Trois auteurs, trois âges, trois styles et pourtant des points communs. Des ponts et des ronces, mais surtout la poésie dans les mots.
Les ronces de Cécile Coulon
Cécile Coulon est la plus jeune de ces trois poètes. Elle publie Les ronces au Castor Astral. Bien que le titre ne le laisse pas penser, cet ouvrage est bien un appel à ” vivre dans les hautes lumières “.
Poèmes écrits sur plusieurs années, Cécile Coulon revient sur son passé avec sans doute quelques ” ronces “, ” Ma force c’est d’avoir enfoncé mon poing sanglant/dans la gorge du passé “, ” On se remet de tout/mais jamais/à l’endroit “.
Mais ce recueil est aussi un chant d’amour “ce visage endormi que tes yeux éclaboussent/de ce bleu si profond où la nuit/je ramasse/ce qu’il faut de trajet de tes lèvres à ma bouche/pour pouvoir le matin s’arrêter/se suspendre au bord/du temps qui passe/comme deux grands oiseaux/alourdis par la pluie/font sécher au soleil/leurs plumes d’oreillers”.
Cécile Coulon, Les Ronces, Le Castor Astral 2018, 240 pages, 14€
” C’est la fièvre qui parle/avec ses lèvres crevées d’avoir aussi soif/qu’un chien mourant sous une marche d’escalier/avec son corps brisé en travers des draps trempés/ces plaintes tranchées par des larmes brûlantes/nous n’avons plus l’habitude d’avoir mal/cette nuit, mon amour/c’est la fièvre qui parle “.
” je cesserai d’écrire des poèmes le jour où l’on cessera/de considérer/les hommes sincères/comme des hommes malades/en attendant la rivière continue/elle/la pluie continue/elle/demain matin les ronces vont griffer les renards dans les bois/le ciel ce grand poumon sauvage a jeté ses filets/sur les hommes tout en bas/seul le bruit de la terre arrive depuis la fenêtre ouverte “.
Avec une poésie narrative, parsemée de quelques anaphores, Cécile Coulon situe ses poèmes, assez souvent, dans les paysages d’Auvergne et de la Drôme mais aussi du Vanuatu.
Le style de Cécile Coulon est une écriture qui donne envie de dire je t’aime autrement avec plus de lumière et d’herbe sauvage. Lisez cet ouvrage magnifique, vous regarderez le quotidien autrement.
Juste un pont sans feu de Seyhmus Dagtekin
Les éditions du Castor Astral viennent de rééditer Juste un pont sans feu qui avait reçu en 2007 les prestigieux prix Mallarmé et le prix Théophile-Gautier. Ce fut le 5ème ouvrage de Seyhmus Dagtekin édité par le Castor Astral, et de nombreux autres suivirent dans la fidélité des mots et des combats.
” Il y aura quelques ronces, mais les choses finiront par s’arranger.” C’est une vision optimiste que propose Seyhmus Dagtekin. Il tente de relier l’humain par le pont des mots que chacun emprunte à sa manière. Avec un regard bienveillant sur l’humanité ” Comment exister dans le regard de l’autre, comment faire exister l’autre dans mon regard ? “.
Seyhmus Dagtekin, Juste un pont sans feu, Le Castor Astral 2018, 10€
Dans un style foisonnant, Dagtekin déploie tout un lyrisme très personnel dans son travail sur le langage poétique ” La langue s’éloigne comme une poche qui se vide “. ” Je chanterai et m’éloignerai de tout ce qui est langue pour m’approcher du mot que tu n’auras pas à prononcer “. Et par moment, ce lyrisme se mélange à un surréalisme transfiguré que l’auteur revisite à sa façon. ” Je sais que tu ne sors pas de mes mots. Que tu n’es pas chargée que de mes minuscules. Que tes doigts ne sont pas tirés que par mes majuscules/Pas de pointillés. Pas de lignes/Que le vert de tes yeux/Mais je suis tombé dans le suaire de mes becs/Bon repas/Bon trépas/Entre chien et louve/Elle s’y terre et y démasque ses oreilles/Par des trèfles à quatre feuilles/Elle y perce la mâchoire des sédentaires “.
On trouve également dans ce recueil un peu de mélancolie “A défaut de douceur, ne nous restera-t-il que mélancolie ? “. ” Bien sûr, l’on tient la main de l’autre pour éviter de trouver la sienne dans le vide. Pour ne pas ouvrir un cimetière à côté d’un lit. Parce qu’à chacun ses hantises, à chacun ses cauchemars qui lui dévorent le jour. ” Une forme d’inquiétude face à l’avenir ” Sait-on de quelle tare surgira l’avenir ? “. Et puis aussi une belle invitation à l’intégration dans notre pays : ” Vas‑y, bouge-toi dans ce pays des clos/Face à la variété de tes douleurs/Qui passent sous les ponts bordant les collines/Boisées d’arbres et de couleurs/Vas‑y boulange ta pâte/Boulange ton pays d’orangers avec ce pays de collines “.
Cette réédition, onze ans plus tard, prouve que le talent de Dagtekin récompensé par les prix Mallarmé et Théophile Gautier s’est confirmé. Quel que soit votre chemin, empruntez ce pont sans feu, allez vers le style de cet auteur kurde qui mélange à merveille sa double culture.
Le portail dans les ronces de Roland Reutenauer
Quant à Roland Reutenauer, il publie Le portail dans les ronces chez Rougerie (lui aussi une belle fidélité à noter) .
