Cécile Oumhani, Les vivants et les morts
Des collines vert foncé ondoient
des rivières tourbillonnent
dans de vastes étendues boisées
pierre terre eau et feuillages
couleurs et nuances inconnues et familières
l’avion touche le sol à l’aéroport de Cochin
un matin de juillet
la tête me tourne
là où je ne suis jamais venue
ils ont vécu ici –il y a plusieurs dizaines d’années
les vieilles photos qu’elle gardait dans son album
ou ce qu’elle nous a raconté de ses parents
à Kodaikanal ou à Trivandrum ?
un jeune garçon se fraie un passage
à grands coups d’éclaboussures
sur la chaussée inondée
des écolières attendent
le ramassage scolaire sous leurs parapluies
des rideaux de pluie s’écrasent
sur des constructions imaginaires
et me laissent admirer
des présences au présent
la vie des vivants
et je descends les rues escarpées
la ville m’enveloppe
dans sa rumeur et dans ses rythmes
des présences au présent
la vie des vivants
la tasse de chaï beige
repose dans ma main
à l’infini sa saveur forme
et reforme les perspectives
sur ce qu’on ne perd pas
mais ne fait que changer
sans fin
tissé et détissé
pendant que nous allons notre chemin
Extrait de Passeurs de rives, éditions La tête à l’envers, 2015
∗
Saison de neige
l’aïeule taille mes draps
dans l’étoffe du ciel
remue mes rêves
avec la braise
et met le jour à lever
dans la cuisinière
tôt le matin
elle lave à grande eau
les ombres sur ses photos
en garde la paisible clarté
et l’énigme de ces noms
que j’égrène
avec des baies de sureau
sur son tablier
blotti contre le vieux chat tigré
le monde ronronne
entre ses doigts de lait
dehors
ivre de silence
la neige boit les collines
à perte de vue
et je cherche à mes pieds
où pourrait finir demain
je ne sais pas
que la neige brûle
au bout de ses gants troués
Extrait de Passeurs de rives, éditions La tête à l’envers, 2015
∗
Des voix du passé
nous marchons dans l’obscurité
sans relâche elle défait le passé
comme avec les pages d’un livre usé
de grands arbres chuchotent
au fond du jardin
nous effleurons du bout des doigts
des écorces parfumées et d’épais feuillages
en quête de poèmes
épelés dans un alphabet perdu
des voix d’adultes résonnaient tard dans la nuit
nous berçaient vers un sommeil confiant
nous ne comprenions pas toujours
les mots portés par la brise
depuis une véranda vide
comment les oublier
alors que le présent s’éloigne
une promesse à tenir
et une énigme à résoudre
Extrait de Mémoires inconnues, éditions La tête à l’envers, 2018
∗
Quand j’étais jeune je restais des heures, allongé sur le dos à regarder le ciel, et puis je rentrais à la maison et je les peignais.
J.M.W Turner
La démesure de l’espace et de la lumière
l’apprendre
à l’aune du corps étendu sur le sol
boussole affolée entre terre et ciel
sans se lasser interroger le monde
ébahi du fil de tant d’heures limpides
et boire à larges goulées
l’incessante mouvance ce vertige muet
où glissaient les couleurs happées
toujours plus loin et plus haut
dans l’énigme du reflet
et la soirée ne suffisait pas
à épeler la langue secrète des choses
Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022
∗
Délié de toute pesanteur le pas
cherche à rejoindre l’impatience de l’œil
les bribes s’évanouissent aussitôt qu’aperçues
et le jour s’esquive engouffré derrière la nuée
couve puis surgit à nouveau pâle incandescence
au fil de son odyssée silencieuse
sourds battements du cœur
en écho avec ce qui cogne le chemin
très loin vers ses marges limpides
assoiffées de clarté les paupières
s’étancheront-elles à la source des nuages
apaisées le soir à la lueur des pages
et de ce qui court au feu des doigts
Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022
∗
Flux de lave dans l’obscur des veines
le poignet tressaille
le pouls s’emballe en ce point
où le jour s’attache au couchant
combler ce qui manque
et déchiffrer le sourd alphabet
d’une langue ravie au soleil
syllabe par syllabe
là où s’étoilent nos nuits
au cadran d’un autre ciel
Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022