Chantal Dupuy-Dunier, bâtisseuse de cathédrales

Chantal Dupuy-Dunier, auteure d'une trentaine de recueils,   dont Initiales (éditions Voix d'encre)  qui lui avait valu le prix Artaud en 2000,  publie un nouveau recueil, l'impressionnant Cathédrales, aux éditions Petra. Elle y retrace, depuis le néolithique, le mouvement qui pousse l'humanité à ériger des pierres vers le ciel. Cet ouvrage de plus de 300 pages - dont elle nous offre 5 extraits accompagnés de leur lecture par elle-même - est une sorte de chant qui, en trois mouvements  ("Sanctuaire mégalithique", "Crypte primitive", "Cathédrale ogivale")  retrouve, suit  - mime aussi par la disposition des mots sur la page - les rituels sacrés qui lient depuis toujours la pierre à la prière - révèlant ainsi  la profonde et troublante énergie poétique de ces gestes qui font de l'écrivain le compagnon des bâtisseurs. 

Chère Chantal, je pense que mes premières questions porteront sur la genèse de cet ouvrage :
- comment t'es venu le désir / l'idée de ce thème? Comment s'insère-t-il dans ton oeuvre (souvent plus autobiographique, ou intimiste) et dans ton parcours de vie personnel ?
- c'est une épopée qui cite des auteurs, et même quand tu ne cites pas, on devine l'énorme quantité de lectures / de visites qui nourrissent ce livre : peux-tu parler de ton travail préparatoire de documentation, de la façon dont tu as constitué/exploré/exploité ces sources ?
Ensuite, je pense qu'il serait intéressant de savoir comment tu t'y es prise pour construire ta cathédrale : tes choix de construction et de mise en page (car c'est très construit - le choix des "pierres", les calligrammes...) - c'est de mon point de vue, assez vertigineux. Une oeuvre somme ! 
Cette cathédrale, je la portais sans doute en moi depuis longtemps.
Une vieille fascination pour le travail des hommes qui ont bâti ces monuments, devant la foi qui les portait, ce d’autant plus que je suis incroyante. J’envie ceux qui ont, entre la mort et eux, le rempart d’une croyance rassurante.
Je suis devenue athée vers 22 ans, mais j’ai un passé de religiosité important. Vers l’âge de 10 ans, je voulais devenir carmélite, cela n’a duré que quelques mois. J’avais et j’ai conservé une attirance pour Sainte Thérèse de Lisieux. J’admire qu’on puisse consacrer toute sa vie à un idéal, même si ce n’est pas le mien, et que cet idéal soit tourné vers les autres. En faculté, j’ai suivi quelques cours de théologie.
Ce projet d’écriture s’est imposé à moi en voyant un « œuf de lumière » au sol de la cathédrale de Chartres, reflet d’un vitrail sur lequel l’ombre de nuages se mouvait (photo ci-jointe. J’ai même une petite vidéo). Oui, cela a débuté par cette « illumination », donc par la manifestation du soleil, ce dieu primitif dont on retrouve la présence dans des objets religieux comme les ostensoirs et surtout dans les rosaces. C’est ce qui m’a fait signe.

toutes les photos sont de l'auteur

Pourquoi tous ces auteurs cités (et j’aurais aimé en citer tant d’autres) ? Parce que j’ai voulu que ma « Cathédrale » soit une grande métaphore de la poésie. Elle symbolise la pyramide poétique. Depuis les origines, chaque poète en étant une pierre, écrivant sur les fondations que tous ses prédécesseurs ont édifiées, et déposant sa propre pierre sur laquelle pourront s’appuyer d’autres poètes à venir. Cette cathédrale s’appelle « la poésie ».

.