Cet ouvrage, avec la lucidité liée à l’âge ” avec ses années nombreuses “, est comme un chemin vers ” le portail dans les ronces “. Cette mort, ce seuil à franchir, ce ” pont fatidique “, quand il s’agit “de poser/ses lèvres une dernière fois/sur la paupière du jour “. Reutenauer est attentif aux moindres détails qui lui parviennent du monde (les avis de décès ou la profanation de tombes juives) mais aussi de la nature ” Coupé une branche basse du bouleau/la sève tombe goutte à goutte/et scintille au soleil de mars // il applique un pansement sur le moignon/car toute la sève il faudra/pour faire les feuilles une nouvelle fois // on ne pourra pas dire/qu’il a attenté à la vie de son bouleau “.
Roland Reutenauer, Le Portail dans les ronces, Rougerie 2018, 12€
Un chemin de vie donc, au contact de la nature et des mots pour dire la vie et la nature, avec pour l’accompagner les mots de Goethe, Héraclite, Mallarmé, Rutebeuf, Trakl. Toujours motivé par l’invention du langage ” Il se sent pressé/d’écrire encore quelques motssans les obscurcir // de la langue apprise/il voudrait garder les premiers/qui conjuguent le mieux/présence et perte”. “Il trébuche sur les poncif/et les vieilles phrases/à l’approche du grand portail // il tient à hisser du profond/une parole de son âge/c’est comme si le jamais entendu/le jamais lu dédaignaient de s’immiscer “.
Reutenauer, même s’il n’utilise pas le je et privilégie la troisième personne, ” déroule le fil de son enfance ” et revoit ses grands-parents. ” Le soir, il trie quelques souvenirs/et s’ils n’en garde que les plaisants/les autres dévastent sa nuit “. ” Il souhaite fort la paix intérieure/il la sait hors d’atteinte “.
Son portail dans les ronces reste toujours ouvert à l’émotion et la nostalgie ” Jusqu’à la dernière goutte / il pressera la nostalgie // il relève la tête et voudrait s’engager/léger les poches vides sur le sentier des chèvres/qui mène à l’herbe courte aux rares fleurs/avant de s’effacer dans le bleu et le froid “.
La poésie comme pont par-dessus les ronces. Lisez ces trois auteurs.
- Carole Carcillo Mesrobian, De nihilo nihil - 20 mars 2022
- Denise Le Dantec, La strophe d’après - 21 septembre 2021
- Marie-Josée Christien, Sentinelle, Guy Allix, Vassal du poème - 6 septembre 2021
- Florent Dumontier, éclair éclat erre - 19 mars 2021
- Revue La Page Blanche : entretien avec Pierre Lamarque - 6 février 2021
- Henri Droguet, Grandeur nature - 21 janvier 2021
- Clara Calvet, Le pèlerinage du temps - 21 décembre 2020
- Serge Núñez Tolin, une poésie de la moindre des choses - 20 octobre 2020
- Marc Dugardin, D’une douceur écorchée - 6 septembre 2020
- Martin Wable, Terre courte - 5 janvier 2020
- Florent Toniello, Foutu poète improductif - 25 septembre 2019
- Jacques Taurand, Les étoiles saignent bleu - 3 mars 2019
- Cécile Coulon, Seyhmus Dagtekin et Roland Reutenauer - 3 février 2019
- Yannick Torlini, Bernard Desportes, Carole Carcillo Mesrobian - 4 janvier 2019
- Bernard Desportes, Le Cri muet - 5 octobre 2018
- Lionel Bourg, Un oiseleur, Charles Morice - 5 mai 2018
- Claude Ber, Titan-bonsaï et l’extrêmophile de la langue - 6 avril 2018
- Perrine Le Querrec, Ruines - 6 avril 2018
- Sophie G. Lucas, Moujik moujik suivi de Notown - 24 novembre 2017
- Lionel Bourg, Watching the river flow - 24 novembre 2017
- Guénane, Atacama - 24 novembre 2017
- Philippe Mathy, Veilleur d’instants - 24 novembre 2017
- Georges Guillain, Parmi tout ce qui renverse - 24 novembre 2017
- Sammy Sapin, Deux frères - 30 septembre 2017
- Corinne Pluchart, Fragments - 30 septembre 2017
- Eric Godichaud, Le cabinet de curiosités - 30 septembre 2017
- Denis HEUDRÉ : autour de la collection “l’Orpiment” - 21 mai 2017
- Marie-Noëlle AGNIAU, Mortels habitants de la terre - 19 mars 2017
- Fil de lecture de Denis Heudré : Béatrice LIBERT, GUENANE - 20 octobre 2016
- Martin WABLE : Géopoésie - 25 juin 2016
- Fil de lecture sur Guenane, Jacques Josse et Le Golvan - 5 mai 2016
- Fil de Lecture de Denis Heudré : Heissler, Péglion, Girerd - 30 novembre 2015
- Fil de Lecture de Denis Heudré : Jean-Luc Despax, Alain Roussel - 24 novembre 2015
- Fil de lecture de Denis Heudré — voyage entre le fleuve, l’espace et l’Islande - 10 novembre 2015
- Fil de lecture de Denis Heudré : Gilles Baudry et Pierre Tanguy / Titos Patrikios / Imhauser - 3 novembre 2015
- Philippe Jaffeux, Alphabet (de A à M) - 14 décembre 2014
- Jean-Claude Pirotte et Guénane : Une île ici et là, par Denis Heudré - 24 octobre 2014