Poète, traducteur et éditeur, notamment de Leopoldo María Panero avec les éditions Fissile, Cédric Demangeot nous a quittés récemment et prématurément en nous laissant un impressionnant catalogue éditorial, plus d’une quarantaine de recueils d’une poésie dense, forte et conséquente, ainsi que plus d’une vingtaine de traductions remarquables.
Autant de livres passés et à venir, présents parmi lesquels ces Éléments de sabotage passif, court recueil en deux parties qui traite Du mésaccord, & d’un malentendu entre un je et son il qui se répondent pour poser les rudiments d’une éthique qui font et rendent honneur et hommage à un auteur et à une œuvre intègres et lucides. Un ouvrage qui, rétrospectivement, revêt un caractère testamentaire.
Il y a longtemps que je ne l’ai pas vu. Pourtant quelque chose reste, ou revient.
Je est un autre, depuis Rimbaud, c’est entendu. Ce que l’on entend moins, c’est que parler de l’autre c’est toujours parler de soi comme de son rapport – ici inconfortable, en ce qu’il ne se conforte ni se conforme – au monde. De ces Éléments de sabotage passif de Cédric Demangeot, sorti le 15 mars 2021 chez Éric Pesty Éditeur, le narrateur et l’auteur, le lecteur et la lectrice, l’éditeur et le livre, le personnage et son pronom, retiendront l’attention portée, plus que sur le réel et son double, à la relation entre moi et l’autre mise au monde par une langue soucieuse d’authenticité propre à un poète aussi désespéré que résolu à en découdre avec la mort et ses agents, le fascisme et la guerre (« La langue aujourd’hui n’est qu’ordre, marchandise et mort. » in Une inquiétude).
Cédric Demangeot, Éléments de sabotage passif, Éric Pesty Éditeur, mars 2021, 36 p., 10,00 €.
Il ne fallait pas commencer — par écrire « il ». Sitôt écrit, il disparaît. Derrière un pronom il y a toujours une disparition.
La mort de l’auteur, plus réelle que jamais avec celle de Cédric Demangeot en janvier dernier, est à l’œuvre partout, en amont comme en aval du texte. Et, avec elle, des choses et autres qui reviennent. Des échanges et conversations, corp(u)s (« Son bras (…) Ou sa langue ») et recensions (ici d’Un enfer et d’Une inquiétude) précédant sa disparition, ainsi que leurs influences et conjonctions : « Je me retrouve à un moment ou à un autre avec des bouts de son corps qui bougent dans ma bouche. » À travers « il », le narrateur de Cédric Demangeot (à moins que ce ne soit lui qui s’exprime à travers son je, son moi) veut parler de « cela », soit de ce rapport entre ces deux [i(rré)d]entités qui se recouvrent ou s’annulent sans que l’on puisse distinguer, aimants ou précipités, physique ou chimie, le positif du négatif.
Il aime les fleurs, les femmes, les odeurs / oubliées dans les couloirs. Il suffoque / à leur seul souvenir — c’est en cela / qu’il est diaboliquement ressemblant.
Il a un visage qui (forme et couleur sont, se font et se fondent dans la page et l’écrit) naît d’un rituel secret qui (relève, non de la mystification, mais d’une mystique) se perpétue dans d’autres, non moins énigmatiques (« « Il » est le corps de cela »). Il est incisif, un Sisyphe absurde et efficace dont les lambeaux et bribes – laisses, mais non brides – donnent à voir l’effacement et la survivance, l’absence et l’existence, conjointes de ses fondations — « Avec chacun de soi, autrement dit de personne, ce don de rien (ce manque de tout), la relation commence. » Une langue chasse l’autre, qui s’écrit en creux, puis en bosse s’abouche. L’une commence quand et où l’autre finit dans une perpétuelle dialectique, un jeu du je où tout se fond sans se confondre — « Il refuse d’employer la troisième personne. Il ne veut pas dire « il », parce qu’il a peur de lui-même, comme j’ai peur de moi. »
à l’assaut tous les jours de l’horrible moulin — qui fait de la farine avec les corps.
A partir de cet « il » et du mésaccord qu’il entretient avec lui, Cédric Demangeot nous livre un « antiportrait craché de son inventeur ». Au-delà de la question du pronom, de ses possibilités et de son impossible objectivation (« Le coup du pronom, pardon, c’est une blague. »), s’en pose une autre : celle, essentielle et existentielle, nietzschéenne et psychanalytique – en un mot : archétypale – du masque et de l’ombre. Avec cette capacité à voir la poésie du quotidien et à défier son drame en poussant l’image et son développement au bout du rouleau (« Le jour où j’ai conçu l’idée stupide de lui donner un nom, j’ai failli le perdre. ») – à l’instar d’Antoine Mouton (avec Chômage Monstre ou Poser problème) – mais aussi d’aborder la question de la bête et abêtissante banalité du mal en une manière et matière philosophicopoélitique aussi obsessive et névrotique qu’inédite.
Il est malade à cause du monde. Parce que la maladie du monde est contagieuse et maligne. Il n’y a aucune raison de l’espérer guérissable.
& d’un malentendu, Cédric Demangeot part et se départit de la prose pour entrer de nouveau dans une poésie de combat. Où le langage, grâce à son travail antérieur de vivification (« Il est facile de traverser les miroirs / une fois qu’on a démesuré le corps.»), échappe à son pendant tautologique (LTI & LQR) par d’aphoristiques et surréalistes (« Une saison en forme de serpillière ») haïkus (« Canicule de février »). Où la question rimbaldienne du Voyant (« Où peux-tu m’emporter / est la question que je pose / en entrant. ») ne parvient jamais à rejoindre la réponse du Voyage baudelairien (« Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ») à cause de cette « maladie du monde », de la torture et du sol, de la réification et de la trahison qui, partant du corps du Mésaccord, est à l’origine du malentendu.
On voudrait (sans magie / ni condition) (le plus naturellement du monde) guérir.
De la haine qu’un matin / triste on contracta.
(dans une cour.) / (de récréation concentrationnaire.)
Avec ces Éléments de sabotage passif, Cédric Demangeot, poète sans concession et penseur antiautoritaire dont la poésie et la réflexion gravitent — comme il se doit — nécessairement entre la connaissance de soi et le combat, nous délivre en même temps qu’un outil de compréhension de sa vie et de son œuvre un manuel de survie en milieu hostile. Face à l’impossibilité manifeste de communi(qu)er, entre l’urgence et l’exigence de l’engagement et de la désertion (« Je ne peux pas le forcer à la paix. Il ne peut pas non plus m’accorder éternellement sa guerre. »), l’auteur poursuit sans relâche son action de (dé)construction personnelle et poétique, en un mot : de sabotage. De sorte que rien ne puisse être, ni de lui ni de son œuvre, utilisé par l’ennemi.
Une œuvre et un recueil à lire et à relire en ces temps où notre besoin de consolation est une nouvelle fois, si tant est qu’il puisse et doive l’être, impossible à rassasier. Le testament d’un poète, dont on peut et pourra dire, le citant, en guise d’épitaphe, « Il n’a pas — de son vivant jamais n’aura — travaillé pour la mort. »
Présentation de l’auteur
- Cédric Demangeot, Éléments de sabotage passif - 21 septembre 2021
- Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Conférence dansée de Louise Desbrusses - 6 septembre 2020
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