Dans mes recueils précédents, il est vrai que la part autobiographique était importante. Cependant, j’ai toujours espéré que le lecteur n’y verrait pas simplement « ma petite histoire», mais pourrait projeter la sienne. Beaucoup m’ont dit que le village de Cronce était pour eux un autre village de leur enfance. De même, quand j’écris sur la mort, il est évident que cela concerne tout le monde et résonne.
De plus, j’entretiens avec les pierres un rapport intime car mon prénom « Chantal » signifie « caillou, pierre ». Dans  Initiales, des lettres et une date gravées dans un mur servaient de point de départ au poème. Dans Creusement de Cronce , c’était déjà « la parole des pierres » que je recueillais. En ce qui concerne Saorge, dans la cellule du poème ((Les trois recueils ont été publiés par Voix d’encre.)), les pierres du monastère sont aussi très présentes. La pierre fait pour moi partie du vivant, je suis avec elle dans une relation orphique comme avec toute la nature, avec tout le vivant. Lorsque j’écris, je me sens tailleur de mots, sculpteur dans le matériau du langage. Mon stylo est un burin.
Des lectures, des visites ? Bien sûr, durant plusieurs années, mais j’aurais aimé avoir le temps de lire davantage, il y avait déjà Victor Hugo avec « Notre-Dame de Paris » et ma découverte principale a été Joris-Karl Huysmans. Dans son roman  La cathédrale , c’est justement celle de Chartres qu’il évoque. J’ai donné le nom de son héros Durtal à un de mes personnages. J’ai rejeté certains livres exposant des théories délirantes, comme ceux qui racontent que des extraterrestres sont venus construire nos cathédrales ! Le sujet stimule les imaginations. Les lectures se faisaient en chemin, en même temps que l’écriture. Je n’ai pas fait un travail rigoureux de préparation. Quand on écrit sur un sujet, j’ai remarqué que les choses se présentent autour de ce sujet, sans doute parce que l’on est dans l’état d’esprit de les remarquer. Beaucoup d’images quand même, d’intuition aussi. Je voyais l’évolution de mon sanctuaire mégalithique et du lieu où il se trouvait. Je voyais mes personnages. J’ai préparé mes calligrammes en prenant des croquis de vitraux, notamment à la Sainte-Chapelle de Paris. Le problème est que je ne sais pas dessiner et j’aurais aimé que la rosace finale figure vraiment une grande rosace.
En matière de visites, c’est la même chose, j’aurais voulu voir toutes les cathédrales ! J’ai aussi fait en sorte que l’Auvergne où je vis ait sa place et j’ai fait des emprunts à nos belles basiliques en plus de la cathédrale de Clermont-Ferrand et de celle du Puy qui valent un détour.
Comme tu le notes, ce livre est très construit. Je l’ai vraiment bâti. Chacun des trois chapitres comporte un préambule où le même personnage est présent, un homme qui retranscrit ce à quoi il assiste (il est bien sûr le poète), puis des « Pierres », qui peuvent être des animaux, des personnages, des éléments, etc. Dans chaque section, on retrouve un sacrifié, un officiant, un incroyant, un astre, de l’eau, des arbres et les bruyères qui vont donner son nom à « Notre-Dame des Bruyères », ainsi que « Pierre, la Pierre » qui, de pierre d’autel du sacrifice primitif, devient marche devant l’autel d’une première église avant de clore le tombeau d’un Maître d’Œuvre de la cathédrale. J’ai réellement posé mes pierres poétiques les unes sur les autres.

.

Tu as répondu de façon exhaustive aux deux premières questions - c'est un texte extrêmement intéressant ! M e restent des demandes concernant la suite : comment t'y es-tu prise pour construire ta cathédrale, comment se sont déterminés tes choix de construction et de mise en page (car c'est très construit- le choix des "pierres", les calligrammes...)
Après la survenue de l’inspiration, déclenchée par cet « œuf de lumière » mouvant vu au sol de la cathédrale de Chartres, l’idée s’est imposée à moi qu’il fallait vraiment essayer de construire ce livre comme les bâtisseurs de cathédrales, en y consacrant beaucoup de temps et de passion. Victor Hugo cité en exergue écrivait : « Quiconque naissait poète se faisait architecte. »
J’étais habitée par ce projet à long terme. Oui, je voyais le lieu, les édifices. Je côtoyais mes personnages. Eux aussi se sont imposés à moi.
J’ai fait un plan, que j’ai remanié plusieurs fois. Deux choix s’offraient à moi : construire un ouvrage encore plus important en incluant un chapitre qui se serait appelé « Cathédrale romane » ou élaguer un édifice qui risquait de devenir trop « lourd » pour le lecteur. J’ai choisi d’élaguer en faisant un saut un peu rapide de « Crypte primitive » à « Cathédrale ogivale ». « Cathédrale » a compté une cinquantaine de pages supplémentaires et des « Pierres » (paragraphes) en plus. Il y a peut-être quelques anachronismes, mais je me pose en poète pas en historienne, même si je me suis documentée.
Au fond ma cathédrale, dont je reconnais que la construction est ambitieuse, se veut non seulement une grande métaphore de la poésie, mais tente de représenter l’humanité dans son ensemble et l’univers avec tous les éléments qui le composent (ce qui est bien sûr impossible). Le choix de la mise en page accompagne mon écriture depuis mes premières publications. Elle doit s’accorder au texte, elle fait partie intégrante du poème, en renforce le sens.
Les calligrammes de vitraux sont pour moi le moyen de figurer la lumière passant à travers les « espaces blancs » des poèmes.
Je reviens aussi au culte du soleil, depuis le sacrifice primitif accompli pour qu’il se lève chaque jour jusqu’à la rosace finale. Souvent, il y a une « boucle » dans mes recueils, un retour au début.
Le style aussi change selon le sujet. Ici, il y a beaucoup de formes litaniques parce qu’elles rappellent les prières.

lumière sur un signe lapidaire à Orcival.

 

 

5 extraits de Cathédrale

 

Poème inaugural :

 

Ce matin,

au sol de la cathédrale

dont les neurones de pierres se souviennent,

le geste ovale du labyrinthe

désigne la direction de l’œuvre.

Les rayons traversant un vitrail

dessinent sur les dalles

un reflet marbré.

