Chantal Dupuy-Dunier, Les Compagnons du radeau

Par |2022-03-05T17:01:34+01:00 21 janvier 2022|Catégories : Chantal Dupuy-Dunier, Critiques|

« Dans nos maisons d’en­fance / craquait le par­quet fam­i­li­er, / comme ces grands sap­ins / qu’un souf­fle insis­tant a ren­du vul­nérables. / Grin­cent aus­si / les planch­es du radeau. » : ain­si s’in­au­gure le voy­age ini­ti­a­tique auquel nous con­vie Chan­tal Dupuy-Dunier sur cette embar­ca­tion frag­ile impli­quant néan­moins l’hu­man­ité entière… 

Nous sommes tous « les com­pagnons du radeau », les com­pagnons d’in­for­tune ou de chance des exis­tences vécues au fil des bon­heurs et des mal­heurs du temps qui passe, avant de con­naître la dernière heure, celle du tré­pas ou du pas­sage vers une autre odyssée, cycle de la vie ou de la mort dont nous, les com­pagnons, sommes tour à tour les naufragés et les rescapés. C’est le non-sens même de notre con­di­tion, au tra­vers de laque­lle vivre, c’est appren­dre à mourir, que la métaphore du frêle esquif inter­roge, dans ce frag­ment clé où les inter­ro­ga­tions se croisent jusqu’au sans réponse du mys­tère : « Sur le radeau, / chaque être ne tend finale­ment / que vers l’ab­sur­dité du voy­age. / Jamais le radeau ne s’im­mo­bilise. / Il pour­suit sa route insen­sée / jusqu’au lieu où les ques­tions / ne peu­vent plus être posées. »

Com­ment ne pas évo­quer la référence à la toile de maître du pein­tre roman­tique Théodore Géri­cault, Le Radeau de la Méduse, érigeant aus­si en sym­bole de la des­tinée humaine un épisode trag­ique de l’his­toire de la marine colo­niale française : le naufrage de la fré­gate Méduse ?

Chan­tal Dupuy-Dunier, Les Com­pagnons du radeau, Les Écrits du Nord, Édi­tions Hen­ry, 132 pages, 12 euros.

Com­ment ne pas lire égale­ment entre les lignes une allu­sion aux Tra­vailleurs de la mer de Vic­tor Hugo der­rière le per­son­nage porte-parole de Yorick, dont le nom sig­ni­fie en grec « le tra­vailleur de la terre » ? À moins qu’il ne s’agisse d’un dou­ble de L’Homme qui Rit à tra­vers le rire cathar­tique, à la fois exor­cisme et exu­toire, de ce clown-miroir à notre partage entre sub­lime et grotesque ? Véri­ta­ble emblème par ce fameux ric­tus tran­chant, blessure et cica­trice, poi­son et remède, symp­tôme et médecine, de notre por­trait uni­versel d’êtres humains, entre le grandiose d’artistes man­qués et le ridicule d’insectes mort-nés ?

« Le rire de Yorick / escaladerait les mon­tagnes / s’il y en avait sur le radeau. / Il grimpe au mât et monte aux nues. / L’océan le porte / comme une flot­tille d’oiseaux migra­teurs, / le réper­cute de souf­fle en souf­fle, / l’amplifie jusqu’au toit du monde. / Ris, bouf­fon ! / Ris, philosophe ! / C’est la même chose : / il faut être fou pour oser réfléchir à notre con­di­tion. / Ris, bouf­fon, de ton squelette futur / et des cav­ités de ton crâne » : l’écriture au couteau de Chan­tal Dupuy-Dunier entre l’éclat mor­dant du fou du roi, dont la satire sociale fait de ce spec­ta­cle sur les planch­es le théâtre de notre monde, et le bro­card inso­lent du sage ironique, en accoucheur d’âmes en éveil au lyrisme con­tenu dans l’écrin de ses vers tra­vail­lés, comme si nous étions à l’écoute d’un démon socra­tique, tour à tour néga­teur ou affir­matif, qui nous souf­flerait la déri­sion de l’aventure collective…

C’est d’ailleurs ce rire de Yorick qui détient le dernier mes­sage, moins en trait d’esprit qu’en aveu d’impuissance, face au silence infi­ni de l’immensité de l’univers qui nous dépasse, en véri­ta­ble pied de nez aux con­sid­éra­tions sci­en­tifiques con­tem­po­raines, l’image d’un abîme trop grand sur le point d’engloutir une terre trop plate et trop petite : « Qui a dit que la terre était ronde ? / Soudain, tu vois se pro­fil­er à l’horizon / la gueule grande ouverte, / sépul­crale et bleue, / l’abrupt du gouf­fre. / Un immense éclat de rire de Yorick, / le dernier. / Nous tombons… » De cette chute sans fin en coup de théâtre d’un réc­it, qui aurait évité l’écueil du roman trop long, pour lui préfér­er l’épopée méta­physique mais dans la ful­gu­rance d’une nou­velle au dénoue­ment révéla­teur du vide et de l’horreur du terme ultime, comme un saut dans le vide, remon­tent presque les paroles enfouies du début du poème sur la pointe des pieds…

« Ceux des petits, / à l’odeur de cail­lé, / que leurs mères cro­quent en bêti­fi­ant, / des larmes de rire plein les yeux. / Ces jeux détour­nent un temps les pen­sées / des angoiss­es au regard fixe des médus­es, / qui har­cè­lent les hommes du radeau, / des peurs livides qui broient leur som­meil. / Au fond d’eux s’allume une lueur venue de très loin, / trem­blante comme une lampe à huile / voguant au fil de l’eau. » : éclats de rires cristallins, inno­cents, ceux de l’enfance cajolée, en con­ju­ra­tions de la peur, détourne­ments de l’insignifiant et de l’abject qui fait donc aus­si la trame de notre exis­tence pour libér­er cette lueur d’espoir au rire franc, vœu à exaucer, du moins à ne pas trahir, dans ce si vaste et inex­orable voy­age, si infime en soit le radeau d’aventures, que nous relate cette grande poétesse initiatique…

Présentation de l’auteur

Chantal Dupuy-Dunier

Poétesse, née le 28 novem­bre 1949 en Arles. A vécu douze ans dans le petit vil­lage de Cronce en Haute-Loire. Vit main­tenant à côté de Clermont-Ferrand.
Elle a exer­cé la pro­fes­sion de psy­cho­logue dans un hôpi­tal psy­chi­a­trique et a ani­mé pen­dant onze ans un ate­lier d’écri­t­ure et de lec­ture poé­tiques. Crée des spec­ta­cles poésie-musique.

BIBLIOGRAPHIE :

A pub­lié une trentaine de livres dont Ini­tiales (Voix d’encre, Prix Artaud 2000), Creuse­ment de Cronce et Des Ailes (Voix d’encre), Éphéméride et Mille grues de papi­er (Flam­mar­i­on), Où qu’on va après ? (Cadex), Pluie et neige sur Cronce, Mir­a­cle et Ton nom c’était Marie-Joséphine, mais on t’appelait Suzon (Les Lieux dits), C’est où Poezi ? et Fer­rovi­aires (Hen­ry). Le plus récent : Cathé­drale (Petra, col­lec­tion Pier­res écrites/L’oiseau des runes, juin 2019.

SITE : chantal.dupuy-dunier.fr

 

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.

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