critique littéraire dans le Magazine Littéraire du Maroc de 2009 à 2011
- « Les Chemins du Regard », sur les gravures de Gérard de Palézieux, in Revue Institut d’Arts Visuels, Orléans (2000)
- « L’Architecture d’une âme », sur les photographies de Marie Baille, in Revue Conférence n°9 (1999)

PRIX Littéraires :

- Prix du 1er roman du Baz’Art des mots (Hauterives) pour Nous tous sommes innocents. 2015.
- Prix de la nouvelle noire de l’Institut français de Marrakech pour « le syndrome écran » (Ed. Marsam), 2009.
- Prix de poésie de la Fondation de France, 1998.

Expositions/ Performances :

 - Lecture en scène du poème « Ceux qui brûlent, Odyssée », sur les réfugiés, à la Villa Méditerranée à Marseille, à la médiathèque de La Ciotat et à Ginasservis, au profit de l'association SOS Méditerranée. 2017-2018.

- « Le rêve dans tous ses états », exposition collective, à L’Aparté, (Hôp hop hop) Besançon. 2019. Exposition d’un texte accompagné de photographies et d’une lecture audio.

- Installation « Rêve de Reina » : participation sur sélection à l’événement « Labo démo » organisé par Le Centre Walonie-Bruxelles de Paris en lien avec le Centre international de poésie de Marseille et Montevidéo (Octobre 2020).

Autres lectures

Cathy Jurado, Intérieur nuit

Trois personnages ou plutôt, trois Personnes, d’abord, cette déchirure entre un « je » qui dialogue avec un « tu » lointain, impossible, parti, absent, et, ensuite, un « il », ici et maintenant. Le « il », géographe d’un cœur [...]

Cathy Jurado, Intérieur nuit

Trois personnages ou plutôt, trois Personnes, d’abord, cette déchirure entre un « je » qui dialogue avec un « tu » lointain, impossible, parti, absent, et, ensuite, un « il », ici et maintenant. Le « il », géographe d’un cœur [...]