Le reflet à la forme parfaite

progresse lentement vers l’entrée du dédale,

œuf lumineux.

 

 

Extrait de « Sanctuaire mégalithique » :

 

Ô Soleil, je guette ton retour.

 

Quand je devinerai ton approche,

j’attacherai ma chevelure

pour aller recueillir l’eau

avec laquelle mon père lavera

la lame du sacrifice et la pierre d’autel.

Et je prononcerai ces mots :

 

Source, qui désaltère l'orge, la fourmi et l’homme debout,

le chêne, le rat des champs et l’homme couché,

redonne à la lame et au granit

l’embrasement du dieu soleil.

 

Di va oumba          par le ventre de la grêle,

Di va oumba          par les blessures du ciel,

Di va oumba          par le souffle qui règne sur le souffle !

 

 

 

Extrait de « Crypte primitive » :

 

Vous qui êtes là,

écoutez les paroles qu’il prononce tout bas :

Tu t’appelles Pierre la Pierre.

Au milieu du tertre bouleversé par le remuement du chantier,

je t’ai vue apparaître près des bruyères en fleurs.

Le ciel était animé d’un somptueux vol de corbeaux.

L’ombre velours de leurs ailes accentuait ta couleur

et traçait des reliefs à ta surface.

Lorsqu’après tous nos efforts,

le bœuf robuste t’a enfin rendue au jour,

je serais tombé à genoux sur la terre rouge,

mais ta beauté paralysait mes gestes.

J’ai pu ouvrir la bouche et demander :

- Qui es-tu ?

 

 

 

Extrait de « Cathédrale ogivale » :

 

Chacun lève les yeux vers le grand livre de pierre,

livre de verre en ses vitraux.

Recueil vertical,

poème dressé au-dessus du langage ordinaire,

que je tente de traduire.

 

˗ Poète, comme Maître d'œuvre, est un haut-métier

qui ne va pas sans le devoir d'être Homme,

ne s'accommode pas d'une existence banale.

La responsabilité des mots nous incombe ˗

 

 

 

.

 

.

.

 

 

 

 

 

 

.

 

 

.

.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

.

.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

.

Présentation de l’auteur

Chantal Dupuy-Dunier

Poétesse, née le 28 novembre 1949 en Arles. A vécu douze ans dans le petit village de Cronce en Haute-Loire. Vit maintenant à côté de Clermont-Ferrand.
Elle a exercé la profession de psychologue dans un hôpital psychiatrique et a animé pendant onze ans un atelier d'écriture et de lecture poétiques. Crée des spectacles poésie-musique.

BIBLIOGRAPHIE :

A publié une trentaine de livres dont Initiales (Voix d’encre, Prix Artaud 2000), Creusement de Cronce et Des Ailes (Voix d’encre), Éphéméride et Mille grues de papier (Flammarion), Où qu’on va après ? (Cadex), Pluie et neige sur Cronce, Miracle et Ton nom c’était Marie-Joséphine, mais on t’appelait Suzon (Les Lieux dits), C’est où Poezi ? et Ferroviaires (Henry). Le plus récent : Cathédrale (Petra, collection Pierres écrites/L’oiseau des runes, juin 2019.

SITE : chantal.dupuy-dunier.fr

 

Autres lectures

Mille grues de papier, de Chantal Dupuy-Dunier

Il y a une idée dans le dernier ouvrage de Chantal Dupuy-Dunier. Je veux dire : son dernier ensemble, intitulé Mille grues de papier, et publié chez Flammarion, est le déploiement d'une idée [...]

Les Cahiers du Loup Bleu

Une brochure de quelques pages, sous une couverture toujours identiquement illustrée d'une bande horizontale de forme variable sur la première de couverture, et d'un loup -  bleu, évidemment – dont les traits sont [...]

Chantal Dupuy-Dunier, bâtisseuse de cathédrales

Chantal Dupuy-Dunier, auteure d'une trentaine de recueils,   dont Initiales (éditions Voix d'encre)  qui lui avait valu le prix Artaud en 2000,  publie un nouveau recueil, l'impressionnant Cathédrales, aux éditions Petra. Elle y retrace, [...]

Chantal Dupuy-Dunier, Les Compagnons du radeau

« Dans nos maisons d'enfance / craquait le parquet familier, / comme ces grands sapins / qu'un souffle insistant a rendu vulnérables. / Grincent aussi / les planches du radeau. » : ainsi s'inaugure le voyage [...]

Chantal Dupuy-Dunier, Cronce en corps

Chantal Dupuy-Dunier reprend autrement son histoire avec Cronce, petit village que son art a rendu mythique. Dans Creusement de Cronce1, déjà elle recueillait la parole vivante des pierres avec lesquelles elle entretient toujours un rapport [...]

Chantal Dupuy-Dunier, Parenthèses

Parenthèses : voilà un titre plutôt énigmatique. Est-ce celles qui bornent notre chemin, depuis l’avant jusqu’à l’après, faisant de nous… une parenthèse dans le cours des choses ? Il semblerait ici qu’il s’agisse des [...]