Nous célébrons cette année les vingt ans de la mort de Charles Bukows­ki. Nom­bre de ses livres majeurs réap­pa­rais­sent pour l’oc­ca­sion sur les tables des librairies. Mémoire d’un vieux dégueu­lasse, par exem­ple. Ain­si que des ouvrages sur son rap­port à la Beat Gen­er­a­tion, dont lui-même ne se récla­mait pas. Mais comme il entrete­nait des rela­tions avec Neal Cas­sady, Jack Ker­ouac ou William S. Bur­roughs, son appar­te­nance à ce mou­ve­ment lit­téraire est qua­si automa­tique dans l’in­con­scient collectif.

Bukows­ki s’est ren­du célèbre par ses livres de nou­velles aux titres provo­ca­teurs : Sou­venirs d’un pas grand chose, Con­tes de la folie ordi­naire, puis par son roman, Women, racon­tant son rap­port aux femmes et à l’al­cool. Mieux vaut avoir lu Women avant d’avoir atteint les rivages de la quar­an­taine. La réal­ité de la vie, sinon, devient plus dif­fi­cile à accepter quand on le lit après cet âge. C’est ce Bukosw­ki là que nous lisions à vingt ans, lui qui avait fait un pas­sage remar­qué en Europe à la fin des années 70, et notam­ment en France lorsqu’il par­tic­i­pa à l’émis­sion phare con­sacrée à la lit­téra­ture, qu’an­i­mait Bernard Piv­ot : Apos­tro­phes. Bukows­ki avait exigé qu’il y ait de l’al­cool sur le plateau. L’écrivain améri­cain descen­dit au goulot trois bouteilles de vin blanc, en direct. Il finit par tenir des pro­pos inco­hérents, par insul­ter les autres auteurs présents sur le plateau, puis il ten­ta de pass­er des mains, en direct, à Cather­ine Sauvage invitée elle-aus­si. Puis il quit­ta le plateau. Pas­sage toni­tru­ant. La France assis­tait, au sein d’une émis­sion culte, d’une émis­sion cul­turelle et intel­lectuelle, d’une émis­sion dans laque­lle il fal­lait faire bonne fig­ure, à un moment sym­bol­ique inouï : l’ex­pres­sion de la dés­in­hi­bi­tion totale. Ah bon ? On pou­vait faire cela à la télévi­sion ? On pou­vait se présen­ter habil­lé d’ivresse, et s’al­coolisant aux yeux mêmes des téléspec­ta­teurs, et faire du ren­tre dedans aux femmes avec un sans gène absolu ? Bigre ! Cela don­na des leçons à la bonne édu­ca­tion, et beau­coup en prirent acte. Cela devint par la suite du spec­ta­cle, lorsque cette scène n’é­tait en réal­ité pour Bukosw­ki qu’un moment habituel de sa vie.

Il n’y avait pas de jeu, pas de sur jeu, dans son atti­tude à Apos­tro­phes. Il était bour­ré, il draguait, il se fai­sait malmen­er par les Cavan­na et autres invités, alors il se tira. Comme il l’au­rait fait dans sa vie de tous les jours. Il était comme ça. Filmé ou pas.

Naturelle­ment, sa notoriété en France décol­la à par­tir de son pas­sage télévi­suel. Qu’est-ce que ce type hors norme pou­vait bien avoir à nous dire ? Il avait allumé le désir de la sul­fure chez les téléspec­ta­teurs encalminés par la poli­tique grison­nante gis­car­di­enne. La France, dix ans avant, venait de faire sa petite révo­lu­tion. Mais face à Bukows­ki, elle parais­sait encore jouer dans la cour de récréa­tion. Elle avait la grise mine du très tech­nocrate prési­dent de la République, qui, méthodique­ment, trans­for­mait les struc­tures d’E­tat, les écoles, l’en­seigne­ment, la bureau­cratie, bref le pays entier, afin qu’il ressem­ble à une mécanique bien huilée, sans vie, sans sen­ti­ment, sans pen­sée, obéis­sant à des normes et à des inter­dits. La sit­u­a­tion n’a d’ailleurs fait que s’ag­graver depuis. La France était coincée. Et les français avec. Bukows­ki venait de débrid­er l’e­sprit bour­geois par son authenticité.

