Cécile Guivarch, que vous a‑t-on fait mes aïeux…
que vous a-t-on fait mes aïeux avec cette guerre
vous étiez beaux vous voilà transformés à jamais
la peur aux fesses vous ne parlez plus qu’étouffés
à demi-mots vous criez pour ne rien transmettre
et vous continuez toujours avec vos disparitions
*
quand on regarde nos plus vieux ils n’ont d’âge
la vie les charrues ont creusé ridé leurs visages
tout ce qu’ils ont de dureté à nous regarder ainsi
sûre qu’ils nous voient depuis les photographies
ce sont nos regards qui se croisent se mélangent
*
vous nous avez laissé tout en chantier en débris
que faire de nos rêves avec vous sur nos épaules
vos petits frères sont morts vous n’en disiez rien
maintenant nous tremblons à chaque son de cloche
nous tremblons à chaque détonation dans le vent
*
Monsieur Robin et Mademoiselle Ourry mariés
une date de juillet 1878 une date un sept juillet
vous passiez contrat pour deux jupes de molletons
quatre caracos douze chemises douze tabliers
dix-huit mouchoirs deux parapluies une cruche
vingt-cinq torchons une couverture dix foulards
le tout pour la modique somme de mille francs
*
on remonte aux très vieux de Saint-Martin d’Aubigny
Pierre Zacharie issu de l’union de Toussaint Léon
et de Marie tous les deux décédés en juillet 1878
Estelle Mathilde issue de l’union d’Ernest Bernardin
ainsi que de Virginie Louise demeurant tout deux
dans cette petite commune de Saint-Martin d’Aubigny
*
vous étiez de Saint-Martin d’Aubigny
vous viviez à Saint-Martin d’Aubigny
vous regardiez vos enfants courir à Saint-Martin d’Aubigny
vous étiez dans les champs ou devant les fourneaux à Saint-Martin d’Aubigny
vous restiez assis devant vos portes à Saint-Martin d’Aubigny
les gens passaient vous saluaient à Saint-Martin d’Aubigny
depuis deux trois ou plus de générations à Saint-Martin d’Aubigny
vous êtes morts et d’autres sont partis de Saint-Martin d’Aubigny
aujourd’hui on tape dans google maps Saint-Martin d’Aubigny
sur la carte satellite on vous recherche à Saint-Martin d’Aubigny
*
qu’avez-vous fait de Florine on dit qu’on l’a enfermée
oui qu’avez-vous fait de Florine partie à l’asile d’Angers
Florine enterrée dans un cimetière on ne sait où à Angers
pourquoi n’avoir jamais rien dit sur la très chère Florine
qui peut nous dire vous êtes morts ce qu’avait Florine
était-elle vraiment folle Florine pour vous taire à ce point
*
avec toutes les branches de l’arbre les racines s’enfoncent profond
de qui sommes nous pour être avec nos noms nos prénoms
nos tics nos tocs nos réveils en sueurs vos rêves qu’on reçoit
rêviez-vous quand nous nous endormions les soirs de lune
c’est à croire que nos nuits rassemblent vos agitations
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faut-il qu’ils soient morts qu’on sache que la vie sans nos morts n’est rien
qu’ils se ramassent tous sur notre dos nous parlent au creux des oreilles
que dire suis rien sans tous ceux là père mère et ceux qui sont nés avant
je viens juste m’inscrire un peu plus dans l’arbre lui alourdir les branches
*
c’est au ciel qu’on vous voit toujours comme autant d’espace
vous en donnez et on s’y mélange à croire qu’il est tout près
on vous voit parfois à tendre les bras vous essayez d’attraper
les étoiles ou la lune pour parsemer vos cheveux vous faire briller un peu
*
ce blanc qui s’étire entre nous et puis l’envol des oiseaux
me perds mes yeux dedans je poursuis jusqu’aux origines
aller comme au plus loin de soi avec toutes les incertitudes
savoir à peu près imaginer ce qu’ils avaient dans leurs vies
leurs maisons le vieux four à pain la casserole sur le poêle
les enfants à jouer sur le sol de terre battue cuillère en main
*
mes aïeux je vous connais et je ne vous connais pas
vous êtes boule de feu qui se consume sous mes pieds
je marche avec vos empreintes qui peinent à s’effacer
le sol est dur vous l’avez tant foulé qu’on ne sait plus
*
de vos histoires qu’on découvre parfois dans une boîte en carton
vous nous servez vos plats réchauffés après tout ce temps
ça nous fait pleurer ou bien sourire vos secrets de tous les temps
vos choix que vous avez fait et qui nous ont changé à ce point
*
sous terre ou au ciel vous durez avec vos héritages
vous vous poursuivez à travers nous de bouche en bouche
des choses bougent de tout ça mais au fond les syllabes
demeurent à la surface jusqu’à ce dont personne n’a voulu parler
qui vous prolonge au-delà de tout de la vie de la mort et du ciel