Trois per­son­nages ou plutôt, trois Per­son­nes, d’abord, cette déchirure entre un « je » qui dia­logue avec un « tu » loin­tain, impos­si­ble, par­ti, absent, et, ensuite, un « il », ici et main­tenant. Le « il », géo­graphe d’un cœur dont il ne con­naît pour­tant pas « l’hémisphère secret ».

Les saisons se suc­cè­dent, « Hiv­er, Print­emps, Été, Automne, Hiv­er, Print­emps, Été, Automne » avant l’Épilogue … Et tourne et retourne cette douleur d’être si proche du trop loin­tain et de rester à ce point étrangère à cet homme d’ici et main­tenant. Le poème, en se déroulant, exprime cette tragédie intime et secrète, cette douleur de plus en plus insup­port­able d’un absent trop présent d’une part et, de l’autre, d’une présence trop terne.

J’ai ten­té d’aimer sa maison
Son par­fum sa cui­sine sa géographie

Je ne déferai pas ma valise ici
j’ai vieilli
j’ai vieil­li en toi à tra­vers toi
avec le temps qui nous a disjoints 

Alain Nou­v­el Cathy Jura­do, Intérieur nuit, Col­lec­tion Grand ours, L’Ail des ours / n°20.

Han­tée par son enfance, par un passé qui ne passe pas, la nar­ra­trice qui dit « je » n’arrive décidé­ment pas à aimer sa vie présente ni cette mai­son trop grande qui n’est pas sienne :

Je crois que cet homme devrait m’émouvoir
par­fois lorsque je rêve
il enlace avec moi un peu de la pénombre
un peu des reliefs de mon rêve
par­fois ses bras
font fuir un instant ton ombre et ce qui t’appartient
l’enfance qui ne me lâche plus
et même avec le temps
sa ten­dresse croît en moi comme une vigne
agrip­pée à la tristesse (…)

Cette mai­son est un refuge, mais seule­ment « lorsque s’éteint au-dedans / le poème inces­sant de la mémoire »

Ce « géo­graphe », en effet, sem­ble bien pitoy­able, ten­tant de se faire aimer, doux et accueil­lant, en vain :

est-ce que tu te sens chez toi
com­ment répondre
j’ai mis un peu de musique
une chan­son de Lhasa de Sela
où tu sur­gis toujours 

Tan­dis que « toi », l’enfant aux ronces, tu sem­bles, au con­traire, sans pitié, comme la vie, comme le temps. Tu pars, tu reviens, n’en fais qu’à ta tête.

tu con­dui­sais trop vite
tu par­lais trop fort tu avais faim
tu étais l’animal qui ne dort jamais 

Quoi qu’il en soit, ce texte a la beauté d’une fable, ces trois per­son­nages sont en même temps assez car­ac­térisés et assez vastes et vagues pour devenir des allé­gories. Et, finale­ment, le « je » ne quitte ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre mais les deux à la fois, ce jeu per­vers con­sis­tant à fuir la vie et préfér­er ses sou­venirs idéaux.

Un très beau texte, très émou­vant, très juste, très évo­ca­teur. Et une sit­u­a­tion trag­ique à trois per­son­nes mag­nifique­ment mise en mots.

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Alain Nouvel

1998, pre­mier recueil de poèmes : Trois noms her­maph­ro­dites, puis deux nou­velles : Octave Lamiel, dépuceleur suivi de Edouard et Alfred au val de l’eau. En 1999, suiv­ent His­toires d’ISLES, Con­tre-Voix, Mots ani­més recueil d’aphorismes, et, en 2000, Maux ani­maux, recueil de six nou­velles, aux édi­tions « L’Instant per­pétuel ». En 2001, pub­li­ca­tion aux édi­tions « La Chimère » créées pour l’occasion de D’Etrangère, puis Dames des trois douleurs en 2004, Vari­a­tions sur une femme don­née, et reprise en 2005, Con­tre-voies en 2008 et Nou­velles d’Eurasie en 2009. En 2014, il com­pose avec sa com­pagne des chan­sons qu’ils inter­prè­tent tous deux. Maud Leroy des « Édi­tions des Lisières », pub­lie Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest, un recueil de sept nou­velles sur les Baron­nies provençales où il vit désor­mais. Une suite à ces sept nou­velles voit ensuite le jour avec pour titre Anton. Sur les bor­ds de l’Empire du milieu (texte sur la Chine où A. Nou­v­el a vécu qua­tre ans, de 1981 à 1985, longtemps resté inédit mais dont cer­tains extraits étaient parus dans la revue « Corps écrit », numéro 25, de mars 1988 : Vues de Chine), paraît pour la fête du Print­emps 2021. Les deux ouvrages aux édi­tions « La Chimère ». Il col­la­bore régulière­ment, désor­mais, à la revue « Recours au poème ». En 2020, les édi­tions « La Cen­tau­rée » à Rennes, ont pub­lié un pre­mier recueil : Pas de rampe à la nuit ? suivi, en 2021 de Comme un chant d’oubliée.