Voilà par quelles manières Bukows­ki péné­tra chez nous.

Ce qui ne se vit pas, à l’époque, c’est la dimen­sion poé­tique de Charles Bukows­ki. On le con­nais­sait pour ses nou­velles et ses romans. Mais lui-même se présen­tait comme un poète. En trente ans, il pub­lia 40 livres de poésie. D’ailleurs, son alter-ego lit­téraire, Hen­ry Chi­nas­ki, passe son temps à écrire des poèmes sous l’in­flu­ence de l’al­cool et de la vie, omniprésente.

A titre per­son­nel, je con­sid­ère que Bukosw­ki est un poète fon­da­men­tal extra­or­di­naire. Cela en fera rire plus d’un, cer­taine­ment. Com­ment plac­er Bukows­ki sur le même pied que les poètes émi­nents, les La Tour du Pin, Juar­roz, Michaux, Char, Celan, Saint John Perse, qui font par­tie de mes émer­veille­ments moteurs, sans per­dre toute crédi­bil­ité ? Je le place sur le même pied que tous les poètes que j’aime. Juste­ment parce qu’il a emprun­té une voie poé­tique délais­sée par les autres poètes. Et parce qu’à tra­vers la rhé­torique qu’il met en place, faite de l’u­til­i­sa­tion d’une gram­maire du lan­gage par­lé, de mots sim­ples, de l’u­til­i­sa­tion de la vie mod­erne de tous les jours, il a réus­si le tour de force de faire pass­er la vie. Lorsqu’on lit les poèmes de Bukows­ki, on se dit que c’est facile, très facile. Que tout le monde peut le faire. Sans doute, oui, tout le monde croit pou­voir le faire. Comme Céline à qui l’on reprochait la facil­ité de sa verve lit­téraire, on don­nera le même con­seil qu’il prodigua alors : “Essayez”. Effec­tive­ment, dans son appar­ente facil­ité, sa poésie demeure acces­si­ble. A la lec­ture. Pour tout le monde. Mais si l’on s’es­saye à ce type de poésie, mille prob­lèmes vont alors se pos­er et sur­gir. La flu­id­ité atteinte par Bukows­ki n’est pas don­née à tout le monde. Il avait le don de s’ap­puy­er sur le monde de son temps, cette Amérique pro­gres­siste et mod­erne, aux mœurs libérés, phago­cytée par la toute puis­sance médi­a­tique, pour couler la vie dans cha­cun de ses vers. Ça parait facile. Ça paraît évi­dent. Mais si cette facil­ité et cette évi­dence crèvent le poème, c’est parce que Bukows­ki savait choisir l’im­age, la sit­u­a­tion, le point d’in­térêt qui allait faire pass­er la vie libre dans son poème. En cela, Bukows­ki incar­ne l’an­tipode de ce que nous recon­nais­sons en France, où l’in­tel­lec­tu­al­isme et le grand style sont des qui­tus d’au­torité. Il a fait pass­er la vie dans ses poèmes. Et tout le monde n’est pas capa­ble d’en faire autant.

Bien sûr, Bukows­ki va choisir un univers pro­pre, celui de la mis­ère humaine, du trag­ique de la con­di­tion humaine. Et l’on criera au scan­dale en dis­ant que ce n’est pas de la poésie. Il marie la lucid­ité au besoin de se sen­tir vivant dans la mélasse que nous pro­pose le monde occi­den­tal­isé. Résul­tat : ça fonc­tionne. Ça marche. D’ailleurs, Lucien Suel l’avait sans doute bien vu avant tout le monde, en choi­sis­sant de le pub­li­er dans la revue qu’il dirigeait à cette époque The Star Screwer.

A l’oc­ca­sion de l’an­niver­saire de sa dis­pari­tion, une antholo­gie de ses for­mi­da­bles poèmes est disponible aux édi­tions du Seuil. Nous ne pou­vons que vous engager à lire ce grand, cet immense poète des profondeurs.

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.